L'Anthropologie - Pour - Tous - Actes Colloque
L'Anthropologie - Pour - Tous - Actes Colloque
Jean-Loïc Le Quellec
édités par
Jean-Loïc Le Quellec
Tr a c e s 2 0 1 5
Cet ouvrage est publié sous licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 4.0).
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tions décrites par la licence.
L’Anthropologie pour tous
Actes du colloque d’Aubervilliers
6 juin 2015
édités par
Jean-Loïc Le Quellec
Tr a c e s 2 0 1 5
Saint-Benoist-sur-Mer
Indicatif d’éditeur : 978-2-9528374
L’Anthropologie pour tous
Remerciements.…………………………………………………………………… 5
Marie-José Malis. Pour que le monde retrouve sa jeunesse.………………………… 6
Catherine Robert. L’Anthropologie pour tous : du mythe à la réalité……………… 9
Jean-Loïc Le Quellec. « La religion » et « le fait religieux» : deux notions obsolètes … 18
Maurice Godelier. Le terrain et les outils de l’anthropologue……………………… 33
Françoise Héritier. Le goût des autres…………………………………………… 39
Philippe Descola. À la découverte des plis du monde……………………………… 52
Barbara Cassin. Compliquons l’universel ! …………………………………………… 63
Bernard Sergent. La mythologie, ses méthodes et ses écoles.………………………… 69
Joël Candau. Mémoires partagées ?…………………………………………………… 74
Remerciements
L’équipe de L’Anthropologie pour tous remer- — à Carole Sterlé et Ixchel Delaporte, qui Naïma Bouchkoud
cie tous ceux qui ont rendu possible ce colloque et savent nous soutenir de leurs plumes intelligentes ; Abderrahman Boukhari
ont travaillé sans compter pour cela. C’est toujours — au journal L’Humanité, au journal La Ter- Ines Boukhedra
ensemble que tout est possible. rasse, au journal Aubermensuel, à la librairie Les Mustapha Bouzeroura
Merci : Mots passants, aux éditions La Ville brûle et à leur
directrice, Marianne Zuzula, ainsi qu’à Alice Ar- Florin Dindire
— à Émilie Hériteau, qui a mis en scène les im- Aghilas Djouadi
promptus ethnographiques ; nauld de Sartre, pour sa participation à la trans-
cription des exposés ; Twister Gracias
— à Pascal Batigne, qui a aidé les élèves à répéter ;
— au GID et à Michèle Gendreau-Massaloux, Salem Grira
— à toute l’équipe technique du théâtre (Géral-
dine Dudouet, David Pasquier, David Gondal et pour leur aide financière à la publication de nos Vanessa Hoang Quang
Richard Ageorges) pour l’installation et la mise en travaux ; Taylan Kabacalman
place de la journée du 6 juin ; — à Pascale Tovo, Thélémite d’honneur, et à la Sheik Kurrimbaccus
— à l’équipe de La Commune (Marie-José DAAC de l’Académie de Créteil ; Maïssan Medjidi
Malis, Hélène Bontemps, Anne Pollock, Frédéric — à Arnaud de Saussine (Agence WaHaus) Mohamed Arshad Mohamed Ismaïl
Saccard, Valérie Perriot-Morlac, Laurine Baguelin pour la conception du logo ;
Mourad Morsy
et Wafa Aït-Ameur) ; — aux parents des Thélémites et à tous ceux qui Joël Pagal
— à Talha Mohammad (alias Hamza) et Fa- ont mis la main à la pâte pour nourrir les partici-
pants au colloque. Antoine Pham
brice État qui, toute l’année, ont filmé et enregis-
tré les étapes du travail, ainsi qu’à Eric Garreau et Et un ultime et immense merci à celle qui, la Deilakshan Rajendrabose
Marie-José Malis
Mesdames et Messieurs, M. Georges, Ca- mer le réel et de construire pour lui un plan de Marie-José Malis dirige La Commune, C.D.N.
d’Aubervilliers, depuis 2014.
therine, Isabelle, Valérie, Damien, chers jeunes conséquences et le courage qui va avec.
gens. Nous sommes ici parce que je crois à la trans-
C’est un colloque inouï. Des jeunes gens for- formation du réel. Pas seulement à sa critique ou
mulent une hypothèse qui vaut pour tous. Le à sa déploration.
« pour tous » de cette hypothèse est si fort que Que, croyant à la transformation du réel, à
les plus grands travailleurs de l’esprit, les cher- l’intuition d’une nouvelle joie de vivre, je sers
cheurs qui y ont consacré leurs travaux, viennent l’art. Et l’art, pour moi, ne sert ni une visée in-
ici pour l’examiner avec eux. tégratrice, ni une visée multiculturaliste. Une
Tu m’as demandé, Catherine, pourquoi nous autre organisation du monde viendra, dans
étions à La Commune. Nous sommes à La Com- laquelle la sensibilité, le rapport à l’esprit, à la
mune parce que nous aussi nous aimons les ca- croyance de ce qui est possible, les chemins
deaux. qu’il faudra prendre pour que de l’homme fa-
Nous sommes ici parce que notre affection et brique de l’homme sur la terre, les chemins à
notre admiration pour ces jeunes gens est totale. travers la négativité, ses spirales, ses forêts, se-
l’amour de la vie, et que tous, ils se valent, nous « Tu demandes où sont les hommes,
aident, et qu’ils ne deviennent malheur que s’il Nature ? Tu pleures comme un instru-
ment dont ne joue plus que le vent, frère
nous manque une croyance fondamentale : la du hasard, parce que le musicien qui
croyance dans un avenir égalitaire. Cette idée savait en jouer est mort ? Ceux que tu
d’une autre manière de vivre où chacun doit attends reviendront, Nature ! Un peuple
rajeuni te rajeunira, tu seras sa fiancée
savoir qu’il peut espérer tirer son bonheur du et l’antique alliance des esprits sera re-
bonheur de tous, c’est la seule universalité que je nouée avec toi […]
reconnaisse. En France, elle n’y est pas. Ô ! Soyez les bienvenus, vous les
Nous sommes dans un théâtre parce que nous bons, les fidèles, les longtemps mécon-
nus, dont le manque est si grave ! En-
avons ici des hypothèses. Notamment que notre fants et ancêtres ! Soleil, Terre, Éther,
tâche est de tout faire pour montrer de quoi les avec toutes les âmes vivantes dont les
gens sont capables. Et que leur rapport à l’infini est jeux s’entrelacent aux vôtres, au sein
de l’éternel amour, oh ! ramenez les
réel, qu’il est là, même si mutilé quotidiennement. hommes voués à la quête incessante,
Ces jeunes gens ont un rapport à l’infini. ramenez les exilés dans la famille di-
vine, dans la Nature, la patrie qu’ils ont
Je suis venue dans ce théâtre avec un livre, fuie ! » 1
Hypérion. Écrit par un jeune homme pour des
jeunes gens. Pour que le monde retrouve sa jeu- Chers jeunes esprits : bonne chance ! bons
nesse. Je vous en cite donc deux extraits. travaux !
8
Catherine Robert
L’Anthropologie pour tous : du mythe à la réalité
L’Anthropologie pour tous Catherine Robert — L’Anthropologie pour tous : du mythe à la réalité
Catherine Robert
De la femme-éléphant à la femme oiseau raconter. Les élèves ont pris en note le récit de
Catherine Robert est professeur de philosophie
au Lycée Le Corbusier d’Aubervilliers.
leurs parents et grands-parents, ont enregistré
L’aventure de L’Anthropologie pour tous a ou filmé ces derniers. Le site du Projet Thé-
commencé le 18 novembre 2014. Ce jour-là, lème s’est enrichi peu à peu de ce répertoire
nous avions invité l’anthropologue et préhis- des mythes.
torien Jean-Loïc Le Quellec au lycée Le Cor-
busier d’Aubervilliers, dans le cadre du projet Au CESE :
Thélème, ouvert aux élèves volontaires dési- cultures de tous, culture pour tous
reux d’enrichir leur culture générale en plus
des enseignements académiques. Interrogeant Un mois plus tard, nous avons été invités
les élèves sur les mythes racontés dans leurs par le Conseil Économique, Social et Environ-
familles, Jean-Loïc Le Quellec leur a montré nemental pour participer à la saisine « Pour une
combien ces récits qu’ils croyaient anodins école de la réussite pour tous », dont les travaux
ou parfois farfelus, ces histoires qu’on leur ra- ont été coordonnés par Marie-Aleth Grard. Les
contait pour leur faire peur quand ils étaient élèves du projet Thélème ont été auditionnés le
petits, se ressemblaient souvent, et que leurs 17 février 2015. Parmi les trois propositions qui
occurrences géographiques pouvaient même organisaient leur intervention, l’une était inti-
être cartographiées. Du Vietnam aux An- tulée « cultures de tous, culture pour tous ». Elle
tilles, chez les Mbutis comme chez les Peuls, réclamait que l’école soit le lieu de l’enseigne-
de la femme-éléphant à la femme-oiseau, ment « sans partis pris idéologiques ou sectaires,
des éléments de récit se répétaient étonnam- des cultures de tous ». Chaque élève exposant
ment. Les élèves ont compris empiriquement ses habitudes de vie et ses représentations, la 10
la pertinence et l’intérêt du comparatisme en découverte des différences et des ressemblances
mythologie. Chacun a alors recueilli certains aurait un immense mérite : faire comprendre à
mythes de ses ancêtres : chaque culture avait tous que l’humanité est diverse en ses cultures,
ses histoires, chaque élève avait une culture à et que toutes les cultures sont intéressantes
L’Anthropologie pour tous Catherine Robert — L’Anthropologie pour tous : du mythe à la réalité
(nous en avions fait l’expérience dans le cadre tion du 27 octobre 1946), sans pour autant trai-
du Projet Thélème). Cette proposition n’est pas ter par un silence méprisant les autres systèmes
celle d’un relativisme culturel, encore moins le de représentation, c’est-à-dire les autres cultures.
ferment multiculturaliste de la juxtaposition des
ghettos. Reconnaître l’évidence de la diversité Répertoire des mythes plutôt qu’enseigne-
des cultures ne veut pas dire que toutes les re- ment du fait religieux
présentations et toutes les habitudes sont accep-
tables. Certaines sont discutables, mais pour les Empruntant à Barbara Cassin ses analyses
discuter, il faut les connaître. Pour les connaître, sur les « intraduisibles » et le « géométral des
il faut les exposer sereinement, en scientifique et différences », on doit pouvoir appliquer à l’en-
non en idéologue. seignement des cultures la nécessité d’une « dé-
territorialisation » :
« C’est depuis ailleurs que l’on voit
Pour un comparatisme informé sa langue, sa culture, comme une,
entre autres, et non comme le vecteur
Chaque peuple, chaque société a sa propre de l’universel — il faut au moins deux
vision du monde. Ces conceptions sont extrê- langues pour savoir qu’on en parle une.
mement différentes et parfois contradictoires. Du coup, son horizon est un relativisme
conséquent, non pas subjectiviste […],
Chacune prétend à l’universalité, aucune ne ni communautariste (avec menace de
l’atteint réellement. Au lieu de s’installer dans replis identitaires). 1 »
le dogmatisme scientiste d’une raison occi- Faire le répertoire des mythes (c’est-à-dire
dentale certaine de ses représentations, de ses des manières dont l’humanité représente et ex-
croyances et de ses valeurs, mieux vaudrait ac- plique le monde et la condition humaine) est à
cepter la position — seule intellectuellement cet égard la seule manière de rendre effectif un
conséquente — d’un comparatisme informé. enseignement laïque des cultures.
Le comparatisme n’est pas un relativisme. On Les membres du CESE nous ont deman-
doit pouvoir admettre toutes les croyances (les dé pourquoi nous voulions un enseignement
passer sous silence alors qu’elles existent relève des cultures. Depuis les attentats de janvier,
de l’aveuglement) en se réservant le droit de les on réclamait un enseignement des trois mono-
combattre : le relativisme achoppe sur l’évidence théismes, persuadé que c’était une des condi-
que certaines croyances ne sont pas dignes de tions d’un vivre-ensemble serein. Mais pourquoi
respect. On doit pouvoir continuer d’affirmer alors laisser de côté les cultures sans religion ? 11
que la société française s’organise en fonction C’est parce que les élèves de notre lycée ne sont
des valeurs auxquelles elle croit (celles que pré- pas tous religieux que l’évidence nous est appa-
cise la Déclaration des droits de l’homme et du rue que l’étude des religions ne concernait que 1. Entretien avec Hélène Quiniou sur http://ifverso.com/fr/content/
citoyen de 1789 et le Préambule de la Constitu- quelques provinces des représentations. Choisir les-pluriels-de-barbara-cassin-suite-aux-intraduisibles/
L’Anthropologie pour tous Catherine Robert — L’Anthropologie pour tous : du mythe à la réalité
d’enseigner le « fait religieux » reviendrait à ré- né l’interdiction de relever ces données par
duire la diversité mythologique aux seuls trois la loi française) croise celle, aussi longue et
monothéismes, en ignorant, du fait d’un ethno- aussi difficile à établir, de toutes les cultures
centrisme dommageable, que toute explication d’origine de nos élèves. Comment décem-
mythique n’est pas nécessairement religieuse. Le ment admettre que l’enseignement du « fait
concept de « fait religieux » est donc une univer- religieux » puisse rendre compte de la diver-
salisation artificielle et inadaptée. sité culturelle, notamment pour celles de ces
cultures dans lesquelles la religion n’est pas
Aubervilliers, miroir du monde un fait ? Croire que les hommes ne croient pas
au prétexte qu’ils n’ont pas de religion serait
À Aubervilliers, nous sommes le monde : commettre une grave erreur intellectuelle en
la diversité d’origine de nos élèves nous a même temps qu’une impardonnable faute mo-
conduits à l’évidence que nous ne pouvions pas rale, liée à un mépris avéré. L’exploration de la
nous cantonner à l’étude de quelques-unes de terra incognita culturelle suppose des explora-
ses contrées. Si la République française « res- teurs sans œillères…
pecte toutes les croyances », comme l’indique
l’article 1er de sa constitution, il est évident
qu’elle ne peut pas réduire leur enseignement
L’exploration mythique comme seule
à celui des trois monothéismes. Nous avons démarche authentiquement laïque
la chance, au lycée Le Corbusier, de pouvoir Enseigner les mythes en adoptant la position
constater l’extrême diversité des cultures et comparatiste, ni subjectiviste, ni communau-
des croyances. Contrairement à ce que l’on tariste, est la condition sine qua non d’une laï-
croit à force de myopie, les élèves de Seine- cité en acte. Sa conséquence est une tolérance
Saint-Denis ne sont pas tous musulmans. Les identitaire : comment admettre en effet qu’on
cultes chinois sont polythéistes, panthéistes puisse construire une identité universelle sur
ou non-théistes. Le taoïsme, le bouddhisme, une seule interprétation du monde ? Nos élèves,
le culte des ancêtres, le confucianisme sont qui croisent, en leurs représentations et leurs
autant de formes de croyance possibles pour actions, des cultures et des identités différentes
nos élèves d’origine chinoise. Ajoutons à cela le savent ; tous gagneraient à l’apprendre : c’est
des athées, des agnostiques, des représentants depuis l’autre qu’on se connaît mieux soi-même.
de l’hindouisme, des Coptes orthodoxes, On comprend dès lors pourquoi la morale 12
des Éthiopiens orthodoxes, des protestants laïque est une contradiction dans les termes, et
évangélistes, des pratiquants du Vaudou, des pourquoi la République gagnerait à lui préférer
adeptes du kémitisme panafricain, etc. Cette un enseignement des cultures. L’enseignement
liste qui ne saurait être exhaustive (étant don- de l’anthropologie nous est apparu comme la
L’Anthropologie pour tous Catherine Robert — L’Anthropologie pour tous : du mythe à la réalité
réponse la plus complète et la plus apaisée aux thropologues invités au colloque et qui avaient
inquiétudes politiques du moment. tous accepté, avec un enthousiasme exaltant,
de participer à cette aventure inédite. Les élèves
Naissance de L’Anthropologie pour tous se sont partagé les interventions et les présenta-
Après la réception au CESE, et parce que tions. À cet égard, on notera l’évident bénéfice
l’effervescence souvent brouillonne voire irra- pédagogique d’un tel projet. Si les élèves ont
tionnelle des débats de l’après 11 janvier nous progressé en savoir, ils ont également progres-
paraissait un facteur de pénible confusion, sé en rhétorique. Leur aisance, la fluidité de
nous avons éprouvé la nécessité d’entendre les leur discours, l’appropriation conceptuelle et
savants qui, chacun dans leur domaine, étu- culturelle dont leurs prestations témoignaient
dient et comparent les cultures. Nous avons sont une preuve éclatante — s’il fallait encore
donc décidé d’organiser un colloque avec nos convaincre ceux qui en doutent — de l’utilité
amis de La Commune – CDN d’Aubervilliers, des projets associant plusieurs enseignements
et nous avons intitulé ce colloque « L’Anthro- et plusieurs disciplines.
pologie pour tous ». Marie-José Malis, Émilie
Hériteau, Valérie Perriot-Morlac, Wafa Aït- Un lycée des techniques et des humanités
Ameur nous accompagnaient depuis le début Si la cohésion des enseignants encadrant ce
de l’année dans notre travail d’ethnographie et projet a permis ce succès, il faut également in-
d’analyse : il nous a paru évident de continuer sister sur l’importance du soutien du proviseur
l’aventure avec cette équipe dynamique, atten- du lycée. Didier Georges, fervent de l’ouver-
tive et bienveillante, qui avait, depuis que nous ture culturelle, dirige un établissement dont
l’avions rencontrée, su mettre en partage ses la moitié des élèves de terminale sont inscrits
locaux, ses interrogations et son enthousiasme en sections technologiques. Cela ne l’a jamais
heuristique. conduit à confondre enseignement et prépara-
Nous avons travaillé pendant trois mois
pour organiser la tenue de ce colloque. Avec
Émilie Hériteau, metteur en scène associée à La
tion à l’employabilité, ni à oublier que la mis-
sion de l’école républicaine est de former de
futurs citoyens éclairés. Le projet d’établisse-
Commune, les élèves ont préparé des saynètes ment du lycée Le Corbusier est le reflet des en-
ethnographiques présentant les analyses com- gagements humanistes que nous partageons :
paratistes nées de leurs observations, ainsi
13
« Désireux de rompre avec l’antienne
que les récits des mythes racontés dans leurs de la déploration, nous sommes persua-
cultures d’origine. Avec leurs quatre profes- dés que nous pouvons aider nos élèves
à surmonter leurs difficultés par le biais
seurs (Isabelle Richer, Valérie Louys, Damien d’une pédagogie joyeuse et inventive, qui
Boussard et Catherine Robert), ils ont étudié les ouvre au monde et aux autres : si le
les textes des sociologues, mythologues et an- savoir est savoureux et si l’école est un
L’Anthropologie pour tous Catherine Robert — L’Anthropologie pour tous : du mythe à la réalité
lieu d’épanouissement, dans la paix et Philippe Descola, Barbara Cassin, Stéphane Fran-
la fraternité, les élèves les investiront
davantage. Notre ambition : être le lycée
çois, Chantal Deltenre, Fabien Truong, Christian
des techniques et des humanités. Nous Baudelot et Jean-Loïc Le Quellec (qui avaient tous
formons des futurs techniciens et ingé- les deux très activement participé à la préparation)
nieurs dans nos sections (aussi bien dans ont répondu aux questions des élèves. Françoise
le secondaire que dans le supérieur – BTS
et classes préparatoires) et nous soute- Héritier, qui ne pouvait être des nôtres, nous avait
nons activement l’ambition des filles au- accordé un long entretien qui avait également par-
tant que celle des garçons. Mais l’avenir ticipé à alimenter nos analyses et à enrichir notre
ne se construit pas sans racines solides : compréhension. Les interventions des invités de ce
en plus de l’enseignement des arts, et
particulièrement du théâtre, nous choi- colloque ont dessiné les conditions d’un enseigne-
sissons donc de soutenir l’enseignement ment renouvelé et accru des sciences humaines et
de l’anthropologie, des sciences sociales sociales à l’école, dès le primaire. Tel est le projet
et des humanités, par le moyen de pro-
jets où se croisent les langues anciennes,
que défend L’Anthropologie pour tous.
les sciences politiques, l’ethnologie et la Quelques jours avant le 6 juin, on avait pan-
sociologie. En connaissant mieux leurs théonisé les « soutiers de la gloire », défenseurs des
cultures et le monde, en maîtrisant les plus pauvres, résistants et partisans d’une école
techniques et les outils médiatiques de
demain, nous sommes certains que nos égalitaire et d’une culture accessible à tous ; par-
élèves sauront se donner les moyens d’un mi ceux-là, une ethnologue. Ces quatre figures
futur à la hauteur de leur ambition, de héroïques avaient été présentées comme des mo-
leur talent et de leur intelligence. »
dèles pour la jeunesse. Notre fierté d’enseignants
Il est indispensable de rappeler que, dans les a été de montrer que les jeunes d’Aubervilliers
établissements scolaires, l’innovation pédago- étaient d’ores et déjà leurs héritiers. Nous affir-
gique suppose le soutien de l’équipe de direction. mons et nous voulons montrer que la jeunesse
Didier Georges a toujours marqué son intérêt des banlieues, victime d’une relégation autant
pour nos activités : en pouvant discuter avec lui géographique que symbolique, est aussi talen-
du contenu et de la forme de nos travaux, nous tueuse que dynamique. Si la découverte de l’autre
avons trouvé les moyens d’une ressource intellec- est la condition d’une identité sereine, distancée,
tuelle et pratique continue et souvent revigorante. intelligente et fraternelle, les expériences cultu-
relles menées à Aubervilliers en sont la preuve
Le colloque du 6 juin 2015 bien davantage encore que le laboratoire.
Le 6 juin 2015, La Commune a accueilli deux 14
cent cinquante spectateurs. Les élèves du projet Continuer l’aventure
Thélème avaient organisé la journée, préparé le re- À l’issue de cette journée d’étude et
pas autant que leurs interventions. Bernard Lahire, d’échanges, nous avons décidé de continuer
Maurice Godelier, Joël Candau, Bernard Sergent, l’aventure pour montrer que les sciences hu-
L’Anthropologie pour tous Catherine Robert — L’Anthropologie pour tous : du mythe à la réalité
maines et sociales offrent des outils efficaces car on est pris dans un combat entre
les universalistes et les relativistes,
d’intelligibilité culturelle et sociale. Le projet c’est qu’en fait, universalité et relativi-
d’enseignement moral et civique, publié par té des cultures ne sont pas ennemies.
le Conseil Supérieur des Programmes, précise Chacune des figures particulières des
qu’il repose sur cultures représente une association
de variables, et c’est ce jeu d’associa-
« un principe d’équilibre, d’une tions des variables qui est l’universel,
part, entre les règles et les valeurs du et non telle ou telle culture qui en ré-
vivre-ensemble, et d’autre part, les ré- sulte. Mais comme on a la vue courte,
férences culturelles et historiques dans on voit simplement la culture qui nous
lesquelles ces règles et ces valeurs est proposée, et on la présente comme
s’inscrivent ; un principe de lisibilité à la seule, l’unique, sage, normale, na-
l’égard des professeurs, mais aussi des turelle, correspondant à tous nos be-
familles ; un principe de cohérence qui soins. Ce n’est pas vrai ; les autres le
repose sur l’idée de culture morale et sont tout autant ; elles correspondent
civique. Cette notion de culture morale à un autre maniement des variables.
désigne l’ensemble des savoirs, des va- Ainsi vous ne trouverez pas de culture
leurs et des pratiques grâce auxquels se où on apprend aux enfants à ne pas
construisent les relations à autrui ». respecter leurs parents. Cela relève
d’un universel de l’esprit. C’est un
Dans cette perspective, nous pensons utile universel qui m’apparaît maintenant
de proposer une formation, ouverte à la fois aux comme un des rares universels — ou
enseignants qui voudront s’y inscrire et au pu- pensées invariantes — qui ait quelque
chose à voir avec notre nature hu-
blic qui voudra continuer d’enrichir ses connais- maine. Le premier, c’est la prohibition
sances et sa réflexion. Cette formation aura pour de l’inceste, qui est celui dont a parlé
titre : L’universel du respect. Lévi-Strauss, et le deuxième c’est le
respect de la hiérarchie, qui fait que
ça nous est si facile de nous réfugier
L’universel du respect sous un ordre et sous un commande-
15
tout du moins par le système — ça peut à la fois dépendant (et doit être obéis-
être la rue, ça peut être la brousse — sant) et fragile (il doit être protégé).
par lequel passe l’éducation des en- La majorité d’entre nous (car il peut y
fants. Un petit enfant africain possède avoir des parents défaillants) a connu
très vite la culture de son groupe, il n’y cette expérience non questionnable de
a aucun doute là-dessus. Mais ce qu’il la hiérarchie, c’est-à-dire de la dépen-
faut faire comprendre, et c’est difficile, dance absolue du tout petit qu’on ma-
L’Anthropologie pour tous Catherine Robert — L’Anthropologie pour tous : du mythe à la réalité
16
« Antoine Vitez disait du théâtre discipline aussi : ici nous apprenons à
qu’il était le lieu d’éclaircie des ques- donner corps aux formules nouvelles.
tions d’une époque, où s’inventaient Nous serons donc le lieu d’accueil de
les formules qui allaient rendre vi- ces travaux. Nous aiderons à la mise
vable et appropriable l’inextricable en forme de ces trouvailles et à leur
vie. Le Centre Dramatique National partage public. Notre Centre Drama- 2. G.I.D.: Groupe interacadémiquepour le dévelop-
d’Aubervilliers, La Commune, ac- tique est maintenant connu pour ça : pement ; E.N.S.: École normale supérieure.
L’Anthropologie pour tous Catherine Robert — L’Anthropologie pour tous : du mythe à la réalité
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Jean-Loïc Le Quellec
“La religion” et “le fait religieux” : deux notions obsolètes
L’Anthropologie pour tous Jean-Loïc Le Quellec — « La religion » et « le fait religieux » : deux notions obsolètes
Jean-Loïc Le Quellec
Divers élus ou leurs conseillers ont récem- Pourtant, le principal promoteur de cette
Jean-Loïc Le Quellec est directeur de recherches au CNRS, et
ment suggéré qu’il serait judicieux de prévoir, expression avoue lui-même qu’elle n’est rien chercheur à l’Institut des Mondes africains (IMAf, UMR 8171
CNRS / IRD / EHESS / Univ.Paris1 / EPHE / Aix-Marseille
dans les programmes scolaires, l’étude « des faits d’autre qu’une commodité : Univ - AMU). Honorary Fellow de la School of Geography,
religieux », ou « du fait religieux ». Ainsi, le 29 « Ne le nions pas, le fait religieux est
Archaeology and Environmental Studies à l’Université du
Witwatersrand (Johannesburg), il a notamment publié : Des
avril 2015, Madame le ministre de l’Éducation de bonne diplomatie. L’expression a de Martiens au Sahara. Chroniques d’archéologie romantique (Actes
nationale annonçait que « le projet des pro- l’emploi parce qu’elle est commode et Sud, 2009). — Vols de vaches à Christol Cave. Analyse critique
d’une neutralité peu compromettante d’une image rupestre d’Afrique du Sud [avec François-Xavier
grammes d’histoire […] renforce l’enseignement Fauvelle et François Bon] (Publications de la Sorbonne, 2009).
[…] Le laïque soupçonneux d’une pos-
laïque des faits religieux », et précisait que « dans sible contrebande spiritualiste excu- — Dame Blanche et l’Atlantide. Enquête sur un mythe archéolo-
gique (Errance / Actes Sud, 2010). — Alcool de singe et liqueur
le projet de programmes du cycle 4 (5e-4e-3e), sera le religieux par le fait, qui force, de vipère. Légendes urbaines (Errance / Actes Sud, 2012). — Jung
l’histoire du fait religieux complète et approfon- dit-on, à s’incliner. Et le croyant réti- et les archétypes. Un mythe contemporain (Sciences Humaines,
dit ce qui a été fait en classe de 6e »1. cent devant toute réduction positiviste 2013). — Dragons et merveilles Légendes urbaines et mythes
d’une foi vivante excusera le fait parce contemporains (Errance / Actes Sud, 2013). — Du Sahara au Nil.
Autant la première expression dénote une que religieux » 3. Peintures et gravures d’avant les Pharaons, Édition numérique
multiplicité, autant la seconde impose l’idée revue et augmentée [avec Philippe et Pauline de Flers]. Préface
de Nicolas Grimal (Soleb / Collège de France / Fayard, 2013).
d’un phénomène unique, qui serait transcultu- La tentative de définition avancée par Régis
rel, universel, voire atemporel, ainsi que le Debray à la suite de cette déclaration n’est guère
1. Najat Vallaud-Belkacem, entretien donné au
laissent entendre nombre des déclarations pu- convaincante, qui considère qu’il s’agirait d’un Figaro le 29 avril 2015 — je souligne.
bliées depuis le début des années 2000, quand « fait de psychologie collective, 2. La demande de Jack Lang fut formulée le 3 décembre 2001,
déjà il était question d’un tel enseignement et d’ordre mental, mais ayant acquis en la réponse étant attendue pour le 15 mars 2002, et le rap-
port fut remis le 14 (Régis Debray, 2002. Rapport au
que Régis Debray remettait à Jack Lang, alors chemin une dimension totalisante, en ministre de l’Éducation nationale. L’Enseignement du fait
affectant réellement un espace social,
ministre de l’Éducation nationale, un rapport des comportements individuels et des
religieux dans l’ école laïque. Préface de Jack Lang. Paris :
Odile Jacob / CNDP - CRDP de Franche-Comté, 60 p.)
prônant « l’enseignement du fait religieux dans formes d’organisation collective » 4.
l’école laïque » 2. Bien avant lui, le Bulletin Of-
3. Régis Debray, 2002. « Qu’est-ce qu’un fait re-
ligieux ? » Études 397, 3, p. 171-172. 19
ficiel du 9 février 1989 avait déjà évoqué « l’im- La notion de « pyschologie collective » est 4. Id., p. 174.
portance actuelle du fait religieux pour com- pour le moins vieillie 5, et il est permis de s’in- 5. Laurent Mucchielli, 1999. « Pour une psychologie collec-
tive : l’héritage durkheimien d’Halbwachs et sa riva-
prendre de nouveaux phénomènes politiques, terroger sur la possibilité, pour un « fait de psy- lité avec Blondel durant l’entre-deux-guerres. » Revue
sociaux et culturels ». chologie », de n’être pas mental. d’Histoire des Sciences humaines 1, 1, p. 103-141.
L’Anthropologie pour tous Jean-Loïc Le Quellec — « La religion » et « le fait religieux » : deux notions obsolètes
Depuis une quinzaine d’années, aucun des Ballanche qui, dans ses Essais de palingénésie so-
auteurs de manuels, aucun ministre, aucun inter- ciale, affirmera en 1927 que les hommes ayant
venant dans les débats parfois houleux qu’a susci- « cherché l’appui du fait religieux » ont « pris le
tés cette notion n’a pris la peine de définir ce que bouclier de la théocratie » 9, tandis que, la même
serait ce «fait religieux», toujours présenté comme année, Victor Cousin utilisera la même expres-
une donnée de l’observation, incontestable, gé- sion comme synonyme de « dogme » dans une
nérale, hors débat : « Le fait religieux, c’est en revue dont le titre était tout un programme : Le
effet de l’objectivable », écrit par exemple René Catholique. Ouvrage périodique dans lequel on
Nouailhat sans objectiver ce propos 6. Les discus- traite de l’universalité des connaissances humaines
sions ne portent donc jamais que sur l’opportuni- sous le point de vue de l’unité de doctrine 10. Ac-
té de l’enseigner, et surtout sur la meilleure façon tuellement, cette locution n’apparaît réellement
de le faire. Ce pourquoi plusieurs manuels ont été que dans les projets de programmes et sur les
publiés pour faciliter la tâche des enseignants 7. titres et les introductions de manuels dans le
corps desquels il n’est plus question ensuite que
Questions d’origine des religions, ou de « la religion ».
Dans son article de L’Année sociologique 1897- Si donc cette expression est si souvent utili-
1898, Émile Durkheim, cherchant à définir ce sée de nos jours, c’est manifestement pour éviter
qu’il appelait « fait religieux » ou « phénomène le mot « religion », avec l’espoir de se montrer le
religieux », ne put en produire qu’une définition plus factuel et le plus neutre possible. Les utili-
tautologique : sateurs de ce stratagème peuvent ainsi espérer ne
« Si, parmi les faits sociaux, il s’en point heurter le « laïc soupçonneux » dont Régis
rencontre qui présentent en commun
des caractères immédiatement appa-
Debray craignait les réactions, mais l’on peut
rents, et si ces caractères ont une suf- douter qu’une plus grande intelligibilité ait été
fisante affinité avec ceux que connote gagnée au change.
vaguement, dans la langue commune, 6. René Nouailhat, 2004. Enseigner le fait religieux,
le mot de religieux, nous les réunirons
Un peu de latin ici ne peut nuire, qui nous un défi pour la laïcité. Préface de Régis Debray. Pa-
sous cette même rubrique ». permettra d’apprendre qu’à l’origine, le mot ris : Nathan (Les repères pédagogiques), p. 12.
religio désignait un « scrupule » en général, de 7. René Nouailhat, 2000. Le fait religieux dans l’enseignement. Paris:
Il n’est donc pas surprenant que Durkheim sorte que Plaute pouvait écrire : « il m’invite à
Magnard, 128 p. — Nouailhat 2004, op. cit. — Jean-Christophe
Attias & Esther Benbassa, 2007. Des cultures et des dieux. Repères
ait conservé en parallèle dîner, j’ai eu scrupule [religio] et j’ai voulu re- pour une transmission du fait religieux. Paris : Fayard, 415 p.
« le terme vulgaire, [qui] se justifie
sans peine du moment que les diver- fuser ». Le dérivé religiosus « méticuleusement, 8. Émile Durkheim, 1898. « De la définition des phéno-
culte ». On lit souvent que « religion » dériverait titio étaient alors considérés comme totalement
de religare au sens de « relier » (au sacré), mais incompatibles, et leur relation était, littérale-
Émile Benveniste a démontré que c’est impos- ment, celle d’ennemis mortels 18.
sible du point de vue linguistique; ce mot vient C’est donc un véritable coup de force qu’opé-
en réalité de re-ligere, où le verbe ligere signifie rèrent les premiers auteurs chrétiens, à commen-
« recueillir, ramener à soi, reconnaître ». La si- cer par Tertullien 19, en retournant cette oppo-
gnification originelle de religere était donc « re- sition et « en déclarant que, désormais, la religio
collecter » au sens d’« avoir souci, être porté au romaine est ravalée au rang de superstitio et que
scrupule ». Religio, c’est l’attention scrupuleuse, le mouvement chrétien, considéré par les Latins
à laquelle s’oppose la négligence, puisque reli- comme une superstitio, est non seulement une
gere est le contraire de negligere 11. religio, mais encore la religio, c’est-à-dire la vraie
Ce sont les écrivains chrétiens et Pères de (uera) religio » 20.
l’Église, comme Lactance, qui ont introduit S’étonnera-t-on de retrouver des échos 11. Walter F. Otto, 1909. «Religio und Supersititio.» Archiv für
Religionswissenschaft 12 : 533-554. — Émile Benveniste, 1969.
tardivement l’explication de religio par religare de ce renversement jusque sous la plume de Le Vocabulaire des institutions indo-européennes. 2. Pouvoir,
« relier », conformément aux principes de leur Durkheim, qui opposait « la magie puérile des droit, religion. Paris : Éditions de Minuit, p. 265-273.
nouvelle foi 12. En outre, l’histoire du terme est Australiens ou des Iroquois » à « la vraie reli- 12. Sarah F. Hoyt, 1912. « The Etymology of Religion. »
Journal of the American Oriental Society 32, 2, p. 126-
indissociable de celle de la « superstition » à la- gion », celle qui se trouve « au plus haut point 129. — Benveniste 1969, op. cit., p. 265-273.
quelle les Romains puis les chrétiens l’ont oppo- possible de son évolution », telle qu’elle se 13. Otto 1909, op. cit.
sé 13, ces derniers distinguant de plus la « vraie » manifeste par les « formes les plus épurées du 14. Clara Auvray-Assayas in Barbara Cassin, 2014. Dictio-
religion, religo ueri dei (la leur, unique, vénérant christianisme » 21 ? nary of Untranslatables. A Philosophical Lexicon. Prin-
ceton: Princeton University Press, p. 888-890.
le « vrai dieu »), des « fausses religions » (celles
des autres, plurielles, adorant « idoles » ou « faux Un mot intraduisible ? 15. « Neque ciuitates tantum, sed uicos etiam atque agros su-
perstitionis istius contagio peruagata est » (Pline le
Jeune, Lettres, livre X, lettre XCVII, 9).
dieux ») 14. Les Latins considéraient les premiers S’intéressant à la « terminologie des sciences 16. « Exitiabili superstitio » (Tacite, Annales, livre XV, xliv, 5).
chrétiens comme porteurs d’une « superstition des religions », Lionel Obadia a évoqué ce qu’il 17. « Christiani, genus hominum superstitionis nouae ac maleficae »
kina Faso, on utilise à cet effet des expressions L’un des noms divins n’est-il pas ed-Dayān
introduites par les missionnaires pour désigner le [ « ]اﻟ َﺪ ﻳﱠﺎنLe Rétributeur » 28 ? Déjà en akkadien,
christianisme et pour traduire la bible dans les dayānu désignait le juge 29. La situation est em-
parlers locaux. N’y existaient auparavant que des brouillée, car il semble bien que nous ayons en
mots dérivés du radical voltaïque commun *cu ~ réalité à faire, en arabe, à deux mots presque ho-
*ki/*ku connotant l’interdit, le rite, la norme, la mophones : dayn [ « ]دَ ﻳﻦjugement », qui résulte
prescription rituelle, en l’absence de tout vocable d’un emprunt à l’araméen, alors que dīn []د ِ ﻳﻦ
ayant le sens que nous donnons à « religion ». De « religion » viendrait du pahlavi dīn qui le tenait
même, dans aucune langue du Gabon (fang, lin- de l’avestique daēnā 30. En arabe pré-islamique,
gala, nzébi…) n’existe de terme pouvant traduire dīn pouvait prendre, entre autres sens, ceux de
la notion de « religion » 23. Aucun mot de ce genre « coutume, usage personnel, obéissance, rétribu- 23. Augustin Emane, in Pierre Legendre, 2014. Tour du
ne se trouve dans l’énorme dictionnaire des lan- tion, opinion… ». Par ailleurs, son pluriel adyān monde des concepts. Préface de Jean-Noël Robert. Post-
face par Suresh Sharma. Paris : Fayard, 448 p.
gues bushman publié par Dorothea Bleek 24, et []ادﻳﺎن, attestant un sens générique, est absent du
24. Dorothea F. Bleek, 1956. Bushman dictionary. New
c’est en vain également qu’on lui chercherait un Coran, alors qu’il était déjà utilisé par le prophète Haven: American Oriental Society, 773 p.
équivalent en égyptien ancien ou dans les vingt- Mani au troisième siècle de l’ère commune, donc 25. Adolf Erman, & Hermann Grapow 1971. Wörterbuch der
et-un volumes de l’Assyrian Dictionary 25. bien longtemps avant la naissance du prophète Ägyptischen Sprache. Berlin / Leipzig : Akademie-Verlag /
J.-C. Hinrichs Verlag, 6 vol. — Ignace J. Gelb, Thorkild
En arabe, « religion » est généralement tra- Muh. ammad. Enfin, dīn eut également les ac- Jacobsen, Benno Landsberger & A. Leo Oppenheim, 1959.
duit par dīn [ ]د ِ ﻳﻦmot dont la signification ceptions d’« idole » et de « sanctuaire », la ka’aba The Assyrian Dictionary of the Oriental Institute of the Uni-
versity of Chicago, Chicago, The Oriental Institute, 21 vol.
évolua au cours du temps tout en passant étant le dīn des anciens Arabes 31, alors que pour
26. Gelb, Jacobsen, Landsberger & Oppenheim 1959, op. cit., vol. 3.
d’un idiome à l’autre. Dans la plus ancienne désigner la « religion d’Abraham » dans la sourate D., p. 150-156. — Gelb, I.J. 1957. Glossary of old Akkadian. Chi-
langue afrasienne connue, l’akkadien parlé de « La Vache » (II, 130), c’est le mot milla [ ] ﻣ ِ ﻠﱠﺔ cago : The University of Chicago Press (Materials for the Assy-
rian Dictionary 3), p. 105. — Jeremy Black, Andrew George, &
à partir du troisième millénaire avant l’ère qui est utilisé : milla ibrāhīm [ ] ﻣِ ﻠﱠﺔ إ ْﺑ ﺮَاﱘ. Nicholas Postgate, 2000. A Concise Dictionary of Akkadian. 2nd
commune, dīnu(m) signifiait « jugement, sen- En mandarin, zōng jiào [宗教] au sens de « re- (corrected) printing. Wiesbaden : Harrassowitz Verlag (SANTAG
Arbeiten und Untersuchungen zur Keilschriftkunde 5), p. 60.
tence, procès » 26. On le retrouve en araméen ligion » (et plus précisément de « christianisme »), 27. Ali Nourai, 2013. An Etymological Dictionary of Persian, English
En Inde, le mot dhárma [ धम ि ], cou- Les Grecs anciens n’avaient pas davan-
ramment utilisé pour dire « religion », était tage de mot pour dire « religion ». Le terme
propre à l’hindouisme et se rattache à la grec thrēskeía (θρησκεία) qu’on traduit géné-
ralement ainsi par commodité, d’autant plus 33. Julius Pokorny, 2007. Proto-Indo-European Ety-
racine proto-indo-européenne *dher- « fixer, mological Dictionary. s.l. : Indo-European Lan-
supporter »; en sanskrit, le dhárma, équivalent qu’il est utilisé en grec moderne avec ce sens, guage Revival Association, 2 vol., p. 689.
étymologique du latin firmus 33, c’est « la loi, le désignait en réalité l’observance, en particu- 34. Manfred Mayrhofer,1963. Kurzgefaßtes etymologisches Wör-
terbuch des Altindischen. Zweiter Band. D - M. Heidelberg:
statut, la coutume, l’usage, le droit, l’ordre, la lier l’astreinte aux obligations du culte, mais Carl Winter / Universitätverlag, p. 94. — Gérard Huet,
droiture, la justice, le mérite » 34, et ce n’est que nullement « la religion » dans son ensemble 40. 2012. Heritage du Sanskrit. Dictionnaire sanskrit-fran-
Du reste, il n’existe aucune racine indo-euro- çais. http://sanskrit.inria.fr/ : [s.n.], sub.voc.
dans l’Inde coloniale que le sens de ce mot fut
35. Annie Montaut in Legendre 2014, op. cit.
modifié, là encore sous l’influence des mission- péenne ayant le sens de « religion », et il n’y en
36. Carl Darling Buck, 1988. Dictionary of selected synonyms
naires chrétiens, pour englober la notion occi- a pas non plus pour « sacré », alors qu’il y en a in the principal Indo European Languages. Chicago / Lon-
dentale de religion 35. Les dictionnaires donnent une pour « dieu » 41. don : The University of Chicago Press, p. 1463.
donc pour « religion » des reflets de dhárma en Religio subsista au Moyen-Âge en conser- 37. R.L. Trask, 2008. Etymological Dictionary of Basque.
Brighton: University of Sussex, p. 175.
bengali, gujarati, népalais, tandis que l’on dira vant sa signification antique, mais celle-ci 38. Sergey Shakhamayev, 1994. Tatar-English / English-Ta-
dharama (Zc\) en panjabi. s’élargit bientôt à « culte accompli selon les tar Dictionary. New York : Hippocrene Books, p. 17.
En russe et dans les langues slaves, религия règles » et, à partir du viie siècle, « ordre monas- 39. Arthur Jeffrey, 1938. The Foreign Vocabulary of the Qur’ ân. Ba-
roda : Oriental Institute / Stephen Austin & Sons Press, p. 132.
(religiya) est un latinisme qui n’apparaît que tique », « monastère » (sens attesté en français
40. Benveniste 1969, op. cit., p. 266-267. — Henry
dans la seconde moitié du xviiie siècle pour dé- au xie) tandis que d’autres termes, comme fides George Liddell & Robert Scott, 1996. A Greek-En-
crire les populations catholiques, mais les pre- « foi », lex « loi » ou secta « école, doctrine » 42 glish Lexicon. Oxford : Clarendon Press, p. 806.
mières traductions de la bible en langues slaves auront, de Roger Bacon au xiie siècle à Jérôme 41. Pokorny 2007, op. cit. — Buck 1988, op. cit., p. 1462-1465.
utilisaient вера (vera, de la famille du latin verus Cardan au xvie, un sens assez proche de « reli- 42. Du latin sequi « suivre » et non de secare « couper ».
« vrai ») qui veut dire « foi, croyance », закон (za- gion », toutefois sans atteindre le même niveau 43. Peter Biller, 1985. « Words and the Medieval Notion of
‘Religion’. » The Journal of the Ecclesiastical History 36:
kon) « régularité, loi » et благочестие (blagočes- d’abstraction 43. Avec la Réforme protestante, 351-369. — Ernst Feil, 1992. « From the Classic ‘Religio’
to the Modern Religion. Elements of a Transformation
tiye) « piété ». Il arrive fréquemment qu’un mot puis les affrontements qui suivirent, religio between 1550 and 1650. » In Michel Despland & Gérard
On le voit, ce que nous appelons religion térieurs au christianisme, ou sans aucun lien
recouvre une notion finalement très localisée, avec lui, relève du tour de passe-passe si l’on n’a
d’origine relativement récente, et qui fut ex- auparavant prouvé que « la religion » désignerait
portée dans le monde entier par l’immense co- bien quelque chose en dehors du monde chré-
horte des explorateurs, colons, administrateurs tien. Utiliser des termes européens d’origine ré-
coloniaux, ethnologues et missionnaires oc- cente pour décrire des phénomènes anciens ou
cidentaux, au prix d’un abandon des vocables lointains ne pose aucun problème si ces mots
originellement employés, ou d’une modification répondent à une définition claire. Ainsi, bien
radicale de leur sens. que l’usage du système métrique n’ait été intro-
L’histoire de ce mot est donc celle d’un eth- duit qu’à la fin du xviiie siècle par les savants
nocentrisme qui trouva sa forme parfaite en européens, il est tout à fait légitime d’écrire que
1795, lorsque Kant écrivit qu’il ne saurait exis- la Venus de Milo mesure 202 centimètres de
ter qu’une seule et unique religion, valide pour hauteur et pèse quelque 900 kilogrammes. Par
tous les hommes, à toutes les époques, et dont contre, il est fort à craindre que parler de la « re-
toutes les confessions ne seraient que les véhi- ligion » des Bororo ou des Himba n’ait ni sens ni
cules contingents 46. utilité si l’on ne sait définir ce terme.
évolue au cours des âges, et que de nouveaux tives à des choses sacrées, c’est-à-dire
usages apparaissent. La question est moins celle séparées, interdites, croyances et pra-
tiques qui unissent en une même com-
de la subordination d’un terme à une matrice munauté morale, appelée Église, tous
étymologique, que celle de son caractère opé- ceux qui y adhèrent » 47.
rationnel. L’étymologie du mot religion ne pré- Un problème apparaît immédiatement : si
sente donc aucun intérêt pour justifier telle ou une telle définition s’applique bien au christia-
telle acception, mais il est pourtant nécessaire nisme, elle exclut d’emblée des groupes humains 24
de la rappeler pour démontrer que la significa- innombrables. Par exemple, les Aborigènes
tion actuellement prêtée à ce mot a une origine d’Australie ne connaissent rien qui puisse être 46. Immanuel Kant, 1991. Kant: Political Writings.
Edited by H.S. Reiss. Cambridge : p. 114.
et une histoire. Elle naquit avec la chrétienté, appelé « Église », non plus que les Bororo ou les 47. Émile Durkheim, 1912. Les Formes élémentaires de la vie reli-
et l’utiliser pour désigner les mythes et rites an- Iroquois plus haut cités. Face à cette difficulté, gieuse, le système totémique en Australie. Paris : F. Alcan, p. 65.
L’Anthropologie pour tous Jean-Loïc Le Quellec — « La religion » et « le fait religieux » : deux notions obsolètes
les auteurs ont choisi entre deux attitudes. Les catholicisme, et… activisme, socialisme, libé-
uns se sont gardés de toute définition, à l’ins- ralisme 56 ! Passant en revue, avec un regard de
tar de Mircea Eliade, qui écrivit tout un livre sociologue, l’ensemble des définitions connues,
intitulé Religions australiennes, sans jamais dé- Yves Lambert a montré que le mot « religion »
finir ce terme 48. Les autres ont concocté leur est régulièrement redéfini en fonction de l’évo- 48. Mircea Eliade, 1972. Religions australiennes. Paris : Payot, 199 p.
propre signifié, en l’adaptant à leur propos. De lution de la place de son référent dans la société, 49. James Henry Leuba, 1912. A psychological study of religion, its
sorte que, dès 1912, James Henry Leuba pouvait et suivant que les auteurs considèrent ce qu’ils origin, function, and future. New York : MacMillan, p. 339-361.
publier une anthologie de telles définitions em- appellent « religion » comme une réalité ultime, 50. Daniel Dubuisson, 1998. L’Occident et la religion. Mythes,
science et idéologie. Paris : Éditions Complexe, p. 86-96.
pruntées à quarante-huit auteurs différents 49, ou comme une illusion 57. 51. Par exemple : Robin Horton, 1960. « A definition of religion,
qu’en 1999 Daniel Dubuisson en examinait cin- Au terme d’une exploration détaillée, Lionel and its uses. » Journal of the Anthropological Institute of Great
quante-six 50, et qu’il serait facile d’en trouver Obadia a conclu que Britain and Ireland 90, 2, p. 201-226. — Melford E. Spiro,
1966. « Religion : Problems of definition and explanation. »
bien plus aujourd’hui. « le concept de “religion”, et par Anthropological approaches to the study of religion 85, p. 96-126.
En effet, bien des chercheurs se sont essayés à extension un grand nombre de mots as- — Hubert Seiwert, 1981. « Religiose Bedeutung als wissenschaf-
tliche Kategorie. » The Annual Review of the Social Sciences of
cette tâche, et s’y attellent toujours 51, quand ils sociés, échouent à rendre compte de la
Religion Utrecht 5, p. 57-99. — Russell T. McCutcheon, 1995.
singularité de formes non-occidentales
ne s’interrogent pas sur les impasses auxquelles de cultes et de croyances » 58.
« The Category ‘Religion’ in Recent Publications. A Critical
Survey. » Numen 42, p. 284- 309. — Günter Kehrer, 1998.
ces tentatives ont déjà conduit 52. Définir la re- « Religion, Definition der. » Handbuch religionswissenschaft-
ligion est devenu un exercice d’école, un genre De plus, définir ce qui relève — ou non — licher Grundbegriffe 4, p. 418-425. — Camille Tarot, 2003.
académique particulier, une sorte de machine de la religion, est souvent une prérogative des « Les lyncheurs et le concombre ou de la définition de la
religion, quand même. » Revue du MAUSS 2, 22, p. 270-297.
célibataire s’autoproduisant éternellement dans États, puisque certains d’entre eux décrètent 52. Yves Lambert, 1991. « La ‘Tour de Babel’ des définitions
un « ronronnement académique » routinier 53. que telle ou telle religion leur sera propre, et que de la religion. » Social compass 38, 1, p. 73-85. — Mc-
d’autres légifèrent sur la différence entre « reli- Cutcheon 1995, op. cit. — Dubuisson 1998, op. cit.
Il est vrai que les emplois de ce terme sont 53. Lionel Obadia, 2013. « Terminologie des sciences des re-
des plus variés : on ne compte plus les volumes gion » et « secte », ou décident du caractère légal ligions et vocabulaire anthropologique. Retour sur
traitant de « la religion égyptienne », de « la re- ou non de certaines pratiques religieuses (par l’abstrait et l’empirique dans le répertoire conceptuel. »
Histoire, monde et culture religieuse 26, 2, p. 41-57.
ligion préhistorique » ou de « la religion popu- exemple la polygamie chez les Mormons, le re-
54. Jean-Paul Willaime, 1988. « De la sacralisation de la
laire », mais Jean-Paul Willaime, notant que jet de la transfusion sanguine par les Témoins France. Lieux de mémoire et imaginaire national. » Ar-
la « désacralisation politique du religieux s’est de Jéhovah, les revendications territoriales des chives de sciences sociales des religions 66, 1, p. 130, 137.
accompagnée, dans le cas français, d’une sacra- peuples « premiers »). Constatant que « selon les 55. Pierre Nora, 1984. Les Lieux de mémoire. I - La République.
Paris : Gallimard (Bibliothèque des Histoires, Série illustrée),
lisation religieuse du politique », parle de « reli- rapports de pouvoir existant entre les parties en p. 651. — La notion de « religion civile » est due à Jean-
gion civile à la française » et d’une « religion de présence, la religion légitime d’aujourd’hui peut Jacques Rousseau (1762. Du contract social, ou principes du
droit politique. Amsterdam : Marc Michel Rey, p. 296-sq.)
la république » 54, reprenant ainsi l’approche de devenir la politique subversive de demain; le 56. Robert Neely Bellah & Steven M. Tipton, 2006. « The Five
Pierre Nora décrivant une « véritable religion “prêtre” de quelqu’un, la “sorcière” de quelqu’un Religions of Modern italy. » In The Robert Bellah Reader, 25
Durham / London : Duke University Press, p. 51-80.
civile qui s’est dotée d’un Panthéon, d’un mar- d’autre; et le “dieu” de telle région, le “démon”
57. Lambert 1991, op. cit.
tyrologe, d’une hagiographie » 55. Un autre cher- de la région voisine », le sociologue Otto Madu- 58. Obadia 2013, op. cit., p. 48.
cheur, Robert Neely Bellah, identifie cinq « reli- ro s’est interrogé sur l’opportunité d’abandonner 59. Otto Maduro, 2002. « Implications politico-théoriques d’une
gions » en Italie, à savoir : sub/pré-christianisme, purement et simplement ce terme 59. Au premier définition de “la religion”. » Social Compass 49, 4, p. 601-605.
L’Anthropologie pour tous Jean-Loïc Le Quellec — « La religion » et « le fait religieux » : deux notions obsolètes
abord, une mesure aussi radicale peut choquer de la Societas Verbi Divini, illustra bien invo-
l’opinion, mais elle est tout sauf farfelue, ayant lontairement la boutade selon laquelle un érudit
déjà été proposée auparavant par Daniel Du- est une personne qui ne fait jamais de petites
buisson 60, et bien avant encore par Wilfred erreurs, mais qui, parfois (ici dès le départ !), en
Cantwell Smith 61. De même, l’anthropologue fait une très grosse.
Mondher Kilani, qui fut directeur du Labo- Concluons : dans notre vocabulaire, « la re-
ratoire d’Anthropologie Culturelle et Sociale ligion » existe bien, mais quid de la chose? Elle
(LACS) au sein de la Faculté des Sciences So- présente tous les caractères d’une « rhétorique
ciales et Politiques de l’Université de Lausanne, holiste » 65, d’une « fiction théorique » 66 dont il
a lui aussi proposé d’abandonner cette notion serait urgent de se déprendre, au moins lorsqu’il
qui « s’est constituée en tant que catégorie auto- s’agit de désigner d’autres traditions que les trois
ritaire visant à soumettre aux représentations de monothéismes.
la société qui l’a vu naître les univers des autres 60. Dubuisson, 1998, op. cit.
cultures » 62. Que faire, alors ? 61. Wilfred Cantell Smith, 1964. The Meaning and End
of Religion. Chicago: Mentor Books, p. 175.
Que l’on s’entende bien : il ne s’agit pas ici 62. Mondher Kilani, 2002. La religion. Une catégorie autoritaire.
de s’en prendre à telle ou telle religion, pas plus Les sens actuels de « religion » et « religieux » Lausanne : Conférence donnée le 14 décembre 2002 à la journée
qu’aux religions en général, mais à l’usage abu- sont tellement associés au christianisme qu’il est «La religion et ses dérives», autour de la pièce Le Triptyque de
Tibériade de José Saramago, 12 p. (http://www.contrepoint-
sif d’un terme ayant conduit les ethnologues à particulièrement ethnocentrique de les plaquer philosophique.ch/Archives/Sommaire/Sommaire.html).
projeter, sur les cultures qu’ils étudiaient, une sur d’autres visions du monde, sur ces « ontolo- 63. Ninian Smart, 1994. « Retrospect and Prospect : The His-
catégorie extérieure à elles et inapte à en rendre gies » dont Philippe Descola a montré l’irréduc- tory of Religions. » In Ugo Bianchi [Ed.], The notion of
“religion” in comparative research : selected proceedings of the
compte, ce qui, en retour, les a entraînés à uni- tible variété 67. Raisonner en termes de religion, xvith Congress of the International Association for the History
lie n’existaient pas, non plus que des milliers midt. Paris: Alphonse Picard, 316 p. — Id., 1955. Der
machiavélisme, mais pour des raisons histo- Ursprung der Gottesidee. Eine historisch-kritische und
riques comme on l’a vu, les « historiens des re- d’autres peuples d’Afrique, d’Amérique, d’Asie, positive Studie. Münster : Aschendorff, 12 vol.
ligions » n’ont pas tardé à s’imaginer pouvoir d’Océanie. Que les trois monothéismes soient 65. Voir Joël Candau, Mémoires partagées ?, infra, p. 74 sq.
retrouver partout la même chose, à l’instar du très répandus sur terre n’implique aucunement 66. Éric Chauvier, 2014. Les mots sans les choses.
Paris : Éditions Allia, 128 p.
père Wilhelm Schmidt, qui passa son existence qu’il n’existerait pas d’autres façon d’habiter le 67. Philippe Descola, 2005. Par-delà nature et
à traquer dans toutes les cultures connues ce qui monde. culture. Paris : Gallimard, 640 p.
lui paraissait être une révélation primitive que Pour échapper à ce travers, il ne suffit pas 68. Voir par exemple Mircea Eliade, 1976. Histoire des croyances 26
et des idées religieuses. Paris: Payot, 3 vol. Sur la proposition
seul le christianisme aurait vraiment actualisée de remplacer « religion » par « croyance » 68. malheureuse de Régis Debray, qui conseille de remplacer
dans le monde 64. Ce travail étant conduit avec Outre que ce nouveau terme pose autant de « religion » par « communion » (Les communions humaines
— Pour en finir avec « la religion », Fayard, 2005), voir le
une érudition prodigieuse et apparemment sans problèmes que le premier, cette pirouette ver- compte rendu de Michael Löwy, Archives des sciences so-
défaut, son auteur, qui était aussi missionnaire bale ne pourrait conduire qu’à d’interminables ciales et des religions, 2005 (https://assr.revues.org/3115).
L’Anthropologie pour tous Jean-Loïc Le Quellec — « La religion » et « le fait religieux » : deux notions obsolètes
débats sur ce qu’il est acceptable de croire ou les actes d’un congrès de mythologie comparée,
non. Cette notion de « croyance » devrait donc mais dans la revue Études, fondée par les Pères
être évitée elle aussi, car elle implique des ju- de la Compagnie de Jésus 71. Adopter cette no-
gements de valeur (j’ai la vérité, et ce sont les tion, ce serait poursuivre aveuglément la funeste
autres qui croient des trucs bizarres), et il ne tradition qui vise à vouloir maîtriser le monde
s’agit certainement pas d’une catégorie natu- en considérant que ses propres catégories sont
relle, universelle, dont l’emploi relèverait du les seules qui vaillent. Il est cependant vrai, à dé-
constat 69. Il en est de même pour les opposi- charge, que parler d’un fait religieux universel,
tions du type nature/culture/surnature 70. Dis- anhistorique et valable pour tous est une forme
cuter des religions et des croyances ne saurait d’ethnocentrisme dont nous avons beaucoup de
donc faire avancer le problème des crispations mal à prendre conscience, car il s’agit de l’un de
identitaires. Les uns croient que le monde fut nos mythes fondateurs.
créé par un seul Dieu, les autres soutiennent Comment s’y prendre alors pour éviter les er-
que ce sont plusieurs divinités qui l’ont élaboré, rements auxquels conduit l’emploi irréfléchi de
d’autres encore que c’est un couple premier qui toutes ces formules?
l’engendra, ou qu’il résulte du démembrement Ce qu’on appelle abusivement « la reli-
d’un géant primordial, etc. Si l’on confronte gion » résulte de l’adhésion à une vision de
ces différents points de vues, qui ne sont pas les l’univers, une cosmologie, une « ontologie »
seuls, il est vite manifeste que tous ne peuvent particulières. Celles-ci sont exposées au
pas être vrais à la fois. Il est certes possible de moyen de récits sur le monde et sur l’huma-
discuter de cette incompossibilité, mais que se nité, visant notamment à répondre aux éter-
passera-t-il à la fin de la discussion ? Chacun va nelles grandes questions sur leur origine, leur
continuer à croire ce qu’il croyait au début et raison d’être, leur fin dernière. À ce type de
rien ne changera dans les perceptions. narration, nous avons coutume de donner 69. Voir Jean Pouillon, 1979. « Remarques sur le verbe croire. »
mythe, disant toujours la vérité pour la so- occidentales relativement récentes furent utili-
ciété où il s’énonce, sera-t-il regardé comme sées pour classer les autres peuples : au pire les
une pitoyable erreur par la société voisine. conquérants espagnols du xvie siècle décidèrent
Imaginer qu’il existerait quelque chose que les Amérindiens étaient des « sauvages »,
comme « la religion », ce serait ne se référer qu’à des « naturels » dépourvus de toute religion,
un seul type de ces innombrables récits, en élar- au mieux les missionnaires du xixe décrétèrent
gissant parfois le propos à ce qu’il est convenu que les peuples qu’ils évangélisaient n’avaient
d’appeler « les Religions du Livre ». C’est ce qui qu’une « religion primitive », ou bien conser-
est très généralement fait dans les ouvrages dé- vaient les bribes d’une révélation première dont
clarant traiter du prétendu « fait religieux » en ces « naturels » ne pouvaient comprendre l’im-
général, et qui, en réalité, pratiquent un insup- portance. Ainsi se construisit le mythe d’un
portable réductionnisme en ne parlant essen- Occident parangon de la civilisation, destiné à
tiellement que des trois grands monothéismes, ne découvrir partout que des peuples caracté-
pour ne consacrer que quelques pages ou pa- risés par le manque, en particulier le manque
ragraphes aux mythologies africaines, amérin- de religion, ou d’une « vraie » religion 76. Para-
diennes, australiennes ou océaniennes, appelées doxalement, c’est la même pierre de touche qui
« religions indigènes » (!) dans l’un des manuels est utilisée aujourd’hui, au prix d’une inversion,
récents mentionnés plus haut — lequel, en toute pour construire le mythe opposant un Occident
cohérence avec sa position ethnocentrée, défend laïcisé, voire « désenchanté » 77, à un monde ex-
l’étymologie erronée de « religion » par religare tra-européen ou à des immigrés encore empê-
« relier » 74. trés dans le religieux, voire la superstition. Pro-
Or il existe une science qui se consacre à mouvoir cette fiction qu’est « le fait religieux »,
l’étude de l’humain et de ses mythes, tant par ce serait, hélas, prolonger ce mythe.
la recherche d’universaux que par l’étude des Il en est donc un peu des religions comme il
té, ils diffèrent profondément les uns des autres, incipit de Tristes tropiques « Je hais les voyages et
et c’est pourquoi aucun d’eux ne peut prétendre les explorateurs » 79, c’est qu’il voulait commen-
détenir une vérité universelle. De ce point de cer son livre en se désolidarisant des voyageurs
vue, par exemple, la « genèse » biblique ne dif- pressés, puisque les ethnologues sont des voya-
fère en rien des milliers d’autres histoires qui geurs d’un type très particulier, des voyageurs
courent de par le globe sur l’origine du monde, de grande lenteur. Comme l’explique Mau-
et il n’y a aucune raison objective de la privilé- rice Godelier 80, l’ethnologue quitte son propre
gier plus qu’une autre : il existe des « genèses » monde, et se fait enfant, devant apprendre seul
amérindiennes ou océaniennes tout aussi com- la langue de ses hôtes, ce qui prend beaucoup
plexes, riches et poétiques. Or il est tout à fait de temps. « Pourquoi fais-tu ça ? — À quoi ça
possible d’approcher et comparer ces récits sans sert ? — Comment tu fais ? — Comment ça
avoir à se préoccuper de leur véracité ou de leur s’appelle ? — Qu’est-ce que ça veut dire ? »… voi-
fausseté, car si l’on prend un recul suffisant, il ci quelles sont les questions que, chaque jour,
apparaît que leur importance est ailleurs. L’es- l’ethnologue pose inlassablement à ceux qui
sentiel, en effet, c’est que les mythes ont une veulent bien l’accueillir, l’écouter, le renseigner.
histoire qui remonte souvent jusqu’au temps des Le voyageur s’arrête, observe, écoute, note, me-
cavernes, et que leur étude nous aide à écrire la sure, enregistre, filme, apprend. Puis un jour,
longue aventure d’une commune humanité qui il décide de revenir chez lui pour entamer la
les transmet encore et toujours 78. seconde étape de son travail : la traduction. Il
lui faut en effet traduire tout ce qu’il a vu et 78. Bernard Sergent, 1999. « Un mythe lithuano-amérindien. » Dialo-
L’anthropologie pour tous appris, pour le transmettre à sa propre socié- gues d’Histoire ancienne 25, 2, p. 9-39. — Youri E. Berezkin,
2009. « Out of Africa and further along the coast : African-South
té, et l’y faire comprendre. C’est une double Asian-Australian mythological parallels. » Cosmos: The Journal
Qu’est-ce que l’anthropologie? Selon son ac- traduction qui s’impose à lui : d’abord celle, of Traditional Cosmology Society 23, p. 3-28. — Bernard Sergent,
ception la plus large, peu usitée en France, ce strictement linguistique, des noms d’objets, de 2009. Jean de l’Ours, Gargantua et le dénicheur d’oiseaux. La
Bégude de Mazenc : Arma Artis, 518 p. — Jean-Loïc Le Quellec,
terme désigne l’étude de toutes les composantes plantes, d’animaux, d’outils et de mille autres 2014. « Une chrono-stratigraphie des mythes de création. » Eura-
de l’humanité, dans son unité et sa diversité, et choses, patiemment recueillis durant son séjour. sie 23, p. 51-72. — Julien d’Huy & Jean-Loïc Le Quellec, 2014.
«C omment reconstruire la préhistoire des mythes ? Application
ce domaine engloberait donc de multiples disci- Ensuite une traduction plus complexe : celle de d’outils phylogénétiques à une tradition orale. » In Mahé Ben
plines, de l’ethnologie à la sociologie en passant façons de faire et de concepts pouvant être si Hamed, Pascal Charbonnat, & Guillaume Lecointre [Éds.],
Apparenter la pensée — Vers une phylogénie des concepts savants,
par la linguistique, l’archéologie et même la gé- éloignés des nôtres qu’ils nous seraient incom- Paris : Éditions Matériologiques, p. 146-184. — Jean-Loïc Le
nétique. Suivant la vision la plus restreinte, l’an- préhensibles au premier abord, sans l’explication Quellec, 2015. « En Afrique, pourquoi meurt-on ? Essai sur
thropologie désigne essentiellement la pratique que nous en donne l’ethnologue. L’ensemble de
l’histoire d’un mythe africain. » Afriques : débats, méthodes et ter-
rains d’ histoire [En ligne], Varia, mis en ligne le 28 juillet 2015, 29
des ethnologues. ce travail est si long, si difficile, qu’on ne peut consulté le 29 juillet 2015. URL : http://afriques.revues.org/1717
Mais qu’est-ce donc qu’un ethnologue, si- généralement l’accomplir qu’une seule fois dans 79. Claude Lévi-Strauss, 1955. Tristes tropiques. Pa-
ris : Plon (Terre humaine), p. 9.
non un voyageur ? Si la phrase la plus célèbre une vie, et que bien rares sont ceux qui purent le 80. Maurice Godelier, « Le terrain et les ou-
de Claude Lévi-Strauss est sans doute le fameux réussir en plusieurs endroits du globe. Le savoir tils de l’anthropologue. » Infra, p. 33-38.
L’Anthropologie pour tous Jean-Loïc Le Quellec — « La religion » et « le fait religieux » : deux notions obsolètes
ainsi recueilli est généralement réuni dans un traduction quand on passe d’une culture à une
livre, une monographie consacrée au groupe qui autre. Nous savons vu que « religion » est l’un
accueillit son auteur. Ceci étant accompli, l’eth- de ces « intraduisibles » pour lesquels il est prati-
nologue peut s’appuyer sur les travaux de ses quement impossible de trouver des équivalents
collègues ayant travaillé chez des populations exacts quand on voyage en langues, et Barbara
voisines, ou dans la même grande région, pour Cassin en a débusqué bien d’autres, qui sont
comparer ses découvertes à celles qu’eux-mêmes parfois simples comme… « bonjour » 84. Consi-
avaient pu établir. Là encore, cette tâche est as- dérable est l’enjeu d’une attention particulière
sez difficile pour occuper toute une vie ! apportée à ces termes et à leurs différentes
Mais, toujours mû par le « goût des autres», acceptions d’une langue à l’autre, au delà des
par cette curiosité qu’évoque Françoise Héri- faux-amis. Cela peut conduire, par exemple, à
tier 81, notre ethnologue peut encore emprunter reconsidérer complètement notre approche de
une autre voie, en utilisant ses travaux ou ses l’écologie 85.
lectures pour réfléchir à des questions beaucoup Autre entreprise de traduction encore, celle
plus larges, touchant par exemple à la recherche qui fait connaître les généalogies, rêves, sou-
d’universaux et, interrogeant les conceptions venirs, fables, contes et légendes collectés par
prévalant dans sa propre culture, il se fait alors l’ethnologue au fil de ses enquêtes. Parmi ces
anthropologue. Il se demandera, par exemple, si histoires, certaines exposent des origines tout
telle pratique observée sur son terrain d’enquête en justifiant l’ordre des choses. Les mytholo-
est spécifique au groupe qui l’avait accueilli, si gues, qui les étudient plus particulièrement,
elle caractérise un ensemble de peuples parlant distinguent différents types de mythes : cosmo-
des langues apparentées, ou s’il est possible de la goniques, qui nous disent l’origine du monde ;
retrouver partout où on la recherche. Il pratique anthropogoniques, sur l’origine des humains ;
ainsi un véritable décentrement, et s’entraîne à re- ethnogoniques, sur celle des peuples ; sociogo-
garder sa propre culture avec le « regard éloigné » niques, sur celle des sociétés ; étiologiques, jus-
81. Françoise Héritier, « Le goût des autres. » Infra, p. 39-51.
cher à Claude Lévi-Strauss 82, à ceci près que, de tifiant mille détails du monde naturel, comme 82. Claude Lévi-Strauss, 1983. Le Regard éloigné. Paris: Plon, 398 p.
83. Philipppe Descola, « À la découverte des
nos jours, le brassage mondial des populations est la forme effilée des feuilles de telle plante, ou plis du monde. » Infra, p. 52-62.
devenu tel que le voyage n’est plus la condition la queue minuscule de tel animal. Ces récits 84. Barbara Cassin, « Compliquons l’universel ! » Infra, p. 63-68.
nécessaire au décentrement du regard. ont longtemps « embarrassé les savants » 86 85. Philippe Descola, 2011. L’ écologie des autres —
Cette démarche peut conduire l’anthropo- auxquels ils paraissaient illogiques, préscien- L’anthropologie et la question de la nature. Pa-
logue à remettre en cause des concepts qui nous tifiques ou même prélogiques, témoignant en
ris : Quae (Sciences en questions), 112 p.
86. Claude Gaignebet, 1991. « Histoire critique des pra-
30
semblent des plus « naturels », comme l’oppo- tout cas d’une pensée irrationnelle. Bernard tiques superstitieuses qui ont séduit les peuples et em-
sition entre nature et culture, entre sauvage Sergent montre qu’il n’en est rien, et qu’une barrassé les savants. » In Jean Poirier [Éd.], Histoire des
mœurs, Paris : Gallimard, vol. 2, p. 1045-1094.
et domestique, ainsi que le démontre Philipe approche méthodique de ces histoires est pos- 87. Bernard Sergent, « La mythologie, ses mé-
Descola 83, car ces notions-là « résistent » à la sible grâce à l’outil de base de l’anthropologue : thodes et ses écoles. » Infra, p. 69-73.
L’Anthropologie pour tous Jean-Loïc Le Quellec — « La religion » et « le fait religieux » : deux notions obsolètes
certain de son existence réelle en dehors de leur Lahire en répondant impeccablement aux
— Id., 1943. « Finsk metod och modern sagoforskning. » Rig 26,
p. 1-23. — Carl Wilhelm von Sydow & Laurits Bødker, 1948.
parole ? La seule chose que l’anthropologue peut arguments éculés qui sont encore opposés à Selected Papers on Folklore Published on the Occasion of his 70 th
étudier à ce propos, ce sont des discours, et il ce beau projet 91. Plutôt que de sérieusement Birthday. Copenhague: Rosenkilde og Baggers Forlag, 257 p.
se trouve alors dans une position très proche de considérer cette proposition, il arrive encore 89. Joël Candau, « Mémoires partagées ? » Infra, p. 74-85.
90. Stéphane François, « Un mythe contempo-
celle du mythologue qui ne se prononce pas sur d’entendre qu’elle serait impossible à mettre rain : les Illuminati. » Infra, p. 86-93
la véracité éventuelle des récits mythiques (vrais en œuvre. « Que nenni! », répondent Chris- 91. Bernard Lahire, « À quoi sert l’enseignement des
pour les uns, faux pour les autres), car son but tan Baudelot 92, Fabien Truong 93 et Chantal sciences du monde social ? » Infra, p. 94-100. 31
est de les comparer pour mieux les comprendre. Deltenre 94, qui sont d’autant mieux placés 92. Christian Baudelot, « Les vertus pédago-
giques de “Thélème” » Infra, p. 101-105.
Dès lors, n’y aurait-il pas des passerelles à ex- pour ce faire qu’ils participent tous trois à 93. Fabien Truong, « Des racines et des ailes ? » Infra, p. 106-110.
plorer entre métamémoire, mythe (notamment des expériences, comme Ethnologues en herbe 94. Chantal Deltenre, « “Ethnologues en herbe” : en-
identitaire) et épopée? ou le Projet Thélème, qui ont largement fait la seigner l’ethnograhie » Infra, p. 111-117.
L’Anthropologie pour tous Jean-Loïc Le Quellec — « La religion » et « le fait religieux » : deux notions obsolètes
32
Maurice Godelier
L’anthropologie et l’ethnologie commerce que par la colonisation. L’Occident Maurice Godelier est anthropologue. En 2001, il a reçu la
Médaille d’or du CNRS pour l’ensemble de son œuvre, qui com-
s’est trouvé en contact avec des centaines de porte notamment : La Production des grands hommes : pouvoir et
Au xixe siècle, on utilisait le terme d’an- sociétés où l’écriture n’existait pas. Il fallait domination masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée (Fayard,
thropologie pour désigner l’anthropologie alors apprendre la langue pour administrer 1982). — L’Idéel et le matériel : pensée, économies, sociétés (Fayard,
1984). — L’ Énigme du don (Fayard, 1996). — Métamorphoses de
physique, qui classait les « races humaines ». les peuples colonisés. Apprendre la langue, la parenté (Fayard, 2004). — Au fondement des sociétés humaines :
L’anthropologie sociale, comme on l’appelle c’est aussi découvrir des coutumes différentes. ce que nous apprend l’anthropologie (Albin Michel, 2007). — Ho-
aujourd’hui, n’existait pas. À l’époque on rizons anthropologiques, (CNRS Éditions, 2009). — Communauté,
N’oubliez pas qu’au xixe siècle, coloniser, « ci- société, culture : trois clefs pour comprendre les identités en conflits
utilisait les termes « ethnologie » et « ethnie ». viliser » et christianiser allaient de pair. Ce (CNRS Éditions, 2009). — Les Tribus dans l’ histoire et face aux
Une ethnie est un ensemble de groupes locaux sont des opérations de domination culturelle
États (CNRS Éditions, 2010). — Sciences sociales et anthropologie,
(CNRS Éditions, 2011). — Lévi-Strauss (Le Seuil, novembre 2013).
se sachant issus d’une même souche, parlant et politique. Cependant il y avait une néces-
des langues apparentées et partageant un cer- sité objective dans la pratique coloniale : la
tain nombre de principes d’organisation de connaissance des autres. Les savants n’étaient
la société et de représentations de l’ordre so- pas forcément au service des impérialistes
cial et cosmique, ainsi que des valeurs com- d’Occident, ils apprenaient les langues, no-
munes. L’anthropologie est l’étude de toutes taient les coutumes : c’est le premier noyau de
les formes de sociétés et de cultures, donc pas l’anthropologie.
seulement des ethnies. Le terme « anthropo- Le deuxième noyau date de 1850-1855, et
logie » s’est d’abord imposé aux États-Unis, marque une rupture épistémologique. Les In-
puis a été repris en France par Lévi-Strauss. diens d’Amérique étaient parqués dans des ré-
Aujourd’hui on utilise le terme « anthropolo- serves ; ils menaient une nouvelle vie, une vie de
gie », plutôt que le terme « ethnologie ». ghetto. C’est à ce moment-là que sont apparus
Dans quelles conditions l’anthropologie les premiers anthropologues, tel Morgan 1. Au 34
est-elle née ? Il ne faut pas s’en cacher : l’an- départ, celui-ci n’était pas du tout un anthropo-
thropologie est née dans le cadre de l’expan- logue mais un avocat. Un avocat qui s’intéres-
1. Lewis Henry Morgan (1818-1881), anthropologue
sion dominatrice de l’Occident, c’est-à-dire sait aux Indiens. Il était riche, assez pour pou- et homme politique américain, souvent considé-
la conquête d’autres pays, aussi bien par le voir arrêter de travailler, et il s’est mis à enquêter ré comme fondateur de l’anthropologie.
L’Anthropologie pour tous Maurice Godelier — Le terrain et les outils de l’anthropologue
logie de 1900 jusqu’avant la Deuxième Guerre velle-Guinée pendant des années ; ce qui fait
mondiale ; par la suite, il y a eu un effondrement de moi un anthropologue de l’ancienne école,
temporaire. Au début, l’anthropologie était sur- et pas un « anthropologue d’aujourd’hui », qui
tout une affaire occidentale — toujours liée à étudie par exemple les marchés de légumes à
l’Occident et à son expansion —, ce qui ne veut Paris ou l’organisation du travail dans une ca-
pas dire que tous les anthropologues adhéraient à serne de pompiers, etc.
l’idéologie occidentale. Quand vous arrivez chez les autres, il faut 35
Deux événements mondiaux ont changé d’abord être accepté : comprenez bien, vous
la place de l’anthropologie : la disparition des n’êtes pas invité. Vous arrivez et vous devez
empires coloniaux et la disparition des pays expliquer aux gens que vous venez pour vivre
socialistes. À partir de ce moment, la position avec eux, comprendre ce qu’ils sont et com-
L’Anthropologie pour tous Maurice Godelier — Le terrain et les outils de l’anthropologue
ment ils font. Une fois que vous êtes arrivé sur expliqué ça, tu ne comprends donc jamais
le terrain et que les habitants vous ont « accep- rien… » Et en effet, comprendre les autres,
té », vous vous livrez à « l’observation partici- leurs rites, etc., ce n’est pas évident… Je fai-
pante ». Qu’est ce que cela veut dire ? Obser- sais partie, j’avais été élevé, j’étais issu d’une
ver quoi ? Observer comment ? Observer qui ? autre culture.
Participer à quoi ? Avec qui et jusqu’où ? Tous Au bout d’un certain temps, quand vous
les jours, la vie des autres se reproduit autour êtes suffisamment accepté par les gens, vous
de vous. Le premier champ d’observation, devez par exemple, leur demander si c’est pos-
c’est que les gens vivent leur vie quotidienne. sible d’aller tous les jours avec eux dans leurs
Mais parfois certains sont malades, d’autres champs, en prendre les mesures, essayer d’ap-
meurent. Êtes-vous invité aux funérailles ? prendre qui est le propriétaire de tel ou tel
Quelle attitude allez-vous avoir ? Et comment champ, comment ils y travaillent et avec qui.
allez-vous observer ceux qui se rassemblent au- Il serait difficile de faire une telle enquête en
tour d’un mort ? Ça, c’est le deuxième champ France. Car celle-ci implique que vous deviez
de la vie qui s’offre à vous : tout ce qui n’est pas aller de famille en famille et que vous inter-
quotidien, récurrent, mais qui est cependant rogiez les gens : « qui est ton père, le père de
prévisible. Le troisième domaine à étudier qui ton père, la mère de ton père, la mère de ta
s’offre à vous est constitué par les rites et les mère ? », etc. Une telle enquête vous permet de
pratiques collectives. En France, par exemple, construire des généalogies ; et en élargissant
la cérémonie du 14 juillet concerne la société cette enquête, en allant de village en village,
française dans sa globalité. Chez les Baruya vous étudiez la composition démographique
de Papouasie-Nouvelle-Guinée, il y avait tous d’un groupe.
les trois ans de très grandes cérémonies d’ini-
tiation, masculines et féminines, qui mobili- De l’observation participante
saient tout le monde, quel que soit le village,
quel que soit le lignage.
Voyez, le champ de la vie vous offre trois
à l’observation systématique
L’anthropologie est une science sociale to-
domaines d’observation dans lesquels, selon tale : un anthropologue n’a pas un champ
vos qualités d’empathie et d’observation, vous d’étude restreint ; il ne peut pas se dire spé-
allez entrer pour en découvrir la nature. Bien cialiste des rituels uniquement, par exemple.
entendu, cela implique que vous appreniez peu Je me souviens d’Américains, venus sur le ter- 36
à peu la langue, que vous ayez votre carnet de rain pendant mon séjour, pour trouver « des
notes pour enregistrer. Vous êtes comme un hommes de l’âge de pierre », disaient-ils, et
élève. Combien de fois sur le terrain on m’a filmer leurs rites. « Pensez-vous qu’ils passent
dit : « Maurice, ça fait trois ans qu’on t’a déjà leurs journées à faire des rites ? » — ai-je ré-
L’Anthropologie pour tous Maurice Godelier — Le terrain et les outils de l’anthropologue
torqué — « Ils ne vont pas les faire pour vous ! savaient un peu le pidgin. Je leur demandais :
Pour l’instant, ils sont dans les champs. » Et « Est-ce que vous pouvez aller demander à
je leur ai dit : « Écoutez, si vous voulez faire votre papa, votre maman si je peux aller vivre
quelque chose de bien, filmez-moi, comme ça avec eux ? » Pendant un mois, j’avais tous les
vous verrez en quoi consiste le travail d’un an- gamins autour de moi, plutôt des garçons que
thropologue. » Et tous les jours je les ai emme- des filles, et je commençais à leur poser des
nés avec moi et ça a donné un film intéressant. questions : « Comment s’appelle ton papa ? »
Après l’observation participante qui ne et encore d’autres questions. Six mois plus
cesse jamais, vient l’observation systématique. tard, alors que j’étais déjà bien installé dans
Quand, pendant un an, vous avez fait des en- le village où trois hommes m’avaient emme-
quêtes sur les familles, et que vous avez étudié né pour vivre avec eux, je leur ai raconté les
le travail dans les champs, vous commencez informations que j’avais obtenues des jeunes.
à avoir des données de qualité « objective ». Les vieux m’ont dit : « Mais tout est faux ! l’un
Puis il faut croiser ces différentes données. Il t’a dit que c’était son père, mais ce n’est pas
y a donc deux étapes fondamentales : la pre- son père, c’est son grand-père, etc. ». C’était
mière est une observation dans laquelle vous donc le début de mon enquête : tout était
participez à la vie sociale tout en observant faux. Alors je me suis dit : « Ce n’est pas pos-
les autres. Lors de la deuxième étape, vous sible que le CNRS me paie pour faire un tel
faites avec les habitants des villages des en- travail ! », et j’ai voulu rentrer à Paris.
quêtes systématiques dont le résultat est une Finalement j’ai sauvé mon enquête parce
synthèse. Mais les gens doivent accepter de que je me suis dit : « Tu t’intéresses à l’anthro-
vous aider. pologie économique — j’avais même été nom-
mé maître de conférences par Fernand Brau-
Souvenirs du terrain : chez les Baruya del 2 dans la première chaire d’anthropologie
qué. Pendant plus de six mois, j’ai fait ce tra- Mais le fer de lance de l’enseignement dans les
vail et ils m’ont intégré dans leur vie, grâce à sciences sociales, c’est l’anthropologie et la socio-
cette présence quotidienne et pratique. Et tous logie, parce que ce sont des disciplines qui font
les soirs, j’écrivais mes notes après avoir passé des recherches sur le terrain, qui se pratiquent
la journée à faire des relevés de terrain. Par la dans le contact avec les gens et qui sont basées
suite j’ai pu assister aux initiations. sur des enquêtes pratiquées dans la durée. En-
suite il faut y associer l’histoire, car faire de l’an-
Sciences sociales et histoire pour tous thropologie sans connaître l’histoire, ou étudier
Depuis vingt ans, je suis navré par les ma- l’histoire sans avoir recours à l’anthropologie,
nuels d’histoire. J’ai demandé au moins dix n’a pas de sens. La combinaison de l’histoire, ou
fois une réforme des manuels. d’autres disciplines, avec l’anthropologie est fon-
À l’époque de la globalisation, de la mondia- damentale. La philosophie, elle aussi, devrait être
lisation, l’Inde ne peut pas être réduite au Taj prise en compte. J’ai été agrégé de philosophie
Mahal, à de belles photos avec des commentaires quand j’étais jeune, aujourd’hui je ne suis plus
sommaires ! Les grandes lignes de l’histoire de la philosophe, mais j’ai gardé quelque chose de sa
Chine doivent être également connues. pratique : quand je réfléchis à mes méthodes, mes
Premièrement, donc, il faut réécrire l’his- concepts, mes résultats, c’est un acte réflexif, un
toire d’un point de vue décentré par rapport acte de distance et d’évaluation critique. Donc
à l’Occident. quelque part nous sommes tous philosophes…
38
Françoise Héritier
Le goût des autres
L’Anthropologie pour tous Françoise Héritier — Le goût des autres
Françoise Héritier
L’enseignement de l’anthropologie en France tant issus la plupart de nos collègues, ce n’est pas Françoise Héritier est ethnologue et anthropologue. Après que
Claude Lévi-Strauss a occupé la chaire d’anthropologie sociale au
ça qui compte le plus. Quant à l’ENA ou aux Collège de France, elle y a inauguré la chaire d’Études comparées des
Cette discipline n’est pas enseignée de façon écoles de commerce, on n’y délivre pas cet ensei- sociétés africaines. Dans l’entretien qu’elle nous a accordé, le 15 avril
universitaire partout : seules quelques universi- gnement ; on y organise parfois quelques confé-
2015, elle évoque les carences de l’enseignement de l’anthropologie
en France et le caractère quasi autodidacte de son propre parcours,
tés délivrent un enseignement suivi. Par ailleurs, rences, pour lesquelles on envisage toujours les avant qu’elle ne parte, en 1957, pour une première mission d’étude
autant dire que cet enseignement n’existe pas au retombées économiques possibles des connais- en Afrique. Elle a travaillé sur le terrain auprès des Samo, Pana,
Mossi, Bobo et Dogon (Burkina-Faso et Mali). De 1967 à 1982, elle
niveau scolaire, malgré quelques amorces. Pour- sances en anthropologie. Il faut aussi compter a été maître de recherches au CNRS, avant d’être élue au Collège
quoi ? On peut l’expliquer de façon moqueuse, en avec la volonté politique de museler la critique de France en 1982. Son œuvre aborde les questions touchant à la
parenté, au mariage, à la famille, aux rapports entre les hommes et les
remarquant qu’elle est rejetée comme d’autres dis- potentielle : aucun gouvernement ne peut tolé- femmes, en étudiant particulièrement les fondements universels de la
ciplines, parce qu’elle oblige à la réflexion critique. rer ou favoriser l’expression de la critique. C’est domination masculine. Ses plus récents ouvrages ont été publiés en
2012 chez Odile Jacob: Les Deux Sœurs et leur mère: Anthropologie de
Seule la philosophie y échappe, sans doute parce presque de l’ordre du réflexe : un peu comme l’ inceste. — Masculin/féminin I : La pensée de la différence. — Mas-
qu’elle est davantage considérée comme quête de dans le rapport entre hommes et femmes, « sois culin/féminin II : Dissoudre la hiérarchie, ainsi que Le Sel de la vie.
soi que comme connaissance des ordres établis. belle et tais-toi ! »
Il n’y a pas non plus d’enseignement véritable de
la sociologie ou de la paléontologie dans le secon- La place des sciences de l’homme
daire, ce qui serait pourtant nécessaire pour ouvrir
les yeux des enfants, des parents et des enseignants,
ainsi que des politiques, sur un certain nombre de
dans les années 1950 et 1960
C’était une époque joyeuse, un peu tru-
grands faits, notamment la théorie de l’évolution. blionne, où on essayait toutes les idées en
pensant que tout était possible. Dans ces an-
Le mépris des hommes d’État nées libres, on pouvait tester des choses qui pa-
raissaient aberrantes. Ainsi, à la mort de Che 40
pour les sciences de l’homme Guevara, je me souviens d’un film qui durait
Cela tient à leur formation, privée de tout plus de deux heures et au milieu duquel les
contact avec les grands enseignements. Même images étaient remplacées par son portrait de-
à l’Ecole normale supérieure, dont sont pour- vant lequel on restait dans le noir pendant trois
L’Anthropologie pour tous Françoise Héritier — Le goût des autres
minutes. Essayez de faire tenir un public ainsi pense à un cours sur le rapport entre l’oncle
aujourd’hui ! Cela semblait une nécessité pour maternel et le neveu utérin —, un homme avait
lui rendre hommage, et on était heureux d’y le droit d’aller chez son oncle maternel, de se
participer. Il y avait une esquisse non pas de moquer de lui, de prendre tout ce qu’il voulait
révolte, mais d’une petite révolution pensable chez lui, et même de lutiner sa femme ? C’était
qui paraissait possible. Pour autant, je n’ai quand même étrange !
pas souvenir qu’il y ait eu de la part du pou- Lévi-Strauss m’a ouverte à l’anthropologie
voir, des instances ou des partis politiques de grâce à ces incursions très ciblées dans des usages
gauche, une plus grande écoute de l’anthropo- extrêmement différents des nôtres. Mais il n’y
logie. C’était plutôt dans l’air du temps qu’on avait pas d’enseignement sanctionné par un di-
s’intéressait aux autres. plôme ; on ne pouvait pas faire une licence d’an-
Il y avait, à l’époque, le grand problème de thropologie. Il y avait un enseignement au Musée
la décolonisation. Je n’oublie pas que mes pre- de l’homme, qui faisait qu’on pouvait passer un
miers pas sur le terrain, en 1957, étaient en- certificat de licence, ce que j’ai fait, mais qui ne
core en Afrique coloniale. Avec le recul, je me donnait pas une licence d’enseignement.
rends compte que j’étais un peu timorée, et
j’avais des camarades beaucoup plus actifs que Création d’une agrégation d’anthropologie
je ne l’étais, mais il n’empêche qu’on était tous
pour les décolonisations, pour les avancées dé- Il existe une agrégation de sciences sociales,
mocratiques, l’égalité des sexes. Enfin, non, où sont mêlées un certain nombre de disci-
je ne dirais pas qu’on était tous pour l’égali- plines, mais il n’existe pas d’agrégation d’an-
té des sexes ! Cela, c’est venu plus tard ! Mais thropologie. Cela aurait un intérêt si on déci-
nous admettions tous que les femmes avaient dait d’un enseignement suivi dans les collèges
les mêmes compétences que les hommes. Pour et les lycées. Je ne sais pas si cela est prévu dans
autant, il n’y avait pas d’enseignement de l’an- la nouvelle mouture des programmes qui sont
thropologie, il y en avait même encore moins actuellement concoctés, mais, en tout cas, une
qu’aujourd’hui. Je suis partie en Afrique sans agrégation serait nécessaire comme il y en a
avoir reçu un seul cours d’anthropologie ! J’as- une pour les autres disciplines : il ne faudrait
sistais, parce que c’était mon choix, au sémi- pas qu’il y ait des souffreteux à côté des nantis !
naire que Lévi-Strauss donnait à la cinquième Le prestige joue un rôle aux yeux des enfants et
section de l’École Pratique des Hautes Études, des parents, et il est bien qu’une discipline soit 41
et c’était tout ! Il s’agissait d’un enseignement reconnue officiellement, au milieu du concert
de haute volée sur des points très pointus et qui des disciplines, si on veut que les enfants la
ont attiré mon attention : comment pouvait-on pratiquent volontiers et que les parents, sur-
vivre dans un monde où, par exemple — je tout, l’acceptent.
L’Anthropologie pour tous Françoise Héritier — Le goût des autres
L’enseignement du fait religieux d’une simple marque sur le sol pour le désigner
comme tel : on n’y pénètre pas, ou seulement sur
On peut aborder ces questions de maintes autorisation, justement quand on est en train de
façons. Gérard Delille, vient de publier un livre, se plier aux exigences du sacré. Cet espace pos-
L’Économie de Dieu 1, dans lequel il montre à
sède, comme les forêts silencieuses, une charge
quel point les systèmes matrimoniaux hébraïque,
qui est ce qu’on appelle « sacré », à laquelle on peut
chrétien, et musulman — régis par une idée de
être sensible. Les forêts sacrées, en Afrique, sont
Dieu — ont, en fait, des conséquences écono-
de simples bosquets. Nul n’y entre qu’à l’occa-
miques. On peut donc aborder le fait religieux
sion de certains moments, pour des sacrifices. J’ai
d’un point de vue totalement économique, en
eu l’occasion d’y pénétrer sur invitation — dans
montrant les avantages de tel ou tel système, le
une circonstance où j’étais intervenue pour le
prêt d’argent avec intérêt, par exemple. On peut
sacré sans le vouloir — et c’est vrai qu’il y avait
aussi l’aborder d’un point de vue historique (en
quoi le fait religieux a-t-il marqué nos sociétés), tout à coup, dans l’ombre et la fraicheur, quelque
ou d’un point de vue philosophique. Et on croit chose de saisissant. Il faut dire qu’il faisait 40° à
l’aborder suffisamment en prenant ces différents l’ombre ! Il m’est arrivé à ce propos une aventure
points de vue. Alors qu’en fait, la vraie ques- assez cocasse. On était en pleine saison sèche,
tion n’est pas abordée par ce moyen-là. La vraie j’étais dans un village du sud du pays samo 2
question, c’est pourquoi avons-nous besoin de qui était en train de se convertir à grande vi-
dieux, et pourquoi les sociétés ont-elles élaboré tesse à l’islam. Presque tous les hommes s’étaient
des systèmes religieux ? Je la pousserais davan- convertis, il ne restait que les vieux qui « gar-
tage encore : non pas le besoin de dieux, mais le daient le couteau », comme on dit, pour faire les
besoin du sacré. Nous, humains, avons besoin sacrifices, et les femmes. Je venais pour je ne sais
de reconnaître des choses comme sacrées. plus exactement quelle question, mais ça avait à
voir avec la pratique religieuse, et je rendais d’une
Le sacré
Le sacré est une notion sur laquelle je n’ai pas
certaine façon hommage au culte animiste, celui
d’avant, en l’étudiant. Les femmes m’en étaient
reconnaissantes. Et, tenez-vous bien, il s’est mis à
travaillé, mais qui, désormais, m’intéresse beau- pleuvoir ! Elles sont donc venues me remercier en
coup. Je m’efforce de me documenter et de com- disant : « il pleut parce que nos génies ont vu que
prendre, parce que je le reconnais en moi-même. tu les écoutais ; ils font savoir qu’ils sont toujours
Entrer dans un espace sacré, de quelque nature actifs et que ce sont eux qui font venir la pluie ; 42
qu’il soit (une église, un temple, une cathédrale, ça va donner une leçon aux hommes ! » J’avais
un sous-bois sacré en Afrique), fait qu’on est saisi beau dire que ce n’était pas moi qui faisais venir 1. Gérard Delille, L’Économie de Dieu. Famille et marché entre
par quelque chose, parce que ce lieu est considéré la pluie, j’avais respecté le sacré, ce qui était sacré christianisme, hébraïsme et islam. Paris, Les Belles Lettres, 2015.
comme sacré. Il suffit parfois d’une enceinte ou pour elles. 2. Dans le nord-ouest du Burkina Faso.
L’Anthropologie pour tous Françoise Héritier — Le goût des autres
la nature, qui nous dépasse mais dans lequel soient les lieux ; ce savoir-vivre — j’entends,
nous sommes englobés. Et cela n’a rien à voir vivre en bonne entente avec les autres — im-
avec un deus ex machina qui a fait la création, plique aussi ce que nous appelons communé-
nous a fait plus beaux ou plus intelligents que ment le savoir-vivre, qui est le fait de savoir se
le voisin, ou, au contraire, nous a ôté quelques comporter à table, comment répondre, tenir
atouts et qu’on appelle Dieu. Dieu n’existe la porte à quelqu’un. Cela, ce sont les bonnes
pas, tout simplement. manières ; ça en fait partie, mais c’est en plus. 43
C’est difficile de commencer un pro- Le savoir-vivre, il faudrait l’entendre au sens
gramme en disant que Dieu n’existe pas ! Mais propre : savoir comment effectivement vivre
on peut commencer par faire comprendre aux avec les autres, ce qui implique de les écouter
enfants les grands enjeux, comme celui de et pas seulement s’écouter soi-même.
L’Anthropologie pour tous Françoise Héritier — Le goût des autres
créé le monde, les hommes et les femmes. Ce plus coupables d’infraction à mon égard, je
sont des groupes séparés : les hommes vivent leur enlève le privilège de faire leurs fils, et je
ensemble ; les femmes vivent ensemble ; ils le donne aux femmes. Donc, ce mythe d’ori-
se reproduisent directement par eux-mêmes : gine de la famille est aussi le mythe de tout
les femmes font des filles et les hommes font, ce que j’appelle la valence différentielle des
par leur corps, des garçons. Ils chassent, ils sexes, parce qu’il permet aux hommes de dire,
pêchent, ils cultivent. Le mythe se passe hors par un retournement : on nous donne un vase
temps, au temps de la préhistoire, au temps des pour faire nos fils, et ainsi nous n’avons pas
chasseurs-cueilleurs. Un jour, sur leur terrain à souffrir des inconvénients physiques de la
de chasse, le groupe des hommes rencontre le grossesse et du travail qui va avec, mais tout
groupe des femmes. À ce moment-là, mus par cela implique que nous ayons des femmes à
on ne sait trop quel réflexe, ils découvrent la nous. D’où l’appropriation des femmes par les
façon de se servir de leurs corps. Alors Dieu, hommes et toute une série de choses qui s’en
très fâché quand il s’en aperçoit, leur dit : si suivent.
c’était cela que j’avais voulu pour vous, je vous Le mythe postule un monde d’avant l’ori-
l’aurais dit, je vous aurais fait vous rencontrer gine de l’institution qu’il dévoile, et ce monde
plus tôt ; non ! Vous devez vivre comme par originel fonctionnait de façon différente, et
le passé. Mais les hommes y ont pris goût (les très bien. Il faut donc montrer aux enfants que
femmes aussi vraisemblablement, même si le l’espèce humaine a tout pensé dans sa tête. Ce
mythe n’en parle pas), et ils continuent. Dieu n’est pas la nature des choses qui fait que les
se fâche encore plus et décide d’intervenir. Il hommes sont supérieurs aux femmes : tout a
sépare les deux groupes par un tapis de feuilles été pensé, comme étant ce qui convenait le
sèches, pour les empêcher de se rejoindre : en mieux. Ce qui est pensé dans la tête n’est pas
passant sur les feuilles, ils le réveilleraient. Les naturel, n’est pas inné et peut donc être chan-
pas respecter leurs parents. Cela relève d’un nées de cela, j’ai donné des cours à Grenoble, à
universel de l’esprit. C’est un universel qui des élèves de cours préparatoire et cours moyen.
m’apparaît maintenant comme un des rares Je venais pour leur faire un cours d’anthropo-
universels — ou pensées invariantes — qui logie, d’ouverture à l’autre, mais je leur faisais
ait quelque chose à voir avec notre nature hu- un cours très pratique. Je disais : tout ce qui est
maine. Le premier, c’est la prohibition de l’in- nécessaire à la vie peut posséder des usages diffé-
ceste, qui est celui dont a parlé Lévi-Strauss, et rents. On faisait alors des cours expérimentaux. 46
le deuxième c’est le respect de la hiérarchie, qui Par exemple, pour manger : on mange avec une
fait que ça nous est si facile de nous réfugier fourchette, un couteau, une cuillère chez nous ;
sous un ordre et sous un commandement. Cela on mange avec ses doigts en Afrique. Eh bien,
tient au fait essentiel que l’espèce humaine est comment fait-on pour manger avec ses doigts ?
L’Anthropologie pour tous Françoise Héritier — Le goût des autres
On faisait de la bouillie, avec une sauce, et puis de temps en temps quelqu’un qui dit « Eurêka !
je leur montrais comment faire. On invitait les J’ai compris ! », la vie serait vraiment d’une fa-
petits Africains à montrer leur compétence s’ils deur extrême !
savaient le faire. Cela les rendait fiers de mon-
trer, et les autres ne demandaient qu’à faire la La fonction de découverte
même chose, ils essayaient, et on riait beaucoup. anthropologique de l’art
Comment s’assied-on ? Comment une femme
s’assied-elle en Afrique ? Le dos bien droit contre On peut assigner cette fonction de décou-
un mur et les jambes droit devant elle : pas si verte à l’art et à la culture, ne serait-ce que
facile que ça ! Comment se tient un berger peul ? parce qu’ils peuvent susciter des interrogations.
Sur une jambe, la plante du pied opposé contre Je vois souvent des photographies prises dans
le genou, et le bâton en travers des épaules : pas des musées où l’on voit quelqu’un, un peu per-
si facile ! Tout le monde essayait. Il y avait des plexe, qui regarde une œuvre d’art contempo-
choses qu’on ne pouvait pas faire : ainsi les mai- rain. J’avoue que moi aussi, souvent, je suis un
sons. Mais on les dessinait, et j’ai eu un public peu perplexe. Mais cette perplexité est déjà un
enthousiaste. Au début ils n’osaient pas lever le acte de tolérance, un acte d’ouverture : il y a là
doigt mais à la fin, ils voulaient tous participer quelque chose que je ne comprends pas, mais
aux expériences. que je pourrais comprendre. Je pense que l’art
On peut, si on veut trouver des moyens est un marqueur qui nous sollicite, même si
qui attirent l’attention des enfants, leur faire nous ne nous en doutons pas. J’avais été frap-
comprendre que les usages des autres sont les pée par le film d’Agnès Jaoui et Jean-Pierre
mêmes que les nôtres. Nous avons chacun nos Bacri, Le Goût des autres. Jean-Pierre Bacri y
manières ; elles sont aussi bonnes les unes que joue un chef d’entreprise dont l’épouse raffole
les autres, puisque nous pouvons tous les pra- des petits napperons en dentelles, des coussins
bondieuseries dont elle raffole et il fait le mé- m’en suis rendue compte au moins une fois sur le
nage dans tout ça. Cette révolution passe par terrain. Une jeune femme était morte en couches
l’émotion, non par l’entendement ou la raison. et on l’enterrait. Lors d’une cérémonie, les coé-
pouses de la défunte devaient danser autour de
Faut-il avoir le goût des autres ? son corps, posé par terre, en ouvrant leur pagne
et en dansant tout autour d’elle. Elles étaient
Nécessairement. C’est moins le goût des
quatre ou cinq coépouses, dont une femme âgée,
autres (encore que ça implique une bonne en-
la première épouse. La dernière avait été prise en
tente avec ces autres et donc du goût pour eux),
que la curiosité pour eux et leur vie. Mais ce mariage assez récemment ; c’était une très jeune
goût des autres n’est pas nécessairement un goût femme et le bruit courait qu’elle était morte par
exotique. Je me rends compte que j’ai le goût sorcellerie et que c’était la faute de la femme âgée.
des autres ici aussi, dans ma propre culture ; Je voyais cette femme qui se doutait bien des
les autres m’intéressent, leur vie m’intéresse. soupçons qui pesaient sur elle et qui faisait tout
En faire un objet d’études, c’est faire de l’an- ce qu’elle pouvait pour exprimer son désespoir, en
thropologie, qui passe par un premier degré qui en faisant même un peu plus que les autres. L’es-
est celui de l’ethnologie. L’ethnologie consiste pace d’un instant, je l’ai vue comme une sorcière,
à aller vivre comme les autres, chez eux, pour comme capable d’un acte de sorcellerie : cette ca-
comprendre leur fonctionnement mental et le pacité à penser comme eux, à avoir assimilé tous
fonctionnement de leur culture. On fait ça dans les ingrédients et tous les mécanismes n’est pas
une culture donnée, et l’anthropologie consiste facile ; on peut plus ou moins y parvenir. Il y a
à s’emparer de problèmes généraux afin de voir peut-être des anthropologues qui vous diraient
comment ils sont traités dans différentes cultures que ce n’est pas le nec plus ultra et qu’on peut très
du monde, quelles sont les solutions qui ont été bien comprendre une société sans y participer.
apportées, et si on peut découvrir des invariants Mais je doute que vous puissiez bien comprendre
dans le fonctionnement de ces solutions. une société que vous n’aimeriez pas, donc ça im-
plique un minimum d’empathie.
Ce que les autres apprennent à l’ethnologue
Enseignement artistique
Ils ne nous apprennent rien. C’est le fait d’être
plongés parmi eux qui importe. Ils n’ont pas en-
et ouverture aux autres
vie de nous apprendre quelque chose. Il faut sim- Permettre de s’exprimer à des adolescents ou 48
plement vivre avec eux, leur parler, obtenir des à des enfants timides, introvertis, change leur
réponses à nos questions. Observer nous amène à rapport à la scolarité : ils s’affirment, osent po-
penser comme eux, ce qui n’est pas facile, même ser des questions, osent exister. Tout ce qui per-
si on peut y parvenir au moins partiellement. Je met cette ouverture — la danse, l’improvisation
L’Anthropologie pour tous Françoise Héritier — Le goût des autres
orale, le théâtre —, devrait être utilisé, à la fois thrope comme il n’est pas possible ! Sa réflexion
comme fin en soi (parce qu’il y a peut-être des ne partait pas du fond du cœur et n’était pas
vocations), et également comme moyen. Le pro- une révolution économique pour l’avenir : c’était
blème, c’est de trouver la bonne combinaison une manière de régler un problème. Il trouvait
qui permet de faire tout cela. De même, faire que les Guyanais constituaient un problème
un journal : j’ai vu des enfants des écoles acqué- pour la République et proposait de construire
rir ainsi des responsabilités et apprendre à faire d’immenses hôtels : pendant six mois une moi-
une œuvre collective. Toutes ces recettes ont tié de la population serait à l’hôtel, servie par
déjà été trouvées, utilisées, le problème a tou- l’autre moitié, et au bout de six mois, on inver-
jours été de passer à la vitesse supérieure. serait, le tout aux frais de la République. Cela
coûterait moins cher à l’État et tout le monde
S’épanouir serait content !
Les parents ont tellement peur que les en-
fants n’aient pas une bonne vie qu’ils veulent
Loisirs et travail
absolument qu’ils décrochent des diplômes, et Nous allons vers une société où les loisirs
des diplômes sérieux : un diplôme de mathéma- seront davantage pris en compte. C’est là qu’il
tiques, de physique ou de chimie, c’est mieux faudrait changer un peu de regard, parce que,
qu’un diplôme de théâtre ! De la même manière, pour le moment, on n’existe que si on travaille.
les pouvoirs publics qui ont besoin de travail- Nous sommes tellement conditionnés que ceux
leurs, même s’ils prétendent le contraire, n’ont qui n’ont pas de travail se sentent majoritaire-
pas tellement besoin de « clowns », comme ils ment très coupables. Ne pas avoir de travail,
disent… Mais puisque le travail va se réduire c’est la paresse ou les loisirs. Mais l’art n’est pas
comme peau de chagrin, quand nous aurons la paresse ni les loisirs ; l’art c’est une autre ma-
des robots qui feront tout à notre place, il fau- nière de concevoir le temps, disons de l’emplir,
dra bien trouver une solution pour que les gens de concevoir le temps qu’on passe sur terre. Le
puissent vivre avec un minimum qui sera versé message qu’on croit chrétien affirme que nous
de la même manière à tout le monde ; ceux qui sommes sur terre pour souffrir. Voilà ce qu’on
voudront travailler travailleront en plus pour nous dit : la souffrance, la maladie, de toute
être plus riches. Les autres, non : ils pourront façon ça finit mal, et la plupart de nos expé-
à ce moment-là s’épanouir dans les arts, avec riences seront catastrophiques, difficiles et dou- 49
une rémunération universelle. On y pense très loureuses. Avec la promotion de l’art, on dit
sérieusement. Le premier à y avoir pensé était quelque chose d’un peu autre. Le temps où vous
un ingénieur géographe, qui s’appelait Jean Hu- écrivez un roman est peut-être difficile, mais
rault. Il travaillait en Guyane, et il était misan- vous y prenez du plaisir. Le temps où je lis un
L’Anthropologie pour tous Françoise Héritier — Le goût des autres
roman, j’y prend un plaisir extrême. Il faudrait dessiner le monde nouveau. C’est une antienne :
appeler cela société du plaisir plutôt que du loi- on sait très bien qu’il y a peu de philosophes,
sir. Le temps de l’art n’est pas un temps vide, sociologues ou autres qui ont vu juste quand ils
c’est au contraire un temps plein, empli par des ont imaginé le monde dans dix, vingt ou cin-
choses qui donnent du sens à la vie et donnent quante ans. Je ne me livre donc pas à ce genre
de la fierté, donnent de la joie. Le travail aussi d’exercice, tant il est vrai que, généralement, on
donne de la fierté et de la joie quand il n’est pas se trompe grossièrement, parce que l’invention
trop répétitif ni encombrant ; mais il n’est pas le est partie dans un autre sens.
seul à le pouvoir. Quand on parle d’une société Les conditions d’un monde meilleur im-
de loisirs, on a l’air de penser que seul le travail pliquent bon nombre de choses, et certaines
donne du sens à la vie. J’ai essayé de montrer, qui ne sont pas toujours très bien vues. Je pense
dans un tout petit livre, Le Sel de la vie 3, qu’on qu’au long cours, Malthus aura raison contre
trouvait le sel de la vie dans des tas de choses ab- Marx, et que si nous continuons cette course ef-
solument minimes, et qui n’ont pas grand chose frénée à la surpopulation, arrivera assez rapide-
à voir avec le travail, même si, bien sûr, le travail ment un moment où les guerres pour l’eau, pour
en fait partie. la terre, pour la nourriture en général, et même
pour l’air vont devenir la norme. Le premier pas
Vers un monde meilleur serait de mettre un frein à cette surpopulation
Nous n’avons certainement pas renoncé au galopante, ce qui n’est pas facile. Cela nous per-
monde moderne, puisque, apparemment, nous mettrait peut-être de ne pas considérer l’autre
en redemandons ! Toutes les innovations sont ac- comme un nuisible, parce que c’est ça le fond de
cueillies avec un enthousiasme débordant. Je n’ai la question : si je n’ai pas assez d’eau, c’est que
pas beaucoup d’enthousiasme, je dois dire, pour c’est toi en amont que me la prends ; si je n’ai pas
l’humanité améliorée, mais il y a une grosse de- de travail c’est que c’est toi qui es venu d’ailleurs
51
Philippe Descola
La nature est une maladie de nos idées appris à reconnaître la forme que ses étoiles Après des contributions à l’ethnologie de l’Amazonie, fondées
notamment sur des enquêtes parmi les Jivaros achuar, Philippe
constituent, nous projetons un modèle que nous Descola se consacre depuis plusieurs années à l’anthropologie
Je vous ai apporté un poème d’un grand appelons culturel sur une régularité naturelle, comparative des rapports entre humains et non-humains et, plus
poète portugais, Fernando Pessoa, extrait des à savoir le mouvement des corps célestes. Et récemment, à l’anthropologie des images. Professeur au Collège
de France dans la chaire d’Anthropologie de la nature et directeur
Poemas de Alberto Caeiro : lorsque nous réunissons un ensemble de régu- d’études à l’EHESS, il a dirigé le Laboratoire d’Anthropologie
Vi que não há Natureza, sociale de 2000 à 2013. Il est notamment l’auteur de La Nature do-
larités de ce type, d’objets non-humains à l’in- mestique. Symbolisme et praxis dans l’ écologie des Achuar (Maison des
Que Natureza não existe,
Que há montes, vales, planícies, térieur d’un ensemble, nous créons une totalité Sciences de l’Homme, 1986), Les Lances du crépuscule (Plon, 1993),
Par-delà nature et culture (Gallimard, 2005), Diversité des natures,
Que há árvores, flores, ervas, que nous avons appelée la nature. C’est un pro- diversité des cultures (Bayard, 2010), L’ Écologie des autres (Quae
Que há rios e pedras, cessus ancien, très caractéristique d’une partie éditions, 2011), La Composition des mondes (Flammarion, 2014).
Mas que não há um todo a que isso pertença,
Que um conjunto real e verdadeiro du monde, exclusif à l’Europe, qui commence Médaille d’or du CNRS en 2012, Philippe Descola est membre de
la British Academy et de l’American Academy of Arts and Sciences.
É uma doença das nossas ideias. avec les Grecs, bien sûr, avec cette idée que cer-
A Natureza é partes sem um todo. tains objets, certaines plantes, certains animaux
Isto e talvez o tal mistério de que falam.
ont un principe de développement propre, une
J’ai vu qu’il n’y avait pas de nature, nature — c’est chez Homère qu’on trouve la pre-
Que la nature n’existe pas, mière mention du mot φύσις (physis) en grec,
Qu’il y a des montagnes, des vallées, des plaines c’est-à-dire la nature, au sens de ce qui provoque
Qu’il y a des arbres, des fleurs, des herbes,
Qu’il y a des rivières et des pierres, le mouvement et la nature même des choses
Mais qu’il n’y a pas un tout à quoi cela appartient, pour désigner la propriété d’une plante médici-
Et qu’un ensemble réel et vrai nale, et Aristote a systématisé cela avec l’idée de
Est une maladie de nos idées.
La nature, ce sont des parties sans un tout. l’« histoire naturelle », c’est-à-dire que les objets
Ceci est peut-être le mystère dont ils parlent. naturels peuvent être soumis à des lois.
(Num dia excessivamente nítido, (s.d.) XLVI. Les médecins et les astronomes grecs ont com- 53
mencé à proposer des explications qui différaient de
Qu’est-ce que cela veut dire ? Tout simple- celles qu’on avait l’habitude d’entendre en Grèce, à
ment, cela veut dire qu’au fond, lorsque nous savoir que c’étaient les vaticinations des dieux, les
regardons une constellation, et que nous avons décrets divins qui étaient responsables des mala-
L’Anthropologie pour tous Philippe Descola — À la découverte des plis du monde
sait-on, « sans foi, sans loi, sans roi ». Sans foi, tous les cas, c’étaient des hommes « naturels ».
c’est-à-dire sans religion, précisément parce Or dans cette idée, il m’avait semblé qu’il y avait
qu’il n’y avait aucun des signes extérieurs de la quelque chose d’intéressant. C’était un préjugé,
religion, il n’y avait pas d’unité transcendante, sans aucun doute, mais qu’autant d’observa-
pas de clergé, pas vraiment de culte. Sans loi teurs, sur une période de plus de quatre siècles,
parce qu’il n’y avait aucune codification appa- aient mis l’accent sur ce côté naturel, devait in-
rente, aucun système juridique particulier. Sans diquer quelque chose. C’est pour cela que je suis
roi parce que c’étaient des sociétés sans État et parti sur le terrain : pour essayer de comprendre
même, la plupart du temps, sans chef, souvent quels étaient les rapports, à la fois techniques,
en habitat dispersé, qui pratiquaient, comme le matériels, mais aussi idéels, de ces Amérindiens
disait Hobbes, la guerre de chacun contre cha- avec leur environnement. Je suis donc parti avec
cun, qui étaient donc plongées dans des vendet- l’idée de comprendre comment ils combinaient
tas permanentes — avec quelquefois des corol- nature et culture.
laires comme le cannibalisme qui a beaucoup
suscité d’interrogations en Europe, mais dont Les leçons du terrain
Montaigne avait compris qu’il était une forme
de vengeance à tout prendre moins cruelle que Dans un premier temps, j’ai passé presque
les tortures auxquelles les Européens se livraient. un an à apprendre la langue. Les Achuar parlent
Des gens avec la clairvoyance de Montaigne, une langue jivaro. Le Jivaro, c’est un groupe lin-
il n’y en avait pas beaucoup, et ces sociétés sont guistique assez important et on ne l’apprend pas
restées un mystère pendant très longtemps, à l’École des Langues Orientales, donc il faut
parce qu’on ne comprenait pas ce qui « faisait l’apprendre sur place au fil du temps, et cela m’a
société » chez ces gens qui étaient éparpillés dans pris à peu près un an. Après avoir beaucoup me-
la forêt, qui se faisaient la guerre en permanence, suré ce qu’ils faisaient, observé les techniques de
qu’ils disent, c’est formidable. » La plupart du plante qui permet la pêche à la nivrée : on uti-
temps, ce qu’ils disent n’a pas un grand inté- lise sa racine, dont le suc transforme la tension
rêt, ce sont des conversations villageoises clas- superficielle de l’eau et provoque l’asphyxie des
siques : « — Le chien est malade », « — Où as-tu poissons. C’est une plante toxique. Alors ce que
mis la calebasse ? » etc. Mais il y aussi beaucoup cette dame me disait, c’est qu’en fait un plant de
d’autres choses qui viennent quand on com- manioc était venu se plaindre d’avoir été planté
prend ce que les gens disent, et notamment la fa- trop près d’un plan de barbasco, comme on dit
çon dont ils parlent des plantes et des animaux. dans l’espagnol de la région pour ce genre de
En les écoutant le matin très tôt, au lever du plante vénéneuse.
jour, dans ces grandes maisons communes où
peuvent vivre trente ou quarante personnes, on Des plantes et des animaux
découvre qu’ils parlent des rêves de la nuit, de qui se voient comme des humains
façon à interpréter les messages oniriques pour
savoir ce qu’ils vont faire dans la journée. Il y Alors évidemment, une chose comme celle-
avait une interprétation assez classique dans cer- là demande à ce qu’on pose des questions, et de
tains cas, une grammaire des rêves. Si on rêvait fil en aiguille, je me suis aperçu que les Achuar
par exemple qu’on avait rencontré une troupe considéraient que la plupart des plantes et des
de pécaris — nourriture de choix dans cette ré- animaux se voyaient comme des humains. On
gion —, cela voulait dire qu’on risquait de tom- pourrait dire que ce sont les Achuar qui les
ber sur une troupe d’ennemis. Donc c’était une voient comme des personnes, mais en réalité,
oniromancie classique, avec des inversions, des ils les voient comme des plantes et des animaux
chiasmes… Mais il y avait d’autres règles qui qui se voient eux-mêmes comme des humains.
étaient un peu bizarres. Par exemple : « — Cette Et pour serrer un peu la question, chaque classe
nuit », me dit une femme, « j’ai rêvé d’une jeune de vie — chaque espèce, si vous voulez dans un
c’est vrai que le monde d’un papillon n’est de vue qui commence déjà très nettement
pas celui d’un poisson-chat, ni celui d’un hu- chez Descartes par exemple, et qui, au fil du
main, d’un jaguar, etc. Donc, en fonction de temps, surtout avec le darwinisme au xixe
ses dispositions biologiques, chaque espèce siècle, devient tout à fait manifeste. C’est ce
va avoir accès à des segments du monde. Et que l’on peut appeler le naturalisme et que dé-
ces segments de monde peuvent se rencontrer, couvrent Bouvard et Pécuchet avec un peu de
notamment par le biais de la prédation. La naïveté lorsque, faisant des études avec cet es-
prédation est un schème mental qui joue un prit encyclopédique de boutiquier qui les ca-
rôle très important en Amazonie, car elle rend ractérisent, s’aperçoivent tout d’un coup qu’il
compte de la chaîne trophique qui articule les y a du phosphore dans les humains comme
espèces les unes aux autres, par le simple fait dans les allumettes, et les humains sont alors
qu’elles se mangent les unes les autres. Cette déchus de leur prééminence, parce que, du
façon de voir les choses consiste à penser que point de vue physique, ils ne sont pas fon-
la plupart du temps les animaux sont animés damentalement différents d’autres objets du
grâce à ce que nous traduisons par « âme » monde. On a donc deux systèmes complète-
dans notre jargon d’anthropologues — ce ment opposés. Dans ce qu’on pourrait appeler
terme est un pis-aller pour désigner ce que les plis du monde, c’est-à-dire les possibilités
j’ai appelé une « intériorité », c’est-à-dire une d’établir des distinctions entre les objets du
capacité intentionnelle qui naît de l’intérieur monde, les Achuar et les Européens avaient
et dont on ne voit que les effets — alors qu’en choisi d’accentuer certains plis, ou de ne pas
revanche chaque espèce, chaque classe de vie en voir d’autres. Ils repéraient des continuités
a des dispositions physiques qui la cantonnent et des discontinuités à des endroits différents,
dans un monde particulier. le résultat étant que le mobilier du monde est
très différent dans les deux cas.
taires — on pourrait revenir aussi sur le terme misme, en jouant un peu sur les mots (le can-
de choix — quant à la constitution de ces mobi- nibalisme joue un rôle important dans cette
liers du monde. région du monde !)
J’ai décidé d’utiliser la notion d’animisme
Pour une anthropologie comparative qui était tombée en désuétude, et qu’on em-
Quand je suis revenu du terrain et qu’il m’a ploie le plus souvent par défaut. Si vous ou-
fallu essayer de rendre compte d’une société vrez les journaux, vous lisez que dans tel pays
dans laquelle à l’évidence la distinction entre d’Afrique il y a tel pourcentage de musulmans,
nature et société n’avait guère de sens, je me tel pourcentage de chrétiens et tel pourcen-
suis embarqué dans une anthropologie com- tage d’animistes : cela ne veut rien dire du
parative. J’ai utilisé l’ethnographie des autres, tout, bien sûr. C’est un terme utilisé faute de
car je ne pouvais pas aller partout dans la pla- mieux pour désigner les gens qui ne se recon-
nète, alors j’ai fait confiance à des collègues qui naissent pas dans les religions monothéistes.
avaient écrit sur d’autres régions de la planète, En réalité, si on prend le concept au sérieux,
pour essayer de voir comment fonctionnaient tel que j’ai dû le redéfinir précisément, « ani-
ailleurs ces systèmes de continuité/discontinuité miste » désigne les gens qui pensent que l’on
que j’avais trouvés en opposition entre l’Europe peut détecter dans les non-humains des inten-
d’un côté et les Achuar de l’autre. En Amazonie tions, quelque chose comme un « mouvement
pour commencer, évidemment, de façon com- vers » que l’on peut reconnaître et qui vient
parative. se combiner avec le particularisme des corps.
Si vous voulez, cela implique qu’il y a une
Restaurer l’animisme culture universelle partagée par les humains
L’Amazonie, c’est très grand en termes d’es- et les non-humains et de très nombreuses na-
pace et en nombre de peuples. Encore à l’heure tures particulières, à la différence de nous,
aussi parmi les populations amérindiennes du En Australie, il y a une chose qui est très in-
nord des États-Unis et du Canada, dans l’aire téressante, c’est que pendant certaines cérémo-
circumboréale, en Sibérie, dans une partie de nies, on se sert de récits étiologiques, c’est-à-dire
l’Asie du Sud-Est et dans certaines régions de de récits d’origine qui racontent dans quelles
Mélanésie, mais cela laissait encore des vides. conditions les différents groupes humains et
Il y avait encore d’autres mobiliers du monde non-humains — les plantes, les animaux — et
qui étaient très différents. l’environnement — le paysage au sens le plus
vague du terme — se sont constitués du fait de
Le totémisme et l’exemple aborigène l’émergence d’entités qu’on appelle traditionnel-
lement des « ancêtres », mais c’est un très mauvais
Il y en a un qui fascine les anthropologues terme. Ces entités sont des prototypes — terme
depuis très longtemps, c’est celui des Aborigènes beaucoup plus exact — qui surgissent de la terre.
australiens. Il est très particulier, mais on en On ne sait pas exactement quelle forme ont ces
trouve des traces ailleurs, peut-être moins claire- prototypes, mais ils portent des noms de plantes
ment manifestes qu’en Australie. On ne cesse de ou d’animaux. Ils traversent des péripéties, il
reculer l’arrivée des premiers occupants de l’Aus- leur arrive divers accidents, puis ils disparaissent
tralie. On a pensé pendant longtemps que c’était en laissant des semences dans des lieux très pré-
vers 40 000 ans, et on estime maintenant que c’est cis. J’appelle cela des « semences d’individua-
probablement beaucoup plus ancien. Bien sûr tion », car elles sont la source de l’identité des
il y a eu des influences extérieures, notamment humains et des non-humains regroupés à l’inté-
dans la partie nord, mais pas très importantes. rieur d’une classe totémique : certains humains,
Au fond, l’Australie est une espèce d’énorme certaines plantes, certains animaux, membres
marmite dans laquelle des gens se sont trouvés du même groupe totémique, partagent des qua-
en ébullition pendant 60 000 ans, peut-être plus, lités physiques et morales issues de ces proto-
pas des noms d’animaux, mais des noms de composé de singularités. Mais comme dans un
qualités, et que c’est au moyen de ces qualités système de ce type il faut pouvoir rabouter toutes
qu’on désigne l’animal. Autrement dit, lorsque ces singularités, puisqu’un monde dans lequel
vous déclarez : « Je suis de la classe totémique tout serait différent serait un monde impossible
du kangourou », cela ne signifie pas du tout à penser et même à vivre, on les raboute par des
que vous êtes de la classe totémique de l’animal chaînes d’analogies, de correspondances. J’ai ap-
kangourou, mais que vous êtes de la classe toté- pelé cela l’analogisme. La pensée analogique est
mique, linguistiquement, du « sautillant ». Et le universelle : tout le monde se sert de la pensée
« sautillant » est certes incarné par le kangourou, analogique, mais dans ce système-là, l’analogie
mais il regroupe la classe complète des « sautil- est le dispositif central qui permet de rabouter
lants » dans laquelle il y a beaucoup plus que des toutes les singularités. C’est très commun en
kangourous. Le totémisme n’est donc pas l’idée Chine ou en Inde, mais aussi dans notre propre
d’une descendance à partir d’un ancêtre animal, passé, dans l’Europe médiévale ou l’Antiquité.
qui est très souvent la façon dont on le conçoit. Ce système a aussi des conséquences du point de
Au fond, il est question d’un prototype qui va vue de la forme de l’organisation sociale.
engendrer au fil du temps des classes d’êtres hu-
mains et non-humains partageant des propriétés Les errements de
communes. C’est donc un autre système, com- l’anthropocentrisme européen
plètement différent des deux premiers, différent
à la fois de l’animisme et de ce que j’ai appelé Nous, anthropologues, arrivons avec nos
le naturalisme pour qualifier notre façon d’être gros sabots, et nous disons : « Je vais étudier la
depuis environ le xviie siècle. On le trouve de fa- société des Machins. En quoi est-ce une société ?
çon emblématique en Australie, mais aussi dans Quelles institutions se sont-ils donné pour vivre
d’autres régions du monde. ensemble ? » Or, c’est un effet de l’anthropocen-
mains, ils ont défini les unités d’administration ment humaines qui s’adaptent à un environne-
à partir de leurs propres concepts sociologiques ment non humain.
et juridiques. Mais quand on regarde d’un peu Les anthropologues ont employé un concept
près la façon dont les gens, ailleurs, conçoivent un peu fourre-tout, celui d’« ensembles so-
les collectifs au sein desquels ils vivent, on ciocosmiques », pour désigner des situations
s’aperçoit que c’est complètement différent. En dans lesquelles des humains et des non-hu-
Amazonie, et dans les systèmes animistes en mains constituent un tout intégral à l’intérieur
général, l’unité, c’est ce qu’on pourrait appeler d’un ensemble dont les limites sont coextensives
des « tribus-espèces ». Chaque espèce, c’est-à- à celles du cosmos. On connaît bien cela pour la
dire chaque classe morphologique, constitue un Chine, et on le connaît aussi pour le Mexique. Il
groupe social propre, et les interactions se font n’y a pas une « société » qu’on va pouvoir extraire
entre ces groupes sociaux, qui sont tous perçus de cet ensemble. On ne peut couper les humains
comme ayant des qualités culturelles. de l’ensemble et les en extraire sans laisser en
Il y a un ethnographe russe du début du quelque sorte des filaments qui vont se rabouter
xx siècle, Waldemar Bogoras, qui avait fait de
e
aux non-humains.
l’ethnographie chez des gens qui s’appellent les
Tchouktches, qui vivent dans la Tchoukotka, Actualité politique des ontologies
qui est la partie la plus orientale de la Sibérie,
jouxtant le détroit de Behring, et il rapportait On pourrait penser qu’il s’agit là d’anthro-
que pour eux, les ombres sur les murs vivent pologie quasi philosophique, mais on voit tous
dans des villages où elles subsistent en chas- les jours la pertinence d’analyses de ce type.
sant 4. Ce n’est pas que ces gens seraient des En ce moment, en Amérique du Sud, dans la
imbéciles. Ils savent bien qu’une ombre portée région andine, de très nombreux mouvements
est causée par l’interruption d’une source lu- sociaux de populations indigènes protestent
mineuse par un corps, mais néanmoins, pour contre des projets miniers venant boulever-
eux, ces formes avaient une certaine autonomie. ser les conditions de vie et l’écosystème lo-
Pour les Tchouktches, ces classes morpholo- cal. Lorsque ces populations protestent, elles
giques existaient comme des classes autonomes. ne le font pas tellement contre les dommages
C’est une façon de voir les choses qui est très qui sont faits à l’environnement, contre les
différente de la nôtre ! Donc, pour faire de l’an- atteintes à leur mode de vie, mais elles pro-
thropologie sociale et politique sérieusement, il testent au nom d’un des éléments de l’envi- 61
faudrait considérer à chaque fois la façon dont ronnement qui fait partie de la société. Telle
les collectifs au sein desquels les humains vivent source, tel arbre, telle grotte, tel bassin versant 4. Waldemar Bogoras, 1904. The Chukchee. 1: Materi-
al culture. 2: Religion. 3 : Social organization. Leid-
sont composés, et non pas présumer que partout fait partie de l’ensemble social et politique, et en / New York: E.J. Brill / G.E. Stechert (Memoirs of
les gens vivent dans des « sociétés » exclusive- c’est parce que le projet minier met en péril the American Museum of Natural History, 3 vol.
L’Anthropologie pour tous Philippe Descola — À la découverte des plis du monde
ce membre du collectif que la collectivité se soi, c’est d’être autocritique, ou en tout cas ré-
mobilise en son nom. C’est une façon très dif- flexif vis-à-vis de soi-même, de façon à ne pas
férente de voir les choses, qui peut nous per- considérer que les autres nous apporteraient
mettre de réfléchir à d’autres formes d’action des réponses à des questions que nous leur po-
politique contre le bouleversement climatique sons, alors que ce ne sont pas du tout celles
qui nous affecte tous, mais qui affecte tout qu’ils se sont posées. Sans quoi ils apportent
particulièrement ces populations de la zone des réponses différentes à des questions qui ne
intertropicale. sont pas les mêmes, ce qui est la source clas-
sique du malentendu culturel.
Pour une élucidation critique
des plis du monde L’anthropologie, comme dispositif perma-
nent de réflexivité, permet de comprendre dans
L’ontologie est un modèle savant au moyen
quel creux du monde on s’est installé, quel pli
duquel les anthropologues spécifient la struc-
ture générale du mobilier du monde, et ob- du monde on a choisi d’accentuer par rapport à
servent comment cette structure générale peut d’autres. Elle permet, à partir de cette connais-
avoir des effets sur d’autres domaines, dans la sance, d’avoir des rapports intéressants avec au-
vie sociale, la religion, le rite, la vie politique, trui, puisqu’on n’a des rapports intéressants avec
etc. Si l’on garde à l’esprit qu’il y a des mo- lui que si l’on sait plus ou moins qui on est. L’idée
biliers différents, on est moins porté à parler du « dialogue des cultures » n’a guère de sens. Il
de « l’homme africain » ou de « l’homme euro- n’y a pas de dialogue sans éléments communs,
péen » — expressions qui n’ont guère de sens. et ces éléments communs ne peuvent s’établir
Chaque formation sociale, chaque groupe so- par décret. Ils viennent par la connaissance ré-
cial va combiner certains de ces éléments avec ciproque de structures profondes, et celles-ci ne
d’autres, mais il y aura toujours une ontologie peuvent être acquises que par l’enseignement,
dominante. Ce qui est surtout important, c’est
de se rendre compte de celle que l’on porte avec
très tôt, des dispositifs que je viens d’évoquer,
donc par l’enseignement de l’anthropologie.
62
Barbara Cassin
Compliquons l’universel !
L’Anthropologie pour tous Barbara Cassin — Compliquons l’universel
!
Barbara Cassin
Compliquons l’universel !
Les intraduisibles diversité des langues, alors qu’en fait elle se Barbara Cassin est directrice de recherche au CNRS. Elle a
dirigé le groupement de recherche international intitulé « Philo-
construisait en ne parlant que globish, c’est- sopher en langues », et préside actuellement le Collège international
Un intraduisible est un symptôme de la à-dire global english, une langue qui n’en est de philosophie. Outre le Vocabulaire européen des philosophies :
différence des langues : non pas ce qu’on ne pas vraiment une et dont les œuvres sont Dictionnaire des intraduisibles (Le Seuil, 2004), elle a notamment
publié : Aristote et le logos : contes de la phénoménologie ordi-
traduit pas, mais ce qu’on ne cesse pas de les dossiers soumis à Bruxelles pour obtenir naire ( PUF, 1997). — Parménide, Sur la nature ou sur l’ étant.
ne pas traduire, et ce qui nous engage donc un financement ! Je n’en ai jamais rencontré Le grec, langue de l’ être ? (Le Seuil, 1998). — Voir Hélène en
à travailler les différences. Par exemple, si je toute femme : d’Homère à Lacan (Les Empêcheurs de penser en
d’autres, sauf celles, analogues, qu’on nous rond, 2000). — Google-moi : la deuxième mission de l’Amérique
dis « bonjour », je ne dis pas tout à fait sha- obligeait à écrire à l’époque, au CNRS… Cela (Albin Michel, 2006). — Plus d’une langue (Bayard, 2012). —
lom ( )שלוםou salām ()ﺳﻼم, je ne parle pas de m’avait vraiment beaucoup troublée qu’on
La Nostalgie. Quand donc est-on chez soi ? Ulysse, Énée, Arendt
(Autrement, 2013). — Derrière les grilles : sortons du tout-évalua-
paix ; je ne dis pas ce que les Grecs anciens nous oblige, par exemple, nous, philosophes, à tion (Mille et une nuits, 2014). —Les Intraduisibles du patrimoine
disaient quand ils disaient kairé (χαιρέ), c’est- écrire et à parler en anglais, et pas vraiment en
en Afrique subsaharienne [avec D. Wozny] (Demopolis, 2014).
à-dire « réjouis-toi, jouis », ou ce que les Latins anglais, pas l’anglais de Shakespeare, de Jane
disaient quand ils disaient vale, « porte-toi Austen ou de Joyce, pas l’anglais qui a produit
bien ». Donc, à chaque fois c’est une manière et a été produit par tout ça, non, le globish,
d’ouvrir le monde. Qualifier cela d’« intradui- autrement dit des éléments de langage.
sible » ne sacralise rien, mais oblige à prêter
attention à ce qui est dit quand on parle, et à
ce que dit l’autre quand il parle.
Si je dis « élément de langage », c’est vraiment
avec une intention très méchante ! Quand Han-
nah Arendt parle de la banalité du mal, quand
elle décrit la manière dont Eichmann traite la
Le dictionnaire des intraduisibles langue allemande, elle dit qu’il ne savait pas
Nous avons travaillé à cent cinquante, parler l’allemand, qu’il ne parlait que par cli-
pendant quinze ans. Au moment de commen- chés : c’est ça la banalité du mal. Les éléments 64
cer ce travail, j’avais deux ennemis très pré- de langage que les politiques nous demandent
cis. L’Europe se construisait en se prétendant de partager sont la banalité du mal. Par ailleurs,
multiculturelle, en prétendant que l’une des le globish est fait pour qu’on puisse réduire à
grandes caractéristiques de sa culture était la une aune commune des choses incommensu-
L’Anthropologie pour tous Barbara Cassin — Compliquons l’universel
!
rables, pour permettre l’évaluation à tout crin, grec est une langue à ce point philosophique
en cochant des cases. Et il n’y a rien de pire (au point que tous les autres qui ne parlent pas
que cela, qui nous vient, si on y réfléchit bien, ce logos, « langue-langage-raison », soient des
de la manière dont le ranking est pratiqué par- barbares, fassent blablabla, soient à peine des
tout, comme le fait très normalement Google©, hommes et puissent être réduits en esclavage),
un moteur de recherche qui classe les items à c’est parce que, dit Heidegger, c’est une langue
partir du nombre de clics : ça monte quand authentique, enracinée dans un peuple et dans
y a beaucoup d’opinions favorables. Cela im- une race, et rien d’étonnant évidemment que
plique donc que la qualité devient une proprié- cela vaille aussi pour la langue allemande
té émergente de la quantité. Comme disait Jé- quand Heidegger en parle…
rôme Lindon de Beckett, « on ne remarque pas Donc ce dictionnaire a été fait contre ces
l’absence d’un inconnu » : en procédant ainsi, deux ennemis, le globish et le nationalisme on-
on ne remarque jamais l’invention. Voilà quel tologique.
était mon premier ennemi à l’époque.
Mon second ennemi est davantage franco-fran- Le relativisme conséquent
çais, bien qu’il soit allemand ! C’est la manière
dont on enseignait la philosophie à ma généra- Le Dictionnaire des intraduisibles est traduit
tion : disons, heideggérienne. Moi-même, j’ai ou en cours de traduction dans une dizaine de
été tout à fait passionnée — et je le suis tou- langues. En travaillant avec ceux qui décidaient
jours — par la manière dont Heidegger écrit de le traduire, j’ai compris le relativisme consé-
l’histoire de la philosophie. Je pense que c’est quent, c’est-à-dire la pluralité des points de vue
un très grand philosophe, mais il faut ajouter, qu’évoque Protagoras dans l’apologie qu’en fait
comme pour Victor Hugo : hélas ! 1 C’est un Socrate à la fin du Théétète de Platon. Protagoras
très grand philosophe, hélas ! J’ai appris la phi- explique que « vrai » et « faux » ne veulent rien
losophie avec des heideggériens, à qui je sais gré dire. On peut parler de « plus vrai » et, mieux
de m’avoir appris ce qu’ils m’ont appris. Néan- encore, de « plus vrai pour ». La vérité, le faux,
moins, quand on regarde ce que ça veut dire l’erreur : mettons des sourdines, et surtout pas
par rapport aux langues, cela implique qu’il y de majuscules ! Si on passe au comparatif (« plus
a une hiérarchie des langues, selon leur proxi- vrai ») et au comparatif dédié (« plus vrai pour »)
mité à l’Être. C’est ce que Jean-Pierre Lefebvre temporalisé et adressé véritablement — ce qu’un
désigne d’un syntagme que je trouve tout à bon professeur doit savoir faire —, on comprend 65
fait approprié : nationalisme ontologique. Cela alors le sens de l’expression « l’homme est la me-
veut dire qu’il y a deux vraies langues de phi- sure de toute chose ». Dans ma propre pratique
1. André Gide, lorsqu’on lui demandait quel était le
losophie, le grec, et l’allemand, encore plus du Dictionnaire des intraduisibles en cours de plus grand poète français, répondait, mi-admi-
grec que le grec. Cela veut dire aussi que si le traduction, j’ai compris que ma propre intention ratif, mi-ironique : « Victor Hugo, hélas ! ».
L’Anthropologie pour tous Barbara Cassin — Compliquons l’universel
!
(arrêtons de faire une Europe du globish et du Les intraduisibles entre les cultures
nationalisme ontologique) était tout à faire rela-
Bien sûr que les cultures sont indissociables
tive. Elle était « la meilleure pour » à un moment
des langues. Pour essayer de décrire métapho-
donné. Mais elle n’avait pas de sens pour les
riquement ce qu’est une langue, je prendrais
Américains, par exemple : leur intention était de volontiers l’image d’un filet irisé qu’on lance
promouvoir l’english contre le globish et de faire sur le monde : selon la taille des mailles, selon
comprendre que la French theory n’était pas si l’endroit où on le lance, on ramène différents
idiote dans la compétition avec la philosophie poissons. C’est ce que les grands romantiques
analytique qui domine à peu près tous les dé- allemands — dont Humboldt — appelaient
partements de philosophie aux États-Unis, dans « vision du monde »2. Une langue est donc un
le monde anglo-saxon et même en Allemagne. certain type de vision du monde, une certaine
L’intention ukrainienne consistait à déter- culture : le problème est de savoir quoi faire avec
miner s’il y a une philosophie en langue ukrai- le génie des langues, comment faire pour éviter
nienne et si elle est différente de celle en langue l’encombrant problème du nationalisme.
russe, comment et pourquoi. Les mêmes tra- Le Dictionnaire des intraduisibles essaie de
duisent le dictionnaire en ukrainien et en russe faire communiquer les choses à partir de leurs
en essayant d’approfondir les différences. différences. Si je m’intéresse à la traduction,
Quant aux Roumains, il s’agissait de faire la c’est parce que c’est un savoir-faire avec les dif-
part, dans une langue qui s’est complètement férences, entre langues, entre cultures, d’un
détachée de la théologie, des racines slavonnes texte à l’autre. Si j’avais à prôner l’anthropologie
et des racines latines, et d’éclairer leur articu- pour tous, je dirais « la traduction pour tous ». Je
lation. voudrais que les enfants voient très vite d’autres
Pour les Brésiliens (qui traduisent en portu- langues au tableau. On ne peut pas leur dire
gais), il s’agissait de comprendre comment se seulement : « Asseyez-vous, taisez-vous et parlez
fabrique une langue postcoloniale et comment
les peuples indiens ont contribué à transformer
français ! », alors qu’on vit sur un gisement de
langues. Jamais les enfants ne voient écrit au ta-
le portugais. bleau un autre alphabet, jamais un bout d’arabe,
En arabe, c’est un enjeu lourd que de un bout de chinois, alors que ce sont les langues
confronter les termes qui disent le droit et la de certains d’entre eux : cela n’est plus possible !
loi en langue arabe et dans les principales lan- 66
gues d’Europe. L’entente et les intraduisibles
En hébreu, il s’agit de penser et même de Comment s’entend-on s’il y a des intradui-
2. Le philosophe Wilhelm von Humboldt (1767-1835), qui fut
rendre possible le passage d’une langue sacrée à sibles ? En travaillant les différences ! En travail- ministre prussien de l’éducation, est à l’origine du concept
une langue civile et philosophique… lant les textes qui sont porteurs des cultures, de Weltansicht traduit en français par « vision du monde ».
L’Anthropologie pour tous Barbara Cassin — Compliquons l’universel
!
ou en les écoutant, puisqu’il n’y a pas que des peut dire ça à la Deleuze —, « déterritorialiser ».
cultures écrites. En classe, puisqu’on y étudie des Voyons-nous depuis ailleurs, c’est là qu’on va se
textes, utilisons des bilingues ! Et même quand voir ! Derrida écrit aussi : « une langue ça n’ap-
nous ne parlons pas une langue, flairons-la, partient pas » ; autrement dit il ne faut pas enra-
donnons à tous la possibilité de flairer comment ciner une langue dans une race, dans un peuple,
ça se passe ailleurs autrement, y compris dans dans un génie, mais il faut la faire circuler. Ka-
la syntaxe ! Il est fondamental de savoir qu’il y teb Yacine disait bien que le français est un bu-
a des langues qui ont un neutre, de savoir qu’il tin de guerre… Voilà ce qui pourrait arriver de
y a des langues pour lesquelles le temps n’est mieux à la francophonie…
pas marqué par le passé, le présent et le futur,
mais par la durée et l’aspect, de savoir qu’il y L’intégrale des équivoques
a des langues — l’allemand par exemple —, où Le Dictionnaire des intraduisibles m’a donc
l’ordre des mots n’est pas le même qu’en fran- permis de comprendre que le français était une
çais, de savoir que certaines langues possèdent langue entre autres. La manière de la saisir dans
des cas. Tout cela permet de comprendre que
sa singularité, c’est de travailler sur les équi-
soi-même, on parle une langue entre autres, pas
voques, sur les homonymies. Il y a une phrase
« la » langue, autrement dit qu’on n’est pas bou-
de Lacan, simple et juste, dans laquelle il parle
ché comme un Grec !
des langues de l’inconscient. Je voudrais l’appli-
Les Grecs pensaient qu’ils parlaient le logos.
Logos a été très bien traduit pas les latins : ra- quer à toutes les langues : « une langue n’est rien
tio et oratio. Je suis helléniste, j’adore la Grèce, de plus que l’intégrale des équivoques que son
il y a tout à apprendre d’elle, il faut enseigner histoire y a laissé subsister ».
le grec, les textes grecs, mais comprenons qu’il Prenons le français, et le mot « sens ». Depuis
faut compliquer l’universel. Voilà quel serait l’anglais, vous voyez que ça veut dire meaning,
sensation, direction. Vous pouvez alors com-
mon mot d’ordre, compliquer l’universel ! Com-
prenons qu’il n’y a pas le logos, c’est-à-dire une
seule rationalité, une langue, mais que nous,
mencer à réfléchir : comment, et par quelles
confluences, les flux sémantiques ont-ils donné
Français, nous parlons une langue entre autres. un mot qui, pour de très bonnes raisons, veut
Derrida a deux phrases que je trouve ma- dire à la fois ces trois choses. À partir de sensus,
gnifiques. La première : « plus d’une langue ». en latin, à partir de la traduction de noùs (νοῦς)
Si j’avais une définition, brève, elliptique, éco- dans la Bible, noùs qui veut dire « le flair » du 67
nomique comme un mot d’ordre, à donner de chien, mais aussi « l’intuition » divine, et donc
la déconstruction, écrit-il, je dirais « plus d’une l’esprit par différence avec la lettre, la direction
langue ». Cela signifie que c’est depuis ailleurs de l’interprétation ; sa traduction par sensus en
qu’on se voit soi-même, et qu’il faut donc — on latin a donné ce type de confluence…
L’Anthropologie pour tous Barbara Cassin — Compliquons l’universel
!
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Bernard Sergent
La mythologie, ses méthodes et ses écoles
L’Anthropologie pour tous Bernard Sergent — La mythologie, ses méthodes et ses écoles
Bernard Sergent
Définition du mythe faire-valoir de ce qu’un peuple donné pense, Bernard Sergent est mythologue, comparatiste, spécialiste du
monde indo-européen et auteur de nombreux ouvrages, parmi les-
croit et considère comme utile de transmettre. quels figurent : L’Homosexualité dans la mythologie grecque, Payot.
Nous avons toujours tendance à appeler On remarque que les mythes sont très souvent — L’Homosexualité initiatique dans l’Europe ancienne, Payot, 1986.
« mythe » le discours qui n’est pas le nôtre. prononcés à un moment déterminé, très sou-
— Genèse de L’Inde, Paris, Payot, 1997. — Les Indo-Européens -
Histoire, langues, mythes, Payot, 1995. — Homosexualité et initiation
« Je n’ai pas de mythe, c’est l’autre qui a des vent lors des cérémonies d’initiation. Dans chez les peuples indo-européens, Payot et Rivages, 1996. — Les Trois
mythes ». C’est pourquoi l’ethnologue va dans d’autres cas, il y a des saisons où on peut ra- Fonctions indo-européennes en Grèce ancienne, vol. 1: De Mycènes
aux Tragiques, Économica, 1998. — Celtes et Grecs 1, Payot, 1999.
des cultures différentes de la sienne pour re- conter les mythes et d’autres où on ne peut — Celtes et Grecs 2, Payot-Rivages, 2004. — Les Indo-Européens,
cueillir les mythes de ces peuples-là. Il est pas : si quelqu’un commence à en raconter un Payot, 2005. — L’Atlantide et la mythologie grecque, L’Harmattan,
bien rare qu’un Français étudie les mythes alors que ce n’est pas la saison, tout le monde
2006. — Guide de la France mythologique. Parcours touristiques et
culturels dans la France des elfes, des fées, des mythes et des légendes,
français. Je tiens à rappeler ici la mémoire de Payot-Rivages, 2007. — Athéna et la grande déesse indienne, Les
se détourne de lui parce que ce n’est pas perti-
Robert Jaulin, ethnologue africaniste, qui s’en Belles Lettres, 2008. — Jean de l’ours, Gargantua et le Dénicheur
nent, ça ne coïncide pas avec ce que la société d’oiseaux, La Bégude de Mézenc, Arma Artis, 2009. — La Fin du
est rendu compte ; il s’est dit : « Mais ça ne va Monde. Treize légendes des déluges mésopotamiens au mythe Maya,
pense d’elle même.
pas ! Moi je suis un Blanc qui vit en Afrique Flammarion, 2012. — Une antique migration amérindienne : les
liaisons techniques, sociologiques, mythologiques entre l’Amérique du
subsaharienne pour étudier les cultures de ces Nord et le Chaco sud-américain, L’Harmattan (« Kubaba »), 2014. —
peuples d’Afrique subsaharienne… et si on Trois méthodes d’étude des mythes L’origine celtique des Lais de Marie de France, Genève, Droz, 2014.
faisait l’inverse ? » Il a donc fait venir des gens
d’Afrique subsaharienne en France pour y
faire l’ethnologie des Français 1. Cela est resté
De nos jours il y a trois méthodes princi-
pales d’étude des mythes. La méthode com-
parative, qui s’est illustrée particulièrement
assez exceptionnel. en France avec Georges Dumézil ; la méthode
Je dis couramment que les mythes sont des structurale, qui a été créée et développée par
récits qui ont pour fonction de conforter une Claude Lévi-Strauss ; et la méthode fonc-
société dans son système de valeurs. On va tionnaliste, utilisée par un grand nombre 70
me dire qu’il y a des mythes cosmologiques, d’auteurs, d’ethnologues anglais qui l’ont dé- 1. Robert Jaulin, Gens de soi, gens de l’autre, Paris, 10/18, 1973.
des mythes étiologiques, ou ceci, ou cela, veloppée au début du xixe siècle 2. Ces trois 2. Ce sont principalement les sociologues Alfred Re-
ginald Radcliffe-Brown (1881-1955), Ruth Bene-
c’est tout à fait vrai. Mais ce n’est pas l’essen- méthodes sont différentes dans leur esprit et dict (1887-1948), Richard Thurnwald (1869-1954),
tiel. L’essentiel, c’est que les mythes sont des dans leur objectif. et Bronisław Kasper Malinowski (1884-1942).
L’Anthropologie pour tous Bernard Sergent — La mythologie, ses méthodes et ses écoles
des mythes apparentés. Ainsi je peux en tirer des Deuxième avantage de la comparaison : pour Quirinus » et « Les Mythes romains », Gallimard, 1949. — Le
Troisième Souverain. Essai sur le dieu indo-iranien Aryaman et
conclusions. La comparaison a surtout été utili- Dumézil, elle servait à reconstituer une histoire. sur la formation de l’ histoire mythique de l’Irlande, Maisonneuve,
sée par Georges Dumézil, spécifiquement pour Il comparait les mythes de l’Inde, de l’Iran an- 1949. — Les Dieux des Indo-Européens, PUF, 1953 . — Rituels
ce qui concerne les mythologies des peuples de indo-européens à Rome, Klincksieck, 1954. — Déesses latines et
cien, des Germains, de la Grèce, etc., et il re- mythes védiques, Bruxelles, collection Latomus 25, 1956. — Les
langues indo-européennes 4. constituait une histoire de ces récits : comment Dieux des Germains, Gallimard, 1959. — La Religion romaine
archaïque, avec un supplément sur la religion des Étrusques, Payot,
À quoi sert la comparaison ? Prenez tel mythe les transformations s’étaient opérées, etc. Ce qui 1966. — Mythe et épopée I, L’ idéologie des trois fonctions dans les
chez telle population : est-ce qu’il n’appartient l’intéressait, c’était de constituer une mytholo- épopées des peuples indo-européens, Gallimard, 1968. — Heur et 71
malheur du guerrier, Aspects mythiques de la fonction guerrière chez
qu’à cette population, et peut-on soupçonner gie indo-européenne. Il s’agissait donc d’un les Indo-Européens, PUF, 1969. — Idées romaines, Gallimard,
que cette population l’aurait créé ? Oui, mais si point de vue essentiellement historique, même 1969. — Mythe et épopée II, Types épiques indo-européens : un
héros, un sorcier, un roi, Gallimard, 1971. — Mythe et épopée III,
je retrouve ce même mythe tout à fait ailleurs, si ses outils étaient d’ordre philologique et lin- Histoires romaines, Gallimard, 1969 . — Fêtes romaines d’ été et
alors ça ne fonctionne plus, c’est une autre af- guistique — donc mis au service de l’histoire. d’automne, suivi de Dix questions romaines, Gallimard, 1975.
L’Anthropologie pour tous Bernard Sergent — La mythologie, ses méthodes et ses écoles
groupe linguistique qui s’appelle les langues Gê. ce type de travail l’œuvre de Jean-Pierre Vernant 7. 6. Ceux portant sur la mythologie sont les suivants, tous parus
Les peuples parlant ces langues connaissent eux Vernant n’est pas du tout un comparatiste comme chez Plon : Anthropologie structurale, 1958 (2e éd. 1974). — La
Pensée sauvage, 1962. — Mythologiques I. Le Cru et le Cuit,
aussi plusieurs versions de ce mythe. Mais il y a Lévi-Strauss, ni comme Dumézil, mais il utilise 1964. — Mythologiques II. Du miel aux cendres, 1966. — My-
une différence fondamentale entre la version des couramment des mythes grecs qu’il compare à l’in- thologiques III. L’origine des manières de table, 1968. — My-
thologiques IV. L’ homme nu, 1971. — Anthropologie struc-
Bororo et la version des langues Gê. Chez les Bo- térieur de la société grecque ancienne. Son travail turale deux, 1973. — La Voie des masques. Édition revue,
roro, celui qui envoie le garçon en hauteur pour consiste à mettre en relation le plan du mythe et augmentée et rallongée de trois excursions, 1979. — Le Regard
dénicher du miel, c’est son père. Chez les peuples d’autres plans de la société grecque : le plan linguis-
éloigné, 1983. — La Potière jalouse, 1985. — Des symbol-
es et leurs doubles, 1989. — Histoire de Lynx, 1991. 72
de langue Gê, ce n’est pas du tout son père, c’est ce tique, le plan social, la sphère juridique, la philo- 7. Jean-Pierre Vernant, Sacrifice et labour en Grèce an-
qu’on appelle un allié, c’est-à-dire un beau-frère, le sophie. Et c’est la comparaison de ces divers plans cienne, essai d’anthropologie religieuse, Paris, La
Découverte / École française de Rome, 1986.
frère de sa sœur ou quelqu’un de la famille de sa dans toute la complexité de leur interaction qui 8. Jean-Louis Durand fut l’élève de Jean-Pierre Ver-
mère par exemple. Donc il y a un changement to- permet d’aller vers l’explication 8. nant et de Pierre Vidal-Naquet.
L’Anthropologie pour tous Bernard Sergent — La mythologie, ses méthodes et ses écoles
taires) ; elle est en revanche très lévi-straussienne Achuar que je suis aller étudier, mais les Moba, (Mythes et rites Bantous II), Gallimard, 1982. — Le Sacrifice dans
lorsqu’il passe à la comparaison entre peuples, les religions africaines, Gallimard, 1986. — Écrits sur la royauté
dans le Nord-Togo, et pas assez longtemps pour sacrée, Bruxelles, Université Libre, 1987. — Le Roi de Kongo et
c’est-à-dire entre mythologies et rites de peuples faire un ou plusieurs livres, alors il en est résulté les monstres sacrés (Mythes et rites bantous III), Gallimard, 2000.
différents, à l’intérieur de l’aire bantoue 9. Toutes un article 12. 10. Bernard Sergent, Homosexualité et initiation chez les
peuples indo-européens, Paris, Payot, 1996.
ces choses méritent d’être étudiées à l’école. Il ne s’agit donc pas de transformer tout le 11. Voir par exemple le regroupement d’articles de Louis Gernet,
monde en ethnologue, mais la connaissance
Anthropologie et mythologie pour tous d’autres sociétés est, à mon sens, nécessaire pour
publié sous le titre Anthropologie de la Grèce antique, Paris,
Maspéro, 1968 (avec une préface de Jean-Pierre Vernant) ; 73
ou le sous-titre du livre de Jean-Louis Durand, op. cit. ; ou
Actuellement, le cours le plus « ethnologique » prendre du recul sur la nôtre. Un solide cours encore Marco García Quintela, El rey melancólico. Antro-
est celui que procure l’enseignement des langues d’anthropologie à l’école serait le bienvenu, pología de los fragmentos de Heráclito, Madrid, Taurus, 1992.
12. Bernard Sergent, « Les clans de Tami : pour une nou-
anciennes. En effet, le professeur de latin, celui de l’étude des mythes formant une partie de son velle approche de l’histoire africaine. », Mondes
grec, sont obligés de parler de la société romaine, programme. et cultures, vol. 47, n° 2, 1987, p. 199-228.
Joël Candau
Mémoires partagées ?
L’Anthropologie pour tous Joël Candau — Mémoires partagées
?
Joël Candau
Mémoires partagées ?
Que partageons-nous ? ment, « nous » croyons facilement partager ce Joël Candau est professeur d’anthropologie à l’Uni-
versité de Nice Sophia Antipolis, LAPCOS (EA 7278).
que « nous » ne partageons pas réellement. J’ai Il travaille principalement sur l’anthropologie de la mé-
Nous, êtres humains, que partageons-nous mis ces deux derniers « nous » entre guillemets, moire et des odeurs, et a notamment publié :
vraiment ? Voilà, à mon sens, la question qui contrairement au premier, car celui-ci désigne Mémoire et identité, Presses Universitaires de France, 1998.
— Mémoire et expériences olfactives. Anthropologie d’un sa-
est au cœur du projet anthropologique. Elle notre espèce tout entière alors que ceux-là ren- voir-faire sensoriel, Presses Universitaires de France, 2000.
n’est pas seulement à longue portée empirique voient à des sous-ensembles arbitraires de l’es- — Fragrances, du plaisir au désir, Marseille, Jeanne Laffitte,
2002. — Anthropologie de la mémoire, Armand Colin, 2005.
et théorique, elle a aussi une fonction de cri- pèce. Dans un cas, le pronom personnel renvoie
tique sociale. La longue portée empirique et à une donnée objective : dans la classification du
théorique est évidente si l’on accepte la défi- vivant, il y a bien une espèce du genre Homo
nition classique du terme « anthropologie » que l’on appelle sapiens et qui nous distingue des
donnée à la fin du xvi siècle par l’humaniste
e
autres espèces animales, actuelles ou disparues.
allemand Otto Casmann : Anthropologia est Dans le second cas, le « nous » renvoie à une ré-
doctrina humanae naturae, elle est « la théorie alité largement subjective, même si elle prend
de la nature humaine ». Identifier ce que les généralement appui sur des marqueurs objectifs
Homo sapiens ont en commun, c’est donc, d’un (des caractéristiques phénotypiques, des pra-
point de vue empirique, documenter tout ce tiques culturelles) qui lui préexistaient ou qui
qui signe l’identité de notre espèce au-delà de ont été induits par elle : la représentation qu’un
la variabilité interindividuelle et, d’un point groupe humain se fait de lui-même comme une
de vue théorique, rendre compte des proces- entité différente des autres groupes humains,
sus évolutifs qui ont fait que nous occupons la distinction universelle « nous » / « eux » qui
place qui est la nôtre dans le règne du vivant. peut prendre la forme tragique de l’opposition
La question a également une fonction de « nous » vs « eux ». Qu’est-ce que le nous de l’es- 75
critique sociale car les réponses que lui apporte pèce est enclin à oublier dans ce que nous par-
l’anthropologie dissipent nos fausses croyances. tageons vraiment et qu’est-ce que le « nous » des
En effet, nous sommes souvent enclins à oublier groupes d’appartenance croit partager qui ne
ce que nous partageons vraiment et, inverse- l’est pas réellement ?
L’Anthropologie pour tous Joël Candau — Mémoires partagées
?
Une nature puissamment culturelle gage, des émotions, des messages sensoriels, etc.
Elle est également unique du fait de l’étendue
Si les êtres humains savent user de la diver- et de l’intensité de son pouvoir. Elle envahit les
sité culturelle à des fins pacifiques (les échanges vies humaines, du génome et de l’épigénome 4
interculturels sont innombrables et l’ont sans au comportement. À la question Nous, êtres
doute toujours été), l’actualité nous montre humains, que partageons-nous vraiment ? nous
quotidiennement qu’ils en abusent parfois pour pouvons donc commencer par répondre : une
s’opposer entre eux, souvent sous l’influence nature puissamment culturelle.
d’idéologies diverses, politiques ou religieuses.
Il y a quelque chose de paradoxal à voir ainsi La puissance du cerveau humain
la culture instrumentalisée à des fins de divi-
On explique souvent cette nature puissam-
sion des êtres humains, alors que l’aptitude à la
ment culturelle par la puissance de notre cerveau,
culture est précisément ce qui les réunit tous. En
acquise à des coûts développementaux et énergé-
effet, il est impossible de trouver un seul indivi-
tiques substantiels, justifiés d’un point de vue
du sur la planète qui ne soit pas culturel, au sens évolutionnaire par l’élargissement de la palette
anthropologique de ce terme, c’est-à-dire qui ne de comportements adaptatifs que cette puissance
partage pas avec certains de ses semblables des nous permet. Ce point de vue est exact, mais il 1. Elisabetta Visalberghi, Michael Haslam, Noemi Spagnoletti
manières d’être, de faire, de penser, de sentir qui élude un fait essentiel : si notre cerveau est si puis-
& Dorothy Fragaszy, 2013. « Use of stone hammer tools and
anvils by bearded capuchin monkeys over time and space:
ne sont pas simplement des automatismes bio- sant, c’est aussi parce que la culture agit sur lui construction of an archeological record of tool use. » Journal of
logiques. Cette aptitude unanimement partagée ou, plus exactement, parce que la nature de notre
Archaeological Science, vol. 4, n° 8, p. 3222-3232. — Andrew
Whiten, Jane Goodall, William C. McGrew, Toshisada Nishida,
par l’espèce est à ce titre un phénomène natu- cerveau fait qu’il est particulièrement adapté à Vernon Reynolds, Yukimaru Sugiyama, Caroline E.G. Tutin,
rel, constitutif de la nature humaine. Certes, on être dépendant de la culture. De ce fait, le cer-
Richard W. Wrangham & Christophe Boesch, 1999. « Cultures
in chimpanzees. » Nature, vol. 399, n° 6737, p. 682-685.
observe des formes culturelles ou protocultu- veau humain est façonné à la fois par l’évolution 2. A.M.I. Auersperg, Alice M.I. von Bayern, S. Weber, A. Szabad-
relles chez les singes 1 et dans des espèces bien (phylogenèse) et par la culture 5. vari, T. Bugnyar & A. Kacelnik, 2014. « Social transmission of
plus éloignées de la nôtre que les primates non tool use and tool manufacture in Goffin cockatoos (Cacatua
Par maints aspects, notre cerveau se distingue goffini). » Proceedings of the Royal Society of London B: Biolo-
humains 2. Cependant, la culture humaine est de celui des autres mammifères. Si l’on fait abs- gical Sciences 281, n° 1793, doi: 10.1098/rspb.2014.0972.
absolument unique du fait de sa prévalence, traction de la découverte encore très débattue du 3. Joël Candau, 2005. Anthropologie de la mé-
moire, Paris, Armand Colin.
sa diversité, sa complexité, son évolution cu- « Hobbit » de l’île de Florès (le supposé Homo flore- 4. Kevin N. Laland, John Odling-Smee & Sean Myles
mulative, son inclination à l’innovation, ses siensis) 6, un constat s’impose : tout au long de l’évo- 2010. « How culture shaped the human genome: brin-
différents modes de transmission (verticale, lution, la taille du cerveau des hominidés n’a cessé ging genetics and the human sciences together. » Na-
horizontale, oblique, de un à plusieurs, de plu- de croître. À la naissance, elle était en moyenne
ture Reviews Genetics vol. 11, n° 2, p. 137-148.
5. P.J. Richerson & R. Boyd, 2005. Not by Genes Alone: How Culture
76
sieurs à un, etc.), et son incorporation massive de 180 cm3 chez les australopithèques, de 225 cm3 Transformed Human Evolution. Chicago, Chicago U. Press.
dans l’environnement, notamment dans des chez les premiers représentants du genre Homo, 6. Peter Brown, Thomas Sutikna, Michael J. Morwood, Raden
P. Soejono, E. Wayhu Saptomo & Rokus Awe Due 2004.
institutions sociales et dans une multitude de de 270 cm3 chez Homo erectus et elle est d’environ « A new small-bodied hominin from the Late Pleistocene of
sociotransmetteurs 3 tels que les objets, le lan- 370 cm3 chez les hommes anatomiquement mo- Flores, Indonesia. » Nature vol. 431, n° 7012, p. 1055-1061.
L’Anthropologie pour tous Joël Candau — Mémoires partagées
?
dernes. Le crâne du nouveau-né humain est en- et Cultural Intelligence Hypothesis 8. Selon ces
viron 2,5 fois plus gros que celui du chimpanzé. thèses, l’encéphalisation a été dirigée bien plus
Le prix à payer — un accouchement long, diffi- par les exigences cognitives liées à l’augmenta-
cile et risqué, contrairement à celui des autres pri- tion de la taille et de la complexité des groupes
mates — a comme contrepartie un fort coefficient sociaux que par d’autres exigences telles que la
d’encéphalisation (QE). Le QE, pour un animal fabrication d’outils ou la représentation spatiale
donné, est le rapport entre la taille du cerveau réel de l’environnement. Dans la même veine, les
et celle attendue, en moyenne, pour un animal de Vygotskian Intelligence Hypothesis, Shared Inten-
même poids corporel. Chez l’homme, ce QE est tionality Hypothesis et Machiavellian Intelligence
environ 6,9 fois plus élevé que celui d’un mam- Hypothesis soutiennent que c’est à la fois l’adop-
mifère moyen de poids identique et il est encore tion de comportements coopératifs et l’existence
2,6 fois supérieur à celui d’un chimpanzé. de la compétition, de la communication et de
Cependant, la puissance de notre cerveau ne l’apprentissage partagé (l’éducation) parmi les
tient pas seulement à sa taille ou à son volume, premiers humains, qui ont conduit à des formes
mais aussi au nombre de neurones (86 milliards de plus en plus complexes de la pensée 9. Ainsi,
en moyenne, contre 28 milliards chez le chim- tout au long de son évolution, le cerveau humain
panzé), à la complexité de leur interconnectivité a été largement façonné (et est encore façonné)
(environ 1014 synapses), aux modalités de l’ex- par les contextes socioculturels.
pression des gènes dans cet organe 7, à sa voracité À ce façonnage évolutif s’ajoute celui de la
en énergie, à sa vigilance constante et, également, culture, dès la phase prénatale et tout au long 7. Mehmet Somel, Henriette Franz, Zheng Yan, Anna Lorenc,
à sa structure. L’encéphalisation s’est traduite par de la vie de l’individu. De la conception à la Song Guo, Thomas Giger, Janet Kelso, Birgit Nickel, Mi-
chael Dannemann & Sabine Bahn, 1009. « Transcriptional
des spécialisations croissantes et significatives des mort, le cerveau humain, extraordinairement neoteny in the human brain. » Proceedings of the Natio-
aires corticales et sous-corticales, plus particuliè- plastique, est enculturé 10, c’est-à-dire façonné nal Academy of Sciences vol. 106, n° 14, p. 5743-5748.
rement par l’augmentation de la taille du cortex culturellement à de multiples niveaux. En ef- 8. Robin I.M. Dunbar, 1998. « The Social Brain Hypothesis. »
Evolutionary Anthropology vol. 6, n° 5, p. 178-190. — Esther
temporal et frontal, cette dernière région jouant fet, une caractéristique importante du cerveau Herrmann, Josep Call, María Victoria Hernández-Lloreda,
un rôle essentiel dans nos interactions sociales, d’Homo sapiens est la force et la durée de sa crois- Brian Hare & Michael Tomasello, 2007. « Humans Have
Evolved Specialized Skills of Social Cognition: The Cultural In-
dans les représentations culturelles et dans notre sance post-natale. Si l’on considère la première telligence Hypothesis. » Science vol. 317:, n° 5843, p. 1360-1366.
aptitude à la socialité. variable, l’espèce qui, phylogénétiquement, est 9. Richard W. Byrne & Andrew Whiten [eds], 1988. Machiavel-
lian intelligence: Social expertise and the evolution of intellect
aujourd’hui la plus proche de nous — le chim-
Façonnage socioculturel panzé commun ou Pan troglodytes — connaît
in monkeys, apes, and humans. New York, Clarendon Press/
Oxford University Press. — Josep Call, 2009. « Contrasting
Trois hypothèses connexes défendent l’idée un facteur de croissance de son cerveau de 2,5 the Social Cognition of Humans and Nonhuman Apes.
The Shared Intentionality Hypothesis. » Topics in Cognitive
77
d’une émergence des aptitudes cognitives so- entre la naissance et l’âge adulte, contre 3,3 Science vol. 1, n° 2, p. 368-379. — Michael Tomasello, 2014.
phistiquées du cerveau humain, au cours de chez l’homme. Du point de vue de la durée, la A Natural History of Human Thinking. Harvard U. Press.
10. Daniel H. Lende & Greg Downey [eds], 2012.
l’évolution, sous l’effet de cette socialité : les So- croissance prolongée du cerveau s’inscrit dans The Encultured Brain. An Introduction to Neuroan-
cial Brain Hypothesis, Cultural Brain Hypothesis un schéma général qui concerne l’organisme thropology. Cambridge MA, MIT Press.
L’Anthropologie pour tous Joël Candau — Mémoires partagées
?
tout entier : l’enfant humain, depuis au moins concerne essentiellement les connexions des
160 000 ans, se développe bien plus longtemps neurones entre eux (synaptogenèse, mais aussi
que les autres espèces animales. Même chez ce- élagage de cette interconnectivité ou synaptose).
lui qui fut notre plus proche parent sur l’arbre Elle est progressive, et connaît plusieurs phases
phylogénétique, Homo neandertalensis, la crois- dont une rapide et d’autres plus lentes. À chaque
sance d’un cerveau probablement un peu plus minute de la vie du bébé, rappelle Jean-Pierre
gros que le nôtre à la naissance était plus rapide Changeux 15, « plus de deux millions de synapses
pendant l’enfance11, ce qui laisse supposer une se mettent en place ! ». Après cette phase rapide, le
plasticité moins prononcée et une exposition développement du cerveau est de longue durée.
moins prolongée aux influences de l’environ- On a longtemps considéré, par exemple, que l’éli-
nement. mination sélective 16 des synapses surnuméraires
11. Marcia S Ponce de León, Lubov Golovanova, Vladimir
Doronichev, Galina Romanova, Takeru Akazawa, Osamu
Un développement cérébral de longue durée dans le cortex cérébral se terminait dès le début Kondo, Hajime Ishida & Christoph P.E. Zollikofe, 2008.
« Neanderthal brain size at birth provides insights into the
de l’adolescence. Cependant Petanjek et al. 17 ont evolution of human life history. » Proceedings of the Natio-
Cette singularité de notre cerveau a une montré que la période de surproduction et d’éli- nal Academy of Sciences vol. 105, n° 37, p. 13764-13768.
portée anthropologique capitale. Nous, Homo mination des épines dendritiques sur les neu- 12. Hélène Coqueugniot, Jean-Jacques Hublin, Francis Veil-
lon, Francis Houët & Teuku Jacob, 2004. « Early brain
sapiens, connaissons une forte altricialité secon- rones pyramidaux dans le cortex préfrontal hu- growth in Homo erectus and implications for cogni-
daire 12 qui vient s’ajouter à l’altricialité primaire main s’étendait à la troisième décennie de la vie. tive ability. » Nature vol. 431, n° 7006 , p. 299-302.
— expression signifiant que le nouveau-né n’est Selon Kolb et al. 18, la maturation cérébrale n’est
13. Aurélie Ernst, Kanar Alkass, Samuel Bernard, Mehran
Salehpour, Shira Perl, John Tisdale, Göran Possnert, Henrik
pas immédiatement compétent et a besoin du pas complète avant qu’un individu ait atteint sa Druid & Jonas Frisén, 2014. « Neurogenesis in the Striatum of
soutien de son entourage — que nous partageons quarantaine. Même les primates supérieurs non
the Adult Human Brain. » Cell vol. 156, n° 5, p. 1072-1083.
avec beaucoup d’autres d’espèces. Chez le nou- 14. Peter S. Eriksson, Ekaterina Perfilieva, Thomas Björk-Eriks-
humains ne connaissent pas une telle altriciali- son, Ann-Marie Alborn, Claes Nordborg, Daniel A. Peterson
veau-né humain, la neurogenèse est achevée, ex- & Fred H. Gage, 1998. « Neurogenesis in the adult human
té secondaire. En effet, à la naissance, le volume
cepté dans la zone sous-ventriculaire — qui est hippocampus. » Nature Medicine vol. 4, n° 1, p. 1313-1317.
connectée aux bulbes olfactifs — d’où les nou- du cerveau des chimpanzés équivaut à 40 % de 15. Jean-Pierre Changeux, 2002. L’Homme de vé-
celui des adultes, mais elle atteint 80 % dès 1 an
rité. Paris. Odile Jacob, p. 291.
veaux neurones intègrent le striatum adjacent 13,
et dans la zone subgranulaire du gyrus denté de contre, rappelons-le, 50 % chez l’homme. Ce dé- 16. Jean-Pierre Changeux & Antoine Danchin, 1976.
« The selective stabilization of developing synapses:
l’hippocampe 14. Cependant, si tous les neurones veloppement du cerveau dans la longue durée est a plausible mechanism for the specification of neu-
sont déjà présents, le cerveau néonatal est loin incontestablement une spécificité d’Homo sapiens ronal networks. » Nature vol. 264, p. 705-712.
17. Zdravko Petanjek, Miloš Judaš, Goran Šimić, Mladen Roko
d’être mature et totalement compétent puisqu’il et, indubitablement, un avantage : notre cerveau Rašin, Harry B.M. Uylings, Pasko Rakic & Ivica Kosto-
ne représente que 25 % de sa taille adulte (altri- est un outil très performant pour l’apprentissage vić, 2011. « Extraordinary neoteny of synaptic spines in
cialité secondaire). Il va donc continuer sa crois- culturel. Chez tous les êtres humains, il a voca- the human prefrontal cortex. » Proceedings of the National
Academy of Sciences vol. 108, n° 32, p. 13281-13286. 78
sance et, immédiatement après la naissance de tion à devenir une représentation culturelle du 18. Bryan Kolb, Richelle Mychasiuk, Arif Muhammad, Yilin Li,
l’enfant, celle-ci se poursuit au même taux qu’au monde 19. Nous avons donc là une autre caracté- Douglas O. Frost & Robbin Gibb, 2012. « Experience and
the developing prefrontal cortex. » Proceedings of the National
stade fœtal pour atteindre 50 % de la taille adulte ristique que nous partageons vraiment, elle aussi Academy of Sciences vol. 109, Supplément 2, p. 17186-17193.
vers 1 an et 95 % vers 10 ans. Cette croissance trop souvent oubliée. 19. Jean-Pierre Changeux, 2002, op. cit.
L’Anthropologie pour tous Joël Candau — Mémoires partagées
?
reusement toujours présent d’affrontements réels. les publications en sciences sociales, on ne peut
Au sein des groupes d’appartenance, ces repré- pas la considérer comme une faculté cognitive,
sentations sont souvent fondées, dans ces cas-là, car il est à ce jour impossible de déterminer les
sur la croyance du partage de certaines choses faits neurobiologiques dont elle dépend. Idéa-
(une origine, une identité, une mémoire, une lement, la notion de « mémoire collective » ap-
tradition, considérées comme exclusives d’autres pliquée à un groupe donné serait totalement
origines, d’autres identités, d’autres mémoires, pertinente si tous les membres de ce groupe
d’autres traditions) qui, pourtant, ne sont pas étaient capables de partager intégralement les
réellement partagées, ou le sont beaucoup moins mêmes représentations d’un événement passé,
que ce que les individus croient. Un exemple élo- donc d’avoir tous les mêmes traces mnésiques
quent, de ce point de vue, est celui du partage relatives à cet événement. Ainsi, il est courant
supposé des représentations du passé (mémoire de définir la mémoire sociale ou la mémoire
dite partagée, collective, nationale, familiale, etc.) collective comme l’« ensemble de souvenirs re-
connus par un groupe donné » 22 ou communs
Mémoire individuelle, à ce groupe 23. On pourrait alors parler de mé-
mémoire(s) partagée(s) moire publique ou de « communauté de pen-
sées » 24 ou encore, selon la formule prudente
La mémoire individuelle est une faculté de Tzvetan Todorov 25, d’une certaine mémoire
cognitive qui dépend de faits réels, bien docu- commune. Mais comment prouver qu’il y a
mentés dans la littérature en neurobiologie. Par bien un partage réel et profond des représen-
exemple, les travaux sur l’aplysie du Prix No- tations du passé ? La mémoire, on le sait, est
bel Eric Kandel ont été à l’origine d’avancées faite de souvenirs et d’oublis. On peut attester
scientifiques décisives dans la compréhension de assez facilement les formes partagées de l’ou-
ce qu’est la mémoire individuelle. Grâce à ces bli, puisqu’il s’agit de documenter une absence,
recherches, on sait aujourd’hui que des modi- mais il en va tout autrement des formes parta-
fications biochimiques et morphologiques des gées des souvenirs, puisqu’il s’agit alors de do-
connexions synaptiques sont à l’origine de l’en- cumenter l’identité d’états mentaux. Si, pour le
registrement et de la consolidation des traces chercheur, les mémoires individuelles peuvent
mnésiques dans le cerveau. Sans cela, nulle mé- être constituées en données avec une facilité 22. Luiz Felipe Baêta Neves Flores, 1995. « Mémoires mi-
grantes. Migration et idéologie de la mémoire so-
moire n’est possible. relative (on peut par exemple enregistrer par
80
ciale. » Ethnologie française vol. 25, n° 1, p. 43.
Lorsque l’on tente de passer de la mémoire écrit ou sur un support magnétique la manière 23. Maurice Halbwachs, 1941 & 1971. La Topographie légen-
individuelle à une mémoire partagée ou suppo- dont un individu essaie de verbaliser ses sou- daire des Évangiles en terre sainte. Paris, PUF, p. 118.
sée l’être, les difficultés surgissent. Cette notion venirs biographiques, avec toutes les limites de 24. Maurice Halbwachs, 1925 & 1994. Les Cadres so-
ciaux de la mémoire. Paris, Albin Michel, p. 144.
ne va pas de soi. Si l’on prend l’exemple de la l’exercice), la notion de mémoire partagée est 25. Tzvetan Todorov, 1989. Nous et les autres. La réflexion
notion de mémoire collective, si courante dans une inférence hasardeuse faite, dans le meil- française sur la diversité humaine. Paris, Seuil, p. 237.
L’Anthropologie pour tous Joël Candau — Mémoires partagées
?
leur des cas, à partir de ces mémoires indivi- de souvenirs (par exemple l’idéologie x ou y,
duelles, et exprimée par le biais de métaphores la « mémoire nationale » ou la « conscience col-
(mémoire collective, commune, sociale, fa- lective » telle que la définit Durkheim 29), ou
miliale, nationale, historique, professionnelle, encore un regroupement de caractères réels ou
etc.). Ces métaphores peuvent tout aussi bien imaginaires (par exemple l’identité ethnique,
rendre compte d’un partage mémoriel réel (i.e. l’identité culturelle).
d’un partage indubitable de représentations du Dans les sciences sociales comme dans la vie
passé) qu’être de la pure rhétorique, sans aucun quotidienne, nous traitons ces notions le plus
fondement empirique. Par conséquent, pour souvent symboliquement, comme des termes
parler comme Quine 26, nous devons nous de- renvoyant à une réalité mais sans avoir une
mander quel est le degré de notre engagement idée très précise de leurs implications ontolo-
ontologique lorsque nous parlons de mémoire giques. Beaucoup de ces termes, en effet, sont
collective, de mémoire partagée. problématiques : « quand nous essayons de les
définir, ils se dérobent ; lorsque nous parlons
Les rhétoriques holistes de leur sens, plus rien n’est stable et tout entre
en mouvement » 30. Le « peuple », par exemple,
Cette question n’est pas sans rapport avec
est une « totalité indistincte et jamais présente
ce que j’ai appelé les rhétoriques holistes 27.
nulle part » 31.
J’entends par là les totalisations auxquelles
Ces termes sont des conventions commo-
nous procédons en employant des termes, des
des, qu’on utilise pour dénommer une réalité,
expressions, des figures visant à désigner des
mais qui, d’un strict point de vue linguistique,
ensembles supposés à peu près stables, durables
ne la désignent pas, faute de se référer de ma-
et homogènes, ensembles qui sont conceptua-
nière univoque à des choses du monde.
lisés comme autre chose que la simple somme
de leurs parties et qui sont censés agréger des
éléments considérés, par nature ou par conven- Métaphores et dégénérescence conceptuelle
26. Willard van Orman Quine, 1977. Le Mot et
tion, comme isomorphes. Leur finalité rhéto- C’est particulièrement vrai dans le do- la Chose. Paris, Flammarion, p. 378.
rique est patente : ces termes visent à créer « un maine des représentations collectives ou so- 27. Joël Candau, 1998. Mémoire et identité. Paris, PUF.
effet d’ensemble » 28 qui renvoie à des idéaux de ciales où nous n’avons pas su faire autrement 28. Robert J. Thornton, 1988. « The Rhetoric of Ethnographic
Holism. » Cultural Anthropology vol. 3, n° 3, p. 285-303.
société, à des modèles du fonctionnement so- qu’adapter des termes désignant des états
cial, à des visions de l’autre surplombant toute mentaux individuels pour dénommer le par-
29. « La forme la plus haute de la vie psychique, puisque c’est une
conscience de consciences » (Émile Durkheim, 1960 & 1985. 81
épreuve empirique. On nomme ainsi aussi bien tage supposé de ces représentations : on évo- Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, p. 633).
un regroupement d’individus (par exemple la quera ainsi la mémoire sociale, l’inconscient 30 Hannah Arendt, 1996. Considérations mo-
rales. Paris, Payot & Rivages, p. 45.
communauté, la société, le peuple, les Afri- collectif, l’intelligence, les croyances ou les 31. Paul Valéry, 1945. Regards sur le monde ac-
cains…) que de représentations, de croyances, mentalités collectives, etc. Ce transport de si- tuel. Paris, Gallimard, p. 16.
L’Anthropologie pour tous Joël Candau — Mémoires partagées
?
gnification de l’individuel au collectif est à la constitue le savoir et l’expérience les plus ré-
fois théoriquement embarrassant — l’import sistants et les mieux partagés par les membres
empirique est douteux : les états mentaux dé- d’un groupe ou d’une société.
signés par ces termes sont uniquement attes- Si l’on considère maintenant le niveau
tés chez des individus — et discursivement strictement mémoriel (celui de la mémoire
bien pratique, ce qui explique la prolifération de rappel ou de reconnaissance), il n’est pas
de ce type de métaphores, dont le sens flot- impossible qu’une certaine forme de mémoire
tant est souvent le signe d’une dégénérescence partagée émerge entre des individus, pour des
conceptuelle. L’enjeu est donc de dissiper les raisons que je n’ai pas le temps de développer
doutes et les ambiguïtés qui entourent cet im- ici. Cependant, la plausibilité de cette mé-
port empirique, comme je tente de le faire ici moire diminue drastiquement en fonction de
avec la notion de mémoire partagée. À cette deux variables : la taille du groupe considéré
fin, dans mes travaux successifs 32, j’ai proposé et le contenu du souvenir. Pour des raisons
d’aborder la question du partage mémoriel en compréhensibles, le partage mémoriel se fait
considérant trois dimensions ou trois niveaux plus facilement dans un groupe à faible effec-
de la mémoire : la protomémoire, la mémoire tif que dans un groupe de grande taille. Lors
proprement dite et la métamémoire. d’un fait divers, par exemple, il est plus fa-
cile d’accorder les souvenirs de deux témoins
Protomémoire, mémoire et métamémoire — bien que le succès ne soit pas garanti —
Sous le terme de protomémoire, qui est que d’une douzaine. Dans le premier cas, en
une mémoire de bas niveau, je range l’éthos outre, il est plus facile pour le chercheur de
et les multiples apprentissages acquis lors de contrôler la réalité de ce partage que dans le
la socialisation précoce, la mémoire procédu- second. La probabilité du partage mémoriel
rale propre, par exemple, à une profession, la est donc corrélée négativement à la taille du
latives au sens attribué à ces mêmes faits (« la tive des Français » ? On touche alors au niveau
chaleur d’hier m’a fait penser aux dangers du métareprésentationnel du partage mémoriel,
réchauffement climatique »). Le partage mé- que j’appelle la métamémoire.
moriel est davantage probable dans le cas de Au niveau individuel, la métamémoire est
représentations factuelles que de représenta- d’une part la représentation que chacun de
tions sémantiques. En anthropologie de la mé- nous se fait de sa propre mémoire, la connais-
moire, ce dernier cas est le plus intéressant car sance que nous en avons et, d’autre part, ce
il permet de formuler des hypothèses moins que nous en disons.
triviales que lorsqu’on a affaire uniquement au La métamémoire est une mémoire qui se
partage supposé de représentations factuelles. donne elle-même comme objet. Elle est le
En effet, faire l’hypothèse que tous les Fran- regard réflexif sur les processus mémoriels
çais partagent la mémoire des faits historiques qu’un individu est capable de mobiliser dans
que sont par exemple l’Occupation ou les l’accomplissement d’une tâche ou qu’il se
attentats du 11 septembre 2001, ce n’est pas croit capable de mobiliser.
prendre de grands risques. Admettons que tous Au niveau collectif, prolifèrent des dis-
les Français (disons « presque tous ») savent que cours sur la mémoire que l’on peut quali-
la France a été occupée pendant la Seconde fier de métamémoriels, comme quand, par
Guerre mondiale ou que les Twin Towers ont exemple, des acteurs de la vie politique affir-
été détruites lors d’un attentat. On peut donc ment : « nous avons une mémoire nationale ».
dire qu’il y a une forme de mémoire collective C’est alors de la confusion entre mémoire
de ces faits historiques. Dans ce cas, le procédé et métamémoire que va naître le sentiment
rhétorique qui consistera à évoquer « la mémoire d’une mémoire partagée. En effet, à l’échelle
des Français » aura un fort degré de pertinence, d’un groupe ou de toute une société, on
mais celui qui l’utilisera triomphera sans gloire confond souvent le fait de dire, d’écrire ou
par exemple un ministère portant ce nom — matif, il contribue à modeler un monde où le par-
n’implique que nous soyons réellement dotés tage s’ontologise, en particulier dans ses formes
d’une telle identité. mémorielles. Il y a là une sorte de « ratification
d’enregistrement » 36 du travail de construction
Métamémoire vs mémoire collective : d’une réalité mémorielle. Cependant, il incombe
fonction de la confusion au chercheur, mais aussi au citoyen, de ne pas se
Cette confusion a une fonction sociale très tromper de niveau d’analyse en assimilant cette
importante : elle renforce dans les consciences métamémoire à la mémoire collective, pour
individuelles le sentiment d’une mémoire com- des raisons que je résume dans mes remarques
mune. Au partage du sentiment subjectif d’une conclusives.
mémoire commune s’ajoute le partage d’un dis- Conclusion :
cours véhiculant la croyance que ce sentiment
subjectif se fonde sur une réelle mémoire com- partage et croyance au partage
mune. On ne croit pas seulement ce qu’on croit, Le cadre théorique que je viens de propo-
on pense et on dit aussi qu’on le croit, ce qui va ser (protomémoire/mémoire/métamémoire) est
donner davantage d’autorité à ce qui est cru. On très imparfait. Dans mes travaux je me suis
ne naît pas semblables, soutenait Tarde 35, on le efforcé de lui donner plus de densité, notam-
devient. Ne le devient-on pas en croyant le deve- ment en essayant d’identifier tous les critères
nir ? La cohérence d’un monde social, quel qu’il d’une mémoire réellement partagée 37. Je ne
soit, ne tient pas seulement aux différentes formes peux le faire ici, mais j’espère qu’en l’état cette
du partage mais aussi à ce que les membres d’un manière d’aborder les phénomènes mémoriels
groupe croient et surtout disent de ce partage, peut avoir quelque utilité dans ce qui doit être
soit sous la forme d’une revendication soit sous la notre préoccupation permanente : les généra-
forme de la déploration. Par conséquent, lorsque lisations indues. Pourquoi devons-nous être
les membres d’un groupe affirment partager une
mémoire, le point important est l’expression
constamment habités par cette préoccupation ?
La première raison est scientifique. Comme
commune (et conjoncturelle) d’une croyance j’ai essayé de le montrer, le partage intersubjec-
dans une mémoire commune. On a là, typique- tif des expériences mondaines et du souvenir 35. Gabriel de Tarde, 1993. Les Lois de l’ imitation. Paris, Kimé, p. 78.
ment, une métamémoire collective, c’est-à-dire le que l’on en a ne va pas de soi. Laisser croire le 36. Pierre Bourdieu, 1993. « À propos de la famille comme catégorie
récit partagé d’une mémoire supposée l’être. Ce contraire revient par conséquent à faire de la réalisée. » Actes de la recherche en sciences sociales n° 100, p. 36.
84
37. Joël Candau ,2009. « Pourquoi ne pouvons-nous pas nous pas-
métadiscours, comme tout langage, a des effets mauvaise science. ser des rhétoriques holistes ? Une perspective naturaliste. » Noesis
extrêmement puissants : il nourrit l’imaginaire La seconde raison renvoie davantage à une n° 15, p. 115-137. — Id. 2016. « Les critères de la mémoire parta-
gée. » In Bénédicte Boisson [éd.], Processus de création et archives
des membres du groupe en les aidant à se penser responsabilité civique, ou citoyenne, du cher- du spectacle vivant : manque de traces ou risque d’ inflation mémo-
comme une communauté et, fortement perfor- cheur. Ayons toujours à l’esprit que la croyance rielle ? Rennes, Presses Universitaires de Rennes (à paraître).
L’Anthropologie pour tous Joël Candau — Mémoires partagées
?
dans le partage naît avec une grande facilité, Lorsque ces croyances envahissent l’espace pu-
nonobstant la difficulté du partage. Comment blic (par exemple du fait des chercheurs qui les
comprendre ce paradoxe ? On doit cela à une valideraient sans précaution ou d’un projet po-
autre caractéristique unanimement partagée litique qui les instrumentaliserait), elles peuvent
par les êtres humains : non seulement une apti- être dangereuses et même meurtrières, comme
tude exceptionnelle au partage, mais aussi une le xxe siècle l’a largement montré. Après tout,
forte inclination à croire dans le partage, que de la notion de « conflits de mémoire » 38 appli-
celui-ci soit réel ou pas. Par conséquent, ce qui quée à des sociétés, des nations ou des « commu-
signe l’identité de notre espèce, a une double ca-
nautés » à la thèse huntingtonienne du choc des
ractéristique : nous partageons et nous croyons
« civilisations » — un bel exemple de rhétorique
partager. Dès que nous sommes engagés dans
une interaction (ce qui est notre lot quotidien), holiste, à juste titre fort controversée —, la dis-
nous sentons bien que, par ce fait même, nous tance est-elle si grande ? Dès lors, il me semble
partageons quelque chose avec nos partenaires. que la responsabilité du chercheur est de tou-
Simplement, en temps ordinaire, nous nous jours rappeler que :
trompons souvent sur la nature de cette chose. 1. ce que nous prenons pour une mémoire
Nous croyons fortement à un partage profond partagée est principalement le récit partagé
(de pratiques et de représentations), alors que ce d’une mémoire supposée l’être ;
que nous partageons c’est avant tout la croyance 2. ce récit peut être au service du pire ou du
dans ce partage. Pour des raisons qu’il incombe meilleur selon qu’il sera ou non porteur d’exclu-
à l’anthropologie d’expliquer, nous sommes en-
sion de ceux qui ne sont pas supposés le partager ;
clins à ancrer cette croyance dans des formes
primordiales (et parfois primaires) du partage 3. l’enjeu des grands récits aujourd’hui peut
se résumer dans la question suivante : comment
— celles liées à la naissance, à la socialisation
primaire et à l’éducation : pratiques identifica- passer d’une (méta)mémoire collective exclusive
toires aux parents, au groupe d’appartenance, des « autres » à une (méta)mémoire collective
au territoire, à la langue, à la religion, etc. toujours plus inclusive ? 38. Joël Candau 2004. « Conflits de mémoire : pertinence
d’une métaphore ? » In Véronique Bonnet [éd.], Conflits
de mémoire, Paris, Éditions Khartala : 21-32.
85
Stéphane François
Un mythe contemporain : les Illuminati
L’Anthropologie pour tous Stéphane François — Un mythe contemporain : les Illuminati
Stéphane François
Les Illuminati, sorte de mythe de l’extrême i. Qu’est-ce que le mythe des Illuminati ? Stéphane François est maître de conférences à Université de
modernité, est intéressant pour comprendre la Valenciennes GSRL (EPHE/CNRS). Spécialiste des mouvements
diffusion des idées. Les Illuminés, à l’origine du mythe des Il- d’extrême droite, il vient de publier Au delà des vents du nord :
L’extrême droite, le pôle nord et les indo-européens (Presses Universi-
En tapant simplement « Illuminati » sur le luminati, était une formation politique appa- taires de Lyon, 2014), et Les Mystères du nazisme. Aux sources d’un
moteur de recherche Google©, on obtient près rue en Bavière en 1776. Elle fut mise en place fantasme contemporain (Presses Universitaires de France, 2015).
de 41 millions d’occurrence en toutes langues et par un intellectuel et enseignant allemand,
provenant du monde entier 1. Cela montre son Adam Weishaupt (1748-1830). L’objectif de
importance dans notre monde saturé par l’in- Weishaupt était de créer une société secrète
formation. Pourtant, il s’agit d’un mythe qui ne progressiste qui devait lutter contre une autre,
parle qu’aux plus jeunes, voire à ceux qui évo- la Rose-Croix d’Or 2, paramaçonnique de na-
luent dans les contre-cultures. ture conservatrice. En outre, la partie catho- 1. Recherche effectuée le 26 mai 2015.
2. Au siècle des Lumières, les sociétés groupées sous le nom de
lique de l’Allemagne était dominée par l’ordre « Rose-croix » existent surtout en Allemagne, où elles prennent
Il est donc nécessaire de le définir (partie 1).
des Jésuites, très conservateur, qui formait le nom encore plus poétique de « Rose-Croix d’or » (Gold-und
Rosenkreutz). Il s’agit de groupements épars, fréquemment
S’il est un mythe postmoderne, ses origines sont les futures élites de l’État. Il s’agissait donc intéressés par l’alchimie. C’est vers 1755 qu’on voit apparaître
à chercher dans un passé de plusieurs siècles, pour lui de devancer ces forces conservatrices des cercles importants portant ce nom : en Allemagne du sud, en
Europe centrale, à Francfort. Ils recrutent des gens importants,
la fin du xviiie siècle pour être précis, dans les en formant une élite progressiste. Pour cela, comme Stanislas II, roi de Pologne. Le groupe visé par Wei-
milieux hostiles à la Révolution française (2), il devait faire du prosélytisme et choisit de shaupt est la « Rose-Croix d’or d’ancien système », qui devient
en 1777 l’un des groupes quantitativement les plus importants,
avant de se transformer au contact de la culture le faire dans le cadre d’une société secrète. qui existera durant neuf ans environ. Ouvertement ésotérique,
radicale américaine (3). Malgré son apparition Contrairement à ce que beaucoup disent, en baignant dans l’alchimie, ce groupe draine des francs-maçons 87
à la recherche de symbolisme… Il semblerait qu’aucune de
dans ces secteurs bien précis de l’extrême droite particulier ses adversaires, il ne s’agissait en ces sociétés n’ait été maçonnique, mais bon nombre de leurs
catholique et contre-révolutionnaire, il s’est aucun cas pour les Illuminés de Bavière de membres étaient également francs-maçons. Sur la question des
Rose-croix en Allemagne, voir Antoine Faivre, « Rose-croix »,
émancipé pour devenir un thème fréquent de la noyauter ou de faire de l’entrisme dans les dif- Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 25 mai 2015.
culture populaire (4). férents secteurs de la société pour la renverser. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/rose-croix/
L’Anthropologie pour tous Stéphane François — Un mythe contemporain : les Illuminati
Un des lieux de ce prosélytisme fut la sont toujours une société secrète. Ils auraient in-
franc-maçonnerie, qui n’est en rien une secte filtré, à l’échelle mondiale, les rouages du pou-
ou une société secrète, mais une société de per- voir : les banques, les industries, les propriétaires
sonnes discutant, après la célébration de rites, de des grands médias et les stars du show business...
questions religieuses ou de société. Même les dirigeants politiques et les différents
Le projet de Weishaupt a été un échec : il atti- monarques de notre planète en seraient, ou se-
ra peu de personnes, surtout des proches et d’an- raient manipulés par ces Illuminati. L’objectif,
ciens élèves. Tout changea en 1780 avec l’arrivée par contre, a changé. Dans cette nouvelle mou-
dans l’ordre d’un aristocrate lui aussi membre ture du mythe, il ne s’agit plus d’éduquer les
des Lumières, Adolf von Knigge (1752-1796). gens pour leur donner un avenir meilleur, mais
Les loges maçonniques étant en plus des lieux de au contraire de provoquer des crises financières,
rencontre des élites de l’époque, celui-ci décide des attentats terroristes, de promouvoir l’usage
qu’il faut les investir pour y recruter de nouveaux des drogues, et d’appauvrir des pans entiers de la
membres, mais sans mentionner leur apparte- population, bref de semer le chaos pour mieux les
nance à la société secrète des Illuminés. Dans ces contrôler et les asservir.
loges, il cible non pas de futurs fonctionnaires, Cette nouvelle version a beaucoup de si-
mais des personnes qui sont déjà en poste. Cette militudes avec un autre mythe important :
stratégie fonctionne : les Illuminés passent de les Protocoles des Sages de Sion, qui seraient le
quelques dizaines de membres à plus de 1500. plan écrit par des agitateurs juifs pour asservir
Malgré les précautions, l’existence de l’ordre le monde 4. De fait, nous sommes en présence
des Illuminés est connue. Dès 1782, certains de mythologies contemporaines et de mythes
francs-maçons hostiles aux Illuminés dé- « agglutinants », c’est-à-dire de mythes différents
noncent leur présence au sein des loges. Et en qui s’agrègent et fusionnent entre eux 5. Du fait
1785, l’Électeur de Palatinat, Charles-Théodore du caractère polymorphe de ce nouveau mythe,
d’un jésuite conservateur, antidémocrate et reje- À compter de ce moment, l’idée d’un com-
tant les idées des Lumières, Augustin de Barruel plot mondial d’une société secrète cherchant
(1741-1820) 6. En effet, dans Mémoires pour servir à renverser les gouvernements va se diffuser
l’histoire du jacobinisme, un ouvrage en cinq tomes dans différents milieux et dans différents pays.
paru à Hambourg entre 1797 et 1799 7, ce prêtre Jusqu’à récemment, cette thèse était surtout
dénonce le rôle supposé des francs-maçons et des mise en avant par des auteurs ou des groupes
Illuminés de Bavière dans le déclenchement de la que l’on peut classer à l’extrême droite. Encore
Révolution française. Toutefois, « il est précédé en aujourd’hui, des militants notoires de l’extrême 6. Sur Barruel, cf. Gérard Gengembre, 2011, « Barruel, Augus-
tin de », in Jean-Clément Martin (dir.), Dictionnaire de la
cela par la brochure du comte Ferrand, publié à droite considèrent que les origines de la Révo- contre-Révolution, Paris, Perrin, pp. 83-85. Voir aussi, avec
Turin en 1790, Les Conspirateurs démasqués » 8. lution française sont à chercher dans l’action de des réserves, Michel Riquet, 1989, Augustin de Barruel : un
jésuite face aux jacobins francs-maçons, Paris, Beauchesne.
Cependant, Ferrand voit surtout dans ce complot ces Illuminés. C’est par exemple le cas de l’an- 7. Une édition abrégée en deux volumes pa-
l’action d’un protestant, Necker (1732-1804). Bar- tisémite et ancien collaborateur Henry Coston rut à Londres en 1798-1799.
ruel va plus loin : il estime que le complot est à (1910-2001) qui diffusa cette idée des années 8. Gérard Gengembre, « Barruel, Augustin de », art. cit., p. 83.
la fois antichrétien, antimonarchique et cherchant 1930 à sa mort en 2001 et qui publia un livre
9. Ibid., p. 84.
à détruire la société d’Ancien régime. Les acteurs sur ce thème en 1977, La Conjuration des Illumi-
10. John Robison, 1797, Proofs of a Conspiracy against all the Religions
and Governments of Europe, carried on in the Secret Meetings
changent aussi : il ne s’agit plus d’un complot nés 11. C’est le cas également de Philippe Plon- of Free-Masons, Illuminati and Reading Societies, etc. collec-
protestant, mais maçonnique et en particulier il- ted from good authorities, Edinburgh. Traduction française,
card d’Assac, avec le livre Le Complot mondia- d’après la troisième édition de 1798 : Preuves de conspirations
luminé. Là encore, Barruel ne fait que reprendre
liste paru en 2007 12. Nous pourrions multiplier contre toutes les religions et tous les gouvernements de l’Europe,
une idée déjà formulée : « Cette dénonciation avait ourdies dans les assemblées secrètes des Illuminés, des Francs-Ma-
été répandue en France dès 1789 par Jean-Pierre- les exemples… çons et des sociétés de lecture, recueillies auprès de bons auteurs.
Louis de Luchet, marquis de La Roche du Maine, Henry Coston et Jacques Ploncard (dit 11. Henry Coston, 1977, La Conjuration des Illumi-
nés, Paris, Publications Henry Coston.
dit aussi “marquis de Luchet” dans son Essai sur la d’Assac), le père de Philippe Ploncard d’As- 12. Philippe Ploncard d’Assac, 2007, Le Complot mondia-
Secte des Illuminés » 9. sac, étaient des militants d’extrême droite dont liste, Toulon, Société de philosophie politique.
Cette idée de complot illuminé se retrouve l’amitié était soudée par un antisémitisme et 13. Ainsi, Jacques Ploncard participe, dès la fin des années 1920, à la
Revue Internationale des Sociétés Secrètes (fondée en 1912) du très
un antimaçonnisme virulents. Conspiration-
également chez un auteur écossais, John Robison
(1739-1805) qui publie, également en 1797, un ou-
vrage développant la même thèse, intitulé Preuves
nistes 13, ils participèrent durant la guerre au
dépouillement des archives du Grand Orient
antisémite et antimaçon Monseigneur Ernest Jouin (1844-1932).
En 1979, Jacques Ploncard d’Assac publie un livre intitulé Le
Secret des francs-maçons (Édition de Chiré, Chiré en Montreuil).
Cet ouvrage a été plusieurs fois réédité depuis sa publication,
d’une conspiration contre toutes les religions et les de France, à la recherche d’une supposée sub- et il est toujours considéré par les milieux de l’extrême droite
catholique comme un ouvrage de référence. Henry Coston
gouvernements d’Europe fomentées par les assemblées version maçonnique. Ils étaient en outre des publiera une vingtaine d’ouvrages antimaçonniques durant
secrètes des francs-maçons et des illuminés 10. Pour membres influents de la Commission d’études toute sa carrière, sous son nom ou sous différents pseudonymes.
ce dernier, les Illuminés auraient infiltré les loges judéo-maçonniques (CEJM) 14
, qui siégeait 14. Cette commission fut créée à l’instigation du lieute-
nant SS Moritz en 1942. Moritz était le chef de
89
françaises et auraient provoqué la Révolution fran- dans les locaux du Grand Orient de France. Le l’action antimaçonnique en zone occupée.
çaise dans le but de mettre en place un gouver- financement de leurs activités provenait des oc- 15. Michaël Lenoir, 1999, « Henry Coston (Henri Coston, dit) et
nement mondial. Cette idée se retrouvera dans la cupants nazis, qu’ils fréquentaient dès 1934 15, Jacques Ploncard d’Assac (Jacques Ploncard, dit), in Pierre-An-
dré Taguieff (dir.), L’Antisémitisme de plume. 1940-1944.
version contemporaine des Illuminati. mais également de l’État français. Études et documents, Paris, Berg International, p. 370-384.
L’Anthropologie pour tous Stéphane François — Un mythe contemporain : les Illuminati
Universitaires de Valenciennes, en particulier le cha-
nisme firent qu’une première mouture du mythe 1964), le premier auteur à diffuser l’idée que pitre intitulé « Dérive paranoïaque », p. 153-167.
des Illuminati vit le jour dans ce pays au début des soucoupes seraient tombées et auraient été 17. William Guy Carr, 1958, Pawns in the Game,
du xxe siècle. récupérées par l’armée. Néanmoins, le conspi- Los Angeles, St. George Press.
Il reprit une nouvelle vigueur dans les an- rationnisme qui nous intéresse, c’est-à-dire la 18. La traduction française est publiée l’année sui-
vante : Charles Berlitz et William Moore, 1981,
nées 1980 lorsque certains militants d’extrême version agressive et marquée idéologiquement Le Mystère de Roswell, Paris, France Empire.
droite le fusionnèrent avec les extraterrestres n’apparaît aux États-Unis qu’au milieu des an- 19. Pierre Lagrange, 1996, La Rumeur de Roswell, Pa-
et le mythe de l’existence de bases aliens aux nées 1980, en particulier grâce, selon Bertrand ris, La Découverte, p. 111-113. 90
20. Le motif apparaît en 1967 dans la littérature ufolo-
États-Unis, lors de l’« affaire de Roswell ». S’il Meheust, à « la diffusion, sur tout le territoire gique : Brad Steiger & Joan Whritenour, Flying Sau-
s’est bien passé quelque chose à Roswell en américain, de rumeurs fantastiques relatives cer are Hostile. UFO Atrocities from strange disappea-
rances to bizarre deaths, Award Books, 1967.
1947, à savoir la découverte par le fermier Mac à des pactes secrets que les autorités auraient 21. Bertrand Meheust, 1992, En soucoupes volantes. Vers une
Brazel de débris métalliques dans son champ, passés avec les Prédateurs » 21. ethnologie des récits d’enlèvements, Paris, Imago, p. x.
L’Anthropologie pour tous Stéphane François — Un mythe contemporain : les Illuminati
Le gouvernement américain, l’ONU ain- jusqu’à affirmer que le sida serait une manipu-
si que les gouvernements européens auraient lation des extraterrestres pour affaiblir l’huma-
fait alliance avec des extraterrestres dans le but nité… Ils chercheraient également à mettre en
d’asservir la Terre et de leur fournir des cobayes place une gouvernance mondiale, le New World
humains. Il existerait donc un gouvernement Order (NWO), vieille antienne anti-étatique et
mondial, fantôme, extraterrestre, dirigeant les anti-élites des milices américaines et thème ré-
gouvernements nationaux : le Majestic 12 ou current des extrêmes droites anti-judéo-maçon-
MJ 12, suivant un thème qui circule dans les niques. Nous retrouvons donc de vieux motifs
milieux ufologiques radicaux dès 1985. provenant de l’extrême droite la plus radicale.
Ce thème conspirationniste a été vulgarisé, Pour les plus radicaux, tel le Britannique Da-
popularisé, aux États-Unis vers la fin des années vid Icke, cette présence extraterrestre sur Terre
1980 par deux auteurs : John Lear et William serait beaucoup plus ancienne que 1947 : les EBE
Cooper (1943-2001) 22, mais nous nous intéres- dirigeraient le monde depuis l’Antiquité, repre-
serons surtout ici au second. William Cooper nant et déformant, dans un sens conspiration-
a été assassiné en 2001 dans des circonstances niste, la thèse des « anciens astronautes », ou des
douteuses (il fut tué lors d’un échange de tirs « paléovisites » 25. Ils auraient été en fait divinisés
avec des policiers venus l’arrêter). Cooper se pré- par les peuplades primitives de notre planète. Ce
sentait en outre comme un ancien membre des motif se retrouve, par exemple, dans l’idée que
services de renseignements de la marine améri- les Annunaki, castes de dieux dans le système de
caine — sa position doit être indiscutable — qui croyances des Mésopotamiens de l’Antiquité, en
aurait trouvé, par hasard, des documents secrets particulier sumérien, seraient la première repré-
concernant les rapports entre les extraterrestres sentation humaine de ces EBE, souvent représen-
et le gouvernement fédéral. Il était également un tés comme étant des « Reptiliens ».
animateur-radio dont l’émission était appréciée 4. Exemples dans la culture populaire
par les milices patriotiques et surveillée par la
Maison Blanche 23. L’antisémite Cooper a repu-
blié intégralement les Protocoles des Sages de Sion
et analyse
Malgré cette origine d’extrême droite, le 22. Voir notamment, William M. Cooper, 1989, Le Gou-
vernement secret. L’origine, l’ identité et le but du
dans son livre Behold a Pale Horse (« Voici le mythe des Illuminati s’est diffusé dans la culture MJ 12, Montréal, Louise Courteau éditrice.
cheval pâle »), demandant à ses lecteurs de rem- populaire : on le trouve dans différents films 23. Véronique Campion-Vincent, 2005, La Société parano. Théo-
placer le mot « Juif » par « Illuminati » 24. C’est américains, comme Lara Croft : Tomb Raider, rie du complot, menaces et incertitudes, Paris, Payot, p. 63.
donc lui qui fit le lien entre les deux discours. sorti en 2003 ; comme Anges et démons (2009), 24. Ibid., p. 63. Voir aussi Pierre Lagrange, La Ru-
meur de Roswell, op. cit., p. 121.
91
Selon les émules de Cooper, les EBEs/Illumi- tiré du roman éponyme de Dan Brown et paru 25. Celle-ci peut être résumée de la façon suivante : la visite
nati contrôleraient différentes organisations en 2000, comme encore 23, sorti en 1998, ou sur Terre, à des époques très anciennes, de « visiteurs » ex-
tra-terrestres, mais pas forcément non-humains. Voir à ce
internationales comme l’ONU, la Trilatérale, enfin Benjamin Gates et le livre des secrets, sorti sujet le livre de Wiktor Stoczkowski, 1999, Des hommes,
certaines loges maçonniques, etc., et ils vont en 2007. En bandes dessinées, on le retrouve par des dieux et des extraterrestres, Paris, Flammarion.
L’Anthropologie pour tous Stéphane François — Un mythe contemporain : les Illuminati
exemple dans les Hell Boy ou Les portes de Sham- trême droite 27. Toutefois, nous devons garder
ballah… Dans les romans, on peut citer, outre à l’esprit que ces sous-ensembles, s’ils peuvent
Anges et Démons de Dan Brown, Illuminatus, communiquer, restent quand même distincts,
un roman de science-fiction de Robert Anton ayant des différences, voire des divergences, 26. La méthode hypercritique se présente comme une attitude
Wilson. Enfin, en musique, les références sont textuelles et génériques. hyper-rationaliste, un ultra-scepticisme « scientifique », en fait
scientiste. Elle consiste à critiquer le moindre détail, à déconstruire
fréquentes, surtout dans le rap. Nous ne donne- Le discours qui nous intéresse ici s’inscrit glo- systématiquement une affirmation ou un fait historique oppo-
rons qu’un exemple, empreint de la théorie du balement dans une conception paranoïaque-cri- sés. Ce sophisme est à l’œuvre dans les discours négationnistes.
complot : Illuminazi 666 de Rockin’Squat. Il y tique du monde, ainsi que dans une forme de Voir sur ces questions les textes suivants de Gérald Bronner :
« Le paradoxe des croyances minoritaires », Information sur les
a également plusieurs exemples à prendre dans pensée mythique « bricolée » — pour reprendre sciences sociales, n° 37, 1998, p. 299-320 ; « Fanatisme, croyance
les jeux vidéo. la célèbre expression de Claude Lévi-Strauss 28 axiologique extrême et rationalité », L’Année sociologique, vol. 51,
Nous pouvons donc nous demander : pour- — ayant des liens vers une interprétation para- n°1, 2001, pp. 137-160 ; La Pensée extrême. Comment des hommes
ordinaires deviennent des fanatiques, Paris, Denoël, 2009.
quoi cette omniprésence ? Premier élément de noïaque-clinique du monde C’est une concep-
réponse : dans un univers saturé par l’informa- tion fort à la mode 29 dans notre époque à la fois 27. Cf. « Dérive paranoïaque », art. cit., p. 153-167.
28. « Le propre de la pensée mythique, comme du bricolage sur le
tion et sujet à une « crise de sens », il est plus saturée d’informations et sujette à une « crise plan pratique, est d’élaborer des ensembles structurés non pas
facile d’adhérer à une théorie du complot, dans de sens » 30, au point que nous pouvons parler directement avec d’autres ensembles structurés, mais en utilisant
laquelle s’inscrit le mythe des Illuminati, plutôt à ce sujet de nouveau mode de pensée sociale 31. des résidus et des débris d’événements : “odds and ends”, dirait
que d’accepter le monde dans sa complexité et Cette vision du monde, cette cosmologie 32 l’anglais, ou en français, des bribes et des morceaux, témoins
fossiles de l’histoire d’un individu ou d’une société. », Claude
surtout dans son absurdité. Il est plus facile de née d’une crise de repères et d’une hyper-ratio- Lévi-Strauss, 1962, La Pensée sauvage, Paris, Plon, p. 32.
dénoncer l’action d’une société secrète que de nalisation, voire d’un hypercriticisme comme 29. Véronique Campion-Vincent, op.cit., p. 16.
reconnaître que le monde évolue trop vite pour nous l’avons dit, est banalisée par une culture 30. Cf. Marc Augé, Le Sens des autres. Actualité de l’an-
le comprendre. Enfin, cela permet aussi de com- populaire de type « paranoïde » qui s’est large- thropologie, Paris, Fayard, 1994, pp. 186-187.
bler des « blancs » dans l’histoire récente : il n’y ment développée grâce à la révolution Internet. 31. George Marcus, Paranoia within Reason : A Case-
book on Conspiracy as Explanation, Chicago, Uni-
a plus d’inconnu(es), de mystères, d’incompré- Ce média est en effet un outil indispensable au versity of Chicago Press, 1999, p. 1.
hensions. développement de ce type de discours, de cet 32. Pour l’anthropologue, l’être humain pense et déploie ses raison-
93
Bernard Lahire
Bernard Lahire
Je défendrai ici l’idée que l’enseignement ciologie ou de l’anthropologie. À bien considé- Bernard Lahire est professeur de sociologie à l’École normale
supérieure de Lyon, responsable de l’Équipe « Dispositions,
des sciences du monde social (anthropologie, rer une discipline comme l’histoire, qui s’en- pouvoirs, cultures, socialisations », Centre Max Weber (UMR
sociologie, l’histoire), devrait être le plus pré- seigne depuis longtemps dans un pays comme 5283 CNRS). Il a notamment publié : Culture écrite et Inégalités
scolaires. Sociologie de l’ échec scolaire à l’ école primaire (Presses
coce possible, dès l’école primaire. Je soutiens la France dès l’école primaire, on constate la Universitaires de Lyon, 1993). — La Culture des individus (Paris,
en effet que l’enseignement pédagogiquement même diversité de méthodes, de modes de La Découverte, 2006). — Tableaux de famille. La raison scolaire :
École et pratiques d’ écriture, entre savoir et pouvoir (Rennes, Paie-
adapté des sciences du monde social dès l’école construction de la réalité historique qu’ail- deia, 2008). — Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires
primaire constituerait une réponse adéquate (et leurs, les mêmes débats sur la scientificité (ou (Points Essais, 2012). — Monde pluriel. Penser l’unité des sciences
plutôt meilleure que d’autres) aux exigences mo- sociales (Le Seuil, 2012). — Ceci n’est pas qu’un tableau. Essai sur
la non-scientificité) de l’histoire et sur ses liens l’art, la domination, la magie et le sacré (La Découverte, 2015).
dernes de formation scolaire des citoyens dans avec des conceptions idéologiques. Cette diver-
des sociétés démocratiques. sité des manières de faire et d’écrire l’histoire
n’empêche pas cette discipline d’être présente
Répondre aux objections dès l’école primaire. Le constat est aussi va-
Plusieurs objections sont assez spontanément lable pour la géographie. La pluralité théorique
soulevées dès lors qu’on évoque un tel projet et méthodologique n’est nullement un symp-
d’enseignement d’une série d’acquis et d’outils tôme de non-scientificité, mais le signe d’un
ou le relativisme méthodologique) ; acquis mé- Alors que nous sommes désormais capables
thodologiques (observations, entretiens, ques- d’enseigner l’attitude scientifique à l’égard du
tionnaires et modes de traitements des données monde physique et naturel, nous laissons tran-
quantitatives). Et c’est grâce à toute cette tradi- quillement se développer des dispositions ma-
tion et aux contraintes de preuves empiriques giques et pré-rationnelles vis-à-vis du monde so-
qui pèsent sur elles que les sciences du monde cial. La science, elle, s’inscrit dans un processus
social ne sont pas réductibles à de « pures idéolo- de distanciation et de contrôle des affects. En
gies » comme voudraient le faire croire tous ceux donnant les moyens de ne pas prendre ses désirs
qui ont un quelconque intérêt à ne pas voir ces (ou ses peurs) pour la réalité, de voir les choses
sciences se développer. de manière moins directement attachée à la po-
La peur que certains éprouvent à l’idée de sition, aux intérêts et aux fantasmes de celui qui
voir entrer dans le cursus officiel des thèmes voit, l’attitude scientifique permet de sortir pro-
« idéologiques » (controversés ou polémiques) gressivement du rapport subjectif, émotionnel et
ou des « questions sociales », conduit paradoxa- partial à la réalité.
lement à laisser les élèves démunis face à tous Mais ce que les sociétés ont réussi vis-à-
les pourvoyeurs d’idéologie. Le rôle des spécia- vis de la nature, elles ont beaucoup plus de
listes de la communication politique (mais il peine à le rééditer concernant les relations hu-
faudrait plutôt parler de « manipulation poli- maines. Toutefois, le développement sans pré-
tique ») ou du marketing, des publicistes, des cédent des sciences du monde social à l’uni-
demi-savants, bref, de tous les sophistes des versité au cours du xxe siècle, leur présence
temps modernes, n’a cessé de croître, et il est dans de nombreuses formations universitaires
crucial de transmettre, le plus rationnellement ou professionnelles et leur introduction au ly-
possible et auprès du plus grand nombre, les cée vont clairement dans le sens de l’exten-
moyens de déchiffrer et de contester les dis- sion d’un rapport plus outillé, plus informé
dans le même temps, à prendre distance ou à Par ailleurs, on pense souvent que les ins-
développer une certaine réflexivité par rapport à truments de réflexivité sont des outils qui
ces mêmes ancrages culturels ? ne peuvent intervenir que « dans un second
Si l’on pense immédiatement théories, temps », après une phase d’apprentissage néces-
concepts ou « grands auteurs », il est bien évident sairement pré-réflexive. Il serait ainsi impossible
que les sciences du monde social ne sont pas d’apprendre la théorie de la marche en même
transmissibles dans le cadre de l’école primaire. temps que l’on apprend à marcher. La réflexi-
Par conséquent, il va de soi que c’est l’adaptation vité viendrait seulement après que l’apprentis-
raisonnée d’un certain nombre d’outils et d’ac- sage non-conscient ait été mis en place. Il est
quis fondamentaux de ces sciences qu’il s’agirait vrai que, au cours de son éducation, l’enfant
d’enseigner, et non une culture savante-uni- n’a pas la possibilité d’intérioriser sa culture et
versitaire. La traduction de « savoirs savants » d’apprendre dans le même mouvement son ca-
en « savoirs scolaires » ayant réussi à l’école pri- ractère spécifique d’un point de vue culturel,
maire pour des sciences de l’homme proches de historique ou civilisationnel. Il faut bien, en
la sociologie (l’histoire et la géographie) comme effet, qu’il commence à voir le monde à partir
pour des sciences encore plus abstraites et for- d’un « point de vue » quelconque pour que l’on
melles (les mathématiques ou la grammaire), on puisse commencer à lui faire appréhender la
ne voit pas ce qui empêcherait les savants d’opé- diversité des « points de vue » ; il est nécessaire
rer le même travail. qu’il construise sa personnalité à partir d’un
En revanche, que penser de programmes et point particulier du monde social, du temps
instructions officielles qui, en France, exigent et de l’espace, c’est-à-dire qu’il s’inscrive dans
d’enseigner les « institutions de la République » une culture, en un lieu et en un temps donnés,
et leur fonctionnement : pour qu’il soit possible de lui faire comprendre
« — la République, ses symboles et sa la « relativité » de sa situation culturelle, tem-
devise ; porelle et spatiale.
— le président de la République ; son
élection au suffrage universel ; Mais cela signifie-t-il qu’il faille attendre le
—les parlementaires ; l’élaboration et lycée pour commencer à acquérir l’habitude
le rôle de la loi ; d’une certaine décentration par rapport à son
— la justice ;
— les élus locaux, en particulier le (ou plutôt ses) milieu(x) de vie, le raisonnement
maire de la commune ; comparatif ou la pensée relationnelle en matière
— un exemple de service public » ? de faits sociaux ? Attendre le lycée pour consta- 97
Tout se passe comme si l’imagination péda- ter que les habitudes non-scientifiques de pensée
gogique en la matière oscillait entre la leçon de sur le monde social empêchent très sérieusement
morale et le cours de sciences politiques sur les l’acquisition de nouvelles habitudes de pensée
institutions de la République… plus scientifiques ?
L’Anthropologie pour tous Bernard Lahire — À quoi sert l’enseignement des sciences du monde social ?
Si l’on peut facilement admettre le fait que que l’identité individuelle et la personnalité de
l’enfant doit d’abord « savoir parler » avant d’ap- l’enfant ne peuvent plus désormais se construire
prendre à lire, à écrire et à constituer la langue hors de la réflexivité que leur offrent les sciences
en objet d’étude, il n’en reste pas moins que le du monde social.
système scolaire français enseigne aujourd’hui,
et ce dès l’âge de six ans, la lecture, l’écriture L’accoutumance aux
et les rudiments de grammaire française. La différentes formes de l’enquête :
réflexivité linguistique serait-elle moins abs- quelques pistes d’enseignement
traite que la réflexivité à l’égard du monde so-
cial ? À bien y réfléchir, on pourrait être conduit Comme je l’ai dit précédemment, l’objectif
à penser que c’est la constitution de la langue d’un enseignement précoce de la sociologie ne
comme objet d’étude et de réflexion qui s’avère devrait pas être celui de diffuser une connais-
un exercice bien plus étrange encore pour les en- sance de nature encyclopédique. Il ne s’agit pas,
fants. La construction de soi à travers diverses dans mon esprit, d’enseigner des « théories »,
expériences ne serait donc pas incompatible avec des « méthodes » ou des « auteurs », mais de
l’aptitude acquise dès l’école primaire à considé- transmettre des habitudes intellectuelles fonda-
rer le monde social à partir d’une pensée moins mentalement liées à ces disciplines. Comment
magique et plus scientifique. transmettre de telles habitudes intellectuelles
L’idée selon laquelle enseigner la réflexivité à l’école primaire sinon par l’étude de « cas »,
et le recul dans le temps même de la formation d’« exemples » de différences culturelles (e. g.
morale et culturelle de l’enfant, constituerait comparer les différences alimentaires d’une so-
une opération psychologiquement déstabilisa- ciété à l’autre en ramenant ces différences aux
trice est, au fond, la manifestation d’un profond conditions d’existence des populations, au cli-
ethnocentrisme. Penser qu’il faut construire ses mat, au type d’agriculture, etc.) ? L’enseigne-
« repères », ses « marques », son « identité », avant ment doit s’appuyer sur la participation active
de pouvoir commencer à prendre conscience de des élèves à de vraies enquêtes empiriques. De
la diversité sociale (culturelle, civilisationnelle, même que les élèves prennent l’habitude de
etc.) est, en effet, le meilleur moyen de conduire faire quotidiennement des relevés de tempéra-
à toutes les formes d’ethnocentrisme, consistant ture pour objectiver et prendre ainsi conscience
à « répudier purement et simplement les formes des phénomènes météorologiques, ils pourraient
culturelles : morales, religieuses, sociales, esthé- être entraînés à l’observation et à l’objectivation 98
tiques, qui sont les plus éloignées de celles aux- du monde social. Si l’expérimentation est au
quelles nous nous identifions » 1. L’état actuel fondement des sciences de la matière et de la na-
du monde social exigerait davantage d’imagi- ture, l’esprit d’enquête est, lui, à la base de toute 1. Claude Lévi-Strauss, 1987, Race et histoire,
nation et devrait, notamment, amener à penser science du monde social. Paris, Folio, p. 19.
L’Anthropologie pour tous Bernard Lahire — À quoi sert l’enseignement des sciences du monde social ?
tique. Il s’agit d’une technique qui permet mement limitée du monde dans lequel ils vivent.
réellement d’« atteindre » le classique « respect Ils consacrent leur temps et leur énergie à des ac-
des autres ». Apprendre à être attentif, à dé- tivités tellement circonscrites et localisées, qu’ils
velopper une écoute patiente, compréhensive n’ont guère le temps et les moyens de recomposer
et curieuse, à relancer une discussion au bon les cadres plus généraux dans lesquels ils vivent.
moment, voilà un moyen concret d’acqué- Lorsque nous lisons des journaux, allumons
rir certaines valeurs qui, laissées à l’état de notre téléviseur, écoutons des discours politiques,
slogans démocratiques, relèvent du simple etc., nous avons souvent affaire à des « images
« prêchi-prêcha ». du monde social », plus ou moins générales, qui
donnent une forme à ce dernier. Mais est-ce que
La nécessité historique de l’enseignement ces images sont bonnes ? Est-ce qu’elles ne sont
des sciences du monde social pas des images déformantes de la réalité ?
Voilà donc quelques idées simples qui sont Les sciences du monde social ont pour ob-
réalisables. Les sciences du monde social me jectif de fournir des images de la réalité un peu
paraissent d’une importance primordiale dans plus rigoureuses. Ces sciences se distinguent
le cadre de la cité démocratique moderne. donc des autres genres de discours par la pos-
Emile Durkheim disait dans ses Leçons de sibilité qui leur est donnée de faire des « arrêts
sociologie : sur image » plus longs, plus systématiques, plus
« Un peuple est d’autant plus démo- contrôlés.
cratique que la délibération, que la ré- Les gouvernements, un peu partout dans
flexion, que l’esprit critique jouent un
rôle plus considérable dans la marche le monde, soulignent la nécessité de former à
des affaires publiques. Il l’est d’autant la citoyenneté, et envisagent généralement de
moins que l’inconscience, les habitudes répondre à cette exigence par l’enseignement
inavouées, les sentiments obscurs, les
de la morale ou de l’éducation civique. Or, les
préjugés en un mot soustraits à l’exa-
men, y sont au contraire prépondé- sciences du monde social pourraient et même
rants. » 2 devraient être au cœur de cette formation.
Il va de soi que, pour lui, les sciences so- Filles de la démocratie, les sciences du monde
ciales participent pleinement à ce travail de dé- social — qui sont assez logiquement mal aimées
libération, de réflexion et à cet esprit critique. des régimes conservateurs et éradiquées par les
Investis dans leurs diverses occupations ordi- régimes dictatoriaux —, servent (à) la démocra-
naires, familiales ou professionnelles, ludiques ou tie. Car la démocratie a partie liée, dans l’his- 100
culturelles, les femmes et les hommes de nos so- toire, avec les « Lumières », et notamment avec 2. Émile Durkheim, Leçons de sociologie. Phy-
ciétés n’ont au bout du compte qu’une vue extrê- la production de « vérités sur le monde ». sique des mœurs et du droit, 1890-1900.
Christian Baudelot
Les vertus pédagogiques de “ Thélème ”
L’Anthropologie pour tous Christian Baudelot — Les vertus pédagogiques de « Thélème »
Christian Baudelot
Dans l’histoire du Projet Thélème, l’année semble de l’année. Et pour cause ! Ils sont da- Christian Baudelot est sociologue, professeur émérite de
sociologie au département de sciences sociales de l’École normale
scolaire 2014-2015 a été riche en découvertes. vantage le produit des circonstances que d’un supérieure (Paris) et chercheur au Centre Maurice-Halbwachs
Elle offre par là de bonnes conditions à un re- programme rigide et préconçu. Le Projet Thé- (CNRS/EHESS/ ENS). Spécialiste de l’éducation et de la sociologie
du travail, il a notamment publié, en collaboration avec Roger
tour d’expérience, c’est-à-dire à une réflexion lème est un dispositif souple et réactif, suscep- Establet : L’ École capitaliste en France (Éditions Maspero, 1971).
a posteriori sur le fonctionnement du disposi- tible de modifier son cours et de redéployer ses — L’ École primaire divise (id., 1975). — Le Niveau monte (Seuil,
1989). — Allez les filles (Seuil, 1992). — Quoi de neuf chez les
tif, ses principes pédagogiques, ses objectifs, forces lorsque les circonstances offrent des oc- filles ? (Nathan, 2007). — L’ Élitisme républicain. L’ école fran-
ses valeurs, ses forces et ses faiblesses. casions propices pour mobiliser et intéresser les çaise à l’ épreuve des comparaisons internationales (Seuil, 2009).
élèves sur des questions qui les concernent. Ce
Un dispositif souple et réactif fut le cas pour les deux événements, mais dans
des conditions différentes.
Deux faits majeurs ont marqué l’année :
l’audition collective le 17 février au Conseil
économique, social et environnemental de Saisine au CESE
vingt Thélémites, élèves et enseignants, aux- Un jour de novembre, Damien Boussard,
quels s’étaient joints le proviseur du lycée, la enseignant d’histoire au lycée et participant au
directrice et la responsable du pôle des pu- Projet Thélème, fait état, lors d’une séance du
blics du Théâtre de la Commune, dans le mardi soir, d’une information et d’une propo-
cadre d’une saisine consacrée à « l’école de la sition. Le Conseil économique, social et envi-
réussite pour tous » ; et, le 6 juin, la tenue au ronnemental procède cette année à une saisine
théâtre de la Commune d’Aubervilliers d’un des différents acteurs de l’Éducation nationale
colloque préparé, présenté et animé par des sur « l’école de la réussite pour tous ». Pourquoi
élèves du Projet Thélème, intitulé L’Anthro- ne pas y participer et profiter de l’occasion 102
pologie pour tous. pour dresser le portrait de l’école que les élèves
Ces deux événements ont été de grands aimeraient pouvoir fréquenter ? La question est
succès, mais aucun d’eux ne figurait dans le aussitôt débattue dans le cadre de la séance et la
programme initial établi à la rentrée pour l’en- décision est prise de proposer une intervention
L’Anthropologie pour tous Christian Baudelot — Les vertus pédagogiques de « Thélème »
collective des lycéens sur la question, Damien par le recours systématique aux comparaisons,
se chargeant d’activer ses contacts au CESE et comment l’enquête et l’entretien pouvaient
pour prendre date et rassurer les membres de la devenir des outils de démocratie, par l’humilité
commission sur le sérieux de la contribution de nécessaire à la bonne écoute de l’autre. Substi-
ces lycéens d’Aubervilliers. Banco ! tuer les concepts de différence, de diversité, de
pluralité aux hiérarchies et dominations a priori
Le colloque du 6 juin considérées comme naturelles est un progrès. La
pratique de l’enquête constitue aussi un travail
Le projet du colloque « L’anthropologie pour
nécessairement collectif, réclamant le concours
tous » relève d’une autre logique. Jean-Loïc Le
de compétences diverses et variées.
Quellec, anthropologue, invité à animer une
De là naquit le projet d’un colloque que Ma-
séance sur les mythes, suggère un soir aux parti-
rie-José Malis, toujours attentive aux activités du
cipants de recueillir auprès de leurs proches des
Projet Thélème, a bien voulu accepter d’accueillir
récits de mythes issus de la culture originelle
au Théâtre de la Commune qu’elle dirige.
des membres de leur famille, de les raconter et
les analyser lors des prochaines séances. Cette
proposition fut accueillie avec enthousiasme par Une pédagogie du défi
les élèves qui revinrent dès la semaine suivante Pourquoi ces deux opérations ont-elles été
exposer de nombreux mythes. La possibilité qui des succès, mobilisant pendant plusieurs mois
leur était ainsi offerte de faire pénétrer à l’inté- l’énergie importante des élèves et des ensei-
rieur de l’enceinte scolaire des éléments d’his- gnants dans toutes les phases préparatoires,
toire de leurs origines sur un plan d’égalité avec aussi bien intellectuelles que matérielles, et
celle des autres les motiva beaucoup. dans la réalisation finale ? Il y a d’abord le défi.
Cet enthousiasme manifesté par les élèves fit Dans les deux cas, il fallait être à la hauteur. Et
réfléchir tout le monde. L’anthropologie, et plus cette exigence s’imposait à tous, élèves et en-
généralement les sciences sociales, constituaient seignants confondus. Chacun en était parfai-
à l’évidence une démarche intellectuelle beau- tement conscient. La nécessité d’accomplir en-
coup plus pertinente et efficace que les cours semble un acte collectif hors les murs du lycée,
de morale laïque pour penser l’après 11 janvier. devant un public à la fois exigeant et extérieur
Bernard Lahire a parfaitement expliqué com- au monde scolaire, est un défi qui modifie fon-
ment et pourquoi la familiarisation des élèves damentalement les relations entre élèves et en- 103
aux sciences du monde social, à tous les niveaux seignants. Ils ne sont plus face à face dans une
du cursus scolaire, permettrait de développer relation dissymétrique où les seconds jugent
l’esprit d’observation et d’expérimentation, les premiers, mais côte à côte, face à l’obliga-
d’introduire du relativisme dans leur jugement tion de réaliser dans les meilleures conditions
L’Anthropologie pour tous Christian Baudelot — Les vertus pédagogiques de « Thélème »
Tous ces apprentissages réalisés dans le cadre que Johann Heinrich Pestalozzi, John Dewey,
du Projet Thélème se sont révélés, au cours des Paulo Freire, Célestin Freinet, Fernand Oury,
années précédentes, tout à fait rentables dans les Georges Snyders et beaucoup d’autres.
cursus scolaires. Les résultats des Thélémites aux Les principes communs à tous ces péda-
divers baccalauréats sont plus que satisfaisants. gogues sont très simples : susciter l’intérêt des
élèves en leur proposant des activités au sens le
Redécouvrir en marchant plus large du mot (lectures, réflexions, visites,
Au cours de ces deux expériences vécues en- actions, productions) qui les concernent parce
semble cette année, nous avons tous beaucoup qu’elles entretiennent des liens avec ce qu’ils
appris dans des registres très variés. Des élèves, sont, d’où ils viennent, leur vie ; organiser des
souvent considérés comme apathiques ou dé- formes de travail collectif entre eux et avec les
crocheurs à l’aune des critères scolaires stan- enseignants qui débouchent sur une ou des pro-
dard, se sont littéralement métamorphosés, ductions communes : un colloque, un projet,
débordant d’énergie, de motivation et d’in- une intervention publique, un livre, un film, un
ventivité. Ces deux journées resteront long- « événement »…
temps dans les mémoires : impossible d’oublier Nous n’avons rien inventé ; nous n’avons pas
la standing ovation réservée aux élèves par les non plus l’impression d’accomplir des exploits
membres de la commission après leurs inter- exceptionnels mais plutôt de faire des choses
ventions ; impossible d’oublier la joie complice simples, évidentes et à la portée de tout un cha-
de tous les participants, réalisant, pendant cun. L’engagement de l’équipe d’enseignants et
le repas, que le colloque était une réussite et des divers intervenants est fort mais ne relève
qu’ils n’y étaient pas pour rien. Chacun avait ni du sacrifice ni de l’héroïsme. Nous avons, les
fait l’expérience de l’utilité de sa contribution. uns et les autres, plaisir à travailler ensemble et
Le problème n’était plus de faire mieux que sommes largement gratifiés des efforts consentis
les autres mais de s’inscrire dans le processus par l’intérêt que prennent les élèves à partici-
d’émulation collective. Une bonne occasion de
reprendre confiance en soi.
per, à coopérer, à inventer et à se révéler, comme
ils sont, à eux-mêmes et aux autres, comme des
Grandes sont donc les vertus pédagogiques adolescents riches de ressources trop longtemps
du Projet Thélème. Nous n’avons pourtant méconnues.
rien inventé mais simplement redécouvert en Notre étonnement : pourquoi ces pratiques
marchant des principes pédagogiques énoncés aussi simples sont-elles aussi rares en France ? 105
depuis bien longtemps par tous ceux qui ont Les généraliser à l’ensemble du système scolaire
réfléchi à la meilleure façon d’enseigner : Fran- est parfaitement possible à budget constant.
çois Rabelais bien sûr, auquel nous empruntons
notre nom, et des personnes aussi différentes
Fabien Truong
Des racines et des ailes ?
L’Anthropologie pour tous Fabien Truong — Des racines et des ailes
?
Fabien Truong
fesseurs quittent la plupart du temps leur les onze étudiants qui ont obtenu le Capes de
région d’origine pour en découvrir de nou- sciences économiques et sociales dans le master
velles — « la banlieue parisienne » ou « le dont j’ai la charge, seule une étudiante n’était
Nord » — dont ils n’ont la plupart du temps pas déjà diplômée d’un autre master (elle a par
qu’une image forgée au prisme des représenta- ailleurs passé le concours deux fois de suite
tions médiatiques. C’est bien une telle situa- avant de le réussir).
tion que le label « ZEP » 1 objective, puisqu’il Il y a évidemment de grandes différences 107
fonctionne comme un stigmate et comme un selon les disciplines et les débouchés qu’elles
indicateur institutionnel justifiant le déploie- offrent sur le marché de l’emploi, et ce constat
ment de moyens spécifiques pour compenser local appelle à être discuté par des statistiques
une situation « défavorable ». nationales plus systématiques. 1. Z.E.P. : zone d’éducation prioritaire.
L’Anthropologie pour tous Fabien Truong — Des racines et des ailes
?
Fossé croissant entre « eux » et « nous » Finkielkraut (dont il est toujours surprenant
de constater au nom de quoi il revendique une
Dans les années 1960 et 1970, Pierre Bour- expertise sur « la pédagogie » et sur « la jeunesse
dieu et Jean-Claude Passeron avaient très bien de banlieue ») illustrent bien de façon grossis-
montré comment l’affinité sociale entre les sante, si ce n’est grossière, comment certains
enseignants et les élèves issus des classes supé- professeurs rencontrent certains élèves. Il n’y
rieures était l’un des rouages de la « reproduc- a pourtant rien de plus erroné que cette idée
tion » et comment l’école la servait et la légiti- d’une « culture anti-école » qui, si elle a pu exis-
mait plutôt qu’elle ne la combattait 2. Cinquante ter en d’autre temps et d’autres lieux 5, ne dis-
années plus tard, il faudrait aussi poser le pro- pose aujourd’hui plus d’un véritable substrat
blème à l’envers : quels sont les effets du fossé so- matériel et symbolique pour faire sens à ceux
ciologique croissant entre les professeurs et leurs qui s’en saisiraient. Avec le chômage de masse,
élèves, dans un système où une politique volon- la désindustrialisation et l’invisibilisation de
tariste de « massification » et de « discrimination la classe ouvrière, l’idée que le salut passe par
positive » a été mise en place pour « démocrati- l’école tient de l’ordre de l’évidence dans les
ser » l’accès à l’éducation ? familles populaires.
Sur la base de mon expérience de professeur
et de mes travaux de recherche, il me semble que Hiatus entre les attentes ;
s’instituent un certain nombre d’oppositions
implicites dans la relation pédagogique, qui conflit entre les représentations
nourrissent les malentendus socio-cognitifs 3. C’est plutôt dans un désaccord implicite sur
Il y a d’abord cette conception « défensive » fort ce que seraient « le bon comportement », « le
répandue, exprimée sur le mode d’une dicho- bon travail », « le bon investissement », « le bon
tomie entre « le eux » et « le nous », qui consiste projet », « le bon élève », « les bonnes réponses »
à penser que les « nouveaux élèves » seraient etc. que se loge une partie du problème. Sur
fondamentalement rétifs et hostiles à l’école et les moyens plus que sur la fin, donc. Et c’est ce
à l’apprentissage. Leur « faible niveau » n’en se- qui explique pourquoi tant de « bonnes volon-
rait que le reflet. Si cette idée d’une défiance des tés scolaires » ne rencontrent pas suffisamment 2. Pierre Bourdieu & Jean-Claude Passeron, 1970, La Re-
nouveaux entrants vis-à-vis de l’école n’est pas souvent les « bonnes volontés pédagogiques » et production : éléments pour une théorie du système d’en-
seignement. Paris, Les Éditions de Minuit.
nouvelle 4, le contexte de la ségrégation urbaine que de nombreuses interactions sont vécues sur
et de l’immigration postcoloniale a ajouté une le mode de la souffrance en classe, par les pro-
3. Jean-Yves Rochex, 1998, Le Sens de l’expérience scolaire : entre
activité et subjectivité. Paris, Presses Universitaires de France. 108
touche « culturaliste », qui noircit le tableau fesseurs comme par les élèves. Elles convoquent 4. Christian Baudelot & Roger Establet, 1989,
d’une altérité radicale entre les professeurs et la douleur d’avoir été incompris et d’avoir vu ses Le niveau monte, Paris, Le Seuil.
5. Paul Willis, 2011, L’École des ouvriers : comment les en-
leurs élèves. Le succès du film Entre les murs ou efforts non respectés, voire déniés. Elles s’expri- fants d’ouvriers obtiennent des boulots d’ouvriers. Par-
les saillies médiatiques de l’académicien Alain ment différemment selon les niveaux d’ensei- is, Éditions Agone (« L’ordre des choses »).
L’Anthropologie pour tous Fabien Truong — Des racines et des ailes
?
gnement et les filières. appris, l’autre constate que ce qu’il a dit est
Plus on s’éloigne, dans le temps et dans intégré.
l’espace de l’horizon légitime (« le Bac S en gé- Pour le « mauvais élève de ZEP », avant la
néral »), plus ces écarts s’expriment de manière réponse juste, il y a surtout juste une réponse :
conflictuelle. Ils disent le déchirement d’être l’envie de répondre tout de suite et maintenant,
en dehors de la norme, bien plus que le rejet d’imposer sa réponse pour se mettre en valeur
de celle-ci. Ces implicites sont le produit invi- devant ses camarades parce que l’important,
sible de la socialisation différentielle des jeunes dans un premier temps, est de participer et de
professeurs et de leurs élèves — un professeur s’exprimer. Dès lors, dans un établissement péri-
est, à quelques rares exceptions près, un ancien phérique de ZEP majoritairement peuplé d’élèves
bon élève. Ils doivent être déconstruits pour dont les parents proviennent des catégories so-
être objectivés, et dédramatisés. C’est parce cioprofessionnelles défavoriées (« CSP- »), la dia-
trop de réactions sont prises « telles quelles » lectique de la question / réponse s’apparente à une
par les enseignants et les élèves qu’elles sont vé- mise au travail collectif hasardeuse, une scène
cues comme des agressions symboliques et des d’exposition et un moment où l’on (se) teste, plus
attaques personnelles. qu’une épreuve de parfaite restitution orale. Le
« bruit » qui en résulte est pourtant souvent vécu
comme un affront blessant par les professeurs.
Réponse juste ou juste une réponse On pourrait décliner les exemples de ces opposi-
Je prendrai l’exemple du statut implicite de tions implicites et problématiques, comme celles
la question et de la réponse dans une interac- sur le sens du mot « travail » 6 ou encore celles
tion pédagogique. Qu’est-ce qu’une « bonne entre « l’école » et « la rue » 7.
réponse » pour le « bon élève » ? La réponse
juste, elle-même attendue par le professeur Les sciences sociales,
rempart au didactique techniciste
parce qu’elle émane d’un cours dispensé par
ses soins attentionnés. Ainsi compris, seuls Pointer les effets de ce fossé sociologique, ce
ceux qui savent « la bonne réponse » s’auto- n’est pas prôner le relativisme pédagogique ou
risent à lever la main pour répondre. Si bien culturel, ni les vertus du « bon peuple » contre
que dans un établissement de centre-ville, les vices de « l’élitisme » ou bien encore la né-
majoritairement peuplés par des élèves dont cessité de l’entre-soi. C’est au contraire indiquer
les parents proviennent de catégories so- qu’il doit être objectivé et déconstruit, et que 109
cioprofessionnelles favorisées (« CSP+ »), la c’est un préalable indispensable à toute tentative 6. Anne Barrère, 1997, Les Lycéens au travail : tâches objectives,
dialectique de la question / réponse est une de transmission du savoir. Les sciences sociales épreuves subjectives. Paris, Presses Universitaires de France.
7. Fabien Truong, 2013, Des capuches et des hommes.
mise en scène ordonnée et réglée de ce « bon constituent ici de véritables armes réflexives Trajectoires de « jeunes de banlieue ». Paris, Bu-
apprentissage ». Les uns montrent qu’ils ont qu’une fuite en avant dans un tout didactique chet-Chastel (« Essais et Documents »).
L’Anthropologie pour tous Fabien Truong — Des racines et des ailes
?
110
Chantal Deltenre
souhait de communiquer au plus grand nombre dia, Frédéric de Goldschmidt, qui s’était inscrit
leur expérience et leur savoir-faire, mais aussi et en master d’ethnologie audiovisuelle à Paris 7, et
surtout des enseignants dont les témoignages moi-même qui, en même temps que travaillant
sont indispensables pour faire avancer l’ensei- pour la télévision, entamais un doctorat diri-
gnement des sciences sociales à tous les niveaux gé par l’ethnologue Gérard Althabe au Labora-
de l’éducation. toire d’ethnologie des mondes contemporains,
Après avoir présenté l’association « Ethnolo- à l’École des hautes études en sciences sociales 112
gues en herbe », les circonstances de sa création, (EHESS).
ses modalités d’intervention et ses différents Avant même que l’association ne soit créée,
partenariats, en particulier avec l’Éducation na- son action existait déjà sous la forme d’un site
tionale, je me permettrai d’évoquer deux initia- internet collaboratif, ouvert en 1999 avec l’appui
L’Anthropologie pour tous Chantal Deltenre — Enseigner l’ethnographie
guidés dans leurs enquêtes, et la mise en contact sorte de grammaire de base, permettant non pas
entre toutes les classes exigeait une veille assez de se retrouver dans une langue, mais bien de
chronophage. Mais c’était un vrai bonheur de comprendre les éléments de base de l’environ-
voir ces élèves de tous les continents s’emparer de nement culturel où l’on baigne ; ensuite, dans
ces éléments d’approche ethnographique. Tout les milieux désormais partout marqués par une
d’un coup, il n’y avait plus cet écart entre soi et forte diversité culturelle, il est indispensable,
l’autre, mais chacun se découvrait dans sa diver- si l’on veut se doter des outils nécessaires pour 113
sité et sa similitude : diversité des quotidiens et combattre les stéréotypes et les préjugés, de
similitude de cette même position d’observation, cultiver la position d’écoute, d’observation par-
de questionnement, d’écoute et de transcription ticipante et de questionnement patient qui est
d’un élément choisi de la vie de tous les jours. Le celle de l’ethnologue sur son terrain, non pas à
L’Anthropologie pour tous Chantal Deltenre — Enseigner l’ethnographie
l’autre bout du monde, mais ici et maintenant, m’ont marquée, de même que son accompa-
dans le quotidien des classes ou des quartiers ; gnement pendant mes propres terrains dans
enfin, comme son nom l’indique, l’ethnogra- la Roumanie de l’après-Ceausescu.
phie est une forme d’écriture et d’expression à
part entière du réel et, en ce sens, elle consti- Pour l’ethnologie du proche
tue une façon d’aborder de nombreuses compé- C’est l’ethnologie du proche qui me parais-
tences pédagogiques. sait la plus à même de sensibiliser les jeunes à
l’approche des sciences sociales, sans toutefois
Conviction intime exclure, loin s’en faut, la découverte des cultures
Ces trois certitudes procèdent peut-être lointaines. Mais il me semblait indispensable
d’une autre, cette fois plus intime : celle de de partir de l’exploration d’un environnement
l’enfant issue d’un milieu ouvrier, qui a dû commun où s’exprime une diversité de points 1. Michel de Certeau, L’ invention du quotidien, tome 1 : Arts de
apprivoiser, tout comme l’ethnologue sur son de vue plutôt que de partir de « l’ailleurs » dans faire (Paris, Gallimard, 1990). — L’ invention du quotidi-
terrain, le monde étranger des collèges privés sa singularité culturelle. Qu’est-ce que cet « ail- en, tome 2 : Habiter. cuisiner (Paris, Gallimard, 1994).
leurs », désormais, dans une société multicul- 2. Marc Augé a notamment publié : Non-Lieux. Introduction
et de l’université. En ce sens, l’enseignement à une anthropologie de la surmodernité (Paris, Le Seuil,
des sciences sociales, dès le plus jeune âge, turelle dont la classe est l’expression par excel- 1992). — Le Sens des autres. Actualité de l’anthropolo-
m’est très vite apparu comme une possibilité lence, avec chaque élève incarnant désormais gie (Paris, Fayard, 1998). — Pour une anthropologie des
mondes contemporains (Paris, Flammarion, 2010). — Un
unique d’aider les enfants venant de classes deux, trois, voire davantage encore de cultures ? ethnologue dans le métro (Paris, Fayard / Pluriel, 2013).
sociales différentes ou de pays différents, Bien sûr, le détour par l’ailleurs ne peut être que 3. Parmi les publications de Jean-Didier Urbain, on peut
bénéfique, mais pas sans avoir acquis un mini- mentionner : Sur la plage : Mœurs et Coutumes balnéaires,
à prendre leurs repères dans un contexte xix e- xx e siècles (Paris, Payot, 2002). — Ethnologue, mais
culturel auquel ils restent préparés de façon mum d’outils permettant de ne pas considérer pas trop (Paris, Payot, 2003). — L’Archipel des morts : Ci-
très inégale. L’étude de l’ethnologie — en- l’altérité dans sa seule différence. metières et mémoire en Occident (Paris, Payot, 2005).
4. Quelques ouvrages de Pascal Dibie : Ethnologie de la chambre
tamée en France (Université de Paris-7, puis à coucher (Paris, Grasset, 1987). — La Tribu sacrée. Ethnol-
Des ateliers in situ
ogie des prêtres (Paris, Grasset, 1993). — Le Village retrouvé :
EHESS) après des études de journalisme en Essai d’ethnologie de l’ intérieur (La Tour d’Aigues, Éditions de
Belgique — m’a permis de m’initier aux mo- Voilà ce qui fonde l’approche de l’associa- l’Aube, 2005). — Le Village métamorphosé : Révolution dans la
dalités d’une ethnologie du proche, décou- France profonde (Paris, Plon, 2006). — Ethnologie de la porte :
tion « Ethnologues en herbe » créée en 2000 Des passages et des seuils (Paris, Éditions Métailié, 2012).
verte dans l’œuvre de Michel de Certeau dont suite à un développement imprévu : la de- 5. Gérard Althabe (1932-2004) a notamment publié : Oppression et
L’Invention du quotidien 1 invite à explorer mande d’ateliers in situ formulée pas plusieurs libération dans l’ imaginaire. Les communautés villageoises de la
côte orientale de Magadascar (Paris, Maspero, 1969). — Les Fleurs
toutes les « tactiques » qui mettent en œuvre collèges en banlieue parisienne (Evry, Grigny, du Congo : une utopie du lumumbisme (Paris, Maspero, 1972). —
mille astuces et arts de faire au quotidien ; dé- etc.) et plusieurs écoles du sud de la France Regards sur la ville (Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1994). 114
— Urbanisation et enjeux quotidiens : Terrains ethnologiques
couverte poursuivie dans les écrits de Marc (Orange, Avignon, etc.), qui ont découvert le dans la France actuelle (Paris, L’Harmattan, 2000). — Villages
Augé 2, Jean-Didier Urbain 3, Pascal Dibie 4 site des ethnologues en herbe. Les formats et roumains : entre destruction communiste et violence libérale (Paris,
L’Harmattan, 2004). — Une biographie entre ailleurs et ici (Paris,
(qui m’a accueillie en licence) et Gérard Al- contenus d’ateliers sont alors définis pas à pas L’Harmattan, 2005). Il a codirigé Vers une ethnologie du présent
thabe 5 dont les terrains d’ethnologie urbaine avec les enseignants : répartis sur une dizaine (Paris, Édition de la Maison des sciences de l’Homme, 1995).
L’Anthropologie pour tous Chantal Deltenre — Enseigner l’ethnographie
de séances prises sur les heures de cours, ils partir de la relation d’expériences, publiée avec
comprennent d’abord la découverte de l’eth- l’enseignante Gisèle Provost 6. L’approche des
nologie en tant que science sociale, puis la ethnologues en herbe s’est également nourrie,
définition du terrain (selon les souhaits de chemin faisant, d’une littérature ethnogra-
l’enseignant, celui-ci porte sur l’ethnologie phique abondante, de Michel Leiris 7 à Georges
du quartier, des pratiques alimentaires, des Pérec 8 en passant par les récits de voyage de
fêtes, des métiers, etc.) ; enfin la sensibilisa- Nicolas Bouvier, les romans de Zola ou la poé-
tion à la méthode ethnographique et l’appren- sie descriptive de Sei Shônagon.
tissage de ses diverses techniques (tenue d’un Les ateliers se sont multipliés dans les classes
carnet de terrain, préparation et conduite de plusieurs Réseaux d’éducation prioritaire et
d’entretiens, photographie et enregistrements autres classes primaires à Paris (avec la Direction
sonores, techniques d’écriture descriptive, des affaires scolaires de la Mairie de Paris), dans
etc.) Viennent alors les séances d’enquête de très nombreuses classes d’accueil (primaires
elles-mêmes (hors de la classe, dans le cadre et collèges) d’élèves migrants, en lien direct avec
d’entretiens ou au fil des pas dans la ville ou les enseignants et formateurs des Centres acadé-
le village) entrecoupées par le dépouillement miques pour la scolarisation des enfants allophones
des résultats (photos à légender, entretiens nouvellement arrivés de Paris et Créteil, et enfin
à transcrire, anecdotes à raconter, espaces à dans des classes de lycées professionnels. C’est
décrire, etc.). La dernière étape est la valori- dans l’académie de Créteil, où l’association bé-
sation des résultats grâce à une publication néficie d’un agrément, que le travail s’est inten-
sur le site internet (publication d’ethnodocs, sifié ces dernières années, s’inscrivant à la fois
textes et images) ou la réalisation d’une expo- dans une collaboration avec les enseignants de
sition commentée dans l’établissement. différentes disciplines ainsi qu’avec les conseillers
principaux d’éducation dans les collèges et lycées,
Un succès grandissant
Animés par des ethnologues (pour la plu-
ce qui permet d’évaluer les acquis des ateliers en
termes d’apprentissages et de compétences.
part en fin de master ou en doctorat) et par des Les ateliers portent sur des thèmes divers :
photographes professionnels, ces ateliers ont l’espace urbain, les patrimoines culturels, les 6. Anne Monjaret & Gisèle Provost, 2003. Apprentis ethnolo-
gues, quand les élèves enquêtent, CRDP / SCREREN. Anne
très vite essaimé, particulièrement à Paris et en rites de passage, les notions et pratiques d’enga- Monjaret est ethnologue, chargée de recherche-CNRS
Île-de-France. La rencontre et la collaboration gement ou encore le genre (ateliers menés depuis au CERLIS (Centre de recherches sur les liens sociaux, 115
Université de Paris-V). Gisèle Provost est professeur de
avec l’ethnologue Anne Monjaret qui avait plusieurs années dans l’académie de Versailles) lettres, professeur-relais de la Délégation académique à
mené plusieurs expérimentations dans les col- ou les métiers et le monde du travail (pour les l’éducation artistique et à l’action culturelle de Créteil.
7. Michel Leiris, L’Afrique fantôme (Paris, Gallimard, 1988).
lèges de l’académie de Créteil, a permis de vali- classes d’élèves migrants dans les lycées profes- 8. Notamment Espèces d’espaces (Paris, Galilée, 2000) et Tentative
der et compléter notre approche, notamment à sionnels de l’académie de Paris). d’ épuisement d’un lieu parisien (Paris, Christian Bourgois, 2008).
L’Anthropologie pour tous Chantal Deltenre — Enseigner l’ethnographie
relle, où elles sont désormais indispensables, tels d’exprimer les acquis des ateliers de sciences so-
que la santé, la famille et, bien sûr, celui qui est ciales, qu’il faut porter le débat. Et pour en pas
notre priorité aujourd’hui, l’éducation. Dans ce risquer de buter sur des querelles intestines, une
contexte, les avancées existent — ce colloque voie à suivre serait peut-être d’enseigner « l’es-
en est la preuve ! — mais peut-être encore trop prit d’enquête », comme l’exprimait Bernard La-
dispersées. Le fait que la manifestation d’au- hire 10, à savoir cette position propre aux trois
jourd’hui soit organisée par un lycée (même si sciences ici présentes, et qui consiste à « s’effacer
le lieu en est le théâtre d’Aubervilliers) montre pour questionner, écouter et essayer de com-
sans doute la voie : c’est au sein de l’Éducation prendre l’autre ». À l’heure actuelle, en France,
nationale, avec des enseignants susceptibles cela n’a jamais été aussi nécessaire.
117
Nicolas Grimal
Postface
Ce qui est surprenant, ce n’est pas le succès constituée sous le signe d’un belgo-centrisme Nicolas Grimal, ancien directeur de l’Institut français d’archéo-
logie orientale au Caire et membre de l’Académie des Inscriptions
de ce colloque. C’est qu’on n’y ait pas pensé exacerbé, un nationalisme wallon (car il critiquait & Belles-Lettres, est actuellement titulaire de la chaire d’égyp-
plus tôt ! Il est tellement plus simple, en effet, aussi les Flamands, ne l’oublions pas) ? tologie du Collège de France. Il a notamment publié : Histoire
de l’Égypte ancienne (Paris, Fayard, 1998). — Leçon inaugurale,
d’écouter l’autre, de le regarder — en un mot, Nul besoin de pousser plus loin le paradoxe faite le mardi 10 mars 2000, Collège de France, Chaire de civilisa-
de prendre acte de son existence : de l’accepter pour montrer l’inanité d’un discours qui, à force tion pharaonique, archéologie, philologie, histoire (Paris, Fayard /
Collège de France, 2000). — Image et conception du monde dans
en tant que lui-même et non comme un pion de se vouloir égalitaire, se trompe nécessairement les écritures figuratives. Actes du colloque Collège de France - Aca-
qu’il faut à toute force faire jouer sur un échi- d’objectif. La notion même de « parité » ne fait démie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris, 24-25 janvier 2008
(Codirection avec Bernard Pottier, Paris, AIBL / Soleb, 2009).
quier inconnu, et dont il ne comprend ni les li- que souligner les différences, jusqu’à générer ces
mites, ni les règles. annonces — devenues aujourd’hui quasi obliga-
En 1931, Hergé faisait ânonner aux petits toires pour raison de non-discrimination — qui
Noirs, dont Tintin, hôte de marque, parce que émaillent les offres d’emploi des universités améri-
Blanc, visitait l’école : « Nos ancêtres les Gau- caines, pour prendre un exemple éloigné de nous 1.
lois ». Que n’a-t-on fustigé depuis le contenu À force de prétendre à une égalité univer-
« raciste » des premiers albums du dessinateur selle, on en vient à ne plus prendre en consi-
belge : jusqu’à censurer certains passages des ré- dération qu’un « plus petit dénominateur com-
Il n’est pas indifférent que ce soit le théâtre eux-mêmes. Car ceux-ci ne se sont pas contentés
de la Commune qui ait accueilli cette première d’être spectateurs, voire objets de l’analyse an-
réalisation d’un processus maturé pendant toute thropologique, dont les prémices ou la métho-
une année scolaire au Lycée Le Corbusier : fon- dologie leur ont été si brillamment et clairement
dé sur la mémoire d’une révolte, il est, comme le exposés. Ils sont devenus anthropologues à leur
rappelle Marie-José Malis, un lieu égalitaire, où tour, en présentant et jouant, pour le public au-
fonder des hypothèses : tant que pour les intervenants rassemblés, des
« Cette idée d’une autre manière de mythes tirés de leur culture — mythes qu’ils
vivre où chacun doit savoir qu’il peut avaient eux-mêmes recueillis auprès de leurs
espérer tirer son bonheur du bonheur proches, puis analysés et mis en forme.
de tous, c’est la seule universalité que je
reconnaisse. »
Ce jeu, souvent à plusieurs voix, s’intercalait
entre les interventions des orateurs. Il tenait à
Je ne reviendrai ni sur l’historique de la fois de la relation qu’un anthropologue eût
Thélème, ni sur le chemin entrepris depuis pu faire de ces mythèmes et de la réflexion que
plusieurs années entre élèves, professeurs et ceux-ci inspirent. De courtes saynètes étaient
intervenants divers, si bien rappelés par Ca- mises à chaque fois en scène par les acteurs eux-
therine Robert et Christian Baudelot. Je me mêmes, guidés par les artistes de la Commune,
contenterai de souligner l’intérêt que cette révélant ainsi doublement — par le texte et par
démarche a immédiatement suscité chez les le jeu — le travail d’interprétation fait en com-
chercheurs qui sont intervenus dans cette ren- mun.
contre. Tous ont salué la justesse de l’angle Cette contribution sous forme théâtrale n’ap-
d’attaque comme celle du propos : décloison- paraît donc pas ici. Doit-on le regretter ? Je ne le
ner le regard. Comme l’écrivent aussi bien pense pas. Ce premier colloque, en effet, se veut
Françoise Héritier que Philippe Descola ou fondateur d’une démarche à suivre. Il se devait,
121
Tr a c e s 2 0 1 5
Saint-Benoist-sur-Mer