Scriptorium
La théorie du tactus explique tous les faits paléographiques de la
notation musicale des XVe et XVIe siècles
Antoine Auda
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Auda Antoine. La théorie du tactus explique tous les faits paléographiques de la notation musicale des XVe et XVIe siècles. In:
Scriptorium, Tome 10 n°1, 1956. pp. 65-82;
doi : https://doi.org/10.3406/scrip.1956.2652
https://www.persee.fr/doc/scrip_0036-9772_1956_num_10_1_2652
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LA THEORIE DU TACTUS
EXPLIQUE TOUS LES FAITS PALEOGRAPHIQUES
DE LA NOTATION MUSICALE DES XVe ET XVIe SIECLES
C'est avec une vive satisfaction que nous voyons les plus importantes
sociétés de musicologie des deux continents entreprendre la publication
des « Œuvres complètes » des compositeurs les plus réputés des XVe et
XVIe s.
Nous constatons en même temps, avec regret, que chaque transcripteur
utilise une méthode personnelle d'où il résulte une diversité fort regrettable
pour le lecteur et spécialement pour les chanteurs.
Les lignes qui suivent, tout en expliquant un cas assez curieux de
notation, apportera, du moins nous l'espérons, un argument de plus en
faveur de la méthode de transcription restaurée — car son origine est fort
ancienne — par le regretté Docteur Antoine Tirabassi. Nous la considérons
comme la plus simple et la plus rationnelle. De plus, elle permet une exécution
respectueuse des intentions du compositeur dont elle exprime les sentiments
avec plus de vérité que toutes les autres méthodes. Nous voulons parler
de la transcription basée sur le tactus.
L'objet de cet article concerne principalement l'interprétation qu'il
convient de donner au chiffre 3, employé par G. Dufay dans sa messe :
Ave regina coelorum, contenue dans le ms 5557 de la Ribliothèque royale de
Relgique (1). C'est un répertoire des œuvres religieuses de la célèbre chapelle
de Bourgogne durant les années 1419 à 1482 environ, c'est-à-dire pendant
les règnes de Philippe le Bon, Charles le Téméraire et Marie de Bourgogne,
sa fille. M. Van den Borren en a dressé la table qu'il a enrichie d'intéressantes
notes historiques et autres (2).
Nous avons parlé incidemment de ce chiffre 3 dans deux
illustrées de la projection d'une centaine de documents, que
nous avons eu l'honneur de faire à la Société belge de Musicologie, les 26 mars
et 30 avril 1949, et publiées dans Scriptorium (3).
Le premier article mentionne notre interprétation, différente de celle
de M. Van den Borren, de la « proportion » désignée dans le manuscrit
par le chiffre 3. Le second relate la très vive opposition faite à notre exposé
(1) Catalogue des Manuscrits de la Bibliothèque royale des Ducs de Bourgogne, Bruxelles et
Leipzig, 1842.
(2) Inventaire des Manuscrits de Musique polyphonique qui se trouvent en Belgique. A.
royale de Belgique, II. Ms 5557, dans Acta Musicologica, Vol. V, fasc. II, 66-69. Voir
aussi une étude très fouillée de Mlle Sylvia Kenney : Origins and Chronology of the Brussels
Manuscript 5557 in the Bibliothèque royale de Belgique, dans la Revue belge de Musicologie,
Vol. VI (1952, fasc. 2-3, 75-100).
(3) Vol. II (1948), 257-274; IV (1950), 44-66.
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À. AUDA
par M. Safford Cape, opposition à laquelle nous n'avons pu répondre, parce
que la publication du texte de notre contradicteur n'a pas eu lieu, malgré
la promesse qui en avait été faite et que nous avons rappelée à diverses
reprises (4).
Il nous semble cependant possible de connaître la teneur de cette
transcription mystérieuse, grâce à une étude publiée par Mlle Kenney qui
s'est initiée, durant son séjour à Bruxelles, à la connaissance du tactus auprès
de MM. Van den Borren et S. Cape. Comme le proclame la Sagesse des
des nations : « Tel maître, tel élève ».
Notre sentiment se trouve encore appuyé par le fait « que la
comporte deux fois plus de barres de mesure » que celle de M. Van
den Borren. Pour une compréhension plus facile du sujet, commençons
par bien situer la question.
Dans notre première communication nous avons discuté l'emploi de
Signes multiples simultanés, et dit : « La transcription des œuvres en notation
proportionnelle devient malaisée, disons le mot, irréalisable, lorsque deux,
trois, etc., signes différents, se trouvent simultanément à l'armure. » A titre
documentaire nous avons projeté sur l'écran, un fragment de la messe Ave
regina coelorum de G. Dufay, transcrit par M. Van den Borren et publié
dans son Etudes sur le XVe siècle musical (5). Nous avons conclu que
« la notation originale n'est pas traduite avec une fidélité suffisante » (6).
En effet, le chiffre 3 représente régulièrement la Proportion triple;
tous les auteurs et les manuels sont d'accord sur ce point (7), et c'est
ainsi que nous l'avons transcrite. Le résultat est visiblement défectueux,
c'est pourquoi nous avons ajouté, au cours de la discussion, que, faisant
en ce moment œuvre de paléographe, nous demeurions esclave de la copie
du manuscrit, mais que nous l'amenderions en cas de publication pour
l'usage pratique. D'où une vive protestation de M. Van den Borren affirmant
que la notation du manuscrit était parfaitement correcte, comme en
témoignait la « mise en partition » qu'il avait réalisée de toutes les pièces
du manuscrit.
En réalité, cette question était accessoire dans notre communication,
c'est pourquoi nous n'avions point cherché à découvrir à tout prix la cause
de la présence insolite de ce chiffre.
(4) Une note de M. Van den Borren fait allusion à ce litige. Il est impossible de conclure quoi
que ce soit de ses paroles. Elles n'arrivent pas davantage à nous faire comprendre le refus
obstiné de M. Safford Cape, de publier sa transcription du fragment musical en cause. Elle
nous intéresse d'autant plus que M. Van den Borren la déclare « correspondre dans les moindres
détails à la sienne, à part le fait qu'elle comporte deux fois plus de barres de mesure que cette
dernière » (Revue belge de Musicologie, VII, 1953, 41, note 4).
(5) Anvers, 1941, 162.
(6) Scriptorium, II, 2, 268-269.
(7) Jean de Mûris (XIVe s.), dans Gerbert, Scriptores ecclesiastici sacra potissimum, Saint-
Biaise, 1784, III, 290. — Anonyme XI (XVe s.), dans De Coussemaker, Scriptores de Musica
medii œvi, Paris, 1864-1876; III, 472b, 488. — Adam de Fulda, Musica, dans Gerbert, ibid.,
379. Nous pouvons y ajouter Tinctoris, Gafori, ainsi que les théoriciens du XVIe s., tous
d'accord avec leurs devanciers sur cette signification.
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LA THEORIE DU TACTUS
Cette recherche a été effectuée par la suite, avec succès, par
Mlle Kenney et publiée dans Scriptorium (8). Ce n'est pas le copiste qui est
en défaut, ainsi que nous l'avions avancé, mais le compositeur : Dufay en
personne.
Nous pourrions clore ici le débat si, dans le louable dessein de
légitimer la transcription de son Maître, l'auteur de l'article précité ne
condamnait, si pas en paroles, du moins en fait, la méthode de transcription
selon la doctrine du tactus. De plus, les arguments invoqués dans sa défense
manquent de pertinence. Au moment où la question de la transcription
des œuvres anciennes passe au premier plan des activités musicologiques,
tout ce qui concerne la notation mérite d'être examiné avec le plus grand
soin. Notre article n'a pas seulement pour but de résoudre cette question
technique, mais aussi celui de justifier la supériorité que nous avons maintes
fois proclamée, de la méthode de transcription et d'exécution basée sur le
tactus. Question de brûlante actualité qui intéresse non seulement les
musicologues, mais encore tous les maîtres de chapelle et les chanteurs
qui pratiquent la polyphonie en usage aux XIIIe-XVIe s.
Nous connaissons, pour l'avoir entendu assez souvent, le conseil de
prudence concernant l'observation trop rigoureuse des règles du XVIe s.
appliquées aux œuvres du XVe, parce que, « à cette époque, le système
de notation est en cours de formation » (9). Cette prudence, du reste, doit
être observée tout au cours de l'histoire de la notation, parce que la musique,
plus que les autres arts, vit dans un état d'évolution permanente.
C'est en se fondant sur cette évolution que Mlle Kenney tente de
justifier la dérogation du signe 3 chez Dufay. Résumons son exposé :
« Le chiffre 3, signe normal de figuration de la proportion triple,
représente dans la notation de Dufay, la proportion sesquialtère.
» En procédant ainsi, Dufay a commis une erreur. Toutefois
cette dérogation à la doctrine de l'époque peut trouver sa justification
dans l'évolution de la notation elle-même, ainsi que dans l'usage au XVIe s,
d'une latitude beaucoup plus considérable qu'au XVe s. » (10).
En conséquence, la transcription de M. Van den Borren se justifie
par la dérogation du chiffre 3.
Il est certain que plusieurs auteurs des XVe et XVIe s. montrent
parfois une certaine négligence dans la figuration de quelques signes men-
surels. Nous pouvons même renchérir sur les citations de Mlle Kenney,
concernant les erreurs de dénomination et de chiffrage des proportions
triple et sesquialtère, principalement en cause dans l'exemple qui nous
occupe ici (11).
(8) Vol. V (1951), 289-298.
(9) « ... for at that time, the notational system was in the process of formation. » (Ibid., 289).
(10) Ibid., 290-291.
(11) A la suite de Tinctoris, Gafori cite le Gloria et le Credo de la messe de Saint- Antoine de
Dufay (Practicae Musicae, Venise, 1496, Liv. III, ch. 5, f. gg iij'). Le signe •), indique la
67
A. AUDA
Ces licences, négligences ou fautes n'obtinrent jamais force de loi,
parce que les gardiens de la doctrine musicale ne manquèrent pas de rappeler
à l'ordre les compositeurs en défaut (12).
Ceci dit, passons à l'examen de la transcription si habilement défendue
par Mlle Kenney.
La reproduction qu'elle nous présente de la transcription proposée
par M. Van den Borren, ne permet aucune conclusion, pour la raison que les
éléments les plus essentiels, c'est-à-dire les signes mensurels font complète-
tement défaut : ceux de Dufay ainsi que leurs correspondants modernes
adoptés par son transcripteur. En voici la preuve :
I J i .<• j
Fig. 1 (13)
Nous allons réparer ce grave oubli par la reproduction de cet exemple,
tel que l'a publié son auteur :
sesquialtère dans le Gloria de la messe de Barbinguant et le signe ~), la sesquitierce ou épitrite
(Tinctoris, Proportionate Musices, Bibliothèque royale de Belgique, Ms 4147, f. 113, ou De
Coussemaker, Scriptores, IV, 171-172). On trouve encore le signe ~)> comme figure de la
sesquitierce, dans Guillelmus monachus, Praeceptis de artis musicae et practicae; De
Coussemaker, ibid., Ill, 283, dans I'Anonyme XI, ibid., 473, et même chez Okeghem, dans
le Benedictus de la messe « Prolationum » qui représente, à notre avis, l'oeuvre la plus compliquée
à transcrire en notation moderne. On ne connaît qu'un seul exemplaire de cette messe, notée
dans le splendide manuscrit de la Bibliothèque Vaticane : Chigi CVIII 234. C'est dans la
d'une telle œuvre que le Tactus apparaît comme la méthode par excellence. L'exemple
que nous avons donné du début du Kyrie, exécuté par M. Dragan Plamenac, en est la preuve
(Scriptorium, IV, 1, 50).
(12) Sans parler de Tinctoris ni de Gafori déjà cités, voici Ornitoparchus alias Vogelsang
Du
(Andreas),
droict Chemin
Musicaedeactivae
Musique.
Micrologus,
Copie deLeipzig,
Perne, 1517,
d'après
Liv.l'édition
IL ch. de
13, Genève,
H IIJ 2.1550,
— L.Bibliothèque
Bourgeois,
royale de Belgique, ms II 4146, t. II, f. 9. — Jean de Menehou, Nouvelle instruction familière.
Paris, 1558, 19.
(13) Scriptorium, V (1951), 293.
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LA THEORIE DU TACTUS
Is Is
Tenor
Bossus
Fig. 2 (14)
Affirmer, ainsi que le fait Mlle Kenney, que la notation de cet exemple
présente exactement la même situation que ceux de Tinctoris et de Gafori
qu'elle reproduit dans son article, est pour le moins fort exagéré. Le plus
important, celui de Gafori, le seul transcrit en notation moderne, en diffère
totalement. En effet, la sesquialtère y est expressément et correctement
exprimée par 3/2. Les signes mensurels du Discantus qui ne correspondent
pas sont : a) Temps parfait integer en prolation majeure ; b) Temps
imparfait diminué en prolation mineure; c) Temps parfait integer en prolation
mineure (15), alors que chez Dufay se trouve le seul Temps imparfait integer
en prolation mineure — signe non reproduit dans l'exemple de M. Van den
Borren — et le chiffre 3 (16).
Examinons ce fragment de messe d'un peu près, en nous basant
sur les signes mensurels que Mlle Kenney attribue à la transcription de
M. Van den Borren, attribution gratuite ou présumée car nous ignorons
sur quoi elle repose. Il est manifeste, en tout cas, que les signes de l'armure
de la fig. 2 ne correspondent point à ceux qu'elle nous décrit : « Si nous
prenons le signe O 3/2 pour le Discantus, comme M. Van den Borren a fait,
au lieu de prendre le 3 littéralement, nous trouvons que les dissonances
sont éliminées et toutes les parties finissent en même temps. La brève
parfaite du Discantus est placée contre une brève imparfaite de la Basse
et du Ténor, ou selon le terme de Gafori, contre une brève parfaite diminuée
d'un tiers de sa valeur. La brève dans le Discantus, au contraire reste
parfaite comme l'indique le signe O » (17).
Sa conclusion est la suivante : une telle transcription est exacte,
(14) Études sur le XVe siècle musical, 162.
(15) Scriptorium, V (1951), 292-293.
(16) Figure ci-dessus, 2. Signalons que ce signe se trouve au début de la pièce dans le manuscrit.
(17) « If we assume the sign O 3/2 for the discant, as Mr. Van den Borren has done, instead
of taking the 3 literally, we find that the dissonances are eliminated and all the parts finish
simultaneously. The perfect breve of the discant is set against an imperfect breve in the bass
and tenor-or, in Gafurius' terms, against a perfect breve lessened by one third of its value.
The breve in the discant, still remains perfect, as the sign O implies » (Scriptorium, V (1951),
293). Cette « brève » est en effet parfaite, mais pour une autre raison.
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A. AUDA
le Discantus n'est pas en proportion triple, mais en proportion sesquialtère.
Au premier abord, on serait tenté d'attribuer la qualité de sesquialtère
à la partie de Ténor, à cause de son armure : 0 (3/2) (18). Il faut savoir
que la sesquialtère peut se trouver à une partie quelconque du morceau,
au grave comme à l'aigu. Dans le premier cas elle prend le nom de sous-
sesquialtère.
Ce n'est cependant pas une sesquialtère, ni même une sous-sesquialtère
que figurent les chiffres de cette armure, mais bien la mesure moderne
à trois temps, avec la blanche comme unité de temps. Néanmoins ce chiffre
présente une anomalie. Ainsi, la notation originale (fig. 2) porte le cercle
fermé : 0, signe du Temps parfait — la brève n'est donc pas imparfaite
comme l'avance Mlle Kenney — ce qui correspond à trois battues (temps
ou tactus). La Basse et le Discantus sont armés, chez Dufay, du demi-cercle :
C (placé au début du Credo pour le Discantus), signe du Temps imparfait;
puis vient le chiffre 3 dans le Discantus seulement. La brève est donc, sauf
négligence ou licence, imparfaite dans ces deux parties et se divise en deux
semibrèves, ce qui correspond à deux battues (temps ou tactus).
Chez M. Van den Borren (fig. 2), la mesure en Temps parfait (Ténor)
se compose de trois temps, et les deux autres voix en Temps imparfait, en |
comprennent quatre, clairement spécifiés par les chiffres 4/4. Le changement j
de figure de Y unité de temps: ronde, blanche ou noire, ne change rien à la j
question, parce que c'est le nombre de battues ou de temps qui importe ici. j
Hâtons-nous d'ajouter que la partition de la fig. 2 permet nombre d'hypo- -
thèses, mais aucune ne peut être en faveur de la proportion sesquialtère,
parce que les rapports d'égalité et d'inégalité entre les unités de valeurs des
différentes parties s'y opposent.
« Quand on dit que dans chaque proportion quelques noies sont en rapport
égal ou inégal, on entend par là qu'elles ont une même valeur; par exemple,
2 à 3 semibrèves étant comparées à 2, chacune de celles-là vaut 2 minimes;
il faut que chacune de celles-ci vaille aussi 2 minimes. Et quoique les notes
proportionnellement rapportées soient d'une quantité et les notes auxquelles
elles se rapportent soient d'une autre, il faut pourtant que par une supposition
quelconque, compter celles-ci d'après la quantité de celles-là. S'il n'en était pas
ainsi nous ferions souvent des erreurs de nombre » (19).
Le chiffre 3 du Discantus a pour effet de modifier le nombre de battues
qu'il fixe à trois au lieu de quatre ou de deux, suivant la division de la note
brève que le transcripteur adopte arbitrairement.
Toutefois le signe du Temps imparfait conserve son pouvoir d'imper-
fectionner la brève. Par exemple :
(18) Figure 2.
(19) Tinctoris, Proportionate Musices, Liv. III, ch. 6, f. 114 du ms 4147 de la Bibliothèque
royale de Belgique; De Coussemaker, Scriptores, IV, 176. Traduction empruntée à Fétis en
qui on peut avoir pleine confiance, car il est aussi excellent humaniste que musicien. Ses
transcriptions des exemples musicaux doivent cependant être contrôlées.
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LA THEORIE DU TACTUS
O 3 : □ (parf.) =
<T<>^<> : * tactus
3
C3:D (imp.) = O O[O] : 2/3 de tactus
Fig. 3
Dans l'ouvrage : Etudes sur le XVe siècle musical (20), les signes c
et e se transcrivent par la mesure 4/4. o et 0 ne se différencient pas
davantage = 3/2. Il est donc impossible de percevoir, d'après des exemples
ainsi transcrits, la nature du signe mensurel original. Cette connaissance
est cependant indispensable pour apprécier la qualité de la transcription.
Ne serait-ce point pour ce motif que Mlle Kenney a remplacé le
signe original du Temps imparfait de l'exemple de M. Van den Borren par
celui du Temps parfait auquel elle a joint celui de la sesquialtère, ce qui
donne : O 3/2, qui ne sont notés nulle part, pas plus chez Dufay que dans la
transcription publiée dans Etudes sur le XVe siècle musical ?
Nous connaissons la signification du signe 4/4 et à quel résultat on
aboutit. Il nous reste à déterminer le sens du chiffre 3, interprété comme
signe de la proportion sesquialtère par Mlle Kenney et que M. Safford Cape
avait déjà considéré comme tel.
Tout au cours de la notation proportionnelle, le chiffre 3 sert de
figure à la proportion triple, c'est-à-dire, que trois unités de même nature
acquièrent la valeur d'une seule (21). Par exemple, trois semibrèves ou leur
valeur, dans la partie en proportion triple, valent ou correspondent à une
seule semibrève ou sa valeur dans une autre partie : les deux se trouvant en
integer, c'est-à-dire en notation usuelle.
Qu'il y ait eu, dans l'emploi de ce chiffre, abus, erreur ou négligence
de la part de certains compositeurs, cela ne fait aucun doute, nous l'avons
démontré plus haut. Mais comme M. Van den Borren a combattu notre
opinion qui concluait à une faute de copie et se portait garant de l'exactitude
de la notation du manuscrit, nous ne comprenons pas comment Mlle Kenney
peut affirmer que la transcription de M. Van den Borren est en proportion
sesquialtère et non en proportion triple. Les raisons qu'elle exhibe manquent
de consistance et sont loin d'engendrer une opinion favorable à sa thèse.
A notre avis, la solution doit être cherchée dans une autre direction. Voici
ce que nous pensons être la vérité.
La mesure du Discantus figurée chez M. Van den Borren par
l'armature 3 (4/4) constitue simplement une mesure moderne à trois temps.
C'est la mesure généralement employée par les musicologues pour transcrire
(20) Page 149.
(21) « La proportion triple, ainsi appelée parce qu'il faut trois semi-brèves (Temps), ou une
semi-brève et une minime (Prolation) pour un tacte » (Bourgeois, op. cit., 9').
71
A. AUDA
les proportions triple, sesquialtère, ainsi que le Temps parfait, integer ou
diminué de la musique proportionnelle (22).
Nous présumons, contrairement aux affirmations de Mlle Kenney
et de M. Safford Cape, que la transcription qu'ils défendent ne correspond
point à la proportion sesquialtère, et que ce n'est point comme telle que l'a
considérée son auteur.
A l'appui de cette assertion nous pouvons apporter des arguments
nombreux dont voici les principaux.
C'est, en premier lieu, le silence du transcripteur, plus éloquent que
toutes les paroles, lorsque parlant de la messe en question, il analyse le
fragment que nous discutons et dit : « Le Gloria et le Credo offrent, de plus,
des passages dans lesquels intervient un ternaire accéléré, qui se combine,
dans le Credo (fig. 2 ci-dessus) avec le tempus perfection, prolatio minor et le
tempus imperfectum, prolatio minor, de manière à produire des contradictions
rythmiques » (23). C'est tout.
Par ternaire accéléré, faut-il entendre la proportion sesquialtère?
Certainement pas. La raison en est que celle-ci devrait être représentée
par le signe 3/2, et non par le seul 3. L'auteur est trop au courant de la
paléographie musicale pour commettre une confusion d'une telle gravité,
et si M. Van den Borren, au moment où il analysait cette messe, avait eu
connaissance de ce fait important, il n'y a pas de doute qu'il se serait
empressé de le signaler en l'accompagnant d'un commentaire.
Et ceci nous amène au deuxième argument. Le silence observé dans
son ouvrage s'est manifesté de nouveau lors de notre communication. S'il
avait véritablement remarqué dans la notation de Dufay un cas de notation
aussi intéressant, il aurait certainement évité d'affirmer que le manuscrit
en question est d'une correction parfaite, ou du moins que les œuvres qu'il
contient sont telles au point de vue paléographique.
Un troisième argument nous est fourni par L. Bourgeois, cité à ce
propos par Mlle Kenney en faveur de son Maître (24). Nous avons déjà
reproduit ce texte du célèbre théoricien du XVIe s., notamment dans notre
article : La mesure dans la messe: «L'homme armé» de Palestrina (25). Il
est nécessaire de le reprendre ici : « Sesquialtera de temps ha semblable vertu
que tripla de temps; et celle de prolation que tripla de prolation. Toutefois
il y a cette différence qu'en tripla trois demibrèves sont limitées à un tacte:
et que sesquialtera ne doit avoir autre regard qu'à faire chanter aussitôt trois
notes que deux (comme les nombres le montrent), à quelque signe quelle soit
opposée ou duquel on auroit ja chanté; on la rencontrera aucunes fois sans
cercle ne demi, ainsi \ ou (par négligence) seulement ainsi 3 » (26). Ce même
(22) Exemples dans Scriptorium, I, 122; II, 267, Ada Musicoligica, XIV (1942), 47-58, 70-71.
(23) Études sur le XVe siècle musical, 162.
(24) Scriptorium, V (1951), 296.
(25) Acta Musicologica, XIII (1941), 50.
(26) Du droict Chemin de Musique, 9'.
72
LA THEORIE DU TACTUS
texte se retrouve chez les théoriciens du XVIIe s., avec ce détail en plus :
«... comme Von voit dans Claudin fréquemment » (27).
Ces paroles, loin de légitimer la transcription de M. Van den Borren,
la condamnent plutôt, car les conditions requises font totalement défaut.
A la défectuosité du chiffrage s'ajoute celle de la mesure et du temps.
Cette phrase : « La sesquialtera n'a d'autre but que de faire chanter
aussitôt trois notes que deux », signifie que trois semibrèves ont la valeur
de deux semibrèves, quelle que soit la qualité du signe mensurel : parfait,
imparfait, integer ou diminué. Ainsi en integer la semibrève vaut un tactus,
et un tiers de tactus en proportionné (triple ou sesquialtère). En conséquence,
lorsque les deux semibrèves en rapport avec la sesquialtère se trouvent en
Temps integer, parfait ou imparfait, elles valent deux tactus (suivant la règle
que nous venons de citer). Les trois semibrèves de la sesquialtère se
partageront donc en deux tactus ou mesures.
Lorsque les signes mensurels sont barrés, indices de la diminution,
la semibrève ne vaut plus qu'un de/m-tactus; il s'ensuit que les trois
de la sesquialtère ont la valeur de deux demi-tactus, c'est-à-dire
d'un tactus complet, une mesure. Un exemple permettra de mieux comprendre
la signification du texte de Bourgeois.
Dans la proportion triple de Temps, une brève parfaite, une brève
imparfaite et une semibrève ou trois semibrèves, égalent 1 tactus. Soit :
Sous 03 et C3 : <> O O =: o o o : 1 tactus.
Sous (D2 et Œ3 : 0 0 0 = : 1/2 tactus.
Dans la proportion sesquialtère, une brève parfaite ou trois
sont en rapport avec deux semibrèves. Soit :
Sous O 3/2 et C 3/2 O O O = o o : 2 tactus.
O O zz o
O O O =
Sous (D 3/2 et (C 3/2 ? ? : 1 tactus.
Fig. 5
(27) A. Parrain, Traité de Musique, édit. de 1639, 46.
73
A. AUDA
II faut éviter de confondre ici l'unité de valeur avec l'unité de mesure.
Guillaud explique la différence qu'il y a entre la mesure et le touche-
ment (28). Ses tableaux sont plus compréhensifs que son texte quelque
peu confus. Tirabassi a reproduit la majeure partie de ce chapitre (29).
Dans le fragment de Dufay, la notation est en Temps integer valor
dans les trois parties, il en résulte que le Discantus utilise la semibrève
pour unité de tactus. Et puisqu'il se trouve en proportion sesquialtère,
rapport de 3 à 2, avec les autres voix, la solution découle d'elle-même :
chaque sesquialtère (trois semibrèves) se divise ou se compose de 2 tactus.
Telle n'apparaît pas la transcription de M. Van den Borren (fig. 2),
régie par son armure 3 (4/4). Il est du reste bien difficile de comprendre
ce que signifient ses chiffres, tellement il règne de confusion dans sa manière
d'établir ses transcriptions. Rien d'étonnant à cela lorsqu'on connaît les
bases de sa méthode, la même d'ailleurs qu'emploient généralement les autres
musicologues : « Quant au mode de transcription, nous en sommes arrivés
à n'avoir plus, sur cet objet, d'autre guide que ces deux mots: empirisme et
compromis... A la vérité, chacun a « son système » dans ce domaine, et cherche
à le justifier par des arguments probants » (30).
Voici un exemple auquel on aboutit avec de tels principes :
0=0
TENOR. Benedict» filiatua a Domino
I
CONTRATENOR. Ergo beat a nascio
Fig. 6 (31)
(28) Rudiments de Musique, chap. 8 : « Du Touchement ou Mesure du Chant », Paris, 1544, C\
(29) La Mesure dans la Notation proportionnelle, Bruxelles, 1925, p. 18, 20, 45.
(30) Revue belge de Musicologie, Vol. II (1948), fasc. 3-4, 134.
(31) Gh. Van den Borren, Polyphonia Sacra, Londres, 1932, n° 26, p. 174.
74
LA THEORIE DU TACTUS
rt-ti - o re - ci -pi -at fun -da-men
Fig. 6 (suite)
II en va autrement lorsqu'après avoir rectifié la partie du Discantus,
rendue défectueuse par suite de la présence erronée du chiffre 3, nous
appliquons le texte de Bourgeois à notre transcription. Voici ce que nous
obtenons :
0.
2 3 3 » ' I i J-J ,JL
ECZfc
I
• • II' *»
o
Fig. 7
Voilà un point élucidé, pensons-nous. M. Van den Borren n'a pas plus
reconnu que nous la proportion sesquialtère dans le fragment de la messe
de Dufay. C'est donc en vain que Mlle Kenney et M. Safford Cape s'efforcent
de lui attribuer la paternité de cette découverte. Nous allons même jusqu'à
soutenir que M. Van den Borren nous a précédé dans l'erreur dans laquelle
nous sommes nous-même tombé, c'est-à-dire, qu'il a réellement considéré
le chiffre 3 comme signe de la proportion triple, ce qui est tout à fait normal.
Son erreur est même plus considérable que la nôtre, puisque sa proportion
triple est elle-même transcrite d'une manière défectueuse : à 3 temps.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, nous devons reconnaître
que telle qu'elle se présente, cette sesquialtère, en mesure à trois temps au
75
A. AUDA
lieu d'un seul, obtient un résultat inattendu : celui de fournir une
« absolument consonante », comme s'exprime Mlle Kenney. Simple
coïncidence qui ne peut justifier la faute paléographique commise par le
transcripteur.
En refusant de se rallier à la méthode du tactus, les musicologues
s'exposent à commettre d'énormes erreurs. Nous en avons une preuve dans
le cas présent.
La proportion triple, la proportion sesquialtère, Yhémiole, le temps
parfait avec signe barré et signe non barré, voilà cinq formes transcrites
par la même mesure métrique à trois temps. La seule différence que l'on
peut y trouver réside dans le choix de l'unité de temps : ronde, blanche
ou noire. Musicalement parlant, le résultat est identique, seule la vue y
perçoit une variante (32). En conséquence le chiffre 3 de la messe de Dufay
se transcrit normalement chez ces musicologues par la mesure 3/1, 3/2 ou 3/4.
C'est aussi la méthode suivie par M. Van den Borren, que nous allons illustrer
par des documents qui confirmeront la solution des problèmes que nous
venons d'exposer.
Voici sa transcription d'une sesquialtère en Temps parfait diminué,
clairement exprimé par : (p 3/2, traduite en mesure à trois temps, au lieu
d'un temps en triolet = un tactus, comme le montre notre exemple :
marcaio j jr 105 .
-Q X*- cj cj
_ clé - si — am. Con_fi _ te _ or (con.fi _ te _ or) u - num.
Fig. 8 (33)
Transcription en tactus :
5*
r r
Fig. 9
Remarquons en passant l'arbitraire qui règne chez le transcripteur
dans l'application de la diminution des valeurs.
Dans l'exemple précédent, il n'est pas tenu compte de la barre de
diminution spécifiée à l'armure. Dans le fragment de la messe de Dufay,
(32) On trouvera des exemples dans Scriptorium, I (1947), 12; II (1948), 261.
(33) Philippe de Monte, Missa « Sine nomine (en F) ». Publication de Musica sacra de Malines.
Série « Vetera », n° 5.
76
LA THEORIE DU TAGTUS
noté en integer, donc sans barre de diminution, le transcripteur a employé
la diminution (fig. 2).
Passons à un autre exemple dans lequel le temps parfait en integer
est transcrit exactement comme les proportions triple et sesquialtère, sans
dimunition des valeurs :
-G G 6 zr JOL -B-
8 Ce jeus-se fait ce que je pen ce
Fig. 10 (34)
La fantaisie qui, dans ce domaine, règne parmi les musicologues a
abouti à des résultats déconcertants. Voici un exemple de la sesquialtère
représentée par le seul chiffre 3, transcrit respectivement par MM. Van den
Borren et Willi Apel, deux maîtres de la science musicologique. C'est un
motet du célèbre compositeur du Pays de Liège : Hugo de Lantins.
Version de M. Van den Borren :
a -o Orf. Can. 213. foL 57
+ i'^N*
fe suy exent Tenor i
le suy exent. Contratenor
10
(to
mm
suy exent entre a.i
i
^
Fig. 11 (35)
(34) Ch. van den Borren, Pièces polyphoniques profanes de provenance liégeoise (XVe s.),
Bruxelles, 1950, n° 21, p. 46.
(35) Ibid., n» 25, p. 53.
77
A. AUDA
Version de W. Apel
Fig. 12 (36)
Nous nous permettons d'y ajouter celle du tactus, accompagnée de
la notation originale :
Fig. 13
De ces trois versions, quelle est celle qui reproduit le plus fidèlement
la notation originale? Sans qu'il soit nécessaire de faire appel à un maître
en musicologie, un élève de force, moyenne désignera sans peine celle du
tactus. Seule, elle respecte la valeur originale des notes ainsi que la nature
du rythme. Nous pouvons conclure de même pour ce qui concerne l'exécution :
sa fidélité dans la mesure, le tempo et — ce qui n'est pas à dédaigner —
sa facilité. Et pourtant les deux autres transcriptions conservent une
« identité absolue » dans la succession des valeurs, compte tenu du choix
de leur unité. Nous ne pensons pas, quoi qu'en dise M. Van den Borren,
que cette identité absolue soit capable de faire « tomber comme un jeu de
cartes » les critiques que nous adressons à des transcriptions ainsi
réalisées (37).
(36) The Notation of Polyphonie Music, 900-1600, Cambridge, Massachusetts, 1949, 178.
(37) « Nous avons fait l'expérience de confronter, d'après l'étude de M. Auda, parue dans
Scriptorium (IT, 2, 274), les exemples qu'il donne de transcriptions en tactus, avec ceux qu'il
78
LA THEORIE DU TACTUS
Revenons au texte de Bourgeois.
Nous avons vu que la mesure dont il parle est le tactus. Mlle Kenney
l'a très bien compris et a réalisé sa transcription avec exactitude. Nous
ne pouvons cependant pas approuver, mais plutôt combattre la conclusion
qu'elle en tire : « Mais cette transcription est une erreur, comme si nous
écrivions en 6/8 une composition en 3/4 » (38). Sous leur apparence
inoffensive, ces paroles condamnent, en fait, la méthode de transcription
instaurée par Tirabassi et même toute la doctrine du tactus. Or, il n'y a pas
de comparaison entre ces mesures modernes et celle de l'exemple en question.
Les deux espèces de transcription se situent sur des plans totalement
différents, l'un métrique, l'autre rythmique. Nous regrettons de devoir le dire,
les nombreuses inexactitudes que renferme son étude, témoignent d'une
connaissance insuffisante de la théorie et de la pratique du tactus, qui
ne sont pas aussi simples que se l'imagine Mlle Kenney.
Il nous faut aussi relever le reproche adressé à la Grammaire de
Tirabassi concernant la question des Proportions, en particulier le silence
observé par le Maître (39) sur un cas particulier de la sesquialtere, en disant
que Tirabassi « donne seulement des exemples en Temps diminué et quand
le Tactus coïncide convenablement avec la Brève » (40).
Allusion est faite ici à la sesquialtere de Dufay. Or, nous lisons à la
page 48 de la Grammaire: «Dans la sesquialtera, les chiffres n'indiquent
pas le tactus ». Déjà dans sa thèse (que Mlle Kenney semble ignorer), il
fait remarquer que : « Dans le cas de sesquialtera le dénominateur n'indique
pas le nombre de tactus ». Quelques lignes plus haut, en parlant de la
proportion double, il énonce la règle ordinaire du chiffrage du tactus : « Le
chiffre supérieur indique le nombre de semibrèves pendant que l'inférieur
indique le nombre de tactus » (41). Précision mentionnée par Bourgeois,
cité précédemment. Quiconque possède suffisamment la pratique du tactus,
sait ce que signifient ces divers textes.
Enumérer toutes les Proportions et en donner un exemple était
hors de l'intention de Tirabassi, parce que plusieurs chapitres eussent été
nécessaires, comme nous le voyons chez Tinctoris qui en définit 33 espèces
et donne 7 exemples pour la seule sesquialtere. Plus généreux est Gafori
avec 86 espèces et 10 exemples pour la sesquialtere. Tirabassi s'est contenté
critique. Dans aucun cas, il ne nous a été possible de découvrir l'ombre d'une divergence dans
la succession des valeurs encadrées, d'un côté, par les barres du tactus, de l'autre, par celles des
mesures de brève. Cette identité absolue (sauf pour un exemple) fait tomber, comme un jeu
de cartes, les critiques qu'adresse M. Auda aux transcriptions de Casimiri, d'Angles, de Smijers,
etc.. » (Revue belge de Musicologie, VII (1953), 41).
(38) « This transcription, however, is as misleading as if were to write in 6/8 time a composition
conceived in 3/4 » (Scriptorium, op. cit., 295).
(39) Nous pouvons en toute vérité lui donner ce titre puisque sa thèse sur le tactus, présentée
à la Faculté de Philosophie de l'Université de Bâle, le 14 mai 1924, lui mérita la mention la plus
élogieuse : examine rigoroso superato doctrinam suam magna cum laude comprobavit Philosophiae
doctor em et Artium liber alium Magistrum.
(40) Scriptorium, loc. cit., 296.
(41) Tirabassi, La Mesure dans la Notation proportionnelle, 24.
79
A. AUDA
de l'essentiel, sa Grammaire s'adressant à des débutants. C'est la première
publiée sur cette partie fondamentale de la musique proportionnelle, elle
mérite, malgré ses lacunes, ses défauts et même quelques légères erreurs,
la gratitude des musicologues.
Pour ce qui concerne la différence d'interprétation du Temps que
l'on trouve pour un même chant, noté ici en integer, là en diminué, dilemme
qui embarrasse souvent les transcripteurs, nous ne pouvons l'aborder ici.
Nous espérons avoir l'occasion d'en parler une autre fois. Signalons, en
attendant, un moyen capable de nous éclairer dans la majorité des cas.
Sa connaissance aurait évité à H. Hewit, citée pour sa défense par
Mlle Kenney, d'inutiles modifications de mesures au cours d'une même pièce,
altérant par là son unité rythmique (42). Tirabassi l'a signalé dans sa
« Notice » du motet à 5 voix composé par T. Susato en l'honneur de la ville
d'Anvers : Salve Antverpia (43). Un paragraphe est consacré à cette question
dans sa Grammaire. En voici l'essentiel : lorsque dans une pièce en (p ou (p,
le tactus se termine sur l'arsis ou levé du mouvement, c'est une preuve
qu'elle doit être transcrite et exécutée en C ou 0. Le signe barré a
pour but d'indiquer un mouvement plus rapide que le signe non barré.
C'est un tactus minor dans un tempo plus accéléré que dans la battue
normale.
Les explications données à ce propos par Mlle Kenney, lorsque,
par exemple, elle évoque l'évolution de l'unité de valeur du tactus au cours
des XIVe-XVIe s., présentent trop d'incorrections pour les relever ici.
Nous ne pouvons pas davantage discuter les griefs ressassés par
M. Van den Borren, à l'égard de la méthode de transcription de Tirabassi,
« basée sur une application aberrante d'un principe de direction chorale » (44).
L'expérience de plusieurs années prouve que les objections formulées
contre le tactus sont le fruit de préjugés, de l'imagination ou d'un parti-
pris. En effet, nombre de chorales, particulièrement en Hollande, la
Chapelle de Bourgogne à Bruxelles, chantent régulièrement la polyphonie
des XVe-XVIe s. selon la méthode du tactus. Nous n'avons pas entendu
une seule fois, ni de la part des directeurs, ni du côté des chanteurs une
réflexion quelconque concernant « le hachis des barres de battement »,
lesquelles du reste peuvent être remplacées par un léger pointillé ou tout
autre procédé analogue.
C'est exactement comme l'enseigne Tirabassi que sont notés les
partitions et imprimés anciens que nous connaissons. Le Père Martini fait
de même dans la publication des œuvres des grands Maîtres : Palestrina,
Lassus, Marenzio, etc. En plein XVIIIe s., la théorie et la pratique du tactus
(42) H. Hewit, Harmonicae Musices Odhecaton. A. The Mediaeval Academy of America,
Cambridge, Massachusetts, 1946. Voir n08 12, 13, 18, 32, etc.
(43) Bruxelles, 1923.
(44) Revue belge de Musicologie, vol. VII (1948), 134.
80
LA THEORIE DU TACTUS
étaient encore suivies « par quelques compositeurs bien instruits des
de l'Art » (45).
Fig. 14 (46)
Quant au résultat, il y a unanimité pour le déclarer de beaucoup
supérieur à celui obtenu avec les éditions courantes. Nous avons entendu
à la cathédrale de Liège, la messe à 4 voix mixtes de Josquin : Hercules
dux Ferrariae, alias Philippus rex Castillae, exécutée en tactus par la célèbre
maîtrise de Saint-Servais de Maastricht, et nous avons constaté combien
les auditeurs avaient été délicieusement surpris par cette belle œuvre ainsi
interprétée. Ils s'interrogeaient curieusement pour savoir d'où pouvait
provenir l'impression particulière, et combien délectable, qu'ils venaient
de ressentir. Le même fait s'est produit à la cathédrale de Tournai lors
d'une audition de la Chapelle de Bourgogne.
Il n'y a pas de pires sourds que ceux qui ne veulent point entendre.
Woluwé-Saint-Pierre A. Auda
9 mars 1954
P. S. — Notre article était déjà remis à Scriptorium, lorsque nous eûmes
connaissance de la publication de Autour du Tactus, par Ch. van den Borren et
Safïord Cape, dans la Revue belge de Musicologie (1).
Sa lecture nous a complètement déçu, comme elle surprendra sans doute,
le lecteur au courant de la question.
En effet, au lieu de reproduire simplement le texte de M. Safïord Cape,
(45) Après avoir précisé le nombre de battues ou tactus des différentes figures de notes, suivant
de'
qu'elles
Secolirelèvent
passati, des
cosisignes
ancheGalcuni
ou (p,de'il nostri
continue
giorni,
: « Per
benelainstruiti
quai cosade'praticarono
primi Elementi
sempre
deli'Arte...
i Maestri»
(P. Martini, Esemplare o sia saggio fondamentale pratico di contrappunto sopra il canto fermo,
e di contrappunto fugato, Bologne, 1774, II, 275).
(46) a) Madrigal à quatre vois de Palestrina (Ibid., II, 72); b) Agnus Dei de la messe à six voix
« In illo tempore », de Cl. Monteverde (Ibid., II, 242); c) motet de Palestrina à quatre voix
(Ibid., I, 127). Cette figure offre un exemple des trois variétés du tactus : integer (a),
diminué (b) et proportionné (c).
(1) Vol. VIII (1954), fasc. 1, 41-45.
81
A. AÛDÀ
Suivant la promesse faite publiquement à la séance de la Société de Musicologie,
l'article précité s'occupe de tout autre chose, dans l'espoir probablement — qu'on
nous pardonne l'expression — de « noyer le poisson ».
Notre réponse sera brève. Nous ne relèverons point les nombreuses contre-
vérités énoncées par nos honorables contradicteurs. Le lecteur pourra en percevoir
plusieurs en relisant le P.-S. qui termine notre précédent article de Scriptorium (2).
On nous permettra cependant d'exprimer notre étonnement en constatant
que l'intéressante étude de Mlle S. Kenney, entièrement consacrée à la défense de
leur cause (3), n'a même pas eu l'honneur de la plus modeste mention. C'est vraiment
peu courtois.
Il est, d'autre part, fort regrettable que lors de notre première communication
à la Société de Musicologie, M. Van den Borren n'ait pas eu le courage de donner
l'explication qu'il publie maintenant dans Autour du Tactus, et que nous reproduisons
plus loin. Il aurait ainsi évité à Mlle S. Kenney de se fourvoyer en voulant prendre
sa défense. En second lieu, M. S. Cape n'aurait pas eu l'occasion de feindre une si
pathétique indignation devant notre exposé de la méthode de transcription du tactus,
et de nous adresser, par surcroît, des compliments (?) que nous lui retournons
généreusement. Néanmoins, cette discussion aura eu le grand avantage de projeter
la lumière sur un point délicat de la notation proportionnelle.
Voici comment M. Van den Borren explique sa transcription du fragment
de la messe de Dufay, objet du litige :
d'ordre« théorique
Suivant une
[c'est
méthode
nous quiempirique,
soulignons], étrangère
nous avons mis
à toute
cette suite
considération
de mesures \j
en tenant
avait
partition
enseignées
Comme
compte
en nous
pour
on
des leguidant,
nécessités
cette
voit,période
tout
d'une
de lace
depart,
consonance,
qui
l'histoire
d'après
concerne
musicale
telles
lesladonnées
qu'une
paléographie
» (4).du
longue
contexte,
pratique
et lad'autre
technique,
nouspart,
les ]|i
Temps parfait et imparfait, Proportions triple et sesquialtère, est demeuré en dehors i
de touteN'en
considération
déplaise à du
M. transcripteur.
Safford Cape, le « coup de pouce » est d'une très grande ij
utilité, pour ne point dire indispensable, dans cette méthode de transcription.
Et ainsi se termine, certainement pas à notre confusion, la « bataille » j
(l'expression est de M. Van den Borren) engagée depuis 1940. I
t
A. A.
(2) Vol. IV (1950), 65.
(3) Scriptorium, vol. V (1951), 289-298.
(4) Revue belge de musicologie, 1954, 43.
82