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SÉMIOTIQUE ET SOCIOLOGIE
JeanMarie Klinkenberg
Université de Liège (Belgique)
Que la sémiotique et la sociologie soient de proches parents est inscrit
dans l’acte de naissance même de la première discipline. La phrase prêtée
à Saussure par les éditeurs de son Cours de linguistique générale est célè
bre : « On peut […] concevoir une science qui étudie la vie des signes au
sein de la vie sociale elle formerait une partie de la psychologie sociale, et
par conséquent de la psychologie générale nous la nommerons sémiolo
gie » (1969 : 33).
Mais cette parenté proclamée, et qui apparaît comme une évidence plus
éclatante encore quand des pensées sociologiques se fondent, comme chez
Friedrich Hayek, sur la notion de système, reste toutefois problématique.
Pour le sociologue Alain Éraly, une ligne de fracture partage nettement le
champ des sciences humaines en deux zones. En deçà de cette frontière do
mine une conception remontant à Platon, où la représentation précède la
communication elle valide « l’ancienne séparation de l’intériorité mentale
et de l’extériorité matérielle et sociale » (2000 : 6). Dans cette conception
représentationnelle du savoir et du sens, l’esprit (la langue) constitue un ré
servoir de représentations, et cellesci précèdent l’action et l’interaction.
Audelà de cette frontière, une palette de contributions très variées – on y
retrouverait à la fois Marx, Mead, Elias ou Goffman – mais qui toutes en
tendent chasser le fantôme d’un « langage pur » (selon la formule de Mer
leauPonty) imposant ses catégories aux usagers, et professent que la réalité
des langages réside dans les interactions verbales, le sens n’émergeant que
de ces dernières.
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1.Des deux côtés du mur…
Il est trop évident que les deux disciplines dont nous étudions le rapport
tendent à camper fermement des deux côtés de cette frontière : les principaux
courants de la sociologie s’inscrivent dans le second espace alors que les
sciences du langage telles qu’elles se sont développées au moment du lin
guistic turn – et au premier rang d’entre elles la sémiotique – reposent da
vantage sur la première conception. Dans maints courants de ces sciences,
sensible et intelligible sont nettement séparés (c’est spectaculairement le
cas dans la conception modulaire de Fodor (1983), et cette séparation a pu
être revendiquée comme un fondement théorique incontournable. Par exem
ple, parlant depuis la rive sémiotique, François Rastier proclame l’étanchéité
de trois mondes : celui de la physique, étudié par les sciences de la vie et de
la nature, celui des représentations, étudié par les sciences sociales, et le
monde sémiotique (1991 : 239). Sur la berge sociologique, l’interaction
nisme symbolique entend, lui, se distinguer des « structurofonctionna
lismes » : considérant en effet
[…] qu’aucune situation ne peut se déduire mécaniquement d’un système
mais résulte de la construction de sens que réalisent les participants au tra
vers de leurs interactions, il met en avant l’observation de terrain et la col
lecte de données qualitatives. Au lieu de chercher derrière les phénomènes
les structures censées les fonder (structurofonctionnalisme), il privilégie la
description et l’analyse des processus par lesquels ils se réalisent. (Berthelot,
1999 : 291)
Il est intéressant de noter ici que si la sémiotique est née dans le berceau de
la linguistique moderne, elle n’a pas été affectée par toutes les évolutions
que cette dernière a connues dans les cinquante dernières années.
Pour le comprendre, rappelonsnous que la scène linguistique était na
guère dominée par la grammaire générativetransformationnelle, où la
langue était conçue comme obéissant à un ensemble de mécanismes sous
jacents généraux descriptibles sous la forme d’algorithmes. Ce modèle fonc
tionne sur la base d’une conception très particulière du sujet producteur : la
théorie linguistique aurait affaire « à un locuteurauditeur idéal, inséré dans
une communauté linguistique complètement homogène, connaissant sa
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langue parfaitement » et qui « n’est pas affecté par des conditions gramma
ticalement non pertinentes » (Chomsky, 1971 : 12). Il y a ici non pas une
pure et simple élimination du locuteur, mais une neutralisation de sa varia
tion, au nom de la pureté et de l’efficace du modèle. Or ce sont, entre autres
choses, les apories auxquelles condamnait cette neutralisation qui ont amené
la linguistique à briser avec son purisme, structuraliste autant que générati
viste.
On peut dire, en simplifiant d’une manière imagée, que ce qui allait de
venir les sciences du langage a été poussé à élargir son champ de juridiction
dans les trois dimensions. En longueur, la linguistique a cessé de s’arrêter à
la phrase, et a élaboré cette thèse sémiotique forte voulant que les mêmes
structures agissent à tous les niveaux d’élaboration du langage, de la mor
phologie aux énoncés les plus étendus et les plus complexes. En hauteur,
elle devait briser avec un autre postulat : celui de la linéarité du langage.
L’étude des phénomènes sémantiques fait aujourd’hui voir que le sens est
mu par une dynamique superpositionnelle, dont rendent compte par exemple
le concept de polyphonie ou celui de figure, repris à nouveaux frais par la
rhétorique contemporaine. En profondeur enfin, ce fut l’élargissement en
direction de ce qui n’est pas la langue : le monde. Ce monde où sont les par
tenaires langagiers et les choses. D’un côté la prise en considération des in
teractions entre partenaires a débouché sur les développements de la
pragmatique autant que de la sociolinguistique et de l’ethnolinguistique. De
l’autre, prendre au sérieux l’idée que le langage fabrique le monde et agit
sur lui rend désormais impertinent de séparer la sémantique de l’encyclo
pédie, c’estàdire de la représentation du monde qui la détermine.
La sémiotique, qui s’était dans les Golden Sixties imposée comme la
branche la plus radicale de la linguistique, a entendu conserver sa radicalité
et n’a suivi que certains de ces mouvements. Elle n’a en tout cas guère été
affectée par la dernière des trois évolutions citées (même si elle a parfois,
comme on va le voir, tenté de la réinventer pour son compte). Expliquer
cette singularité historicosociologique sera assurément une des tâches qui
incombera à une histoire de la sémiotique encore à écrire.
Revenons à ce que récuse ainsi un courant dominant de la sémiotique.
Ce n’est pas seulement l’articulation aux sciences sociales et, audelà
d’elles, au social : c’est la référence ellemême et, encore audelà, toute pen
sée réaliste. Elle n’est d’ailleurs pas la seule discipline à tenir cette posture.
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Renonçant à toute prétention de saisir le monde, fûtce sous forme de simple
possibilité mentale, des penseurs tels que Mach, Bitbol et surtout Poincaré
ont ramené l’ambition des sciences, et de la pensée en général, à des pro
portions plus modestes. Nos catégorisations, selon le dernier cité, ne sont
pas vraies mais sont simplement des conventions commodes elles permet
tent d’économiser le travail conceptuel, rejoignant ainsi le principe d’Oc
cam, sans revêtir la moindre valeur de lois ou de caractéristiques inhérentes
à l’univers. L’information est donc intégralement issue du sujet connaissant,
qui dans ce cas l’impose à un réel hors d’atteinte. Car les mécanismes étu
diés produisent fatalement une distorsion du monde et nous en interdisent
à tout jamais une saisie exacte.
La place occupée par le réalisme dans certaines disciplines est dévolue,
dans le courant sémiotique dominant en Europe, au textualisme. La sémio
tique de tradition greimassienne « exclut du fait sémiotique luimême, de
son mécanisme le plus intime, l’instance productrice du sens. […] Tout au
plus reconnaîton que cette instance a sa place sous forme de marques dans
l’énoncé » (Bordron, 2007 : 83). Le textualisme, posture consistant à aborder
la question du sens à travers ses manifestations textuelles, conduit ainsi à
assumer les pratiques sociales en les rabattant à l’intérieur d’une petite por
tion du champ de recherche sémiotique, la portion la mieux cadastrée
jusqu’à présent : celle des discours. Cette position ne fait que rejoindre celle,
bien connue, de Cassirer, pour qui la « représentation “objective” […] n’est
pas le point de départ du processus de formation du langage, mais le but au
quel ce processus conduit elle n’est pas son terminus a quo, mais son ter
minus ad quem » (1933 : 23).
2. Des oppositions de perspective plutôt que des oppositions discipli
naires
2.1. Des conceptions sociologiques implicites
Quoique récusant la pertinence de la sociologie pour aborder ce qu’elle
définit comme son aire de questionnement, la pensée sémiotique ainsi com
prise repose pourtant bien sur des conceptions sociologiques implicites.
Si les théories du sens sont nombreuses, elles partent en effet presque
toutes de l’axiome de la conventionalité : celuici présuppose un accord
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préalable à toute communication, et l’existence d’un code extérieur aux
consciences individuelles et qui s’imposerait impérativement aux parte
naires de l’échange. On comprend aisément que c’est cette conception qui
a valu à la linguistique le concept de langue tel qu’élaboré par Saussure, et
qui a tant inspiré la sémiotique européenne. Dans un article célèbre, Doros
zewki (1933) a montré l’étroite parenté entre les conceptions sociologiques
sousjacentes du saussurisme et la pensée de Durkheim, pour qui les faits
sociaux sont des objets consistant « en des manières d’agir, de penser et de
sentir, extérieures à l’individu et qui sont douées d’un pouvoir de coercition
en vertu duquel ils s’imposent à lui » (2013 : 5)1. Le concept de langue cor
respond de toute évidence à un « fait social » ainsi défini et « dans cette
perspective spiritualiste, chacun, sous peine de tomber dans l’anomie, se
doit de participer aux mêmes normes intellectuelles, contraignantes et im
posées de l’extérieur, qui constituent la vie collective » (Bachmann, Linde
feld et Simonin, 1981 : 1819). C’est une pensée parente qui habitait la
linguistique chomskyenne, lorsqu’elle acceptait implicitement le postulat
unanimiste de grands idéaux culturels communs à toutes les couches so
ciales, fréquemment allégué par les sociologues américains, parmi lesquels
Robert Merton.
Les théories du sens fondées sur le postulat de la conventionalité sont, même
si elles se défendent de cette restriction, des théories de la communication.
Mais ces théories refoulent dans l’implicite les conceptions psychologiques,
sociologiques et cognitives qui les soustendent. En particulier, en situant
la constitution du système dans un « corps social » nommé sans autre dé
termination, elle n’explique pas comment la convention s’est élaborée. Ce
problème est implicitement abandonné à l’anthropologie et à la sociologie2.
Les théories conventionnalistes suggèrent ensuite que les partenaires occu
pent une place fixe dans la relation qu’ils entretiennent, et ne se soucient
pas de savoir de quels affrontements le consensus peut être le produit (ques
tion capitale pour la sociologie critique de Bourdieu). Cette idée simplifi
catrice a suggéré à certains linguistes l’image naïvement techniciste du
« circuit de la communication », où chacun occupe une position que l’autre
peut ensuite venir occuper (l’émetteur devenant récepteur et ainsi de suite) :
un schéma linéaire qui occulte évidemment les aspects interactifs et négo
ciés du processus.
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On ne peut donc parler d’une évacuation du social par la sémiotique saus
surienne : il faut plutôt affirmer qu’elle donne à l’interaction sociale une
place paradoxale. Ce que, bien après Dorozewski, le père de la sociolin
guistique devait malicieusement souligner :
Saussure affirme que la langue représente un fait social, une connaissance
impartie à pratiquement tous les membres de la communauté linguistique.
Par suite, il suffit pour l’explorer d’interroger le premier locuteur venu, voire
soimême. Au contraire, la parole est ce qui révèle les différences indivi
duelles entre locuteurs, qu’on ne peut étudier que sur le terrain, par une sorte
d’enquête sociologique. Ainsi, l’aspect social du langage se laisse étudier
dans l’intimité d’un bureau, tandis que son aspect individuel exige une re
cherche au cœur de la communauté. (Labov, 1976 : 361)
Concluons provisoirement : on ne peut placer résolument la sémiotique du
côté de l’homo clausus – l’expression est de Norbert Elias – pour l’opposer
à la sociologie : elle est au minimum habitée par une pensée sociologique
implicite, qui demande donc à être explicitée et / ou à être complétée.
2.2. Des sémiotiques interactionnistes
J’écris « au minimum », car d’une part la sémiotique d’obédience saus
surienne connaît aujourd’hui des évolutions significatives qui la rapprochent
de la sociologie, d’autre part certains courants sémiotiques ont d’emblée ré
cusé, avec plus ou moins de netteté, la perspective représentationnelle.
Du côté des évolutions, on voit par exemple un Jacques Fontanille ré
clamer que la sémiotique se donne les moyens « de participer à la création
des objets esthétiques ou à la régulation des conduites » (1998 : 105). Et de
proposer une « sémiotique des pratiques » (2010), encore fortement em
preinte de textualisme (voir Groupe , 2015 : 404406), bien que les travaux
les plus récents du chercheur s’inspirent davantage des travaux de l’ergo
nome Jacques Theureau (1992, 2004) sur le « cours d’action » et qu’on le
voie s’employer à donner en termes sémiotiques une définition rigoureuse
de concepts centraux chez Bourdieu, comme le sens pratique et l’habitus3.
Et les travaux les plus récents sur l’énonciation acceptent de ne plus traquer
celleci à travers les seules marques formelles, mais tendent à la considérer
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comme une praxis (Beyaert, Dondero, Moutat, 2016). Par ailleurs, disions
nous, des courants sémiotiques assument plus ou moins nettement la pers
pective interactionniste4.
Ainsi, même si elle n’y est pas nommée comme telle et si son statut y
prête à discussion, la pensée peircienne confère à l’interaction sociale un
rôle décisif, notamment quand elle mobilise le concept d’interprétant. On
sait que l’interprétant est fréquemment défini comme l’habitude que le
concept est destiné à produire, et que ladite habitude est le fait « d’agir d’une
façon donnée, chaque fois [que l’on] désire un genre donné de résultat »
(Peirce, 1978 : 136). Mais les lectures que l’on a faites de cette notion di
vergent : pour Marty (1999 : § 60), l’habitude est clairement une démarche
interprétative et non une classe d’actions matérielles. Umberto Eco, lui, tire
davantage Peirce du côté des pratiques et de la sociologie en le résumant de
cette manière : « Les interprétants logiques finaux sont les habitudes, les
dispositions à l’action, et donc à l’intervention sur les choses, vers quoi tend
toute la sémiose » et de poursuivre : « L’interprétant d’un signe peut être
une action ou un comportement » (1988 : 204 discussion de ce point dans
Groupe , 2015 : 400407). Cette disposition à l’action est au cœur de la
pensée de Bourdieu mais, plus encore, de celle de Bernard Lahire, qui dé
fend l’idée d’un habitus de classe retraduit en dispositions multiples chez
un individu donné en fonction des expériences et milieux de vie qu’il a tra
versés (2001).
En développant le concept d’encyclopédie, le même Eco (1975) a intro
duit dans la discipline une dimension à la fois sociologique et historique,
en montrant que ce concept peut rendre compte non seulement du statut so
cial des textes, mais des pratiques en général il tend ainsi à faire de la sé
miotique une théorie générale de la culture, cousinant avec l’anthropologie.
Et on sait que pour Youri Lotman (1999), l’espace du sens n’est pas homo
gène, mais est distribué en autant de sémiosphères particulières qu’il y a de
groupes sociaux.
Quant aux développements récents de la sémiotique cognitive, loin de
confirmer un dualisme ne reconnaissant « que deux ordres de réalités : le
physique et le symbolique (ou représentationnel), sans pouvoir penser leur
articulation » (Rastier, 1991 : 238), ils appellent nécessairement des pro
longements sociologiques en ce qu’ils visent précisément à rendre compte
de cette articulation. Si on peut démontrer que la vie, phénomène dans lequel
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s’enracine la sémiogenèse, ne peut apparaître que localement, par poches
isolées, ces poches sont au même moment couplées énergétiquement, donc
ouvertes. Et ces couplages énergétiques, qui sont à l’origine de la constitu
tion du sujet, produisent la nécessaire socialisation du sens. C’est la conjonc
tion de l’isolement et de l’obligation de réagir à l’environnement – celuici
comportant des êtres semblables – qui crée une obligation de socialité5. Tout
système sémiotique portera donc nécessairement cette double postulation :
il est individuel et collectif à la fois. Prieto note :
Du fait que le sujet est toujours un sujet social, toute connaissance de la réa
lité matérielle comporte, au niveau même de la construction de l’identité
qu’elle reconnaît à son objet, une composante, la pertinence, qui, n’étant pas
« donnée » par l’objet, mais bien au contraire apportée par le sujet, est de ce
fait sociale, elle aussi. (1975 : 148149)
2.3. Des sociologies textualistes
Si la sémiotique peut parfaitement se donner la ligne directrice interac
tionniste qu’on vient de décrire, la sociologie est quant à elle également tra
versée par la fracture dont nous sommes partis. Selon Eraly :
Nombre de sociologues – pour ne pas parler des économistes – persistent à
décrire le comportement des acteurs de l’exercice d’une rationalité comprise
comme une mystérieuse propriété mentale étrangère aux constructions de
la réalité qui s’opèrent au travers de la communication et de l’argumentation.
Ou continuent d’étudier les représentations sociales comme la simple ex
pression verbale de représentations mentales préalables aux interviews ou
aux questionnaires. (2000 : 89)
C’est contre une telle perspective que réagit un Éric Landowski dans La So
ciété réfléchie (1989) : insistant sur la fonction constructiviste des langages,
il démontre que ceuxci n’expriment pas le social, mais le constituent, en
construisant les sujets et les liens de pouvoir entre eux. C’était déjà la posi
tion de Gabriel Tarde, pour qui la conversation,
[…] bavardage superflu, simple perte de temps aux yeux des économistes
utilitaires, est, en réalité, l’agent économique le plus indispensable, puisque,
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1. Sciences humaines et sociales générales 77
sans lui, il n’y aurait pas d’opinion, et, sans opinion, point de valeur, notion
fondamentale de l’économie politique, et, à vrai dire, de bien d’autres
sciences sociales. (1989 : 116)
Une telle sociologie est, elle aussi, vouée à recourir au textualisme. La chose
est éclatante dans la « sociologie de l’acteurréseau » de Bruno Latour
(2006). Elle est bien antiréaliste en ce qu’elle récuse l’idée qu’il y aurait
une substance du social6, mais professe que ce que nous appelons de la sorte
est le produit d’une série de mouvements, d’opérations et de transforma
tions. Une telle sociologie est donc par définition constructiviste. Or il est
trop évident que les langages, dans leur manifestation textuelle, doivent
jouer un rôle important dans cette construction. Ce que confirme la socio
logie de la connaissance élaborée par Latour, fondée sur le même antiréa
lisme7. Dans cette théorie, notre maîtrise épistémique du monde se ramène
à celle de l’espace graphique des inscriptions : la feuille de papier ou le ta
bleau noir sur lequel nous gribouillons un schéma ou une formule. Comme
on le voit, cette position d’origine pragmatique rejoint celle de la sémiotique
idéaliste. À propos du discours scientifique, Latour et Fabbri écrivent d’ail
leurs explicitement : « Ce n’est pas la nature (référent ultime) que l’on trouve
en aval ou en amont du texte, mais d’autres textes encore qui le citent ou
qu’ils citent [sic] » (1977 : 89), tandis que Landowski conclut : « Le “réel”
qu’elle [la sociosémiotique] s’assigne pour objet […] n’est pour elle qu’une
autre forme du textuel » (1989 : 278).
D’où notre seconde conclusion : la véritable ligne de fracture n’est pas
entre des disciplines – la sémiotique et la sociologie –, mais bien entre des
courants au sein de ces disciplines : des courants interactionnistes d’une part,
des courants autonomistes de l’autre. Du coup, s’il doit y avoir des contacts
entre ces disciplines – nous nous exprimons de la sorte car ces contacts sont
encore très rares : les sociologues sont peu nombreux à lire les sémioticiens,
et il est encore plus exceptionnel que les seconds lisent les premiers –, ces
contacts sont de nature à engendrer des produits qui se situent tantôt du côté
autonomiste tantôt du côté interactionniste. Si nous convenons de baptiser
ces produits du nom de sociosémiotique, il y aura donc non pas une mais
deux sociosémiotiques : une sociosémiotique textualiste, bien illustrée par
le travail fondateur d’Éric Landowski, et une sociosémiotique des interac
tions sociales non discursives, nécessairement plus proche de la « sociologie
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du social ». Cette dernière sociosémiotique, que nous avons tenté de cadas
trer au chapitre VII de notre Précis de sémiotique générale (2000), pourrait
constituer un accomplissement non autonomiste du projet saussurien, en
faisant de la conventionalité autre chose qu’un simple postulat.
La première perspective étant plus familière aux sémioticiens, c’est à
quelques aspects de la seconde que nous nous attacherons dans les pages
de perspectives et de prospective qui suivent.
3. Un point de départ : la variation
Une telle « sociosémiotique du social » doit nécessairement partir,
comme la sociolinguistique l’a fait avant elle, d’un phénomène commun af
fectant de manière massive et spectaculaire les objets dont s’occupe sémio
tique : la variation.
3.1. Un phénomène refoulé
On sait que la diversité à l’intérieur d’un système donné peut être telle
qu’elle gêne – voire interdit – les interactions sociales fondées sur ce sys
tème. Les énoncés connaissent de spectaculaires modulations, dans leur
structure, dans leurs styles et dans leurs moyens techniques, et cela tout au
long des axes temporel, géographique et social. Et la diversité est aussi du
côté des modalités d’énonciation, d’appropriation et de réception de tous
ces objets.
Or ces objets – textes, images, pratiques – n’existent sous la loupe sé
miotique que sous la forme de modèles et c’est précisément la variation
que la modélisation a pour fonction de neutraliser : la profusion des accents
langagiers, l’abondance des palettes stylistiques, le foisonnement des modes
d’interaction sociale n’empêchent pas le chercheur de les ériger en autant
d’objets unitaires et stables. Les systèmes semblent donc bien ne pouvoir
être euxmêmes que s’ils sont arrachés, ne fûtce que dans l’instant de leur
description, à la variation. Sinon, ils seraient voués au déséquilibre, et les
groupes qui vivent les valeurs à l’anomie.
Pourtant, refouler la variation, c’est prendre la description pour l’objet dé
crit. Si la première se donne légitimement la cohérence pour objectif, elle
ne peut pour autant attribuer cet idéal au second et l’hétérogénéité est bien,
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pour Lotman, le trait définitoire même des cultures. C’est d’ailleurs un des
problèmes qui se sont posés à la sémiotique des textes, et qu’elle n’a pas
vraiment résolu. Pour Lotman, face à une langue comportant potentiellement
toutes ses réalisations, il importe de préserver
[…] l’histoire du texte, de son projet de réalisation aux interprétations at
testées. Bref, Lotman cherche une conciliation entre la reconnaissance sé
miologique d’une structure d’organisation du texte, toujours objectivable,
et la vision culturaliste de Boris Tomasevskij, où l’œuvre d’art est saisie
comme un évènement changeant, dynamique. (Basso Fossali, 2015 : 448)8
Tout à la quête de modèles opératoires puissants, et comme une certaine lin
guistique avant elle, la sémiotique a fréquemment négligé d’aborder l’aspect
variationnel de ses objets.
En fait, il y a là bien plus qu’une négligence : c’est d’une mise à l’écart ré
solue et consciente qu’il s’agit. Résolue, puisque c’était là le prix à payer
pour mettre au point des modèles descriptifs rigoureux. De cette mise à
l’écart, qui ne saurait qu’avoir été provisoire, a découlé une relative pau
vreté, déjà étudiée, de sa pensée sociologique. Cette carence est un paradoxe
dans la double mesure où notre discipline prend pour objets principaux des
phénomènes culturels qui sont de toute évidence davantage touchés par la
variation que les phénomènes naturels.
Les explications de ce paradoxe sont multiples. On peut par exemple
pointer la volonté qu’avait la linguistique en développement, et la sémio
tique née dans sa foulée, d’éliminer toute trace de mentalisme. Ou encore
le souci qu’avaient ces deux disciplines de ne se pencher que sur des mani
festations méthodologiquement contrôlables (les phénomènes de nature dis
crète se pliant apparemment mieux à cette exigence que les phénomènes
mobilisant le continu). Mais la raison principale est peutêtre que la sémio
tique s’est développée davantage comme une science de la description que
comme une science visant l’explication, échappant ainsi en partie à une dia
lectique des causes et des effets qui l’aurait fait sortir du champ qu’elle s’est
donné. En effet,
[…] le « changement pur », en tant que facteur de renouvellement, témoigne
du fait que les langages ne peuvent pas saturer l’espace de vie d’une culture.
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On reconnaît alors l’existence d’un environnement qui est audelà de tous
les espaces d’implémentation des objets culturels. (Basso Fossali, 2015 :
454)
3.2. La valeur : postulat ou construction ?
On sait que le concept de valeur est central en sémiotique (voir Biglari
(dir.), 2015). Or on peut montrer qu’il s’articule obligatoirement à celui de
variation (Klinkenberg, 2015). Il faut pour cela pointer l’endroit où la valeur
s’articule à la variation.
On sait qu’une certaine lecture du rôle de la valeur dans le système abou
tit à lui donner le statut d’une inconnue : dans cette hypothèse, la valeur (ou
plutôt la valeur de la valeur) est indifférente. Et ceci est bien conforme à
une certaine doxa saussurienne, selon laquelle la valeur n’a d’autre défini
tion que négative.
Mais il faut faire ici intervenir deux faits qui rendent l’un et l’autre
compte du dynamisme dans le mouvement de fixation de la valeur
d’échange.
Le premier est que cette fixation est un processus ni innocent ni naturel.
Elle n’est pas due à quelque deus ex semiotica, mais bien au point de vue
que des instances particulières ont pris sur l’échange : c’est la manœuvre de
fixation de l’échelle que suppose toute valeur. Le second fait à invoquer est
que si tout échange suppose une mesure, le choix de l’unité et de l’instru
ment de la mesure n’est pas non plus attribuable à un quelconque deus (ex
mathematica cette fois). Ce sont les mêmes instances qui en décident, dans
une séquence où il pourrait bien y avoir quelque chose de la négociation.
Car tant la fixation de la valeur que l’élection de l’unité et de l’instrument
sont inséparables d’une interaction sociale. Ce qui nous ramène aux consé
quences de la pensée sociologique de Saussure : celleci, on l’a vu, élimine
toute tension entre les partenaires de l’échange, et ne leur laisse par consé
quent aucune perspective de négociation, ni des valeurs ni des instruments.
Or c’est dans ces tensions que les valeurs s’instituent, en convergeant ou en
se combattant.
Les courants les plus novateurs de la sémiotique actuelle s’accordent,
implicitement ou explicitement, sur l’obligation dans laquelle on se trouve
d’introduire ces instances au cœur du système, au nom du double constat
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qui vient d’être fait. Ce qui exige de prendre en compte la variation. Car si
la fixation de la valeur est un récit, plusieurs actants y interviennent. Et ces
instances sont par définition plurielles. Ce n’est donc pas « la » valeur
qu’institue le récit mais « une » valeur. Et ce n’était donc pas de vide qu’il
fallait parler, ni même d’indifférence, mais d’indéfinition.
À partir de là, deux pistes s’ouvrent : soit on tentera de saisir, pour un
système donné, le moment exact où s’établit la valeur d’échange, et celui
du choix des mesures : le moment de la génération de la valeur, ou sémio
genèse (voir Groupe , 2015) soit on décrira, dans les textes apparemment
mis en œuvre grâce à ce système, les mécanismes rhétoriques par lesquels
s’expriment les convergences et les tensions qui animent la négociation des
instances.
3.3. Plan d’une sociosémiotique variationniste
C’est sur ces bases que l’on peut élaborer une sociosémiotique que l’on
nommera dès lors à bon droit variationniste.
Elle part en effet du constat que les systèmes varient selon trois grands
axes qui sont l’espace, la société, et le temps, trois axes fournissant chacun
des critères de description des variétés sémiotiques9.
On observe en outre que tout système est le jouet de deux forces anta
gonistes, ou, plutôt, de deux ensembles de forces antagonistes : des forces
centrifuges, ou de diversification, et des forces centripètes, ou de stabilisa
tion. Selon les circonstances, les unes prévalent sur les autres (ainsi, les
forces d’unification tendent à dominer lorsque les communications sont in
tenses, les forces de diversification lorsqu’elles se relâchent). Or c’est sur
chacun des trois axes envisagés que s’observent des mouvements aussi bien
centripètes que centrifuges. Par exemple, sur l’axe spatial, les forces cen
trifuges aboutissent à des variétés que l’on pourra nommer sémiotiques dia
lectales, les forces centripètes aboutissant à des variétés qui sont les
sémiotiques standards.
Tenir compte de ce double dynamisme permet de surmonter l’opposition
entre les « sociologies du social », où « l’ordre constitue la règle, tandis que
le déclin, le changement ou la création sont l’exception » et « la sociologie
des associations », pour laquelle « l’innovation est la règle, et ce qu’il s’agit
d’expliquer – les exceptions qui donnent à penser –, ce sont les diverses
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82 Sémiotique en interface
formes de stabilité à long terme et à grande échelle » (Latour, cité par Hei
nich, 2007 : 17).
Il n’est évidemment pas question ici de développer cette sémiotique va
riationniste, dont on trouvera le plan dans Klinkenberg (2000). Nous nous
contenterons de développer une notion appelée à prendre du service dans
ce cadre. Un service important parce qu’elle est à la fois articulée étroite
ment aux questions de la convention et de la valeur et au cœur de la dé
marche sociologique : celle de norme.
4. La norme
4.1. La norme entre système et énoncé
4.1.1. Normes objectives et normes évaluatives
Le terme de « norme » renvoie aux problématiques les plus brûlantes
des sciences du langage. C’est en effet qu’en lui « se retrouvent les refus ou
les repentirs et les hésitations des linguistes dans la délicate entreprise de
définition de la “langue” » (Helgorsky, 1982 : 1). Pour déblayer le terrain,
partons de la distinction classique entre normes objectives et normes éva
luatives.
Les premières, qui peuvent aussi être dites normes statistiques, sont les
constantes observées dans un phénomène autrement dit, les règles déduites
a posteriori de ladite observation. Soulignons le pluriel ici utilisé :
« normes » avec la notion de norme objective, on ne vise en effet pas des
moyennes non accompagnées d’indices de dispersion, mais bien la corréla
tion entre certaines fréquences et des variables telles qu’une constante thé
matique, ou un groupe d’usagers défini. De sorte qu’il n’y a pas une, mais
des normes objectives.
La norme évaluative peut aussi être dite subjective, ou prescriptive. C’est
celle qui répond à la question de savoir si un énoncé donné peut être consi
déré comme légitime par une collectivité quelconque. À cette opposition
d’objets correspondent des orientations disciplinaires distinctes. L’étude des
normes objectives relève donc en principe d’une sémiotique descriptive (de
préférence aidée d’outils statistiques) et semble engager une perspective
étique, puisqu’elle envisage son objet comme autonome. Notons toutefois
que l’usage du pluriel pointe le caractère sociologiquement réparti de ces
Sémiotique_Mise en page 1 27/06/17 11:24 Page83
1. Sciences humaines et sociales générales 83
normes de sorte que leur étude ressortit aussi à une sociosémiotique des
pratiques. L’étude des normes évaluatives, faisant intervenir le jugement de
la collectivité, relève quant à elle d’une sociosémiotique des attitudes et des
représentations autant que des pratiques, et engage une perspective émique.
4.1.2. Un troisième larron inévitable
En principe, la distinction entre normes objectives et évaluatives est
claire, aussi claire que l’opposition entre Racine et Corneille dans la doxa
scolaire : la norme objective peint la pratique sémiotique telle qu’elle est,
l’évaluative peint la pratique telle qu’elle devrait être. En fait, cette opposi
tion n’est claire ni en fait ni en droit.
Dans l’histoire de la linguistique, la norme objective est un concept qui
naît pour jouer le rôle d’intermédiaire entre le système, stabilisé, et ses ac
tualisations foisonnantes. La nécessité de ce troisième terme est d’abord
soulignée par la glossématique. On se rappellera que Hjelmslev distingue
[…] une forme pure, le schéma, défini indépendamment de sa réalisation
sociale et de sa manifestation matérielle b) une forme matérielle, la norme,
définie par une réalisation sociale donnée mais indépendamment encore du
détail de la manifestation c) un ensemble d’habitudes adoptées par une so
ciété donnée, et définies par les manifestations observées, l’usage. (Hel
gorsky, 1982 : 2)
Mais c’est Eugenio Coseriu qui a le mieux théorisé la norme objective, en
fondant sa conception tripartite sur une critique approfondie de la dichoto
mie saussurienne. Voilà comment Helgorsky décrit sa position :
Dans les définitions de langue et de parole, il reconnaît trois plans que Saus
sure ne sépare pas nettement :
– physiologique / psychique
– individuel / social
– concret / abstrait,
et montre que la première partie de ces oppositions est régulièrement rap
portée à la parole alors que la seconde l’est à la langue. Du point de vue qui
nous intéresse, les définitions de Saussure impliquent l’assimilation de
‘concret’ à ‘individuel’ d’une part, de ‘social’ à ‘systématique’ d’autre part.
Or, si l’on considère les réalisations linguistiques, on voit qu’une partie des
caractères collectifs qu’on peut y discerner ne sont pas identifiables avec le
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84 Sémiotique en interface
système. Ce sont cependant des éléments ni uniques, ni accidentels, ni
contingents mais répétitifs et qui font partie des habitudes d’une collectivité
linguistique donnée. À ces éléments ‘normaux’ mais non fonctionnels, c’est
àdire n’appartenant pas au système, Coseriu donne le nom de norme. Il dis
tingue ainsi selon le degré d’abstraction auquel s’arrête l’analyse trois plans
d’observation : celui des caractéristiques variées et variables des objets, celui
des caractéristiques normales, communes et plus ou moins constantes, in
dépendantes de leur fonction, celui des caractéristiques fonctionnelles. La
norme représente donc, dans cette perspective théorique, un premier degré
d’abstraction entre la réalité foisonnante de la parole (habla) et la rigueur
fonctionnelle de la langue (sistema). (1982 : 34)
D’autres structuralistes encore s’accordent sur la pertinence qu’il y a à com
bler le vide qui subsisterait dans la description des faits sémiotiques si l’on
s’en tenait à une dichotomie, et donc à distinguer trois instances hiérarchi
sées. Comment est obtenu cet intermédiaire ? Par deux types de procédures
qu’il importe de ne pas confondre : l’abstraction et la généralisation. Pour
Hjelmslev, le schéma a
[…] l’avantage sur la norme de ne pas présupposer l’usage, mais au contraire
d’être présupposé par lui. L’analyse linguistique de la langue en tant que
schéma a donc une valeur explicative que ne peut avoir une description de
la langue en tant que norme. En outre, la norme détermine l’usage il y aura
donc autant de normes linguistiques que de substances dans lesquelles elles
se réalisent. Tandis que le schéma, n’instituant que des valeurs différen
tielles, est indépendant de toute considération de substance. L’usage vien
draitil à se modifier du tout au tout (soit à l’intérieur d’une même substance,
dans la diachronie, soit dans le passage d’une substance à une autre), que le
schéma resterait identique, ‘pourvu que la distinction et les identités préco
nisées par [lui] soient sauvegardées’. (Badir, 2000 : 66, commentant les Es
sais linguistiques)
Le produit de l’abstraction est donc indépendant du produit de l’observation
des variations contextualisées, qui peut déboucher sur une généralisation,
c’estàdire sur une norme objective.
Bien sûr, dans les faits, ces deux procédures convergent fréquemment.
Et d’un côté comme de l’autre, on compte avec une acceptabilité sociale.
La différence est le statut de cette acceptabilité : simple postulat dans l’ana
Sémiotique_Mise en page 1 27/06/17 11:24 Page85
1. Sciences humaines et sociales générales 85
lyse immanente de Hjelmslev, elle est au cœur d’une analyse sociologique
des normes évaluatives.
Ceci impose de traiter la question des normes en termes résolument so
ciologiques. Ce qui n’est pas trop malaisé : si le concept n’a pas encore droit
de cité en sémiotique (il a mis du temps pour se frayer un champ au sein de
la linguistique), il est central en sociologie où, en une première approxima
tion, la norme se définit comme « une règle ou un critère régissant notre
conduite en société » (Chazel, 1998 : 581).
Je vais tenter d’adapter cette définition en la déployant sous la forme de
sept propositions, qui pointeront autant de lieux où le sémiotique s’articule
au sociologique.
4.2. Sept propositions sociosémiotiques sur les normes
4.2.1. Les normes sont partagées
J’ai souligné plus haut qu’un postulat unanimiste soustendait autant la
grammaire générative que les conceptions saussuriennes. Et il est de fait
qu’il n’y a pas de norme sans un minimum de partage social.
Un tel postulat fait pourtant l’impasse sur la variabilité sociale de l’accès
aux produits normés. Or qu’il y ait une stratification sociale des normes est
trop évident. Bien plus : comme on va le voir (§ 5), c’est la variabilité de
l’accès aux produits normés qui produit les conditions de l’évolution.
Mais refuser l’unanimisme ne doit pas nous pousser à jeter le bébé avec
l’eau du bain, et éliminer de la définition de la norme son caractère néces
sairement partagé. La définition de la communauté linguistique fournie par
Labov est bien connue On sait que ce dernier a opéré une véritable révolu
tion copernicienne, en démontrant l’inanité d’une définition de la commu
nauté linguistique qui en ferait celle des usagers pratiquant effectivement
et régulièrement la même variété : ce qui réunit les membres d’une commu
nauté, c’est de pouvoir se reporter aux mêmes normes. On appellera donc
communauté sémiotique un groupe aux membres duquel s’imposent les
mêmes normes. Et ce que le concept de communauté présuppose s’est vu
radicalisé par la sociologie des champs de Bourdieu : on y montre que c’est
par le contrôle social – voire par la violence symbolique – que le « partage »
est obtenu. « Pour qu’un mode d’expression parmi d’autres [...] s’impose
comme seul légitime, il faut que le marché linguistique soit unifié et que
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86 Sémiotique en interface
les différents dialectes (de classe, de région ou d’ethnie) soient pratiquement
mesurés à la langue ou à l’usage légitime » (Bourdieu, 1982 : 28).
4.2.2. Les normes sont intériorisées
La conformité aux normes est régulée par un contrôle social. Ce contrôle
social peut être externe – et on parlera en ce cas de sanction (voir 4.2.5.) –
, mais il peut aussi être interne on parlera alors de régulation. C’est que la
contrainte sociale peut être intériorisée par les individus, et dès lors s’ex
primer sous une forme déontique.
Cette intériorisation permet à la sanction de prendre un tour positif dans
la mesure où c’est l’individu qui assume la norme à laquelle il obéit. Elle a
aussi pour fonction de rendre moins perceptibles les mécanismes d’imposi
tion du partage social. L’intériorisation, qui peut être groupale et est à l’ori
gine de l’habitus bourdieusien, est évidemment une tendance : elle peut être
plus ou moins forte, de la même façon que la norme peut être plus ou moins
explicite (voir 4.2.7).
4.2.3. Les normes sont contextualisées
Ce troisième point permet de nuancer une seconde fois le premier, qui
portait sur le partage des normes. Le contrôle social – qu’il soit négatif avec
la sanction ou positif avec la régulation – est exercé par des individus, des
instances ou des groupes donnés, s’exerce sur des individus, des instances
ou des groupes donnés, et est pertinent dans des circonstances données, à
propos d’un objet donné.
Tous les aspects de la dynamique sociale sont donc convoqués dans cette
contextualisation. Et en particulier, il y a une variabilité de l’accès à la
norme, déjà indiquée en 4.2.1. et que nous pouvons commenter plus en dé
tail ici. Il arrive en effet tantôt qu’une norme s’impose à un groupe et que
les membres de ce groupe disposent des moyens techniques leur permettant
d’adopter les comportements légitimes ou de mener les actions (voir 4.2.4.)
légitimes, tantôt que d’autres membres ne disposent pas des moyens adé
quats. Dans le premier cas, on peut parler de congruence, et dans le second
de distorsion. Un cas particulier de telle distorsion a bien été étudié par les
sociolinguistes : celui qui génère l’insécurité linguistique (voir Labov, 1976),
concept qui peut aisément être étendu à la sociosémiotique, qui met en évi
dence des phénomènes de sécurité et d’insécurité sémiotiques.
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1. Sciences humaines et sociales générales 87
4.2.4. Les normes déterminent les pratiques
Les normes tendent à susciter chez les membres des groupes qui y sont
soumis des comportements, des conduites et des postures. Toutes choses
que je résume dans le mot de pratique. Soulignons le verbe « tendent » : la
norme peut ne pas déterminer une action réelle, objective, mais simplement
l’image, le désir, le besoin ou l’approbation de cette catasémiose. Elle peut
donc tantôt être le moteur d’une action réelle, tantôt un stimulant purement
symbolique.
Par ailleurs, tant le choix de l’action particulière que celui de son mode
d’effectuation – effectif ou symbolique – sont des processus guidés par une
régulation sociale. Convergence, divergence. Ce sont en effet ces pratiques
qui seront jugées tantôt appropriées, tantôt inappropriées. Ce qui nous
amène au point suivant.
4.2.5. Les normes définissent des critères et des sanctions
Les normes se déclinent en critères – euxmêmes contextualisés –, qui
permettent d’apprécier l’action déterminée par elles.
Tout d’abord, elles tracent une frontière : d’un côté, les pratiques inap
propriées, illégitimes, voire interdites de l’autre, les pratiques appropriées,
légitimes, voire désirables. Il y a donc ainsi des normes de proscription et
des normes de prescription, se formulant sous la forme d’injonctions tantôt
négatives tantôt positives. Mais la formulation de critères permettant de
proscrire et de prescrire ne peut aller sans la définition de sanctions. Le res
pect des critères entraîne ainsi des sanctions positives (approbation), leur
nonrespect débouchant des issues négatives (réprobation).
On peut redire ici ce qui a été dit à propos des pratiques : il n’est pas né
cessaire que la sanction soit effectivement appliquée : il faut et il suffit
qu’existe la possibilité de corréler une action et une sanction.
4.2.6. Les normes impliquent des valeurs
La plupart des mécanismes qui viennent d’être décrits – l’intériorisation,
l’autorité sociale que représente le partage, le tropisme vers les pratiques,
mais aussi, et singulièrement, la légitimation et la sanction – ne sont possi
bles que parce que les normes sont l’expression de principes déterminant
ce qui est désirable et ce qui ne l’est pas. Ce sont ces principes que l’on ap
pellera ici valeurs.
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88 Sémiotique en interface
On voit immédiatement qu’il y a une relation hiérarchique entre normes
et valeurs : les normes sont des règles pour la conduite, tandis que les va
leurs, situées au niveau supérieur, servent à identifier les conduites souhai
tables dans un contexte donné. Normes et valeurs sont donc entre elles
comme moyens et objectifs.
4.2.7. Les normes et les valeurs doivent pouvoir s’énoncer
Les normes et les valeurs étant partagées, elles sont inséparables d’un
discours. Elles se fondent donc toujours sur un récit primitif, ou un mythe
fondateur, et nécessitent la mise au point d’une argumentation, celleci fût
elle implicite. Il y a donc une rhétorique des normes. Les discours épisé
miotiques, brodant sur des stéréotypes, constituent de bons exemples de tel
discours.
C’est au fond là un cas particulier du phénomène de l’explicitation des
normes, déjà rencontré lorsqu’il a été question de l’intériorisation de celles
ci (voir 4.2.2.). Ces deux facteurs – intériorisation et explicitation – sont in
téressants à conjoindre. Non qu’il y ait une corrélation rigoureuse entre
intériorisation et implicitation d’une part, extériorisation et explicitation
d’autre part : une norme peut parfaitement être à la fois implicite et extério
risée, ou explicite et intériorisée. Mais on peut poser qu’une norme est d’au
tant plus prégnante – et a une plus grande force d’émergence, dans le cas
d’une norme nouvelle – qu’elle est à la fois intériorisée et explicite.
5. Normes et variation diachronique
La question du changement est une crux pour la sémiotique du système.
On voit en effet mal comment un système permettrait de rendre compte
d’actualisations qu’il ne prévoit pas autrement dit, la nouveauté apparait
comme impossible. Il y a là un paradoxe, que l’on pourrait formuler de la
façon provocante qui suit : si on abandonne le système, le sens disparaît
mais si on le conserve, seule la tautologie est possible. Les seuls actes sé
miotiques possibles seraient donc l’actualisation des virtualités du système
et l’explicitation de l’implicite (voir Prieto, 1966)10.
Ainsi, la pauvreté de la pensée sociologique de la sémiotique se double
d’une faiblesse de sa pensée historique, dans la mesure où la discipline a
résorbé la diachronie dans ce qu’on peut appeler une achronie11. Le textua
Sémiotique_Mise en page 1 27/06/17 11:24 Page89
1. Sciences humaines et sociales générales 89
lisme présente en effet l’avantage de donner des moyens d’intercepter la
variation et en particulier la variation diachronique. Il le fait par exemple
en donnant aux textes ou aux énoncés visuels étudiés une valeur récapitu
lative ou sommative. Mais il s’agit bien d’une récupération de la diachronie,
que seule rend possible une conception moniste, et non dialogique, de l’in
tertextualité.
De multiples solutions existent pour traiter le problème. Nous en dé
taillons certaines dans Groupe , 2015 (chap. VIII). Mais l’une d’entre elle
se fonde sur la distinction normes / valeurs, et c’est pourquoi je la commen
terai ici.
Cette distinction laisse en effet prévoir la possibilité que puissent exister
des distorsions entre normes et valeurs (ce qui est d’ailleurs à la base du
phénomène de l’anomie). Or ces distorsions peuvent, à côté d’autres fac
teurs, expliquer le dynamisme du système, et donc sa variabilité.
Elles permettent en effet l’apparition de la déviance, concept théorisé
par Robert Merton (1956). La source du phénomène est la présence d’une
distorsion entre les objectifs proposés aux acteurs sociaux et les modes d’ac
tons qui sont réellement à leur disposition. Dans un tel cas de figure, deux
solutions sont possibles. Ou le groupe met l’accent sur les valeurs, au détri
ment des normes qui devraient les incarner, ou il privilégie les normes, au
détriment des valeurs qu’elles sont censées servir.
Dans le premier cas, on observe que le groupe n’assure pas à tous ses
membres les moyens techniques de se plier efficacement aux valeurs domi
nantes. Et ceci détermine généralement un mouvement d’innovation, ce que
JeanMarie Guyau avait déjà montré dans son Esquisse d’une morale sans
obligation ni sanction (1885). Ce mouvement, surtout remarquable dans les
couches les plus fragiles ou les plus émergentes du groupe, vise à assurer à
cette fraction du groupe un accès plus réaliste aux valeurs. On comprend
que dans un tel cadre naissent de nouvelles normes.
Dans la seconde hypothèse – la prévalence des normes formelles sur les
valeurs –, on a le ritualisme. Selon Merton, ce type de conformisme se ren
contre particulièrement dans les sociétés traditionnelles, rétives au change
ment. Sur le plan sémiotique, elle se traduit par le purisme et
l’hypercorrectisme, phénomène sociosémiotique mis en évidence par les
travaux de Labov.
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90 Sémiotique en interface
Merton envisage aussi les deux autres configurations que sont l’évasion,
où tant les valeurs que les normes sont abandonnées, et la révolte, où est
proposé un système de normes et de valeurs radicalement nouveau.
6. Sociologie de la sémiotique
Un examen des rapports entre sémiotique et sociologie, aussi bref qu’il
soit, ne saurait éluder le fait qu’il y a aussi une sociologie de la sémiotique :
les pratiques des sémioticiens peuvent ellesmêmes être objet d’interroga
tion sociologique12.
Or à l’heure actuelle, on manque encore d’études institutionnelles sé
rieuses sur la discipline. Il est sans doute significatif qu’aucune contribution
historique sur elle n’envisage cet aspect des choses et que la réflexion épis
témologique en la matière escamote systématiquement la question de ses
propres déterminations sociales. Un numéro comme celui que Linx a pour
tant intitulé Spécificité et histoire des discours sémiotiques (2001) n’échappe
pas à cette règle et, malgré les espoirs que j’ai personnellement mis dans
le projet, le dossier que Signata a consacré à L’Institution de la sémiotique
(2012) élude largement le problème.
Il n’est pas question de mener ici cette étude, commencée dans Klinken
berg, 2012. Mais on ne peut éviter de constater que la sémiotique, en tant
qu’institution, se structure en deux zones bien distinctes : distinctes par les
agents qui y œuvrent, par les instruments qu’on y utilise, par les objectifs
qu’on y poursuit, par les langages à travers lesquels la discipline s’y
construit et s’y montre. En termes bourdieusiens, on pourrait parler d’un
champ de production et de diffusion restreinte et d’un champ de production
et de diffusion de masse (Bourdieu, 1991).
Le champ sémiotique – expression où l’adjectif « sémiotique » a pour
référent la discipline, et non ses objets ou sa méthodologie – restreint est
celui où se concentre la légitimité, celle des acteurs comme celle des
concepts. C’est celui de la sémiotique pour sémioticiens13. Et, à l’instar de
la littérature pour écrivains, il jouit d’une relative autonomie par rapport
aux structures sociales. Car c’est aussi, comme dans tous les champs res
treints, à ce niveau que la discipline se donne une identité forte, notamment
par la mise au point d’un langage qui la distingue. La spécificité du langage
de la sémiotique, qui traîne la réputation d’être jargonnant, prend évidem
Sémiotique_Mise en page 1 27/06/17 11:24 Page91
1. Sciences humaines et sociales générales 91
ment sa source dans la vocation modélisante qui est la sienne. Mais à côté
de ce rôle, le métalangage mis au point dans le champ restreint a aussi une
fonction sociale moins évidente : la mise au point de terminologies a un im
pact sur la circulation des concepts, sur leur appropriation par les groupes,
et donc sur la reconnaissance mutuelle des membres de ceuxci autant que
sur les différenciations qui s’opèrent entre eux. À côté de la clôture sur un
système conceptuel que suscite un appareillage terminologique, il y a donc
aussi des effets d’inclusionexclusion qui ne sont pas de petite importance
il y a des luttes pour la légitimité ou le pouvoir terminologiques, dont la
première caractéristique est justement de ne pas se formuler comme telles.
C’est dans le champ sémiotique de diffusion et de production large que
la discipline joue un rôle auxiliaire (lorsqu’elle constitue la matière d’un
enseignement chez les apprentis architectes, chez les designers, les journa
listes, etc.) Ses praticiens, le plus souvent occasionnels au demeurant, n’ont
dans cette configuration qu’une faible légitimité au regard des normes qui
régissent le marché du champ restreint. On observe aussi que les outils sé
miotiques sélectionnés par eux sont fréquemment détachés de leur cadre
théorique, et que ces outils ne sont d’ailleurs pas particulièrement ceux qui
sont considérés comme centraux ou d’actualité par les acteurs du champ
restreint. Quant à la terminologie, elle présente dans le champ élargi une
particularité qui la distingue fortement de celle du champ restreint. Cette
différence n’est d’ordre ni sémantique ni stylistique (la sémiotique du sec
teur élargi ne se soucie pas nécessairement d’être moins jargonnante que
l’autre…) mais pragmatique : alors que là elle entend être l’instrument
même de la construction de la problématique, elle sert ici à désigner des
phénomènes réputés préexistants, puisque déjà établis et discutés par d’au
tres disciplines (ce qui nous ramène à l’opposition dont cette étude est par
tie).
La présence massive de la sémiotique due à sa mobilisation dans le
champ élargi est généralement peu commentée. La raison de cette absence
est une illusion d’optique, ou erreur de perspective, produite par le fait que
bien peu de sémioticiens acceptent de voir leur discipline jouer le rôle d’une
science auxiliaire. C’est donc tout le champ élargi qui est symboliquement
discrédité. Et pour cause : accepter ce déplacement d’axe entraînerait à coup
sûr une perspective impliquant un tri sévère dans les pièces de l’appareil
conceptuel de la discipline, une révision de ses postulats, et surtout une ré
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92 Sémiotique en interface
flexion sur les langages à travers lesquels la sémiotique se parle. Autrement
dit, la position épistémologique de la discipline n’est pas – en dépit de la
conception angélique dominant ce secteur de la philosophie qu’est l’épisté
mologie – indépendante de sa position sociologique.
Cette question de la dualité du champ sémiotique global n’est pas de pe
tite importance. En effet, ici comme dans d’autres secteurs culturels, la scis
sion en deux souschamps, et la délégitimation du second qui en découle,
est précisément une manifestation de pouvoir. Et faire jouer à la sémiotique
le rôle citoyen qui peut être le sien consiste précisément à s’interroger sur
l’articulation de ces deux secteurs.
Conclusion
On vient d’examiner ce que peut être l’apport de la sociologie – ou à
tout le moins de l’esprit sociologique – à la sémiotique. Mais à bien y re
garder, ce n’est pas d’une simple contribution qu’il s’agit. Traiter de la va
riation comme un fait sémiotique implique en effet une réflexion sur les
objets et les méthodes de la discipline qui ne peut manquer de mettre en
question ses postulats. En d’autres termes, on ne saurait « injecter une dose »
de sociologie à la sémiotique sans déclencher un mouvement la faisant sortir
de l’état de « science normale » – ce moment épistémologique où, selon la
périodisation de Kuhn (1962), le travail de recherche s’accomplit dans des
cadres théoriques et méthodologiques normés –, état où elle se trouve pour
l’instant, pour la faire entrer dans une phase de « révolution scientifique »,
où apparaissent de nouveaux paradigmes. Confronter sémiotique et socio
logie ne saurait manquer d’avoir un important impact épistémologique sur
la première.
Et c’est précisément sur ce point que l’apport de la sémiotique à la so
ciologie – car il faut en terminant évoquer l’apport de cellelà à celleci –
pourrait s’avérer déterminant. Si par définition, toute discipline scientifique
déploie son propre appareil épistémologique, le degré d’explicitation de ce
dernier peut varier. Et il est de fait que la discipline sémiotique s’est, au
long de son processus de construction, donné des contraintes formelles très
fortes. Au point qu’une bonne partie de ses concepts tend à faire coïncider
le domaine du sens dans sa généralité et celui du savoir organisé.
Ce haut degré d’exigence épistémologique peut constituer un des apports
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1. Sciences humaines et sociales générales 93
de la sémiotique à la sociologie et, audelà de cette dernière, à l’ensemble
des sciences humaines, encouragées à expliciter leurs options théoriques et
méthodologiques. C’est de cette manière que pourrait se concrétiser le pro
gramme de Morris, qui donnait pour mission à la sémiotique de faire dialo
guer les sciences. Elle peut en effet constituer leur interface commune car
si toutes ont un trait en partage – la signification –, sa vocation est d’explorer
ce qui reste pour les autres un postulat. Or cette question des conditions de
production de la connaissance est également centrale dans la sociologie des
sciences (voir Latour et Woolgar, 1979 Latour, 1989).
Sur ce socle général, un apport particulier de la sémiotique à la sociolo
gie peut être de démontrer à cette dernière que toutes les données dont elle
se sert sont d’emblée des objets signifiants (ce caractère symbolique étant
le produit de l’interaction avec le milieu) et, en définitive, de l’aider à établir
– ce que fait pour son compte la sociologie des champs de Bourdieu – qu’il
y a une relative autonomie du symbolique. « L’idée simple que j’ai à l’es
prit », professait ce dernier, « c’est que la représentation que les sujets so
ciaux se font du monde social fait partie de la vérité objective du monde
social » (2015 : 103). Cette question de la représentation constitue la véri
table intersection entre la sociologie et la sémiotique. C’est grâce à elle qu’à
un certain moment les disciplines ont pu cousiner : pensons à Barthes et à
Eco (dont le concept d’encyclopédie est injustement oublié) sur le versant
sémiotique, à Goffman sur le sémiologique.
Mais la responsabilité de la sémiotique visàvis de la sociologie ne se
borne pas à cette fonction critique. En effet, « un savoir critique n’implique
pas seulement une certaine prise de conscience réflexive quant à ses propres
modes d’élaboration, mais également quant à ses propres enjeux » (Le
clercq, 2014 : 41), enjeux épistémologiques certes, mais aussi éthiques et
politiques. Et d’ailleurs, l’épistémologie du XXe siècle – d’Adorno et Ha
bermas à Latour et Stengers – « n’a cessé d’interroger cette distinction et
de mettre en évidence la dimension axiologique, voire même politique, de
l’activité de connaissance » (Ibid. : 43).
Fédérant dans un même cadre conceptuel des pratiques humaines habi
tuellement tenues séparées, la sémiotique aide le citoyen à faire une lecture
décalée et donc libératrice de l’univers dans lequel il se meut. En prenant
pour objet la généralité du sens, elle met en évidence la connexité de tous
les lieux de distribution du sensible et de l’intelligible et vérifie ce qui est
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94 Sémiotique en interface
le soubassement de toute émancipation : la conscience d’un monde en par
tage. Elle a donc bien une vertu politique, au sens de Rancière (1990), et
est – ou au moins devrait être – ce que Bourdieu disait de la sociologie : un
« sport de combat ».
NOTES
1 Peutêtre le binarisme saussurien doitil lui aussi quelque chose à Durkheim : « Toutes les
croyances religieuses connues, qu’elles soient simples ou complexes, présentent un même ca
ractère commun : elles supposent une classification des choses, réelles ou idéales que se re
présentent les hommes, en deux classes, en deux genres opposés, désignés généralement par
deux termes distincts que traduisent assez bien les mots de profane et de sacré » (2007 : 82).
2
Pour Durkheim, qui introduit la notion d’anomie dans La Division du travail social, 1893,
l’expérience de la contrainte sociale joue un rôle déterminant dans l’acquisition des catégories
structurantes. Si elles sont partagées, c’est parce que chacun fait l’expérience qu’elles doivent
l’être : par exemple, échouer à structurer l’espace en fonction de la distinction sacré / profane
ou en fonction des territoires de chasse tribaux expose à des conséquences sociales majeures.
3
Ce qui n’était pas trop malaisé : pour Bourdieu, en effet, l’habitus (collectif ou individuel)
est une sorte de récit puisqu’il consiste en un héritage incorporé pouvant se traduire en dispo
sitions diverses qui, ellesmêmes, se projettent dans des champs en fonction des possibles qu’ils
offrent.
4
Dans ce qui suit, le mot « interaction » sera pris dans un sens plus large que lui donne Goffman
(1974) : l’interaction est aussi celle du sujet à son milieu.
5
Sur tout ceci, voir Groupe , 2015. Par ailleurs la même sémiotique cognitive met en évidence
les phénomènes de catasémiose, ou action du sens sur le monde, phénomènes dans lesquels le
lien social est évident.
6
Latour affirme « que l’ordre social n’a rien de spécifique qu’il n’existe aucune espèce de
“dimension sociale”, aucun “contexte social”, aucun domaine distinct de la réalité auquel on
pourrait coller l’étiquette “social” ou “société” qu’aucune “force sociale” ne s’offre à nous
pour “expliquer” les phénomènes résiduels dont d’autres domaines ne peuvent rendre compte »,
cité par Heincih, 2007 : 17).
7
Selon Latour et Woolgar (1986), la préférence pour un type déterminé d’interprétation n’est
pas basée sur sa valeur cognitive mais n’est qu’un effet de la compétition sociale entre groupes
de scientifiques tâchant d’imposer leur mode d’interprétation.
8 La préoccupation de vivre cette dialectique entre la diversité de l’expérience et l’unité de
l’objet de savoir n’est d’ailleurs pas le monopole de la sémiotique. Non seulement toutes les
disciplines intellectuelles doivent gérer l’apparente contradiction entre le fixe et le variable,
mais c’est là le lot de tous les êtres vivants, voués à donner du sens à leur environnement par
leurs pratiques : leur finitude, face à un monde infini, les contraint à rendre ce monde fini afin
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1. Sciences humaines et sociales générales 95
de pouvoir le manipuler (voir Mayr et Tort, 1996 : 599600 Groupe , 2015).
9 Ces trois types de variation ne peuvent être dissociés que pour les besoins de la classification.
Dans les faits, ils sont en étroite relation les uns avec les autres. Ainsi, on peut poser que (a) la
variation dans l’espace (V.E.) peut dépendre de la variation temporelle (V.T.), ou diachronie
(b) que V.T. peut dépendre de V.E. (c) que V.E. peut être corrélé avec (V.S.), et (d) vice versa
(e) que V.T. peut dépendre de V.S. et (f) vice versa.
10
Comme on l’a vu, c’est aussi à cette difficulté que la sociologie latourienne entend réagir.
11
Raison pour laquelle j’ai proposé « Sémiotique et diachronie » comme thème du Congrès
2013 de l’Association française de sémiotique, tenu à Liège.
12
Pour Bourdieu, « le fait de rappeler que les classifications sont des enjeux de luttes permet
de retourner sur le classificateur le regard de la pratique : de même que la vision objectiviste
permet d’apercevoir les luttes pratiques comme monocritères, unilatérales, etc., la réflexion
sur l’existence des luttes pratiques à propos des classements permet de découvrir une vérité
objective de l’objectivisme et de poser, du même coup, la question des conditions sociales de
possibilité de cette vision objective. Dire que les classements sont des enjeux de luttes conduit
à objectiver le travail d’objectivation. On part de cette découverte simple : les gens luttent sans
cesse avec des injures, avec des classements […] et les luttes quotidiennes de classement sont
des luttes sur le système dominant » (2015 : 89).
13
Dans le « souschamp de production restreinte, […] les producteurs n’ont pour clients que
les autres producteurs, qui sont aussi leurs concurrents les plus directs » (Bourdieu, 2015 : 7).
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