Lecture analytique n°4 : Diderot, La Religieuse (1796)
Diderot est un écrivain et philosophe des Lumières, né en 1713 et mort en 1784. Il a collaboré à
l’Encyclopédie et a écrit Jacques Le fataliste. Il décide à partir de 1760 d’écrire un roman sur les
couvents et l’éducation religieuse donnée aux jeunes filles de l’époque et poursuit son écriture
jusqu’en 1780 mais il ne voulut jamais publier de son vivant un livre aussi scandaleux. Le roman fut
donc publié de façon posthume. Il y raconte le noviciat de Suzanne une jeune fille forcée d’aller au
couvent par ses parents pour effacer sa naissance illégitime, elle y rencontre humiliations et privations,
tortures physiques et morales et perversité. Suzanne s’adresse au marquis de Croismare. Diderot s’est
inspiré de la vie d’une personne réelle, Margerite Delamarre mais pour ce passage emblématique de la
« religieuse folle », il s’est inspiré de sa sœur Angélique, morte folle à 28 ans au couvent de Langres.
En quoi la description de la religieuse folle sous le regard de Suzanne est-elle une façon pour l’auteur
de critiquer l’Eglise et son hypocrisie ? I. Un tableau vivant de la religieuse folle. II. La critique de
l’Eglise.
I. Un tableau vivant de la religieuse folle :
1. Une description placée sous le signe du désordre :
D’abord, rien n’est contrôlé par la jeune femme, comme en témoignent les « il » impersonnels,
elle est dépendante des autres.
Elle est aussi désignée comme « l’infortunée », ce qui veut dire malheureuse, elle n’a pas eu
de chance, à cause des hommes et de la société, elle est devenue folle.
Son portrait écrit en parataxe avec une juxtaposition des points virgules montrent un tableau
en désordre, à l’image de la folie de la jeune fille : « échevelée » « elle se frappait » « elle
courait, elle hurlait »…
La scène est décrite comme un tableau et l’on se représente la religieuse physiquement :
l’allitération en [ch] exprime ce désordre. Rappelons que Diderot est un grand amateur de
tableaux (Van Loo).
Les sens sont convoqués avec la vue « échevelée » le toucher » chaînes de fer », l’ouïe avec
« elle hurlait », le tableau est visuel et sonore.
La religieuse est atteinte de démence : champ lexical « esprit dérangé » « visions » « tête
ébranlée »…
2. Une scène théâtralisée :
Suzanne est spectatrice, le pronom « je » revient souvent dans le texte, elle transmet la scène
au lecteur fictif qu’est le marquis « vous » et au lecteur réel c’est-à-dire nous. On note « je la
vis » repris par « je n’ai jamais rien vu » (polyptote).
Les effets sur Suzanne sont la peur « la frayeur » et « je tremblais ».
Des exagérations montrent un tableau terrifiant « des plus terribles imprécations ».
Les explications données sont aussi visuelles « elle ne voyait plus que des démons, l’enfer et
des gouffres de feu ».
3. Le double de Suzanne :
La religieuse est un double de Suzanne « je vis mon sort dans celui de cette infortunée… il fut
décidé ». L’extrait montre une progression, on observe un glissement entre « il fut décidé » et
« je renouvelais le serment de ne faire aucun vœu ». Suzanne prend le chemin de la raison, de
passive (elle obéit à ses parents), elle devient active (elle refuse de faire des vœux), la suite du
roman confirmera ce choix.
Elle utilise l’adjectif possessif « ma » pour la désigner « ma religieuse ».
C’est un fantôme, une vision de cauchemar qui vient hanter Suzanne (voir ligne 3 et
suivantes).
L’Eglise tente de convaincre Suzanne que cette jeune fille s’est mal comportée : elle s’est
laissée séduire par des discours pervers « qu’elle avait entendu des novateurs d’une morale
outrée ».
Le texte de Diderot montre une jeune religieuse qui a perdu la raison et dont le comportement choque
Suzanne qui craint elle aussi de perdre le sens. Mais l’auteur est aussi très présent dans un livre
scandaleux pour l’époque qui critique fortement l’Eglise. Diderot en effet est un philosophe qui met
en doute l’existence de Dieu.
II. La critique de l’Eglise :
1. L’Eglise rend fou :
Diderot émet un lien de cause à effet entre le fait d’entrer dans les ordres et celui de devenir
fou, cette relation logique est rendue patente par le fait que Suzanne raconte ses impressions à
la 1PS « Je la vis ».
De plus, cette vision va marquer Suzanne et la conduire à s’interroger sur sa présence au
couvent, la fin de l’extrait le précise : « je renouvelais le serment de ne faire aucun vœu ».
De plus, cette histoire semble être singulière « inouï » a ce sens mais dans le roman, plusieurs
religieuses tombées dans la folie seront présentées, telles que la fin de la Supérieure Mme***
de Saint-Eutrope.
2. L’hypocrisie du discours :
D’abord, les paroles sont rapportées « on me dit que » et cet effet peut déformer la vérité.
Plusieurs fausses explications sont données : la nature –elle était déjà ainsi- une réaction face à
un traumatisme, « des visions » mais aussi « des lectures ».
Les religieuses expliquent de façon explicite que les lectures « lui avaient gâté l’esprit », les
auteurs des Lumières se battaient pour l’ouverture d’esprit contre l’obscurantisme.
Les phrases accumulées en parataxe prouvent également que les discours sont certes
nombreux mais tous mensongers.
Qui est désigné par ce « on » ? l’ensemble des sœurs, avec toute une communauté soudée et
unie contre Suzanne : il faut lui faire croire des bêtises, aux lignes 9-10, la voix de Diderot se
fait entendre : « On crut devoir le prévenir ».
3. La religieuse folle est un type de personnage :
La religieuse est un type : elle n’est jamais nommée, elle sombre dans l’anonymat, et elle n’est
pas une personne au couvent.
C’est un type car le pronom « elle » occupe la totalité du texte, de plus, associées à elles au
pluriel montre une relation injuste de cause à effet : c’est à cause de cette pauvre jeune fille
que toutes connaissent le malheur.
Diderot semble nous dire que l’enfermement au couvent conduit les jeunes filles à ce type de
comportement par la culpabilité qu’il fait naître. De nombreux écrivains des Lumières
contestaient l’éducation chez les religieuses, de tous, c’est Diderot qui va le plus loin dans la
contestation.
L’enfermement des jeunes filles dans un couvent pour pourvoir à leur éducation a été très courant dans
les siècles passés, sans que les éducateurs ne se posent de questions… Diderot, auteur des Lumières,
s’affranchit des tabous et propose dans son roman une éducation pernicieuse et vicieuse, une éducation
conduisant au mieux à l’hypocrisie, au pire à la folie. Sa critique de l’Eglise est sévère, certes, il a
vécu la douloureuse folie de sa sœur, mais il s’affirme aussi ici comme un libre-penseur. D’autres
religieuses folles hantent son roman, preuve de la véracité de ce phénomène. Nous pouvons rapprocher
cet extrait de la première lettre de Cécile à Sophie dans Les Liaisons dangereuses de Laclos, Cécile en
effet en sortant du couvent ne connaît rien à la vie, elle est naïve et sa naïveté va la conduire à être le
jouet de deux pervers, la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont. Si les deux personnages ne
sont pas les mêmes, ils vont en tout cas dans la même direction, dénoncer une éducation stricte et sans
ouverture sur le monde.