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Un coeur dans le désert
Un coeur dans le désert
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Livre électronique329 pages4 heures

Un coeur dans le désert

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À propos de ce livre électronique

Malgré sa soif d'immensité et de solitude dont il jouit au sein du désert, il n'aura fallu qu'un seul regard pour que son coeur d'homme solitaire s'enflamme. Le désert l'avait-il doucement préparé à cette rencontre? Mystère de la vie, la magie opérera et le coeur de ce rude caravanier s'ouvrira à l'amour. En oubliera-t-il pour autant les racines qu'il a plantées dans les dunes de sable?
LangueFrançais
ÉditeurBooks on Demand
Date de sortie4 nov. 2019
ISBN9782322193349
Un coeur dans le désert
Auteur

Colette Becuzzi

Poétesse dans sa jeunesse, après avoir tardivement repris des études littéraires, Colette Becuzzi est revenue à l'écriture. L'art étant son domaine de prédilection, elle s'est aussi adonnée à la peinture. Elle a notamment publié des romans, des histoires pour enfants et des contes qu'elle a elle-même illustrés. Son dernier roman, De tout et de rien, raconte la vie quotidienne de madame tout le monde.

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    Aperçu du livre

    Un coeur dans le désert - Colette Becuzzi

    1. La rencontre

    « L’amour, c’est le regard d’où naît

    le mal d’aimer. »

    Ibn Zamrak (1333-1393)²

    Balancé par le pas cadencé de son chameau, il scrute intensément l’horizon. Son regard perçant saura découvrir le moindre signe de danger. Il parcourt ce désert depuis si longtemps qu’il sait entendre sa respiration, ses silences. C’est un grand cœur qui bat à l’unisson du sien. Il aime perdre son regard dans ces dunes infinies lorsqu’il parvient au sommet de l’une d’elle. Tout ce vide, toute cette immensité ne sont que le reflet de son être intérieur. Car sous cette apparente vacuité se cache la vie la plus bouillonnante qui soit, aussi bien au fond de lui que parmi ces monticules de sable vierge. Comme une plante peut naître en quelques secondes, des sentiments ont germé en lui qui l’ont parfois surpris par leur soudaineté et leur intensité. Il sait au fond de lui que l’homme et la nature ne font qu’un et que c’est grâce à cette nature sauvage que jour après jour, il a acquis sa puissance. Non pas au niveau matériel, mais bien plutôt au niveau de sa personnalité. Il lui suffit d’un regard pour que son interlocuteur se sente pris au piège de cette puissance.

    Son physique, visage rude tanné par le soleil et encadré d’un chèche noir, nez fin et rectiligne, yeux noirs perçants lui confèrent une certaine austérité qui accroît encore le sentiment d’estime et de déférence que lui témoignent instinctivement les personnes qui traitent avec lui. C’est un caravanier respecté et craint de tous car il a établi sa réputation sur son intransigeance dans le traitement de ses affaires, ce qui lui a valu le surnom de « Noureddine l’inflexible », et une certaine honnêteté, surtout en ce qui concerne la provenance de ce qu’il propose.

    Ainsi il peut vendre plus cher ses marchandises sans que les acheteurs y voient un inconvénient. Ils savent qu’ils ne sont pas trompés sur la qualité. Il est issu d’un milieu simple, mais son intelligence et son habileté à commercer des objets ou des matières nouvelles lui ont permis de devenir ce qu’il est aujourd’hui.

    Bercé par le mouvement régulier de sa monture et malgré son air tranquille, il demeure aux aguets. Il goûte intensément ces instants de calme pendant lesquels il se retourne sur son passé et se souvient des moments inoubliables qu’il a vécus avec celle qui le hante encore, le jour comme la nuit.

    Ses souvenirs encore vifs lui rappellent une expédition semblable à celle qu’il vient d’entreprendre. Un très long parcours qui lui fait traverser des kilomètres de contrées désertiques. Un voyage comme tant d’autres au cœur du désert pour vendre les étoffes dont il a fait provision dans les différentes oasis par lesquelles il passe, en échange d’autres marchandises telles que les cuirs et les peaux et parfois même l’or, qu’il porte dans ces contrées lointaines. Il a un sens inné de ce qui peut plaire et jusque-là ne s’est jamais trompé dans le choix de ce qu’il commerce. C’est en outre un esthète et rien de ce qu’il propose n’est vulgaire ou douteux. Chaque objet ou vêtement procure satisfaction à son acquéreur. Il pense au plaisir qu’il lira sur les visages lorsqu’il commencera à déballer sa cargaison. Il ne peut s’empêcher de sourire d’aise à l’idée que tout ce qu’il transporte sera rapidement remplacé par des marchandises bien différentes qui elles aussi partiront vers d’autres horizons afin de combler d’autres désirs ou besoins.

    Il en était là de ses réflexions lorsqu’il commença à apercevoir la palmeraie dans le lointain. Il imaginait déjà le brouhaha dans le souk. Il se voyait attablé avec ses amis pour savourer le traditionnel thé à la menthe et fumer le narguilé. C’était toujours le premier réconfort qu’il s’octroyait après un long périple dans le désert. Il n’y aurait dérogé à aucun prix.

    Cependant ce jour-là, il dut se rendre à l’évidence que la vie se joue parfois de nos habitudes les plus incontournables. Il venait de franchir les portes de la ville et se dirigeait vers la place lorsqu’il fut irrésistiblement attiré par une mendiante dont le seul regard démentait sa condition. À mieux l’observer, son port lui-même semblait beaucoup plus altier que celui de la femme qu’elle voulait paraître, même si elle faisait des efforts pour le cacher. Il avait rencontré tant d’êtres différents dans sa vie qu’il se trompait rarement sur la condition sociale de ceux qu’il croisait, ne fût-ce qu’un seul instant. Quelque chose l’intriguait chez cette femme et son naturel curieux tentait à l’emporter sur son envie de se désaltérer. Il s’apprêtait à descendre de son chameau lorsque la femme se tourna vers lui.

    Le voyant ébaucher son geste, elle emprunta à la hâte la première ruelle qu’elle croisa. Il sauta lestement à bas de sa monture et la suivit rapidement, mais le plus discrètement possible. Cette femme l’avait intrigué et piqué au vif dans sa curiosité, il ne la lâcherait pas avant d’en savoir plus sur elle et ses agissements. Elle était agile et se faufilait rapidement de ruelle en ruelle. Mais il avait souvent dû emprunter toutes sortes d’itinéraires dans des villes si différentes qu’il lui était non pas facile, mais possible de la suivre sans perdre sa trace. Car elle semblait fort bien connaître les lieux et tentait de semer son poursuivant, comme si une intuition bien féminine lui commandait la méfiance et la prudence.

    Tout en la suivant, il revoyait ce regard intense qu’il n’avait croisé qu’une fraction de seconde mais en cet instant aussi fugace que profond, il savait déjà que son cœur allait souffrir avec autant d’intensité qu’il vibrerait. Ne pas perdre la trace de cette femme mystérieuse s’imposait à lui avec de plus en plus de force à mesure qu’il la sentait essayer de lui échapper. En même temps, il se persuadait qu’il jouait avec elle au chat et à la souris et que forcément, le chat en sortirait vainqueur. C’était sans doute mésestimer l’habileté de la femme à se faire désirer dès les premiers instants d’une rencontre. Peu à peu, il se rendait compte que c’était en fait elle qui menait le jeu. Elle ralentissait parfois, puis reprenait à se hâter comme si elle connaissait parfaitement les endroits où il était difficile de la suivre. Elle se jouait de lui et piquait ainsi son orgueil. Il n’avait jamais aimé s’avouer vaincu et ce n’était pas cette femme qui allait le semer, quand bien même elle devait redoubler d’efforts pour garder non seulement son allure de mendiante mais aussi ses distances avec lui. Il ne voulait pas non plus la rejoindre trop rapidement, anxieux de savoir où exactement elle dirigeait ses pas. Il était vigilant et savait à peu près où il était malgré les dédales de ruelles qu’elle avait empruntés. Au détour d’un de ces passages qui se rapprochaient insensiblement des quartiers chics, il se retrouva soudain devant une grande bâtisse qu’il connaissait parfaitement, étant très fréquemment en affaires avec son propriétaire. Le temps de sa surprise et la femme en avait profité pour disparaître de sa vue. Il était furieux et rejoignit ses amis, non sans avoir cherché à retrouver sa trace dans les rues avoisinantes. Rien. Il en conclut qu’elle s’était peut-être introduite dans la maison à son insu. Si cet éminent personnage avait besoin de quelque chose, il pouvait nourrir l’espoir de revoir la femme. Sinon, dieu seul savait quand leurs chemins se croiseraient à nouveau.

    Il passa devant la mosquée et revint vers la place. Sur la table basse, les tasses de thé fumaient. Il but avec délice, cette course effrénée l’ayant considérablement altéré. Ses compagnons de voyage se moquaient gentiment de lui, voyant en lui un meilleur commerçant qu’un chasseur de gibier. Encore, si le gibier en question en eût valu la peine ! Échauffé par les discours qu’il venait de tenir avec tous ceux qu’il avait croisés à son arrivée dans l’oasis, Ghaled le défia en lui disant :

    – « Eh, Noureddine, tu commerces mieux les étoffes que les femmes ! »

    Et Mohammed de renchérir :

    – « Si tu lui mets la longue tenue de soie émeraude que tu penses vendre à prix d’or pour sa qualité, tu en feras une princesse ! »

    À ces mots, tous partirent d’un franc éclat de rire. Bien que lancées sur le ton du badinage, Noureddine n’apprécia pas ces plaisanteries mais n’en laissa rien paraître. Il ne voulait éveiller aucun soupçon. D’autant moins qu’il savait que les rumeurs se répandaient dans le souk comme une traînée de poudre. Cependant, il supportait mal leurs railleries après la déconvenue qu’il venait de subir. Chacun se demandait quelle mouche l’avait piqué pour ainsi poursuivre une mendiante sans intérêt. Aucun d’eux n’avait donc croisé ce regard de braise et c’était tant mieux. Il leur laissa même croire qu’il pensait avoir reconnu en cette femme l’auteur d’un larcin qu’il avait subi quelques mois auparavant dans une autre oasis. Il n’en avait rien dit mais il s’était juré d’ouvrir l’œil et de la retrouver en quelque lieu que ce fut. Ce qui concordait parfaitement avec la réputation d’intransigeance qui le caractérisait.

    Son instinct lui commandait de dévoiler le moins de choses possibles au sujet de cette rencontre. Il tenta donc de chasser l’image de ce regard et de participer à la conversation afin de n’éveiller aucun soupçon, de ne générer aucun commentaire oiseux. Mais il parvenait avec peine à participer aux rires et aux boutades comme ils avaient l’habitude de le faire après la tension qu’ils avaient subie dans certaines régions du désert. Il en était plutôt agacé et faisait des efforts surhumains pour paraître aussi enjoué qu’à l’accoutumée. Donner le change n’était pas son fort. Cependant il le fallait. Aussi lança-t-il la conversation sur l’organisation de la journée du lendemain.

    – « Ghaled, surtout sois très vigilant avec les couleurs. Tu sais que cette fois-ci nous avons beaucoup de couleurs qui se heurtent. Sois prudent lorsque tu étaleras les soieries. Que l’œil des femmes soit toujours attiré par une harmonie de couleurs, et surtout, prends garde qu’elles n’approchent pas une étoffe de leur visage qui ne flatterait pas leur teint. Sois très attentif à cela. »

    Ghaled parut très surpris de ces remarques. Noureddine lui avait toujours fait confiance. Il l’avait souvent flatté de cette qualité. Voyant sa surprise, Noureddine lui avait aussitôt présenté des excuses, arguant encore une fois de sa fatigue après cette maudite course inutile.

    Il s’adressa alors à Jamel.

    – « Et toi Jamel, tu te souviens, la dernière fois que nous sommes venus, il y avait ce nouvel employé au caravansérail qui a lésiné sur la nourriture des chameaux. Prends garde à ce que cela ne se reproduise pas. »

    – « J’ai appris au souk qu’il vendait les portions qui restaient pour se faire de l’argent. Toutes les caravanes se plaignaient de lui. Le caïd lui a fait payer une forte amende et le responsable du caravansérail l’a mis à la porte séance tenante. Sais-tu Noureddine que c’est le troisième caravansérail d’où il a été renvoyé. S’il continue, il ne trouvera plus de travail. La nouvelle finira par être colportée dans toutes les oasis du Sahara. »

    – « Ne t’en fais pas pour lui Jamel, il n’aura que ce qu’il a mérité », lui répondit Noureddine.

    Tous acquiescèrent, sachant effectivement comment la réputation de quiconque se répandait bien souvent enjolivée ou exagérée, ce qui donnait un résultat alarmant. Chacun le savait, mais rien ne pouvait contrer la rumeur publique. Elle se diffusait comme une gangrène jusqu’à ce qu’elle ait gagné le désert tout entier. Noureddine le savait parfaitement, qui dissimulait du mieux qu’il pouvait les émotions fortes qui l’habitaient depuis sa rencontre avec la mendiante.

    Bientôt le narguilé s’éteindrait et ce serait le signal pour que chacun aille prendre un repos bien mérité au caravansérail habituel. Enfin, il pourrait laisser ses pensées envahir son esprit. Il s’obligea à quitter la table en dernier et montra une certaine nonchalance en regagnant sa chambre, comme si cette course l’avait épuisé, alors qu’il avait hâte de se retrouver seul. Il avait du mal à comprendre ce qui lui arrivait. Il essayait de se convaincre que seule sa curiosité l’avait poussé à agir ainsi avec la mendiante. Mais le souvenir de ce regard si intense le déstabilisait. Il sentait un désir monter en lui de retrouver cette femme coûte que coûte, comme s’il en allait de sa vie. Il ne pouvait croire qu’il était amoureux, n’ayant jamais éprouvé de sentiment d’amour auparavant. Comme si un regard suffisait !

    D’ailleurs, que pouvait-il bien espérer de cette rencontre ? Même si cette femme se cachait réellement derrière un travestissement, quel intérêt cela avait-il pour lui ? À quoi cette curiosité à le découvrir pourrait-elle le mener ? L’idée que cette rencontre pourrait desservir ses affaires traversa son esprit, mais il la chassa aussitôt. Comme un tentacule, l’image de la mendiante avait pris possession de son cerveau. Allongé sur sa couche, il ne trouva pas le repos escompté. Tout se bousculait dans sa tête : comment parviendrait-il à la retrouver ? Il échafaudait des plans qui ne mèneraient probablement à rien, puisqu’il ne l’avait vue parler avec personne. Comment décrire ce regard ? On se moquerait de lui si le seul indice qu’il ne pourrait jamais fournir était une paire d’yeux de braise qui l’avaient ému si profondément que rien ne pouvait l’en détacher, car ces yeux ne le quittaient plus depuis qu’il en avait croisé l’intensité. Il savait qu’elle avait eu le même ressenti. Son cœur, son corps tout entier le lui disait à chaque instant. Il essaya de se calmer en se disant qu’il affabulait. Mais si comme lui elle avait eu le sentiment de retrouver l’être qu’il avait cherché toute sa vie, un être qu’il avait l’impression de connaître depuis toujours, alors leurs chemins se croiseraient à nouveau. Il lui semblait même avoir attendu depuis toujours l’instant de ces retrouvailles…

    Il évoqua son grand ami le désert pour qu’il lui vienne en aide. Chaque fois qu’un problème avait surgi dans sa vie, ce n’est qu’en ressentant au plus profond de son être le vide du désert qu’il avait pu à nouveau se remplir de calme et de sérénité. Mais aucune image du désert ne put s’imposer à son esprit tant il bouillonnait de questionnements, de plans de recherche. Il imagina même qu’en sortant du caravansérail, elle serait là à l’attendre.


    ²Citation tirée de l’œuvre de Christian Dawlat, La grande sagesse du monde arabe, Les Editions Quebecor, 2003, p. 39.

    2. Entre rêve et réalité

    « Un cheveu sépare le faux du vrai. »

    Proverbe persan³

    Était-ce la fatigue ou son extrême tension mentale, des images se mirent à défiler devant ses yeux. Il vit une femme vêtue d’une longue robe rose décorée de pierres précieuses. Sa chevelure dorée, retenue par un diadème lui aussi incrusté de pierres précieuses, descendait jusqu’à sa taille. On aurait dit une princesse des mille et une nuits, n’eussent été ses cheveux blonds. Il se vit alors en tenue d’apparat. Un cortège les suivait. Tous semblaient se rendre à une grande fête donnée en leur honneur. Par un vaste hall, ils entrèrent dans une immense salle où brûlait un feu de cheminée. Il était très à l’aise dans cet univers où il semblait régner en maître. Il prit place au centre d’une table sur laquelle le couvert était dressé. Les immenses flammes qui crépitaient dans l’âtre se reflétaient dans les aiguières d’argent et les coupes d’or devant lesquelles des assiettes de fine porcelaine n’attendaient que le signal du maître des lieux pour se remplir des victuailles qu’on venait d’apporter. La belle femme blonde vint prendre place à ses côtés et posa sur lui un regard chaud et enveloppant qui se perdit dans le sien si profondément qu’il se sentit, comme à chaque fois qu’elle le regardait ainsi, mis à nu. Il perdit contenance un instant, détacha son regard afin de recouvrer la dignité due à son rang devant cette foule d’invités.

    Des coups sonores frappés à sa porte le tirèrent de ce qu’il crut être un rêve. Et cependant, il avait le sentiment de n’avoir pas dormi, mais bien plutôt d’avoir revécu une scène qu’il connaissait parfaitement. Il avait vécu ces instants de rêve éveillé avec la sensation que c’était inscrit quelque part en lui depuis des temps fort lointains. Lieu étrange que celui qu’il venait d’évoquer, car il ne ressemblait en rien à tous les endroits, à toutes les demeures cossues où il s’était rendu jusque-là.

    Les caravaniers venaient le chercher. Avec eux, il se rendit au souk afin de signaler son arrivée, même si déjà certains l’avaient aperçu en fin de matinée. Se replonger dans la foule lui permettrait de sonder les lieux sans trop se faire remarquer par son entourage car il pouvait feindre de repérer ce qui l’intéressait. C’était d’ailleurs toujours ainsi qu’il procédait à l’arrivée de chaque étape de son voyage. Au lieu de cela, il regardait les marchandises d’un œil distrait qui lui était peu coutumier et passait plus de temps à épier discrètement la foule. Au bout d’un moment, sachant intuitivement que la mendiante ne se trouverait pas dans ces lieux à une heure pareille et n’ayant aucune envie de commencer à marchander, il prétexta un état de fatigue inhabituel pour regagner sa chambre.

    Il se sentait effectivement las, mais plutôt émotionnellement que physiquement. Profondément troublé par la rencontre avec cette femme, au-delà d’ailleurs de ce qu’il aurait jamais pu imaginer, son seul désir était d’être seul avec ses pensées. Où était l’homme inébranlable qu’il croyait être ? Il se sentait diminué dans sa virilité, prêt à succomber à l’appel d’un regard. Mieux valait qu’il ne la revît pas, conscient au plus profond de lui que cette femme avait déjà de l’emprise sur lui. Comment pouvait-il se laisser aller à tant de puérilité à son âge ? Aucun raisonnement ne semblait calmer le désir qu’il avait de la revoir, de sonder ce regard une fois encore. Il essayait de se persuader que cette histoire ne menait à rien de concret, que ce qu’il ressentait était un leurre et que seule la tension après la traversée du désert avait été à l’origine de son émotion. Mais une petite voix à l’intérieur lui susurrait qu’il se mentait à lui-même, que cette femme compterait tellement pour lui qu’elle ferait basculer sa vie. Il sentait même confusément que ce ne serait pas toujours pour le meilleur. Il aurait aimé cesser de se torturer l’esprit, mais en vain.

    Il dormit très peu cette nuit-là, se réveillant fréquemment, en sueur parfois tant son sommeil était agité. Il fit un rêve étrange. Il se vit au bras de sa compagne, une femme jeune au corps souple comme un roseau. Ses cheveux aux tons mordorés étaient nattés derrière sa nuque en un gros chignon rond. Son teint laiteux était parsemé de taches de rousseur. Mais ce qu’il y avait de plus marquant dans toute sa personne, c’était ses yeux. Elle avait de grands yeux pers qui, à peine posés sur lui, balayaient en lui toute velléité de résistance en quelques instants. Il sentait toute l’impuissance à se refuser à elle qui le gagnait alors. Malgré le sourire angélique qu’elle affichait dans ces moments-là, son regard était empreint d’une perversité qu’elle travestissait sous des airs ingénus. Il savait combien ce regard était douloureux pour lui. Il aurait tant aimé pouvoir s’en détacher, mais il se sentait pris dans un piège infernal. Plus il tentait de lui échapper, plus ces yeux se faisaient tendres et enjôleurs et annihilaient les efforts qu’il déployait pour ne pas se soumettre à leur charme. Se sentant mollir de plus en plus et conscient d’un danger imminent, il se réveilla en sursaut. Il lui fallut un certain temps avant de comprendre que ce n’avait été qu’un cauchemar engendré par l’obstination qu’il avait montrée à vouloir à tout prix retrouver cette mendiante. Il voulut chasser ce rêve de sa mémoire, mais les dernières images avaient été tellement fortes qu’elles restaient imprégnées en lui de manière indélébile. Encore une fois, il voulut évoquer le désert de toutes ses forces pour qu’il lui apportât le calme désiré, mais il était encore subjugué par les yeux de son rêve.

    Maintenant, trois paires d’yeux hantaient ses souvenirs : ceux de la mendiante, ceux des deux femmes de ses rêves. À moins que ces dernières ne fussent qu’une seule et même personne ! Comment était-il possible qu’il fût aussi sensible au regard des femmes, lui qui n’avait jamais beaucoup prêté attention à elles dans sa vie, excepté comme de fortes potentialités pour faire des bénéfices avec son commerce. Il ne se reconnaissait plus. Il allégua encore une fois la tension et la fatigue du voyage pour se donner bonne conscience. Néanmoins, il commençait à s’inquiéter sérieusement de sa faiblesse. Comment pouvait-il être à la fois cet homme fort et inflexible qu’il s’était toujours montré auparavant et celui dont l’insensibilité masculine fondait comme neige au soleil devant un regard de femme. Comment pouvait-il être aussi diamétralement opposé dans ses comportements ? Demain il se montrerait ferme et décidé s’il devait revoir la mendiante. Il ne se laisserait en tout cas pas subjuguer par ces yeux dévastateurs. Il aurait la parade avec ce regard dur que d’aucuns lui disaient avoir lorsqu’ils le rencontraient pour la première fois.

    Il se rendormit et lorsqu’à l’aube il se leva, il se sentit épuisé. Il n’avait pas très envie de se rendre au souk, mais il le devait. Il souhaitait d’ailleurs revoir la femme, se persuadant qu’ainsi il pourrait la chasser définitivement de ses pensées, elle et tous ces yeux qui ressemblaient aux siens. Il ne faisait aucun doute pour lui qu’ils appartenaient à la même personne. Il ne pouvait se l’expliquer, mais en son for intérieur il en était convaincu. Se sentant soudainement submergé par une vague de nervosité, il se dit qu’un bain de foule lui serait salutaire. Les rires et les plaisanteries, le marchandage avec les acheteurs, tout cela lui permettrait de se retrouver. Rien ne le réjouissait plus que le jeu du marchandage. Il se plaisait à jouer avec son interlocuteur, augmentant bien souvent d’un tiers de leur valeur le prix de ses soieries, tout en sachant que même si elles étaient chères, elles partiraient car leur provenance et leur qualité n’étaient jamais remises en cause. Il commençait à se sentir mieux seulement à évoquer les joies de son travail.

    Petit à petit, il se reprenait et participait à la vie du souk comme il en avait l’habitude depuis si longtemps. Ses instincts se réveillaient et il préparait déjà le terrain pour la vente. Hélant un marchand avec qui il avait coutume d’échanger ses plus belles marchandises, il commença à poser des jalons pour écouler quelques damas de soie et de laine, les très belles étoffes n’étant pas vendues au tout venant.

    – « Mahmoud, j’ai ce qu’il te faut. Tu m’avais demandé des damas la dernière fois. Tu ne trouveras pas plus beaux que ces tissus dans tout l’Orient. Demain, je te montre. Tu ne vas pas en croire tes yeux. Je les ai pris pour toi, spécialement pour toi. »

    – « Mon ami, je lis dans tes yeux que tu vas me les vendre très chers ! Je n’ai pas de quoi te payer en retour. Tu sais que j’ai peu de choses à échanger avec toi. Je ne suis pas cousu d’or et mes marchandises ne valent pas autant que tes tissus ! »

    – « Mahmoud, tu sais bien que là où tu iras les revendre, tu pourras gagner de l’argent. Avoue Mahmoud que tu as trouvé le bon filon pour écouler mes plus beaux tissus. Tu es un des seuls à qui je peux vendre ce genre d’article, tu le sais bien. »

    – « Inch’Allah ! Noureddine. Demain, nous verrons demain. J’ai peu de marchandises, cette fois et encore moins d’argent. Cherche quelqu’un d’autre. »

    – « Tu dis toujours ça, Mahmoud, pour essayer de me faire perdre de l’argent. Tu es rusé, Mahmoud, mais moi je te connais. Demain, Mahmoud, demain. Inch’Allah ! Allah est grand, il saura nous mettre d’accord. »

    – « Au revoir, Noureddine. Dieu te garde ! »

    – « Au revoir, Mahmoud. Dieu veille sur ta maison. »

    Il fut ravi de voir qu’il venait de se reprendre au jeu du commerce et appela ses compagnons.

    – « Mes amis, j’ai déjà fait pâlir Mahmoud d’envie avec mes damas. Demain sera une journée fructueuse. Nous pouvons rentrer maintenant. J’ai préparé notre journée. Les affaires vont flamber ! »

    – « Est-ce que tu n’es pas trop sûr de Mahmoud. Tu sais que parfois il dit vrai quand il dit qu’il n’a ni argent ni marchandises. On dit qu’il fait souvent de mauvaises affaires

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