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Culture et maternité dans Maupassant

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BTS 1

2 Nouvelles
autour de la notion de

« Culture »
Aux champs, de Guy de Maupassant, 1883
À Octave Mirbeau.
Les deux chaumières étaient côte à côte, au pied d’une colline, proches d’une
petite ville de bains. Les deux paysans besognaient dur sur la terre inféconde
pour élever tous leurs petits. Chaque ménage en avait quatre. Devant les deux
portes voisines, toute la marmaille grouillait du matin au soir. Les deux aînés
avaient six ans et les deux cadets quinze mois environ ; les mariages, et,
ensuite, les naissances, s’étaient produites à peu près simultanément dans
l’une et l’autre maison.
Les deux mères distinguaient à peine leurs produits dans le tas ; et les deux
pères confondaient tout à fait. Les huit noms dansaient dans leur tête, se
mêlaient sans cesse ; et, quand il fallait en appeler un, les hommes souvent en
criaient trois avant d’arriver au véritable.
La première des deux demeures, en venant de la station d’eaux de Rolleport,
était occupée par les Tuvache, qui avaient trois filles et un garçon ; l’autre
masure abritait les Vallin, qui avaient une fille et trois garçons.
Tout cela vivait péniblement de soupe, de pommes de terre et de grand air. À
sept heures, le matin, puis à midi, puis à six heures, le soir, les ménagères
réunissaient leurs mioches pour donner la pâtée, comme des gardeurs d’oies
assemblent leurs bêtes. Les enfants étaient assis, par rang d’âge, devant la
table en bois, vernie par cinquante ans d’usage. Le dernier moutard avait à
peine la bouche au niveau de la planche. On posait devant eux l’assiette
creuse pleine de pain molli dans l’eau où avaient cuit les pommes de terre, un
demi-chou et trois oignons ; et toute la ligne mangeait jusqu’à plus faim. La
mère empâtait elle-même le petit. Un peu de viande au pot-au-feu, le
dimanche, était une fête pour tous ; et le père, ce jour-là, s’attardait au repas
en répétant : « Je m’y ferais bien tous les jours. »
Par un après-midi du mois d’août, une légère voiture s’arrêta brusquement
devant les deux chaumières, et une jeune femme, qui conduisait elle-même,
dit au monsieur assis à côté d’elle :
— Oh ! regarde, Henri, ce tas d’enfants ! Sont-ils jolis, comme ça, à grouiller
dans la poussière !
L’homme ne répondit rien, accoutumé à ces admirations qui étaient une
douleur et presque un reproche pour lui.
La jeune femme reprit :
— Il faut que je les embrasse ! Oh ! comme je voudrais en avoir un, celui-là, le
tout petit.
Et, sautant de la voiture, elle courut aux enfants, prit un des deux derniers,
celui des Tuvache, et, l’enlevant dans ses bras, elle le baisa passionnément sur
ses joues sales, sur ses cheveux blonds frisés et pommadés de terre, sur ses
menottes qu’il agitait pour se débarrasser des caresses ennuyeuses.
Puis elle remonta dans sa voiture et partit au grand trot. Mais elle revint la
semaine suivante, s’assit elle-même par terre, prit le moutard dans ses bras, le
bourra de gâteaux, donna des bonbons à tous les autres ; et joua avec eux
comme une gamine, tandis que son mari attendait patiemment dans sa frêle
voiture.
Elle revint encore, fit connaissance avec les parents, reparut tous les jours, les
poches pleines de friandises et de sous.
Elle s’appelait Mme Henri d’Hubières.
Un matin, en arrivant, son mari descendit avec elle ; et, sans s’arrêter aux
mioches, qui la connaissaient bien maintenant, elle pénétra dans la demeure
des paysans.
Ils étaient là, en train de fendre du bois pour la soupe ; ils se redressèrent tout
surpris, donnèrent des chaises et attendirent. Alors la jeune femme, d’une voix
entrecoupée, tremblante, commença :
— Mes braves gens, je viens vous trouver parce que je voudrais bien... je
voudrais bien emmener avec moi votre... votre petit garçon...
Les campagnards, stupéfaits et sans idée, ne répondirent pas.
Elle reprit haleine et continua.
— Nous n’avons pas d’enfants ; nous sommes seuls, mon mari et moi... Nous le
garderions... voulez-vous ?
La paysanne commençait à comprendre. Elle demanda :
— Vous voulez nous prend’e Charlot ? Ah ben non, pour sûr.
Alors M. d’Hubières intervint :
— Ma femme s’est mal expliquée. Nous voulons l’adopter, mais il reviendra
vous voir. S’il tourne bien, comme tout porte à le croire, il sera notre héritier.
Si nous avions, par hasard, des enfants, il partagerait également avec eux.
Mais s’il ne répondait pas à nos soins, nous lui donnerions, à sa majorité, une
somme de vingt mille francs, qui sera immédiatement déposée en son nom
chez un notaire. Et, comme on a aussi pensé à vous, on vous servira jusqu’à
votre mort une rente de cent francs par mois. Avez-vous bien compris ?
La fermière s’était levée, toute furieuse.
— Vous voulez que j’vous vendions Charlot ? Ah ! mais non ; c’est pas des
choses qu’on d’mande à une mère, ça ! Ah ! mais non ! Ce s’rait abomination.
L’homme ne disait rien, grave et réfléchi ; mais il approuvait sa femme d’un
mouvement continu de la tête.
Mme d’Hubières, éperdue, se mit à pleurer, et, se tournant vers son mari, avec
une voix pleine de sanglots, une voix d’enfant dont tous les désirs ordinaires
sont satisfaits, elle balbutia :
— Ils ne veulent pas, Henri, ils ne veulent pas !
Alors ils firent une dernière tentative.
— Mais, mes amis, songez à l’avenir de votre enfant, à son bonheur, à...
La paysanne, exaspérée, lui coupa la parole :
— C’est tout vu, c’est tout entendu, c’est tout réfléchi... Allez-vous-en, et pi,
que j’vous revoie point par ici. C’est-i permis d’vouloir prendre un éfant
comme ça !
Alors, Mme d’Hubières, en sortant, s’avisa qu’ils étaient deux tout petits, et
elle demanda à travers ses larmes, avec une ténacité de femme volontaire et
gâtée, qui ne veut jamais attendre :
— Mais l’autre petit n’est pas à vous ?
Le père Tuvache répondit :
— Non, c’est aux voisins ; vous pouvez y aller, si vous voulez.
Et il rentra dans sa maison, où retentissait la voix indignée de sa femme.
Les Vallin étaient à table, en train de manger avec lenteur des tranches de
pain qu’ils frottaient parcimonieusement avec un peu de beurre piqué au
couteau, dans une assiette entre eux deux.
M. d’Hubières recommença ses propositions, mais avec plus d’insinuations, de
précautions oratoires, d’astuce.
Les deux ruraux hochaient la tête en signe de refus ; mais quand ils apprirent
qu’ils auraient cent francs par mois, ils se considérèrent, se consultant de
l’œil, très ébranlés.
Ils gardèrent longtemps le silence, torturés, hésitants. La femme enfin
demanda :
— Qué qu’t’en dis, l’homme ?
Il prononça d’un ton sentencieux :
— J’dis qu’c’est point méprisable.
Alors Mme d’Hubières, qui tremblait d’angoisse, leur parla de l’avenir du
petit, de son bonheur, et de tout l’argent qu’il pourrait leur donner plus tard.
Le paysan demanda :
— C’te rente de douze cents francs, ce s’ra promis d’vant l’notaire ?
M. d’Hubières répondit :
— Mais certainement, dès demain.
La fermière, qui méditait, reprit :
— Cent francs par mois, c’est point suffisant pour nous priver du p’tit ; ça
travaillera dans quéqu’z’ans c’t’éfant ; i nous faut cent vingt francs.
Mme d’Hubières, trépignant d’impatience, les accorda tout de suite ; et,
comme elle voulait enlever l’enfant, elle donna cent francs en cadeau pendant
que son mari faisait un écrit. Le maire et un voisin, appelés aussitôt, servirent
de témoins complaisants.
Et la jeune femme, radieuse, emporta le marmot hurlant, comme on emporte
un bibelot désiré d’un magasin.
Les Tuvache, sur leur porte, le regardaient partir, muets, sévères, regrettant
peut-être leur refus.
On n’entendit plus du tout parler du petit Jean Vallin. Les parents, chaque
mois, allaient toucher leurs cent vingt francs chez le notaire ; et ils étaient
fâchés avec leurs voisins parce que la mère Tuvache les agonisait
d’ignominies, répétant sans cesse de porte en porte qu’il fallait être dénaturé
pour vendre son enfant, que c’était une horreur, une saleté, une corromperie.
Et parfois elle prenait en ses bras son Charlot avec ostentation, lui criant,
comme s’il eût compris :
— J’t’ai pas vendu, mé, j’t’ai pas vendu, mon p’tiot. J’vends pas m’s éfants, mé.
J’sieus pas riche, mais vends pas m’s éfants.
Et, pendant des années et encore des années, ce fut ainsi chaque jour ;
chaque jour des allusions grossières qui étaient vociférées devant la porte, de
façon à entrer dans la maison voisine. La mère Tuvache avait fini par se croire
supérieure à toute la contrée parce qu’elle n’avait pas vendu Charlot. Et ceux
qui parlaient d’elle disaient :
— J’sais ben que c’était engageant, c’est égal, elle s’a conduite comme une
bonne mère.
On la citait ; et Charlot, qui prenait dix-huit ans, élevé dans cette idée qu’on
lui répétait sans répit, se jugeait lui-même supérieur à ses camarades, parce
qu’on ne l’avait pas vendu.

Les Vallin vivotaient à leur aise, grâce à la pension. La fureur inapaisable des
Tuvache, restés misérables, venait de là.
Leur fils aîné partit au service. Le second mourut ; Charlot resta seul à peiner
avec le vieux père pour nourrir la mère et deux autres sœurs cadettes qu’il
avait.
Il prenait vingt et un ans, quand, un matin, une brillante voiture s’arrêta
devant les deux chaumières. Un jeune monsieur, avec une chaîne de montre
en or, descendit, donnant la main à une vieille dame en cheveux blancs. La
vieille dame lui dit :
— C’est là, mon enfant, à la seconde maison.
Et il entra comme chez lui dans la masure des Vallin.
La vieille mère lavait ses tabliers ; le père, infirme, sommeillait près de l’âtre.
Tous deux levèrent la tête, et le jeune homme dit :
— Bonjour, papa ; bonjour, maman.
Ils se dressèrent, effarés. La paysanne laissa tomber d’émoi son savon dans
son eau et balbutia :
— C’est-i té, m’n éfant ? C’est-i té, m’n éfant ?
Il la prit dans ses bras et l’embrassa, en répétant : « Bonjour, maman. » Tandis
que le vieux, tout tremblant, disait, de son ton calme qu’il ne perdait jamais :
« Te v’là-t’il revenu, Jean ? » Comme s’il l’avait vu un mois auparavant.
Et, quand ils se furent reconnus, les parents voulurent tout de suite sortir le
fieu dans le pays pour le montrer. On le conduisit chez le maire, chez l’adjoint,
chez le curé, chez l’instituteur.
Charlot, debout sur le seuil de sa chaumière, le regardait passer.
Le soir, au souper, il dit aux vieux :
— Faut-il qu’vous ayez été sots pour laisser prendre le p’tit aux Vallin !
Sa mère répondit obstinément :
— J’voulions point vendre not’ éfant !
Le père ne disait rien.
Le fils reprit :
— C’est-il pas malheureux d’être sacrifié comme ça !
Alors le père Tuvache articula d’un ton coléreux :
— Vas-tu pas nous r’procher d’ t’avoir gardé ?
Et le jeune homme, brutalement :
— Oui, j’vous le r’proche, que vous n’êtes que des niants. Des parents comme
vous, ça fait l’malheur des éfants. Qu’vous mériteriez que j’vous quitte.
La bonne femme pleurait dans son assiette. Elle gémit tout en avalant des
cuillerées de soupe dont elle répandait la moitié :
— Tuez-vous donc pour élever d’s éfants !
Alors le gars, rudement :
— J’aimerais mieux n’être point né que d’être c’que j’suis. Quand j’ai vu
l’autre, tantôt, mon sang n’a fait qu’un tour. Je m’suis dit : « V’là c’que j’serais
maintenant ! »
Il se leva.
— Tenez, j’sens bien que je ferai mieux de n’pas rester ici, parce que j’vous le
reprocherais du matin au soir, et que j’vous ferais une vie d’misère. Ça, voyez-
vous, j’vous l’pardonnerai jamais !
Les deux vieux se taisaient, atterrés, larmoyants.
Il reprit :
— Non, c’t’idée-là, ce serait trop dur. J’aime mieux m’en aller chercher ma vie
aut’part !
Il ouvrit la porte. Un bruit de voix entra. Les Vallin festoyaient avec l’enfant
revenu.
Alors Charlot tapa du pied et, se tournant vers ses parents, cria :
— Manants, va !
Et il disparut dans la nuit.
31 octobre 1882
Utopie d’un homme qui est fatigué, 1974
BORGES
traduit de l'espagnol « Utopía de un hombre que está cansado »

Il l’appela Utopie, mot grec qui veut dire un tel lieu n’existe pas.

Quevedo.

Il n’y a pas deux collines identiques mais partout sur la terre la plaine est la même. Et je marchais
par un chemin de plaine. Je me demandai, sans y attacher trop d’importance, si j’étais dans
l’Oklahoma ou au Texas, ou bien dans la région qu’en littérature on appelle la pampa. Pas plus à
droite qu’à gauche je ne vis la moindre clôture. Une fois de plus je répétai lentement ces vers
d’Emilio Oribe :

Au milieu de l’interminable plaine panique Là-bas près du Brésil,

qui vont croissant et s’amplifiant. Le chemin était défoncé. La pluie se mit à tomber. A quelque
deux ou trois cents mètres j’aperçus la lumière d’une habitation. C’était une maison basse et
rectangulaire, entourée d’arbres. L’homme qui m’ouvrit la porte était si grand qu’il me fit presque
peur. Il était vêtu de gris. J’eus l’impression qu’il attendait quelqu’un. Il n’y avait pas de serrure à
la porte. Nous entrâmes dans une vaste pièce aux murs de bois. Du plafond pendait une lampe qui
répandait une lumière jaunâtre. La table avait je ne sais quoi de surprenant. Il y avait sur cette table
une horloge à eau, comme je n’en avais jamais vu que sur quelque gravure ancienne. L’homme me
désigna une des chaises.

J’essayai de lui parler en diverses langues mais nous ne nous comprîmes pas. Quand il prit la
parole, c’est en latin qu’il s’exprima. Je rassemblai mes lointains souvenirs de lycée et je me
préparai pour le dialogue.
– Je vois à ton vêtement, me dit-il, que tu viens d’un autre siècle. La diversité des langues
favorisait la diversité des peuples et aussi des guerres ; le monde est revenu au latin. D’aucuns
craignent que le latin ne dégénère de nouveau en français, en limousin ou en petit nègre, mais le
risque n’est pas immédiat. Quoi qu’il en soit, ni ce qui a été ni ce qui sera ne m’intéresse.

Je ne répliquai rien et il ajouta :

– S’il ne t’est pas désagréable de regarder manger quelqu’un d’autre, veux-tu me tenir
compagnie ?

Je compris qu’il remarquait mon trouble et j’acceptai son offre. Nous enfilâmes un couloir sur
lequel donnaient des portes de part et d’autre et qui menait à une petite cuisine où tout était en
métal. Nous revînmes en portant le dîner sur un plateau : des bols pleins de flocons de maïs, une
grappe de raisin, un fruit inconnu dont la saveur me rappela celle de la figue, et une grande carafe
d’eau. Je crois qu’il n’y avait pas de pain. Les traits de mon hôte étaient Gns et il avait quelque
chose d’étrange dans le regard.

Je n’oublierai pas ce visage sévère et pâle que je ne devais plus revoir. Il ne faisait aucun geste en
parlant. L’obligation de parler latin n'était pas sans me gêner, mais je parvins néanmoins à lui dire :

– Tu n’es pas surpris par ma soudaine apparition ?

– Non, me répondit-il, nous recevons ce genre de visite de siècle en siède. Elles ne durent pas
longtemps ; demain au plus tard tu seras rentré chez toi.

L’assurance de sa voix me surprit. Je jugeai prudent de me présenter :

– Je m’appelle Eudoro Acevedo. Je suia né en 1897, dans la ville de Buenos Aires. J’ai plus de
soixante-dix ans, Je suis professeur de littérature anglaise et américaine, et j’ai écrit des contes
fantastiques.

– Je me souviens d’avoir lu sans ennui, me répondit-il, deux contes fantastiques. Les Voyages du
Capitaine Lemuel Gulliver, que beaucoup de gens tiennent pour véridiques, et la Somme
théologique. Mais ne parlons pas de faits précis. Personne maintenant ne s’intéresse aux faits. Ce
ne sont que de simples points de départ pour l’invention et le travail de l’esprit. Dans nos écoles on
nous enseigne le doute et l’art d’oublier. Avant tout l’oubli de ce qui est personnel et localisé. Nous
vivons dans le temps, qui est succession, mais nous essayons de vivre sub specie aetenitatis. Du
passé il nous reste quelques noms que le langage tend à oublier. Nous éludons les précisions
inutiles. Plus de chronologie ni d’histoire. Il n’y a plus non plus de statistiques. Tu m’as dit que tu
t’appelais Eudoro ; moi je ne puis te dire comment je m’appelle, car on me nomme simplement
quelqu’un.

– Mais comment s’appelait ton père

– Il n’avait pas de nom.

Sur l’un des murs je vis une étagère. J’ouvris un livre au hasard ; les caractères, calligraphiés à la
main, étaient nets et indéchiffrables. Leur tracé anguleux me rappela l’alphabet runique, lequel
cependant ne fut jamais utilisé que pour la composition d’épigraphes. Je me dis que les

hommes du futur étaient non seulement d’une taille plus élevée que la nôtre, mais aussi plus
adroits. Instinctivement, je regardai les longs doigts effilés de l’homme. Celui-ci me dit :

– Maintenant je vais te montrer une chose que tu n’as encore jamais vue. Il me tendit avec
précaution un exemplaire de l’Utopie de More, imprimé à Bâle en 1518 et où manquaient des
feuillets et des gravures. Non sans fatuité je répliquai :

– C’est un livre imprimé. Chez moi, j’en ai plus de deux mille, mais évidemment moins anciens et
moins précieux que celui-ci. Je lus le titre à haute voix. L’autre se mit à rire.

– Personne ne peut lire deux mille livres.

Depuis quatre siècles que je vis je n’ai pas dû en lire plus d’une demi-douzaine. D’ailleurs ce qui
importe ce n’est pas de lire mais de relire. L’imprimerie, maintenant abolie, a été l’un des pires
fléaux de l’humanité, car elle a tendu à multiplier jusqu’au vertige des textes inutiles.

– De mon temps à moi, hier encore, répondis-je, triomphait la superstition que du jour au
lendemain il se passait des événements qu’on aurait eu honte d’ignorer. La planète était peuplée de
spectres collectifs : le Canada, le Brésil, le Congo suisse et le Marché commun. Personne ou
presque ne connaissait l’histoire préalable de ces entités platoniques, mais on n’ignorait rien par
contre du dernier congrès de pédagogues, de l’imminente rupture des relations entre présidents et
des messages qu’ils s’adressaient, rédigés par le secrétaire du secrétaire avec cette prudente
imprécision qui caractérisait les documents de ce genre.

On lisait tout cela pour l’oublier aussitôt, effacé quelques heures après par d’autres banalités. De
toutes les fonctions exercées dans le monde, celle de l’homme politique était sans aucun doute la
plus en vue. Un ambassadeur ou un ministre était une espèce d’invalide qu’on était obligé de
transporter d’un endroit à un autre dans de longs et bruyants véhicules, entourés de motocyclistes
et de gardes du corps, guetté par d’anxieux photographes. On dirait qu’on leur a coupé les pieds,
avait coutume de dire ma mère. Les images et le texte imprimé avaient plus de réalité que les
choses elles-mêmes. Seul ce qui était publié était vrai. Esse est percipi (on n’existe que si on est
photographié), c’était là le début, le centre et la fin de notre singulière conception du monde. Dans
ce qui fut mon passé, les gens étaient nais ; ils croyaient qu’une marchandise était bonne parce que
son propre fabricant l’affirmait et le répétait. Le vol aussi était une chose fréquente, bien que
personne n’ignorât que le fait de posséder de l’argent ne procure pas plus de bonheur ni plus de
quiétude.

– L’argent ? reprit-il. Personne ne souffre plus maintenant de la pauvreté, ce qui a dû être


insupportable, ni de la richesse, ce qui aura été sans doute la forme la plus gênante de la vulgarité.
Chacun exerce une fonction.

– Comme les rabbins, lui dis-je.

Il n’eut pas l’air de comprendre et poursuivit :

– Il n’y a pas non plus de villes. A en juger par les ruines de Bahia Blanca, que j’ai eu la curiosité
de visiter, nous n’avons pas perdu grand-chose. Comme il n’y a plus de possessions, il n’y a plus
d’héritages. Quand, vers cent ans, l’homme a mûri, il est prêt à se faire face à lui-même, à affronter
sa solitude. Il a engendré un fils.

– Un seul fils ? demandai-je.

– Oui. Un seul. Il ne convient pas de développer le genre humain. Certains pensent que c’est un
organe de la divinité qui lui permet de prendre conscience de l’univers, mais personne ne sait de
façon sûre si une telle divinité existe. Je crois qu’on en est venu maintenant à discuter des
avantages et des inconvénients d’un suicide progressif ou simultané de tous les habitants de la
planète. Mais revenons à nos moutons. J’acquiesçai.

– A cent ans, l’être humain peut se passer de l’amour et de l’amitié. Les maux et la mort
involontaire ne sont plus une menace pour lui. Il pratique un art quelconque, il s’adonne à la
philosophie, aux mathématiques ou bien il joue aux échecs, solitairement. Quand il le veut, il se
tue. Maître de sa vie, l’homme l’est aussi de sa mort.

– Il s’agit d’une citation ? lui demandai-je.

– Certainement. Il ne nous reste plus que des citations. La langage est un ensemble de citations.

– Et la grande aventure de mon époque, les vols spatiaux ? lui demandai-je.

– Il y a des sièdes que nous avons renoncé à ces transferts, qui furent certes admirables. Nous
n’avons jamais pu nous évader d’un ici et d’un maintenant. Et avec un sourire il ajouta :

– D’ailleurs, tout voyage est spatial. Aller d’une planète à une autre c’est comme d’aller d’ici à la
grange d’en face. Quand vous êtes entré dans cette pièce j’étais en train de faire un voyage spatial.

– Parfaitement, répliquai-je. On parlait aussi de substances chimiques et d’espèces zoologiques.

L’homme maintenant me tournait le dos et regardait à travers la vitre. Au-dehors, la plaine était
blanche de neige silencieuse et de lune.

Je me risquai à demander :

– Y a-t-il encore des musées et des bibliothèques ?

– Non. Nous voulons oublier le passé, sauf quand il s’agit de composer des élégies. Il n’y a ni
commémorations ni centenaires ni statues d’hommes morts. Chacun doit élaborer pour son compte
les sciences et les arts dont il a besoin.

– Dans ce cas, chacun doit être son propre Bernard Shaw, son propre Jésus-Christ, son propre
Archimède. Il approuva de la tête.

– Que sont devenus les gouvernements ? demandai-je.

– La tradition veut qu’ils soient tombés petit à petit en désuétude. Ils procédaient à des élections,
ils déclaraient des guerres, ils établissaient des impôts, ils confisquaient des fortunes, ils
ordonnaient des arrestations et prétendaient imposer la censure mais personne au monde ne s’en
souciait. La presse cessa de publier leurs discours et leurs photographies.

Les hommes politiques durent se mettre à exercer des métiers honnêtes ; certains devinrent de bons
comédiens ou de bons guérisseurs.

La réalité aura été sans doute plus complexe que le résumé que j’en donne. Il continua, sur un autre
ton :

– J’ai construit cette maison, qui est pareille à toutes les autres. J’ai fabriqué ces meubles et ces
ustensiles. J’ai travaillé la terre que d’autres, dont j’ignore le visage, travaillent peut-être mieux
que moi. J’ai plusieurs choses à te montrer. Je le suivis dans une pièce voisine. Il alluma une lampe
qui elle aussi pendait du plafond, Dans un coin, j’aperçus une harpe qui n’avait que quelques
cordes. Au mur étaient accrochées des toiles rectangulaires dans lesquelles dominaient les tons
jaunes. Elles semblaient ne pas être toutes de la même main.

– G’est mon ceuvre, déclara-t-il.

J’examinai les toiles et je m’arrêtai devant la plus petite, qui représentait ou suggérait un coucher
de soleil et qui avait en elle quelque

chose d’infini.

– Si elle te plaît tu peux l’emporter, en souvenir d’un ami futur, me dit-il de sa voix calme.

J’acceptai avec reconnaissance cette toile, mais d’autres me donnèrent une impression de malaise.
Je ne dirai pas qu’elles avaient été laissées entièrement en blanc, mais presque.

– Elles sont peintes avec des couleurs que tes yeux anciens ne peuvent voir.

Ses mains pincèrent délicatement les cordes de la harpe et je ne perçus qu’à peine un vague son.
C’est alors qu’on entendit frapper. Une grande femme et trois ou quatre hommes entrèrent dans la
maison. On aurait dit qu’ils étaient frères ou que le temps avait fini par les faire se ressembler.
Mon hôte parla d’abord avec la femme.

– Je savais que tu ne manquerais pas de venir ce soir. As-tu vu Nils ?

– De temps à autre. Il continue toujours à peindre.

– Souhaitons qu’il réussisse mieux que sonpère.

Manuscrits, tableaux, meubles, ustensiles : nous ne laissâmes rien dans la maison. La femme
travailla autant que les hommes, j’eus honte de mes faibles moyens qui ne me permettaient pas de
les aider vraiment. Personne ne ferma la porte et nous partîmes, chargés de tous ces objets. Je
remarquai que le toit était à double pente. Après un quart d’heure de marche, nous prîmes à
gauche. J’aperçus au loin une sorte de tour, surmontée d’une coupole.

– C’est le crématoire, dit quelqu’un. A l’intérieur se trouve la chambre de mort. On dit qu’elle a été
inventée par un philanthrope qui s’appelait, je crois, Adolf Hitler. Le gardien, dont la stature ne me
surprit pas, nous ouvrit la grille. Mon hôte murmura quelques paroles. Avant d’entrer dans
l’édifice, il nous fit un geste d’adieu.

– Il va encore neiger, annonça la femme.

Dans mon bureau de la rue Mexico je conserve la toile que quelqu’un peindra, dans des milliers
d’années, avec des matériaux aujourd’hui épars sur la planète.

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