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Oumar l'Africain
Oumar l'Africain
Oumar l'Africain
Livre électronique284 pages3 heures

Oumar l'Africain

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À propos de ce livre électronique

Au Sénégal, Oumar mène une existence difficile dans son village, il veut trouver refuge en Europe.

Un jour, il trouve enfin le courage de partir. Il traverse le Sénégal à pied, parvient à se faire embaucher sur un navire en route pour le Maroc et atteint finalement la France.

À Paris, sans papiers, il fait face à la misère, à la violence et aux dangers de la rue.

Mais il rencontre un ancien prêtre qui lui apprend à transformer la haine en fraternité et l'indifférence en sollicitude.

Grâce à la lecture et à l'éducation, il obtient son bac...

Un récit d'une brûlante actualité.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Avocat honoraire, Claude Rodhain a publié plus d'une douzaine de romans, dont "Destin bousculé" chez Robert Laffont en 1986, récompensé par les lectrices du magazine « Elle », "La Charité du diable" aux Presses de la cité, "Sourire amer" au Masque d'or et "Le temps des orphelins" chez City Editions en 2022.

Pendant plus de vingt ans, l'auteur a travaillé bénévolement dans une association de soutien à l'enfance, où il a rencontré de nombreux jeunes en difficulté. Cette expérience lui a inspiré l'intrigue de "Oumar l'Africain".
LangueFrançais
ÉditeurGlyphe
Date de sortie3 juin 2025
ISBN9782369343066
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    Aperçu du livre

    Oumar l'Africain - Claude Rodhain

    Préface

    Rachida Dati

    L’usage exige, dans ce genre de circonstances, de dresser un bilan exhaustif des activités dans lequel l’auteur s’est illustré, et pour lesquelles il est honoré. Permettez-moi néanmoins de prendre un peu de liberté vis-à-vis des usages, même si l’exercice serait passionnant, compte tenu de l’ampleur et de la diversité de vos activités professionnelles. Vos proches et vos amis connaissent votre incroyable carrière. Mais vos qualités personnelles et humaines méritent une véritable attention. Il y a une expression que l’on vous a souvent attribuée, c’est celle d’un « parcours atypique ».

    De vos parents, vous n’avez reçu qu’un nom et une paire de galoches, comme vous l’avez écrit. Vous pouvez être fier de ce que vous avez transmis en retour à vos enfants. Vous avez d’ailleurs poussé ce devoir de transmission en dehors de la cellule familiale. Je pense à l’enseignement que vous vous êtes attaché à pratiquer, durant quinze ans au sein notamment de la prestigieuse HEC.

    Permettez-moi également d’évoquer votre engagement au sein et à la tête d’une association caritative. Des milliers d’enfants, issus de familles démunies, déchirées et meurtries, ont pu trouver un toit et un équilibre grâce à cette association. Je pense en vous voyant à une phrase très simple et très forte de Paulo Coelho. Dans La Cinquième Montagne, il a écrit « L’homme est né pour trahir son destin. » Si ces mots ont un sens alors, assurément, vous êtes un grand homme.

    Rachida Dati

    Ministre de la Culture

    I

    Elle a brûlé deux fois, la Veinarde. Elle porte encore les stigmates de ses blessures. Une première fois sous l’Occupation, quand les Boches l’avaient baptisée au lance-flammes, une seconde fois, longtemps après la Libération, par la foudre, un obus venu d’ailleurs qui avait effondré une partie de la grange et un pan de l’écurie.

    Blessée, rafistolée, pansée, la Veinarde est toujours debout et mérite bien son nom. Si elle pouvait parler, elle en raconterait des histoires… des vertes et des pas mûres comme on dit : le grand-père Alphonse enfariné de givre pendu à la poutre du cellier après la mort de sa femme ; les deux vaches noyées dans la fosse à purin, sans qu’on ait su qui les y avait poussées ; le corps calciné de la fillette, découvert près du puits.

    Cette effrayante histoire, Fernand s’en souvient comme si c’était hier. Il allait ouvrir aux vaches, quand ses yeux avaient été attirés par une masse noirâtre dans les hautes herbes. Le jour atténuait plus qu’il n’éclairait et, sur le coup, il avait pensé à une souche. Il était passé là un bon millier de fois et ne l’avait jamais remarquée. Il s’était approché, avait plié les genoux et était tombé à la renverse.

    La police et les gendarmes avaient tout ratissé, le corps de la ferme, la grange, les caves, le grenier. Ils avaient sondé les murs, les planchers, le sol, pioché la terre à la recherche du moindre indice, mais n’avaient rien trouvé.

    Fernand avait été entendu deux bonnes heures au commissariat d’Étampes. L’officier de police voulait tout savoir : les noms, prénoms, lieu et date de naissance du père, de la mère, des arrière-grands-parents, des amis, l’âge du chien… Aux yeux de la police, Fernand, âgé d’une trentaine d’années, était le premier suspect. La ferme étant isolée on pouvait aux dires des gendarmes, violer, trucider et brûler, sans être vu ou entendu à plus de deux kilomètres à la ronde.

    Les gendarmes étaient revenus quelques jours plus tard sur le lieu du crime pour signifier à Fernand une interdiction de sortie du territoire jusqu’à clôture de l’enquête. Le papier bleu l’avait bien fait rire, Fernand, lui qui n’était jamais allé plus loin que le bourg de Villevieux situé à quelques encablures.

    Elle pourrait en raconter encore bien d’autres des histoires, la Veinarde, notamment le jour où le facteur avait été pris le pantalon sur les chevilles besognant la bonne de l’abbé derrière une botte de foin, ou encore Alfred Brossons, le maire, retrouvé les quatre fers en l’air dans le fossé du clos Rougeot, après un souper trop arrosé.

    Ô elle en avait vu la Veinarde au cours des deux siècles passés ! Sans compter tout ce qu’elle savait et ne disait pas. Alors, quand les Vatel ont vu un grand noir un peu dégingandé au milieu de la cour de la ferme, ils n’ont pas été étonnés plus que ça. Ils ne lui ont rien demandé : ni son nom, ni d’où il venait, ni ce qu’il venait faire chez eux. Ils l’ont simplement regardé et ont dit : « Toi, vouloir manger ? »

    – Si ! Buena ! avait répondu Oumar sur le même registre.

    Puis il avait ajouté, plus sérieusement, surprenant son monde.

    – En fait, je cherche du boulot pour gagner ma croûte.

    Assis sur un banc près de la cheminée, Fernand, l’œil écarquillé, regarde Oumar comme une bête curieuse. Sa méfiance s’exprime dans son mutisme. Lui qui croyait que tous les Noirs avaient un nez épaté, des yeux ronds de bovin et des lèvres de chameau, est bien étonné. Le gamin, qui doit avoir tout juste une vingtaine d’années, a des traits fins, des yeux clairs, un nez de cousette et une chevelure annelée pareille à de l’astrakan. Alors, forcément, il a desserré les dents, le Fernand.

    – Tu viens d’où ?

    – Du Sénégal !

    – Du Sénégal ? C’est loin !

    Fernand serait bien incapable, si on le lui demandait, de situer ce pays sur une carte.

    – Très loin !

    – Et t’es venu comment ?

    – À pied !

    Il se tourne vers sa femme qui s’affaire près de la cuisinière à bois.

    – T’as entendu Marthe, le « Grisou », il est venu à pied depuis le Sénégal. Il doit avoir plus de corne sous les pieds que mon brave Tudor.

    Fernand baisse la tête. Le simple fait d’évoquer le percheron qui n’a plus guère de temps à vivre, l’émeut. Les genoux de l’animal sont cagneux et ploient sous la charge. L’idée que la pauvre bête puisse le lâcher un jour lui tire même une larme. « Une brave bête », murmure-t-il, se parlant à lui-même. Puis il ajoute, le regard lointain :

    – Les animaux sont bien souvent meilleurs que les hommes.

    – Oh ! Ne sois pas aussi bêta avec les animaux, intervient Marthe, qui l’a entendu renifler. À t’entendre, tous les hommes seraient des vauriens et les animaux des bêtes à bon Dieu.

    – Oui ! les hommes sont malfaisants. Qui tu crois qu’a trucidé la gamine qu’on a retrouvée calcinée près du puits ? Pas un animal, pour sûr ! Et les vaches dans la fosse à purin, tu crois qu’elles y sont allées toutes seules ?

    – Ça, c’est différent ! C’était sans doute, même si on ne l’a jamais su, en représailles parce que ta famille avait…

    – Tais-toi donc, bon Dieu ! Ces histoires n’intéressent pas c’gamin. Un secret, c’est fait pour rester secret.

    – Mais je n’ai pas honte de dire, moi, que Célestine et Ernest ont caché des Juifs pendant la guerre. C’est pas un crime d’aider son prochain. D’ailleurs, ça te montre que tous les hommes ne sont pas, comme tu le dis, si mauvais. Ton père était le premier à s’occuper du petit… Marthe fouille sa mémoire à la recherche du prénom du gosse… Isaac, je crois. Souviens-toi, tu m’as dit qu’il lui fabriquait des jouets, des moulins à eau, des sifflets, des figurines dans les pommes de terre… Je ne sais plus quoi d’autre.

    – Et tes parents, Grisou ? demande Fernand.

    Il l’appelle ainsi en mémoire de son emploi passé dans un dépôt de charbon.

    – Morts !

    Oumar a menti pour ne pas avoir à épiloguer sur sa pauvre mère, plate comme une arête de mérou et son père cuit comme un pruneau au jus.

    – De quoi sont-ils morts ? demande Marthe, qui suit la conversation…

    Oumar est pris au dépourvu. Un mensonge entraîne d’autres mensonges.

    – Euh… Je ne sais plus ! Une maladie d’Afrique.

    – La malaria ? insiste Marthe.

    – Non ! quelque chose de moins connu.

    Fernand, suspicieux, fixe le jeune Sénégalais d’un regard pénétrant. Son œil luit comme un éclat de céramique.

    – Dis-moi, comment t’as fait pour passer les frontières ? T’as-t-y des papiers au moins ? Cette question réveille des images enfouies dans la tête d’Oumar : sa folle traversée du Sénégal et de la Mauritanie pour arriver à Nouakchott ; ses longues marches de jour et de nuit sur des chemins blancs de poussière ; les camions dans lesquels il montait, qui sentaient le fioul, la sueur et le tabac froid ; ses chapardages dans les villages qu’il traversait et qui se terminaient invariablement par des courses éperdues… Ces souvenirs sont intacts, de même que son altercation au bar La Marine avec un dealer qui voulait le forcer à chouffer et à qui il avait éclaté le nez et l’arcade sourcilière d’un coup de boule. Il ne serait plus de ce monde aujourd’hui, si une jeune Maghrébine ne s’était pas crânement interposée entre lui et les deux malfrats qui le bastonnaient et si elle n’avait pas hurlé : « Arrêtez, bande de débiles ! vous allez le tuer. » Oumar se souvient de la face de pitbull d’un des deux énergumènes et son regard aussi éteint que féroce. Il avait saisi l’oreille de la fille et lui avait craché au visage : « Écoute-moi, graine de melon ! Si tu en pinces pour ce pédé, on te le laisse, mais tu t’arraches, et vite fait ! Un mot de plus et tu repars avec tes dents dans la poche. »

    – Eh ! J’t’parle, Grisou, s’impatiente Fernand, les sourcils relevés près des tempes. Tu rêves à quoi ? Tu ne m’as toujours pas dit comment tu étais arrivé jusqu’ici et si tu avais des papiers ?

    – J’y viens ! À Nouakchott, en Mauritanie, je me suis fait embaucher comme cuistot sur un sardinier en partance pour le Maroc. Le patron, Diouf, un grand gaillard aux biceps gonflés comme des ballons de rugby, m’avait pris sous son aile. Son père était sénégalais, sa mère française et il avait grandi entre Marseille et Dakar. Alors forcément…

    Oumar ponctue presque toujours ses phrases de l’adverbe « forcément », comme si tout ce qui lui arrive est fatal.

    Il raconte aux Vatel son arrivée sur le bolincheur et les mots de Diouf pour l’imposer à l’équipage qui le regardait comme un poisson inconnu, apparaissant à la remontée de la drège : « Ce mec-là, avait-il dit, est de mon pays. C’est un cuisinier sénégalais. Il a plein de recettes africaines. On va se régaler. Il va être des nôtres jusqu’à Laâyoune, après, on le jettera par-dessus bord. »

    Tous avaient ri. Pas Oumar. Il avait menti pour se faire embaucher. Il n’était jamais monté sur un paquebot et ne savait pas cuisiner. Et Diouf n’était pas dupe. Il l’avait pris avec lui pour d’autres raisons qu’il connaîtrait plus tard.

    Marthe écoute avec attention le jeune Sénégalais. Il ne se passe jamais rien à la Veinarde, alors forcément, comme dirait Grisou, elle est tout ouïe. Cette histoire de matelots et d’aventures au long cours l’intéresse. Pour une fois qu’elle peut s’évader du quotidien : la traite des vaches, le soin des chèvres, le nettoyage des écuries, la tambouille…

    – Et alors, ce Diouf t’a emmené jusqu’où, demande-t-elle ?

    – Jusqu’à Nouadhibou !

    – Et tu savais vraiment cuisiner ?

    – Non ! mais Diouf m’avait à la bonne. Il était du pays, alors forcément…

    Oumar se souvient des crevettes pimentées, en partie cramées, qu’il avait servies le premier soir à l’équipage et la réaction de Diouf : « Bravo au cuisinier. Ses crevettes vont nous faire bander toute la nuit. »

    – Et à Nouadhibou, t’as fait comment pour rejoindre la France ?

    – On m’a débarqué un peu avant la frontière avec le Maroc.

    – Et alors, tu es passé comment ? poursuit Marthe, qui décidément montre un vif intérêt pour l’aventure menée par le garçon.

    – À la débrouille !

    Oumar a de nouveau botté en touche. Il ne veut pas s’étendre sur la manière dont il est passé de la Mauritanie au Maroc, au nez et à la barbe de la police des frontières. Son regard suit le périmètre de la cuisine, s’arrête sur les carreaux de faïence bleue au-dessus de la cuisinière, revient à Marthe. La fermière, en bout de table, se tient droite comme une statue de pierre, les cheveux tirés en chignon dont aucune mèche ne bouge.

    – Que veux-tu dire par « débrouille » ? Il triture sa réponse. La démerde ! Marthe est perplexe.

    – Et ensuite ?

    – Ensuite ? Bah, l’Espagne, la France, Bayonne.

    – Bayonne ?

    Oumar se souvient à cet instant du mec qui sortait d’une boulangerie et qui, à la vue de sa dégaine, jean délavé, pull troué, baskets éculées, lui avait refilé un morceau de sa baguette de pain.

    – Oui ! Bayonne. C’est là qu’un passant m’a conseillé d’aller à la cathédrale Sainte-Marie. « Elle vient en aide aux déshérités », qu’il m’a dit.

    – Et tu y es allé ? demande Marthe qui ne perd pas une miette des paroles du garçon.

    – Oui ! J’y ai été reçu par un curé, le père David Racheimard, c’est lui qui m’a donné votre adresse…

    Marthe l’interrompt.

    – Par qui, dis-tu ?

    – Je viens de vous le dire : le père David Racheimard.

    Marthe se lève brusquement de son siège, comme si une aiguille venait de lui piquer les fesses et se tourne d’un bloc vers son mari.

    – Tu as entendu, Fernand, il a été reçu par un certain David Racheimard. Dis-moi, la famille que tes parents ont hébergée durant la guerre ne s’appelait pas Racheimard ?

    – Si ! Et alors ? Il doit y avoir autant de Racheimard que de fétus de paille dans une balle de foin.

    – Peut-être, mais des Racheimard qui connaissent la Veinarde, il y en a sûrement beaucoup moins.

    – T’as raison !

    – Peut-être que le curé, dit Marthe, est…

    Ne cherchez pas, l’interrompt Oumar. Le père David m’a tout expliqué. Durant l’Occupation, les Vatel ont caché mes grands-parents et leur fils Isaac pendant deux ans. Ils les ont non seulement cachés, mais nourris avec le peu d’argent qu’ils avaient. C’était la restriction. Ils ont dû se priver pour que mon père, alors âgé d’une dizaine d’années, ne manque de rien. Oui ! On peut dire que c’était une famille courageuse, généreuse et prête à tout pour aider son prochain. Mon père me parlait souvent de la brave Célestine et de son mari Ernest qu’il appelait « les justes ». « Va dans cette famille ! m’a dit le curé et si, comme je l’espère, il y a encore des descendants, je suis sûr qu’ils te recevront à bras ouverts. Les chiens ne font pas de chats. »

    – Il a dit ça ?

    – Ce sont ses paroles.

    – Quel âge pouvait avoir ce curé ?

    – Je ne sais pas, une soixantaine d’années.

    Marthe se tourne à nouveau vers son mari.

    – Tu vois, tout colle ! David, le curé, est le fils d’Isaac, le gamin que tes parents ont abrité et nourri en 1941-1943.

    Les yeux de Marthe sont maintenant rétrécis comme deux petites fentes où tremblote une lueur de nostalgie. Fernand, qui jusqu’ici n’a pas dit grand-chose, sort de sa torpeur. Ses sourcils en broussaille se sont rejoints pour former une ligne continue semblable à une colonne de chenilles processionnaires. Il fait entendre un curieux grognement pour marquer sa surprise : « T’as raison c’est certainement lui ! »

    – C’est fou, la mémoire d’un enfant, reprend Marthe d’une voix douce et enveloppante comme si elle craignait de réveiller le fantôme qui vient de paraître.

    – Et toi, Grisou, demande cette fois Fernand, un peu soupçonneux : ton enfance, ta vie quand tes parents étaient vivants ?

    Oumar est mal à l’aise. Il fait dans sa tête des calculs rapides et furtifs. Le mensonge relatif à la mort de ses parents l’enferme dans une impasse. Une barre lui tord l’estomac. Il tente de se raccrocher au vieux dicton sénégalais que son père citait parfois. « Quand tu ne sais pas où tu vas, arrête-toi et regarde d’où tu viens. » Mais ça ne le mène nulle part. Il vient de la dèche. Alors il brode et maquille la réalité.

    – Nous habitions un charmant village au sud de Dakar. Le soir, la fenêtre ouverte, j’écoutais les bruits de la nuit africaine : les perroquets nichés sur le toit de la maison, le râle lointain des fauves, le cri des singes hurleurs…

    Marthe tremble. Elle imagine les dangers de la vie en Afrique et demande d’une voix qu’elle cherche à rendre neutre.

    – Et votre maman n’avait pas peur ?

    – Non ! Le jardin était clos et ma mère n’était pas le genre de femme à se laisser impressionner par le tapage des oiseaux nocturnes ou le grognement des animaux sauvages. Chaque matin, elle se rendait seule au jardin, pourtant proche de la forêt, pour voir la rosée, avant que les premiers rayons du soleil ne la boivent, et respirer la fraîcheur des plantes aromatiques : le basilic, la verveine, le piment rouge…

    Oumar se prend à rêver, bien que les souvenirs qui lui reviennent à l’esprit avec impétuosité ne soient pas aussi bucoliques. Il revoit avec amertume et tendresse sa vie à Saussai ; son père flouté par la fumée âcre des joints ; Fatou, maigre et édentée, foulant à longueur de journée le sorgho…

    – Ma mère était une belle femme, poursuit-il, continuant à magnifier la réalité : grande, svelte et fière, elle fendait la vie avec grâce, disait mon père.

    Il se parle à lui-même comme devant une glace, surpris par des mots qui n’étaient jamais tombés de sa bouche. Le temps faisait la part belle à l’imagination.

    « T’es complètement chtarbé, songea-t-il, tu tchatches sans savoir où tu vas. » Marthe le considère à son tour d’un œil méfiant.

    – Et ton père ? T’en parles peu.

    Oumar se frappe le front comme s’il avait oublié un instant Mbaye, son paternel, qui chiquait du khat et sirotait du rhum blanc à longueur de journée. Il étend les bras dans un geste théâtral, comme pour lui ouvrir une voie royale.

    – Papa était le plus merveilleux des pères. Il me prenait souvent sur ses genoux le soir et me contait les légendes du pays : les croyances populaires, la sorcellerie, le marabout auquel tout le monde croyait, les affres de la misère dans les villages retirés. Un jour que nous passions en voiture sur un petit pont enjambant une rivière, je me souviens l’avoir entendu dire : « Ne tourne pas la tête, Oumar, si tu regardes l’eau elle va se changer en sang. » Je pense qu’il croyait vraiment ce qu’il disait.

    Au vrai, cette histoire rocambolesque lui avait été racontée par un fada du village, mais elle l’avait tellement marqué qu’il n’osait plus enjamber un cours d’eau, quand bien même il devrait faire un grand détour.

    Une petite musique intérieure stoppe Oumar dans son délire. « Gaffe ! Tu vas trop loin, mec. Arrête ton char ! Pourquoi ces affabulations ? pour te faire mousser ! Tu sais bien que t’es de la merde sur pied. Tu te prends pour qui ? Pour Bokassa ? Pouvais pas dire la vérité ! Te tenir tranquille ! »

    Oumar se mord la lèvre. Il n’a jamais éprouvé autant de haine que sur l’instant. Et ce qu’il hait le plus, c’est lui ; lui et ses mensonges. Il a honte de ses mystifications, de sa vie d’avant, de

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