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Tant pis pour le thé
Tant pis pour le thé
Tant pis pour le thé
Livre électronique467 pages6 heures

Tant pis pour le thé

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À propos de ce livre électronique

Promo de lancement jusqu'au 5 octobre 2025 inclus !

 

« Les secrets du musée sont comme le thé – plus ils infusent, plus ils deviennent amers. »

Pour son premier job d'été, Tommaso débarque de Paris comme guide au Musée International du Thé, quelque part au milieu du Gard. Dans ce manoir entre deux collines, il découvre une directrice tyrannique aux allures de duchesse anglaise, des tasses centenaires et des guides aussi excentriques que leur uniforme. Et puis il y a Magdalena, l'assistante aux yeux jaunes, qui partage sa vie avec le beau et ténébreux David…

Alors que l'été s'embrase et que les non-dits s'accumulent, Tommaso se retrouve pris dans un triangle amoureux qui le pousse à choisir : continuer à se plier aux règles du musée, ou enfin écouter ses désirs ?

Un premier roman sur la quête d'identité, qui mêle mystère et sensibilité avec une pointe d'humour.

 

Vous aimerez Tant pis pour le thé si vous kiffez…

  • Les jeunes personnages qui cherchent leur voie ;
  • Les triangles amoureux à tendance queer ;
  • Les petits villages du Sud ;
  • Les secrets de famille ;
  • Les personnages complexes et bigarrés ;
  • Les touches d'humour…
  • Et le thé, évidemment !

 

"Si vous cherchez une histoire pleine de rebondissements, de personnages humains, si vous aimez le thé, les romans initiatiques et les personnages parfois diaboliques ou manipulateurs, si vous aimez le soleil et l'été, que vous voulez voyager en France, pousser la porte d'un musée du thé, ce roman est pour vous !" - @lacroqueusedelivrespodcast sur Babelio

LangueFrançais
ÉditeurMarion Joceran
Date de sortie24 sept. 2025
ISBN9791097649616
Tant pis pour le thé
Auteur

Marion Joceran

Marion Joceran vit à Grenoble, où elle anime des ateliers d'écriture, enregistre des podcasts et boit beaucoup trop de thé. Ses textes s'inspirent souvent de son enfance drômoise et de ses longs séjours à l'étranger.   Son premier roman, Tant pis pour le thé, a été finaliste du concours des Murmures Littéraires 2024.   Retrouvez La Page Sensible, son journal audio de lecture et d'écriture, sur Youtube et sur toutes les plateformes de podcast.

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    Aperçu du livre

    Tant pis pour le thé - Marion Joceran

    pour les copines,

    sans qui rien ne se fait

    ​1 — Thé vert

    Je me laisse tomber sur le quai et lâche aussitôt ma valise, trop lourde pour mes bras maigrichons. Le train s’éloigne dans un grognement et m’abandonne là, seul sur le béton fissuré. J’aspire l’air vif, imprégné d’une odeur d’iris, de feuilles de platanes sèches et de ce qui ressemble à de la merde de chien.

    Ça sent la province.

    Quelques lavandes s’agitent dans leur bac en ciment et, après dix heures de rail, le silence m’appuie sur les tempes. Bien qu’il fasse déjà bon pour la saison, le vent me fait frissonner et je resserre les pans de mon blouson. Je traîne ma valise jusqu’à la sortie de la gare. Le portillon grince à mon passage.

    Ça y est. Me voilà bien loin de chez moi.

    Je sursaute au bruit du klaxon. Une 205 rouge toute cabossée s’est arrêtée en travers du parking désert. Derrière la vitre baissée, une femme d’une cinquantaine d’années me fait signe.

    — Monsieur Rouvert ?

    Sa voix est un peu éraillée, un mélange bizarre d’accent du Sud et de l’étranger. Elle pourrait être anglaise, ou danoise. Je tire ma valise sur l’asphalte inégal et me penche à la fenêtre. Une odeur de patchouli et de thé froid m’envahit les narines.

    — Qu’est-ce que t’attends ? Monte, je suis à la bourre.

    Allemande, peut-être ? Pendant que je hisse mes bagages dans le coffre, elle ramasse son sac pour le balancer sur le siège arrière. Je m’assieds prudemment à côté d’elle, cherchant à ne pas piétiner le panier de légumes posé à mes pieds. La femme démarre en trombe, faisant tressauter les poireaux et les carottes, puis me tend une grande main maigre :

    — Moi c’est Lottie. On va être collègues, à ce qu’il paraît.

    — Tommaso, dis-je en rencontrant son regard bleu pâle.

    Ses doigts sont fermes et froids. Pourtant, le chauffage tourne à bloc dans la 205.

    — Comment ça ? grogne-t-elle en négociant un virage sec.

    — C’est mon nom, je m’appelle Tommaso.

    — Ah bon. C’est français, ça ?

    Une clope éteinte calée entre ses lèvres minces, elle agite la tête pour rejeter en arrière ses cheveux grisonnants, puis m’observe de haut en bas.

    — T’es français, toi, non ?

    — Oui. Mais ma mère est italienne.

    — Ah ! Bon.

    — Et vous ?

    — Dis-moi « tu », Coco, sinon on va pas s’en sortir. Je suis hollandaise, mais ça fait bien vingt piges que je vis dans le Gard.

    Nous nous extirpons du bourg et de ses ruelles à sens unique. Tout le long, Lottie jure comme un charretier arlésien, dans son accent à la fois sudiste et nordique.

    — Ils ont tout changé cet hiver, putaing ! On part deux mois en vacances et, au retour, il y a des sens interdits partout.

    Après quelques marches arrière, nous attaquons enfin la départementale. La 205 longe une succession de champs labourés et de coteaux amaigris par le froid. À intervalles réguliers, des mas entourés de cyprès reflètent les lueurs ocre du soleil, déjà couchant.

    — Ils m’emmerdent, la SNCF, marmonne Lottie. Je vais rater le yoga avec leurs retards. En plus je suis sûre qu’on va se taper des camions jusqu’au village.

    Pour moi qui débarque du 93, la route paraît si calme que je retiens un sourire dubitatif. Je ne sais pas quelle distance nous sépare encore de mon nouveau lieu de vie et je n’ose pas poser la question. D’une certaine manière, j’ai hâte d’arriver, car le trajet depuis Paris m’a paru interminable. En même temps, j’appréhende ce que je vais trouver au bout du voyage. Il y a un mois à peine, je roupillais tranquillement sur les bancs de la fac, entre l’appartement familial et quelques rattrapages magnanimes. Et voilà que je regarde passer les champs à 80 km/h, sans savoir où je vais dormir ce soir, de quel côté sera la table de nuit ni quelle sera l’odeur de mon oreiller.

    Au téléphone, la secrétaire m’a seulement dit que « quelqu’un viendrait me chercher pour m’emmener à mon logement de fonction. » Le jour décline derrière la vitre et ma gorge se serre, prise dans un étau d’inconnu. À chaque kilomètre qu’avale la petite voiture, mon envie de faire demi-tour s’intensifie. Je regarde l’heure sur mon portable. Il n’est peut-être pas trop tard pour attraper un train de nuit vers Paris. Je serais à la Gare de Lyon avant l’aube.

    J’entrouvre les lèvres, me tourne à demi vers Lottie.

    — Connard ! crie-t-elle en se penchant à la fenêtre.

    Je sursaute et mon téléphone glisse à mes pieds avec un bruit mat. Le conducteur de camion rend à Lottie son doigt d’honneur, quelques coups de klaxon sont échangés, puis le silence retombe. Je me secoue sur mon siège. On se calme, Tommaso. Tu y es presque. Ferme-la et tout va bien se passer.

    Un quart d’heure s’écoule sans autre insulte ni amabilité. Au niveau d’un vieil abribus, Lottie tourne sèchement pour emprunter une route encore plus étroite. Dans le soir tombant, le panneau indique : « Sainte-Estérelle 2,4 ».

    Tel un défi à mon scepticisme, le paysage embellit à vue d’œil. Les collines, encore visibles dans la pénombre, deviennent de plus en plus escarpées. Une chaîne de montagnes barre l’horizon, écaillée comme une tortue, présentant ses teintes crayeuses aux dernières lueurs du jour. Les unes après les autres, des lumières s’allument aux fenêtres des grosses maisons posées entre vignes et oliviers. Cette beauté me rassure un peu, comme un gage que je n’ai pas fait tout ce chemin pour rien.

    Quand nous arrivons à Sainte-Estérelle, dix-neuf heures sonnent et la nuit tombe. La tête lourde des fatigues du voyage, je ne distingue que vaguement les façades inégales. Puis Lottie fait craquer son frein à main et claquer sa ceinture de sécurité.

    — Allez, hop ! Faut vraiment que je me grouille.

    J’attrape mes affaires avant qu’elle ne me sème. Sans prendre la peine de verrouiller sa voiture, Lottie s’enveloppe dans un châle en cachemire et se dirige vers une ruelle montante. Elle s’éloigne d’un pas aussi raide que rapide, et je la suis tant bien que mal malgré les roulettes de ma valise qui butent sur les pavés. Alors que nous nous enfonçons entre de hauts murs qui sentent le lierre, je m’efforce de ne pas perdre ma nouvelle collègue de vue.

    Nous bifurquons trois ou quatre fois dans les rues piétonnes et, au bout de quelques minutes, je me sens complètement paumé. Enfin, Lottie s’arrête au début d’un passage étroit, éclairé par un unique lampadaire.

    — C’est là, au numéro quatre. Je te laisse, la prof de yoga va me tuer.

    — Attendez. Vous... tu ne me donnes pas les clés ?

    Lottie trottine déjà cinq mètres plus bas.

    — C’est pas moi qui les ai. Sonne !

    Les franges de son châle disparaissent au coin de la rue.

    Je finis de traîner ma valise jusqu’au numéro quatre. À part le froufrou de la brise qui déplace quelques feuilles mortes, le village est complètement silencieux. Je frissonne, autant de fatigue que de trac. Mon coup de sonnette résonne à travers la porte écaillée, comme si elle dissimulait une grande caverne. J’attends un temps qui me paraît raisonnablement long, sonne une deuxième fois, me retourne pour scruter les alentours. Le battant s’ouvre dans mon dos et une voix douce, à l’accent exotique, murmure :

    — Oui ?

    Une jeune femme au visage dodu et au teint mat me détaille. Ses sourcils légèrement froncés lui donnent un air de petite fille inquiète.

    — Heu... Je viens pour le musée. J’espère que je ne me suis pas trompé de maison.

    — Non, non, c’est bien la colocation du musée. Entrez.

    S’est-elle effacée avec une certaine réticence ? Tout en soulevant ma valise, je me dis que son accent doit être espagnol.

    — Tu habites ici aussi ? lui dis-je, estimant que son jeune âge m’autorise à la tutoyer.

    — Oui, je suis guide. Comme toi, n’est-ce pas ?

    J’acquiesce d’un signe de tête tout en promenant un œil dans le vestibule. L’air y est frais, plus humide qu’à l’extérieur. Derrière l’abat-jour poussiéreux, une ampoule basse tension peine à éclairer les premières marches d’un escalier qui se perd dans la pénombre. La jeune femme suit mon regard vers le fond du hall, où se devine une porte.

    — La cuisine. Viens, je dois te faire visiter.

    — Merci... Comment tu t’appelles ?

    — Yovana.

    — Moi c’est Tommaso.

    — Comment ?

    — Tommaso.

    — Ah, enchantée.

    Elle n’a pas l’air enchantée du tout. C’est un tout petit bout de femme, ce qui explique peut-être sa méfiance. Elle doit avoir la vingtaine et mesurer moins d’un mètre cinquante. Je me demande si je lui fais peur. Un gringalet comme moi, soixante-trois kilos tout mouillé, ça serait un comble. Mais malgré sa réserve, ses yeux noirs dégagent une sympathique douceur. Je suis bien placé pour deviner qu’il s’agit simplement de timidité.

    Tandis qu’elle me fait découvrir la cuisine au plafond voûté, j’apprends que Yovana a emménagé ici il y a seulement cinq jours. À cette nouvelle, une bouffée de soulagement me traverse. Je ne serai donc pas le seul petit nouveau demain, à peine arrivé dans ce bled pour démarrer un job improbable.

    Dans un angle de la pièce, un canapé bancal et une télé à tube cathodique font office de coin salon. Voilà donc le « logement tout confort, entièrement meublé » dont parlait l’annonce. La déco n’a pas dû changer depuis les années cinquante, ce que confirme le reste de la maison.

    Alors que nous explorons les trois étages en évitant de nous cogner les coudes, Yovana m’apprend qu’un troisième colocataire habite ici, mais nous ne le croisons pas. S’il est entre ces murs, il ne fait pas un bruit, et ce silence me semble un peu surnaturel. Au deuxième, Yovana me confie enfin la clé de ma chambre. Elle redescend aussitôt les escaliers en se frottant les yeux, maintenant déchargée de sa mission. À force de questions, j’ai découvert qu’elle débarquait fraîchement, non pas d’Espagne, mais du Pérou. Je parie qu’elle file tout droit se coucher, décalage horaire oblige.

    Il me tardait d’être seul et c’est avec soulagement que j’introduis la clé dans la serrure. En poussant le battant, je suis frappé par l’odeur de carton et de bois humide qui règne dans la pièce. C’est comme entrer dans une vieille caravane, baignée par la lumière jaune du lampadaire suspendu juste devant ma fenêtre.

    Je fais vite le tour du mobilier, qui n’est pas sans rappeler celui d’une cellule de moine. Un sommier en fer, une armoire et un bureau en contreplaqué, une chaise en formica. Dans quels ordres anachroniques suis-je rentré ? J’ouvre ma valise contre le mur et, à l’idée de la vider dans le placard, une immense flemme m’envahit. Je ne sais pas si je le dois à la journée de voyage, au poids des bagages ou à l’atmosphère confinée de la maison, mais je suis frappé du même sommeil précoce que mes deux colocataires.

    Abandonnant toute idée de dîner, je me glisse dans des draps que l’usure a rendus étonnamment doux. J’ai renoncé à fermer les volets, harnachés à la façade par au moins deux couches de vigne vierge. Malgré les rideaux, la lumière du lampadaire inonde mon lit.

    Cette intense fatigue m’annonce sans faillir une bonne séance d’insomnie. Je reconnais ce poids douloureux sur mes paupières qui m’avertit que, même si je ne tiens plus debout, je ne m’endormirai pas avant l’aube. Maintenant que je suis immobile, les pensées tournoient dans ma tête comme des papillons de mauvaise nuit.

    Putain, mais qu’est-ce que je fous là ?

    Pareil à une pile de valises, le doute pèse sur ma poitrine et me raccourcit le souffle. Je sais, je sais, personne ne m’a forcé à venir ici. À 21 ans, je suis un grand garçon et, contrairement à ce que prétendrait ma mère, je prends mes décisions tout seul. Ne pas savoir ce qu’on veut faire de sa vie, ça ne signifie pas qu’on n’a aucune volonté. On hésite, c’est tout. On farfouille, on teste, on déchante, on réessaye.

    Je crois que je suis là pour farfouiller.

    Quitter Paris, l’idée m’a tout de suite séduit. Avoir de l’argent qui soit vraiment à moi, encore plus. Ne plus voir la tronche des profs de fac, ça, c’était le bonus. Trois ans et demi de leurs airs prophétiques et de leur prétention débonnaire, c’est assez pour vous dégoûter à vie de l’Histoire. Même quand on a enfin, six mois après tout le monde, réussi à valider sa licence à la con. Qu’est-ce qui m’aurait retenu là-bas ? Un master sans débouchés ? L’anonymat des amphis ? Certainement pas une chérie. Autant me perdre dans un petit bled du Sud. Au moins, ça aura des faux airs de vacances, me disais-je. Tout, n’importe quel job saisonnier, plutôt qu’un nouveau semestre à me demander quelle spécialité choisir pour déjouer l’ennui et le chômage.

    Me voilà donc sur un sommier creux, le nez dans la lavande rance, avec la lumière d’un lampadaire en pleine poire. Trop tard pour faire demi-tour. Demain, je commence ce taf mystérieux, attrapé au détour d’une annonce Pôle Emploi. C’est drôle comme quelques lignes de caractères sur une page internet peuvent te faire traverser tout un pays.

    Bien sûr, je n’ai pas précisé à mes potes ce que je partais faire. Pour ce que ça les intéressait... J’ai vaguement évoqué un boulot touristique, où il fallait parler plusieurs langues. Qui m’aurait cru si j’avais dit que j’allais me pe­­­rdre au milieu du Gard pour travailler au Musée International du Thé de Dorothy Thuret ? Ils m’auraient répondu : « Gros, quand tu t’inscris à Pôle Emploi, tu reçois tout le temps des mails pour des tafs bidon. Rassure-moi, tu leur as pas filé ton numéro de carte bleue ? »​

    2 — English breakfast

    Très concentrée sur son petit déjeuner, Yovana s’obstine à éviter mon regard. Je ne sais pas si c’est encore la timidité d’hier ou si j’ai juste une sale tête au réveil. Il faut dire que j’ai vraiment mal dormi, avec ce fichu lampadaire. Elle accepte quand même de me dépanner d’un petit pain et d’un sachet de café soluble. Malgré le Nescafé, la mie peine à descendre dans mon gosier. On a beau être le premier jour de mars, je ressens un bon vieux trac de rentrée qui sent la fin de l’été. Cette petite sensation au creux du ventre qui me susurre : « Qu’est-ce que tu comptes foirer cette année ? »

    La porte de la cuisine s’ouvre dans un craquement. Un jeune type bedonnant, habillé comme un prof de littérature, entre en lissant sa moustache. Il ralentit à peine en m’apercevant et, sans un mot, sort une cafetière italienne du buffet. J’allais le saluer mais quelque chose, dans l’attitude de son dos fermement tourné, m’arrête. J’essaye à nouveau de croiser les yeux noirs de Yovana, espérant qu’elle fasse les présentations et mette fin au malaise. Mais Madame est fascinée par la liste des ingrédients de son fromage sous vide.

    Je dois donc attendre que le moustachu, qui doit avoir la trentaine, s’asseye à l’autre bout de la table avec sa tasse fumante. Là encore, pas un mot. Il s’est perdu dans la contemplation de l’unique fenêtre, qui offre une vue plongeante sur le village. Mon estomac se contracte et je repose mon pain au lait. Dans ce décor sans âge, j’ai l’impression de m’être égaré dans le rêve de quelqu’un d’autre, aussi invisible qu’une miette sous le buffet. Yovana touille sa tasse, le bedonnant sirote, les cyprès s’agitent au-dessus des toits, je me décompose. Si c’était la saison, on entendrait une mouche voler.

    N’y tenant plus, je me gratte la gorge avant de lancer :

    — Je peux prendre du café ?

    Le moustachu pose enfin ses petits yeux sur moi. Puis il attend une seconde de trop avant de répondre, d’un ton affable :

    — Mais je t’en prie.

    Son accent est américain, sans hésitation. Alors qu’il se relève et s’empresse de me servir lui-même du café, l’atmosphère de la pièce se transforme. Yovana se lève à son tour pour laver sa vaisselle, l’Américain fait un commentaire sur le vent qui souffle fort. Je me prends à douter de la scène que je viens de vivre. Notre colocataire se présente si poliment. Il s’appelle Andrew, a grandi dans le Massachusetts et travaille au musée depuis plusieurs années. Je me sens bête d’avoir ressenti un tel malaise, mais note tout de même la pointe de supériorité dans sa voix, comme pour rappeler que nous ne sommes que des petits nouveaux en période d’essai.

    C’est d’ailleurs lui qui, regardant sa montre et fronçant les sourcils, nous donne le top départ :

    — Neuf heures trente. Allons-y, Messieurs-Dames.

    Yovana se précipite vers l’étage avant de reparaître en bas des escaliers, emmitouflée des pieds à la tête. Avec ses joues rebondies, rosies par le trac de ce premier jour, on dirait une matriochka. J’aperçois mon reflet dans la vitre poussiéreuse de l’entrée et le trouve bien pâle en comparaison. Que pensera notre employeur de l’allure de ses deux nouvelles recrues ?

    Je n’ai pas le temps de me recoiffer, car Andrew descend déjà la ruelle, un chapeau melon vissé sur le crâne. J’ébouriffe ma tignasse en haussant les épaules. Pourquoi m’efforcer d’avoir la tête de quelqu’un d’autre ? Ils découvriront tôt ou tard que je ne suis bon à rien. C’est à ça que servent les périodes d’essai.

    Réconforté par la pensée rassurante de l’échec, je claque la porte derrière moi.

    L’Américain nous entraîne vers le bas du village, entre les murs constellés de plantes de rocaille. Tandis que nous descendons, je distingue entre les maisons un paysage vallonné, rythmé par les coteaux de vignes et les pans de garrigue.

    Devant l’église, une jeune rousse à l’air fatigué nous attend, assise au volant d’un break vert foncé. En voilà une autre qui a dû mal dormir cette nuit. En nous apercevant, son visage s’éclaire pourtant d’un sourire plein de fossettes. Elle bondit hors de la voiture pour nous saluer un à un.

    — Yovana, comment ça va depuis mardi ? Tu t’es bien installée ? Andrew t’a montré où faire les courses ? Bonjour, Andrew, tu as passé un bon hiver ? Prêt pour la reprise ?

    Je suis en train de noter mentalement qu’à moi, Andrew n’a rien expliqué au sujet des courses, quand la jeune femme se tourne vers moi.

    — Magdalena Thuret, assistante de la directrice, annonce-t-elle d’une voix à la fois chaleureuse et grave. Bienvenue au Musée International du Thé de Dorothy Thuret, Tommaso.

    Depuis que j’ai quitté Paris, Magdalena est la première personne à me faire la bise. Très élancée, elle mesure au moins cinq centimètres de plus que moi et doit se pencher pour m’embrasser. Un parfum de lessive et d’agrumes effleure mes joues comme une poudre.

    Son visage anguleux, couvert de taches de rousseur, ne me paraît pas très méridional. Elle possède un physique atypique, presque nordique. Malgré ses cernes, ses yeux jaunes semblent animés d’un feu sous-jacent, comme un volcan qui ronronne sous la croûte terrestre. J’époussette discrètement les quelques miettes du petit déjeuner égarées sur mon blouson, le regard baissé, incapable de soutenir cette lueur sombre.

    Assis à l’arrière du break avec Yovana, je découvre pour la première fois les deux kilomètres qui séparent la colocation de notre lieu de travail. Magdalena nous explique que le musée se trouve sur une petite colline, un peu à l’écart du village. En chemin, elle commente le paysage :

    — Là, c’est l’école primaire où ma sœur et moi sommes allées. Ça, c’est l’épicerie-boulangerie de Madame Chastan — Yovana, tu connais déjà...

    Sur le siège passager, Andrew se tient droit comme un i, laissant glisser un regard blasé sur ce décor méridional. Yovana observe en silence le village qui défile à tribord, les mains bien à plat sur ses genoux. À gauche s’étendent les collines et les champs, ponctués de touffes de fleurs d’amandier d’un blanc effaré. En ce premier jour de mars, les couleurs sont encore ternies par l’hiver, mais le ciel luit d’un bleu sans rature.

    — Nous y voilà.

    Sur le bord de la route, un panneau de tôle vert canard attire tous les regards. Surmontant un dessin de théière fumante, de grandes lettres d’or indiquent : Musée International du Thé de Dorothy Thuret. Et juste en dessous, en plus petit : Dorothy Thuret’s International Tea Museum. Bienvenue ! Welcome ! Willkommen ! Welkom ! Yōkoso !

    Ma gorge se serre. Dans quoi est-ce que je m’embarque ? Yovana se retourne vers moi, les yeux écarquillés. La jeune Péruvienne est venue de bien plus loin que moi pour cet étrange boulot. Dans son regard, je lis la même question que celle qui me taraude à présent : ¿ qué coño ?

    Magdalena escalade la colline par une grande allée et se gare sur un parking de gravier blanc. Derrière une haie de peupliers se dresse un manoir aux toits pentus, adossé aux coteaux de vignes. L’assistante nous entraîne à travers une grille de fer forgé dont la peinture dorée s’écaille sérieusement. Au moment où nous entrons dans la cour, un coup de mistral nous fait tous frissonner. Le vent tournoie entre les trois bâtiments du musée, chargé d’une haleine de tannins et de brocante.

    Bien que je n’y connaisse rien en architecture gardoise, je note que la baraque se démarque du reste du village. Certes, elle arbore les mêmes murs de pierre jaunâtre et les mêmes tuiles rousses qu’aux alentours. Mais le lieu respire une forme d’espièglerie, comme un pied de nez aux traditions. Deux énormes pots de fleurs en forme de tasses flanquent l’entrée, du même vert rétro que le panneau et les lourds rideaux pendant aux fenêtres. Le tout dégage un aspect loufoque, presque britannique, qui me donne encore l’impression de m’être trompé de siècle.

    La porte du bâtiment central s’ouvre et une dame toute fine, les cheveux grenadine en pétard, se précipite vers Magdalena.

    — Mon Dieu, enfin te voilà. Misère de misère...

    À sa voix geignarde et son fort accent du Sud, je reconnais la secrétaire que j’ai eue au téléphone avant de quitter Paris. Son visage est exactement tel que je me l’étais imaginé, avec deux rides profondes qui encadrent sa bouche et lui donnent un air plaintif.

    — Bonjour Jacynthe, la salue Magdalena, sans paraître s’étonner du faciès défait de sa collègue. Tu as préparé les contrats pour la saison ? Et ceux des nouveaux ?

    La petite dame nous jette un coup d’œil distrait. Yovana et moi nous redressons, parés à nous présenter.

    — Oui, pardon, tout est prêt, tout est prêt. Mais misère, tiens, prends-le, je n’en peux plus, il n’arrête pas de sonner !

    Elle fourre le combiné d’un téléphone sans fil entre les mains de Magdalena.

    — Midi Tour a appelé trois fois ce matin. Ils veulent les disponibilités pour les soirées d’avril. Mais je suis vraiment désolée, je ne sais pas où est passé le carnet de réservations. Et ta grand-mère qui reste introuvable...

    On dirait qu’elle va éclater en sanglots. Magdalena, qui paraît habituée, nous adresse un sourire gêné.

    — Calme-toi, je vais les rappeler, la rassure-t-elle. Granny avait rendez-vous en ville. En attendant, est-ce que...

    — Magdalena, c’est toi ? lance une nouvelle voix dans notre dos. Tu peux venir deux secondes, ma puce ?

    La voix, à la fois grave et douce, provient du bâtiment sur notre droite. Nous nous retournons tous, scrutant cette aile basse du manoir qui, à je ne sais quelle époque, devait abriter des écuries. Au-dessus d’une boutique de souvenirs et d’un restaurant aux volets clos, un homme s’est penché à la fenêtre. Ses rares cheveux roux volettent autour d’une impressionnante calvitie.

    — Une minute, Papa, je suis avec les nouveaux.

    — Je ne retrouve pas le devis pour la toiture de la serre, insiste le père de Magdalena.

    — Oui, oui, une minute, j’arri...

    Driiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiing !

    Seuls Yovana et moi avons sursauté au son strident du téléphone. Andrew, Jacynthe et Magdalena y semblent habitués. Avant de décrocher, Magdalena chuchote en vitesse :

    — Jacynthe, tu penseras aux contrats, s’il te plaît ? Merci beaucoup. Andrew, tu leur expliques, comme d’habitude ? Avec Lottie... ? Oui ! Allô ?

    Elle nous adresse un signe de la main tout en s’éloignant vers le restaurant. Avec un soupir, Jacynthe s’en retourne vers la porte du bâtiment principal, ses petits talons claquant sur les marches du perron. Comme Andrew la suit, Yovana et moi faisons de même. Au moment de franchir le seuil, j’entends des bruits de pas précipités derrière moi.

    — Hou punaise. Vous êtes en avance ou c’est moi qui suis en retard ?

    Lottie nous rejoint en courant, essoufflée et le manteau boutonné de travers. Andrew lui jette un regard méprisant. Par chance, il n’a pas le temps d’exprimer sa pensée à voix haute, car Jacynthe chevrote de l’intérieur :

    — Messieurs-Dames, excusez-moi de vous demander pardon... Voudriez-vous bien monter au bureau ? Je dois vous faire signer les contrats et je croule sous les factures à trier. Ah ! Misère.

    Nous traversons au pas de course un hall sombre, dans le coin duquel se dresse un guichet d’accueil désert. Le grand escalier de bois grince si fort qu’il couvre le bruit de nos pas. C’est à peine si j’entends l’exclamation de surprise de Yovana, qui repère juste avant moi l’énorme luminaire au-dessus de nos têtes.

    Un lustre de deux mètres de diamètre, intégralement composé de tasses en cristal et de petites cuillères en argent terni.

    Sur le palier du deuxième étage, Jacynthe la secrétaire nous fait entrer dans un bureau encombré. La fenêtre donne sur la cour du manoir, et j’aperçois Magdalena et son père qui la traversent à pas rapides. Je les suis du regard, une silhouette longue et énergique, l’autre molle et voûtée, mais penchées en avant avec le même empressement.

    Jacynthe ouvre tous ses tiroirs un à un.

    — Pardon, ils sont ici, ah non, pourtant j’étais sûre qu’ils étaient là. Excusez-moi... Ah !

    Elle brandit quatre contrats et les étale entre deux piles de classeurs. Poussant vers nous un pot à lait débordant de crayons, elle nous presse :

    — S’il vous plaît, Messieurs-Dames. En bas à droite.

    Ma mère m’a toujours répété de ne jamais signer un contrat sans l’avoir lu. Mais les trois autres guides se saisissent chacun d’un stylo et j’ai à peine survolé l’en-tête que Jacynthe récupère déjà leurs copies. Je parcours en diagonale tout ce que je peux, ne retenant que quelques bribes : contrat à durée déterminée conclu pour une durée de 10 (dix) mois... Guide trilingue et assistant de vente... Une période d’essai d’une durée de 1 (un) mois... Horaires annualisés... La récupération des heures effectuées de nuit et pendant les jours fériés se fera conformément à... Puis, comme je sens que tout le monde m’attend, je griffonne mon nom sur la dernière page.

    Si mes calculs sont bons, je viens de m’engager pour le restant de l’année. Serait-ce le moment d’évoquer le fait que je ne compte travailler que jusqu’à la fin de l’été pour pouvoir reprendre la fac ? Mais Jacynthe s’empare de mon contrat avant que j’ose ouvrir la bouche. Omettant de m’en remettre un double, elle le fourre dans un tiroir et s’assied devant ses factures sans nous accorder un autre regard.

    Des deux qui occupent la pièce, son bureau est le plus chargé de paperasse. Quelques fauteuils Louis XVI longent les murs, évoquant la salle d’attente d’un dentiste aux goûts baroques. Un évier, une table bancale et une commode couverte de tasses achèvent d’encombrer le petit espace. Je fais un pas de côté pour laisser passer Andrew et Yovana couine. On se marche littéralement dessus, dans ce bureau.

    Lottie se penche vers la secrétaire et lui demande à voix basse :

    — Madame Dorothy n’est pas là ?

    — Magdalena dit qu’elle est occupée en ville, murmure Jacynthe après un coup d’œil vers la porte ouverte sur le couloir.

    Aussitôt, Lottie se redresse et se met à farfouiller dans un placard rempli de boîtes à thé. Yovana et moi restons debout au milieu du capharnaüm, les bras ballants, jusqu’à ce qu’Andrew s’approche avec une pile de polycopiés jaunis.

    — Voici le texte de la visite. Tout le monde doit le connaître en anglais et en français, bien entendu. Yovana, je suppose que ta troisième langue est l’espagnol. Et toi, Tom ?

    — Tommaso.

    — C’est ça. Ta troisième langue ?

    — Italien.

    Il tend à chacun de nous trois textes, longs de six pages environ.

    — Vous avez dix jours pour mémoriser la version en français.

    Je regarde à nouveau les feuilles couvertes de Comic Sans MS.

    — Par cœur ?

    — À la virgule près, réplique Andrew.

    À ma droite, Yovana prend un air déconfit. Je ne fais pas le malin non-plus, même si je m’estime chanceux de ne pas commencer par apprendre la traduction anglaise ou italienne.

    — D’ici le dix mars, vous ferez vos premières visites en français. Ensuite, vous aurez quatre jours de plus pour assimiler les deux autres langues.

    Andrew débite toutes ces informations tel un automate, indifférent à mon expression incrédule. Deux semaines pour maîtriser tout ce texte par cœur, et en trois langues ? Comme Yovana prend fébrilement des notes sur un carnet, je cherche un paquet de feuilles des yeux. Puis, croisant le regard de Lottie, qui vient d’empoigner une bouilloire :

    — Il y a du papier ici ?

    Lottie regarde autour d’elle en se grattant la tête :

    — Hmm, oui oui oui, où est-ce qu’on les met déjà ?

    Andrew lève les yeux au ciel, se penche derrière le bureau inoccupé et me lance quelques feuilles de brouillon. Puis il reprend :

    — Il est strictement interdit d’écrire sur ces photocopies, qui sont la propriété du musée. Vous devrez les rendre en l’état. Des questions ?

    La sienne est si abrupte que, sur le coup, je ne sais par où commencer.

    — Pourquoi est-ce qu’on est obligés d’apprendre le texte si vite ? Les visites démarrent bientôt ?

    — Si des gens se présentent, il peut y avoir des visites dès aujourd’hui. Cependant, la plupart des groupes viennent à partir d’avril.

    — Alors, qu’est-ce qu’il se passe si on n’arrive pas à mémoriser tout ça dans les temps ?

    Andrew fronce les sourcils.

    — On a toujours fait comme ça. Deux semaines pour apprendre le texte, c’est pareil pour tout le monde.

    Piqué par son ton suffisant, je ne peux m’empêcher de demander :

    — Et toi, c’est quoi ton rôle ? Contremaître ?

    Andrew plisse les yeux, comme s’il cherchait à déterminer si je me paye sa tête. Son anglophonie doit me sauver, car il ne semble pas relever le côté péjoratif de « contremaître ».

    — Je suis guide et assistant de vente, comme vous. Mais j’ai quatre ans d’expérience, et Magdalena n’a pas le temps, donc c’est moi qui vous forme...

    — Et moi aussi ! intervient Lottie, installée sur un des fauteuils avec une tasse de thé.

    Un vieux Closer ouvert sur les genoux, elle ajoute :

    — Ça fait six ans que je bosse ici, les jeunes. Je peux vous dire que j’en ai vu passer, des groupes de touristes néerlandais rouges comme des briques.

    Un rire d’hyène la prend et Lottie secoue sa tasse si fort qu’elle se brûle.

    — Aïe ! C’est le karma, ça.

    Yovana et moi échangeons un

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