C1 Casajus Foucauld Linguiste
C1 Casajus Foucauld Linguiste
Dominique Casajus
Dominique CASAJUS
Charles de Foucauld était loin d’imaginer, lorsque, le 13 janvier 1904, il quittait son
ermitage de Béni-Abbès à la demande du colonel Laperrine, commandant supérieur du
territoire des Oasis, pour se mettre en route vers le pays touareg, que, sitôt sa destination
atteinte, l’essentiel de son temps de veille allait être consacré à une œuvre linguistique dont
l’élaboration l’occuperait jusqu’à l’heure de sa mort. Cette œuvre ne se dessina que peu à peu,
mais une lettre du 10 février 1914 à sa sœur Marie de Blic montre qu’il en possédait à cette
date les grandes lignes et qu’il espérait l’achever avant la fin de 1918 « si, ajoutait-il, Dieu me
prête vie, santé… » (Gorrée 1936 : 280). C’était trop présumer de la bienveillance divine :
l’œuvre est restée inachevée. Il avait cependant le sentiment, au soir du peu de vie qui lui
avait été assigné, que l’essentiel était fait. Ainsi, dans une lettre du 5 décembre 1916, le
capitaine commandant le peloton méhariste du Hoggar parlait à René Basset, le doyen de la
faculté d’Alger, du « gros travail que le Révérend Père était sur le point d’achever » et
ajoutait : « J’ai pu, au cours de mes nombreuses visites chez le Révérend Père consulter ses
copies, et de son aveu lui-même, et, vous savez si ce vénérable ermite était modeste, il
considérait son livre comme très complet » (Chatelard 2000 : 178). Ce « livre » est très
certainement l’ensemble formé par les manuscrits du Dictionnaire touareg-français et des
Poésies touarègues, que René Basset et son fils André ont publiés poshumément. Le diaire de
l’auteur nous apprend qu’il avait achevé la mise au net du premier le 24 juin 1915 et mis la
dernière main au second le 28 novembre 1916 (Foucauld 1986 : 367 et 398), soit trois jours
avant sa mort. Si ce monumental ensemble suffit à donner une manière de complétude à son
œuvre, la seule de ses tâches terrestres que la Providence lui ait permis d’achever, il n’est pas
interdit d’évoquer ce qui restait encore à faire, c’est-à-dire, pour l’essentiel la Grammaire
touarègue dont il prévoyait l’achèvement pour 1918. C’est ce qu’on compte faire dans la
deuxième partie de cet article, après avoir retracé dans une première partie les circonstances
au cours desquelles l’ermite de Tamanrasset est devenu le linguiste qu’il n’avait certainement
pas prévu d’être.
1. Le cheminement d’un savant.
1.1. « L’arabe a ses heures ».
Le Foucauld de janvier 1904 n’était pas un novice en matière d’apprentissage des
langues. Nous savons, en effet, que les mois précédant son voyage au Maroc furent consacrés
à un travail dont une lettre du 27 novembre 1882, écrite d’Alger à son ami Gabriel Tourdes,
laisse entrevoir l’intensité :
… la seule habitude que j’ai gardée de mon ancien métier est celle des tableaux de travail.
Tu connais ça, toi un vieux soldat. Or, sitôt de retour ici, j’en m’en suis fabriqué un et, ma foi, je
l’ai horriblement chargé : il marque le commencement du travail à 7 heures du matin, et la fin à
minuit, avec 2 interruptions d’1 demi-heure pour le repas – tout le reste est divisé en petits
cours : l’arabe a ses heures, l’histoire, la géographie ont la leur, et ainsi de suite. (Foucauld
1982 : 125)
L’arabe a ses heures. Il avait déjà ses heures au début de la même année, lorsqu’il
n’était pas encore question de Maroc mais d’un voyage en Orient. Citons à nouveau une lettre
à Gabriel Tourdes, datée du 18 février et écrite de Mascara :
Je t’écris pour t’annoncer une bonne nouvelle et pour te demander un service : la nouvelle,
c’est que je donne ma démission : je déteste la vie de garnison : je trouve le métier assommant
en temps de paix ce qui est l’état habituel […] aussi j’étais bien résolu depuis longtemps de
quitter un jour ou l’autre la carrière militaire. – Dans ces dispositions, j’ai préféré m’en aller
tout de suite : à quoi bon traîner encore quelques années, sans aucun but, une vie où je ne trouve
aucun intérêt ; j’aime bien mieux profiter de ma vie en voyageant ; de cette façon au moins je
m’instruirai et ne perdrai pas mon temps. Ma démission est envoyée : j’étrennerai ma liberté en
allant en passer les premiers temps dans l’Orient : je veux commencer par aller en Égypte et en
Arabie, par terre si je puis ; voilà trois mois que j’étudie l’arabe tout le temps que j’ai de libre :
j’espère que dans deux mois au plus tard je pourrai partir. (Ibid. : 118)
Voilà qui ne s’accorde guère avec le martial portrait de Foucauld en shako que Bazin
traça jadis et dont tous les hagiographes se sont appliqués ensuite à dresser des copies. On
sent combien d’avoir quitté l’armée a été pour Foucauld une libération et combien il se réjouit
de revenir à ce qui avait sans doute été sa seule passion de jeunesse, la pratique des
humanités. La suite nous apprend – c’est le « service » demandé à son correspondant – qu’il
souhaite recevoir des livres sur l’histoire, l’archéologie et la géographie des pays où il
envisage de voyager.
Ce voyage oriental, qui aurait fait de lui un continuateur de Jean-Louis Burckhardt ou
de Carsten Niebuhr, ne se fera pas – en tout cas pas de cette façon-là – et un voyage au Maroc
prendra la place. Mais Foucauld aura au moins commencé à apprendre l’arabe. Et pas
seulement l’arabe. De cette époque date, en effet, un petit carnet auquel Antoine Chatelard a
consacré une note détaillée (Chatelard 1989 : 15-19)1. Foucauld y a, d’une part, transcrit un
lexique français-arabe (l’arabe en question, précise Antoine Chatelard, étant un dialecte
1J’ai consulté ce carnet en septembre 2016 au centre diocésain de Viviers, où sont déposés aujourd’hui la
plupart des papiers de Foucauld. Sœur Lara, de l’ordre des Disciples de l’Évangile, l’une des religieuses en
charge de ces papiers, m’a gentiment assisté dans ce travail de consultation et a photographié pour moi les
documents qui illustrent cet article. Grâces lui soient rendues.
algérien) ; et, d’autre part, il a entièrement recopié l’Essai de grammaire de la langue
tamachek’ publié par Hanoteau en 1860. L’auteur de cet ouvrage en avait assemblé les
éléments en interrogeant quelques Touaregs à Alger et à Laghouat. Travail hâtif et médiocre,
mais où l’on trouve, nous le verrons, quelques aperçus dont Foucauld a fait son profit lorsque,
bien plus tard, il a commencé à étudier le touareg. À l’époque de ce carnet, il n’en est pas là.
Le livre de Hanoteau l’intéresse simplement parce que, à partir du moment où c’était le Maroc
et non l’Égypte ou l’Arabie qui devenait sa destination, il lui fallait bien acquérir quelques
notions de berbère ; or les seules grammaires consacrées à une langue berbère – les seules
disponibles en tout cas – étaient cette grammaire touarègue et la grammaire kabyle que le
même Hanoteau avait publiée en 1858. Foucauld a d’ailleurs parsemé son lexique franco-
arabe de mots kabyles et touaregs, transcrits pour les uns à l’encre bleue et pour les autres à
l’encre rouge, tous glanés çà et là dans ses lectures car il n’avait pas encore eu de contact
direct ni avec les Kabyles ni avec les Touaregs.
À ces quelques connaissances sur les langues du Maghreb, il semble qu’il ait adjoint
aussi des notions sur l’arabe parlé au Proche-Orient, acquises lorsqu’il a vécu là-bas. Car son
retour à la foi l’avait finalement conduit plusieurs fois vers l’Orient, voyages certes sans
rapport avec ceux qu’il envisageait en 1882 : il aura été pèlerin en terre sainte entre décembre
1888 et février 1889, cénobite à la Trappe d’Akbès (Syrie ottomane) de 1891 à 1896 puis,
après un séjour romain à la Maison généralice des Cisterciens entre octobre 1896 et février
1897, ermite libre à Nazareth jusqu’en 1900 2 . Or, s’étant vu confier par ses supérieurs
d’Akbès la formation de deux oblats, l’un syrien, l’autre arménien, il employait à la fois
l’arabe et le français pour s’adresser à eux (Sourisseau 2016 : 195). Et il a même, lors de son
séjour à Rome, recopié dans un de ses carnets le texte arabe de l’Évangile selon St Matthieu
établi par les Jésuites de Beyrouth (Ibid. : 214).
Du reste, au début de son séjour saharien, sa langue de communication est l’arabe.
Une lettre de Laperrine datée du 3 février 1904 nous apprend que Foucauld, qui est alors à
Adrar, c’est-à-dire encore assez loin de sa destination finale, « travaille le touareg avec
Ahmadou l’Ahl Azzi » (Pandolfi 2006 : 197). La tribu arabe des Ahl ‘Azzi à laquelle
appartient cet Ahmadou était installée depuis longtemps sur les confins du pays touareg, et
beaucoup de ses membres étaient bilingues. À la fin février, Foucauld est un peu plus au sud,
à Akabli, et son professeur, Mohamed Abd el Qader, est encore un arabe, qui a beaucoup
voyagé chez les Touaregs et résidé à Tombouctou (Chatelard 1995 : 147). Le 13 juin 1904, à
un moment où il a déjà passé plusieurs mois en pays touareg, son diaire nous apprend qu’il a
commencé à traduire le Nouveau Testament en touareg avec un Ahl ‘Azzi nommé Ahmadou
ould Dahman (Foucauld 1993 : 139), qui est très probablement son professeur d’Adrar. Il aura
d’autres collaborateurs bilingues, comme nous le verrons.
Quant à « racines », son occurrence dans ce carnet indique que Foucauld a opté dès
1905 pour le classement retenu dans la version finale de son Dictionnaire touareg-français.
C’est encore un terme auquel on pourrait trouver à redire, vu que la notion de racine de va pas
tout à fait de soi dans les langues berbères, mais il serait cuistre de le qualifier d’impropre.
Rien n’interdit, en effet, de désigner ainsi le résidu obtenu une fois qu’on a débarrassé un mot
de ses affixes et qu’on y a repéré les variations flexionnelles (lesquelles sont le plus souvent
vocaliques mais peuvent aussi consister en la tension d’une consonne). Ainsi, pour prendre un
exemple que nous réutiliserons, l’adjonction de divers préfixes au verbe « haïr » – qui devient
eksen à la deuxième personne du singulier de l’impératif – permet d’obtenir les verbes dérivés
seksen, nemeksen, toueksen, teksen, etc. ; tandis que eksen, iksèn, iksân, iksen, iksin, etc. sont
quelques-unes des formes fléchies que ce verbe est susceptible de prendre. Parmi ces formes,
c’est eksen que Foucauld appelle la racine du verbe – non sans quelque raison puisqu’elle
représente, si l’on peut dire, le degré zéro de la variation flexionnelle. On peut presque dire,
du moins en première approximation, que ce qui compte dans cette « racine » est sa carcasse
consonantique KSN, et la graphie adoptée par Foucauld, aussi bien dans ce lexique que dans
son Dictionnaire, le fait bien apparaître : la transcription en caractères latins du mot choisi
comme racine est précédée de sa transcription en alphabet touareg, où seules les consonnes
sont notées.
La page « M » du lexique touareg-français, dans le carnet de 1905
Notons aussi qu’il note de préférence des verbes, et c’est aussi autour des racines
verbales qu’il organisera, pour l’essentiel, son Dictionnaire. Attardons-nous, par exemple, sur
la page consacrée à la lettre M. On remarque, en haut de la colonne de gauche, qu’il y a
transcrit le verbe imṛar « être vieux, être grand », ce qui le dispense de transcrire le mot
amṛar « chef, vieillard », beaucoup plus courant et que, selon toute probabilité, il connaissait
aussi, au moins depuis le Maroc puisqu’il s’agit d’un mot pan-berbère. Il a aussi noté un peu
plus bas un verbe meqqar « être grand », ne s’étant pas encore aperçu qu’il s’agit d’une forme
flexionnelle de imṛar, où le qq est en fait un ṛ tendu. On relève aussi en haut de la colonne de
droite un verbe meḍren « penser, réfléchir » qui deviendra dans le Dictionnaire un dérivé de
eḍren « tordre » (« penser », c’est tordre et retordre des pensées dans son esprit). Autant
d’illustrations du fait qu’il n’est pas toujours facile d’isoler ce qu’on peut considérer comme
une racine. Autre exemple à la page de la lettre D. Les verbes idaou « amener » et idou
« arriver le soir » sont assortis d’un point d’interrogation, signe de l’embarras où le mettent
ces deux mots qui lui semblent construits3 autour d’une même carcasse consonantique mais
dont il sent bien qu’ils correspondent à des racines différentes. En fait, comme David Cohen
l’a souligné depuis, une racine berbère est moins une carcasse consonantique que l’ensemble
formé par une telle carcasse et un schéma donné de variation vocalique (Cohen 1993).
J’ignore si Foucauld aurait formulé les choses de cette façon mais l’agencement final de son
Dictionnaire montre qu’il a finalement surmonté son embarras de 1905 et qu’il est parvenu à
une perception au moins diffuse des phénomènes qu’il subsume sous le terme « racine ».
Il aura d’abord fallu pour cela que son zèle apostolique, alors l’unique aliment de son
ardeur à la tâche, se double d’un intérêt authentique pour son objet d’étude. J’ai évoqué
ailleurs l’évolution douloureuse qui va le conduire là, et ce n’est pas ici le lieu de la retracer
en détail. Disons simplement que sa courte collaboration avec son vieil ami Adolphe de
Calassanti-Motylinski 4 semble avoir joué dans l’affaire un rôle déterminant. Professeur
d’arabe à Constantine et bon connaisseur des parlers berbères, Motylinski avait consacré en
1904 un ouvrage au dialecte berbère de Ghadamès. Il arrive à Tamanrasset le 3 juin 1906,
venu là à la demande d’un Foucauld qui, désireux d’améliorer les traductions du Nouveau
Testament qu’il a recueillies, souhaite bénéficier au moins pour quelque temps de l’assistance
et des conseils d’un berbérisant plus confirmé que lui. Or, ce que propose le nouveau venu est
assez différent de ce que son hôte avait en tête : il entend, comme il l’a fait lui-même à
Ghadamès et comme le font déjà depuis des années tous les spécialistes des divers parlers
maghrébins – arabes ou berbères – recueillir des textes en prose ou en vers, des conversations
ou des données sociologiques. Autrement dit, son intention est de faire de la version plutôt
que du thème. Les deux hommes travaillent ensemble à Tamanrasset et dans ses environs
jusqu’au début du mois d’août, puis Motylinski part sillonner l’intérieur du Hoggar – tournée
dans laquelle Foucauld ne peut l’accompagner car une morsure de vipère l’a contraint à
l’immobilité. Le 12 septembre, tous deux se mettent en route vers le nord, l’un pour regagner
Constantine, l’autre pour revoir son ancien ermitage de Béni-Abbès et passer quelque temps à
Alger.
La traduction des saintes écritures, dont Foucauld avait pensé que son ami pourrait
l’aider à la parfaire, a donc cessé d’être son objectif primordial. Et un événement imprévu va
même le conduire à mettre ce travail totalement de côté : Motylinski meurt du typhus le 2
3 En réalité, ça n’est pas le cas, mais le fait qu’il note ou ce qui est en réalité la semi-consonne w lui donne
cette impression. On verra plus loin que ce choix de transcription lui a posé d’autres problèmes.
4
Habituellement appelé « Motylinski » dans la correspondance de Foucauld et dans les publications des
spécialistes. C’est l’appellation que j’emploierai. Sur la collaboration de Motylinski avec Foucauld, voir
Chatelard op. cit., 1995 : 152 sqq.
mars 1907. La nouvelle de sa mort parvient à Foucauld le 14 mars (Gorrée 1936 : 208), et, dès
le lendemain – ce qui montre combien ces travaux de linguistique ont pris de l’importance
pour lui – il écrit à René Basset, doyen de la faculté des lettres d’Alger, pour lui proposer de
réviser les travaux du défunt. Une première livraison paraît à Alger en 1908, présentée comme
écrite par Motylinski et publiée par les soins de René Basset, car Foucauld a refusé que son
nom soit mentionné5. Conscient dès avant sa publication de l’insuffisance de cette première
ébauche, il décide de tout reprendre à la base, mais présentera toujours ses travaux comme la
révision de ceux de Motylinski. C’est donc par fidélité à la mémoire d’un ami que Charles de
Foucauld a consacré tant d’années à une œuvre sans commune mesure avec ce qu’aurait été la
simple révision des travaux du défunt. Il lui arrivera de gémir de l’ampleur de la tâche qu’il
s’est ainsi fait un devoir de mener à bien. Non qu’il ait jamais été homme à reculer devant le
labeur, mais ces longues heures (jusqu’à plus de onze par jour) consacrées à un travail profane
étaient pour lui un temps fâcheusement ôté à la prière proprement dite, et même à ce « saint
travail des mains » auquel la règle cistercienne accorde la même valeur qu’à la prière.
Pourtant, dans le tourment, le malaise et le scrupule, le savant et le moine ont fini par marcher
d’un même pas6.
Je vais maintenant vous entretenir d'un autre sujet que j'ai très à cœur, et vous aussi
certainement, car il intéresse d'abord la science et ensuite le peuple touareg.
Même après la publication de tous les résultats du voyage dans l'Ahaggar7 de notre cher ami
Motylinski, une infime partie seulement du travail à faire aura été faite.
Ce qui reste à faire dans l'Ahaggar c'est :
1° achever de collectionner les poésies des Kel-Ahaggar, non pas en prenant, comme on a
été obligé de le faire jusqu'ici, tout ce qui était présenté, mais en collectionnant auprès de
chacun des poètes en renom vivants, très bien connus aujourd'hui, leur répertoire complet ; en
s'enquérant, dans leurs tribus respectives, des poésies des poètes renommés morts ; en
recueillant les poésies anciennes dont les auteurs ne sont pas connus et qui ont du mérite…
J'estime que le répertoire complet de ce qui a du mérite dans les poésies de l'Ahaggar, de l'Ajjer
5 Motylinski 1908. Bien que le volume soit présenté comme un « tome premier », aucun autre tome n’a été
publié. Au fond, le « tome second », c’est l’œuvre de Charles de Foucauld.
6 Sur ce point, je me permets de renvoyer à Casajus 2009. Il faut bien sûr consulter aussi Antoine Chatelard
Les vers touaregs peuvent donc avoir « du mérite », et ils sont même des dizaines de
milliers dans ce cas. Bien que ne connaissant pas le niveau de valeur littéraire à partir duquel
un vers commence pour lui à avoir du mérite, je pense que c’est là une appréciation plutôt
positive sur la littérature de ses hôtes. Quant à sa crainte de voir ces vers sombrer dans l’oubli
avant qu’on ait pu les recueillir, elle témoigne d’un souci analogue à celui que les ethnologues
ont fait leur après lui, à commencer par celui qui allait écrire, à la suite d’enquêtes de terrain à
peu près contemporaines des dernières années de Foucauld en pays touareg : « L'ethnologie,
se trouve dans une situation à la fois ridicule et déplorable, pour ne pas dire tragique, car à
l'heure où elle commence à s'organiser, à forger ses propres outils et à être en état d'accomplir
la tâche qui est sienne, voilà que le matériau sur lequel porte son étude disparaît avec une
rapidité désespérante » (Malinowski 1963 [1922] : 48). Sans doute Malinowski – car c’est
lui – songe-t-il à l’ensemble des institutions des sociétés dont il déplore la rapide disparition,
et pas seulement à leur littérature. Mais Foucauld y songe lui aussi. Poursuivons en effet notre
lecture :
Une seconde raison pour se presser, c'est que le pays subit en ce moment une transformation.
Autrefois il vivait de pillage et dans une grande abondance ; la viande et le lait étaient à
profusion grâce aux razzias chez les voisins ; vêtement, étoffes, objets de luxe affluaient, grâce
au pillage des caravanes ; entre deux razzias, on se divertissait sous les tentes, on y chantait, on
y faisait des vers et de la musique, en chantant les exploits récents et on récompensait, en leur
accordant la préférence, les plus heureux pillards… C'était l'ahâl et l'egen se succédant l'un à
l'autre, dans l'abondance et la richesse… Maintenant plus de razzias, plus de pillage, paix
obligatoire ; par suite, pauvreté : il n'y a plus de vainqueur à chanter : on n'est plus très gai, on a
souvent faim ; on n'a plus de beaux habits pour aller à l'ahâl ; la pauvreté et la paix forcée font
ainsi cesser presque complètement l'ahâl ; le peu qui en reste est bien différent de l'ancien et le
sera de plus en plus… Il faut donc se hâter de prendre de répertoire poétique actuellement
existant, car ou bien il ne sera pas remplacé, ou il le sera par quelque chose de très différents.
(Foucauld op. cit., 2001-2002 : 189. Soulignements de Foucauld)
Les mots ahâl et egen apparaissent plus d’une fois dans les poésies datant de l’époque,
alors révolue, où la vie des touaregs – du moins ceux de la noblesse – se consumait dans les
aventures guerrières. L’egen est ce que nous appelons une razzia, c’est-à-dire une expédition
ayant en général pour but le pillage. Foucauld en exagère un peu le rôle économique.
Certaines razzias duraient des mois, leur butin était parfois bien maigre, et on y prenait part
autant pour prouver sa valeur que par appât du gain. De plus, il semble ne pas soupçonner que
si « l’on n’est plus très gai », c’est aussi parce qu’on vit sous la botte. Quant à l’ahâl, c’était
une réunion où jeunes femmes et jeunes hommes s’assemblaient à la nuit tombante, pour se
divertir et deviser ; il arrivait qu’une des dames y joue du violon en l’honneur d’un des
hommes présents lorsqu’il s’était illustré pour sa bravoure. Tout ce passage est assez
surprenant. Foucauld, qui s’est maintes fois félicité dans sa correspondance de ce que
l’occupation française ait imposé la paix au pays (une paix partielle, du reste, car il fallait tout
de même se défendre contre les attaques venues des régions encore insoumises), mesure ici,
avec ce qui ressemble presque à de l’inquiétude, tout ce que ces changements forcés vont
bientôt faire disparaître. Mais poursuivons :
Ce n’est plus le missionnaire ni même le religieux qui parle, c’est l’homme conscient
de l’étendue d’un patrimoine culturel – notamment linguistique – qu’il tremble de voir
disparaître avant qu’on ait pu le recueillir. Non que sa foi se soit attiédie, mais elle n’est pour
rien dans l’anxiété que cette lettre exprime. D’ailleurs, même s’il dit attendre qu’un autre que
lui exécute ce gigantesque programme, il a entamé depuis un an un travail qui en est déjà
l’amorce. Motylinski l’ayant « chargé de lui recueillir des poésies touarègues non encore
connues8 », c’est une collection de 572 poèmes, soit près de 6000 vers, qu’il a recueilli entre
le 18 mars et le 6 juillet 1907. Son principal collaborateur était alors Mokhammed ag Gheli,
un homme de père arabe et de mère touarègue que les militaires français employaient depuis
plusieurs années comme auxiliaire. Mokhammed ag Gheli l’a également aidé à réviser les
textes en prose recueillis par Motylinski avant que ses fonctions d’auxiliaire de l’armée
française ne l’obligent bientôt à regagner In-Salah. Foucauld l’a alors remplacé par Ba
Hammou, arabe originaire de Ghât qui restera son collaborateur jusqu’au bout, et dont il
reconnaîtra dans la préface de ses Poésies touarègues qu’on doit le considérer comme le co-
auteur de son œuvre. Installé depuis longtemps au Hoggar où il est secrétaire de l’amenokal
Ce programme de travail – qui, cette fois, est le sien – recouvre grosso modo la partie
linguistique du programme qu’il avait détaillé six ans plus tôt dans sa lettre du 29 mai 1908.
Les proportions sont moindres, puisque le recueil de poésie rassemble 6.000 vers et non les
30.000 vers dont il avait parlé à René Basset – un objectif de toute façon irréaliste. Sur les
trois items dont il compte venir à bout « pour 1916 et 1917 », deux, le 4 et le 5, seront
effectivement menés à bien. Il s’en sera fallu de peu puisque, comme je l’ai dit, c’est
seulement le 28 novembre 1916 qu’il put écrire dans son diaire, en soulignant : « Fini les
poésies touarègues. » Les dernières lignes de la lettre qu’il a écrite à Laperrine le jour même
de sa mort sont d’un ouvrier content d’avoir bien travaillé : « Vous ai-je dit que j’ai achevé la
copie pour l’impression des Poésies et des Proverbes ? C’est complètement fini et bon à
imprimer. – Il reste la revue des Textes en prose de Motylinski, qui est peu de chose, et enfin
la Grammaire, qui m’effraie d’avance, mais qu’il faudra pourtant tâcher de mettre tant bien
que mal sur pied » (Foucauld 1954 :166).
La revue des textes en prose, qu’il avait longuement retravaillés avec ses
collaborateurs et qui n’avaient plus grand chose à voir avec ce que Motylinski avait recueilli,
aurait assurément été peu de chose pour lui. Il ne lui restait plus qu’à en harmoniser la
transcription avec celle des Poésies, et à corriger les fautes qui pouvaient encore y subsister
(Chatelard 1995 : 174) – bref, un travail de pure exécution. Il avait également mis au point
une traduction juxtalinéaire, qui pouvait aisément être transformée en traduction plus cursive.
René Basset a publié en 1922 l’original touareg dans l’état où les militaires de lui avaient
transmis, sans y faire de retouches. En 1984, une équipe de chercheurs a publié une version
révisée de l’ouvrage de 1922 en y joignant une traduction en français courant élaborée à partir
du mot à mot laissé par Foucauld. L’ensemble – texte touareg et version française – fourmille
d’erreurs de tous ordres car aucun d’entre eux n’avait les compétences linguistiques requises,
mais peut au moins donner au grand public une idée approximative du travail de Foucauld.
9 Les fiches et le cahier sont conservés au centre diocésain de Viviers. Là encore, Sœur Lara m’a assisté
dans leur consultation et a réalisé pour moi toutes les photographies dont je pouvais avoir besoin.
10 Sans doute ces notes préparatoires sont-elles le fruit du travail accompli avec le docteur Dautheville dont
Antoine Chatelard nous parle dans son article (op. cit., 1995 : 162).
transcription adoptée autorisent à situer ces fiches à une date antérieure à la rédaction finale
du Dictionnaire. On peut supposer que Foucauld les avait sous les yeux quand il a composé
son appendice et que, ne voulant pas aboutir à un document trop lourd, il n’en a retenu que
l’indispensable. Notons également que ces choix de transcription lui ont compliqué la tâche,
en lui faisant apparaître comme différents des types qui n’en forment en réalité qu’un seul.
C’est ainsi que, au côté du type 26 illustré par eksen, il a isolé un type 28 et un type 29
illustrés respectivement par eliĕm et edouĕl. Or il s’agit dans les trois cas d’un même type de
verbe, de la forme eC1C2eC3. Ayant noté par des voyelles les semi-consonnes j et w, il a eu
l’impression qu’il s’agissait d’une forme de racine différente. Quant aux voyelles qu’il note e
et ĕ, elles ne sont que des réalisations différentes d’un même phonème. Mais la notion de
phonème n’avait pas encore été dégagée à l’époque. Du reste, les spécialistes ne s’accordent
toujours pas sur la phonologie du touareg.
Les noms qu’il donne aux différents schèmes verbaux – il les appelle des « temps » –
montrent qu’il leur attribue des valeurs temporelles, alors que, quelle que soit la façon dont ils
les désignent, tous les spécialistes s’accordent aujourd’hui à leur donner une valeur plutôt
aspectuelle (voir, sur la figure 1, les termes utilisés par Lionel Galand (1974 : 15-41) et Karl
G. Prasse (1972-1974, VI et VII, passim). Il avait probablement conscience que sa
terminologie n’était qu’un pis-aller car, dans les Poésies touarègues, ses traductions donnent
rarement aux schèmes verbaux la valeur que laisseraient prévoir les noms qu’il leur a attribués
ici. J’imagine qu’il n’a pas osé s’affranchir de Hanoteau, son guide en ces matières. Voici ce
que celui-ci écrivait dans le paragraphe « conjugaison du verbe » de son Essai de grammaire :
Il n’y a qu’une conjugaison, et elle n’admet qu’un mode, qui exprime généralement l’idée du
passé, souvent celle du présent et quelquefois celle du futur. Nous l’appellerons, pour fixer les
idées, aoriste.
Les modifications du temps s’obtiennent au moyen de quelques particules placées en avant
du mode unique, ou par l’introduction du son a avant la dernière articulation de ce mode.
La conjugaison a pour base un radical, qui sert en même temps d’impératif à la deuxième
personne du singulier. C’est par ce radical que nous énoncerons ordinairement les verbes, tout
en nous servant, en français, de l’infinitif pour le même usage. (Hanoteau 1896 [1860] : 55)
2.2. Dérivations.
Cela nous amène à parler du système des dérivations. Car, si les formes qu’il appelle
« d’habitude » ne sont plus aujourd’hui considérées comme les schèmes d’un verbe dérivé, il
y a bien un système de dérivation en touareg, et, sur ce point, ses successeurs ne sont pas en
désaccord avec lui. Du reste, lui-même n’a fait que compléter Hanoteau, qui, dans l’ensemble,
avait assez bien vu ce qu’il en était. Énumérons, avec la numérotation qu’il leur a donnée, les
formes de dérivation répertoriées dans l’appendice. La forme 1, obtenue par préfixation d’une
sifflante (s ou z ; les parlers méridionaux utilisent aussi les chuintantes sh et j) a un sens
factitif ou causatif ; ainsi, seksen, dérivé de forme 1 de eksen, signifie « faire haïr ». Les
formes 2 et 4, dont l’une est obtenue par préfixation d’un m et l’autre par préfixation d’un n,
notent soit le passif, soit la réciprocité. La forme 2bis, obtenue par préfixation de la séquence
nem, note la réciprocité : nemeksen signifie « se haïr mutuellement ». Les formes 3 et 3bis,
d’ont l’une est obtenue par préfixation d’une séquence que Foucauld note tou (on la noterait
plutôt tw aujourd’hui) et l’autre par préfixation d’un t, notent le passif. Ainsi toueksen signifie
« être haï », de même que teksen. Certaines dérivations peuvent se combiner. Ainsi, la
combinaison de la dérivation 1 et de la dérivation 2bis produit sennemeksen : « faire se haïr
mutuellement ». Toutes les autres formes que Foucauld considère comme des dérivations sont
ces formes d’habitude dont on a vu qu’elles représentent en réalité des schèmes
supplémentaires. L’appendice superpose donc deux logiques de classement. L’énumération
des 277 (260 + 17) types de conjugaison est déjà un classement en soi, mais comme, en
dehors des 111 verbes primitifs, ces types se répartissent selon les formes de dérivation
auxquelles ils appartiennent, cela nous fait un deuxième classement. Les types de
conjugaisons correspondant à une même forme de dérivation sont contigus : types 112 à 175
pour la forme de dérivation 1, 176 à 181 pour la forme 2, 182 à 189 pour la forme 2bis, 190 à
205 pour la forme 3, etc.
Pour poursuivre l’examen de cette affaire de dérivation, il me paraît intéressant
d’utiliser, plutôt que l’appendice grammatical du Dictionnaire, le cahier dont j’ai parlé plus
haut. On lit en haut de sa première page : « Ceci contient tous les verbes contenus dans le
dictionnaire touareg français, primitifs et dérivés, classés par conjugaison. » ; ce qui me paraît
indiquer que le document est postérieur à l’achèvement du dictionnaire. Une partie des
informations contenues dans l’appendice a disparu, d’autres sont apparues : Foucauld a
reproduit, avec la même numérotation, la liste des verbes qui lui avaient servi d’exemple mais
n’a pas jugé bon de détailler leurs conjugaisons ; en revanche, chacun d’eux est devenu le titre
d’une rubrique où sont énumérés tous les verbes qui se conjuguent de la même manière que
lui. Le nombre total de verbes contenus dans la rubrique est indiqué à la fin de l’énumération.
Ainsi, il y a 286 verbes qui se conjuguent de la même façon que eksen. Voyons, à titre
d’exemple, ce qu’il en est des verbes figurant dans les rubriques 176 à 181, c’est-à-dire tous
les verbes dérivés selon la forme 2. Ceux qui servent de titre sont miellel, mehiiet, mar,
mekch, meseou et mehiouǧ, comme on le voit sur la figure 3, où j’ai reproduit le passage du
cahier qui leur est consacré. Ces rubriques n’étant rien d’autre que des énumérations de
verbes, tout ce que je m’apprête à en dire s’appuiera sur le Dictionnaire touareg-français.
Figure 3. Les verbes dérivés selon la forme 2, d’après le cahier de Foucauld.
— Rubrique 176. Le verbe titre miellel « se suivre l’un l’autre » est présenté dans le
Dictionnaire comme dérivant de ilal « suivre » (Foucauld 1951-1952, III : 1059 et 1062)11.
Miellal, le deuxième verbe de la rubrique, est une forme alternative du même verbe.
Bizarrement, Foucauld a fait figurer à la suite cinq verbes qui, comme il le signale, relèvent
de la dérivation n° 4 puisqu’ils sont préfixés en n. Il semble ici gêné par le fait qu’il a
superposé deux logiques de classement : des verbes peuvent être le produit de formes de
dérivation différentes tout en se conjuguant de la même manière, ce qui est le cas ici. Ces cinq
verbes sont : nieffed « se prêter réciproquement l’un à l’autre », dérivé de effed « prêter »
(Ibid., I : 300 et 301) ; nieffer « se cacher réciproquement l’un à l’autre », dérivé de effer
« cacher » (Ibid., I : 334 et 335)12 ; niaram « s’essayer réciproquement l’un l’autre », dérivé
de arem « essayer » (Ibid., IV : 1636) ; niasam « être réciproquement jaloux l’un de l’autre »,
dérivé de asem, dont l’un des sens est « être jaloux de » (Ibid., IV : 1833) ; niaẓam « médire
réciproquement l’un de l’autre », dérivé de aẓem « médire de » (Ibid., IV : 1967)13 .
— Rubrique 177. La notice Ta. 2 portée après mehiiet signale que ce verbe suit une
forme particulière de conjugaison, dont l’existence avait totalement échappé à Hanoteau et sur
laquelle il est inutile de donner des détails ici. Il signifie « se rencontrer réciproquement », et
Foucauld le fait dans son dictionnaire dériver de houiiet « être égal en âge » (Ibid., II : 542 et
544). La dérivation ne me paraît pas aller de soi, mais elle est rendue plausible par le fait que
le deuxième verbe de la rubrique, meẓiiet « avoir réciproquement le temps long l’un après
l’autre », est donné dans le Dictionnaire comme dérivant de ẓouiiet « avoir le temps long
après » (Ibid., IV : 1945), dérivation de même forme et qui, elle, est indiscutable. Pour le
troisième verbe, meseṛiiet, « se crier réciproquement l’un à l’autre » (Ibid., IV : 1710 et
1711), Foucauld signale qu’il combine les dérivations 1 et 2. Il s’obtient effectivement par
préfixation d’un m à partir de seqqiiet « crier », mais ce seqqiiet, qui a bien la forme d’un
11 Rappelons que le Dictionnaire classe les mots par racines, ce qui implique que tous les dérivés d’un
verbe apparaissent à sa suite.
12 Le Dictionnaire donne aussi une forme alternative nieffar, qui n’est pas reporté ici sur le tableau mais le
sera plus loin, lorsqu’il abordera sa forme de dérivation n° 4 ; c’est là qu’on voit à quel point l’existence de
deux logiques de classement le met en difficulté.
13 le Dictionnaire signale à la même page une forme alternative nieẓem, qui n’est pas répertoriée dans le
Pour conclure
Ce rapide parcours nous aura au moins donné une idée de la complexité du système de
dérivation verbale en touareg, et aussi des difficultés de classement auquel Foucauld a été
confronté sans toujours parvenir à les résoudre. Je ne sais pas à quoi attribuer les incohérences
de détail que j’ai relevées en passant, hormis au fait que la combinaison de deux logiques de
classement les rendait à peu près inévitables. Notons également que le cas du verbe tesel,
auquel le corps du Dictionnaire attribue un certain type de conjugaison alors que le cahier
écrit par la suite lui en attribue un autre, montre qu’il n’avait pas encore arrêté son opinion sur
ces matières et qu’elle était susceptible d’évoluer encore. Cependant, tout imparfait qu’il soit,
son exposé du système verbal – et en particulier l’appendice « Conjugaison des verbes » –
comporte toutes les informations nécessaires à qui veut savoir comment se conjugue un verbe
touareg. André Basset pensait probablement à cet appendice quand, dans son avant-propos au
Dictionnaire touareg-français, il balançait les éloges et les réserves :
Non seulement [le travail de Foucauld] a parfaitement rendu caducs tous ceux qui l’ont
précédé sur le même parler, mais jamais, pour aucun parler berbère, pareil effort n’a été fait.
[…] jamais le développement d’une racine n’a été poussé aussi loin ; jamais les flexions n’ont
été aussi méthodiquement signalées […]. Et si, assurément, nous ne suivons pas toujours le Père
14
La dérivation est du même type que pour les autres verbes de la rubrique, si l’on tient compte du fait que
le préfixe t de teṛouiit n’est que la marque du féminin, et que la séquence qq est le résultat normal d’un
redoublement du ṛ.
de Foucauld dans la vue qu’il a eue des problèmes, si, comme en toute œuvre magistrale, telle
ou telle formulation provoque et mérite la discussion, les faits eux-mêmes demeurent. (Basset
1951-1952 : XII)
Effectivement, les faits demeurent ; ils auront été l’unique matière première des longs
développements consacrés au verbe dans le Manuel de grammaire touarègue que Karl-G.
Prasse a publié un demi-siècle plus tard (Prasse 1972-1974, passim ). Le linguiste danois a
simplifié la présentation de Foucauld en considérant qu’une « variété » (c’est son terme) de
conjugaison est l’ensemble formé par la conjugaison d’un verbe et celle de tous ses dérivés.
Les interférences entre deux classements auxquelles Foucauld s’était heurté sont ainsi évitées.
Il a classé ensuite ces variétés, au nombre de 65, dans un schéma en arbre où elles se
regroupent par affinité en « types », lesquels se regroupent à leur tour en 19 grands
ensembles. Majestueux travail qui ne pouvait venir que dans un second temps, une fois les
données recueillies et répertoriées au moins de façon sommaire. Au fond, Foucauld aura été à
Prasse ce que, pour reprendre une distinction un peu artificielle mais volontiers utilisée dans
les manuels d’ethnologie, un ethnographe est à un ethnologue : le premier recueille les
données au cours d’enquêtes sur le terrain et les classe du mieux qu’il peut, le second les
médite dans le silence de son cabinet et en tire la leçon. Ce fut sa manière à lui de pratiquer
dans son travail scientifique la vertu chrétienne d’humilité. En ce sens, on peut dire que
l’homme qui s’est mis en route pour le Hoggar en janvier 1904 est resté jusqu’au bout, par-
delà tous les changements, fidèle à lui-même. Lui qui s’était donné comme idéal la vie cachée
de Jésus à Nazareth aura manié la plume comme le charpentier manie le rabot, avec une
ardeur opiniâtre, rustique et méticuleuse qui ne s’est éteinte qu’avec lui.