0% ont trouvé ce document utile (0 vote)
295 vues37 pages

Culte de Saint Eugène à Trébizonde

Bernadette Martin-Hisard, Trébizonde et le culte de saint Eugène (VIe-XIe siècles). REArm V.14 (1980)

Transféré par

chaiko
Copyright
© © All Rights Reserved
Nous prenons très au sérieux les droits relatifs au contenu. Si vous pensez qu’il s’agit de votre contenu, signalez une atteinte au droit d’auteur ici.
Formats disponibles
Téléchargez aux formats PDF, TXT ou lisez en ligne sur Scribd
0% ont trouvé ce document utile (0 vote)
295 vues37 pages

Culte de Saint Eugène à Trébizonde

Bernadette Martin-Hisard, Trébizonde et le culte de saint Eugène (VIe-XIe siècles). REArm V.14 (1980)

Transféré par

chaiko
Copyright
© © All Rights Reserved
Nous prenons très au sérieux les droits relatifs au contenu. Si vous pensez qu’il s’agit de votre contenu, signalez une atteinte au droit d’auteur ici.
Formats disponibles
Téléchargez aux formats PDF, TXT ou lisez en ligne sur Scribd
Vous êtes sur la page 1/ 37

TRÉBIZONDE ET LE CULTE DE SAINT EUGÈNE

(6'-1Γ s)
*

Saint Eugène et ses trois compagnons Valérien, Canidios et Akyla


auraient été martyrisés à Trébizonde sous Dioclétien1. Au 13e s,
Eugène est le patron officiel de l’empire des Grands Comnènes2 qui
frappent monnaie à son effigie3. Le protonotaire et protovestiaire
Constantin Loukitès compose mj un récit de son martyre4. Plus tard,
le métropolite Joseph Lazaropoulos
MJ met par écrit en deux opuscules
la tradition de ses miracles5. Cependant le culte d’Eugène dans la ville
est déjà attesté dans la seconde moitié du 1Γ s par le patriarche Jean
Xiphilin. Originaire de Trébizonde, il écrit une Passion d’Eugène6 et
raconte également les principaux miracles opérés de son temps par le
saint7. C’est là un témoignage précieux, car les mentions antérieures
d’Eugène sont rares et laconiques. Sans doute Eusèbe de Césarée
a-t-il affirmé l’ampleur des persécutions de Dioclétien dans le Pont
mais sans donner aucun nom8. Un culte local d’Eugène doit toutefois
• De cet article a été tirée une communication présentée à la «Rencontre franco-
soviétique» organisée à Paris les 4 et 5 novembre 1979 par le Centre d’Études Byzantines
de l’Université de Paris I sur le thème «Géographie historique du monde proto­
byzantin».
1 Bibliotheca Hagiographica Graeca, Bruxelles 1957 (3e éd.), tome I, 608y-613 (cité
désormais B.H.G.).
2 Sur ce sujet, se référer toujours d'une manière générale à Mgr Chrysanthos,
«L’Église de Trébizonde» (en grec), dans Archeion Pontou 4-5. Athènes 1936 (cité
désormais Chrysanthos).
3 O. Retowski, Die Münzen der Kommenen von Trapezunt, Braunschweig 1976.
4 B.H.G. 609, Laudatio a. Constantino Lucita, éd. A. Papadopoulos-Kerameus.
Fontes Imperii Trapezuntini, Petropoli 1897 (réimpr. anast. Hakkert, Amsterdam 1965),
p 1-32 (cité désormais Papadopoulos-Kérameus); sur Loukitès (mort en 1340) et sur
son œuvre, Chrysanthos, p 339-341 et passim.
5 B.H.G. 611, Oratio a. loseph ep. Trapezuntis, éd. Papadopoulos-Kérameus,
p 52-77, et B.H.G. 612, Miracula a. loanne Lazaropulo ep. Trapezuntis, ibid., p 78-136.
Sur Joseph Lazaropoulos, Chrysanthos. p 209-211 et 250-254; il fut métropolite de
Trébizonde de 1364 à 1367 sous l’empereur Alexis III qui fut couronné en 1350’dans
l'église de saint Eugène, le 21 janvier, jour de la fête du saint.
6 B.H.G. 609z, Passio a. loanne Xiphilino, pair. CP., éd. O. Lampsidis. «Saint Eugène
de Trébizonde» (en grec), dans Archeion Pontou 18, 1953, p 138-163 (cité désormais
Lampsidis).
7 B.H.G. 610. Miracula a. loanne Xiphilino, éd. Papadopoulos-Kérameus, p 33-51.
8 Eusébe de Césarée, Historia Ecclesiastica VIII, XII, 6, éd. et trad. par G. Bardy,
tome III (Livres VIII-X), Sources Chrétiennes n° 55, Paris 1958, p. 26
308 B. MARTIN-H1SARD

exister aux 6e et 7e s puisque deux sources écrites livrent pour la


première fois son nom à propos·ι·; d’un aqueduc dit «du martyr Eugène»9
et du martyrium du saint10. Ce dernier n'a cependant pas été retenu
par l’auteur de la collection métaphrastique11, et seuls le Synaxaire
de Constantinople12 et le Ménologe de Basile•7* II13 fournissent enfin
quelques détails sur le martyre d’Eugène et sur ses compagnon. C’est
en combinant ces rares notices et en s’inspirant d’autres vies de saints
que Jean Xiphilin aurait donc, le premier, composé une Passion
d’Eugène : telle est, du moins, l’opinion de son éditeur O. Lampsidis14.
Nous voudrions présenter ici deux textes nouveaux de la Passion
d’Eugène, un grec et un arménien, et, après les avoir confrontés au
texte de Xiphilin, montrer comment ils peuvent contribuer à dissiper
l’obscurité qui cache les circonstances et les raisons du développement
du culte d’Eugène à Trébizonde.

I. Les textes de la Passion d’Eugène

La Passion grecque, restée inédite, est représentée par un unique


manuscrit, daté du 1Γ s, le manuscrit 100 de la Bibliothèque Patriarcale
de la Halki d’Istanbul15. Dans ce ménologe de l’année, la Passion
9 Procope de Césarée, Περί χτισμάτων, III, VII, 1, qui précise à propos de
Trébizonde : «ού δή άπορίας ύδάτων ούσης, όχετόν έτεκτήνατο 'Ιουστινιανός βασιλεύς
δνπερ Εύγενίου καλοϋσι μάρτυρος». On a retrouvé dans le mur de l’ésonarthex de
l’église Saint-Basile une inscription de Justinien provenant peut-être de cet aqueduc,
voir R. Janin, Les Églises et les Monastères des grands centres byzantins, Paris, 1975.
p 260. (cité désormais Janin, Eglises).
10 Anania Sirakaci, Autobiographie, trad. H. Berberian, «Autobiographie
d'Anania Sirakac'i», dans REArm 1 (1964), p 189-194. Anania trouva le docteur
byzantin Tychikos à Trébizonde «dans le martyrium de st Eugenius» (p. 192).
11 A. Ehrhard, Überlieferung und Bestand der hagiographischen und homiletischen
Literatur der griechischen Kirche, Leipzig 1937, tome 2, p 531-592 (cité désormais
Ehrhard). H. G. Beck, Kirche und Theologische Literatur im byzantinischen Reich,
München 1959, p 573-575. Aucun des ménologes métaphrastiques étudiés depuis la
parution de ces deux ouvrages ne contient la mention de saint Eugène et de ses
compagnons.
12 H. Delehaye, Syna.xarium Ecclesiae Constantinopolitanae, Propylaeum ad Acta
Sanctorum Novembres, Bruxelles 1902, col. 406, 1. 24.
13 Ménologe de Basile IL dans J. P. Migne, Patrologiae cursus compléta. Sériés
graeca, Paris 1894, tome 117, col. 269. (cité désormais P.G).
14 O. Lampsidis. p. 165.
15 B.H.G. 608y. Il est décrit par Ehrhard, tome 1, pp. 327-331. L'Institut de
Recherche et d'Histoire des Textes de Paris en possède un microfilm que nous avons
pu utiliser grâce à l'obligeance du P. Paramelle. Écrit en 274 feuillets sur 2 colonnes, ce
manuscrit se présente comme un ménologe de l'année, il contient 46 passions ou vies
de saints sous 58 numéros. La Passion d Eugène, sous le n° 42, se trouve aux P 163v-176r.
Nous en publierons prochainement l'édition et la traduction.
LE CULTE D’EUGÈNE À TRÉBIZONDE 309

d'Eugène figure entre le martyre de saint Cyriaque le 31 mars et celui


de Basile d’Amasée le 26 avril. Sans date initiale, ce texte — que par
commodité nous appellerons désormais ΓAnonyme grec — s’intitule
«Martyre des saints et célèbres grands martyrs Valérien, Canidios,
Akyla et Eugène de Trébizonde»16. Après la doxologie finale, le copiste
a soigneusement tracé une ligne en pointillés et inscrit la réflexion
suivante : «La fête vénérable de tous ces saints a lieu le 21 du mois de
janvier. Que personne ne nous reproche de ne pas avoir écrit en
respectant l’ordre, car c’est après avoir cherché partout et avoir trouvé
que nous avons écrit ce que nous avons trouvé»17.
De la Passion arménienne, il existe plusieurs témoins, tous très
tardifs18, à l’exception d’un manuscrit du 12e s, le 178 du fonds
arménien de la Bibliothèque Nationale de Paris19 qu’il convient
d’utiliser, car l’édition faite au 19e s repose
·!·; sur un manuscrit du 18e s.
Le texte porte ce titre : « Récit du martyre des saints martyrs et illustres
confesseurs Eugène, Valérien, Candide, Akyla et Macaire qui eut lieu
à Trébizonde le 21 janvier»20.

16 foL 163va, 1.17: «Μαρτύριον τών άγιων καί ένδόξων μεγάλων μαρτύρων
Ούαλεριανοϋ, Κανιδίου, Άκύλα καί Εύγενίου τών έν Τραπεζοΰντι.»
17 fol 176Γ b, 1. 23: «Τούτων τών άγιων ή πάνσεπτος πανήγυρις τελείται μηνί
Ίανουαρίω, εϊκάδι πρώτη. Και διά τό μή γραφέσθαι καθ’ ειρμόν ήμδς μη δεις μεμφέσθω
ότι έρευνώντες πανταχοϋ καί εύρίσκοντες τά ευρισκόμενα έγράψαμεν. »
18 Cette Passion arménienne, signalée dans Bibliotheca Hagiographica Orientalis,
Bruxelles 1910, 285. a été éditée dans Vark' ew vkayufiwnk' srboc hatantir k'alealk' i
iar9ntrac\ Venise 1874, vol 1, p 390-411. Cette édition, sans aucun apparat critique,
est fondée sur un manuscrit non précisé du fonds du monastère Saint-Lazare de Venise.
Il semble que ce puisse être le manuscrit 307 daté de 1852-53: voir B. Sarghissian,
Grand catalogue des manuscrits arméniens de la Bibliothèque des Pères Mékhitaristes
de Saint-Lazare (en arménien), Venise 1914, tome 2, 1179sq. Un deuxième manuscrit
de cette Passion se trouve dans la bibliothèque du couvent de Nor-Jula. S. Ter-
Avestissian, Katalog der armenischen Handschriften in der Bihliothek des Klosters in
Neu-Djuifa. Bdl, Wien 1970, c’est le manuscrit 253, de 1671: la Passion d’Eugène
se trouve aux fol. 173b-177b. Un troisième manuscrit est à Erévan : M. Van Esbroeck.
U. Zanetti, «Le manuscrit Erévan 993. Inventaire des pièces», dans REArm 12 (1977),
a-174
p 122-167 : la pièce 98, fol. *bI71
, de ce manuscrit de 1456 est la Passion
d'Eugène.
19 F. Macler, Catalogue des manuscrits arméniens et géorgiens de la B.N., Paris
1908, p 98-99. Ce manuscrit du 12e s. écrit en erkat’agir en 643 feuillets sur 2 colonnes,
est un martyrologe; la Passion d’Eugène dont nous comptons publier la traduction se
trouve aux fol. *.435
-443
20 Fol. *a435
, 1. 30 : «Témoignage des saints martyrs et glorieux témoins Eugénios.
Valerianos, Kantitos, Akiwlas, Makarios. qui rendirent témoignage dans la cité de
Trébizonde le 21 janvier». Sur la faute de traduction qui a provoqué la présence de
Macaire, cf infra, note 70.
310 B MARTIN-H1SARD

A. Éléments constitutifs de la Passion


La comparaison de ces deux textes avec celui de Xiphilin impose
d’abord l’analyse de cette Passion. Le récit, d'après grec21,
commence par un long exposé •I·] du contexte, suivi de cinq parties,
chacune scandée par un miracle.
Contexte : Dioclétien et Maximien promulguent à Rome un décret
obligeant tous leurs sujets à sacrifier aux dieux et menaçant les
chrétiens22. Devant la vive résistance de l’Égypte, Dioclétien part y
faire appliquer personnellement le décret23. A son retour, les empereurs
apprennent l'opposition de la Grande Arménie et de la Cappadoce, ils
nomment deux nouveaux gouverneurs, Lysias et Agricola24. L’action
de Lysias fait de nombreux martyrs à Sébasté, à Nicopolis •A et dans
la région. A Satala, Lysias se heurte à des limitanei chrétiens qu’il
condamne à l’exil à Pityus25. Des habitants de Trébizonde viennent
lui dénoncer trois maîtres chrétiens cachés dans les forêts, Valérien,

21 Nous donnons infra la correspondance des passages de ΓAnonyme grec (en


abrégé Ag) avec ceux du texte arménien (Ar) et de Xiphilin (X). X est cité d’après les
lignes de l'édition Lampsidis, Ag d'après les folios, colonnes et lignes du manuscrit
d’Istanbul, Ar d’après les pages et lignes de l’édition de Venise.
22 Ag 163va, 1. 24- 164rb, 1. 8; Ar 390,1. 4-391, 1. 14; X 6-27. Ag et Ar donnent le
texte du décret et précisent qu'il est affiché au Capitole de Rome après consultation
des prêtres, du sénat et des grands de la ville ; X se contente d'analyser le décret.
23 Ce passage se trouve uniquement dans Ag 164rb, 1. 9-165ra, 1. 26. Des païens
d’Alexandrie viennent dénoncer les chrétiens d'Alexandrie, d’Égypte et de Thébaïde,
et surtout les moines. A l'arrivée de Dioclétien, les chrétiens fuient dans le désert ou
hors du pays, d'autres se livrent spontanément. Parmi les personnes arrêtées par
Dioclétien, figurent Arreianos, hégémôn de Thébaïde et ses quatre protiktores, convertis
par les miracles d'Askla, Léonidos, Philimon et Apollônios. Dioclétien les fait jeter à
la mer. Il revient ensuite à Rome où l’on célèbre une victoire militaire de Maximien.
24'Ag 165ra, I. 27-rb, 1. 29; Ar 391, 1. 15-32; X 27-39. X précise que se révoltent
avec l'Arménie et la Cappadoce «tous ceux qui habitent sur le bord du Pont Euxin».
25 Ag 165rb, 1. 30- *a166
, 1. 33; Ar 391, 1. 33-392, 1. 3; X 40-126. Ag nomme les 40
martyrs de Sébasté et Auxence, X, qui nomme également les 40 martyrs de Sébasté,
remplace Auxence par Eustrate, précise les 45 martyrs de Nicopolis, et ajoute Sévérianos
de Sébasté. Ar se contente de signaler brièvement et sans citer de noms que de nombreux
chrétiens sont arrêtés, souvent sur dénonciation des païens; la seule ville mentionnée
est Satala, mais il ne mentionne pas l'histoire des limitanei de Satala; or celle-ci fait
l'objet dans Ag et dans X d’un véritable petit récit : Lysias convoque à Satala une réunion
publique solennelle et fait lire le décret impérial qu'il commente. Des chrétiens affirment
ouvertement leur foi. Lysias apprend que ce sont des limitanei, il les fait emprisonner
et, le lendemain, ayant vainement essayé de les détourner de leur foi, il les exile à
Pityus, Ag ajoute qu'ils sont alors conduits à Trébizonde, d’où un bateau les conduit
à leur exil.
LE CULTE D’EUGÈNE À TRÉBIZONDE 311

Canidios et Eugène. Sur leur conseil, Lysias décide de feindre une


expédition de chasse qui surprendra les saints sans donner l’éveil26.
* partie : Au cours de l’expédition sont découverts successivement
Γ
Valérien et Canidios qui sont arrêtés avec un jeune paysan chrétien,
Akyla, et enfermés dans la prison de Trébizonde. Eugène est resté
introuvable27. Lysias, venu de Satala, interroge les trois chrétiens et,
devant leur refus de sacrifier, les livre aux bourreaux, mais leur prière
fait tomber à terre comme morts les bourreaux.
•Λ Les saints sont
reconduits en prison28.
2e partie: Le Christ apparaît à Eugène qui était caché dans une
grotte pour
•I·; l’encourager. Intriguée par les chants qui proviennent de
la grotte, une femme qui ramassait du bois •I·; alerte les habitants de
Trébizonde: Eugène est découvert et arrêté29. Le texte est ici lacu­
naire, il reprend au milieu de l’interrogatoire d’Eugène30. Le saint

26 Ag 166
*a, 1. 34- I67
*a, 1. 2; Ar 392,1. 4-393,1. 12; X 127-160. Dans Ag les dénon­
ciateurs nomment Valérien, Canidios, Akyla et Eugène, définis comme des maîtres
(διδάσκαλοι) cachés «έν τή περιχώρφ τής Τραπεζουντίων, πλησίον Σηδίσκων καί τών
λοιπών κάστρων»; on verra plus loin qu’Akyla n’est nullement un maître. Ar suit ce
récit. X. sans citer Akyla, précise qu’Eugène est «άνά τήν πόλιν», Valérien «κατά τό
τών Έδίσκων πολίχνιον», et Canidios «έν τή κώμη ή Σολόχαινα τούνομα». Dans Ag
et Ar, Lysias redoute que les quatre saints ne s’enfuient dans une autre région ou chez
les barbares voisins.
27 Ag 167*a, 1. 2- I68
*a. 1. 9; Ar 393.1. 13-395,1. 14; X 161-210. Dans Ag, Valérien
est arrêté le premier, ensuite les chasseurs trouvent prés de Sidischas, un jeune paysan.
Akyla, qui leur indique où trouver Canidios. Akyla le voyant arrêté se déclare chrétien
et décide de rester avec les deux maîtres, ce qu’approuve Valérien. Dans Ar et X,
Canidios est arrêté le premier, puis à Ediskas (ou Sidischas) Valérien et Akyla. X avait
en effet bien dit que Valérien se trouvait à Ediskas. Les trois textes précisent qu'il
faut trois jours pour aller du dernier lieu d'arrestation à Trébizonde.
28 Ag I68
*a, I. 9- 170ra, 1. 23; Ar 395, I. 14-398,1. 19; X 210-308. Selon Ag et Ar, le
duc Lysias met cinq jours pour aller de Satala à Trapezus, détail absent de X. Ce
passage contient les prières 1 (les saints en prison), 2 (les saints avant l'interrogatoire).
3 (les saints pendant les tortures); la prière 1 manque dans X. Ag précise que le
démosion où se déroule l'interrogatoire se trouve «κάτω, έγγύς τής παράλου, πλησίον
τής μορινής πόρτας», ce qui se retrouve dans Ar où la porte est appelée vawresin.
Dans Ag, les saints sont attachés au bois (ξύλον). leurs corps écorchés puis brûlés
par des lampes. X précise l'emploi d’ongles de fer (σιδηροίς όνυςι) détail qui se trouve
également dans Ar.
29 Ag 170ra, 1. 24- 170 *b, 1. 37; Ar 398, 1. 20 - 400, 1. 2; X 309-363. Eugène est caché
dans la grotte dite des Epines. Ar précise que la femme passait près de cette grotte
dans le lieu qu'on appelle Varanxay. La femme a beaucoup de mal à convaincre les
habitants de Trébizonde qu'elle n’est pas folle et qu'elle a réellement entendu des voix
sortant de la grotte.
*
30 Le folio 170 se termine avec le début d’un psaume chanté par Eugène arrêté
et le folio 171r commence par la question «Έκ τής πόλεως ταύτης εί ή έτέρου
312 B MARTIN-HiSARD

demande à voir les idoles des païens et, par sa prière, fait tomber à
terre en miettes les trois plus importantes.
•I·; La foule se convertit31.
Lysias interroge Eugène une nouvelle fois et, comme il persiste dans sa
foi, le fait torturer. En vain32.
3e partie : En colère, Lysias ordonne de jeter les quatre saints dans
un brasier allumé en dehors de la ville. Des anges les y accueillent et,
miraculeusement, le feu les épargne. Lysias décide alors la mort

κτήματος;». Cette question, placée dans la bouche de Lysias, se trouve chez Ar 401,38
et X 408, mais elle est précédée d'un long passage qui manque dans Ag (Ar 400, 1. 2-
401,1. 38 et X 364-407) : les dénonciateurs préviennent Lysias de l'arrestation d'Eugène.
Lysias renvoie chacun chez soi et Eugène est mis en prison où il passe la nuit à prier
(prière 4). Le lendemain Eugène est conduit pour être interrogé; il se contente de dire
qu'il est chrétien, ne mérite pas d’être appelé maître et enseigne à croire au Père, au
Fils et à l'Esprit. Lysias accuse alors les chrétiens d'adorer trois dieux. Eugène lui
explique la Trinité. Lysias décide de faire preuve de douceur et lui demande de quelle
ville il est. Ici reprend Ag. Les trois textes redeviennent alors exactement parallèles :
Ag 171ra, 1. 1 -b, 1. 7; Ar 401, 1. 39-402, 1. 25; X 407-427. Après avoir redit qu'il était
chrétien, le saint dit s'appeler Eugène. Plaisantant sur son nom, Lysias l'incite à sacri­
fier à Zeus, Apollon et Artémis (Ar ne donne pas le nom des dieux). Le saint sourit en
lui-même (détail qui se trouve dans les trois textes) et demande où sont les dieux
(Ag et Ar précisent que les idoles se trouvent au milieu de la ville dans un lieu
appelé Némésion). Persuadé qu'Eugène veut sacrifier, Lysias lui promet des récom­
penses.
La lacune de Ag paraît tout à fait évidente, elle correspond à 43 lignes de X et à
deux pages de Ar. La fin de l'interrogatoire, commune aux trois textes, correspond à
201 lignes de X, un peu moins d'une page de Ar, une colonne plus 8 lignes de Ag. La
lacune équivaut pratiquement au double de la longueur de la fin de l'interrogatoire,
ce qui donnerait deux colonnes, au grand maximum trois, à Ag, en tout cas pas quatre,
c'est-à-dire pas un folio entier. Il semblerait donc que le copiste ait eu un manuscrit
incomplet comme modèle (ce qu’il ne signale pas) ou que, dans sa hâte, il ait lui-même
omis un passage.
31 Ag 171rb, 1. 5 -171 vb, 1. 2; Ar 402.1. 26-403,1. 31 ; X 428-462. Le passage commence
par la prière 5 (Eugène devant les idoles). Les idoles tombent et se brisent au sol,
les démons en sortent et Eugène, malgré leurs supplications, les chasse dans le Caucase.
La foule acclame le Dieu d’Eugène, qui les incite à se convertir. Ar est le seul, dans
l'exhortation d’Eugène, à faire dire à celui-ci: «Comment ces idoles pourraient-elles
vous aider et repousser l'attaque des barbares qui vous font la guerre?».
*b,
32 Ag 171 1. 3-172
*
a, 1. 8; Ar 403, 1. 31-405, 1. 25; X 463-507. Lysias empêche
Eugène de continuer et le fait redescendre au tribunal pour l’interrogatoire. Ag et Ar,
plus développés que X. précisent auparavant la stupeur de Lysias devant le miracle
et le bannissement des démons invisibles. Cette première réaction de Lysias est omise
par X qui la remplace par trois proverbes soulignant l'endurcissement irrémédiable de
Lysias. Le deuxième interrogatoire est semblable dans les trois textes. Les tortures se
déroulent en trois temps : Eugène est d'abord étendu au sol, écartelé et frappé à coups
de bâton, ensuite il est attaché au bois et écorché (X précise là encore avec des
ongles de fer), enfin on le brûle avec des lampes en versant de l'eau salée sur ses plaies.
Ag et Ar donnent ici une prière d’Eugène, la prière 6, absente chez X.
LE CULTE D’EUGÈNE À TRÉBIZONDE 313
1
immédiate pour les compagnons d'Eugène et le supplice du MJ is pour
celui-ci33.
4e partie : Après promulgation du décret de condamnation, les trois
compagnons sont décapités34. A la faveur de la nuit et du sommeil des
gardes, des familiers viennent enlever les corps. Après une apparition
de Valérien, ils réussissent aussi à retrouver les têtes35. Dieu leur
inspire alors le moyen de reconnaître, par l’intermédiaire des bêtes de
somme qui portent les dépouilles, à quel corps mutilé appartient quelle
tête. Chaque saint peut ainsi être ramené et enseveli dans sa patrie 36.
33 Ag *a172
, 1. 4- 17Tb, 1. 34; Ar 405,1. 26-407,1. 16; X 507-509. Ce passage contient
deux prières, 7 (prière des quatre chrétiens avant d'entrer dans la fournaise) et 8, qui
manque chez X (prière dans la fournaise). Le brasier s'éteint au bout de deux jours,
laissant les saints indemnes : les soldats venus aux informations les adorent et les
bourreaux en informent Lysias.
34 Ag 173rb, 1. 34- 173va, I. 21 ; Ar 407,1. 16-408,1. 32; X 560-568. Le passage est très
court chez X, qui donne une brève prière des saints avant leur décapitation, les corps
sont gardés par des soldats. Ag et Ar donnent au contraire le texte du décret de
condamnation et une longue prière — prière 9 — des saints; le décret comporte
l'interdiction d'ensevelir les saints. Ar introduit dans ce décret un quatrième saint,
Macaire, dont le nom figurait déjà dans le titre; Macaire apparaissait aussi dans l'ordre
donné par Lysias de jeter les saints au feu (cf supra n 20).
35 Ag 174ra, 1. 10-rb, 1. 17; Ar 408, 1. 33-409, 1. 18; X 569-591. Les trois textes se
suivent de près : les familiers emportent les corps sur des bêtes de somme mais sans
avoir pu retrouver les têtes. Ils voyagent la nuit et se cachent le jour dans un fourré.
Valérien apparaît alors à l'un d'eux pour lui demander de retourner chercher les têtes
qu'il trouvera brillant dans la nuit. Ce qui est fait.
36 Ag 174rb, I. 18- 174va, 1. 31; Ar 409, 1. 18-410, 1. 14; X 591-615. Les familiers
voyagent encore trois jours et arrivent «εις τινά τόπον διποταμόν έπιλεγόμενον
Χάραβα» (Ag), «dans un lieu appelé mésopotamie du sud» (Mijagets haraws) (Ar). X
appelle ce lieu «Χαραβις» et précise : «τόπος δέ ούτος έστί, καθ' δν άλλήλοις οί τών
όρέων κατιόντες δύο συμβάλλουσι ποταμοί.», ce qui correspond tout à fait à l'appella­
tion arménienne de «mésopotamie». Les familiers ne peuvent identifier les corps.
Inspiré par Dieu, l'un d'eux suggère de détacher les bêtes de somme : la direction que
chacune prendra permettra de reconnaître le corps transporté, Dieu guidant chaque
bête vers la patrie de chaque saint. Ce qui est fait. Cependant Ag est ici particulièrement
peu clair: «λαβών τό ζώον τόν άγιον Κανίδην άπήλθεν έπί Σολόχεναν. Ήν δέ τό
ζώον τοϋ άγιου Ούαλεριανοϋ και τό ζώον τού άγιου Κανιδίου. Έβάσταζε τόν άγιον
Ούαλεριανόν όμοίως δθεν ήν ό άγιος ούτος δρμησεν. Καί τούτφ τφ τρόπφ γνώντες.»
Ar semble être la traduction du grec: «Celle qui portait les restes de saint Canidios
partit vers le lieu appelé Solahina, et celle qui portait Valérien, qui était la même qui
portait Canidios, s'éloigna vers le pays d'où il était lui-même originaire», ce qui est
obscur. X est, en revanche, tout à fait compréhensible: «Τό μέν ούν, ô τόν νεκρόν
τοϋ μαρτύρου εφερε Κανιδίου, τής έπί Σωλόχαιναν ήπτετο. Καί ταϋτα μή Ôv έκ τής
αύτής κώμης τφ μάρτυρι. Τά δέ οίς τα τών λοιπών άγιων έβαστάζετο λείψανα έπί
τάς έκείνων κώμας άπέτρεχον έτέρων δηλαδή καί ταϋτα όντα κωμών.» Les saints
sont ramenés dans leur patrie, où on leur élèvera plus tard des martyria. Ag et Ar
terminent ce passage par une doxologie. X parle de guérisons miraculeuses qui s'opèrent
sur leurs tombes.
314 B. MARTIN-HISARD

5e partie : Cependant Eugène subit le supplice du bois quand brus­


quement une grande lumière illumine la prison tandis qu’un ange vient
arracher ses clous37. Les gardes venus chercher Eugène constatent les
événements alors que les autres prisonniers se convertissent. Lysias est
stupéfait mais l’annonce d’un raid barbare l’empêche de continuer à
torturer Eugène38. Il promulgue une sentence de décapitation qui est
exécutée après qu’une voix céleste eut annoncé le salut d’Eugène39.
Cinq chrétiens, précisément nommés, enlèvent et cachent sa dépouille
·!·;

près du lieu du martyre. Après le départ de Lysias, elle est ramenée


solennellement dans la cité. La déposition
•ι·; finale est faite une fois
terminées les persécutions. La mort des empereurs permet le développe­
ment du christianisme40.
Tel est, rapidement esquissé, le récit de V Anonyme grec : c’est de

37 Ag 174va, 1. 32-l75ra, 1.26; Ar 410, 1. 14-411, 1. 16; X 616-639. Ce passage


contient la prière 10 (Eugène dans les ceps). Ar se sépare nettement des deux autres
textes; en effet, après la prière, le texte se réduit à quelques lignes et il n'y a aucune
délivrance miraculeuse d'Eugène, malgré la venue de l'ange.
38 Ag 175ra. 1. 27- 175
*a, 1. 16; Ar 411,1. 16-18; X 640-672. Ar se réduit à quelques
lignes. Dans Ag. Lysias, persuadé que désormais Eugène est dans l'incapacité de
marcher, envoie des soldats le chercher et le porter. Les soldats trouvent la prison
fermée et Eugène assis à l'intérieur, les clous à terre. Ils interrogent les prisonniers
qui se convertissent. X est identique, à la différence que la conversion des prisonniers
a été signalée dans le passage précédent. Les deux textes montrent ensuite Eugène
arrivant au tribunal, Lysias stupéfait de le voir marcher s'exclame qu'il est un άρχι-
μάγος (Ag), άρχηγός (X). De nouvelles tortures sont infligées à Eugène : dans Ag,
Lysias est contraint de s’arrêter parce qu'on lui apprend que «τό παρακείμενον έθνος
έξελθών ήρημώσε τήν περίχωρον». ce qui l’inquiète; dans X, Lysias s'arrête parce qu'il
ne peut briser la résistance du saint.
39 Ag *a175
, I. 16- 176ra. 1. 2; Ar 411, 1. 18-25; X 672-675. Ag et X donnent
pratiquement le même texte pour le décret de condamnation. Les bourreaux empêchent
Eugène de parler en lui mettant sur la bouche un χάμος (Ag), un ξύλον (X), mais, sur
sa demande, ils le lui enlèvent; Eugène prononce alors une longue prière (prière 11).
Une voix se fait entendre, dont X se borne à résumer les paroles. Après l'exécution,
le corps d'Eugène est jeté aux animaux. X précise que la mort d'Eugène a lieu le
21 janvier. Ar se réduit toujours à peu de choses.
40 Ag 176ra, 1. 3-rb, I. 21; Ar 411, 1. 25-31; X 696-703. Sôphronios, Anysios,
Antiochos, Théodôros et Héraklès enlèvent le corps d’Eugène (Ag et X). X continue
ensuite en disant simplement que le corps d'Eugène est déposé près du lieu de son
martyre; Ag est plus développé: les cinq hommes dissimulent tout de suite le corps,
puis, après le départ de Lysias, «προσκαλεσάμενοι πάντας τούς πιστούς καί ευλαβείς
ανδρας μετά πλείστης δόξης καί λαμπάδων καί κηρών μεταφέρουσι τό τίμιον σώμα
τού άγιου καί ένδοξου Εύγενίου άπό τής ύλης έπί τήν πόλιν καί έθηκαν αύτόν έν
έπισήμω τόπφ. έλίξαντες αύτόν σινδόσι καθαραϊς καί περιέμενον τήν κατάπαυσιν τών
διωγμών ϊνα τελείαν » αύτού τήν κατάθεσιν ποιήσονται.» Ag ajoute qu'après la mort
des empereurs, les Eglises se développent, les chrétiens construisant églises et martyria
et parlant librement. Une doxologie termine les trois textes.
LE CULTE D’EUGÈNE À TRÉBIZONDE 315

toute évidence ce que le P. Delehaye appelait une «passion épique»


sans grands rapports avec l’histoire41.
D’une manière générale, cette analyse pourrait être celle du texte de
Xiphilin ou de la Passion arménienne, le seul passage original de
VAnonyme étant le récit des persécutions de Dioclétien en Égypte42.
A cette exception près, le récit de Xiphilin ne présente que des différences
minimes avec V Anonyme
* 3. En ce qui concerne la Passion arménienne,
elle introduit dans son titre un saint Macaire qui se retrouve ensuite
dans le décret de condamnation des compagnons44, mais en revanche
il lui manque de longs développements au début et à la fin: non
seulement les martyrs d’Égypte ne sont pas cités, mais il n’est pas
question non plus de ceux de Sébasté et de Nicopolis, ni des limitanei
de Satala; de même la fin du récit ne comprend ni le décret de
condamnation d’Eugène, ni la délivrance miraculeuse du supplice du
bois45, ni la voix céleste, ni l’intervention des cinq chrétiens, ni les
successives dépositions
MJ du corps, ni l’épanouissement ultérieur des
communautés chrétiennes : le texte dit simplement qu’une grande lumière
illumine la prison, qu’Eugène est décapité et son corps déposé mj près
des remparts46. Ces passages mis à part, le corps du récit est stricte­
ment conforme à celui de VAnonyme.
41 H. Delehaye, Les Passions des martyrs et les genres littéraires. Bruxelles 1966
(2ème éd. revue et corrigée), Subsidia Hagiographica n° 13 B, p 171-226. (cité désor­
mais Delehaye, Passions).
42 Voir note 23.
43 Xiphilin omet certaines prières (les prières 6 et 8, voir notes 31 et 33), les deux
allusions aux barbares (notes 26 et 38), le décret de condamnation des compagnons
(note 34) et l’allusion finale au développement du christianisme (note 40). Dans le
passage concernant les martyrs tués par Lysias, il ajoute Sévérianos de Sébasté, remplace
Auxence par Eustrate et précise que les martyrs de Nicopolis sont ceux de la cohorte
des 45 (note 24). Il signale enfin des guérisons miraculeuses sur les martyria des
compagnons (note 36).
44 Voir note 34.
45 Sur le supplice du bois ou des ceps, J. Vergote, «Les principaux modes de
supplice chez les Anciens et dans les textes grecs», dans Bulletin de l'institut Historique
Belge de Rome. 1939, 20, p 141-163 et notamment p 146. D'après les Actes des Apôtres
XVI, 24-27, c’est le supplice auquel sont soumis en prison Paul et Silas et dont ils sont
miraculeusement délivrés.
46 La traduction exacte du texte arménien est la suivante : « Alors que le bien- •
heureux martyr du Christ se tenait ainsi en prières, un ange du Seigneur descendu du ciel
lui apparut et il se fit une grande lumière dans la prison, et le saint martyr du Christ
tressaillit de joie. Et tandis qu’il était dans ces dispositions, le gouverneur Lysias envoya
des bourreaux à la prison, ils en firent sortir le bienheureux et lui tranchèrent la tête
d'un coup d’épée alors qu'il glorifiait le Père, le Fils et le saint Esprit, amen. Ses
restes furent déposés dans le tombeau près de la citadelle des remparts sur la hauteur
d’une colline, dans un tombeau bien bâti. Chaque année est célébrée librement sa
mémoire par une solennité dans le Christ Jésus... ».
316 B. MARTIN-HISARD

Ainsi, de cette rapide présentation du contenu des textes, on peut


conclure que VAnonyme grec et le texte de Xiphilin présentent une
grande similitude et que la Passion arménienne, sans être la traduction
exacte d'aucun d'entre eux, exprime la même inspiration : les trois
Passions d'Eugène, étroitement apparentées, relèvent donc d’une seule
et même tradition.

B. Xiphilin et ΓAnonyme grec


L’analyse comparative détaillée des textes de Xiphilin et de ΓAnonyme
confirme leur similitude : entre eux les différences sont essentiellement
formelles; indiscutablement, l’œuvre du patriarche s’impose par son
style, sa clarté, son intensité dramatique.
Les dialogues, fort nombreux dans le manuscrit grec, sont souvent
remplacés chez Xiphilin par un résumé au style indirect47. Plusieurs
répliques peuvent être fondues en une seule48, d’autres sont résumées49.
Toutefois, cela ne concerne que des dialogues relativement secondaires,
ceux auxquels Eugène ne participe pas.
Certains détails qui paraissent d’abord absents chez Xiphilin, se
retrouvent un peu plus loin, mais mieux exploités, mieux mis en valeur50.

47 C’est le cas de l’interrogatoire des limitanei par Lysias (note 25), du dialogue
de la femme de Trébizonde et des habitants de la ville (note 29), du rapport des
bourreaux à Lysias après le miracle de la fournaise (note 33), de l’interrogatoire des
prisonniers par les soldats après la délivrance merveilleuse d’Eugène (note 38).
48 Ainsi, dans V Anonyme, Lysias interroge chacun des compagnons pour savoir leur
nom et ils répondent l’un après l’autre. Dans Xiphilin, seul Akyla est interrogé à part,
les trois autres répondent collectivement (voir note 28).
49 Au moment de son apparition, Valérien commence par féliciter les chrétiens
d’avoir enlevé les corps et par souhaiter que les têtes soient également retrouvées. Tout
cela est résumé chez Xiphilin (note 35).
50 Deux exemples sont particuliérement nets à cet égard. Dans I* Anonyme les dé­
nonciateurs suggèrent à Lysias de faire semblant d’aller chasser le cerf et le chevreuil et
de surprendre ainsi les chrétiens; chez Xiphilin, les dénonciateurs proposent une simple
expédition de chasse, sans aucune précision, mais, au paragraphe suivant, lorsque le
groupe se met en route, l’auteur s’exlame : « Ils n’allaient pas chasser les cerfs ou les
chevreuils, ni poursuivre des sangliers sauvages, mais, ô folie, c’étaient des hommes
saints qu’ils allaient chasser!», ce qui souligne plus nettement la méchanceté et l’insanité
des païens (note 26). De même, Xiphilin n’a pas gardé le texte du décret de condamna­
tion des compagnons (note 34), décret qui comporte l’interdiction de la sépulture «τής
νενομισμένης ταφής μή άξιούσθωοαν» (173 *a, p 19-20). En revanche il montre les
soldats montant la garde auprès des dépouilles des saints «ούτω προσταγέν υπό τοϋ
Δουκός... Έφθόνει γάρ αύτοϊς ό δυσεβής καί ταφής.» (ρ 567-568). ce qui souligne
jusqu’où va la haine des païens pour les chrétiens.
LE CULTE D'EUGÉNE À TRÉBIZONDE 317

Dans le même désir de rendre son récit plus dramatique, Xiphilin le


ponctue
•I·; d’exclamations51, introduit des tournures plus personnelles52
ou encore s’appuie sur des proverbes53. Les prières qui, par leur
longueur, ralentissent le rythme du récit, sont considérablement réduites,
voire supprimées54. En revanche apparaissent de courts développe­
ments destinés à expliquer tel mot55, tel comportement56, telle
décision57, et même tel miracle58.
Enfin, dans certains passages purement narratifs, Xiphilin renonce
à la sécheresse et à la monotonie de l’exposé chronologique des
faits, tous énoncés au même temps grammatical, pour •I·] employer des
temps et modes plus variés, mêler plus-que-parfaits et aoristes, faire des
retours en arrière, des incises, bref pour
·ι·; dégager l’essentiel de l’acces­
soire59.
51 Ces exclamations précèdent souvent les miracles et créent ainsi une sorte de
suspense. Ainsi, avant que la prière des saints ne fasse choir les bourreaux (1. 299):
«ώ θαυμαστή σου περί τούς άνδρας, Χριστέ μου, δύναμις!»; ou encore au moment
de mentionner la présence des anges dans la fournaise (1. 532) : «ώ τών μεγίστων Σου
θαυμάτων Χριστέ!».
52 Xiphilin parle de «mon grand Eugène» (1. 511).
53 L’endurcissement de Lysias malgré la chute des idoles est exprimé par des
proverbes (1. 463-464): «Άλλ'ό Αίθίοψ ούκ έλευκαίνετο καί τό στρεβλόν ξύλον
ούκ ώρθοϋτο, καί ό καρκίνος όρθοβαδίζειν ούκ έδιδάσκετο».
54 On a déjà noté l'absence des prières 6 et 8 (note 43). La prière 1, formée dans Ag
(et Ar) de plusieurs versets de psaumes, notamment, est remplacée chez Xiphilin par
un résumé (1. 219-221) et le verset est repris au début de la prière 2 (note 27). La
prière 5 est, chez Xiphilin, beaucoup plus courte (7 lignes, 1. 431-438) que le texte
correspondant de Ag (171rb, 1. 14-37) (note 31). La prière 9 se réduit à cinq lignes
(1. 560-565 contre 173 *a, 1. 33-b, 1. 27) (note 34). De même la prière 10 (1. 620-634 contre
174
*b, 1. 1 - 175ra, 1. 1) (note 37).
55 Les limitanei de Satala sont exilés à Pityus: Xiphilin précise (1. 125-126) qu’il
s’agit d’un phrourion de Lazique situé tout près de peuples barbares. J’attribue à la
même volonté d'être clair le fait que le patriarche n’emploie pas certains mots assez
rares; ainsi άμφοδράκτος (166 *b, 1. 9): il s'agit probablement d'un équivalent de
άμφόδαρχος terme dont G. Garitte dit l'avoir rencontré une seule fois dans une vie
de martyr, celle d'Irénarque de Sébasté, et qu’il traduit par «policier», cf G. Garitte,
«La Passion de S. Irénarque de Sébasté et la Passion de S. Biaise», dans Analecta
Bollandiana 73 (1955) p 18-54, et notamment p 32, note 4. Il en est de même du mot
χάμος que Xiphilin remplace par ξύλον (note 39) et que l’on peut traduire par
bâillon, cela désigne plutôt une sorte de muselière que l'on met autour de la bouche
d'un cheval, voir Stephanus, Thésaurus Graecae Linguae, Graz 1954, tome IX, s.v.
Χάμος, col. 1299 et Χάβος, col. 1215, qui donne comme équivalent latin capistrum.
56 Au moment où Valérien est cerné par les pseudo-chasseurs, il tente de fuir:
Xiphilin explique (1. 184-185) que ce n’est pas par peur du martyre, mais par souci de
la communauté chrétienne.
57 Lysias fait jeter les saints dans une fournaise pour que la flamme ne laisse
absolument rien subsister (I. 511-512).
58 Voir note 36 sur le miracle qui permet d’identifier les corps des trois compagnons.
59 II suffit, par exemple, de comparer la manière dont les deux textes racontent la
318 B MARTIN-HISARD

Pourtant ce souci littéraire de Xiphilin, doublé de l’évident désir


de mettre en valeur ce qui touche Eugène, son héros60, ne modifie que
la forme, non le fond. Dans bien des cas, les deux textes sont
pratiquement identiques : les mêmes mots essentiels sont repris, les
mêmes supplices sont décrits avec les mêmes termes61, les interroga­
toires se déroulent avec les mêmes questions et les mêmes réponses62.
Aussi peut-on affirmer que VAnonyme grec et la Passion de Xiphilin
représentent le même texte, gauche dans un cas, mieux écrit dans
l’autre.
L'Anonyme grec, représenté par un unique témoin du 1Γ s, pourrait
•i·;
sans doute dériver de Xiphilin63. Mais on a peine à admettre que
quelqu’un ait ainsi démarqué le texte du patriarche en s’efforçant, de
manière systématique, d’écrire maladroitement et confusément ce que
Xiphilin avait si bien conté. D’autre part le copiste du manuscrit
d’Istanbul, qui n’a pas hésité pour d’autres martyrs à utiliser des textes
connus64, aurait pu aisément recopier le texte de Xiphilin, ce qui lui
aurait permis de placer la Passion à sa place exacte du mois de janvier
dans le martyrologe. Aussi paraît-il possible
·!·; de dire que le patriarche
ne s’est pas servi de simples notices de synaxaire pour composer son
texte65, il a bien plutôt ré-écrit une Passion déjà entièrement élaborée

venue de Lysias à Trébizonde: une suite de cinq aoristes dans V Anonyme (168rb,
1. 35-168
*
a, 1. 15). alors que Xiphilin emploie des présents, un génitif absolu, des
plus-que-parfaits.
60 Dans les deux textes. Eugène apparaît bien comme le personnage le plus important
des quatre martyrs. Mais Xiphilin le souligne particulièrement, notamment en accolant
souvent à son nom, et à lui seul, des épithétes élogieuses. μέγας (1. 6, 349, 456, 511),
περιβόητος (1. 6), θαυμαστός (1. 7). θείος (1. 309), καρτερικότατος (1. 520), μακάριος
(1. 616).
61 Voir par exemple les notes 28 et 32.
62 Voir notes 30 et 32.
63 Xiphilin ayant été patriarche de Constantinople de 1064 à 1075, le manuscrit
d'Istanbul daterait donc du dernier tiers du 1Γ s, et même de l’extrême fin du siècle,
puisque, entre l’œuvre de Xiphilin et la copie du manuscrit, doit s’intercaler le travail
du plagiaire.
64 Ehrhard, I, p327sq: c’est le cas de la Vie de Spyridon par Théodore de
Paphos (n° 18), du discours d'AMPHiLOQUE, Sur Basile de Césarée (n° 23-33), de
Venkomion de Jean Chrysostome, Sur Jean le Théologien (n°44) etc...
65 Lampsidis (p 165 et p 138, note 2) fait remarquer que l'on ignore de quelle
tradition écrite disposait Xiphilin lorsqu'il écrivit la Passion d’Eugène puisqu’on n’a
rien trouvé d’antérieur au llème siècle: il devait connaître, de par son origine, une
tradition sans doute venue des moines du monastère de saint Eugène, ainsi que de
courtes vies du saint empruntées à des synaxaires. Il aurait en outre emprunté à
d'autres vies de saints, comme celle de saint Eustrate et de ses compagnons, les éléments
historiques du martyre.
LE CULTE D’EUGÈNE À TRÉBIZONDE 319

et transformé en une narration personnelle ce qui n’était qu’un récit


simple et sans grâces, ce récit correspondant, semble-t-il, au texte
contenu dans le manuscrit d’Istanbul.

C. La Passion arménienne et les textes grecs

La Passion arménienne est indéniablement la traduction d’un texte


grec qui pourrait être celui de V Anonyme : des passages entiers sont
quasi-littéralement identiques66, des phrases obscures du grec se retrou­
vent sans plus de clarté dans l’arménien67, les deux textes fournissent
des précisions géographiques et topographiques absentes de Xiphilin 68.
Le traducteur fait cependant parfois preuve d’une mauvaise com­
préhension du grec, ce qui le conduit par exemple à créer un lieu-dit
Varanxay69, et à inventer un saint Makarios70.
Traduction, maladroite parfois, du grec, le texte arménien présente
cependant une certaine originalité puisque, ici ou là, apparaissent des
mots ou des passages qui ne se retrouvent pas dans ΓAnonyme. En
réalité, si l’on y regarde de près, la portée de ces additions doit être
nuancée.
Les unes résultent des inévitables modifications qu'entraîne le passage
d’une langue à une autre, elles sont inhérentes au fait même de la

66 C'est le cas de la dénonciation des saints par des habitants de Trébizonde, de


leur arrestation, de l'apparition du Christ à Eugène dans la grotte, de la découverte
d’Eugène etc... On se reportera aux traductions à paraître dans REArm 15 (1981).
67 Le récit du miracle des bêtes de somme en est un bon exemple, voir note 36.
68 Ainsi les cinq jours de route pour aller de Satala à Trébizonde (note 28), ou
l’emplacement du tribunal dans la cité (ibid.).
69 La femme ramassait du bois (p 399, 1. 1-2): «près des lieux dits Varanxay. à
proximité de la grotte qu'on appelle P’Sabern («charge d’épines»); le texte grec corres­
pondant (170% 1. 30-33) dit: «έτυχε γυναίκα τινά ..., κατελθεϊν εις τήν φάραγγα
πλησίον του σπηλαίου του έπιλεγομένου Άκάνθαις. » Il est clair que le nom commun
pharanx, ‘la vallée’, employé à l'accusatif, a été transformé en toponyme (toutefois
varan(k') signifie également «la gorge» en arménien).
70 Macaire apparaît dans le texte arménien (p. 405, 1. 31) comme le premier des
saints condamnés au supplice de la fournaise; dans le passage grec correspondant
*a,
fol. 172 1. 17-18) Valérien est le premier de la liste, mais il est —ce qui est rare dans
VAnonyme — qualifié de makarios . l'épithète grecque est devenu un saint en arménien.
Il devenait alors logique d’associer ce nouveau saint aux compagnons dans le décret
qui les condamne à la décapitation (note 34) et donc de l'introduire dans le titre de la
Passion (note 20). Cependant, dans les passages où les compagnons sont présentés
individuellement, avec des caractéristiques précises (arrestation, interrogatoire d'identité,
sort de leurs dépouilles), Macaire disparaît, car le traducteur aurait dû, pour justifier sa
présence, inventer une histoire.
320 B MARTIN-HISARD

traduction et présentent un intérêt surtout linguistique71. D’autres


fournissent au contraire des indications réelles, comme l’emplacement
du temple des idoles72, la localisation du tombeau d’Eugène73, l’origine
macédonienne de Canidios74; cependant la seule précision qui mérite
d’être retenue est en fait celle qui concerne le tombeau, car la première
est très vague et la troisième, assez surprenante, résulte probablement
d’une erreur de traduction75.
Plus complexe est le cas d’un ensemble de passages ou d’expressions
qui confèrent au texte arménien une nette portée
•I·] théologique et christo-
logique : il s’agit d’une allusion à la Trinité «une et consubstantielle»76,
de la dernière prière d’Eugène qui contient une véritable profession de
foi77 qu’annonçait déjà, dans la prière 4, une longue référence à

71 On en trouvera de nombreux exemples en lisant parallèlement les passages cités


note 66.
72 Le temple des idoles est situé (p. 402,1. 19) «au milieu de la ville» (/ mêj k'alak'in)
73 Voir note 46.
74 Au moment de son arrestation, Canidios déclare être «du pays des Macédoniens,
de la ville des Thessaloniciens» (p393, 1. 35-36).
73 L'affirmation de Canidios est d'autant plus surprenante que, quelques lignes plus
bas (1. 38-39), les dénonciateurs déplorent de ne pas arriver à savoir quel est l’homme
qu’ils viennent d'arrêter; de plus on apprend (p. 409, 1. 36) que Canidios est originaire
de Sawlahina, ce que confirment l'Anonyme grec (174 *a, 1. 9 Σολόχεναν) et Xiphilin
(1. 132: Σολόχαινα et I. 610: Σωλόχαινα). Ce lieu est situé dans l’arrière-pays de
Trébizonde. à quelques heures de route au nord-ouest d’Argyropolis (act. Gumûshane),
cf Chrysanthos p. 82. On peut émettre, sous toutes réserves, l’hypothèse que le
traducteur a transformé Solokhena. nom sans doute inconnu de lui, en Thessalonique.
76 Au cours de leur interrogatoire par Lysias, les compagnons affirment enseigner
«le chemin de la vérité» (Ag I69 *b, I. 17-18; X, I. 263-264). Ar conserve cette formule
mais ajoute que les chrétiens enseignent aussi à offrir des sacrifices non sanglants à la
Trinité une et consubstantielle (p396,1. 37 : «Hamagoy ew miasnakan Errordufeann ».
77 Dans la prière qu’il prononce en prison (note 37), Eugène, dans Ag 174 *b, 1. I -
175ra, I. 1; évoque longuement les diverses manifestations de la puissance divine en
faveur des hommes à l'aide d’exemples puisés dans le Pentateuque (traversée de la
mer Rouge, destruction des murailles de Jéricho, arrêt du soleil sur Gabaon), et dans
les Actes des Apôtres (12,1-19 : délivrance de Pierre; délivrance des apôtres : 5,17-21 ;
délivrance de Paul et Silas : 16,25-34) avant de demander à Dieu sa propre délivrance.
X, beaucoup plus brièvement (I. 620-634) résume ces mêmes exemples et termine par
la même demande. Ar en revanche (p. 410, 1. 21 - p. 411, 1. 12) mentionne seulement la
délivrance de Pierre et de Paul, mais il la fait précéder d’une invocation à Dieu,
qui est une paraphrase de la règle de foi : « Dieu Tout-Puissant, aimé de ton Fils
Monogène, Dieu des Puissances, des Anges et de tout ce qui est nommé par un nom,
toi qui as établi toutes choses par ta puissance et par ton Verbe, tu as envoyé ton
Verbe né de ton sein, partageant ton essence, pour sauver les créatures; il vint donc,
par ta volonté, prit chair de Marie, la vierge immaculée, supporta toutes les passions
de la chair à l'exception du péché, endura la croix et la mort, fut enseveli dans un
tombeau neuf et descendit aux enfers, arracha tout le monde au péché et à la corruption,
LE CULTE D’EUGÈNE À TRÉBIZONDE 321

l’incarnation78. C’est là un ensemble cohérent, parfaitement justifié


par le miracle central de la Passion: la chute de la triade païenne
conduit naturellement à affirmer le Dieu unique des chrétiens79, Dieu
un en trois personnes, comme l’a précédemment expliqué Eugène à
Lysias qui prétendait que les chrétiens adoraient, eux aussi, trois
dieux80. Cependant cette cohérence et cette dimension théologique
frappent surtout parce que la lacune du manuscrit grec entraîne préci­
sément la disparition de la prière 4 et une partie du dialogue d’Eugène
et de Lysias. Or si l’on rapproche la Passion arménienne du texte de
Xiphilin, on peut à bon droit se demander si la version intégrale de
ΓAnonyme grec n’offrait pas les mêmes caractéristiques apologétiques
il·; 81.
ressuscita des morts le troisième jour, s’éleva vers toi, s’assit à la droite de ta puissance,
où il était d'abord, promit de revenir une autre fois pour juger les vivants et les morts
et rétribuer chacun selon ses œuvres».
78 Sur la prière 4 (Eugène en prison), voir note 30: ce passage manque dans Ag. X
(1. 376-386) commence par une invocation du Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob,
rappelle en deux lignes l'incarnation et la crucifixion du Christ et termine en demandant
la force et la sagesse de Dieu pour confondre les impies. Ar (p. 400, 1. 16-34) conserve
ce schéma, mais la référence au Christ est beaucoup plus longue: «Tu as envoyé ton
fils Monogène, N.S.J.C., en ce monde, et par lui nous avons connu ta divinité; car il vint
et prit chair de Marie, la vierge immaculée; il parut sur terre et circula parmi les
hommes; il rendit, devant Pilate le Pontique (sic), témoignage au Bien; il supporta
la croix et la mort, ressuscita le troisième jour et nous sauva de la servitude de la loi
écrite; il fut la tête des martyrs et le premier-né parmi les morts, le pourvoyeur de la
patience, le commandant des saints anges ; il emplit les saints apôtres de science et leur
ordonna de ne pas quitter Jérusalem, mais d’attendre la bonne nouvelle du Père,
descendue des hauteurs».
79 Dans Ag (171va, 1. 25-30), la foule reconnaît: «είς θεός τών χριστιανών, είς
θεός τοϋ άγιου Εύγενίου ότι τόν Δία και τόν Άπώλωνα καί την Άρτεμιν όρώμεν
συντριβέντας.». Ar (ρ. 403, 1. 23-25) conserve la même proclamation; X (1. 455-457)
modifie à peine cette formule.
80 Ce passage manque dans Ag. Dans Ar (p. 401, 1. 14-15) Eugène déclare adorer
«une seule divinité, Père, Fils et Saint-Esprit» Lysias prétend que les chrétiens adorent
donc eux aussi trois dieux. Eugène lui explique alors (ibid., 1. 26-28) : «Nous n'adorons
pas trois dieux distincts, mais la Trinité consubstantielle et indivisible, une seule nature
du Père tout-puissant, du Fils monogène et du Saint-Esprit de vérité».
81 La prière 4 dans X (note 78) paraît être une contraction de Ar : on peut donc
penser que le patriarche a résumé une prière grecque beaucoup plus longue, comme
il l’a fait dans d'autres cas (note 54). Quant aux déclarations d’Eugène à Lysias, elles
sont très semblables puisque le saint croit (1. 398-401): «είς ενα...θεόν παντοκράτορα
όρατών και άοράτων ποιητήν καί είς τόν μονογενή αύτοϋ υιόν τόν Κύριον ήμών
Ίησοϋν Χριστόν καί είς τό πνεύμα αύτοϋ τό άγιον καί ζωοποιόν.» et précise (1. 402-
404): «Ού τρεϊς ...κεχωρισμένους τή ούσίςι προσκυνοϋμεν ήμείς. άλλά μίαν ούσίαν
καί θεότητα καί βασιλείαν καί δύναμιν έν προσώποις προσκυνοϋμεν τρισί.» L'emploi
par le traducteur arménien de bnut'iwn là où Xiphilin écrit ousia pose un problème
de traduction de l'arménien: s'agit-il de «nature» avec l'éventuelle dimension mono-
physite que cela suggérerait, ou de «substance» conformément aux canons du concile
de Nicée?
322 B MARTIN-HISARD

Seule donc reste comme sûrement originale la profession de foi d’Eugène.


Celle-ci constitue le passage essentiel de la dernière partie de la
Passion arménienne, et l’on a déjà remarqué82 que c’était dans les
paragraphes de la fin, entre autres, que les textes grecs se séparaient
du texte arménien. Il apparaît donc que le terme d’addition ne convient
nullement à cette prière : elle appartient en effet plutôt à une autre
version de la Passion d'Eugène, version comprenant également l’indica­
tion sur l’emplacement du tombeau d'Eugène, seul autre passage
original jusqu’ici retenu.
Une dernière série d'expressions ou de phrases paraissent enfin
constituer des additions, mais ce ne sont que des additions relatives,
puisque, absentes de VAnonyme grec, elles se retrouvent en revanche
aussi dans le texte de Xiphilin 83.
La relation qui unit le texte arménien aux deux textes grecs est
donc complexe. D’une part en effet il se différencie de tous les deux par
l’absence de toute une partie initiale et par une autre version de la
partie finale, mais il s’en rapproche étroitement pour les parties centrales.
D’autre part ces parties centrales qui, en première lecture, semblent
être la traduction, un peu maladroite, des passages correspondants de
V Anonyme, présentent des détails communs avec Xiphilin et avec lui
seul, et ces ressemblances ne peuvent être fortuites. L’auteur arménien
n’a donc pas utilisé, pour établir sa traduction, une Passion grecque
qui serait identique à celle que contient le manuscrit d’Istanbul.
De cette double comparaison — Xiphilin IAnonyme, textes grecs/
texte arménien — se dégagent donc deux conclusions :
1) Xiphilin a adapté un texte grec qui n’est pas exactement celui
de Γ/4/imyme, puisque la Passion de Xiphilin présente des ressemblances
avec la Passion arménienne; il n’a donc pas utilisé le manuscrit d’Istan­
bul, mais un autre manuscrit, que l’on peut appeler x, contenant une

82 Voir page 315 et note 46.


83 L’emploi d’ongles de fer dans les supplices est mentionné par Ar (p. 397, 1. 36:
erkat'i clngambk') et X (1. 288 : σιδηροίς όνυξι). Lors de son interrogatoire par Lysias,
Eugène persiste à ne se désigner que comme chrétien (Ag 171 ra. 1. 6: «άπαξ και δίς
είπον σοί ότι χριστιανός είμι». Ar ajoute (p. 402. 1. 2-3) «et je n'adore pas les démons
impurs». Cette addition se retrouve dans X (1. 410-411): «άπαξ είπον καί δίς, ...
χριστιανός είμι καί ότι δαίμοσιν άκαθάρτοις ού προσκυνώ.» La prière 2 (note 28)
comporte dans Ar (p. 396, 1. 11-12) l'affirmation par les saints qu'ils ne craignent pas
les coups et les tortures que Lysias pourrait leur infliger. Cela ne figure pas dans Ag.
mais se retrouve dans X (1. 235-236): «πληγάς γάρ καί μάστιγας ... ού φοβηθησό-
μεθα. » On peut encore faire remarquer que dans Ar et X. à la différence de Ag,
le premier saint arrêté est C'anidios (note 27).
LE CULTE D'EUGÈNE À TRÉBIZONDE 323

version de la Passion d'Eugène, proche de celle du manuscrit d'Istanbul,


mais cependant légèrement différente.
2) Pour rendre compte de la parenté générale de ces trois textes,
ainsi que de leur parenté deux par deux, il faut supposer
·ι·; un quatrième
texte qui serait en réalité le modèle initial, l’archétype duquel dé
pendraient le texte du manuscrit d’Istanbul, le texte du manuscrit x
utilisé par Xiphilin, et, par l’intermédiaire d’une traduction, le texte
arménien.
Cette dernière conclusion suscite une immédiate question : le modèle
initial contenait-il ou non les longs passages dont on a noté l’absence
— et l’éventuel remplacement — dans le texte arménien? Le traducteur
arménien les a-t-il supprimés? L’alternative est donc la suivante :
a) Le modèle initial est représenté par le manuscrit d’Istanbul et le
manuscrit x, que seuls des détails séparent, et il a été abrégé soit par
traducteur arménien, soit dans une version grecque 2 utilisée par le
traducteur.
f = ms d’Istanbul
modèle = version 1 longue
l = ms x -> Xiphilin
version 2 courte * traduction arménienne
b) Le modèle initial est préservé dans sa traduction arménienne, c'est
une version 1 courte, ultérieurement amplifiée dans une version 2,
celle des deux manuscrits.
modèle = version 1 courte —► traduction arménienne
I î = ms d'Istanbul
version 2 longue
1 = manuscrit x —► Xiphilin
Tant que de nouveaux manuscrits n'auront pas été découverts, la
solution de cette alternative ne pourra relever que de l'hypothèse, et
c’est donc d’une hypothèse qu’il s'agit désormais: il y a eu, selon
nous, évolution d'une version courte, préservée en arménien, en une
version longue.

II. Les deux versions de la Passion d’Eugène

L’hypothèse d’une version courte initiale de la Passion d'Eugène


peut s’appuyer sur deux arguments : les liens entre cette version Gourte
et d’autres récits hagiographiques, le contenu même des passages qui
manquent à cette version.
324 B MARTIN-HISARD

A. Saint Eugène, saint Eustrate. saint Hiérôn

Parmi tous les saints de 1 Orient pontique84 martyrisés sous Dio­


clétien et Maximien85, Eugène, Eustrate, Hiérôn et leurs compagnons
forment un ensemble particulier; leurs Passions présentent toutes, en
préambule, le même contexte historique défini par trois couples : celui
des empereurs, Dioclétien et Maximien, celui des régions, Arménie et
Cappadoce, celui des bourreaux,
•IC Lysias et Agricola.
La Passion de Hiérôn et de ses trente-deux compagnons est connue
selon deux versions; la première, écrite en Cappadoce, date du 6e s,
et peut-être même du début du 5e; la seconde est considérée comme
métaphrastique86. La Passion d'Eustrate. Auxence. Eugène. Orestes et
Mardarios date au plus tard de la première moitié du 9e s87, elle a été
84 Nous entendons par Orient pontique les provinces orientales du diocèse du
Pont limitrophes de la frontière. Elles correspondent, à l'époque de Dioclétien, au
Pont Polémoniaque (Trébizonde, Cérasus, Néocésarée, Zéla, Sébasté, Polémonium) et
à l'Arménie mineure (future Arménie I, avec Nicopolis, Satala, et Colonée), à laquelle
fut rattachée la partie orientale de la Cappadoce (Ariaratheia, Comana, Mélitène, Area,
Arabissus, Cucusus) qui devint au 4e s l'Arménie II. Cet ensemble de provinces avait
longtemps été placé sous l'autorité du légat consulaire de Cappadoce. Sur l'évolution
administrative complexe de ces régions, A.H.M. Jones, The Cities of the Eastern
Roman Provinces, Oxford 1971, p 170-171, 180-182 et passim.).
85 D’après le Synaxaire de Constantinople, la liste serait la suivante: Basiliskos,
Eutropios et Kléonikos de Komana, Blasios de Sébasté, Eirènarchos de Sébasté,
Eudoxios, Zénôn et Makarios de Mélitène, Eugénios, Kandidos. Ouallérianos et Akylas
de Trébizonde, Eustratios, Auxentios, Eugénios, Mardarios et Orestes de Sébasté,
Hiérôn et ses 33 compagnons de Mélitène, Orentios et ses six frères sur le littoral pontique.
86 Sur Hiérôn, B.H.G. 749-750. La version métaphrastique sera citée d'après l'édition
de la P.G. 116, col 109-120; la première version d’après l'édition des A.A.S.S. Nov. III,
1910, p 329-335. Le rédacteur de cette première version se désigne lui-même comme un
habitant de la Cappadoce (§ 2, p 330, I ; «μέχρι τής καθ' ήμάς Καππαδοκών έπάρχιας».
Une allusion finale à une invasion scythe en Cappadoce (§ 16. p 335,1 * «σκυθικής
ή κιμμερινής παροινίας») est interprétée par l’éditeur comme se rapportant au célèbre
raid des Huns Sabirs de 515, ce qui placerait la rédaction au début du 6e s. Cette
datation peut être discutée : en 395 une bande de Huns a traversé le Caucase et ravagé
une grande partie de l’Asie mineure orientale, en particulier la Cappadoce avec toute
la région de Césarée. Ce raid a produit une profonde impression dans tout le monde
oriental, où certains l’ont interprété comme un signe précurseur de la fin du monde.
L’invasion scythe dont parle la Passion de Hiérôn peut correspondre à ce raid, et dans
ce cas, le texte daterait de l'extrême fin du 4e ou du début du 5e s. Sur ce raid,
J. O. Maenchen-Helfen, The World of the Huns, Studies in their History and Culture,
Berkeley 1973, p 51-59.
97 Sur Eustrate et ses compagnons, B.H.G. 646. Le texte de la Passion sera cité
d'après l'édition de la P.G. 116. col 468-505. Cette Passion a été traduite en latin par
le napolitain Guarimpotus. sur ordre de l'évêque Athanase II (876-898); sa rédaction
en grec se place donc au plus tard dans la seconde moitié du 9e s. Cf P. Devos,
«L'œuvre de Guarimpotus. hagiographe napolitain», dans AB. 76 (1958), p 151-187 et
surtout p 153-157.
LE CULTE D'EUGÈNE À TRÉBIZONDE 325

composée dans la région de Sébasté, probablement au 6e ou au 7e s88.


Dans la Passion d’Eustrate, celle d’Eugène et la métaphrase de Hiérôn,
l’histoire se déroule sous les règnes conjoints de Dioclétien et de
Maximien89, tous deux associés dans la promulgation d’un décret
obligeant leurs sujets à sacrifier aux dieux de l’empire et menaçant les
chrétiens90. Les habitants de la Cappadoce et de l’Arménie refusent
de l’appliquer91. Irrités, les empereurs destituent les responsables de

88 Sur les circonstances de sa composition et sa date, F. Halkin. «L’épilogue


d'Eusébe de Sébasté à la Passion de S. Eustrate et de ses compagnons», dans A.B. 88
(1970), p 279-283.
89 Les passions des autres saints de 1 Orient pontique se déroulent soit sous Dio­
clétien, soit sous Maximien, mais jamais sous les deux ensemble. Seule la Passion
d'Orentios est placée par le Synaxaire (col 767, 1. 22-23) sous les deux empereurs, mais
cette Passion n'est connue que par cette notice grecque et sa traduction fidèle dans le
Synaxaire géorgien. Cf P. Peeters, «La Légende de S. Orentios et de ses six frères
martyrs», dans A.B. 56 (1938) p 241-264, et G. Garitte, «La notice du Synaxaire
Géorgien sur S. Orentius», dans Lr Muséon 67 (1954), p 283-289. Les trois Passions
présentent le règne des empereurs de la façon suivante : Hiérôn, version 1 (§ 2, 330, 1 ) :
«Διοκλητιανοϋ καί Μαξιμιανοϋ τοιγαροϋν τά τής 'Ρωμαϊκής άρχής σκήπτρα διε-
πόντων...». Hiérôn, version 2 (§1, 109): «Έπεί δέ Διοκλητιανός τε καί Μαξιμιανός
τήν 'Ρωμαϊκήν διεϊπον άρχήν...». Eustrate (§1, 468): «Βασιλεύοντος Διοκλητιανοϋ
καί Μαξιμιανοϋ...». Eugène, version I: «En ces jours-là, Dioclétien et Maximien
régnaient dans la grande cité des Romains». Eugène, version 2 (163va 1, 1. 13-15):
«Βασιλεύοντος Διοκλητιανοϋ καί Μαξιμιανοϋ έν τή πανευδαίμονι καί μεγάλη
'Ρώμη ...».
90 Hiérôn 1 parle explicitement de persécutions contre les chrétiens consécutives à
des diatagmata impériaux obligeant à sacrifier aux dieux sous peine de tortures puis
de mort. Hiérôn 2 parle du zèle religieux des empereurs, mais ne mentionne l’existence
de prostagmata qu’après avoir signalé l’opposition de l’Arménie et de la Cappadoce.
Eustrate parle des thespismata envoyés dans tout l’empire et promettant récompense
ou châtiment. Les versions d’Eugène, très proches l’une de l’autre, sont plus déve­
loppées: les empereurs font d’abord approuver leur intention par les prêtres, le sénat
et les grands de la cité, et le texte du décret est cité, avec ses attendus (les bienfaits des
dieux), son dispositif (identique à ce que suggère Eustrate) et même, dans Eugène 2,
son ordre de promulgation.
91 Hiérôn 1 se sépare ici nettement de Hiérôn 2 et des autres Passions : le décret
parvient jusqu’en Cappadoce, où les habitants refusent de l’appliquer. Au même moment,
les Perses lancent une expédition jusque dans le Pont et l’armée romaine envoyée
contre eux est battue. Les empereurs nomment alors deux archontes (dont les
noms ne sont pas indiqués) chargés de recruter des soldats mais aussi d’arrêter les
chrétiens. (§ 2) Hiérôn 2 est très bref (§ 1, 109): «άγγελθέν αύτοϊς ώς πόσα ή τε τών
Αρμενίων χώρα καί ή Καππαδοκών παρά φαϋλον αύτών τό δόγμα ποιοϋσι καί τοϊς
προστάγμασιν άντιπίπτουσιν. » Eustrate signale une persécution généralisée, puis (§ 2,
468): «άνενεχθέντος τοϊς τυράννοις τούτοις ώς άπασα ή Μεγάλη Αρμενία καί
Καππαδοκία άντεϊπον τφ θεσπίσματι αύτών, καί ήδη εις άποστασίν όμοφρόνως
πάντες όρώσιν.» L’agitation religieuse devient donc politique. Eugène 1: l’empire est
rempli de terreur. Une lettre de dénonciation informe les empereurs que la Cappadoce
326 B MARTIN HISARD

ces régions et les remplacent par Lysias et Agricola92. Ils se mettent


immédiatement à l'œuvre93.
Or ce schéma commun n’a de réelle signification que dans le cas de la
Passion d'Eustrate. où l'insubordination des provinces est d’ordre
religieux mais aussi politique,
•I·; ce qui justifie la nomination à Satala,
en Arménie, d’un responsable des limitanei, Lysias, et à Sébasté, d'un
gouverneur de l’ensemble de la région, Agricola. Tous deux tiennent
et la Grande Arménie s’opposent à leur décret: (2. 391, 22-23): «La Cappadoce et
toutes les contrées de Grande Arménie se sont dressées contre vos décrets». Eugène 2
intercale ici le voyage et les persécutions de Dioclétien en Égypte. A son retour,
l’angoisse règne partout et (lô^b, 1. 2-9): «άνενεχθήσης τής φήμης ταύτης τοϊς
τυράννοις ότι πάν τό γένος τών Καππαδόκων και οί έν τή Μεγάλη Άρμενίφ άντείπον
τφ θεσπίσματι τούτων. »
92 Hièron 2 est toujours bref et précis (§ 1, 109): «ίκανώς συνδιασκεψάμενοι δύο
τε τών άλλων άνδρας άπολεξάμενοι, την φρένα βαθείς πολύ τό έντεχνον και σκολιόν
έχοντας, εις έκάτερον πέμπουσιν έθνος, ών τόν μέν ένα τής τών Αρμενίων χώρας
ήγεϊσθαι παρεκελεύσαντο Άγρικόλαος ούτος, ήν, τόν έτερον δέ τής Καππαδοκών
έπιτροπεύειν Λυσίας αύτφ τό όνομα.» Les deux nouveaux fonctionnaires sont donc
nommés et leur caractère précisé, ce qui est une addition par rapport à Hièrôn /. Le
texte précise ensuite qu'ils doivent principalement faire respecter le décret, mais aussi
enrôler des soldats, ce qui est compréhensible dans Hièrôn /, mais non dans Hièrôn 2,
qui n'a pas mentionné la défaite militaire. Dans Eustrate. Dioclétien délibère pendant
trois jours avec ses grands, puis destitue les responsables des provinces pour sottise
(εύήθεια). Ensuite (§2, 469): « έξαπέστειλε δέ άνδρας δύο έκ τής τών Ελλήνων
χώρας όρμωμένους έν επιστήμη πολλή τής πατρώας παιδεύσεως υπάρχοντας, δεινούς
και απηνείς τφ φρονήματι, και όξείς εις τό νοήσαι, και λέγειν προχειροτάτους.
άνεξερεύνητον άπαξ τόν τρόπον κεκτημένους, και τήν πανουργίαν. » Au premier,
Lysias, est confiée la responsabilité des iïmitanei. au second, Agricola, le commandement
de la province. Eugène 1 traite les premiers archontes de misérables et d’incompétents
(vatsuêrs ew anpitans) et souligne, comme Eustrate., l'origine grecque des nouveaux,
leur attachement au paganisme, leur fourberie; il donne également leurs noms mais
sans indiquer leur affectation (p 391, I. 25-32): «Et ils envoyèrent à leur place deux
hommes d'ethnie et de religion grecques; le nom de l'un était Lysias, celui du second,
Agricola; féroces comme des bêtes sauvages, fourbes et astucieux». Dans Eugène 2.
les premiers archontes sont destitués pour faiblesse (άδρανεία). Le texte est ensuite
proche à'Eustrate ( 165rb, 1. 21-29): «έξαπέστειλαν δύο άνδρας έκ τής τών 'Ελλήνων
χώρας όρμωμένους καί έν πολλή παιδείφ πατρώςι παιδεύσεως ύπάρχοντας δεινούς καί
πονηρούς τφ νοήματι. τόν μέν ένα Αυσίαν όνόματι, τόν δέ έτερον Άγρικόλαον. »
93 Hièrôn 2 se sépare à son tour des autres Passions : il n’est plus question d’Agricola
mais du seul Lysias qui, installé en Cappadoce, est uniquement préoccupé de trouver
des recrues, et non de faire appliquer le décret. Eustrate et Eugène / et 2 se ressemblent
par un passage exposant d’une manière générale comment les deux archontes pourchassent
et arrêtent les chrétiens. Eugène l se concentre alors sur le seul Lysias qui reçoit à
Satala des habitants de Trébizonde venus dénoncer les maîtres des chrétiens. Eugène 2
place ici un long passage sur l’arrestation des martyrs de Sébasté et de Nicopolis et
l’histoire des limitanei de Satala. Eustrate est le seul à expliquer comment Lysias et
Agricola échangent systématiquement leurs prisonniers afin que, localement, leurs amis
ne puissent les secourir et que les corps des victimes ne puissent recevoir de sépulture.
A ce moment-là seulement est racontée l’histoire d'Eustrate.
LE CULTE D'EUGÈNE À TRÉBIZONDE 327

par la suite un rôle précis dans le récit puisque leur action est concertée :
l’histoire d’Eustrate se déroule d’abord en présence de Lysias, puis en
présence d’Agricola. Quant à Lysias, il agit sur le double plan religieux
et militaire, conformément au double problème posé par la province94.
Ce schéma dans les deux autres Passions est sans rapport nécessaire
avec le récit ; le personnage d’Agricola, mentionné dans le préambule,
disparaît ensuite totalement; quant à Lysias, dont l’action s’étend à
toute la région, il conserve une seule de ses fonctions, militaire dans un
cas, religieuse dans l’autre. Tout se passe comme si Lysias et Agricola,
personnages familiers à l’hagiographie de Sébasté95, et associés dans la
Passion d’Eustrate., s’étaient peu à peu imposés en tant que couple.
Cela paraît net dans le cas de la Passion de Hiérôn ; la première version,
antérieure à la Passion d’Eustrate développe un contexte relativement
original96 qui concerne uniquement la Cappadoce97 et ne donne aucune
précision en ce qui concerne les archontes; en revanche, dans la seconde
version, l’introduction est modifiée dans un sens qui la rapproche de la
Passion d’Eustrate. Cette transformation est peut-être l’œuvre du méta-
phraste, mais elle atteste en tout état de cause l’influence de la Passion
d’Eustrate. Cette même influence se fait sentir dans les deux versions
de la Passion d’Eugène, mais la version longue rompt la continuité
du préambule en intercalant deux passages totalement originaux, les
persécutions de Dioclétien en Égypte, celles de Lysias en Arménie;
ils concrétisent la méchanceté et l’impiété des empereurs et de leurs
séides par des exemples qui illustrent, l'un, la généralisation des
persécutions consécutives au décret, l’autre, la réalité de l’action de
Lysias.
Ainsi, dans le cas des Passions de Hiérôn. il y a eu ré-écriture du
préambule pour l'adapter à un schéma devenu familier; dans le cas des
Passions d’Eugène, il y aurait eu d’abord utilisation de ce schéma, puis

94 Ainsi au § 18. col 485, Lysias inspecte son armée et vérifie ses qualités; c’est à
cette occasion qu'Orestes est découvert.
95 E. Honigmann. Patristic Studies. Studi e Testi 173. Vatican, 1953. p 14;
G. Garitte, «La Passion de S. Irénarque de Sébasté et la Passion de S. Biaise», dans
A.B. 73 (1955), η 1, p 41-42.
96 Supra, note 91.
97 II serait intéressant de savoir à partir de quel moment les manuscrits de la
Passion de Hiérôn lui ont attribué comme patrie Mélitène, qui est effectivement, dans
(Orient pontique, au lieu de Matianè, légèrement à l’ouest de Césarée, sa patrie réelle.
Voir notamment le compte-rendu fait par J. Noret, dans A.B. 88 (1970), p 345, et
surtout p 351, de M. Restle, Die byzantinische Wandmalerei in Kleinasien. Reckling-
hausen, 1967.
328 B MARTIN-HISARD

ré-écriture pour rendre plus concret un préambule ressenti peut-être


comme abstrait, allusif ou trop général. Une évolution inverse paraît
peu probable98.
L’influence de la Passion d’Eustrate sur tout un courant hagio­
graphique oriental nous paraît donc certaine. Elle s’explique aisément
par ce que l’on sait de la célébrité d’Eustrate, qui est rangé parmi les
grands saints militaires99 et dont la Passion a connu une grande
diffusion100. Un sanctuaire à Trébizonde atteste même que la cité
pontique avait adopté son culte101. D’autres éléments dans la partie
centrale de la Passion d’Eugène attestent peut-être encore l’influence
de la Passion d’Eustrate : l’hagiographe d’Eugène cite les mêmes villes102
et développe des thèmes suggérés dans l’hagiographie d’Eustrate:
l’hésitation du chrétien à se livrer103, la décision de l’humble paysan de
ne pas quitter son maître arrêté104, l’angoisse des fidèles qui retrouvent
le corps d'un martyr mais non sa tête105, la fournaise qui respecte le
corps des martyrs106. Ces thèmes ne sont sans doute pas originaux
mais leur présence dans les deux Passions simultanément est frappante,
ils reçoivent toutefois un plus ample développement dans la Passion
d’Eugène107. Seule la partie finale des Passions présente la même brièveté
dans la description des derniers instants des deux martyrs108 et dans
l’énoncé des coordonnées hagiographiques de leur culte109.
98 Delehaye, Passions, p 171 sq.
99 L'histoire du culte d’Eustrate et de sa place dans l'iconographie religieuse est
encore à faire. Cependant on sait qu'il apparaît très souvent aux côtés des grands
saints militaires, Démétrios, Procope, Théodore et Georges; cf H. Delehaye, Les
légendes des saints militaires, Paris 1909, p 3.
100 Voir sur ce sujet l’article de F. Halkin, cité n 88.
101 Janin, Églises, p 270.
102 On retrouve dans les deux textes Satala, Nicopolis et Sébasté.
103 On peut rapprocher l'histoire d’Eugène, caché dans la grotte et que seule une
intervention de Dieu décide à se manifester, d'Eustrate partagé entre le désir et la peur du
martyre et qui procède à une sorte de «jugement de Dieu » (§ 4, 469).
104 De même qu’Akyla ne veut pas quitter Valérien, Mardarios ne voulait pas
quitter Eustrate (§ 13-14, 480-481).
105 Les fidèles se désespèrent ne pas retrouver la tête d'Auxence (§20, 488-489).
106 Eustrate meurt dans un brasier mais son corps n’est pas réduit en cendres
puisqu’il reste des reliques (§ 33, 505).
107 Dans la Passion d'Eustrate, il y a un seul miracle en faveur des saints (§ 10, 477)
et les prières sont peu nombreuses et réduites à quelques lignes.
108 La description de la mort d’Eustrate est rapide: décret de condamnation, prière
du saint, exécution (505).
109 La date de la mort est donnée (§33, 505) avec l'indication que les reliques de
saint Eustrate ont été prises par l’évêque de Sébasté qui les dépose ultérieurement
conformément aux désirs du saint.
LE CULTE D’EUGÈNE À TRÉBIZONDE 329

Ainsi la version courte de la Passion d'Eugène considérée par rapport·!·

à d’autres récits hagiographiques nous apparaît comme l’adaptation


d’un courant hagiographique de la région de Sébasté principale-
ment représenté par la Passion d‘Eustrate au culte d'un saint vénéré
à Trébizonde et pour lequel on écrit un Martyre. La version longue
en revanche tout en respectant la trame centrale du récit s’écarte de
ce courant par une manière plus originale de traiter le contexte historique
initial et les développements hagiographiques de la fin. C’est cette
originalité qu’il convient maintenant d’examiner.

B. La version longue

Entre les deux versions de la Passion d'Eugène, la différence principale


réside bien dans l’absence ou la présence de certains passages au début
et à la fin. Si l’on prend en considération leur contenu, on constate qu’il
apporte
·!·; d’habiles compléments aux coordonnées historiques et hagio­
graphiques de la version courte.
Les développements du début soulignent qu’Eugène n’est pas le
saint isolé d’une ville isolée. Il appartient à la génération des martyrs
d’Égypte, loués par Eusèbe de Césarée et dont les noms furent de
bonne heure conservés par les martyrologes110. Les personnages de
Philémon, Apollônios,
·ι·; Arrien ont été popularisés par VHistoria mona-
chorum in Aegypto111. Notre hagiographe rattache leur histoire à celle
de Dioclétien lui-même112. Il concrétise ainsi par l’évocation de noms
familiers le climat général des persécutions, et la résistance célèbre
de la chrétienne Égypte replace donc dans le cadre d’un vaste empire
l'opposition de la Cappadoce et de l’Arménie aux décrets impériaux.

1,0 Sur l’importance de l’Égypte comme terre de martyrs, en particulier à l’époque


de Dioclétien. H. Delehaye, «Les martyrs d’Égypte», dans A.B. 40, 1923. p 18-24.
1.1 A. J. Festugiére, «Historia monachorum in Aegypto». Edition critique du texte
grec et traduction annotée. Subsidia Hagiographica 53. Bruxelles 1971. § 19 (texte p 115-
118; traduction p 106-108).
1.2 UHistoria monachorum in Aegypto ne donne pas le nom des persécuteurs des
saints, alors que l'hagiographe lie le martyre de Philémon et de ses compagnons à un
voyage de Dioclétien déterminé à soumettre les chrétiens. Nous ignorons de quand date
ce lien que l’hagiographe n'est pas seul à établir. En effet, le Ménologe de Basile II.
au 14 décembre consacre une notice à ces mêmes saints égyptiens: la condamnation
du préfet d'Alexandrie converti et d’Arrien est due à Dioclétien personnellement; la
notice suivante raconte comment Arrien est d'abord jeté enchaîné au fond d'une fosse,
mais lorsque Dioclétien rentre chez lui, il voit les chaînes d’Arrien pendant à son lit
et Arrien lui-méme; il le fait alors jeter à la mer dans un sac.
330 B MARTIN-HISARD

Dans ces régions, Eugène trouve d’illustres devanciers ; parler de manière


générale de l'action de Lysias ne suffit pas113, ses victimes sont
nommées et elles sont devenues célèbres : ainsi Auxence, le maître vénéré
d’Eustrate114 dont la Passion a guidé le rédacteur de la version
courte; ainsi les martyrs de Sébasté115 adroitement attribués aux
persécutions de Dioclétien alors qu’ils sont morts sous Licinius, grâce
au nom de leur bourreaux116. Tous ces martyrs, bien connus, ouvrent
la voie à Eugène. L’épisode des limitanei de Satala, peut-être inspiré
lui-aussi de la Passion d’Eustrate"1, apporte
·ι·; un élément géographique
nouveau : Trébizonde n'est certainement pas restée à l’écart des persé­
cutions, car par cette cité passe la route qui, depuis Satala, mène les
condamnés à leur exil, en Lazique. Cette double liaison de Trébizonde
avec son arrière-pays arménien et avec son prolongement géorgien
constitue bien, depuis le 6e s surtout, une réalité et une nécessité de la
vie de la cité, réalité qui trouve donc également son expression dans
le domaine religieux118.
Ainsi dans le vaste empire romain, Eugène est membre d’une famille
de martyrs prestigieux dont la mort, dans la lointaine Égypte comme
dans la proche Arménie, forme le prélude à sa propre histoire et dont
le culte, ancien et répandu, garantit la valeur du sien.

1,3 C’est ce que fait la version courte (p391, 1. 33-38): «Lorsqu’ils (Lysias et
Agricola) furent arrivés en Orient, de par l’ordre de ces bêtes sanguinaires, tous les
chrétiens étaient arrêtés par ces bourreaux impies et soumis à de cruelles tortures et
l’on promettait des récompenses à qui dénoncerait les chrétiens cachés».
114 La version longue appelle Auxence (165va, 21-23) : «τοϋ άγιου και τρισμακάριου
Αύξεντιου» et le présente comme un «διδάσκαλος χριστιανός», expression employée
ensuite pour Eugène. Eustrate fait lui-même un très vif éloge d’Auxence (§ 6, 471).
1.5 Les martyrs de Sébasté sont appelés (165
*a, 6-7) : «τών άοιδήμων καί μακαρίων
μαρτύρων τών τεσσαράκοντα ». Ils ont été très tôt célébrés dans le monde romain :
Basile de Césarée et Grégoire de Nysse ont composé des discours en leur honneur
ainsi que Jean Chrysostome. Sur leur culte, D. P. Buckle. «The Forty Martyrs of
Sebaste, a Study of Hagiographical Development», dans Bulletin of the John Rvland's
Lihrary 6. 3, 1921. p 1-8.
1.6 Les martyrs de Sébasté sont les victimes d’un gouverneur nommé Agricola.
117 Eustrate évoque comment Lysias a réuni l'armée à Satala pour lui lire les
décrets impériaux (§6. 472).
1,8 La question des liaisons de Trébizonde avec son arrière-pays a été étudiée sur
le plan géographique par G. Stratil-Sauer, « Verkehrsgeographische Bemerkungen zur
Stadt Trapezunt im Ostpontischen ». dans Archeion Pontou 29. 1968-1969. p 294-329. Le
port de Trébizonde a été aménagé par les soins de l’empereur Hadrien, cf G. Marenghi,
Arriano, Periplo del Ponto Eusino. Collana di Studi Greci XXIX, Naples 1958. Sur
l'organisation par les Byzantins, au 6e s, de leur domination dans le Pont Euxin oriental.
B. Martin-Hisard, «La domination byzantine sur le littoral oriental du Pont Euxin
(milieu 7c-8e s)», à paraître dans Byzantino-Bulgarica VI.
LE CULTE D EUGÈNE À TRÉBIZONDE 331

Les derniers développements imposent définitivement ce culte. Ils


contribuent en premier lieu à ré-équilibrer un texte qui, sans eux — ce
qui est le cas dans la version courte — privilégie l'histoire finale des
compagnons au détriment de celle d’Eugène: on a noté la brièveté
du récit de ses derniers instants. Mais surtout ces passages apportent
•I·;
des précisions essentielles : le corps d’Eugène a été immédiatement et
soigneusement récupéré par des chrétiens dont le nom peut être
donné119; ce corps a fait l’objet de plusieurs translations avant de
recevoir sa sépulture définitive, il n’a donc jamais été ni perdu ni
oublié120; enfin le culte rendu à Eugène a été par avance consacré
par la voix qui s’est fait entendre peu après un miracle qui, pour
tout chrétien, assimile Eugène à l’apôtre Paul121. Comment pour-
rait-on douter désormais du bien-fondé du culte d’Eugène puisque les
reliques de ce martyr, presque l’égal des Apôtres, sont sûres et que
Dieu lui-même l’a béni de son vivant?
Ainsi ces longs passages qui différencient les deux versions de la
Passion d'Eugène ne sont pas de simples additions: ils expliquent
pourquoi
•I·] le littoral pontique, au terme et même à l’apogée des persé­
cutions de Dioclétien, peut s’enorgueillir de posséder un martyr dont
les reliques sont légitimement vénérées à Trébizonde. On conçoit mal
qu’un hagiographe ait choisi de faire disparaître ces passages alors
qu’il aurait pu, si besoin était, opérer des réductions dans l’histoire
moins essentielle des compagnons.
Tant par sa parenté avec d’autres récits hagiographiques que par
l’absence qui ne peut être volontaire de certains développements, le texte
arménien de la Passion d'Eugène nous paraît bien être la trace d'une
première version grecque courte, correspondant
MJ à un certain niveau
de développement du culte d'Eugène. Il est difficile de la dater. Les
premières mentions d'Eugène sont du 6e s et la version courte peut en
effet dater de l’époque de Justinien : dans la cité pontique en plein
essor122, depuis peu rattachée, avec Satala et Nicopolis,
•I·; à la province

119 Voir n 40.


120 Ibid.
121 Voir n 39. Dans la prière qu’il prononce en prison, Eugène évoque plusieurs
épisodes de délivrance miraculeuse des Apôtres dans les Actes des Apôtres : celle de
Pierre (12, 1-19), celle des Apôtres (5, 17-21) et celle de Paul et de Sila qui subissent le
supplice du bois (16, 25-34).
122 Sur le rôle de Trébizonde à l’époque de Justinien, A. A. Vasiliev, «Zur
Geschichte von Trapezunt unter Justinian dem Grossen», dans Byzantinische Zeitschrift
30, 1929, p 381-386 et E. Janssens, Trébizonde en Colchide, Bruxelles 1969, p 51-53.
332 B MARTIN-HISARD

d’Arménie 1123, est construit l’aqueduc «du martyr Eugène»; au


même moment, à l’instigation de l’empereur, s’achève la conversion
de l’arrière-pays encore barbare de Tzanique où se construisent routes
et églises124, ce qui pourrait expliquer la longue histoire de la récupé­
ration des dépouilles
·!·] des compagnons et de leur translation vers leur
patrie à quelques jours de route de Trébizonde vers l’intérieur. La
Passion courte d’Eugène peut encore être du 7e s : l’existence du marty­
rium d’Eugène est attestée par ΓAutobiographie d’Anania Sirakac'i12S.
Les sources écrites, non plus que l’archéologie, ne permettent de dire
s’il y avait déjà un monastère, si l’église était une simple et modeste
chapelle funéraire126 ou, déjà, le sanctuaire principal de la cité127.
Mais il est certain que ce martyrium était un véritable petit centre de
culture, connu à Constantinople et dans les milieux arméniens non
romains : qu’une Passion du saint y ait vu le jour, qu’elle ait été par
la suite ou immédiatement traduite en arménien128, cela est plausible.
Ce n’est cependant pas certain, le texte peut être plus tardif : il nous
paraît en tout cas postérieur
•Μ à la Passion d’Eustrate. et il est antérieur
au 10* s, puisque la notice du Synaxaire de Constantinople en contient
déjà les éléments principaux.
La version longue de la Passion d’Eugène, celle du manuscrit
d’Istanbul, ne peut être datée avec plus de certitude : elle est composée
après la version courte et avant la rédaction de l’œuvre du patriarche
Xiphilin. Cependant la manière dont l’hagiographe y a inséré une

123 Novelle 31 de 536.


124 Procope. qui décrit en détail, dans le De Aedi/iciis (III, VI, 9-26), la politique de
Justinien en Tzanique, insiste sur trois aspects : christianisation des tribus, restauration
ou construction de kastra avec implantation de garnisons, aménagement de routes.
Sur les Tzanes, voir A. Bryer, «Some Notes on the Laz and Tzan», dans Bedi Kartlisa
21-22 (1966). p 174-195 et 23-24 (1967) p 161-168.
125 Voir note 11 et P. Lemerle, «Notes sur les données historiques de l’Auto-
biographie d’Anania de Shirak», dans REArm 1 (1964), p 195-202.
126 N. Baklanov, «Deux monuments byzantins de Trébizonde», dans Byzantion 4
(1927-1928), p 363-377.
127 II partageait cette fonction avec l’église de la Chrysoképhalos qui servait au
10e s de métropole, cf Janin, Géographie, p 277.
128 Anania disait à propos de Tychikos de Trébizonde: «Il était à tel point comblé
de par le Saint-Esprit de la grâce de traduction que lorsqu'il voulait traduire des livres
grecs, il n’hésitait pas comme le font les autres traducteurs, mais il lisait en arménien
comme des livres écrits en arménien.» (trad. Berbérian, p 192). P. Peeters, Le tréfonds
oriental de l'hagiographie byzantine. Subsidia Hagiographica 26, Bruxelles 1950. avait
déjà noté l'intérêt présenté par Tychikos et remarqué (p. 75): «Il conviendra d’avoir
l’œil sur cet original quand on voudra étudier plus à fond le développement du culte
de S. Eugène à Trébizonde.»
LE CULTE D’EUGÈNE À TRÉBIZONDE 333

série de passages qui démontrent l’importance historique et la valeur


religieuse du culte d’Eugène conduit à chercher les raisons qui ont pu
le pousser à composer cette nouvelle version. Utilisée avec prudence,
la tradition des miracles d'Eugène peut apporter quelques réponses
•I·; à
cette question.

III. La tradition des miracles et le culte dEugéne

Les miracles d'Eugène ont été principalement transmis par Jean


Xiphilin et Joseph Lazaropoulos129. Le premier raconte dix miracles
survenus de son temps ou peu avant130. Le second présente, dans
un premier opuscule, l’histoire d’une fête d'Eugène, le 24 juin, et
quatre miracles : plusieurs passages concernent des périodes antérieures
au patriarcat de Xiphilin131; un deuxième ouvrage contient vingt-six
129 Voir notes 5 et 7. Dans les notes suivantes, nous désignons par Μ I les Miracula
de Xiphilin, par Μ II. l’Orarto de Lazaropoulos. par Μ III. la Synopsis de Lazaropoulos.
130 Xiphilin explique tout d'abord qu’il entreprend de consigner par écrit les miracles
d'Eugène parce qu’il ne veut pas être ingrat envers le bienfaiteur d’une ville dont il est
lui-même originaire et parce qu'il a une dette personnelle de reconnaissance envers
Eugène. Il entend s'en tenir à des miracles récents ou actuels; ils sont au nombre de
dix: — 1) guérison de son frère Michel: il souffrait d’une fièvre continue, d'un
affaiblissement général et de manque d'appétit. Après une première guérison, la maladie
le frappe plus violemmment encore le laissant inerte et à demi-mort. — 2) guérison
d'un habitant de Trébizonde, Porphyre : il avait reçu un coup du côté de la vessie et
des parties sexuelles, mais les souffrances étaient devenues intolérables par suite d'une
brusque enflure de ces régions. — 3) guérison du stratège de Sôtèropolis, Nicétas, qui
souffrait d’un affaiblissement général. —4, 5. 6) guérison, sous Constantin VIII (1025-
1028) de Russes appartenant à la garnison varègue stationnée à Trébizonde; deux
d'entre eux étaient possédés du démon (4 et 6), le dernier, sourd-muet (5). — 7) guérison
d’une femme originaire de Colchide, complètement paralysée par une cruelle maladie.
— 8) guérison différée du marchand Michel, tombé malade en Syrie : il souffre alterna­
tivement de vives sensations de froid et de chaud. — 9) Grâce à la foi d’un habitant
de Claudiopolis, Eugène sauve de la tempête le navire qui le transportait au large
d’Héraclée du Pont. — 10) miracle en faveur de Trébizonde: Eugène met fin à l’hiver
rigoureux qui paralysait complètement le ravitaillement de la cité. Dans les notes sui­
vantes, Μ I sera suivi du numéro correspondant à chacun de ces miracles et, éventuelle­
ment, de la page et des lignes de l'édition Papadopoulos-Kérameus.
131 L’Orar/o comprend deux parties d’importance inégale. Dans la première, l’auteur
raconte comment, sous l’empereur Basile Ier (867-886), à l'époque de l'archevêque
Athanase et de l’higoumène Antoine Héthikos, Eugène a révélé, d’abord à un clerc
(§2) puis à la femme d’un cordonnier (§3), que le 21 juin, jour de sa naissance, devait
faire l’objet d’une fête. Suit le récit de trois de ces célébrations mettant en scène
l’higoumène, Antoine Héthikos (§4 et 5) et l’archevêque Athanase (§6). Cette solennité
est ensuite tombée dans l'oubli, à une époque antérieure au martyre de Théodore
Gavras (§7; Théodore Gavras est mort en 1080), mais le pieux et grand Alexis
334 B MARTIN-HISARD

autres miracles, dont plus de la moitié également antérieurs à Xiphilin132.


La tradition la plus ancienne, celle qu'a conservée Joseph Lazaro-

Comnène (§8) qu'Eugène a aidé, encore jeune empereur, contre les Ismaélites qui
assiégeaient la ville (§9) et qui, fortifié par le saint, a réussi à tuer le dragon qui
infestait les environs de la cité (§ 10), décide, après avoir consulté le livre des miracles
d'Eugène, que lui présente l'higoumène Luc Tzathès. de rétablir la fête du 21 juin (§11).
Dans une seconde partie, Lazaropoulos raconte quatre miracles, peu connus, ou même
ignorés, d'Eugène: — §12: l'histoire du sophiste Denys, venu de Constantinople, que
le saint punit parce qu'il ne veut pas écrire ses miracles comme les moines le lui ont
demandé. (Un tel livre existant à l'époque d'Alexis Comnène, et Xiphilin n'ayant pas
jugé utile de raconter les hauts faits anciens d'Eugène, on peut peut-être supposer que
ce miracle concerne une époque antérieure à Xiphilin.) — § 13 : l'expulsion par Eugène
de «disciples de Jacques le Syrien et du démoniaque Anus» qui, sous l'empereur
Anastase et après le concile de Chalcédoine, s’étaient installés par la force dans le
monastère. (Normalement il ne peut être question de jacobites sous Anastase Ier, 491-
518). Mais, compte tenu du règne éphémère et peu marquant d'AnastaselI (713-715),
on peut penser que le terme de «jacobites» peut, au 14e s, être synonyme de «mono-
physites venus de Syrie ». Le miracle a d'autant plus de sens sous Anastase Ier que celui-ci
est précisément connu pour avoir favorisé le monophysisme.—§14: le châtiment
de l'archonte Denys qui, sous Basile II (976-1025), causait du tort au monastère en
faisant paître ses chevaux sur ses pâturages et dont les hommes avaient chassé à coups
de pierres les moines et l'higoumène venus se plaindre. — §15: le châtiment de
Vapographeus Méthode qui, sous Constantin Monomaque (1042-1055) avait violé le
sanctuaire du saint. Dans les notes suivantes, après Μ II, le numéro renvoie à ces
paragraphes de l'édition Papadopoulos-Kérameus, avec éventuellement la page et la
ligne.
132 La Synopsis contient vingt-six miracles :— I) Intervention d'Eugène pour sauver
la ville assiégée par les alliés ibères de Bardas Phocas, révolté contre Basile IL —
2) secours apporté par Eugène à Basile II qui, venu recevoir l'héritage du curopalate,
doit affronter les troupes de Georges d’Ibérie. — 3) miracle en faveur du monastère
Saint-Georges de Chainos (fondé à la fin du 11e s. cf Janin, Géographie, p262).—
4) miracle en faveur d'Ephraïm, neveu de l’higoumène Théodore, menacé de naufrage
en revenant de Constantinople. — 5) guérison d’Eumorphia. femme du spatharocandidat
Eustrate. qui souffrait de pertes de sang.— 6) guérison de Barbara, femme d’un
curopalate. qui, en buvant, avait avalé des sangsues. — 7) miracle en faveur de l'higou-
mène Ephraïm, dont les chevaux avaient été dispersés par des bêtes sauvages.—
8) manifestation par le saint de son contentement le jour de la célébration de sa
fête, un 21 janvier, sous l’archevêque Théodore.— 9) miracle en faveur de deux
moines pris de boisson sous l'higoumène Ephraïm. — 10) miracle en faveur de l'higou-
mène Ephraïm. en difficulté pour ramener un chargement de nourriture que lui
ont offert des prêtres dépendant de l’évêque Grégoire de Païpert.—11) guérison
de l'higoumène Ephraïm qui a avalé des sangsues. — 12) punition d'un homme qui
a volé une chaîne d'argent au monastère le jour de la fête d'Eugène. — 13) intervention
d'Eugène à l'époque de l'archevêque Jean de Trébizonde, pour calmer la colère de
l'évéque Jean de Païpert, irrité à cause d'un chien. — 14) guérison du diacre Philothée
qui souffre de «plèthôria
* causée par l'augmentation des quatre humeurs. — 15) la
femme de Georges Magoulas, économe de la métropole, qui était stérile, après avoir
prié le saint, a un fils. Son mari est puni de maladie parce qu'ils n'ont pas appelé l'enfant
Eugène, comme ils l’avaient promis. — 16) guérison de Théodore, neveu et successeur
de l'higoumène Ephraïm. qui a pris froid. — 17) intervention du saint, à l'époque
LE CULTE D’EUGÈNE Λ TRÉBIZONDE 335

poulos,
•I·. ne nous fait pas remonter plus haut que le règne de Basile Ier 133.
La vénération des habitants de Trébizonde s’attache alors à la grotte
d’Eugène134, mais surtout à ses reliques, conservées dans une église,
et sur lesquelles veille tout un monastère. L’higoumène y célèbre avec
éclat la fete très populaire du 21 janvier, jour anniversaire de la mort
du saint135. Le fait le plus marquant dans l’histoire du culte est
l’institution par l’higoumène d’une seconde fête d’Eugène, voulue avec
insistance par le saint lui-même, le 24 juin, jour qu’il révèle être

de l’higoumène Ephraïm, pour sauver deux moines bloqués par l’hiver et la neige. —
18) guérison du moine Théodore, sous l'higoumène Ephraïm, d’une fièvre ardente et de
tumeurs sur l’estomac. — 19) et 20) guérisons de la femme et de la fille du protospathaire
Georges Arvènos, toutes deux frappées d’une forte fièvre. — 21) guérison de Théodose,
un parent de l’higoumène Ephraïm, qui souffrait d’un affaiblissement général. — 22) mi­
racle en faveur de l'higoumène Ephraïm, qui retrouve un bâton taillé en forme de
crosse qu'il voulait offrir à l'évêque Théodore de Païpert. — 23) guérison de la femme
du spatharocandidat Thomas Chardamouklé, qui souffrait d'un mal de dents. — Les
trois derniers miracles se passent à l'époque même de Joseph Lazaropoulos. Sur ces
vingt-six miracles, quatre (3, 24, 25, 26) sont postérieurs au 11e s. Deux (1 et 2) sont
précisément situés sous Basile II. Dix se déroulent à l'époque de l'higoumène Ephraïm
ou de son successeur et neveu Théodore (4. 7, 9. 10, 11, 16, 17, 18, 21. 22). Janin,
Églises, p 267, les considère comme antérieurs à l'arrivée des Seldjoukides, à la fin du
11e, en raison des relations étroites que le monastère entretient avec son arrière-pays
et qu'attestent ces miracles. On peut confirmer cette datation en disant que le miracle 17
se passe en Phasiane, territoire conquis par Jean Tzimiskès (969-976) et perdu en 1070.
Si l’on pouvait identifier les deux évêques de Païpert, cités dans les miracles 10
(Grégoire) et 22 (Théodore), on pourrait encore préciser l'époque d’Ephraïm. Les
miracles 8 et 13 ont lieu, l'un, sous l'archevêque Théodore, l'autre, sous le métropolite
Constantin, tous deux à Trébizonde; deux personnages de ce nom sont connus:
Théodore au 10e s (seule datation possible à partir d'une bulle de plomb). Constantin
au début du 1Γ s (sur la base de deux signatures en 1027 et 1028 à des assemblées
patriarcales tenues à Constantinople et d'une bulle de plomb), comme le montre l’article
de V. Laurent, «La succession épiscopale au siège de Trébizonde», dans Archeion
Pontou 21 (1956), p 80-94. Dans cette série de quatorze miracles que l’on peut donc
placer au 10e s et dans la première moitié du 1 Ie s, et même, plus précisément pour certains,
peu avant, pendant, ou peu après le règne de Basile II. s'intercalent sept miracles
(5, 6. 14, 15, 19, 20, 23) concernant de hauts dignitaires ou fonctionnaires (spatharo­
candidat, protospathaire. curopalate, diacre, économe) dont les noms restent inconnus
en dehors de la Synopsis. Le miracle 12 ne peut non plus être daté. On ne peut trouver
de principe de classement des miracles contenus dans la Synopsis. Dans les notes
suivantes, Μ III est suivi du numéro correspondant à chacun de ces miracles.
133 A une seule exception (Μ II, 13) qui, si son attribution au règne d'Anastase Ier
est correcte, serait la première mention du monastère d'Eugène.
134 Μ II, 3, p 55, 1. 13. Sur cette grotte. J. P. Melioupolos. «La grotte de saint
Eugène à Trébizonde» (en grec), dans Archeion Pontou 6, 1935, p 159-168.
133 Μ II, 2 présente l’higoumène Antoine Héthikos célébrant l’office de cette fête,
devant un grand concours de peuple. En Μ II, 6, le peuple se plaint d’être tenu à l'écart
de la célébration de la nouvelle fête alors que chaque jour il fréquente le saint
sanctuaire (p 58, 1. 25-27).
336 B MART1N-HISARD

celui de sa naissance136. La nouvelle solennité donne lieu à une


véritable manifestation officielle qui réunit au monastère tous les
notables de la cité, avec l’approbation des autorités ecclésiastiques et
militaires, le peuple s’en trouve pratiquement exclu137. Cette innovation
a lieu sous l’épiscopat d'Athanase138, alors qu’un certain Jean Chaldès
est duc de Chaldie et de Trébizonde139.
Saint Eugène s’intéresse alors avec prédilection aux grands140, veille
au maintien des liens politiques de la cité avec Constantinople141 et à
leurs relations commerciales, essentiellement maritimes142. Cependant
il accorde surtout ses bienfaits au monastère143 dont les dépendances
pénètrent profondément dans l’arrière-pays144 et qu'il protège jusque

136 Μ II, 2 : Eugène approuve que l'on célèbre sa fête le 21 janvier mais trouve qu'il
serait juste que soit aussi fêté tous les ans l'anniversaire de sa naissance (p 53, 1. 30-31).
Au clerc qui l'interroge, il révèle qu'il est né le 24 juin comme saint Jean-Baptiste (p54,
1. 9-15). L’higoumène n’ayant tenu aucun compte de cette révélation, au bout d'un an,
Eugène lui en fait reproche. Μ II, 3 : Eugène fait encore la même révélation à une
vieille femme qui célébrait tous les ans avec piété la fête du 21 janvier (p. 55, 1. 38-39).
Convaincu, l'higoumène institue la fête à ses propres frais, à cause de la pauvreté du
monastère (p 56,1. 13-17).
137 Μ II, 5 : l'higoumène invite à la célébration le duc de Chaldie et de Trébizonde
(p 57,1. 26-27), le clergé et les dignitaires (ibid., 1. 32). Μ II, 6 : les habitants de la ville
reprochent à l’évêque Athanase (il en est donc responsable?) de n’avoir invité à la
fête que les clercs et les hommes importants (p 58.1. 24).
138 II s’agit d'Athanase, dit l'Exorciste: d’après un synaxaire du *15 s. édité par
A. Papadopoulos-Kérameus. «Documents pour l’histoire de Trébizonde» (en grec),
dans Vizantijskie Vremennik 12, 1906, p 139-141, il fut d'abord un clerc au service
de l’évêque Nicéphore de Trébizonde, fut appelé à Constantinople pour guérir du
démon la fille de l’empereur Théophile (829-842) et fut promu archevêque de Trébizonde
par le patriarche de Constantinople, Méthode (843-847). Sur ce personnage qui vivrait
donc encore sous Basile Ier, Janin, Églises, p256 et surtout V. Laurent, Le corpus
des sceaux de ΓEmpire byzantin, V, 2; L 'Église, Paris 1965, p442.
139 Jean Chaldès est présenté (p. 57, 1. 27-28) comme le fils du fondateur du
monastère du Sauveur de Surmena. Sur ce monastère, Chrysanthos, p 506.
140 En Μ II, 5, Trébizonde est décrite comme une ville riche et active avec des
gens éminents, des soldats d’élite, des marchands fortunés, de nombreux monastères
d’hommes et de femmes. Miracles en faveur de grands : Μ III, 5, 6, 19, 20, 23.
141 Eugène semble être un grand partisan de la dynastie macédonienne (Μ III, 1 et 2).
Basile II est présenté comme un bienfaiteur du monastère, pour l'église duquel il fait
construire deux absides, deux colonnes, une coupole (Mil, 2, p85, 1. 1-7); sur ce
point, Janin. Églises, p 267-268. On remarquera que Μ III, 1 commence par trois
pages (p 79-81) racontant l'histoire des Macédoniens depuis Basile Ier et les troubles
du règne de Basile IL
142 Μ III, 4, Ephraïm revient de Constantinople avec des paniers remplis de lampes
de verre, lorsque son bateau est saisi par une tempête.
143 Μ II, 12, 13, 14, 15; Μ III, 4, 7, 9, 10, 11, 12, 16, 17, 18, 19, 20.
144 Μ II, 7, 10, 11, 13, 17, 22: le monastère a notamment un métochion dans la
région de Païpert; tous les ans, à la fin de l'été, les moines vont chercher les revenus
LE CULTE D’EUGÈNE À TRÉBIZONDE 337

dans ses intérêts les plus matériels145. Aussi les moines se pré­
occupent-ils de faire consigner par écrit les miracles du saint, Eugène
lui-même le désirant146.
Or toutes les sources, grecques, arméniennes, géorgiennes, arabes,
attestent l’importance nouvelle prise par la région de Trébizonde dès
la seconde moitié du 9e s. Le thème de Chaldie précédemment con­
stitué147 bénéficie de l’amélioration de la situation de l’empire sur sa
frontière du nord-est: non seulement les campagnes victorieuses de
Basile Ier ont écarté la menace permanente des Pauliciens148, mais
le califat arabe a laissé se reconstituer certaines autonomies et les rois
bagratides d’Arménie à partir de 885, ceux d’Ibérie dès 891, vont
jouer la carte d’une neutralité qui permet un admirable essor matériel
auquel participent largement les émirats arabes de Dwin, Karin, Tiflis149.
L’importance du thème de Chaldie s’accroît encore lorsque, dès la
seconde moitié du 10e s, après la conquête de Karin150, l’expansion
politique byzantine vers l’est s’affirme, en prenant appui sur une ample
réorganisation de la frontière151. Durant toute cette période, l’espace

de la terre qu’ils rapportent par de véritables caravanes. L'higoumène lui-même s'y


rend pour acheter des terres. Janin, Églises, p 266-267.
145 Un miracle protège l’orthodoxie du monastère (M IL 13); quatre assurent la
guérison de moines, de l'higoumène ou de sa famille (Μ III, 9, 11, 18, 21). Deux
protègent l'intégrité du sanctuaire (Μ II, 15 et Μ III, 12). Quatre protègent ses biens
et notamment les caravanes (Μ II, 14 et Μ III, 4, 10 et 17).
146 Μ II, 12.
147 Le première mention d’un stratège de Chaldie se trouve dans le Taktikon
Uspenskij (842-843). Pour la discussion de cette date, N. Oikonomides, Les listes de
* et X
préséance byzantines des IX * siècles, Paris 1972, p 349 et note 349.
148 Sur la politique de Basile 1er contre les Pauliciens en particulier et en direction
de l’Arménie en général, J. Laurent, L’Arménie entre Byzance et l'Islam depuis la
conquête arabe, Paris 1919, p 240-262, (cité désormais Laurent); et H. Bartikian,
«La conquête de l’Arménie par l’empire byzantin», dans REArm 8 (1971), p 327-330.
149 Sur la formation du royaume bagratide d’Arménie, Laurent, p 263-284, et,
plus récent, A. Ter-Ghewondian, L’Arménie et le califat arabe (en russe), Erévan
1977, p 233-240, (cité désormais Ter-Ghewondian, 4rméme). Sur l’importance des
émirats de Dwin et de Karin, A. Ter-Ghewondian, The Arab Emirates in Bagratid
Armenia, Lisbonne 1976, passim (cité désormais Ter-Ghewondian, Emirates}. La
formation du royaume bagratide géorgien a fait l’objet de moins d’études récentes;
on se reportera à la synthèse de C. Toumanoff, «Armenia and Georgia», dans The
Cambridge Médiéval History, IV, The Byzantine Empire, I : Byzantium and its Neighbours,
Cambridge 1966,p 610-618.
150 Karin est conquise par les Byzantins en 949. Sur les conditions et l’importance
de cette conquête, H.M. Bartikian, «La conquête de l’Arménie...» (cité n 148), p 330.
151 Voir N. Oikonomides, «L’organisation de la frontière orientale de Byzance
aux Xe et XIe siècles et le Taktikon de l’Escorial», dans Actes du XIV * Congrès
International des Études Byzantines, I, Bucarest 1974, p 285-302 et dans N. Oikonomides,
338 B. MARTIN-HISARD

arméno-géorgien joue le rôle de carrefour commercial entre monde


byzantin et monde musulman; Trébizonde commande les voies qui,
par Dwin, Ani ou Artanuj, relient Constantinople aux marchés orien­
taux 152. Les droits prélevés sur ce commerce ne laissent pas indifférents
certains évêques de Chaldie153 et fournissent, cas unique, une partie
de la rémunération du stratège154. Etait-ce déjà le cas lorsque Basile Ier
accorda cette fonction à l’homme qui l’avait aidé à assassiner Michel III
et qui s’appelait précisément Jean Chaldaios155? Politiquement, mili­
tairement, économiquement, le thème de Chaldie est essentiel à l’époque
mj
macédonienne. Son importance ecclésiastique s'est également développée.
C’est sous l’épiscopat d’Athanase que Basile Ier a érigé Trébizonde en
métropole
MJ 156, mais les titulaires du siège prenaient auparavant déjà
volontiers le titre d’archevêque, titre que leur accorde la Notice de
Basile de Ialimbana'5'1 et qui peut être le reflet des récentes prétentions
apostoliques du siège de Trébizonde158.
La tradition des miracles d’Eugène correspond
MJ bien à cette évolution
qui justifie l’indéfectible attachement de la cité aux Macédoniens et
explique la création d'une nouvelle fête du saint. Car la cité pontique
connaissait sa plus grande activité en été quand la belle saison permettait

Documents et Études sur les institutions de Byzance (VlIe-XVe s.), XIV, Variorum
Reprints, Londres 1976.
152 H. A. Manandian, The Trade and Cities of Armenia in relation to ancient World
Trade, Lisbonne, 1965, p 143-173, et Ter-Ghewondian, Arménie, p 176-210. Sur les
témoignages numismatiques de l’essor de l’Arménie, X.A. MuSelyan, «Les échanges
internationaux de l'Arménie aux VIIP-X
* siècles», dans REArm 13 (1978/79), p 127-164.
153 Le patriarche Nicolas le Mystique, dans une lettre écrite vers 913 à un ecclésias­
tique qui effectue une inspection à Trébizonde et dans sa région conseille d’admonester
sévèrement un évêque qui s'est adonné au commerce. Il s'agit de la lettre 74, dans
l’édition R. J. H. Jenkins and L. G. Westerink, Nicholas L Patriarch of Constantinople.
Letters-Greek Text and English Translation (Corpus Fontium Historiae Byzantinae VI),
Dumbarton Oaks 1973, 1. 322. p 10-13. Cet ouvrage est cité désormais Jenkins,
Nicholas.
154 Sous Léon VI, le stratège de Chaldie touche d'office dix livres sur les marchan­
dises qui y arrivent ou en partent. (De ceremoniis II, 50).
155 Chronographie de Syméon magister et logothète, éd. Bonn. 1838, 685, 4 et
687. 20-21.
156 Supra, n 138 et V. Grumel, Les Regestes des Actes du Patriarcat de Constanti­
nople, II. 715-1043, Paris 1936, p 62-63.
157 La Notice de Basile de lalimbana, travail privé mais fondé sur des sources
officielles, est rédigée entre 845 et 869, selon l’opinion de V. Laurent, suivie par
H. G. Beck, Kirche und Theologische Literatur im Byzantinischen Reich, Munich 1959,
p 151. Elle a été éditée par G. Parthey. Hieroclis syneedemus et notitiae graecae
episcopatuum, Berlin 1866. 1, 55-94.
*5H Sur ces prétentions. Jenkins, Nicholas. p 557.
LE CULTE D’EUGÈNE À TRÉBIZONDE 339

la reprise des relations avec l’intérieur et que les conditions atmosphé­


riques incitaient de nouveau les marins à fréquenter son port •I· 159. Une
célébration le 24 juin était à tous égards opportune puisque cette date
permettait de rassembler au monastère, lui-même intéressé à l’essor
économique, non seulement ses dépendants160, mais aussi des évê­
ques161, et tous ces gens importants et généreux, agents et bénéficiaires
des activités commerciales, protégés privilégiés du saint162. C’est moins
dans un prétendu désir d’Eugène que dans l’esprit d’entreprise des
higoumènes qu’il faut chercher l’origine de cette seconde fête.
Et pourtant Jean Xiphilin, né à Trébizonde dans les premières années
du 11e s, ignore tout de la fête du 24 juin. Dans ses récits, en outre,
Eugène n’apparaît plus comme le protecteur par excellence du mona­
stère et des puissants, mais comme le bienfaiteur de toute la com­
munauté urbaine dans sa diversité163: gens simples et grands164,
païens russes et moines165. Il ne faut voir en cela aucune contradiction
159 Sur ces questions climatiques. G. Stratil-Sauer, «Der ôstliche Pontus», Geo-
graphische Zeitschrift 33, 1927, 497-518. Plusieurs miracles soulignent la difficulté des
communications en hiver, ainsi Μ I 10 montre comment un hiver rigoureux et prolongé
peut conduire Trébizonde à une grave pénurie, Μ III 17 décrit la détresse de deux
moines surpris dans les montagnes par l'arrivée précoce de l’hiver.
160 C'est ce qu’a fort bien noté le P. Janin dans Géographie, p 266.
161 L'évêque blâmé par Nicolas le Mystique dépend évidemment de la métropole
de Trébizonde.
162 Ce milieu est admirablement décrit dans les premières lignes de Μ II 6.
163 Le rôle d'Eugène comme protecteur de la ville est bien défini par Xiphilin dans
son préambule (p. 33,1. 19-21): «ήμϊν άναβλύζει τούς τών θαυμάτων κρουνούς, δι ’ών
πδσαν μέν βλάβην καί έπήρειαν κατακλύζει, τήν οίκείαν έκκαθαίρων πατρίδα, πίονα
δέ ταύτην άποδεικνύων ταϊς εύεργεσίαις καί εύκαρπον...» Il est énoncé de nouveau
dans la péroraison où Eugène est appelé (p 5, 1. 13) «φιλόπολι καί φιλόπατρι». Le
miracle 10 est, à cet égard, très significatif. Durant le long hiver, des habitants croient
voir Eugène assis dans l'attitude de la désolation, déplorant la destruction de la patrie
(p 49, 1 31-32), et tous les habitants de la ville vont en procession au sanctuaire (p 50,
1. 10-12) afin que le saint intercède auprès de Dieu en faveur de sa ville (p 50, L 17 :
«τήν πόλιν σου»). Eugène est donc bien vénéré par les habitants comme (p 51, 1 21-22)
«μέγαν προστάτην καί βοηθόν έν πάσι».
164 Deux des bénéficiaires de miracles ont une origine illustre, Nicétas (Μ I 3,
p 38, 1. 31) et la femme colche (7, p 44, 1. 17). Michel (8) est un marchand; on ne sait
rien de Porphyre (2) ni de l’homme originaire de Klaudiopolis (9).
165 Les moines ne sont pas l’objet de miracles, mais ils apparaissent à deux reprises
comme les gardiens du sanctuaire : c'est un moine, bouleversé devant le désespoir de
la mère de Michel, qui obtient la guérison définitive du malade (1, p 37, 1. 1-15); c’est
à un moine que le saint s'adresse, au cours du rigoureux hiver, pour que soient
disposées d’une certaine façon les lampes du sanctuaire (10, p 50, 1. 2-5). Trois
miracles concernent des Russes, appartenant à «la phalange scythe» (6, p43, 1. 19),
venue à Trébizonde sous Constantin VIII (4, p40, I. 9-11). Le premier Russe est
explicitement païen (p40, 1. 20).
340 B MARTIN-HISARD

avec les données antérieures, mais le résultat d'une évolution que


connaît bien Joseph LazaropoulosMJ lui-même : la fête, dit-il, est tombée
dans l’oubli à une époque qu’il évoque à mots couverts comme une
période de troubles et de désordres militaires avant le martyre de
Théodore Gavras166.De graves révoltes militaires ont en effet éclaté
dans la seconde moitié du 10e s, principalement celle de Bardas Phocas
et de Bardas Skléros qui reçut l’appui de David, curopalate du Tao167.
Plus tard, se soulève également le roi d’Ibérie, qui refuse de laisser
à Basile II l'héritage de David et fait appel aux princes arméniens168.
Le séjour de Basile II à Trébizonde169, sa piété envers Eugène170
montrent à l’évidence que la ville, traditionnellement fidèle aux Macé­
doniens, a eu dans cette période un rôle qui n’a peut-être pas été encore
suffisamment étudié. En tout cas, son arrière-pays a dû souffrir de
désordres bien avant l'arrivée des Turcomans171.
Le culte d’Eugène avait sûrement été stimulé par le monastère qui,
dans un contexte économique et politique favorable, en tirait profit.
Mais avec l'évolution des circonstances, au début du XIe s, plus tôt
peut-être, la cité, assaillie, comme le dit Xiphilin, «d’ennemis visibles
et invisibles»172, a bien besoin d'un protecteur qui veille sur tous,
et spécialement aussi sur la garde varègue chargée de la défense
matérielle de la cité.
C’est par rapport à cette évolution qu’il convient de préciser les
circonstances de la rédaction des Passions d'Eugène. La version courte
peut être antérieure à la création du thème de Chaldie ou en être
contemporaine, mais la version longue répond parfaitement à une
volonté de promouvoir un culte qu'une nouvelle fête enrichit et que

166 M 11,6.
167 Lazaropoulos fait allusion à cette révolte en Μ III. 1 (p 81,1. 15 - p 84, 1. 13) et
précise que Basile II a gardé le contrôle du littoral du Pont Euxin (p 81, 1. 30-31).
Jusqu'à cette révolte de 987. le curopalate de Tao s'était montré un allié sûr des
empereurs, il avait notamment aidé Basile II à réprimer la révolte de Bardas Skléros.
quelques années auparavant; sur les conséquences de ce retournement, G. Dedeyan,
«L'immigration arménienne en Cappadoce». dans Byzantion 45. 1975. p49 et n 36.
C'est à cet épisode que fait allusion Μ III, 2.
,6Q Sur le long hivernage de Basile II à Trébizonde en 1021 et son importance.
G. SCHLLMBERGER. L'épopée byzantine à la fin du Xe siècle. Il : Basile H (989-1025 ).
Paris 1900. p 489-500.
’'° Chrysanthos. p 398-399, en se basant sur Μ III. 2.
,7‘ Μ III, I souligne les ravages dont souffre la région de Trébizonde. en 987 (p82,
I. 8sq). C'est l'arrivée des Turcomans qui. pour Janin (Églises. p 267) marque la rupture
des relations de Trébizonde avec son arriére-pays.
’72 Μ I, p 51, 1 17-18.
LE CULTE D'EUGÈNE À TRÉBIZONDE 341

la composition des premiers récits de miracles étaie. Ces miracles


donnent en effet de saint Eugène et de ses pouvoirs
·ι·; une image particu­
lière qui change peu du 9e au 1Γ s.
Il guérit, parfois en prenant son temps173, des maladies quelque­
fois complexes, mais le plus souvent simples : fièvres, mal de dents,
excès de boisson, ingestion malencontreuse de sangsues174. Il chasse
les démons175. Dans ces diverses circonstances, il conseille d’employer
de l’huile176, un peu d’eau177, quelques figues178, mais le simple acte
de foi d’un malade ou d’un possédé
•I·; qui s’est rendu auprès du tombeau
peut suffire179. Eugène dissipe l’hiver et la neige ou en combat les
effets180, il calme la tempête et guide les marins181. Ses apparitions
sont fréquentes182, seul ou avec ses compagnons183; il est enveloppé
d’une grande lumière184 et à celui qui le voit, il prodigue encourage­
ments et suggestions185, aide matérielle186, mais parfois aussi répri­
mandes187. Eugène peut en effet se fâcher, son visage devient alors
terrible188 et le coupable, au mieux frappé de mutisme ou de paralysie
provisoires189, peut recevoir, au pire, de violents coups sur la tête,
assénés par le saint lui-même ou par Akyla, et qui le laissent à terre
ensanglanté et inconscient190. Parfois les compagnons du saint
173 MI,let8, Mil, 12.
174 Maladies complexes: Μ I, 2 et 8, Μ III, 14. Fièvres ou affaiblissement général
MI,3,M III, 16, 18, 19, 20, 21. Mal de dents: Μ III, 23. Excès de boissons: Μ III, 9.
Sangsues : Μ III, 6 et 11.
179 Μ I, 4 et 6. Dans Μ I, 3 la maladie est assimilée à une possession démoniaque.
176 Cette huile, qui provient du sanctuaire, peut être utilisée pour baigner une blessure
(Μ II, 14), en onction (Μ III, 11 et 18), elle est versée dans les narines (Μ III, 6 et 21), ou
répandue sur la mer (MI, 9).
177 Μ III, 5, 9 et 19.
178 Μ III, 5.
179 MI, 1,2, 3, 5, 7; Μ III 16,20.
180 Μ I, 10; Μ III, 17.
181 Μ I, 9; M 111,4.
182 Eugène apparaît généralement en songe (Μ I, L 3, 6, 7; Μ IL 2, 3, 5; Μ III, 7,
14, 21) mais il apparaît aussi réellement (Μ III, L 2, 9, 10, 17).
183 II apparaît avec ses compagnons en Μ I, 8, Μ II, 12, 14. Akyla seul en Μ I, 3.
184 M 11,2; M 111,9.
189 II annonce une défaite (Μ III, 1), indique où sont partis des chevaux (Μ III, 7),
suggère de faire une saignée (Μ III, 14).
186 Ainsi Μ III, 2, 10.
187 Les motifs du mécontentement d’Eugène sont divers: malade guéri qui retourne
consulter des médecins (Μ I, 1). scepticisme (Μ I, 8), promesse non tenue (Μ III, 5. 15),
vol (Μ III, 12).
188 Μ I, 8.
189 Μ II, 12, 13; Μ III, 12. 15.
190 Μ II, 13, 15.
342 B MARTIN-HISARD

réussissent à calmer sa colère191. Quant à la satisfaction d'Eugène,


elle se manifeste également par de suaves odeurs et un tremblement
de terre192.
Il faut enfin remarquer qu’aucun miracle n’est attesté en faveur
d'une personne qui n'ait un lien précis avec Trébizonde. Il faut en
être originaire193, en avoir fait sa patrie d’adoption194, y exercer une
9 ·

fonction195, y séjourner196, ou en être proche voisin197 pour bénéficier


de la protection du saint. Ce lien quasi-physique est tel que certains
doutent que le saint puisse guérir en d’autres lieux198199 . A Trébizonde
même, certains cherchent encore leur salut auprès d'autres saints,
sans doute mieux confirmés par la tradition, mais la Vierge, saint
Thomas, saint Nicolas, saint Démétrios savent reconnaître la puissance
prééminente d'Eugène dans la ville1 ".
Ainsi Eugène apparaît comme un saint thaumaturge, pour les grandes
et les petites circonstances, il est peu exigeant mais il est ombrageux,
jaloux, il convient de le ménager, il convient de le fêter. Quant au
monopole auquel il prétend sur Trébizonde et qui se heurte à un
certain scepticisme, à des dévotions antérieures, faut-il y voir un privilège
accordé à la ville, ou le signe que son culte, peut-être forcé, eut du mal
à s’imposer et qu’il n’est guère sorti des limites de la région?
En réunissant les différents éléments de notre hypothèse, il nous
semble possible, en conclusion, de présenter le problème de la manière
suivante.
L'Anonyme grec paraît représenter par rapport à une version anté­
rieure probablement conservée en arménien, une version nouvelle
de la Passion d'Eugène, conçue dans l’intention de promouvoir son
culte. Ce besoin de promotion se fait sentir à une certaine époque: •I·
depuis la fin du 8e s ou le début du 9e, se produit le regroupement autour
de Trébizonde d’une région, la Chaldie; cette région reçoit un stratège,
elle acquiert ensuite un métropolitain,
·!·; il lui fallait peut-être aussi un

191 Μ I, 8.
192 Μ III. 8.
193 Μ I, 1,2.
194 Μ I, 9.
195 C’est le cas des Russes, des moines, et, par extension, des différents dignitaires.
196 Μ I, 3.
197 Μ I, 7.
198 Μ I, 8, 9.
199 Saint Nicolas: Μ III, 19; saint Démétrios: Μ III, 21; la Vierge: Μ III, 23;
saint Thomas : Μ I. 6.
LE CULTE D’EUGÈNE À TRÉBIZONDE 343

saint qui en fût issu. Exploitant une vénération ancienne, le monastère


aurait alors tenté d’amplifier le culte d’Eugène en le réorganisant à son
profit et en le justifiant. Mais ce culte n’est pas sorti des limites de l’aire
d'influence de Trébizonde, ce qui expliquerait la rareté des témoins
de la Passion, son absence de la collection métaphrastique, les difficultés
du copiste à en trouver un exemplaire, sa ré-écriture par le pieux
Xiphilin, soucieux de mieux faire connaître le saint de sa patrie dans
la capitale où il n’était l’objet d’aucun culte200.
Le lieu de la passion d'un saint, le champ de son influence ne
pourraient-ils ainsi, dans certains cas, définir un «espace hagiogra­
phique» qui, à côté des espaces administratifs, ecclésiastiques, et écono­
miques et avec eux, permettrait de mieux saisir la vie d’une région?

Université de Paris I Bernadette Martin-H isard

200 Le Synaxaire de Constantinople n'indique aucun sanctuaire dans la capitale où


serait célébré ce culte.

Vous aimerez peut-être aussi