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Nos solitudes
Nos solitudes
Nos solitudes
Livre électronique195 pages2 heures

Nos solitudes

Par Edwidge Danticat et Stanley Péan

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À propos de ce livre électronique

Chemins d'écriture et de vie se répondent dans cet essai atypique où se croisent expériences, enfances, maternités, lectures et résistances. Témoignage d'une mère à ses filles : exil, exclusion, amour, peur... pour dire la géographie constrastée du monde. À travers tumultes et triomphes, la littérature et l'art demeurent compagnons et guides fidèles. Toni Morrison, Paule Marshall, Gabriel García Márquez et James Baldwin... Nos solitudes rend hommage aux figures qui ont inspiré l'autrice et marqué son parcours. Elle fait appel à l'exigence de la vérité, de la mémoire afin de tracer les contours de demain. Nous sommes face à nos solitudes et cherchons ensemble les clefs.

LangueFrançais
ÉditeurMémoire d'encrier
Date de sortie15 sept. 2025
ISBN9782898720444
Nos solitudes
Auteur

Edwidge Danticat

Née en 1969 à Port-au-Prince, Haïti, Edwidge Danticat rejoint ses parents à Brooklyn, New York, à l'âge de douze ans. Romancière et nouvelliste, elle est l'une des grandes voix de la littérature. Autrice de plusieurs livres primés, dont Adieu mon frère (2009), Le briseur de rosée (2005), Krik ! Krak ? (1997) et Le cri de l'oiseau rouge (1997), elle a publié chez Mémoire d'encrier le livre jeunesse, Célimène, Conte de fée pour fille d'immigrante (2009). Edwidge Danticat enseigne à l'Université Columbia à New York.

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    Aperçu du livre

    Nos solitudes - Edwidge Danticat

    Préface

    Your hands – give them to me,

    Let me speak, and simply

    Words you can not forget…

    We’re alone –

    And the sea…

    And the cradling palms are thick

    Roland Chassagne

    J’ai passé des années en quête de la version originale en français du poème « Plage », d’où proviennent ces vers. Je suis tombée sur la traduction anglaise dans un livre de 1934 qu’un ami m’a offert dans les années 1990, The Poets of Haiti : 1782-1934, des œuvres traduites et réunies par l’écrivaine américaine Edna Worthley Underwood, née dans le Maine en 1873. J’ignore comment elle s’est retrouvée en Haïti à la fin de l’occupation américaine qui a duré de 1915 à 1934, mais elle y avait des amis haut placés, dont le président haïtien Sténio Vincent, qui a signé la préface de son livre.

    Les lecteurs trouveront dans The Poets of Haiti « l’écho de toutes les grandes émotions humaines », dixit Vincent.

    Certains textes de cette anthologie semblaient intimistes, notamment ceux du poète Roland Chassagne, natif de Jérémie, dont les mots se lisent comme des secrets. « Nous sommes seuls », c’est le lancinant refrain des désertés, qui savent que personne ne viendra les sauver. En même temps, « nous sommes seuls » peut aussi être lu comme la promesse des écrivains à leurs lecteurs, un rappel de cette intimité qui les unit. Au moins, nous sommes seuls ensemble. Ou comme l’écrivait A. S. Byatt dans son roman Possession de 1990 : « L’écrivain écrivait seul, et le lecteur lisait seul, et ils étaient seuls l’un avec l’autre. » L’écriture pour moi, en particulier l’écriture d’essais, s’apparente à la quête de ce genre de solitude/unité, à ce que l’anthropologue et artiste haïtiano-américaine Gina Athena Ulysse qualifiait de rasanblaj et qu’elle définissait comme « un assemblage, une compilation, enrôlement, regroupement (de personnes, d’esprits, de choses, d’idées). »

    Après avoir tenté de retrouver par moi-même le poème original de Chassagne, j’ai finalement eu l’idée de contacter Régine Chassagne, une musicienne haïtienne-canadienne et l’une des chanteuses principales du groupe de rock Arcade Fire. Roland Chassagne était son grand-père. Le père de Régine, Stanley, lui a envoyé une capture d’écran du poème qu’elle a partagé avec moi. (Lire le poème en annexe, page 147.) « Plage » est issu d’un recueil de Roland Chassagne paru en 1933 et intitulé Le tambourin voilé. J’aurais peut-être traduit le verset différemment, avec un soupçon de lyrisme en moins.

    Laisse-moi prendre tes mains

    Et te dire des choses simples

    Et inoubliables.

    Parce que nous étions seuls

    Près du rivage

    Sous ce dais des palmes

    Et qu’on s’aimait

    Le bonheur était intense et

    Inexprimable.

    En avril 1963, du temps de la dictature des Duvalier, Roland Chassagne a été arrêté à l’imprimerie Deschamps de Port-au-Prince, où il travaillait comme correcteur d’épreuves. Accusé d’être en possession de « littérature de contrebande », Roland Chassagne a été emmené au donjon de la prison de François « Papa Doc » Duvalier, Fort Dimanche, et on n’a plus jamais eu de ses nouvelles. Son fils Stanley, le père de Régine, étudiait à Chicago à l’époque et n’a pas eu vent de l’arrestation jusqu’à ce qu’une tante l’en informe ainsi que d’autres membres de la famille. Roland Chassagne travaillait sur un roman inachevé, dont son fils Stanley possède encore un exemplaire. Le nom de Roland Chassagne est finalement apparu sur une liste de 1978 de la Commission interaméricaine des droits de l’homme des prisonniers politiques morts de malnutrition, de maladie ou exécutés à Fort Dimanche. Pourtant, les mots de Roland Chassagne demeurent, tant dans l’original que dans des traductions ouvertes à l’interprétation. Les écrivains meurent, mais pas leur canopée de langage. Comme me le murmure encore parfois Roland Chassagne, « Chers lecteurs, permettez-moi de vous tendre la main. Nous sommes seuls. »

    Première partie

    Enfants de la mer

    1

    Au début de l’été 2018, j’assistais à l’inauguration d’une bibliothèque dans une ville du sud d’Haïti appelée Fond-des-Blancs. Fond-des-Blancs abrite un grand nombre de personnes d’origine polonaise, descendants de soldats d’un régiment qui avaient changé d’allégeance au début du XIXe siècle, passant des armées françaises aux côtés desquelles ils combattaient au camp des Haïtiens qu’ils rejoignaient dans leur guerre d’indépendance contre la France. Les soldats polonais mutins qui se sont installés à Fond-des-Blancs furent les seuls Blancs et étrangers à avoir obtenu la citoyenneté haïtienne après qu’Haïti soit devenue la première république noire au monde en 1804.

    La bibliothèque que nous célébrions avait été créée par une organisation sans but lucratif appelée Haiti Projects, dirigée par une connaissance à moi. Le programme de la semaine d’ouverture comprenait des ateliers d’écriture et des rencontres avec des écrivains. J’ai participé à une discussion et à un atelier d’écriture avec la romancière et nouvelliste haïtienne Kettly Mars. Notre modérateur, le professeur haïtien Jean-Marie Théodat, nous a demandé de lire à la fois le début et la fin d’une de nos nouvelles, Kettly dans le texte original en français, et moi dans une traduction en créole haïtien. Nous devions ensuite expliquer au groupe d’une vingtaine d’adolescents enthousiastes pourquoi nous avions commencé et terminé nos histoires de cette manière.

    J’estime bien plus facile d’expliquer ou de décortiquer les chutes que les incipit. Pour les chutes, on peut toujours dire qu’elles se sont advenues ainsi en raison du commencement. Ou que les nouvelles se sont terminées ainsi parce que quelque chose, survenu au milieu, nous y a conduits. Les débuts, en revanche, ont des origines plus nébuleuses.

    Je me suis souvenue de la première phrase d’un essai de la nouvelliste et romancière Ann Beattie : « Une vérité coupable sur l’écriture : si vous connaissez bien votre sujet, vous ne saurez jamais avec certitude où commencer ; seuls les sujets ennuyeux offrent un point de départ inévitable. »

    L’un de mes plus anciens souvenirs d’enfance est mon arrachement à ma mère à l’âge de quatre ans. À l’aéroport de Port-au-Prince, le jour où ma mère a quitté Haïti pour les États-Unis, je m’étais accrochée à ses jambes avant qu’elle ne monte dans l’avion. Elle s’est penchée et, les larmes aux paupières, a ouvert mes poings pour que mon oncle puisse me détacher d’elle. Alors que mon petit frère de deux ans, André, tombait par terre en pleurant, ma mère s’éloignait précipitamment, enfouissant son visage trempé de larmes dans ses mains. Elle ne pouvait pas se retourner.

    Si ma vie était la nouvelle dont on m’avait demandé d’expliquer le début lors de cet atelier d’écriture à Fond-des-Blancs, cela aurait pu être le début que j’aurais choisi, la scène la plus dramatique dont je me souvienne, et dont j’ai souvent parlé et à propos de laquelle j’ai écrit, notamment dans mon récit Adieu mon frère (Brother, I’m Dying). En créole haïtien, quand on dit de quelqu’un qu’il est lòt bò dlo, de l’autre côté de la mer, cela peut vouloir dire qu’il a voyagé à l’étranger ou qu’il est mort. Bien avant que j’apprenne la signification de cette expression, mes parents étaient déjà lòt bò dlo, mon père ayant quitté Haïti pour New York deux ans avant ma mère. Mon désir de donner un sens à cette séparation, à cet état de lòt bò dlo, m’a aidée à comprendre que les mots pouvaient combler les distances. Je communiquais entre autres avec mes parents par lettres. Chaque mois, mon père nous envoyait une courte lettre qui commençait par : « J’écris, espérant que cette missive vous trouve en bonne santé. Moi aussi, je vais bien. Grâce à Dieu. »

    Chaque fois que les lettres de mes parents arrivaient chez mon oncle à Port-au-Prince, elles me rappelaient qu’ils pouvaient me raconter des histoires de loin. Je les imaginais en train de me raconter des récits édifiants, que mon oncle répétait souvent, à propos de leurs longues journées ardues dans des ateliers ou des risques d’une descente de la police de l’immigration dans leurs lieux de travail qui aurait pu les conduire dans un centre de détention en attente d’expulsion. À Fond-des-Blancs, les aspirants écrivains, comme tant d’autres aspirants écrivains de partout ailleurs, posaient des questions telles que : « Comment commencez-vous ? Qui vous a appris à écrire ? Que lisez-vous ? Qui continuez-vous de lire ? »

    Je leur ai dit que mes meilleurs professeurs d’écriture étaient les conteurs de mon enfance. La plupart n’étaient jamais allés à l’école et n’avaient jamais appris à lire ou à écrire, mais ils portaient leurs histoires en eux tels des trésors. En l’absence de ma mère, mes tantes et mes grands-mères me racontaient des histoires le soir, lorsque les lumières s’éteignaient à cause des pannes de courant, pendant qu’elles coiffaient mes cheveux, ou lorsque je coiffais les leurs. Cela pourrait être un autre début possible : les histoires racontées par des femmes comme celles que la regrettée Paule Marshall appelait les « poétesses de cuisine ».

    2

    Je suis arrivée à New York en 1981, à douze ans, pour y rejoindre mes parents peu de temps après la découverte des premiers cas du syndrome d’immunodéficience acquise (SIDA) aux États-Unis. Les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) avaient identifié quatre groupes « à haut risque » pour cette maladie : les consommateurs de drogues par injection, les homosexuels, les hémophiles et les Haïtiens. Les Haïtiens étaient les seuls désignés uniquement par leur nationalité, en partie à cause d’une vingtaine de patients haïtiens qui s’étaient présentés au Jackson Memorial Hospital de Miami. Soudain, tous les Haïtiens étaient soupçonnés d’avoir le sida. Dans le collège public où mes parents m’avaient inscrite, certains élèves non haïtiens nous bousculaient régulièrement, les autres élèves natifs d’Haïti et moi, nous frappaient et nous disaient que notre sang était souillé. Toute ma classe d’anglais langue seconde avait même été exclue d’une sortie scolaire à la statue de la Liberté par crainte que notre présence à bord du même autobus que les autres élèves présente un danger pour ceux-ci.

    J’avais un enseignant merveilleux dans ce collège, un exilé haïtien du nom de Raymond Dusseck. Les cours de sciences, de mathématiques et d’anglais langue seconde de M. Dusseck s’appuyaient sur des jeux et des chansons pour nous aider à apprendre à maîtriser notre nouvelle langue. Il nous apprenait des chansons anglaises riches en histoires, en commençant par l’hymne national afro-américain. Je me souviens de l’enchantement qu’avaient suscité chez moi les magnifiques paroles de James Weldon Johnson :

    Élevez chaque voix et chantez,

    Jusqu’à ce que la terre et le ciel résonnent

    Résonnent des harmonies de la liberté.

    Huit mois plus tard, j’ai été transférée d’un cours d’anglais langue seconde à une classe normale, où ma professeure m’a demandé d’écrire un essai sur mon premier Thanksgiving. J’ai écrit que j’avais hâte de manger la dinde « dorée », pensant que c’était original. Plus tard, j’ai été horrifiée par ce cliché, mais elle m’a dit que j’avais une grande voix d’écriture. « Que chaque voix s’élève », en effet. Sauf celles des Autochtones massacrés.

    Quand j’étais en onzième année, monsieur Casey, mon prof d’histoire à l’école secondaire Clara Barton à Brooklyn, m’a demandé comment je voulais laisser ma marque dans le monde. Je lui ai dit que je voulais être écrivaine. Le lendemain, il m’a prêté son exemplaire de l’anthologie de Mari Evans Black Women Writers (1950–1980) : A Critical Evaluation. Ce livre rassemblait des textes critiques sur les œuvres de Paule Marshall, Toni Morrison, Lucille Clifton, Alice Walker, Toni Cade Bambara, Audre Lorde, Gayl Jones, Gwendolyn Brooks, Sonia Sanchez, Nikki Giovanni, Maya Angelou, Gloria Naylor, et bien d’autres écrivaines qui allaient devenir mes idoles littéraires. Elles, au même titre que les écrivains haïtiens que j’ai commencé à lire à New York, comme Marie Vieux-Chauvet, Jacques Roumain, Jacques Stephen Alexis, J. J. Dominique, Ida Faubert et Dany Laferrière, sont devenus mes compagnons dans mon voyage naissant en tant qu’écrivaine. (J’ai écrit à propos de certains de ces auteurs en d’autres pages, notamment dans mon recueil d’essais Créer dangereusement, publié en 2010, inspiré par Albert Camus et adapté de mon allocution prononcée dans le cadre de la série de conférences Toni Morrison de l’Université de Princeton, en mars 2008.)

    « Est-ce que l’écriture peut changer quelque chose ? » m’a-t-on également demandé lors de l’atelier pour les jeunes

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