100% ont trouvé ce document utile (3 votes)
1K vues333 pages

Guide de Culture Générale

Transféré par

freud33
Copyright
© © All Rights Reserved
Nous prenons très au sérieux les droits relatifs au contenu. Si vous pensez qu’il s’agit de votre contenu, signalez une atteinte au droit d’auteur ici.
Formats disponibles
Téléchargez aux formats PDF, TXT ou lisez en ligne sur Scribd
100% ont trouvé ce document utile (3 votes)
1K vues333 pages

Guide de Culture Générale

Transféré par

freud33
Copyright
© © All Rights Reserved
Nous prenons très au sérieux les droits relatifs au contenu. Si vous pensez qu’il s’agit de votre contenu, signalez une atteinte au droit d’auteur ici.
Formats disponibles
Téléchargez aux formats PDF, TXT ou lisez en ligne sur Scribd
Vous êtes sur la page 1/ 333

Guide de

CULTURE
GÉNÉRALE
Fabien Delrue
Jérôme Ravat
ISBN 9782340-035713
©Ellipses Édition Marketing S.A., 2020
32, rue Bargue 75740 Paris cedex 15
Introduction
4 Introduction

1. La culture générale : contours flous


et socle commun
En ouvrant ce manuel, vous allez explorer un domaine que l’on évoque
abondamment, que l’on valorise constamment, mais que l’on cerne diffici-
lement : la culture générale. Sait-on réellement où commence et où finit ce
domaine énigmatique ? Quels sont les auteurs, les idées, les œuvres qu’il faut
impérativement connaître pour être considéré comme « cultivé » ? Répondre
à ces questions est notoirement périlleux tant les frontières de ce que l’on
nomme « culture générale » peuvent de prime abord sembler floues.
Bien sûr, il y a des évidences en la matière : nul doute qu’Homère,
Shakespeare ou Victor Hugo font partie de la culture générale. Mais qu’en
est-il d’Harry Potter, de Game Of Thrones ou de Black Mirror ? Peut-on, par
exemple, citer ces œuvres dans la dissertation de culture générale des concours
d’école de commerce ? Osons le reconnaître : il n’y a pas de consensus à ce
sujet. Et si certains correcteurs ne manqueront pas d’apprécier l’intérêt
ou l’audace de références originales dans les copies de concours, d’autres
émettront sans doute des réserves, voire des critiques féroces envers les
candidats qui oseront illustrer leurs idées au moyen d’une série de Netflix
ou d’une bande dessinée.
Si les frontières de la culture générale sont donc malaisées à tracer, il
n’en demeure pas moins qu’il existe bien un socle commun de connaissances
que tout candidat aux concours d’école de commerce, aux IEP, à l’ENA, aux
concours de l’enseignement et plus généralement tout « honnête homme »
devrait maîtriser : il n’est ainsi nullement optionnel de savoir ce qu’est l’exis-
tentialisme ou le marxisme, de pouvoir définir les mots « hubris » ou « utopie »,
de faire la distinction entre le bonheur et le plaisir. Car aux concours, l’igno-
rance ou les confusions sur ces questions risquent de s’avérer fatales.
Ne simplifions pas trop les choses néanmoins. Certes, la culture générale
se compose d’un socle commun de connaissances. Cependant, celui-ci ne
saurait pour autant être réduit à une discipline autonome, dotée d’un contenu
spécifique. Le champ de la culture générale se situe bien plutôt à la croisée
d’une multiplicité de disciplines telles que la philosophie, la sociologie, l’his-
toire, le droit, la psychologie, les arts, la littérature, ou encore l’économie.
Parmi ces disciplines, convenons-en, la philosophie occupe une place de
choix. Cela est d’autant plus vrai que certains concours, tels que les concours
d’entrée aux IEP, exigent explicitement des candidats la maîtrise de notions
fondamentales de philosophie politique. Pour autant, la dissertation de
culture générale n’est pas une dissertation de philosophie. Elle exige, au fond,
de mobiliser toutes les connaissances pertinentes pour traiter les questions
complexes posées aux candidats. Ces derniers, à ce titre, ne doivent pas omettre
de mobiliser des références picturales, littéraires ou cinématographiques.
La culture générale : une réflexion informée et autonome sur le monde contemporain 5

Cette exigence d’interdisciplinarité conditionne fortement l’organisa-


tion de ce manuel. Tout au long des pages qui suivront, il s’agira pour nous
de faire dialoguer des disciplines connexes traitant de problèmes communs.
L’interdisciplinarité, à ce titre, n’est aucunement une faiblesse, mais bien
une force : dès lors qu’il s’agit de traiter de questions éminemment compo-
sites, dès lors qu’il s’agit de penser les métamorphoses passées, présentes
et à venir de notre monde, dont certaines concernent l’ensemble de l’huma-
nité, les barrières disciplinaires doivent être levées au profit de la mobilisa-
tion de savoirs transversaux.

2. La culture générale : une réflexion informée


et autonome sur le monde contemporain
Attention cependant : la culture générale ne saurait être réduite à une
collection disparate d’idées, voire de données qu’il suffirait d’ingurgiter puis
de régurgiter pour espérer obtenir une bonne note aux concours. Elle ne se
mesure aucunement à la quantité d’informations qu’il faudrait assimiler puis
restituer. Ainsi, une bonne dissertation de culture générale doit d’abord et
avant tout déployer une réflexion autonome, certes solidement étayée par des
sources et des références, mais qui ne saurait se réduire pour autant à un
pur et simple catalogue de thèses ou de citations. Elle repose bien plutôt sur
une argumentation de qualité, à savoir solide (convaincante et cohérente)
avec des exemples appropriés et clairement reliés au sujet, sans oublier un
point de vue sur le monde et sur ses métamorphoses.
Ce dernier point est absolument décisif : mobiliser sa culture générale,
ce n’est pas simplement décrire platement, sous couvert de neutralité, les
structures sociales ou les évolutions historiques. C’est aussi et surtout
porter un regard critique sur le monde et ses mutations. La dissertation
de culture générale a donc pour délicate mais impérieuse mission d’iden-
tifier des problèmes et de les rendre sensibles au correcteur. Il s’ensuit que
même s’ils pensent avec les auteurs, les candidats doivent aussi penser par
eux-mêmes. Les rapports de jury ne cessent de rappeler les manquements
sur ce point. Ainsi en est-il du rapport du jury de culture générale de HEC
(épreuve n° 251) en 2018 : « L’indifférence à la cohérence de ce qui est exposé en
des parties distinctes tient le plus souvent au caractère simplement illustratif
des références, lorsque fait défaut un véritable propos, et l’esprit critique que
cela implique. » Le manque de recul critique est régulièrement épinglé par
les jurys de concours. On ne saurait donc trop rappeler cette sage maxime
de Montaigne : « Mieux vaut une tête bien pleine qu’une tête bien faite ! ».
Si les candidats aux concours doivent forger et déployer un véritable
jugement personnel, c’est parce que leur réflexion doit aussi et surtout traiter
les problèmes et les bouleversements du monde présent : à ce titre, des questions
6 Introduction

telles que la mondialisation, la montée en puissance des nationalismes, le


fondamentalisme religieux, les conflits entre individualisme et communau-
tarisme, l’omniprésence et la démultiplication des médias, l’essor spectacu-
laire des nouvelles technologies, les risques écologiques à l’échelle du globe,
constituent autant de problèmes cruciaux qui ne peuvent être traités sans une
solide culture générale nourrie de références variées et transdisciplinaires.
Insistons à cet égard sur un point trop souvent négligé ou incompris : il
n’y a aucune rupture entre les références dites « classiques » et les questions
du temps présent. La culture générale n’est pas un ensemble de savoirs figés,
historiquement datés (voire dépassés), voué par là même à demeurer détaché
des questions concrètes auxquelles sont confrontées les sociétés contempo-
raines. Au contraire, si Platon, Aristote, ou Sénèque ont traversé les siècles,
si leur pensée n’a pas périclité et sombré dans l’anonymat, c’est parce que ces
auteurs ont encore et toujours quelque chose à nous dire, par-delà les généra-
tions, sur des questions aussi essentielles que le rapport entre bonheur et
plaisir, la valeur de l’amitié, ou les dangers de la démagogie.
Ce manuel, même s’il mobilise de nombreuses références classiques,
accorde toutefois une place privilégiée aux auteurs récents, ayant écrit au xxe
et au xxie siècle. Ces auteurs ont en effet été les témoins directs de bouleverse-
ments historiques majeurs (Seconde Guerre mondiale, naissance de l’inter-
net, développement exponentiel des biotechnologies…), ce qui ne manque
pas d’imprégner leur pensée et leurs réflexions. C’est ainsi que les thèses
d’auteurs aussi divers que Peter Singer, Gérald Bronner, Alain Ehrenberg ou
Ray Kurzweil (assez peu mentionnés dans les manuels de culture générale)
sont ici évoquées afin de traiter les questions qui font débat aujourd’hui,
comme le véganisme, les dangers politiques soulevés par les réseaux sociaux,
le culte de la performance dans le système capitaliste ou encore les transfor-
mations radicales du corps humain sous l’effet de la technologie.
Qu’est-ce qu’un bon manuel ? Plus précisément, qu’est-ce qu’un manuel
utile pour toute personne désirant réussir des concours ? Cette question, nous
nous la sommes posée lorsque nous étions nous-mêmes élèves du secondaire,
étudiants en classe préparatoire, ou lorsque nous préparions les concours
de recrutement de professeurs. À l’occasion de ces expériences, la réponse
à ces questions s’est imposée : un bon manuel est d’abord un manuel qui fait
gagner du temps.

3. Gagnez du temps grâce à ce manuel !


Pour celles et ceux qui préparent les concours, le temps est une ressource
extrêmement précieuse. Une ressource qu’il importe grandement de ne pas
gaspiller. Tout étudiant préparant sérieusement un concours le sait : le temps
passe très vite, trop vite. Plus l’année avance, plus les échéances liées aux
concours se rapprochent, plus se dessine l’angoissante impression que le
Gagnez du temps grâce à ce manuel ! 7

temps va manquer, que toutes les connaissances nécessaires ne pourront pas


être assimilées. Le temps, dans pareil cadre, est perçu comme un véritable
« trésor » pour reprendre l’image utilisée par Sénèque dans De la brièveté de
la vie. Un trésor qui doit être géré de manière d’autant plus parcimonieuse
que la culture générale n’est pas toujours la matière la plus coefficientée aux
épreuves des concours.
L’ambition de ce manuel est donc d’abord et avant tout d’aider ceux qui
préparent les concours à optimiser les précieuses heures de travail qui feront
la différence, et ce de multiples façons. D’abord, en rendant très claires, le
plus accessibles possible, les thèses initialement complexes des auteurs.
Forts de plusieurs années d’enseignement et de lectures, nous avons ainsi
condensé la pensée de ces auteurs, en mettant de côté tous les débats excessi-
vement techniques, réservés au cercle étroit des experts, au profit de théma-
tiques relevant bel et bien de la culture générale, c’est-à-dire ouvertes aux
non-spécialistes. De ce fait, les connaissances réunies dans ce manuel sont
résolument applicables : elles peuvent ainsi être directement utilisées dans
les dissertations, dès lors que les bases méthodologiques sont maîtrisées.
En bref, notre manuel vise à éviter à ses lecteurs de s’égarer dans les raffi-
nements conceptuels et lexicaux pour se concentrer sur les connaissances
les plus essentielles.
Gardons-nous toutefois ici de toute promesse fallacieuse. Aucun manuel,
si complet soit-il, ne saurait faire figure de solution miracle dispensant ceux
qui préparent les concours d’un solide travail personnel. Aucun manuel ne
saurait se substituer à la lecture réelle des grands auteurs (non réduite à des
commentaires ou des résumés) ou au visionnage intégral d’œuvres majeures
du 7e art (non réduit à de simples bandes-annonces). S’agissant de la culture
générale, de telles tâches ne devraient pas du reste constituer des corvées mais
bien un plaisir : aiguillés par la curiosité intellectuelle et le désir de savoir,
les candidats ne doivent pas oublier qu’apprendre peut être aussi une joie.
En bref, loin de fournir un prêt à penser qui suffirait à traiter tout sujet
possible, notre manuel propose, de manière plus modeste, mais aussi plus
réaliste, un ensemble de pistes que ses lecteurs pourront creuser et appro-
fondir, des points de repère qui leur permettront de naviguer dans l’océan des
connaissances. À ce titre, notre manuel ne prétend aucunement à l’exhaus-
tivité, de même que l’on n’attend pas des candidats qu’ils mobilisent tous les
auteurs existants pour un sujet donné, mais soient capables d’abord et avant
tout de procéder à une réflexion structurée et problématisée. La culture
générale, c’est donc cela : un subtil équilibre entre d’une part d’indispen-
sables lectures personnelles (détaillées et approfondies) et d’autre part un
ensemble de contenus condensés permettant de porter un regard panora-
mique sur les thématiques fondamentales. En somme, et pour l’exprimer de
manière plus philosophique, c’est un savant mélange d’analyse et de synthèse.
8 Introduction

Une fois l’objectif identifié, reste à s’interroger sur les moyens pour
l’atteindre. Comment rassembler les connaissances nécessaires à l’élabora-
tion d’une authentique culture générale ? Et comment mobiliser ces connais-
sances dans les différentes épreuves des concours, et en particulier pour la
fameuse dissertation de culture générale ? Telles sont les deux questions
cruciales auxquelles ce manuel tentera de répondre.

4. Comment utiliser ce manuel ?

4.1. Organisation générale du manuel


Notre manuel est organisé de manière à pouvoir être facilement utilisé
par ses lecteurs dans la perspective des concours. Il se décompose de ce fait
en six chapitres : « Le sens de l’existence », « Sciences et progrès », « Culture
et communication », « Individu et société », « L’État et la justice » et « La
valeur de l’œuvre d’art ». Chacun de ces six chapitres se compose d’une partie
« cours », de plans de dissertations rédigés, ainsi que de fiches de lectures
sur chaque thème.
Ces six thèmes, précisons-le d’emblée, ne doivent aucunement être abordés
de manière cloisonnée. Au contraire, il importera pour le lecteur de les articu-
ler autant que possible, en puisant lorsque cela est nécessaire dans plusieurs
chapitres les connaissances dont il a besoin. Imaginons, pour illustrer ce
point, le sujet suivant : « Les sciences apportent-elles le bonheur ? » Afin de
traiter un tel sujet, le candidat pourra utiliser à profit le cours « Sciences et
progrès », ainsi que le chapitre « Le sens de l’existence », le chapitre « Individu
et société » (par exemple pour se référer aux analyses sur le conformisme).
Le candidat ne manquera pas d’aborder au passage des notions fondamen-
tales explicitées dans les chapitres : positivisme, eudémonisme, aliénation, etc.
Sur le plan méthodologique, la partie « cours » de chaque chapitre emprunte
la structure de la dissertation avec une introduction problématisée, des parties
agencées le plus souvent de manière dialectique (1., 2., 3., voire 4.), reliées par
des transitions, et composées de paragraphes (1.1, 1.2., 1.3…).
Le lecteur pourra à ce titre se référer tout particulièrement à la structure
du paragraphe de dissertation, que l’on retrouve dans les parties de chaque
chapitre. Ainsi, chaque sous-partie est composée d’une idée introductive
principale, mise en gras. Par exemple « Toute communication s’effectue
selon un certain nombre de contraintes et de normes sociales qui lui
donnent un sens dans un contexte précis » est suivi du développement
d’un auteur (ici Wittgenstein) auquel se trouve le plus souvent associé un
Comment utiliser ce manuel ? 9

concept (ici « jeu de langage »), et d’exemples pour illustrer ce développe-


ment. Cette structure tripartite (1.Idée, 2.Auteur, 3. Exemple) constitue du
reste le noyau de tout bon paragraphe de dissertation.

4.2. Les différentes rubriques des chapitres


Outre la partie « cours », notre manuel se compose de différentes rubriques
dont le but est à la fois d’enrichir les connaissances des lecteurs et de dévelop-
per leurs aptitudes méthodologiques.

Pistes possibles et sujets de dissertation


Pour chaque partie, le lecteur pourra se référer à la rubrique intitulée
« Pistes de réflexion : sujets possibles ». Elle lui permettra de garder constam-
ment en ligne de mire l’application des connaissances transmises tout au
long des chapitres à l’épreuve de la dissertation.

Zooms
Comme leur nom l’indique, les zooms permettent au lecteur de se focali-
ser sur une notion précise, le plus souvent mobilisée dans les débats d’actua-
lité ( fake news, « pop culture », « état d’urgence », etc.).

Mots-clés
Les mots-clés sont les termes importants à placer notamment dans les
dissertations afin de donner davantage de densité à la réflexion.

Schémas
La pensée humaine ne progresse pas uniquement avec des mots. Elle a
également besoin d’images pour mémoriser les savoirs. Il existe ainsi désor-
mais une abondante littérature consacrée au mapping (pour un approfondis-
sement de cette question, voir par exemple l’ouvrage d’Anne Lemétayer, La
philosophie en schémas, Ellipses 2017). Les schémas ont une valeur pédago-
gique immense : les auteurs de cet ouvrage ont constaté à maintes reprises,
au cours des enseignements qu’ils ont dispensés, à quel point les schémas
pouvaient parfois débloquer certaines situations d’incompréhension en classe,
lever certaines ambiguïtés soulevées par l’inévitable complexité de l’argu-
mentation ainsi que faciliter la mémorisation. Chaque chapitre comporte
ainsi des schémas permettant notamment de résumer les relations entre des
idées, ou d’effectuer des typologies.

Bibliographies : « Pour aller plus loin »


Nous y avons grandement insisté : nul manuel ne saurait intégralement
se substituer à la lecture, l’écoute, ou le visionnage d’œuvres majeures. Bâtir
une culture générale, c’est aussi fréquenter assidûment, et avec plaisir, ces
œuvres. Tel est l’enjeu de la rubrique « Pour aller plus loin ». Celle-ci indique
10 Introduction

au lecteur des pistes bibliographiques qu’il est libre d’emprunter (ouvrages


classiques et contemporains de référence, ouvrages de synthèse, œuvres
de fiction…). Après les cours ou durant les vacances, les étudiants désirant
joindre l’utile à l’agréable pourront avec profit approfondir la connaissance
des thèmes majeurs qu’ils auront à traiter.

Fiches de lecture
Les fiches de lecture ont pour fonction de restituer de manière claire et
synthétique le contenu d’une œuvre importante afin de nourrir les disserta-
tions de culture générale. Bien évidemment, ces fiches de lecture ne dispensent
pas le lecteur de lire s’il le souhaite, et en intégralité, les œuvres concernées !
Surtout, la lecture des fiches de lecture permettra aux lecteurs d’interro-
ger et d’améliorer leur propre pratique du « fichage ». Lorsque l’on rédige la
fiche d’une œuvre, que faut-il au fond retenir et que faut-il laisser de côté ?
La réponse n’est bien sûr pas la même s’il s’agit d’une œuvre non fictionnelle
(essai, ouvrage de philosophie) et d’une œuvre fictionnelle (roman, film, pièce
de théâtre). S’agissant des œuvres fictionnelles, le lecteur devra se montrer
particulièrement attentif aux notions et aux concepts qui sont explicitement
et implicitement mobilisés par les auteurs. S’agissant d’œuvres de fiction,
il devra tout particulièrement s’intéresser aux scènes, en particulier celles
qui sont les plus marquantes et restent gravées dans la mémoire collective
(songeons par exemple à la scène du balcon dans Cyrano de Bergerac !). La
fiche de lecture constitue à cet égard un excellent exercice pour distinguer
l’essentiel du futile, le passage incontournable et la digression dispensable.

4.3. Au-delà de la dissertation


Si comme nous l’avons maintes fois souligné, ce manuel vise avant tout
à guider les candidats en vue de la dissertation de culture générale, il peut
s’avérer grandement utile dans deux autres contextes : les oraux de recrute-
ment et les contractions de texte.

La culture générale à l’oral


Extrêmement et sans doute excessivement centré sur l’écrit, le système
scolaire français court bien souvent le risque de négliger l’oral. Pourtant,
s’agissant des épreuves des concours du supérieur, ce sont les épreuves orales
qui valident la décision finale des jurys. Rappelons une évidence : si l’écrit
permet d’aller à l’oral, l’oral permet d’intégrer les écoles !
Certes, l’importance de la culture générale pour les épreuves orales
peut sembler moins claire, plus diffuse qu’à l’écrit. Pourtant, aux oraux, la
culture générale est essentielle. Si le très célèbre « Grand oral » de l’ENA
fait ici figure d’archétype, songeons également aux entretiens de person-
nalité des écoles de commerce, extrêmement coefficientés. Penser que ces
Comment utiliser ce manuel ? 11

entretiens consistent uniquement, pour le candidat, à expliciter son CV et


son projet professionnel serait commettre une grave erreur. Ici, les candi-
dats ne doivent pas oublier un point fondamental : les jurys sont libres de
poser toutes les questions leur semblant pertinentes pour sonder les capaci-
tés de celles et ceux qu’ils souhaitent recruter. Des questions ayant trait à
la culture générale, bien souvent en relation avec l’actualité récente, sont
donc régulièrement posées durant les entretiens. Notre manuel constitue
donc aussi une aide précieuse dans cette perspective.
Enfin, il va sans dire que les dissertations (qu’elles soient développées ou
rédigées sous forme de plans détaillés) constituent des exemples de traite-
ments de sujets écrits mais aussi des exemples de leçons orales. Mettant
en exergue la méthode en acte, à savoir une argumentation problématisée
et progressive, elles mobilisent la partie « cours » ainsi que des références
extérieures. À cet égard, nous avons choisi de traiter différents types de
sujets (sous forme de question, de notion isolée, ou de couple de notions) afin
de préparer le lecteur à toutes les formes possibles de sujets.

Culture générale et contractions de texte


Les jurys des concours d’école de commerce ne cessent d’insister sur ce
point : réussir les épreuves de contraction de texte ne consiste pas simple-
ment à maîtriser un ensemble de techniques et de savoir-faire déconnectés
de la culture générale. Pour résumer un texte, quel qu’il soit, encore faut-il
bien saisir les enjeux qui le sous-tendent, les problèmes qu’il soulève. Et cela
n’est guère faisable sans des connaissances robustes, qui permettront aux
étudiants, au contact des textes, de distinguer ce qui sera retenu et ce qui
sera écarté à l’issue du travail de synthèse.
En bref, quel que soit l’usage que nos lecteurs feront de ce manuel, nous
espérons que celui-ci les guidera de manière à la fois plaisante et enrichis-
sante au sein de ce domaine vaste et passionnant qu’est la culture générale.
Nous leur souhaitons donc une belle exploration.

Fabien Delrue et Jérôme Ravat


Sommaire

Introduction3
1. La culture générale : contours flous et socle commun 4
2. La culture générale : une réflexion informée et autonome
sur le monde contemporain 5
3. Gagnez du temps grâce à ce manuel ! 6
4. Comment utiliser ce manuel ? 8
4.1. Organisation générale du manuel 8
4.2. Les différentes rubriques des chapitres 9
4.3. Au-delà de la dissertation 10

Chapitre 1
Le sens de l’existence 17
Introduction18
1. Sources et contenu du sens de l’existence 20
1.1. Sources divines : prédestination et principe de raison suffisante
(Augustin, Leibniz) 20
1.2. Sources naturelles : bonheur et besoins (Aristote, Maslow) 23
1.3. Sens du passé et enracinement (Weil) 26
1.4. Sens de l’existence et devoir moral (Kant) 28
2. L’existence vide de sens 32
2.1. Le scepticisme (Sextus Empiricus) 32
2.2. Le pessimisme (Schopenhauer) 33
2.3. Le cynisme (Diogène de Sinope) 35
2.4. L’absurdité de l’existence (Camus) 36
3. Redonner un sens à l’existence 38
3.1. Choisir son existence (Sartre) 38
3.2. De l’esthétique à l’éthique : les stades de l’existence (Kierkegaard) 40
3.3. Contrôler ses représentations (stoïcisme) 43
3.4. Surmonter le malheur : la résilience (Cyrulnik) 45

Chapitre 2
Sciences et progrès 63
Introduction64
1. Les méthodes de la science 66
1.1. L’induction (Mill, Russelll) 66
1.2. La méthode expérimentale (Bernard, Hempel) 68
1.3. Le rôle de l’expérience dans l’expérimentation (Popper, Quine) 70
14 Sommaire

2. Les figures du progrès scientifique et technique 73


2.1. Progrès cumulatif et progrès de l’esprit (Condorcet, Comte) 73
2.2. Progrès social et civilisation : l’évolutionnisme (Spencer) 76
2.3. Les progrès exponentiels : le transhumanisme (Kurzweil) 78
2.4. Le progrès dialectique (Kuhn) 80
3. Les critiques de l’idée de progrès 82
3.1. Progrès civilisationnel et progrès moral (Rousseau) 82
3.2. Le progrès contre la liberté : l’aliénation technique (Ellul) 85
3.3. Progrès global et progrès local (Levi-Strauss) 87
3.4. Une autre vision du changement : l’idée de régression
(Spengler, Diamond) 88
4. Encadrer le progrès 91
4.1. Gestion des risques et modernité réflexive (Beck) 91
4.2. Heuristique de la peur et catastrophisme éclairé (Jonas, Dupuy) 93
4.3. Limiter le progrès par le droit et la morale : de l’écologie
à la bioéthique (Serres, Singer) 96

Chapitre 3
Culture et communication 121
Introduction122
1. Formes et matériaux de la communication 124
1.1. Que communique-t-on ? Signifiant, signifié, référent (Saussure) 124
1.2. Pourquoi communiquer ? Les fonctions du langage (Jakobson) 126
1.3. Au-delà du langage : la communication non verbale
(école de Palo Alto) 127
2. Transmission culturelle et dynamiques communicationnelles 129
2.1. Communication, acquisition culturelle et jeux de langage
(Wittgenstein)129
2.2. Imitation et transmission culturelle (Tarde) 131
2.3. La communication médiatique (McLuhan) 132
3. L’opposition entre communication et culture 134
3.1. Brouillage de la communication : le cas de la communication
interculturelle (E. T. Hall) 134
3.2. Détournement et filtrage de la communication : la propagande
(Tchakhotine, Bernays) 136
3.3. Formatage médiatique et déculturation (Bourdieu) 138
3.4. Marchandisation de l’information et perte du réel (Debord, Ramonet) 140
4. Repenser les relations entre culture et communication 143
4.1. Reconstructions de la communication (S. Hall) 143
4.2. La communication comme émancipation : communication normative
et communication fonctionnelle (Wolton) 146
4.3. Communiquer et coopérer : l’intelligence collective (Lévy) 148
4.4. Réappropriation de la communication et horizontalisation
de la culture : apports et dangers (Bronner) 150
Sommaire 15

Chapitre 4
Individu et société 171
Introduction172
1. Expansion de l’individu et socialisation 174
1.1. Les sources sociales de l’individualisme (Dumont) 174
1.2. L’individu comme moteur du changement social (Schumpeter) 175
1.3. L’individu avant la société : égoïsme rationnel vs altruisme sacrificiel
(Rand)177
1.4. Le culte de l’individu : le narcissisme (Lasch) 179
2. La société contre l’individu 182
2.1. Suivre la norme : pression sociale et conformisme individuel
(Tocqueville)182
2.2. Aliénation individuelle et société de consommation (Baudrillard) 184
2.3. L’Autre comme obstacle : du désir mimétique au bouc émissaire
(Girard)186
2.4. Dépassement individuel et culte de la performance (Ehrenberg) 187
3. L’affaiblissement des solidarités sociales 189
3.1. L’individu abandonné : l’esseulement (Arendt) 189
3.2. Desserrement des liens sociaux et société liquide (Bauman) 190
3.3. L’individu désorienté : l’anomie (Durkheim) 192
3.4. Rejet social et institution totale (Goffman) 194
4. Comment retisser le lien social ? Individualisation et socialisation 195
4.1. Le rôle d’autrui dans la formation de la personnalité (Winnicott) 195
4.2. Reconnaissance sociale et accomplissement individuel (Honneth) 197
4.3. Affinités amicales et proximité sociale (Aristote) 199
4.4. Maintien du lien social et préservation de la face (Goffman) 200

Chapitre 5
L’État et la justice 221
Introduction222
1. L’État fort 225
1.1. L’État gendarme : la fin principale de l’État est de garantir la sécurité
de la société (Hobbes) 225
1.2. L’État-providence ou l’État interventionniste (Keynes) 227
1.3. L’État total (Schmitt) 230
2. La contestation de l’État 235
2.1. Le renversement de l’État par la révolution : marxisme et syndicalisme
révolutionnaire (Marx, Engels, Sorel) 235
2.2. L’immoralité de l’État : l’anarchisme (Bakounine) 238
2.3. La contestation non violente de l’État : la désobéissance civile
(Thoreau)239
2.4. La critique de l’interventionnisme de l’État : la défense de la liberté
d’expression (Mill) 241
16 Sommaire

2.5. Critique de l’État et ordre du marché : le libéralisme économique


(Hayek)244
2.6. L’État minimal (Nozick) 246
3. Réguler l’État 248
3.1. La distinction bien/justice : l’État libéral social et le voile d’ignorance
(Rawls)248
3.2. Les deux principes de justice  249
3.3. Discussion de la thèse de Rawls (Martha Nussbaum) 251
3.4. La régulation juridique de l’État : État de droit et hiérarchie
des normes (Kelsen) 253
4. L’État dans les relations internationales 256
4.1. Singularité et supériorité de la nation : le nationalisme (Fichte) 256
4.2. L’autonomie de l’État : le souverainisme (Lordon) 257
4.3. Fédéralisme et paix perpétuelle (Kant) 258
4.4. Au-delà des État-nations : le patriotisme constitutionnel (Habermas) 260
4.5. Rivalité et conflits entre les États : la guerre (Clausewitz) 261
4.6. La guerre juste (Walzer) 262

Chapitre 6
La valeur de l’œuvre d’art 281
Introduction282
1. La dévaluation de l’œuvre d’art 284
1.1. L’inutilité de l’art conséquence de l’ennui (Rousseau) 284
1.2. Illusion et vanité de l’œuvre d’art (Pascal) 285
1.3. Industrie culturelle et aliénation de l’œuvre d’art (Adorno, Horkheimer) 287
2. Les critères de la valeur objective de l’art 291
2.1. La réussite de l’œuvre d’art est d’ordre technique (Alain, Souriau) 291
2.2. La vérité comme critère de réussite de l’œuvre d’art (Aristote) 294
2.3. Le beau comme critère de réussite de l’œuvre d’art (Panofsky) 296
2.4. De la beauté au bien : le bien comme critère de valorisation
de l’œuvre d’art (Cavell, Aristote) 298
3. La valeur subjective de l’œuvre d’art 302
3.1. L’œuvre d’art comme expression subjective (Proust) 302
3.2. La valeur esthétique dépend de l’expérience esthétique (Beardsley) 304
3.3. Le conventionnalisme esthétique (Dickie) 306
4. L’art et la société : la valeur sociale de l’art 308
4.1. Art et intersubjectivité (Kant) 308
4.2. Remise en cause de l’universalité du goût : l’œuvre d’art
comme source de division sociale (Bourdieu) 310
4.3. Le monde de l’art comme véritable appartenance au monde humain
(Arendt)312
4.4. L’art comme enrichissement de la vie aussi bien individuelle
que collective (Shusterman) 313
Chapitre 1
Le sens
de l’existence
18 Chapitre 1 • Le sens de l’existence

Introduction

Pourquoi vivons-nous ? Pourquoi fixons-nous des valeurs, des lignes de


conduite, des projets auxquels nous tenons ? Pourquoi ne cessons-nous pas
de nous questionner sur les raisons et les causes des événements qui nous
affectent ? Ces multiples interrogations se rapportent à un problème majeur :
celui du sens de l’existence. Attribuer un sens à l’existence consiste à affir-
mer que celle-ci doit emprunter une certaine direction, une orientation
(sens téléologique) qui lui octroie en définitive une signification (sens séman-
tique). Pour assigner un sens à son existence, l’homme doit donc opérer des
hiérarchies, descriptives ou explicatives, afin de distinguer le bien et le mal,
le futile et le fondamental, l’accidentel et l’essentiel. L’horizon d’une telle
démarche n’est autre que le discernement d’un ordre par-delà le flux inces-
sant et apparemment chaotique des événements.
À cet égard, l’attribution d’un sens à l’existence soulève immédiatement
plusieurs questions majeures. En premier lieu, se pose le problème de la
pertinence d’une telle attribution. L’existence humaine a-t-elle véritable-
ment une signification et une direction ou n’est-elle que le fruit d’un
pur hasard, d’un amoncellement aléatoire de circonstances dépour-
vues de la moindre intelligibilité ? Dans cette perspective, l’attribution
d’un sens à l’existence relèverait tout bonnement de l’illusion, d’un désir
de compréhension qui ne peut qu’être voué à l’échec. Telle est la position
défendue par les sceptiques, les nihilistes et les pessimistes. Cette position,
au demeurant, procède du constat des innombrables souffrances humaines
(catastrophes, guerres, maladies…) qui jettent le doute sur l’idée d’un ordre
du monde et semble trahir au contraire son indépassable absurdité. Face à
cette position, se dressent ceux qui soutiennent que l’homme, en dépit des
tragédies et du chaos apparent des événements, peut trouver ou retrouver
un sens afin d’orienter son existence.
Un deuxième problème concerne le contenu qu’il faudrait attribuer à l’exis-
tence pour que celle-ci soit pourvue de sens. Le sens de l’existence réside-t-il
dans la recherche du bonheur, la satisfaction de certains besoins, la quête
de vérité, le respect des devoirs et des traditions, la résistance aux injus-
tices ? C’est ici, à titre d’exemple, que s’opposent les positions eudémonistes
(centrées sur la quête du bonheur) et déontologiques (centrées sur l’accom-
plissement des devoirs).
Introduction 19

Enfin, se pose la question de la source à laquelle il faudrait remonter afin


de saisir le sens de l’existence. Cette source est-elle externe ou interne
à la volonté humaine ? Plus précisément, le sens de l’existence est-il fixé
par une divinité, par la nature, par notre environnement social, voire par
chaque individu ? Ici, le débat met notamment en présence les partisans d’une
approche théologique, reliant le sens de l’existence à la volonté divine et ceux
d’une approche naturaliste, soulignant que le sens de l’existence est objecti-
vement connaissable par le biais de la démarche scientifique.
La question du sens de l’existence, on l’aperçoit, se subdivise en de multi-
ples débats connexes qu’il conviendra à la fois de distinguer et d’articuler.
Pour ce faire, nous commencerons par examiner les sources et le contenu
que l’on attribue au sens de l’existence. Nous étudierons ensuite les positions
qui affirment que l’existence est vide de sens, avant d’envisager les condi-
tions en vertu desquelles il est toutefois possible de repenser un tel sens à
l’aune de la volonté humaine.

Plan

1. Sources et contenu du sens de l’existence


1.1. Sources divines : prédestination et principe de raison suffisante
(Augustin, Leibniz)
1.2. Sources naturelles : bonheur et besoins (Aristote, Maslow)
1.3. Sens du passé et enracinement (Weil)
1.4. Sens de l’existence et devoir moral (Kant)

2. L’existence vide de sens


2.1. Le scepticisme (Sextus Empiricus)
2.2. Le pessimisme (Schopenhauer)
2.3. Le cynisme (Diogène de Sinope)
2.4. L’absurdité de l’existence (Camus)

3. Redonner un sens à l’existence


3.1. Choisir son existence (Sartre)
3.2. De l’esthétique à l’éthique : les stades de l’existence (Kierkegaard)
3.3. Contrôler ses représentations (stoïcisme)
3.4. Surmonter le malheur : la résilience (Cyrulnik)
20 Chapitre 1 • Le sens de l’existence

1. Sources et contenu du sens de l’existence

1.1. Sources divines : prédestination


et principe de raison suffisante

1.1.1. Liberté et prédestination (Augustin)


L’homme peut-il lui-même octroyer un sens à son existence ou a-t-il
besoin pour cela d’un appui extérieur à sa volonté ? Pour les partisans d’une
approche théologique, c’est l’action divine qui donne un sens à l’exis-
tence humaine. Dans Les confessions Saint Augustin affirme ainsi que
le sens profond de l’existence humaine n’est pas connu des hommes, mais
dépend avant tout de Dieu.
Augustin défend la prédestination, contre le pélagianisme. Pélage était un
moine des ive et ve siècles après Jésus-Christ qui affirmait que l’homme, par
les efforts de sa volonté, pouvait mériter le salut. Pour Augustin, le pélagia-
nisme accorde trop d’importance au libre arbitre humain. Dans une perspec-
tive inverse, il soutient que seul Dieu peut accorder la grâce de manière
gratuite. Selon la conception augustinienne, Dieu a choisi de toute éternité
les hommes qui seraient sauvés et ceux qui seraient damnés. L’homme, par
ailleurs, n’a aucun moyen de savoir s’il sera élu ou damné : la décision appar-
tient uniquement à Dieu, et ses desseins sont inaccessibles.
Pour celui que l’on surnomme également le « docteur de la Grâce », l’homme
ne peut donc pas obtenir le salut par ses propres actions, même avec les
meilleures intentions. L’incapacité de l’homme à obtenir seul le salut vient
de sa nature profondément pécheresse. Corrompus par le péché originel, les
hommes sont donc constamment tentés de faire le mal. Par ailleurs, l’homme
ne commet pas toujours le mal par ignorance, mais peut le faire en connais-
sance de cause, en sachant pertinemment que c’est le mal. Tel est le sens du
célèbre exemple du vol de poire, que Saint Augustin décrit dans Les Confessions :

Eh bien ! moi, j’ai voulu voler, et j’ai volé sans nécessité, sans besoin, par
dégoût de la justice, par plénitude d’iniquité ; car j’ai dérobé ce que j’avais de
meilleur, et en abondance. Et ce n’est pas de l’objet convoité par mon larcin,
mais du larcin même et du péché que je voulais jouir1.

Dans ce passage, Augustin reconnaît donc avoir pris du plaisir à faire


le mal, indépendamment de toute nécessité. L’idée que le mal vient du libre
arbitre de l’homme permet à Saint Augustin de rejeter l’idée d’une respon-
sabilité divine. C’est l’homme, de manière autonome, qui est responsable
d’avoir choisi le bien à la place du mal.

1. Saint Augustin, Les Confessions, II, 4 (traduction Joseph Trabucco).


Sources et contenu du sens de l’existence 21

L’idée de prédestination ne supprime donc pas pour Saint Augustin l’idée


de liberté humaine. Les êtres humains, précise-t-il, ne sont pas que « des
marionnettes dans la main de Dieu ». Si l’homme peut donc faire le mal sans
que Dieu en soit responsable, il doit en revanche bénéficier de la grâce divine
pour faire le bien. C’est ce que montre Augustin quand il relate le moment de
sa conversion : il entend alors une voix qui lui dit « Prends ! Lis ! » Il comprend
alors qu’il s’agit d’un « ordre divin » qui lui demande d’ouvrir les Évangiles.
Toutefois, insiste Saint Augustin, la grâce divine ne garantit pas le salut
des hommes. Tout homme qui a reçu la grâce peut, par son libre arbitre, faire
un mauvais usage de la grâce et donc choisir le mal à la place du bien. La
grâce est une condition nécessaire mais non suffisante du salut.
La conception augustinienne de la prédestination a eu une influence consi-
dérable sur le développement du christianisme. Elle a ainsi profondément
marqué l’émergence du protestantisme. Calvin emploie même l’expression
de « double prédestination » pour bien marquer le fait que Dieu a choisi à la
fois les élus et les damnés. Le protestantisme insiste également sur le concept
de « salut par la foi » opposé au salut par les œuvres que l’on retrouve dans
le catholicisme. Les controverses autour de la question de la prédestination
opposent également les jansénistes et les jésuites aux xvie et xviie siècles. Les
jansénistes se situent dans la lignée de la vision augustinienne de la grâce
divine. Les Jésuites soutiennent au contraire l’importance de la liberté
humaine.

ՠ Mots-clés
Libre arbitre, Dieu, prédestination, grâce, bien/mal.

1.1.2. Le principe de raison suffisante (Leibniz)


Dans une optique similaire à celle d’Augustin, Leibniz affirme que le
monde est ordonné en vertu de ce qu’il nomme le « principe de raison suffi-
sante ». L’argument de Leibniz est que l’existence du désordre et du mal
dans le monde dissimule une harmonie cachée. L’harmonie est cachée car
les hommes n’ont pas la connaissance du projet divin (« les voies du seigneur
sont impénétrables ».).
Dieu n’a pas créé un monde parfait, mais le meilleur des mondes
possibles. Le monde créé par Dieu est le résultat d’un calcul. Dieu a choisi le
monde existant parmi plusieurs mondes possibles. C’est un monde optimal,
c’est-à-dire reposant d’une part au niveau cosmologique (du monde) sur la
production d’un grand nombre d’effets à partir du minimum de causes mais
aussi au niveau moral sur un certain équilibre entre le bien et le mal. Dieu
a choisi le monde contenant la plus grande quantité de bien et la plus petite
quantité de mal possible.
22 Chapitre 1 • Le sens de l’existence

Pourquoi ? Pourquoi avoir choisi un monde comme celui-là ? Cette thèse


permet de justifier la différence entre le créateur et ses créatures. Si Dieu
avait créé un monde parfait, absolument bon, alors il n’y aurait pas de diffé-
rence entre les hommes et Dieu. Les hommes sont imparfaits, et cette imper-
fection les conduit au mal (s’il n’y avait que le bien, on serait au paradis).
Dans le monde des hommes, le bien a besoin du mal pour exister. En effet,
le bien n’existe que parce qu’il s’oppose au mal. Les hommes bons sont ceux
qui parviennent à résister au mal, à surmonter le péché et les tentations. Les
situations dans lesquelles le mal se manifeste révèlent les meilleurs aspects
de l’humanité. Ainsi, quand l’homme fait preuve de vertu, il s’oppose au vice.
Par exemple, le courage s’oppose à la lâcheté. Par effet de contraste, si le mal
n’existe pas, alors le bien ne peut pas se révéler.

ՠ Mots-clés
Principe de raison suffisante, créateur, créature, bien/mal.

DÉFINITIONS
‫ ڀ‬Libre arbitre
Le libre arbitre est une capacité de choisir qui dépend uniquement du sujet sans
contrainte extérieure ni intérieure. Cela signifie plus précisément qu’au moment
de choisir, les autres possibilités étaient également ouvertes et que le sujet aurait
pu choisir une autre possibilité dans des circonstances identiques. Le libre arbitre
doit être distingué de la liberté de mouvement, qui renvoie à la capacité physique
de se mouvoir sans obstacle extérieur.

‫ ڀ‬Déterminisme
Le déterminisme est une théorie qui affirme que tout événement peut s’expliquer
par une ou des causes antécédentes aperçues ou non. Le déterminisme peut être
naturel, psychologique, social et s’oppose au libre arbitre qui est une capacité
prétendant se soustraire aux causes, aux circonstances. Du point de vue du déter-
minisme, le libre arbitre n’est qu’une illusion car il est inenvisageable de faire un
choix indépendamment de causes. Cela reviendrait à s’extraire du monde.

‫ ڀ‬Le Destin ou la prédestination


Le destin renvoie la fatalité, à savoir à l’idée que tout est décidé à l’avance par une
entité toute puissante (Dieu par exemple). La notion de destin ou de prédestina-
tion doit être distinguée de celle de déterminisme car selon le déterminisme les
mêmes causes produisent les mêmes effets alors que du point de vue du destin
peu importe les causes, les effets vont et doivent advenir. Au contraire de la
notion de destin, le déterminisme admet une forme de libération (qui ne revient
pas à l’idée de libre arbitre) car la connaissance du rapport des causes et des
effets peut permettre l’anticipation et donc dans une certaine mesure la modifi-
cation de ces effets.
Sources et contenu du sens de l’existence 23

1.2. Sources naturelles : bonheur et besoins


Un des problèmes des sources divines du sens de l’existence, c’est qu’elles
supposent la croyance en Dieu, c’est-à-dire une entité à l’origine du tout, qui
organise l’ordre du monde et dans lequel prend sens l’existence humaine. Or,
cela ne va pas de soi. C’est pourquoi il faut penser un sens de l’existence à
partir d’un autre ordre qui ne présuppose pas une telle croyance.

1.2.1. L’eudémonisme antique (Aristote)


Dans la philosophie antique, il existe une corrélation entre la vérité et le
bonheur. Plus un individu connaît la vérité, plus il est heureux. La connais-
sance de la vérité permet par exemple à l’individu de se libérer de certaines
illusions, de maîtriser son esprit de façon à se rapprocher du bonheur.
Pour Aristote, et plus généralement pour les Grecs, le monde est un
« cosmos ». Autrement dit, il existe un ordre du monde qui précède l’existence
humaine. Dans le monde, chaque être a une place et une fonction précise. Le
monde est finalisé. Ainsi chaque chose tend vers une fin, vers une certaine
fonction. C’est la nature qui fixe cette fonction. Aristote écrit « la nature ne
fait rien en vain ». Chaque être au sein du monde doit réaliser sa nature,
c’est-à-dire accomplir la fonction pour laquelle il existe. Par exemple, la
fonction de l’œil est de voir, la fonction d’une pierre est de rejoindre son lieu
propre, c’est-à-dire le centre de la terre.
La fonction de l’homme est d’être heureux. L’homme réalise pleinement
sa nature quand il atteint le bonheur. Ainsi l’homme est fait par nature pour
être heureux comme l’œil est fait pour voir. L’homme a donc le devoir d’être
heureux pour réaliser sa nature d’homme et donner ainsi sens à son
existence. La philosophie d’Aristote est donc un eudémonisme. Pour Aristote,
le bonheur est en effet la fin la plus importante de l’homme. Il constitue ce
que les auteurs de l’Antiquité appellent le Souverain Bien, le bien le plus
important, celui qui doit être recherché au-dessus de tous les autres biens.
Pour montrer cela, Aristote, au début du livre Éthique à Nicomaque, I,
3 distingue « les biens » et le Souverain Bien. Par exemple, la santé est un
bien corporel. La richesse est un bien matériel. L’amitié est un bien immaté-
riel. Tous ces biens sont des moyens pour atteindre le bonheur. Mais ils ne
se confondent pas avec le bonheur lui-même. Ainsi, le fait d’être riche, ou
d’être en bonne santé, ne conduit pas automatiquement au bonheur. Les biens
matériels ou immatériels favorisent simplement le bonheur. Toutefois, le
fait de ne pas les posséder du tout rend l’homme malheureux. Mais le fait de
les posséder ne le rend pas nécessairement heureux. Les biens matériels
et immatériels sont des conditions nécessaires au bonheur, mais ce
ne sont pas des conditions nécessaires et suffisantes. Ils permettent
d’atteindre le bonheur mais ne le garantissent pas. Une des raisons de leur
insuffisance est que ces biens ne procurent pas nécessairement un sentiment
24 Chapitre 1 • Le sens de l’existence

de satisfaction. Une personne peut désirer avoir toujours plus que chaque
bien. Être heureux ne signifie pas avoir certains biens, mais avoir certains
biens et en être satisfait.
Pour Aristote, il est alors possible de donner des critères objectifs du
bonheur. La nature du bonheur ne varie pas selon chaque individu. Tout être
humain accède au bonheur en accomplissant un certain nombre d’activités
précises. Le bonheur s’apprend et se cultive. Plus précisément, il existe deux
formes de bonheur qui ne sont pas séparées mais se complètent : le bonheur
pratique et le bonheur théorétique. Le bonheur pratique s’accomplit dans
la société et dans l’exercice de la vie politique. Le bonheur théorétique, quant
à lui, s’accomplit dans la connaissance, l’acquisition des savoirs. Le fait de
passer de l’ignorance à la connaissance, de se rapprocher de la vérité rend
heureux. Ainsi plus un homme participe à la vie sociale et plus il connaît le
monde autour de lui, plus il est heureux.
Par conséquent, pour Aristote, le sens de l’existence réside dans l’exer-
cice de certaines vertus. Pour cultiver le bonheur, il faut développer un
ensemble de vertus pratiques et intellectuelles. Une vertu est une disposition
durable qui pousse une personne à agir d’une manière positive. Autrement
dit, c’est un trait de caractère qui est valorisé. Pour devenir heureux, il faut
donc acquérir et développer certains traits de caractère. Autrement dit, il
s’agit d’acquérir une certaine personnalité. Parmi les vertus à développer,
Aristote mentionne pour les vertus pratiques : justice, courage, modération.
Parmi les vertus intellectuelles, la prudence, ou l’intelligence, contribuent
à l’épanouissement de la sagesse.

ՠ Mots-clés
Finalité, bonheur, pratique, théorétique, vertus, sagesse.

DÉFINITION
‫ ڀ‬La sagesse
La sagesse est la finalité de la philosophie qui signifie en grec : « amour » ou « désir »
de la sagesse. La sagesse a alors un double sens. Elle est d’abord théorique, c’est-
à-dire qu’elle consiste non à détenir la vérité mais à la rechercher. Elle a aussi une
dimension pratique, c’est-à-dire qui relève de l’action. Il s’agit de bien agir, à la fois
en vue du bonheur mais aussi d’être vertueux.

1.2.2. Le rôle des besoins (Maslow)


L’attribution d’un sens à l’existence dépend aussi de la satisfaction
de besoins fondamentaux. Le psychologue Maslow, dans Devenir le meilleur
de soi-même, emploie la métaphore de la pyramide pour expliquer qu’il existe
Sources et contenu du sens de l’existence 25

une hiérarchie des besoins. Selon cette métaphore, les besoins situés dans les
zones les plus basses de la pyramide sont les besoins vitaux. Plus on s’élève
dans la pyramide, plus les besoins deviennent sociaux et personnels.
Les premiers besoins communs à tous les êtres humains sont les besoins
physiologiques. Ainsi, les besoins d’être nourri, hydraté ou de dormir sont des
besoins de ce type. Quand aucun de leurs besoins n’est satisfait, les hommes
cherchent en priorité à satisfaire les besoins vitaux. L’insatisfaction de ces
besoins empêche l’accès au bonheur car l’homme est en dessous du niveau
minimal de bien-être. La satisfaction de ces besoins favorise son bonheur
car elle lui donne l’énergie pour satisfaire les autres besoins fondamentaux.
Le deuxième type de besoin naturel est le besoin de sécurité. Il s’agit
du besoin d’être protégé et de vivre dans un environnement stable sur le
plan psychologique et matériel. Ce besoin peut être satisfait par la sécurité
de l’emploi, par la justice et l’application des lois, par l’autorité parentale ou
par la religion. L’insatisfaction de ce besoin entrave l’accès au bonheur car
elle place les individus dans l’anxiété. La satisfaction de ces besoins contri-
bue à leur bonheur en leur donnant l’impression qu’ils peuvent maîtriser
leur environnement.
Le troisième type est le besoin d’appartenance. Tout individu éprouve
le besoin d’appartenir à une collectivité, un groupe, dont il est l’un des
membres. Il peut s’agir du couple, de la communauté familiale, des réseaux
professionnels ou de différents types d’association (par exemple les associa-
tions sportives, professionnelles, artistiques). L’insatisfaction de ce besoin
nuit au bonheur, car l’individu se sent isolé, exclu, marginalisé. La satisfac-
tion de ce besoin favorise son bonheur en lui permettant de participer et de
s’intégrer socialement.
Le besoin d’appartenance donne alors lieu au besoin d’estime. Tout
individu a besoin de se sentir apprécié, estimé par ses semblables. Le fait
d’attribuer des responsabilités à une personne, de reconnaître publique-
ment ses qualités, permet de satisfaire ce besoin. L’insatisfaction du besoin
d’estime nuit au bonheur de l’individu car elle lui donne l’impression d’être
socialement inutile. La satisfaction de ce besoin favorise le bonheur en créant
un sentiment de confiance en soi.
Enfin, le besoin d’accomplissement est le besoin de comprendre, de
créer, de réaliser ses aspirations les plus profondes. Il s’agit précisément du
besoin de donner un sens à son existence. Ce qui satisfait ce besoin varie
beaucoup selon les personnes. Chaque individu doit donc découvrir ce qui lui
permet de s’accomplir en tant qu’individu. Par exemple, le fait d’apprécier la
beauté d’une œuvre d’art ou d’avoir un métier qui nous passionne peuvent
satisfaire ce besoin d’accomplissement. L’insatisfaction de ce besoin nuit au
bonheur car l’individu a l’impression qu’il n’a pas réalisé son potentiel. La
satisfaction de ce besoin favorise son bonheur en lui donnant le sentiment
qu’il progresse et qu’il s’améliore.
26 Chapitre 1 • Le sens de l’existence

Selon Maslow, il existe une hiérarchie des besoins car les besoins naturels
doivent être globalement satisfaits pour que les individus cherchent à satis-
faire les besoins sociaux. Les besoins qui se situent en haut de la pyramide
n’apparaissent chez l’être humain que s’il a pu satisfaire de manière suffisante
les besoins situés en bas de la pyramide. Ainsi, la satisfaction des besoins
vitaux et du besoin de sécurité donne à l’individu la motivation pour satis-
faire le besoin d’appartenance, d’estime ou d’accomplissement,

[…] comme si le citoyen moyen était satisfait à environ 85 % par ses besoins
physiologiques, à 70 % par ses besoins de sécurité, à 50 % par ses besoins d’amour,
à 40 % par ses besoins d’estime, et à 10 % par ses besoins d’accomplissement1.

En résumé, l’homme doit atteindre un certain niveau de satisfaction de


ses besoins pour remplir les conditions du bonheur.

ՠ Mots-clés
Besoin, bien-être, sécurité, société.

1.3. Sens du passé et enracinement (Weil)


Le sens de l’existence n’a pas seulement un ancrage naturel, il peut
dépendre aussi de facteurs psychologiques. L’homme peut notamment donner
un sens à son existence en se rattachant à son passé. C’est ce que montre
Simone Weil dans L’Enracinement. Selon Weil, l’enracinement constitue
un des besoins fondamentaux de l’âme humaine, aussi important que
les besoins du corps. Weil distingue plusieurs besoins de l’âme tels que la
vérité, la liberté d’opinion, le risque ou encore la propriété privée. Au sein de
cette liste, écrit-elle, « L’enracinement est peut-être le besoin le plus impor-
tant et le plus méconnu de l’âme humaine2 ». Pour Weil, aucun être humain ne
peut s’épanouir durablement s’il n’est pas enraciné. L’enracinement nourrit
l’âme de la même manière que les aliments nourrissent le corps.
L’enracinement selon Weil se caractérise par la participation :

Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à


l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé
et certains pressentiments d’avenir3.

1. Maslow, A theory of human Motivation, III. « Further characteristics of the basic


needs », in Psychological Review, 50, 370-396 (traduction réalisée par nos soins).
2. Simone Weil, L’enracinement, deuxième partie, « Le déracinement ».
3. Ibid.
Sources et contenu du sens de l’existence 27

Un être humain a donc des racines au sens où il est capable d’assurer une
continuité entre le passé, le présent et l’avenir. L’enracinement s’oppose donc
à toute forme d’individualisme. Un être enraciné se reconnaît dans les collec-
tivités auxquelles il appartient et auxquelles ont appartenu ses ancêtres, et
auxquelles pourrait appartenir sa descendance.
La mémoire ici constitue la faculté grâce à laquelle un individu peut décou-
vrir ou redécouvrir ses racines. Chaque individu possède plusieurs racines,
au sens où il peut se référer à une multiplicité de communautés auxquelles
il appartient et participe. Ainsi, le lieu où ont habité ses ancêtres, le lieu où
il a grandi, sa famille, sa religion, sa patrie son entourage privé ou profes-
sionnel lui fournissent des racines. Ces racines peuvent s’entrecroiser
pour former l’identité complexe de chaque personne. Autrement dit,
chaque personne a plusieurs mémoires qui renvoient à différentes racines.

Chaque être humain a besoin d’avoir de multiples racines. Il a besoin de


recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par
l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie1.

L’importance respective de chaque racine varie d’une personne à l’autre.


Mais tout individu a besoin de certaines racines.
Bien que tous les hommes aient besoin d’enracinement, ils sont constam-
ment menacés par le déracinement. Au sens de Weil, il y a déracinement
quand il y a rupture entre le passé, le présent, et l’avenir. Les hommes déraci-
nés sont coupés de leurs racines. Ils ne peuvent plus se référer à des tradi-
tions partagées, à un passé commun. Dans ce cas, leur existence perd son
sens. Les individus déracinés ont tendance à vouloir déraciner les autres.
Weil prend plusieurs exemples de déracinement : les colons, les paysans et
les ouvriers. Ainsi, les colons européens ont voulu rompre avec leur passé
en allant à la conquête de nouveaux territoires (« le Nouveau Monde »). C’est
parce qu’ils étaient eux-mêmes déracinés que les colons ont cherché à déraci-
ner les populations colonisées. Les ouvriers ont été déracinés sous la révolu-
tion industrielle car on les a coupés de leurs traditions ancestrales et ont été
forcés de travailler à l’usine. Les paysans ont été déracinés quand ils ont
été chassés de leurs terres ou ont dû les fuir pour aller travailler à la ville.
À chaque fois, le déracinement est marqué par une rupture vis-à-vis de la
mémoire collective et la prise de distance vis-à-vis d’un passé commun. Le
culte de l’argent est une raison profonde de ce déracinement. En effet, gagner
de l’argent devient la préoccupation principale des déracinés au détriment
de leur lien à une identité collective.

L’argent détruit les racines partout où il pénètre, en remplaçant tous les


mobiles par le désir de gagner2.

1. Ibid.
2. Ibid.
28 Chapitre 1 • Le sens de l’existence

Pour lutter contre le déracinement et réenraciner les individus, Weil


propose donc un certain nombre de mesures. Par exemple, réhabiliter les
traditions ouvrières comme le compagnonnage ou maintenir la propriété
privée chez les paysans pour qu’ils ne soient pas forcés de quitter leurs terres
constituent des moyens d’empêcher ou de ralentir leur déracinement.

ՠ Mots-clés
Enracinement, passé, mémoire collective, racine, société.

DÉFINITION
‫ ڀ‬La mémoire collective
La mémoire collective ne se réduit pas à la rétention passive (au stockage) du
passé collectif qui s’impose de l’extérieur aux membres d’une communauté. Il
s’agit d’une conservation active, sélective et donc significative. Elle dépend des
hommes. C’est pourquoi la mémoire collective peut s’avérer partielle et possède
souvent une dimension affective et symbolique. Elle n’en demeure pas moins
nécessaire à l’identité collective et constitue un enjeu politique essentiel, notam-
ment à travers le devoir de mémoire.

1.4. Sens de l’existence et devoir moral (Kant)


Le sens de l’existence n’a pas seulement une dimension sociale mais aussi
morale. La morale se sépare alors du bonheur. Telle est la thèse de Kant,
dans la Métaphysique des Mœurs, II. Pour Kant devoir et bonheur sont de
nature hétérogène. Il s’oppose ainsi à l’eudémonisme (cf. 1.2.1.) pour lequel le
devoir et le bonheur sont naturels, c’est-à-dire manifestent la perfection de
l’homme selon la nature. Pour Kant, au contraire, le bonheur procède d’une
tendance naturelle alors que la moralité relève de la culture :

[…] Le bonheur personnel est une fin qu’ont assurément tous les hommes (en
vertu de ce à quoi les pousse leur nature), mais cette fin ne peut jamais être
considérée comme un devoir sans que l’on se contredise1.

Ainsi pour Kant, seule la moralité peut permettre de donner un sens


à l’existence humaine, c’est-à-dire de la rendre digne d’être vécue. Cela
peut être en apparence désarmant car le devoir est contraignant et difficile

1. Kant, Métaphysique des Mœurs, II. Doctrine de la vertu, Introduction, IV (traduction


Alain Renaut).
Sources et contenu du sens de l’existence 29

(prenant la forme d’un impératif : « tu dois », « il faut ! ») alors que rechercher


le bonheur est naturel et semble plus aisé. Comment rendre compte de cette
primauté du devoir sur le bonheur ?
La morale et donc le devoir mettent en jeu la liberté qui est une fin
supérieure (qui fait l’humanité de l’homme) car dépassant la nature. Pour
Kant, le bonheur naturel n’est pas le but ultime de l’existence. Le signe c’est
que la nature a donné à l’homme un instrument universel, la raison, qui n’est
pas le meilleur moyen pour atteindre le bonheur (la satisfaction ici) comme
l’est par exemple l’instinct pour l’animal. En effet, le bonheur ne dépend pas
totalement de l’homme car il est empirique (c’est-à-dire dépend de l’expé-
rience) et indéterminé (il est impossible de savoir à l’avance exactement ce
qui nous rendra heureux). Le devoir, quant à lui, dépend pleinement de lui et
est absolument déterminé (notre conscience morale, reposant sur la raison,
nous dicte ce qu’il faut faire). Agir moralement repose donc sur la liberté,
c’est-à-dire sur la possibilité de faire le mal, de ne pas faire son devoir. Seul
le devoir dépend absolument de l’homme : c’est l’autonomie morale. Ce n’est
pas le cas du bonheur qui est hétéronome. L’homme ne peut ainsi que se
rendre digne d’être heureux.
Pour Kant, une action n’est morale que si l’intention à l’origine de cet
acte est elle-même morale. Ce n’est pas le résultat, c’est-à-dire les consé-
quences qui comptent mais l’intention. Une bonne intention peut donner
lieu à un acte mauvais, de même qu’une bonne action peut provenir d’une
mauvaise intention. Autrement dit, c’est au fond de l’intériorité que se joue la
moralité ou l’immoralité d’une action. Il n’y a que le sujet lui-même qui peut
le savoir, entre autres par les remords ou la bonne conscience. Par exemple,
je peux donner de l’argent à une ONG par choix, c’est-à-dire par devoir mais
je peux aussi donner pour les honneurs, pour ne pas avoir honte devant les
autres ou pour me sentir bien. Dans les deux cas, l’action extérieure est la
même, il faut donc distinguer selon Kant : agir par devoir (avec une inten-
tion morale) et agir conformément au devoir où seule l’action extérieure
apparaît morale (et non l’intention).
Qu’est-ce qu’agir par devoir ? Agir par devoir, c’est déterminer sa volonté
par la raison pratique, à savoir le seul respect pour la loi morale. La morale
est ainsi universelle car elle repose sur la raison en l’homme que tout le
monde est censé posséder et qui définit l’humanité. Cela signifie qu’une
action est morale pour tous, en tout temps et en tout lieu. La moralité repose
sur la raison car seule une action déterminée par la raison peut être univer-
salisée sans contradiction et donc être désintéressée. Par exemple, peut-on
mentir pour protéger un homme caché chez soi ? Pour Kant, le mensonge ne
peut pas être universalisé sans contradiction. En effet, si tout le monde ment,
le mensonge ne fonctionne plus car le mensonge présuppose que les autres
croient que l’on dit la vérité. Il ne faut donc pas mentir même pour protéger
30 Chapitre 1 • Le sens de l’existence

un homme caché chez soi. En ce sens, le devoir s’oppose au bonheur car le


bonheur est par essence personnel et donc toujours intéressé, ce qui s’oppose
au caractère désintéressé du devoir.
Toutefois, si le devoir est la seule fin digne d’être recherchée pour elle-même,
le bonheur n’est pas superflu. Le bonheur peut en effet recevoir une
dimension morale et devenir un devoir indirect :

Assurer son propre bonheur est un devoir (au moins indirect) ; car le fait
de ne pas être content de son état, de vivre pressé de nombreux soucis et au
milieu de besoins non satisfaits pourrait devenir aisément une grande tenta-
tion d’enfreindre ses devoirs1.

Le bonheur est un devoir indirect car l’expérience montre que le malheur


n’est pas propice au devoir. Dans la misère, en général, les hommes sont
enclins à voler, à tuer, etc. De plus le ressentiment rend méchant et aiguise
l’esprit de vengeance. Ainsi veiller à son propre bonheur ou au bonheur
d’autrui n’est légitime que pour améliorer la moralité, comme moyen du
devoir. Ce n’est pas le bonheur qui est la fin recherchée mais la morale. Il
s’agit par-là d’aider l’autre à lui fournir les conditions de son bonheur pour
qu’il puisse réaliser son devoir. Mais agir par devoir restera toujours de son
ressort. Il est donc un devoir de participer au bonheur d’autrui mais il ne
faut pas que mon action le rende heureux au détriment de ma moralité ou
de mon propre bonheur.
Par conséquent, il existe des devoirs envers soi-même qui n’ont rien à
voir avec l’intérêt particulier. Par exemple, si j’ai des dettes, je dois les recou-
vrir. Il n’est pas alors dans mon devoir de donner l’argent que je dois rendre
à un mendiant que j’aurais pris en pitié car cela contribuera à mon malheur
et donc mettra en péril ma moralité. Il faut donc travailler à notre bonheur
pour être vertueux mais le bonheur peut très bien ne pas être au rendez-vous
dans cette vie. C’est pourquoi Kant postule rationnellement (il s’agit d’une
croyance rationnelle) l’immortalité de l’âme ainsi que l’existence de Dieu
afin de fonder l’espoir d’une réconciliation du bonheur et de la vertu après
cette vie terrestre, cela dans le but de garantir la moralité.

ՠ Mots-clés
Devoir, bonheur, moralité, intention.

1. Kant, Métaphysique des Mœurs, I, Première section (traduction Alain Renaut).


Sources et contenu du sens de l’existence 31

ZOOM Job : le devoir exige-t-il le bonheur ?


Le livre de Job issu de l’Ancien Testament narre l’histoire de Job, homme juste et
pieux, qui malgré les épreuves tragiques de sa vie, demeure fidèle à Dieu (Yahvé).
C’est à l’instigation de Satan que Dieu teste la fidélité de Job en lui faisant endurer
de nombreuses souffrances : le devoir (ici religieux) peut-il résister au malheur ? Job
est un riche éleveur, heureux père d’une famille nombreuse jusqu’au jour où le sort
(commandé en réalité par Dieu) s’acharne sur lui : il perd d’abord ses possessions
matérielles et son bétail, puis ses enfants dans une catastrophe, enfin il est affligé
dans sa propre chair par la lèpre. L’infortune de Job est cruelle tant son bonheur
d’homme innocent est mis à mal par la fatalité. Outre que l’épreuve de Job montre
que la souffrance n’est pas seulement la conséquence de la faute morale, elle
manifeste aussi que le bonheur n’est nullement l’objet du seul vouloir.
Job résiste au blasphème incité par le désespoir, il ne maudit pas Dieu. Il exprime
plutôt d’abord sa résignation à l’endroit de son sort : « Yahvé avait donné, Yahvé
a repris, que son nom soit béni ». Puis au paroxysme de ses souffrances, Job s’en
remet à la volonté de Dieu. C’est alors la fin de son épreuve : Job retrouve alors plus
que ce qu’il avait perdu.
Au fond, ce que montre le livre de Job c’est la primauté du devoir, car il est l’objet
d’un choix libre, d’une décision. Job a bien choisi de vivre selon les lois et la volonté
de Dieu, ce jusque dans les affres de l’injustice et du désespoir. Le bonheur retrouvé
intervient alors comme une récompense à la vertu.

DÉFINITIONS
‫ ڀ‬Morale du devoir ou déontologisme
La morale du devoir renvoie de prime abord à la notion de contrainte et donc
semble s’opposer à la liberté. Mais il faut distinguer la contrainte de l’obligation
dont relève le devoir moral. Le devoir consiste alors à s’obliger soi-même par
volonté à faire ou à ne pas faire quelque chose en vertu de règles. Il ne dépend que
de moi de bien agir : l’obéissance est intérieure. Le devoir moral est donc compa-
tible avec la liberté. Il s’oppose au devoir juridique où une contrainte extérieure
s’impose à l’individu et où donc l’obéissance peut n’être qu’extérieure (la peur
des sanctions par exemple). Le déontologisme s’oppose alors au conséquentia-
lisme selon lequel une action est morale quand les conséquences de l’action sont
bonnes pour le plus grand nombre (tel est par exemple l’utilitarisme). Au contraire
du conséquentialisme, le déontologisme repose sur l’intention d’agir de l’agent
conformément à certaines règles.
32 Chapitre 1 • Le sens de l’existence

Pistes de réflexion : sujets possibles sur cette partie


• Suis-je ce que mon passé a fait de moi ?
• Peut-on prouver l’existence de Dieu ?
• Le bonheur est-il une affaire privée ?
• Le mal est-il nécessaire ?
• Doit-on tout faire pour être heureux ?
• Peut-on ne pas croire ?
• Bonheur et plaisir
• Le bonheur est-il le but de la vie ?
• Le bonheur d’autrui

2. L’existence vide de sens


À travers l’analyse des différentes sources du sens de l’existence, nous
avons jusqu’ici présupposé que l’existence avait un sens. Or, cela ne va pas
de soi. Comment alors comprendre que l’existence puisse n’avoir aucun sens ?

2.1. Le scepticisme (Sextus Empiricus)


L’idée d’un sens de l’existence est d’abord rejetée par tous ceux qui
remettent en cause la possibilité d’avoir une quelconque connaissance
certaine sur le monde. Tel est le principe du scepticisme. Sextus Empiricus
affirme dans Esquisses Pyrrhoniennes que la vérité est inaccessible. Reprenant
la pensée de Pyrrhon d’Elis, qu’il considère comme le premier grand philo-
sophe sceptique, Sextus Empiricus constate que l’homme ne peut connaître
que l’apparence des choses, et non les choses elles-mêmes. Par ailleurs, l’appa-
rence des choses ne cesse de se transformer dans le temps et dans l’espace
ce qui rend impossible toute fixation du jugement. Sextus Empiricus en
déduit qu’il est impossible à l’homme de savoir s’il y a une vérité au-delà des
apparences. Cela ne signifie pas que la vérité n’existe pas, mais que même si
elle existe, elle demeure inaccessible pour l’homme. L’homme ne peut donc
pas affirmer qu’une chose est plus vraie qu’une autre ou possède davan-
tage de valeur qu’une autre. À la différence de Socrate, Sextus ne critique
pas les apparences au nom d’une vérité qui les dépasse. Il affirme plutôt que
l’homme est enfermé dans les apparences sans possibilité de savoir objectif.
Sextus Empiricus apporte plusieurs arguments pour justifier cette thèse.
Premièrement, pour affirmer qu’une chose existe, il est nécessaire de se fonder
sur des preuves qui démontrent l’existence de cette chose. Or, ces preuves ne
sont valides que si elles s’appuient sur d’autres preuves qui les précèdent, et
ainsi de suite. Il y a donc une régression à l’infini qui rend impossible toute
affirmation dogmatique au sujet de ce qui existe ou de ce qui n’existe pas. Par
ailleurs, lorsque la pensée tente de savoir si une chose existe ou n’existe pas,
L’existence vide de sens 33

elle se heurte à des contradictions insurmontables. C’est pour cette raison


que Sextus Empiricus affirme que la « voie sceptique » est aporétique : « Le
principe de la construction sceptique, c’est qu’à tout argument s’oppose un
argument égal1 ». De plus, nos jugements d’ordre général sont formulés à
partir d’éléments particuliers. Or, nous ne pouvons pas prendre en compte
la totalité des éléments. Il peut donc toujours exister un élément constituant
une exception à nos jugements. Cela rend impossible tout savoir univer-
sel. Sextus annonce ainsi le fameux « problème de l’induction » selon lequel
nous ne pouvons parvenir à une vérité universelle à partir des cas particu-
liers tirés de l’expérience. Pour toutes ces raisons, l’homme ne peut parve-
nir à la certitude.
Sextus Empiricus en déduit que les hommes doivent pratiquer l’épochè
et suspendre leurs jugements. Le doute reste la seule attitude possible pour
l’homme, dans la mesure où il ne pourra jamais savoir quand il doit donner
son assentiment ou le refuser. La multiplicité des doctrines et des points de
vue ne permet pas de choisir une option plutôt qu’une autre. Ainsi, précise
Sextus, il est impossible de démontrer l’existence ou l’inexistence de Dieu en
raison de la multiplicité des doctrines qui s’affrontent à ce sujet. Prétendre
le contraire serait faire preuve de dogmatisme. Sextus va même jusqu’à
remettre en question l’existence objective des liens causaux entre les choses.
Ces liens pourraient simplement exister dans notre esprit. À la différence
de Pyrrhon (prônant un doute radical) Sextus Empiricus soutient toute-
fois qu’il est possible d’avoir des savoirs limités (il pratiquait la médecine et
affirmait qu’il pouvait y avoir une connaissance médicale à partir de l’expé-
rience du malade).
Le scepticisme invite donc à suspendre son jugement sur tout sens
de l’existence donné comme une vérité définitive.

ՠ Mots-clés
Scepticisme, vérité, apparence, doute, épochè, dogmatisme, aporie.

2.2. Le pessimisme (Schopenhauer)


Pour les pessimistes, l’existence est dépourvue de sens car la vie
n’est qu’une succession de souffrances et le bonheur est inaccessible.
Schopenhauer, dans Le Monde comme volonté et comme représentation2, soutient
cette idée.
Pour Schopenhauer, le bonheur échappe à l’homme, car il n’a que très
rarement conscience d’être heureux. Sa vie est avant tout faite de souffrances :

1. Sextus Empiricus, Esquisses Pyrrhoniennes, I, 12. (traduit par Pierre Pellegrin).


2. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, chap. XLVI
(traduction A. Burdeau).
34 Chapitre 1 • Le sens de l’existence

Nous sentons la douleur, mais non l’absence de douleur, le souci, mais non
l’absence de souci, la crainte, mais non la sécurité1.

Cette phrase signifie que la douleur, la privation, les sensations désagréables


sont plus intenses, plus sensibles que leur contraire. Le bonheur, en revanche,
est imperceptible. Pour Schopenhauer, le seul bonheur dont l’homme a
vraiment conscience est le bonheur passé. C’est quand il n’est plus heureux
que l’homme se souvient de ce qui le rendait heureux. Pour comprendre toute
la valeur du bonheur, nous devons donc l’avoir perdu. Nous pensons alors
au bonheur avec regret et nostalgie :

Que notre vie était heureuse, c’est ce dont nous ne nous apercevons qu’au
moment où ces jours heureux ont fait place à des jours malheureux2.

Par exemple, l’homme adulte se souvient avec nostalgie d’avoir été heureux
durant son enfance. Mais quand il était enfant, il n’avait pas conscience de
son bonheur. Comme l’enfant insouciant qui ne sait pas qu’il est heureux,
l’homme ne peut jamais vivre pleinement son bonheur au présent. Les hommes
ne sont pas faits pour être heureux, mais plutôt pour regretter leur bonheur
disparu. Le bonheur est fondamentalement nostalgique.
Mais aussi l’incapacité de l’homme à être heureux est liée pour Schopenhauer
à sa nature désirante. L’homme est poussé par ce que Schopenhauer appelle
le vouloir-vivre. Le vouloir-vivre traverse l’ensemble de l’univers, il est
commun à tous les êtres vivants. Le vouloir-vivre est aveugle : il ne se focalise
pas sur un objet précis. Il est poussé dans toutes les directions possibles.
Par ailleurs, les différentes volontés issues du vouloir-vivre sont dans une
relation conflictuelle : chaque volonté se réalise dans la lutte qu’elle mène
contre les autres volontés.
En raison du vouloir-vivre, le désir est donc insatiable : chaque fois
que l’homme satisfait un désir il veut en satisfaire un autre. La quantité de
nos désirs insatisfaits est toujours bien plus grande que celle de nos désirs
satisfaits. Selon Schopenhauer : « pour un désir qui est satisfait, dix au moins
sont contrariés ». L’insatisfaction et le manque créent des souffrances perma-
nentes et empêchent l’homme d’être heureux.
Enfin, même quand l’homme satisfait ses désirs, il ne peut atteindre le
bonheur car il éprouve toujours des sentiments négatifs. Premièrement, il
éprouve de l’ennui car la possession de ce qu’il désirait le déçoit. Le désir,
soit la séparation avec l’objet, est long, alors que la satisfaction est éphémère.
Deuxièmement, l’homme est toujours inquiet car il a peur de perdre ce qui le
satisfait. Il perçoit alors l’avenir comme une menace vis-à-vis de son bonheur
présent. La crainte du malheur va alors gâcher son bonheur et l’empêcher
de l’apprécier totalement.

1. Ibid.
2. Ibid.
L’existence vide de sens 35

Pour résumer, selon Schopenhauer, l’existence humaine est en perma-


nence partagée entre le manque, l’ennui et l’angoisse. Pour toutes ces raisons,
l’homme ne peut donner de sens à son existence.

ՠ Mots-clés
Bonheur, souffrance, nostalgie, désir, vouloir-vivre, ennui, inquiétude.

2.3. Le cynisme (Diogène de Sinope)


Certains, face aux vicissitudes de l’existence, prônent une mise à distance.
Tel est le cas des cyniques. Le cynisme est une école fondée dans la Grèce
antique par Antisthène. Cette école de pensée est surtout connue à travers
les extravagances d’un de ses illustres membres, Diogène de Sinope, (dit
« Diogène le cynique »), relatées par Diogène Laërce dans Vies, doctrines et
sentences des philosophes célèbres.
Le cynisme a pour but ultime l’autosuffisance de l’homme. Pour
les cyniques, chaque homme ne doit dépendre que de lui-même et affirmer
pour cela une totale liberté à l’égard de la société. Le modèle de Diogène de
Sinope, à cet égard, n’est autre que le chien (le terme « cynique » vient du
grec qui signifie « chien »). En effet, le chien aboie contre les méchants et
mord (de la même manière que le cynique quand il attaque les conventions
sociales), urine où bon lui semble et adopte un mode vie simple centré sur
ses besoins naturels. C’est ainsi que Diogène de Sinope affirma qu’il souhai-
tait être « enterré comme un chien ».
Pour cela, il importe d’adopter une attitude désinvolte, voire provocatrice
à l’égard du monde et de soi-même. Afin de réaliser cette autosuffisance, les
cyniques préconisent d’abord le détachement, voire le mépris vis-à-vis des
biens matériels. Le cynisme antique est donc une forme d’ascétisme : il met
en avant un mode de vie frugal. Tel est précisément le mode de vie de Diogène
de Sinope, qui vivait dans un tonneau et dans le plus extrême dénuement.
L’homme doit également mépriser des biens immatériels comme la gloire, le
prestige, les honneurs afin d’atteindre l’état d’« atuphia » (l’absence de vanité).
On raconte que lorsqu’Alexandre Le Grand en personne est venu trouver
Diogène de Sinope en lui disant qu’il exaucerait tous ses vœux, Diogène lui
répondit : « Ôte-toi de mon soleil ! » En définitive, les cyniques soutiennent
qu’un mode de vie dépouillé, le refus de tout ce qui ne semble pas nécessaire
et ne s’accorde pas avec la nature permet d’atteindre le bonheur. Diogène de
Laërce écrit que quand on demandait à Diogène de Sinope quel avantage il
retirait de la philosophie, celui-ci répondait : « À tout le moins, celui d’être
capable de supporter tous les malheurs. »
36 Chapitre 1 • Le sens de l’existence

L’autosuffisance, chez les cyniques, se manifeste par des comportements


transgressifs, anti-conformistes. Il s’agit pour eux de briser les conven-
tions sociales, les coutumes afin de montrer que celles-ci ne sont aucunement
nécessaires et intangibles. Plus généralement, le cynisme est une philoso-
phie de la transgression. L’attitude cynique constitue à cet égard un renver-
sement des valeurs traditionnelles les plus établies. Ainsi, Diogène avait pour
coutume de se masturber régulièrement en public. Cette pratique ne reposait
pas uniquement sur une volonté gratuite de transgression, mais aussi sur
le souci de se débarrasser des désirs sexuels afin d’atteindre la tranquillité
de l’esprit et la sagesse.
Enfin, le cynisme se caractérise par un certain anti-intellectua-
lisme. Les cyniques rejettent la possibilité d’enseigner la vertu par le biais
de raisonnements philosophiques qu’ils jugent démesurément idéalistes,
éloignés de la réalité. Aux théories abstraites, ils préfèrent l’enseignement
par l’exemple et la pratique. C’est ce que faisait Diogène de Sinope, pour qui
la vertu était avant tout un mode de vie caractérisé par sa grande simplicité.
Critiquant la théorie des Idées de Platon et adoptant une posture nomina-
liste (les Idées ne sont que des mots) Diogène se promenait à Athènes en plein
jour, en disant « Je cherche un homme ».
Même si ce que l’on nomme aujourd’hui « cynisme » est sensiblement
éloigné du cynisme antique (le cynisme de certains hommes d’affaires ou de
certains politiciens ne passent pas par le dénuement, loin s’en faut !), toute
forme de cynisme se caractérise par une prise de distance explicitement
affichée à l’égard des valeurs. On retrouve ici la phrase d’Oscar Wilde :
« Qu’est-ce qu’un cynique ? Quelqu’un qui connaît le prix de tout et la valeur
de rien » (“What is a cynic ? A man who knows the price of everything and the
value of nothing1.”).

ՠ Mots-clés
Cynisme, autosuffisance, nature, conformisme, pratique.

2.4. L’absurdité de l’existence (Camus)


Que se passe-t-il pour l’homme quand il prend conscience de l’absurdité
de son existence ? Telle est la question à laquelle tente de répondre Camus
dans Le Mythe de Sisyphe.
Pour Camus, la prise de conscience de l’absurdité de l’existence est d’abord
une épreuve douloureuse. L’homme comprend que l’existence est absurde
quand il ressent une contradiction entre d’une part sa volonté de rendre
raison du monde et d’autre part le fait que le monde est fondamentalement
irrationnel. L’absurdité est donc la conscience du fait qu’il est impossible

1. Oscar Wilde, L’éventail de Lady Windermere.


L’existence vide de sens 37

d’attribuer une signification profonde au monde, de réduire la pluralité


chaotique et contingente des événements à une unité intelligible et néces-
saire. L’homme comprend également qu’il ne peut y avoir d’espoir de trouver
un sens aux choses (par exemple un sens qui apparaîtrait dans l’au-delà).
Face au constat de l’absurdité du monde, ajoute Camus, deux grandes
réactions sont possibles. Une première consiste à vouloir échapper à cette
absurdité. Certains (tels Kierkegaard ou Chestov, que Camus nomme) peuvent
choisir de fuir l’absurdité par l’entremise de la croyance religieuse. Ceux-là
veulent trouver un sens en dehors de l’existence humaine, dans le divin.
D’autres (à l’instar de Husserl) peuvent au contraire choisir de rationaliser
le monde en le réduisant à des idées abstraites. D’autres encore choisissent le
suicide pour quitter définitivement un monde dépourvu de sens. La question
du suicide, remarque Camus, est d’ailleurs la question fondamentale décou-
lant de la conscience de l’absurdité de l’existence : « il n’y a qu’un problème
philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide ». Celui qui se suicide n’a
pas le courage d’affronter l’absurdité du monde.
Une autre option, que Camus privilégie dans Le Mythe de Sisyphe, est au
contraire d’accepter l’absurdité du monde, prendre acte de la contradic-
tion indépassable entre notre volonté d’en rendre raison, et l’impos-
sibilité qu’une telle volonté soit satisfaite. C’est donc l’esprit lucide qui
prend conscience de ses limites. Telle est la condition de l’homme absurde :
celui-ci s’est débarrassé de l’espoir et admet que le monde n’a pas de sens. La
figure de Sisyphe, précise Camus, est précisément une illustration frappante
de ce qu’il nomme « l’homme absurde ». Sisyphe a été condamné par les dieux
pour les avoir défiés. Les dieux veulent donc le torturer en le condamnant à
un supplice éternel : pousser une lourde pierre au sommet d’une montagne,
avant que cette pierre ne redescende en bas de la montagne. Mais selon
l’interprétation de Camus, Sisyphe est capable de dépasser la douleur et le
désespoir de sa condition. Il prend peu à peu conscience de l’absurdité et de
la futilité de sa tâche sans pour autant sombrer dans le désespoir. Non seule-
ment Sisyphe accepte sa condition, mais il va même jusqu’à l’apprécier : « Il
faut imaginer Sisyphe heureux » affirme ainsi Camus. L’important, en effet,
est que Sisyphe continue de vivre, de vouloir pousser éternellement le rocher :
« C’est qu’en vérité le chemin importe peu, la volonté d’arriver suffit à tout ».
À partir du mythe de Sisyphe, Camus tire un constat général : Sisyphe
symbolise la condition de l’homme absurde car, prenant acte du caractère
irrémédiablement tragique de l’existence, il n’a plus l’espoir de changer sa
condition (il sait qu’il devra recommencer la même tâche) sans pour autant
sombrer dans le désespoir (il ne choisit pas le suicide) et le renoncement.
Sisyphe est heureux d’accomplir son devoir si pénible soit-il. Bref, il assume
son destin.

ՠ Mots-clés
Absurde, suicide, espoir, bonheur, destin.
38 Chapitre 1 • Le sens de l’existence

DÉFINITIONS
‫ ڀ‬Absurde
Au sens logique, ce qui est absurde est ce qui est contradictoire. Au sens littéraire
et philosophique (on parle de littérature, de théâtre et de philosophie de l’absurde),
il désigne ce qui n’a pas de sens. Pour Camus, l’absurde vient du décalage entre
l’irrationalité du monde et le désir de sens qui résonne en l’homme. Il ne conduit
pas pour autant à la résignation passive, au pessimisme ni au retranchement dans
la religion. Dans l’œuvre tardive de Camus, l’absurde conduit à la révolte.

Pistes de réflexion : sujets possibles sur cette partie


• La vie a-t-elle un sens ?
• Le désespoir
• La mort donne-t-elle un sens à la vie ?
• Peut-on douter de tout ?
• Faut-il vivre comme si nous ne devions jamais mourir ?
• L’absurde
• L’existence n’est-elle qu’une éternelle souffrance ?
• L’angoisse
• L’ennui
• Tout s’en va-t-il avec le temps ?

3. Redonner un sens à l’existence


Face à la possibilité que l’existence n’ait pas de sens, il est tentant, non
de chercher à révéler à tout prix son sens, mais de lui redonner un sens. Il
s’agit en effet de prendre acte du fait que l’existence n’a pas en elle-même et
a priori de sens pour se la réapproprier et lui accorder un sens particulier a
posteriori, c’est-à-dire après coup.

3.1. Choisir son existence (Sartre)


Une première façon pour l’homme de redonner un sens à son existence
est de choisir librement celle-ci. Si le monde n’a pas de sens, il revient alors à
l’homme de lui donner un sens particulier. En effet, selon Sartre l’homme
choisit l’existence qu’il mène. C’est ce qu’il souligne dans L’Existentialisme
est un humanisme. L’homme, contrairement aux choses, est fondamentalement
libre, c’est-à-dire ne peut être défini une fois pour toutes. Mais cette liberté
absolue n’est pas sans conséquences : elle implique une responsabilité
elle-même absolue, ce qui n’est pas sans provoquer de l’angoisse. Par
Redonner un sens à l’existence 39

conséquent, l’homme doit assumer le fait que la façon dont son existence évolue
dépende de lui. S’il réussit son existence, il est responsable de son succès. Mais
s’il rate son existence, il en est également responsable. L’existentialisme de
Sartre affirme que l’homme peut librement donner un sens à son existence.
Pour cela, Sartre critique ce qu’il appelle la « mauvaise foi ». Ceux qui font
preuve de mauvaise foi fuient leurs responsabilités en affirmant qu’ils sont
déterminés par des causes qu’ils ignorent ou qu’ils ne peuvent pas contrô-
ler. Par exemple, ils vont évoquer des causes psychologiques, sociales, les
circonstances ou la malchance pour expliquer leurs échecs ou leur lâcheté ;
(quand les choses ne fonctionnent pas). Or, pour Sartre, la mauvaise foi est
un mensonge que l’on se fait à soi-même. Sartre écrit :

La mauvaise foi est évidemment un mensonge, parce qu’elle dissimule la


totale liberté de l’engagement1.

L’homme est de mauvaise foi car il veut se cacher à lui-même la


vérité, c’est-à-dire le fait qu’il est radicalement libre de ses actions.
L’homme de bonne foi, au contraire, reconnaît qu’il est pleinement libre, et
assume ses responsabilités. Ainsi, lorsqu’il rencontre l’échec ou la décep-
tion au cours de son existence, l’homme ne peut pas accuser les circons-
tances, le hasard, ou des causes extérieures. Il ne peut pas dire par exemple
qu’il possédait un potentiel qui n’a jamais été exploité, qu’il n’a pas rencon-
tré les bonnes personnes, ou qu’il n’a pas eu le temps de faire ce qu’il voulait
vraiment faire. Il s’agit d’excuses que les hommes se trouvent pour justifier
le fait qu’ils ont raté leur existence. Or, ces excuses ne sont pas vérifiables.
L’homme ne peut connaître que ses actes, c’est-à-dire ce qu’il fait, et non
par ce qu’il aurait pu faire, ou voulu faire. Par exemple, celui qui n’a pas eu
de grandes amitiés ne peut pas se justifier en affirmant qu’il n’a pas fait les
bonnes rencontres. Il doit au contraire admettre que cette situation est égale-
ment liée à ses choix, à ses actes.
C’est pour cette raison que Sartre affirme que chez l’homme « l’existence
précède l’essence ». L’individu n’a pas d’essence, c’est-à-dire de nature, de
caractère ou de destin tracés une fois pour toutes. Elle dépend de la façon
dont il choisit de mener son existence qui relève de la pratique. L’homme peut
toujours choisir de prendre une nouvelle direction, de donner une nouvelle
orientation à son existence. L’identité profonde d’une personne n’est rien
d’autre que la somme de ses actes, c’est-à-dire ce qu’elle a librement
choisi de faire durant son existence.

ՠ Mots-clés
Liberté, responsabilité, mauvaise foi, existence, essence, choix, action.

1. Sartre, L’Existentialisme est un humanisme.


40 Chapitre 1 • Le sens de l’existence

DÉFINITION
‫ ڀ‬Angoisse
L’angoisse n’est pas une peur ou une crainte car elle n’a pas d’objet. Le sujet ressent
de l’angoisse devant le rien, le néant qui peut prendre différentes formes comme
la mort, la liberté. Dans le courant existentialiste (Kierkegaard, Camus, Sartre, etc.)
l’angoisse est une affection essentielle et positive au sens où elle révèle l’homme à
son existence. Pour Kierkegaard, dans Le Concept d’angoisse, l’angoisse est l’état
de la conscience face à ce qu’elle n’est pas en mesure de comprendre, mélange
de tentation et de crainte comme l’est par exemple l’interdit de manger le fruit de
l’arbre de la connaissance pour Adam et Ève. Pour Sartre, l’angoisse est la prise
de conscience de la responsabilité qui découle de la liberté absolue de l’homme
qui est le seul auteur de son existence.

3.2. De l’esthétique à l’éthique : les stades de l’existence


(Kierkegaard)
Exister, c’est adopter une certaine attitude vis-à-vis de l’existence et de
soi-même. Or, pour Kierkegaard, dans Ou bien… ou bien…, il y a trois grandes
manières de donner sens à son existence, qui constituent trois grands stades
de l’existence : le stade esthétique, le stade éthique et le stade religieux. Chaque
stade se caractérise par la préférence accordée à une certaine manière d’être :
le stade esthétique, c’est la primauté accordée au plaisir ; le stade éthique,
c’est l’existence dans son rapport à l’autre sur le mode du devoir ; enfin, le
stade religieux, c’est l’existence dans son rapport à Dieu sous la guise de la foi.
Kierkegaard pense une continuité entre les différents stades de l’existence
auxquels l’existant accède par le biais de ruptures, de crises existentielles
qui sont la manifestation de l’insatisfaction, de l’insuffisance inhérentes
à un stade. Nous allons nous intéresser plus particulièrement au passage
du stade esthétique au stade éthique, en tant qu’il concerne toute existence.
Ce qui caractérise le stade esthétique, c’est la recherche du plaisir.
À cet égard, l’expérience esthétique représente le modèle de cette jouissance.
L’art en effet, par le sentiment intense qu’il suscite, permettrait d’appréhen-
der l’essence des choses dans et à travers le changement. Telle est l’ambi-
tion de l’esthète qui est de faire de sa vie une œuvre d’art. Il s’agit alors de
vivre dans l’immédiateté, dans l’instant, en jouissant grâce à sa sensi-
bilité. Kierkegaard voit alors dans la figure musicale du Don Juan de Mozart
la complète incarnation du stade esthétique, du point de vue de la forme et
du contenu. En effet, Don Juan est volatile comme la musique qui ne vit que
dans un perpétuel évanouissement. Elle n’existe que tant qu’elle est jouée,
elle ne subsiste pas en elle-même. De même, Don Juan passe de conquête en
Redonner un sens à l’existence 41

conquête sans être rassasié. Le véritable objet de sa conquête est la sensua-


lité elle-même1. Le séducteur est celui qui ne peut jouir que de lui-même par
l’entremise de nouveaux objets extérieurs. Dans la jouissance il est toujours
ramené à lui-même. Sa personnalité se résorbe alors dans l’individualité la
plus pauvre, la plus superficielle car dépendante des objets extérieurs.
Exister ainsi dans la sensualité éphémère, c’est se condamner à ne pouvoir
donner lieu qu’à un moi instable, lui-même éphémère car toujours absorbé
par l’extériorité. Autrement dit, le stade esthétique revient à mener une
vie dissolue, dispersée, sans but, sans stabilité aucune. C’est pourquoi
le stade esthétique, qui peut prendre des formes très différentes, mène le
plus souvent à la dissolution du soi qui se solde par le désespoir. Vivre au
gré des plaisirs condamne à l’impossibilité d’être véritablement l’auteur de
sa propre vie puisqu’absorbée dans l’éphémère ainsi qu’à l’impossibilité de
connaître autrement que de manière relative et limitée.

Celui qui dit qu’il veut jouir de la vie pose toujours une condition qui se trouve
hors de l’existence ou bien dans l’individu mais indépendante de la volonté2.

Dans le stade esthétique, l’individu ne saurait choisir puisqu’il s’agit pour


lui de jouir de l’étendue des possibles s’offrant à lui, choisir revenant à sacri-
fier les autres possibles. Il est dépossédé de tout véritable choix car ce qui le
pousse à jouir est soit en dehors de lui et ne dépend pas seulement de lui (par
exemple, les richesses, les honneurs), soit est en lui mais est indépendant de
son esprit (par exemple, la beauté du corps qui est éphémère).
D’où l’appel à la lisière du stade esthétique à un véritable choix, celui d’être
l’auteur et non seulement l’acteur aux mille visages de « son » existence. C’est
alors le désespoir. Apparaît alors un stade intermédiaire entre le stade esthé-
tique et le stade éthique : c’est l’ironie. Pour Kierkegaard, l’ironie consiste à
se détacher du monde et à prendre conscience de l’inanité des jouissances
extérieures. L’ironique se retranche alors dans son intériorité et peut alors
jouir directement de lui-même et non plus par l’entremise des objets extérieurs
et cela en tournant en dérision le spectacle du monde. L’ironie, c’est ainsi la
prise de conscience des limites du stade esthétique mais tout en y demeurant
puisqu’il s’agit encore de jouissance. Cependant, l’ironie ne sauve en rien du
désespoir puisqu’elle prétend pouvoir changer l’existence en se retranchant
du monde. Ce n’est là qu’illusion.

1. Kierkegaard, Ou bien… Ou bien…, Première partie, Les étapes érotiques spontanées,


troisième étape, I. Génialité sensuelle déterminée comme séduction. (Traduction
F. et O. Prior et M. H. Guignot).
2. Kierkegaard, Ou bien… Ou bien…, Deuxième partie, L’équilibre entre l’esthé-
tique et l’éthique dans l’élaboration de la personnalité. (Traduction F. et O. Prior
et M. H. Guignot).
42 Chapitre 1 • Le sens de l’existence

L’individu ressent alors le besoin impérieux propre au stade éthique de


rassembler sa personnalité éclatée dans l’immédiateté. Le stade éthique se
caractérise par le choix véritable d’un idéal de nature éthique par-delà
le chatoiement des apparences et des jouissances du monde. Ce choix
implique alors une responsabilité morale qui permet de rassembler le
moi et de lui donner continuité et consistance dans le temps. Il ne s’agit
plus de vivre dans l’instant mais bien de devenir soi-même, ce qui suppose
de durer dans le temps. Le stade éthique ne s’incarne plus alors dans la
figure du séducteur mais dans celle très différente de l’époux. La temporalité
propre à l’amour conjugal n’est plus l’immédiat, l’éphémère mais la répéti-
tion. L’amour conjugal prend alors certes le risque de la lassitude mais il
peut tout aussi bien gagner la fidélité, la stabilité voire son éternité. L’amour
conjugal a en effet la vocation d’exister toujours, cette vocation reposant sur
le devoir des époux qui doivent réactualiser leur union en se soumettant à
l’autorité stable de la loi, contrastant avec l’impétuosité et l’insatiabilité du
désir. Pour faire durer son union, l’existant doit alors lutter contre lui-même
et développer les vertus nécessaires. Il ne s’agit plus alors d’exister en dehors
mais plutôt au-dedans de soi-même.
Plus généralement, le stade éthique revient à ordonner sa vie à des règles,
à des normes sociales et morales. On passe de l’individuel, qui revient à la
jouissance de soi, à la généralité du devoir qui devient la fin de l’individu.
Enfin, la transition du stade esthétique au stade éthique se caractérise par
le passage de la catégorie existentielle du possible à celle du réel de l’éthique
conditionné par un choix qui nous confronte au monde et qu’il faut assumer
comme tel. L’individu n’acquiert ainsi paradoxalement une véritable consis-
tance que dans la généralité du stade éthique.

ՠ Mots-clés
Plaisir, sensualité, possibles, choix, désespoir, ironie, responsabilité, vertu, réel.

ZOOM L’expérience de pensée de la machine à plaisir (sens de l’existence)


Même si le bonheur et le plaisir sont souvent associés, on peut se demander si ces
deux notions s’identifient l’une à l’autre. Le bonheur se réduit-il au fait d’éprouver
du plaisir ? Dans Notions fondamentales de morale (1994), le philosophe Robert
Spaemann élabore une expérience de pensée pour répondre par la négative à cette
question. Il imagine la situation suivante : on ligote un homme sur une table d’opé-
ration après l’avoir endormi avec des narcotiques. Puis, on le place dans une situa-
tion de plaisir artificiel de la façon suivante : quelques câbles sont introduits dans
sat boîte crânienne. Par ces câbles on envoie dans des centres cérébraux détermi-
nés des doses de courant précisément calculées, qui ont pour effet de maintenir cet
homme dans un état d’euphorie constante. Son visage reflète un état de bien-être
Redonner un sens à l’existence 43

extrême. Le médecin qui dirige l’expérience nous explique que cet homme restera
dans cet état au moins dix ans de plus. Lorsqu’il ne sera plus possible de prolonger
cet état, on le fera mourir subrepticement et sans douleur en éteignant la machine.
Se pose dès lors la question suivante : qui souhaiterait faire cette expérience ? Qui
souhaiterait rester dans la situation de cet homme ? Spaemann en déduit que tout le
monde refuserait de faire cette expérience pour une raison simple : nous savons tous
que le bonheur ne saurait se confondre avec un état de plaisir permanent, et qu’il
ne peut être atteint en dehors d’une immersion dans le monde réel. Une existence
dépourvue de toute souffrance ou de tout effort pour atteindre le bonheur serait
donc une existence vide, dénuée de tout réel intérêt. Cette expérience de pensée
nous indique donc que le plaisir, s’il peut bien évidemment être relié au bonheur,
ne saurait pour autant se confondre avec ce dernier. L’expérience de la machine à
plaisir n’est pas sans rappeler la situation des citoyens de l’État mondial dans 1984
de George Orwell. Ceux-ci prennent une drogue nommée le « soma » qui les plonge
dans un état de bien-être artificiel. Sont-ils véritablement heureux ? Ici encore, il
est permis d’en douter.

3.3. Contrôler ses représentations (stoïcisme)


Redonner un sens à l’existence consiste également à agir sur la
manière dont nous percevons le monde. Dans Le Manuel, Épictète propose
pour cela de distinguer ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous.
Ce qui ne dépend pas de nous est lié aux contraintes extérieures à notre
volonté que nous ne pouvons pas contrôler. Ainsi, la santé, la richesse, ou la
réputation ne dépendent pas de nous. Par exemple, nous pouvons toujours
être impopulaires en dépit de tous nos efforts. Nous ne sommes pas vraiment
libres face à ces contraintes extérieures, car elles sont liées à des événements
que nous ne maîtrisons pas.
Ce qui dépend de nous ce sont toutes nos représentations, c’est-à-dire ce
qui se passe à l’intérieur de notre esprit. Ainsi, nos désirs, nos opinions, nos
habitudes, la manière dont nous jugeons le monde extérieur dépendent de
nous. Nous avons le pouvoir de contrôler ces éléments. Par exemple, nous
pouvons cesser de désirer certaines choses, ou supprimer une mauvaise
habitude. L’homme contrôle très mal tout ce qui est extérieur à son esprit.
En revanche, il peut fortement contrôler ce qui est à l’intérieur de son esprit.
Pour Épictète, celui qui est préoccupé par ce qui ne dépend pas de lui est
malheureux et esclave. En effet, il est toujours dépendant de choses qu’il ne
maîtrise pas. Plus il tentera de contrôler ces choses, plus il sera malheureux.
Ainsi, l’homme obsédé par la richesse ou la gloire ne sera pas heureux car il
vit sous la contrainte des événements extérieurs. La véritable liberté consiste
alors à pouvoir libérer son esprit en le contrôlant. Devenir libre signifie s’occu-
per en priorité de ce qui dépend de nous, et accorder moins d’importance à
44 Chapitre 1 • Le sens de l’existence

ce qui ne dépend pas de nous. Par conséquent, même s’il ne contrôle pas les
événements extérieurs, il contrôle la signification que ces événements ont
pour lui, dit Épictète dans Le Manuel : « Ce ne sont pas les choses qui nous
troublent, mais les jugements que nous portons sur les choses ». Il peut donc
parvenir à s’en détacher en s’exerçant.
Une manière de redonner un sens à son existence est de pratiquer ce que
les stoïciens nommaient le « pré-exercice », autrement dit « l’exercice prépa-
ratoire aux épreuves ». L’homme doit se préparer à l’avance à un certain
nombre d’événements qui surgiront nécessairement dans son existence. En
particulier, il doit se préparer mentalement aux maux et aux souffrances qui
surgiront durant sa vie. En anticipant les épreuves que nous allons traver-
ser, nous sommes capables de mieux les affronter quand elles surgissent. Par
exemple, l’homme doit se préparer à l’avance à l’épreuve de la maladie ou de
la mort qui le toucheront ou toucheront ses semblables. Redonner un sens
à l’existence implique ici un certain rapport à la mort. L’homme doit
alors remplir son existence de façon à ne pas craindre de la perdre. Celui
qui vit ainsi n’a pas de regrets quand la mort se présente car il est satisfait
de la façon dont il a mené son existence.

ՠ Mots-clés
Esprit, liberté, destin, détachement, mort.

DÉFINITION
‫ ڀ‬La mort
La mort est la fin de la vie mais il est bien entendu difficile de la définir plus avant
ou de la décrire car nous n’assistons pas à notre mort et tout simplement, personne
n’en est revenu pour en parler. Toutefois, elle suscite des attitudes différentes qui
affectent l’existence. Elle peut rendre absurde notre existence et provoquer de
l’angoisse*. C’est pourquoi elle est souvent l’objet de déni voire de refus, comme
l’affirme Freud. Elle peut aussi donner lieu à une attitude spiritualiste qui consiste
à en faire un passage entre cette vie et l’au-delà, comme c’est le cas dans de
nombreuses religions. Enfin, le matérialisme consiste à réduire la peur de la mort
car étant la fin de notre vie, nous ne la ressentons pas, comme l’affirme Épicure.
Redonner un sens à l’existence 45

3.4. Surmonter le malheur : la résilience (Cyrulnik)


Redonner un sens à l’existence consiste aussi à surmonter les
souffrances, les chocs qui se présentent à nous. C’est ce que souligne le
psychologue B. Cyrulnik dans Un Merveilleux Malheur quand il fait référence
à ce qu’il nomme la « résilience ». Initialement, le concept de « résilience »
désigne la capacité pour un matériau à encaisser un choc. Le matériau
peut ainsi résister aux chocs en retrouvant sa forme initiale. En psychologie,
le concept de « résilience » désigne la capacité à surmonter un traumatisme.
Au sens psychologique, le traumatisme n’est pas simplement un événe-
ment douloureux, mais plutôt l’incapacité à faire face à un événement doulou-
reux. Une personne subit un traumatisme quand elle traverse une période
de confusion, de désordre mental et qu’elle ne parvient plus à donner un
nouveau sens à son existence. Elle est alors plongée dans le malheur et ne
parvient pas à en sortir. Les personnes traumatisées ont par exemple vécu
des séparations douloureuses, des deuils, des maltraitances parentales, des
déplacements forcés, des viols, des agressions, des guerres, des famines ou
des génocides. Les situations de traumatisme les plus partagées sont celles
de deuil ou de rupture.
Une personne résiliente est au contraire capable de surmonter un trauma-
tisme. Elle n’est pas prisonnière des souvenirs douloureux et peut cicatriser
psychologiquement. Les personnes résilientes ont d’abord la capacité de retrou-
ver une certaine stabilité après avoir vécu un grand malheur. Elles sont en
mesure de se reconstruire et ne sont pas submergées, empoisonnées par leur
traumatisme. La résilience ne conduit donc pas nécessairement au bonheur.
Elle conduit plutôt le sujet résilient vers une situation psychologique
qui est globalement identique à celle qui précédait le traumatisme.
Cyrulnik est lui-même résilient. Son père et sa mère ont en effet été déportés
et tués par les nazis lorsqu’il était enfant durant la Seconde Guerre mondiale.
Il a lui-même été capturé et regroupé avec d’autres enfants à Bordeaux avant
de pouvoir s’enfuir et échapper à la mort avec l’aide d’une infirmière.
Par ailleurs, une personne résiliente est en mesure de se tourner vers
son avenir. Elle est capable de se projeter dans un futur, capable d’éprou-
ver de l’espoir. Elle peut par exemple envisager l’avenir avec un certain
optimisme et ne se laissent pas vaincre par la dépression ou le désespoir. Une
personne résiliente est donc capable d’envisager un bonheur futur et d’agir
pour l’atteindre. Certaines personnes résilientes peuvent même envisager le
malheur comme une leçon ou un avertissement qui leur servira de tremplin
pour rebondir et atteindre le bonheur.
Comment peut-on devenir résilient ? Cyrulnik explique que les éléments
qui favorisent la résilience sont nombreux et complexes. Tous les individus
ne sont pas également résilients. Le processus de résilience dépend à la fois
de facteurs internes et externes. Sur le plan interne, la résilience dépend de
traits de personnalité qu’un individu possède ou qu’il entretient : ainsi, la
46 Chapitre 1 • Le sens de l’existence

capacité de ne pas se victimiser de manière exagérée, à attirer la sympathie


d’autrui, à prendre un certain recul (notamment grâce à l’humour) favorise
la résilience. Cyrulnik souligne aussi que de nombreux individus se peuvent
entrer en résilience en racontant leurs traumatismes. Le récit, qui peut être
public ou privé, permet de mettre des mots sur les traumatismes et ainsi de
les sublimer (c’est ce qu’a fait Cyrulnik lui-même). De nombreux artistes et
écrivains sont ainsi des modèles de résilience qui sont capables de trouver
des ressources internes pour ne pas subir leurs traumatismes.
Par ailleurs, la plupart des personnes sont résilientes grâce à l’aide
d’autrui. Ainsi, au cours des premiers moments de son développement, l’enfant
peut acquérir une stabilité psychologique grâce à l’attachement de ses parents.
L’enfant se développe dans ce que Cyrulnik nomme une « niche de sécurité »,
ce qui lui permet de mieux répondre aux futurs traumatismes. Les personnes
ayant subi un traumatisme peuvent également rencontrer un « tuteur de
résilience ». Elles ont une relation privilégiée avec une personne précise
(enseignant, professionnel de santé, ami, autorité morale ou religieuse…)
qui les aide à devenir résilientes. La résilience exige un soutien psycholo-
gique régulier émanant de cette personne.

ՠ Mots-clés
Résilience, traumatisme, bonheur, autrui.

Pistes de réflexion : sujets possibles sur cette partie


• Le bonheur dépend-il de nous ?
• Peut-on cultiver le bonheur ?
• Perdre son temps
• Décider
• Choisir
• Les vertus de l’oubli
• Faut-il oublier le passé pour se donner un avenir ?
47

Schémas

Recherche de la vérité

Recherche du bonheur

Accomplissement du devoir

Accomplissement de la justice

Les fins de l’existence

Santé Richesse Amitié…

Bonheur
(souverain bien)
(Biens)

Les conditions du bonheur (Aristote)


48 Chapitre 1 • Schémas

5
Besoin de s’accomplir
Développer
ses connaissances,
ses valeurs

4
Besoin d’estime
Sentiment d’être utile et d’avoir de la valeur,
conserver son identité

3
Besoin d’appartenance
Être aimé, écouté, compris, estime des autres,
faire partie d’un groupe, avoir un statut

2
Besoin de sécurité
Se sentir en sécurité, faire confiance

1
Besoin physiologique
Faim, soif, survie, sexualité, repos, habitat

La pyramide de Maslow
49

Fiches de lecture

FICHE 1 Michel Houellebecq, Les particules élémentaires1

Les particules élémentaires suit la trajectoire de deux demi-frères, Bruno et


Michel (à la fois diamétralement opposés et foncièrement semblables) durant
un récit en trois parties qui se déroule entre le 30 juin 1998 et le 27 mars 2009.
Michel est un généticien, travaillant dans un laboratoire du CNRS dans lequel
il fait des expériences sur le clonage des animaux. Bruno est professeur de
français dans un lycée de Dijon. Ces anti-héros sont tous les deux les fils de
Janine, une soixante-huitarde qui les a abandonnés très tôt pour parcourir le
monde et les a confiés à leurs grands-mères respectives. Cet abandon parental
constitue un traumatisme pour les deux personnages. Les deux demi-frères,
qui se rencontrent au lycée, ont comme point commun d’être malheureux et
désespérés, traînant leur misère existentielle tout au long du roman.

Deux visions opposées du sens de l’existence :


l’ascétisme et l’hédonisme
La première partie de l’ouvrage, intitulée le « royaume perdu », dépeint
les caractères de Bruno et de Michel, ainsi que leur enfance. Chacun des
deux personnages tente de donner un sens à son existence en se réfugiant
dans des activités assimilables au « divertissement » pascalien. Pour ce
faire, ils choisissent deux voies opposées : celle de l’ascétisme pour Michel
(la voie l’esprit), et celle de l’hédonisme pour Bruno (celle du corps). Ainsi,
au début du roman, Michel se consacre quasi exclusivement à son métier de
biologiste, et à la lecture de Werner Heisenberg. N’éprouvant ni désir sexuel
(il a sa première expérience sexuelle à trente ans) ni passion amoureuse, il
mène une vie morne, solitaire et routinière, ponctuée par la répétition des
mêmes événements :

Michel vivait dans un monde […] rythmé par certaines cérémonies commer-
ciales – le tournoi de Roland-Garros, Noël, le 31 décembre, le rendez-vous
bisannuel des catalogues 3 Suisses.

Bruno, par contraste, est intensément aiguillé par ses pulsions, à la


recherche permanente de nouveaux plaisirs. Il est obsédé par le sexe :

1. Éditions « J’ai lu ».
50 Chapitre 1 • Fiches de lecture

Jusqu’au dernier instant, en particulier, il serait en quête d’un ultime moment


de jouissance ; d’une petite gâterie supplémentaire. Quelle que soit son inuti-
lité à long terme, une fellation bien conduite était un réel plaisir ; et cela, il
était déraisonnable de le nier.

Ainsi, sur le point de divorcer, il continue de sortir dans les boîtes de nuit
alors qu’il est censé surveiller son fils. Les deux personnages ont également
un rapport diamétralement opposé à la liberté. Michel vit dans un monde
déterministe, régi par les lois de la nature.

Profondément éloigné des catégories chrétiennes de la rédemption et de la


grâce, étrangère à la notion même de liberté et de pardon, sa vision du monde
en acquérait quelque chose de mécanique et d’impitoyable.

Prônant une forme de positivisme (conformément à l’idéal positiviste


d’Auguste Comte), il a renoncé à se poser la question du « Pourquoi ? » pour
se concentrer sur celle du « Comment ? ».
Bruno, à l’inverse, cherche autant que possible à obtenir la plus grande
liberté. C’est pour cette raison qu’il séjourne au camping échangiste et New
Age nommé « Le lieu du changement » dont un panneau, à l’entrée, mentionne
une citation de Bakounine : « La liberté des autres étend la mienne à l’infini ».
Cependant, sa quête de plaisirs est toujours insatisfaite, le ramenant au
malheur et à la souffrance : « J’aimerais penser que le moi est une illusion ;
il n’empêche que c’est une illusion douloureuse », affirme-t-il ainsi durant
une conversation avec Michel, sur une tonalité qui n’est pas sans rappeler
le pessimisme de Schopenhauer.

Un monde rongé par la cruauté


Dans le monde empli de souffrance que décrit le narrateur, le bonheur
semble d’autant plus difficile à trouver que la cruauté est omniprésente. Ainsi,
durant ses années à l’internat, Bruno est régulièrement humilié, battu et
violé par les autres enfants. Cette expérience traumatisante le marquera à
vie. De même, Bruno voue une haine immense à sa propre mère qu’il a très
peu connue et qu’il retrouve, accompagné de Michel, sur son lit de mort. Mû
par un profond ressentiment à l’égard de celle-ci, il refuse même de l’inciné-
rer, ne respectant pas ses dernières volontés : « On laisse tomber, fit-il d’un
geste large. On va l’enterrer ici. Ses dernières volontés, on s’en fout. » Le
narrateur explique cette généralisation de la cruauté, en pointant du doigt
l’individualisme d’une société libérale-libertaire dont la permissivité et la
recherche égoïste du plaisir ont sapé les liens moraux entre les êtres :

[…] La destruction progressive des valeurs morales au cours des années


soixante, soixante-dix, quatre-vingt puis quatre-vingt-dix était un processus
logique et inéluctable. Après avoir épuisé les jouissances sexuelles, il était
normal que les individus libérés des contraintes morales ordinaires se tournent
Michel Houellebecq, Les particules élémentaires 51

vers les jouissances plus larges de la cruauté ; deux siècles auparavant, Sade
avait suivi un parcours analogue. En ce sens, les serial killers des années
quatre-vingt-dix étaient les enfants naturels des hippies des années soixante.

Un bonheur passé ou éphémère


Si le bonheur n’est pas absent des Particules élémentaires, il se donne à
voir soit sous la forme passée de la nostalgie, soit dans un présent qui n’est
pas voué à durer, vite rattrapé par le malheur. Ainsi, les deux personnages
principaux se souviennent avec nostalgie de leur enfance auprès de leurs
grands-mères respectives, qu’ils ont autant aimées qu’ils ont détesté leur
propre mère. Cette période (malgré les brutalités subies à l’école), est aussi
celle de l’insouciance, des plaisirs innocents, dans ce que le narrateur nomme
précisément le « royaume perdu ».
Le bonheur présent, quant à lui, ne constitue qu’une parenthèse dans
un monde essentiellement composé de souffrances, comme le montre la
deuxième partie de l’ouvrage, intitulée « Les moments étranges ». C’est ainsi
que Michel trouve temporairement le bonheur dans les bras d’un autre person-
nage, Annabelle (qu’il connaissait depuis l’adolescence). Les sentiments qu’il
éprouve pour elle reposent davantage sur la compassion que sur l’amour, mais
lui confèrent néanmoins une forme d’équilibre. Bruno, quant à lui, trouve le
bonheur dans sa relation avec Christiane, rencontrée durant son séjour au
« Lieu du changement ». Leur relation est basée sur une sexualité frénétique
(ils vont régulièrement dans les clubs échangistes) dans laquelle ils trouvent
une forme d’accomplissement : « c’étaient des soirées merveilleuses, comme
il n’aurait jamais espéré pouvoir en vivre ». Toutefois, ce début de bonheur
cède la place au malheur avec la mort des deux femmes. Christiane, touchée
par la maladie, devient invalide (elle se retrouve en fauteuil roulant) et finira
par se jeter du haut d’un escalier pour ne pas devenir dépendante de son
entourage. Annabelle, à qui on diagnostique un cancer, subit une hystérec-
tomie, puis se suicide en ingérant de fortes doses de Rohypnol. C’est donc la
souffrance, encore et toujours, qui semble triompher et peser sur le destin
des personnages.

Dépasser l’humain pour trouver le bonheur ?


Si l’espèce humaine est vouée au malheur, le véritable bonheur ne réside-
t-il pas dans une sortie hors de l’humanité ? Telle est l’hypothèse audacieuse
que risque l’auteur à la fin de son texte, dans la troisième partie intitulée
« L’illimité émotionnel ». À la fin du roman, Michel quitte la France pour
conduire des recherches en Irlande. Prônant l’eugénisme, il tente de faire
naître une nouvelle espèce, qui serait à la fois immortelle et stérile (le roman
fait d’ailleurs explicitement référence à Aldous Huxley et au Meilleur des
52 Chapitre 1 • Fiches de lecture

mondes dans un chapitre intitulé « Julian et Aldous »). L’objectif de Michel


est de faire advenir une nouvelle espèce qui éprouverait encore du plaisir
mais qui ne serait plus asservie au désir sexuel, ni à la perspective de la mort :

L’humanité devait disparaître ; l’humanité devait donner naissance à une


nouvelle espèce, asexuée et immortelle, ayant dépassé l’individualité, la
séparation et le devenir.

Ainsi, les travaux de Michel semblent indiquer que c’est par un dépasse-
ment des limites propres à l’espèce humaine qu’il sera possible de trouver
un bonheur durable. Cette idée n’est pas sans rappeler bien évidemment les
thèses transhumanistes. Par de nombreux aspects, Les particules élémentaires
fait écho à d’autres romans de Houellebecq. La situation de misère sexuelle
était en effet dépeinte dans Extension du domaine de la lutte, publié en 1994.
Le thème de l’eugénisme est développé dans La possibilité d’une île, publié en
2005. Celui du suicide se retrouve dans La carte et le territoire, publié en 2010
(le père du narrateur a recours au suicide assisté dans une clinique suisse).
Hartmut Rosa, Résonance 53

FICHE 2 Hartmut Rosa, Résonance

Hartmut Rosa est avant tout connu pour l’ouvrage Accélération (2010), dans
lequel il souligne le rôle que joue de plus en plus la vitesse dans le monde
moderne, et les dysfonctionnements sociaux que ce phénomène engendre
(stress, dépression, aliénation…). Or, affirme Rosa dans Résonance (2018) : « Si
le problème est l’accélération, alors la résonance est peut-être la solution ». Le
concept de résonance, présenté comme une solution aux problèmes existen-
tiels soulevés par l’accélération, permet donc de répondre à une question
philosophique fondamentale : « qu’est-ce qu’une vie bonne ? ».
Toutefois, comme le précise d’emblée l’auteur dans la préface et l’intro-
duction de l’ouvrage, la résonance ne se confond pas avec la pure et simple
décélération. Selon la définition de Rosa, la résonance est une expérience à
travers laquelle un individu peut établir une relation enrichissante avec le
monde, défini comme « tout ce qui vient (ou peut venir) à notre rencontre ».
Cette expérience, plus précisément, se produit lorsque le monde nous répond.
La relation de résonance n’est donc pas unilatérale, allant d’un sujet au monde.
Au contraire, elle se fonde sur une réciprocité, qui donne au sujet l’impression
d’être connecté au monde. Dans l’expérience de la résonance, « les sujets ne
se tiennent pas face au monde mais dans le monde – un monde auxquels ils
sont inextricablement liés […] ». La résonance n’est donc ni un rapport passif
au monde, ni un rapport simplement actif (qui demeurerait unilatéral), mais
bien un rapport interactif : le sujet vit une expérience de résonance quand il
entre en contact avec le monde et a simultanément l’impression d’être touché
par ce dernier. De ce fait, les expériences de résonance sont pour l’auteur
sources d’accomplissement personnel.
Après avoir défini le concept de résonance, Rosa pose les fondements de
sa théorie dans la première partie de l’ouvrage « Les éléments fondamen-
taux des relations humaines au monde ».
Il commence par opposer la résonance à la relation inverse au monde :
l’aliénation. Au sens de Rosa,

[…] l’aliénation désigne une forme spécifique de relation au monde dans


laquelle le sujet et le monde sont indifférents ou hostiles (répulsifs) l’un à
l’autre et donc déconnectés1.

Une personne aliénée perçoit donc le monde comme « froid, repoussant »


et ne peut établir de relation avec ce dernier. Le monde est alors « muet ».
Dans l’expérience de la résonance, au contraire, le monde parle au sujet. Pour
illustrer son propos, Rosa fait référence dans le chapitre 4 aux travaux sur
les « neurones miroirs ». Ces neurones sont activés simultanément chez une
personne qui commet une action et chez une autre personne qui l’observe

1. Harmut Rosa, Résonance, p. 211 (traduction Sacha Zilberfarb et Sarah Raquillet).


54 Chapitre 1 • Fiches de lecture

faire cette action. Les neurones miroirs rendent ainsi possible le phénomène
d’empathie. La découverte des neurones miroirs, souligne Rosa, indique
que l’expérience de résonance peut être évaluée de manière objective dans
la mesure où elle laisse des traces cérébrales.
La deuxième partie de l’ouvrage est intitulée « Sphères de résonance et
axes de résonance ». Les sphères de résonance sont les domaines à l’inté-
rieur desquels l’expérience de la résonance devient possible : ainsi, le travail,
la famille, l’art, la religion, la nature, l’histoire sont autant d’occasions pour
un individu d’entrer en résonance avec les êtres et les objets qui l’entourent.
Rosa distingue trois axes de résonance : les axes horizontaux (chapitre 6), diago-
naux (chapitre 7) et verticaux (chapitre 8). Les axes horizontaux de résonance
se rapportent aux relations sociales (« amitié, relations intimes et relations
politiques »). Ainsi, la famille (commençant avec le couple) peut constituer
un « havre de résonance », dans lequel les relations résonantes fondées sur
la solidarité et la coopération sont d’autant plus fortes qu’elles se distinguent
des relations de compétition, nombreuses dans la sphère publique (qualifiée
par l’auteur de « mer tumultueuse »). Les sphères de l’amitié ou de la politique
peuvent elles aussi constituer des sphères de résonance, à condition que les
individus qui composent ces sphères soient en mesure de se répondre effec-
tivement et de vivre des expériences mutuellement enrichissantes.
Les axes diagonaux de résonance concernent les relations au monde
matériel. Rosa développe l’exemple du travail. Dans le cadre du travail, les
individus entrent en résonance de manière indirecte, par le truchement d’un
bien ou d’un service. Pour illustrer cette thèse, Rosa développe plus précisé-
ment l’exemple de l’école comme « sphère de résonance ». Comme il le montre
au moyen de deux schémas, la relation entre enseignants et élèves dans le
cadre de l’école peut être source d’aliénation ou de résonance en fonction des
modalités selon lesquelles elle s’établit. Il y a aliénation, du côté de l’ensei-
gnant, lorsque celui-ci « perçoit les élèves comme une menace » ou « voit
que la matière leur est imposée de force ». Il y a aliénation du côté des élèves
lorsque ces derniers voient le cours comme une corvée, ou éprouvent de l’anti-
pathie à l’égard de leurs camarades ou de l’enseignant. Il y a au contraire
« résonance » du côté de l’enseignant lorsque celui-ci « atteint les élèves »
mais aussi se laisse « toucher » par ces derniers durant le cours. Du côté des
élèves, il y a résonance lorsque ces derniers sont « captivés » par le sujet, se
sentent « en de bonnes mains » et sont ouverts à l’enseignement dispensé.
Dans ce cadre, il se forme ce que Rosa nomme un « triangle de résonance »,
reliant de manière positive l’enseignant, la matière qu’il enseigne et les élèves.
La résonance verticale, quant à elle, se manifeste dans des domaines tels
que la religion, l’art ou le rapport entre l’homme et la nature. Reprenant les
analyses de Martin Buber, Rosa souligne que l’expérience religieuse permet
d’instaurer une sorte de dialogue entre le croyant et le divin. Utilisant les
concepts de Buber, il précise que l’expérience religieuse permet au croyant
(le « Je ») d’être mis en relation avec Dieu, en tant que « Tu éternel » qui lui
Hartmut Rosa, Résonance 55

répond. De même, la nature constitue une sphère de résonance primordiale


pour l’homme. Ainsi, le sujet peut entrer en résonance avec un paysage dans
lequel il déambule, comme le montrent les nombreux poèmes témoignant de ce
phénomène. Dans ce cas, comme le précise Rosa, l’expérience de la résonance
résulte certes d’un rapport anthropomorphique entre l’homme et la nature,
mais cette expérience ne se distingue pas moins d’un rapport instrumental,
productiviste à la nature, dans lequel celle-ci est muette. Enfin, l’art consti-
tue un domaine fondamental de « résonance verticale », tout particulière-
ment lorsque le sujet a l’impression de s’élever à travers la contemplation
des œuvres belles ou sublimes qui le touchent.
Dans la troisième partie de l’ouvrage (« La peur d’un monde silen-
cieux. Une relecture de la modernité au prisme de la théorie de la
résonance »), Rosa s’interroge sur l’expérience de la résonance dans le monde
moderne. La modernité a-t-elle pour effet de diminuer les expériences de
résonance ou au contraire de les accroître ? Rosa soutient que la modernité
peut, selon les situations, engendrer l’un ou l’autre de ces phénomènes. D’une
part, la modernité peut être une « catastrophe » pour la résonance. C’est ce
qu’indiquent les nombreuses œuvres modernes dont les héros ressentent le
désespoir, l’absurdité et la vacuité du monde (Rosa cite La Nausée de Sartre,
L’Étranger de Camus, et le Traité du désespoir de Kierkegaard). La modernité
est aussi traversée par l’expérience de l’« accélération », qui peut aussi nuire
à la résonance. Sous l’effet de l’accélération, les individus ont en effet moins
le temps de s’immerger dans le monde pour que celui-ci lui réponde. Enfin,
la modernité est souvent le lieu de ce que le philosophe Axel Honneth nomme
« l’oubli de la reconnaissance ». Or, la reconnaissance est pour l’auteur « une
forme de résonance sociale » (p. 407).
Néanmoins, loin de tout fatalisme, Rosa précise que la modernité peut
également éveiller une « sensibilité accrue à la résonance ». Il identifie les
signes d’une telle sensibilité dans divers phénomènes : le fait que l’éducation
moderne insiste sur l’épanouissement des enfants plutôt que sur le dressage,
les « rêves de communauté politique », l’idée d’une réalisation de soi dans
le travail, en particulier dans le cadre de l’artisanat (pouvant être perçu
comme une activité bonne en soi), montrent pour Rosa que la résonance n’a
pas déserté le monde moderne. C’est d’ailleurs sur une tonalité optimiste que
Rosa résume ses thèses dans la conclusion du livre : selon lui, la résonance est
un concept positif qui permet aux individus de ne pas simplement porter un
regard critique sur le monde, mais aussi de repenser leur relation avec celui-ci
dans le but d’améliorer leur existence : « Un monde meilleur est possible, où il
ne s’agit plus avant tout de disposer d’autrui, mais de lui répondre » affirme
ainsi l’auteur dans la dernière phrase du livre.
56

Dissertations

SUJET 1 Est-ce un devoir d’être heureux ?

La question semble étrange car elle unit le bonheur et le devoir, comme


s’il fallait imposer d’être heureux alors que nous tendons naturellement au
bonheur, c’est-à-dire à un état de satisfaction durable et stable. En général,
le devoir est toute action que l’homme est obligé d’accomplir en vertu d’une
règle. Dans le domaine moral, le devoir est une obligation intérieure, par choix,
au contraire du devoir juridique qui repose sur une contrainte extérieure.
À l’analyse, l’expression « devoir d’être heureux » est donc contradictoire
car si l’homme tend naturellement au bonheur, il n’est pas naturellement
disposé à la moralité (c’est-à-dire à faire son devoir). Et davantage, l’obligation
morale peut entraver la recherche du bonheur car faire son devoir revient
le plus souvent à sacrifier un plaisir. Inversement, rechercher son bonheur
peut perturber le devoir car ce qui est visé n’est alors que l’intérêt particu-
lier alors que le devoir (notamment moral) est essentiellement désintéressé.
Mais le bonheur n’est pas exclusivement mon bonheur contre celui de
l’autre. De même, si tout le monde est malheureux autour de moi, comment
puis-je être heureux ? Or, participer alors au bonheur d’autrui n’est pas sans
rapport avec le devoir.
Comment alors concilier devoir et bonheur qui semblent tout d’abord
s’exclure ? Comment donner sens à un « devoir d’être heureux » ?
Dans un premier temps, nous reviendrons sur l’exclusion du bonheur et
du devoir qui sont hétérogènes. Dans un deuxième moment, nous montrerons
comment il est possible d’articuler bonheur et devoir en pensant le bonheur
comme moyen du devoir. Enfin, il s’agira d’identifier bonheur et devoir, en
redonnant un sens au devoir d’être heureux.

I. Devoir ou bonheur : un « devoir d’être heureux » n’a pas de sens

A. La logique du devoir s’oppose au bonheur


Kant, dans Les Fondements de la métaphysique des mœurs, première partie
(cf. cours) distingue l’action faite par devoir et l’action faite conformément au
devoir. Quand l’action est faite par devoir, c’est qu’elle est purement morale,
c’est-à-dire dictée par la seule conscience morale et non par un intérêt person-
nel. L’action conformément au devoir n’est pas purement morale, elle l’est
seulement extérieurement car l’intention n’est pas guidée par la seule raison
pratique mais par un intérêt autre. C’est donc seulement dans la mesure où
Sujet 1 • Est-ce un devoir d’être heureux ? 57

elle contredit notre intérêt particulier que l’on agit moralement, c’est-à-dire
par devoir. Ainsi, le devoir exige un sacrifice d’une part de notre bonheur,
du moins un effort qui rend possible le mérite.

B. La logique du bonheur s’oppose au devoir


Mais d’autre part, la thèse inverse est aussi valable. Comme l’affirme
Bataille dans L’Érotisme, le désir ne s’arrête pas devant l’interdiction morale,
au contraire il s’en nourrit. Loin d’arrêter le désir, qui entre en jeu dans la
recherche du bonheur, l’interdiction qui émane du devoir (tu ne dois pas) ne
fait que l’amplifier : on désire l’interdit, ce qui est défendu. C’est donc davan-
tage l’immoralité qui est recherchée.

Transition
Il y a ainsi une double opposition du bonheur et du devoir. Mais à trop
vouloir distinguer bonheur et devoir, on risque de rendre irréalisable le
devoir. En effet, à quoi bon faire mon devoir si le bonheur n’est pas garanti ?
Il est donc nécessaire pour sauvegarder la morale d’unir devoir et bonheur.

II. Le bonheur comme devoir indirect

A. Le bonheur comme moyen pour accomplir le devoir


Selon Kant, le bonheur est un devoir indirect car l’expérience montre
que le malheur n’est pas propice au devoir puisque dans le malheur, l’indi-
vidu tend à enfreindre son devoir. Ainsi veiller au bonheur et à son propre
bonheur n’est légitime que pour améliorer la moralité, c’est-à-dire comme
moyen du devoir (cf. cours). Il y a donc en ce sens des devoirs envers soi-même
qui n’ont rien à voir avec un bonheur égoïste.

B. L’espoir du bonheur garantit la moralité


Toutefois, le bonheur comme récompense de la vertu (faire son devoir)
n’est pas nécessaire : il peut très bien ne pas advenir dans cette vie. On tombe
alors dans le mal de scandale, à savoir que le vicieux peut être heureux et
le vertueux peut être malheureux. C’est pourquoi Kant dans la Critique de
la raison pratique, en appelle à l’union synthétique du devoir (vertu) et du
bonheur et plus précisément de sa possibilité même en dehors de cette vie :
tel est le Souverain Bien. Le Souverain Bien est alors une condition d’espérer
et de fonder la possibilité même de la moralité. Ainsi le bonheur doit pouvoir
être une récompense au devoir afin de garantir la moralité.

Transition
La conciliation du bonheur et du devoir se fait donc en fonction du devoir :
le bonheur est un moyen en vue du devoir. Mais peut-on penser un véritable
devoir qui porte sur le bonheur ?
58 Chapitre 1 • Dissertations

III. L’identification du bonheur et du devoir :


le bonheur comme devoir

A. Le bonheur n’est pas seulement personnel, il peut aussi être collectif


Selon Mill dans l’Utilitarisme, le devoir se confond avec le plus grand
bonheur pour le plus grand nombre, que l’on peut définir comme une plus
grande somme de plaisirs (ou de plaisirs qualitativement supérieurs) que
de douleurs. Le devoir ne s’oppose donc plus au plaisir. Il ne réside plus
dans l’intention individuelle mais dans les conséquences de l’action. Par
exemple, l’action de sauver un enfant de la noyade est une action morale car
elle engendre une satisfaction chez beaucoup d’individus. Il est nécessaire
d’être moins exigeant que Kant et de réduire le bien à l’utilité générale. Il
ne s’agit pas de rechercher son bonheur personnel mais le bonheur du plus
grand nombre. Ce bonheur collectif peut alors exclure mon propre bonheur.
Mill fait en effet l’éloge du sacrifice.

B. Le devoir d’être heureux


Il est alors possible de repenser à nouveaux frais un devoir d’être heureux.
C’est ce que fait Alain, dans ses Propos du 16 mars 1923. Il ne s’agit pas tant
de rechercher le bonheur d’autrui que de rechercher son propre bonheur.
Cela est un devoir en deux sens. D’une part, être heureux ne dépend pas de
la chance, il réclame un effort : il faut apprendre à être heureux et le vouloir,
c’est-à-dire apprendre à voir le monde tel que l’on s’en réjouira même face à
l’adversité. À ce titre l’enfant peut servir de modèle car il continue de jouer
même dans les moments difficiles. D’autre part, être heureux est un devoir
car le malheur de l’autre, notamment d’un proche, est difficile à supporter
(à cause de la compassion). Dès lors, le devoir d’être heureux prend la forme
d’un engagement moral : c’est promettre à l’autre qu’il n’aura pas à suppor-
ter mon malheur.

Conclusion
Pour conclure, la relation entre le bonheur et le devoir varie selon que
l’on pense un bonheur individuel, privé ou un bonheur collectif ou du moins
ouvert à l’altérité. C’est seulement dans ce second cas que l’expression « devoir
d’être heureux » peut recevoir un sens.
Sujet 2 • Le poids du passé 59

SUJET 2 Le poids du passé

Le terme de « poids » désigne une masse, une charge plus ou moins lourde
et volumineuse. À cet égard, si le passé est souvent perçu comme un « poids »
c’est parce qu’il est le plus souvent assimilé à un objet pesant que les indivi-
dus transportent avec difficulté. Lorsqu’il est ressenti comme un fardeau,
le passé empêche alors les individus d’avancer dans l’existence, d’apprécier
pleinement leur présent et de se projeter vers l’avenir. Il peut alors les accabler,
voire les écraser. Considéré de la sorte, le poids du passé entrave notre liberté
et rend difficile, voire impossible, le bien-être individuel et collectif.
Toutefois, le passé ne constitue pas nécessairement un fardeau, une charge
écrasante pour les individus. Au contraire, le poids du passé peut constituer
un point d’appui, un socle, à partir desquels les individus sont capables de
construire leur existence. En effet, c’est également le passé qui nous fournit
des expériences, des savoirs et des savoir-faire grâce auxquels nous pouvons
mieux connaître et mieux agir, éviter de répéter les mêmes erreurs. Dès lors,
savoir si le poids du passé est nocif ou au contraire bénéfique équivaut pour
l’essentiel à s’interroger sur sa relation avec les autres périodes du temps : le
poids du passé est-il une charge écrasante qui nous empêche de bâtir notre
présent et notre avenir, ou constitue-t-il au contraire un point d’appui qui
éclaire ce qui advient et nous propulse vers ce qui adviendra ?
Afin de répondre à cette interrogation, il conviendra en premier lieu de
comprendre dans quelle mesure le passé peut être perçu comme un fardeau
pour l’homme. Il s’agira ensuite de déterminer comment l’homme peut alléger
le poids du passé afin d’éviter que ce poids ne l’écrase. Enfin, il deviendra
possible de concevoir le passé comme une base et un fondement pour notre
existence.

I. Le poids du passé peut être perçu comme un fardeau


pour l’homme

A. Le passé d’un individu ou de ses groupes d’appartenance est pesant


Toute personne peut subir le poids du passé, y compris de manière
inconsciente. Ainsi, pour Bourdieu dans Le sens pratique (1980), tout individu
est influencé par la classe sociale à laquelle il appartient. Ce poids du passé est
reflété par l’habitus (goûts, valeurs…) de l’individu et peut même être gravé
dans son corps sous la forme de ce que Bourdieu nomme « l’hexis corporel ».
Le passé pèse alors de tout son poids sur le présent.

B. Le passé pèse de tout son poids sur les événements


les plus douloureux
Le poids douloureux du passé se manifeste notamment dans l’expérience
du remords. Dans La Critique de la raison pratique, Kant précise ainsi que tout
60 Chapitre 1 • Dissertations

individu éprouvant du remords se trouve confronté à une « voix intérieure »


qui le met face à ses responsabilités.

C. Le poids du passé peut s’avérer écrasant pour ceux qui le subissent


Lorsqu’il est ressenti comme un fardeau, le poids du passé peut enfermer
les individus dans la souffrance. C’est ce que montre Schopenhauer dans Le
monde comme volonté et comme représentation à travers l’expérience de la
nostalgie. L’homme nostalgique se plonge ainsi dans un passé qui ne revien-
dra plus dans le présent. L’insatisfaction des désirs, le caractère éphémère
des plaisirs passés semblent alors nuire à son bonheur présent.

Transition
Toutefois, l’homme n’est pas voué à subir la charge écrasante du passé. Il a
aussi la possibilité d’alléger le poids du passé pour diminuer ses effets nocifs.

II. L’homme doit se délester du poids du passé


quand celui-ci l’empêche d’avancer

A. L’homme a la liberté de ne pas être submergé par son passé


L’homme est libre de se délester du poids de son passé. Comme le souligne
Sartre dans L’Existentialisme est un humanisme, l’homme ne saurait faire
preuve de « mauvaise foi » en évoquant le poids du passé comme une excuse
légitimant ses échecs ou sa lâcheté dans le présent. Au contraire, dans la
mesure où « l’existence précède l’essence », l’homme peut choisir de donner
de nouvelles directions à son existence, sans être constamment rattrapé par
un passé oppressant.

B. L’homme peut apprendre à mettre à distance le poids du passé


Pour les stoïciens, le poids du passé doit être allégé grâce à la maîtrise
des représentations. Ainsi, pour Épictète, le passé fait partie de ce qui « ne
dépend pas de nous ». Si l’homme n’a pas le pouvoir de faire revenir le passé,
il a en revanche le pouvoir de contrôler ses désirs vis-à-vis du passé. Il peut
ainsi apprendre à ne plus désirer un passé révolu pour atteindre la tranquil-
lité de l’esprit.

C. Alléger le poids du passé nous dirige vers l’avenir


En diminuant le poids du passé, l’homme peut donner plus de poids à son
présent et à son avenir. C’est ce que montre Boris Cyrulnik avec le concept
de résilience (Un Merveilleux Malheur). La résilience, ici, désigne l’aptitude
à ne pas s’effondrer sous le poids du passé, tout particulièrement lorsque
celui-ci se compose d’événements pénibles et traumatisants. Les personnes
résilientes sont capables d’encaisser les chocs qu’elles ont subis et de reprendre
le cours de leur existence, d’éprouver de nouveau de la sérénité et de l’espoir.
Sujet 2 • Le poids du passé 61

Transition
En définitive, le poids du passé n’est pas seulement une charge accablante.
Il peut aussi avoir une valeur positive en fournissant à l’homme les ressources
pour construire son existence.

III. Le poids du passé peut aussi constituer un socle


qui nous propulse vers l’avenir

A. Le passé fournit à l’homme des expériences


Dans Éthique à Nicomaque, Aristote insiste sur le rôle fondamental de
l’expérience et de l’habitude, à la fois en vue d’une meilleure connaissance du
monde et de l’accès au bonheur. Plus précisément, c’est en prenant l’habitude
de développer certaines vertus pratiques et intellectuelles (justice, courage,
modération, prudence, intelligence…) que les hommes peuvent accéder au
bonheur. À cet égard, le sage est précisément celui qui sait s’appuyer sur le
passé pour atteindre le bonheur.

B. L’homme peut apprendre des erreurs du passé


Les événements négatifs du passé peuvent avoir un poids positif. Ainsi,
comme le montre Popper dans Conjectures et réfutations, les scientifiques (et
plus généralement les êtres humains) peuvent apprendre à ne pas répéter
les erreurs du passé. Lorsque des croyances ou des théories fausses ont été
réfutées, ces réfutations permettent de réorienter les recherches dans de
nouvelles directions. Le passé a donc ici un poids positif et permet de progres-
ser à condition de savoir tirer les leçons des événements antérieurs.

C. Le passé révèle aussi à l’homme ses racines


Tel un arbre enraciné dans le sol, l’homme peut s’ancrer dans un passé
individuel ou collectif pour donner un sens à son existence. C’est ce que
montre Simone Weil dans L’Enracinement. Pour Weil, l’enracinement consti-
tue un besoin fondamental de l’être humain : celui d’appartenir à une collec-
tivité qui préserve ce qu’elle nomme les « trésors du passé ». Dans ce cadre,
l’homme plonge dans le passé (que celui-ci soit lié à son lieu de naissance,
aux traditions de ses ancêtres…) pour construire son identité.

Conclusion
Le poids du passé n’est pas nécessairement une charge harassante, qui
empêche l’homme d’avancer. D’une part, l’homme peut atténuer ce poids en
contrôlant ses représentations. D’autre part, il peut faire un usage positif de
ce poids pour l’aiguiller dans les directions qu’il souhaite emprunter. Le poids
du passé n’est pas intrinsèquement nocif, dès lors qu’il peut être pondéré par
le poids du présent et de l’avenir.
62

POUR ALLER PLUS LOIN : LE SENS DE L’EXISTENCE


Ouvrages classiques et contemporains de référence
• Augustin, La Cité de Dieu.
• Boèce, Consolation de philosophie.
• Bloom Allan, L’Âme désarmée. Essai sur le déclin de la culture générale.
• Chesterton, Gilbert Keith, Orthodoxie.
• Confucius, Entretiens.
• Gauchet, Marcel, Le Désenchantement du monde.
• Lao-Tseu, Livre de la Voie et de la Vertu.
• Lévinas, Emmanuel, Éthique et infini.
• Maître Eckhart, Sermons.
• Ricœur, Paul, Soi-même comme un autre.
• Sartre, L’Existentialisme est un humanisme.
• Sloterdijk Peter, Critique de la raison cynique.
• Spinoza, Éthique.

Ouvrages de synthèse
• Canto-Sperber Monique, Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale.
• Billier, Jean-Cassien, Introduction à l’éthique.
• Hadot, Pierre, Qu’est-ce que la philosophie antique ?
• Jean-Pierre Vernant, L’Univers, les dieux, les hommes.
• Danièle Hervieu-Léger et Régine Azria, Dictionnaire des faits religieux.
• Éric Blondel, La Morale.

Œuvres de fiction
Littérature-théâtre Cinéma/séries
• Dostoïevski, Crime et châtiment. • Darren Aronofsky, Requiem
• Beckett, En attendant Godot. for a dream (2000)
• Joyce, Ulysse. • Sean Penn, Into the wild (2007)
• Ionesco, La Cantatrice chauve. • Jean-Pierre Jeunet, Le Fabuleux Destin
• Kundera, L’Insoutenable Légèreté d’Amélie Poulain (2001)
de l’être. • Sam Mendès, American Beauty
• Musil, L’Homme sans qualités. (1999).
• Tolstoï, La Mort d’Ivan Ilitch. • Christopher Nolan, Interstellar (2014).
• Wilde, Le Portrait de Dorian Gray. • Danny Boyle, Trainspotting (1996).
• Jean-Luc Godard, Le Mépris (1963).
• Ingmar Bergman, Le Septième Sceau
(1957).
Chapitre 2
Sciences
et progrès
64 Chapitre 2 • Sciences et progrès

Introduction

Le terme de « progrès » peut avoir plusieurs significations selon les


contextes dans lesquels il est utilisé. Il est en général utilisé dans un sens
positif et désigne alors une amélioration pouvant s’accomplir à l’échelle
d’un individu, d’un groupe, d’un pays, ou de l’humanité. Cette amélioration
peut être graduelle, s’accomplissant sur des échelles temporelles vastes, ou
très rapide, progressant alors à un rythme exponentiel. S’interroger sur les
rapports entre sciences et progrès conduit alors à soulever une interroga-
tion à la fois cruciale et complexe : les sciences, au cours de leurs développe-
ments successifs, sont-elles nécessairement porteuses de progrès ? Ont-elles
amélioré la condition humaine ?
La réponse à ces questions, de prime abord, semble assurément positive.
Au fil de l’histoire la masse des connaissances apparaît cumulative. De même,
les capacités et les savoir-faire de l’humanité semblent également s’accroître,
comme en témoignent les découvertes fondamentales dans le champ médical,
l’extension des réseaux de communication au gré de la mondialisation, ou
encore les innovations constantes ayant trait aux objets technologiques qui
nous entourent. D’où, par exemple, l’optimisme triomphant du siècle des
Lumières, ou le positivisme du xixe siècle, associant résolument sciences et
progrès.
Toutefois, comme l’histoire nous l’a également montré, les progrès scienti-
fiques soulèvent également de multiples problèmes en raison de leurs consé-
quences sur l’être humain ou sur son environnement. Ainsi, les progrès
techniques suscitent également un accroissement des inégalités (en termes
d’accès aux bénéfices de ces progrès) ainsi qu’une réduction de notre autono-
mie (en témoigne notre dépendance de plus en plus grande à l’égard des
machines). Les adversaires de l’idée de progrès en déduisent que les trans-
formations techniques et scientifiques sont également porteuses de régres-
sion sur le plan éthique, voire de catastrophes (écologiques, économiques
ou sociales) qui pourraient menacer l’espèce humaine. Ceux qui contestent
l’idée de progrès peuvent alors adopter trois postures. Une posture tragique
consistant à constater le caractère inéluctable de la régression et l’impossi-
bilité de modifier le cours des choses. Une posture conservatrice consistant
à vouloir résister au changement pour sauvegarder la situation présente
(tel le principe de précaution). Une posture réactionnaire (dans un sens non
nécessairement péjoratif) consistant à affirmer qu’il faut revenir en arrière,
renouer avec le passé pour empêcher la décadence ou la catastrophe (et qui
Introduction 65

peut prôner la décroissance). Quelle que soit notre vision du progrès technique,
il apparaît que celui-ci exige à présent d’être encadré et régulé, notamment
au moyen du droit.
Dès lors, se pose une question fondamentale : le progrès des sciences
engendre-t-il également et nécessairement un progrès social et moral ou
peut-il au contraire lui faire obstacle ?

Plan

1. Les méthodes de la science


1.1. L’induction (Mill, Russell)
1.2. La méthode expérimentale (Bernard, Hempel)
1.3. Le rôle de l’expérience dans l’expérimentation (Popper, Quine)

2. Les figures du progrès scientifique et technique


2.1. Progrès cumulatif et progrès de l’esprit (Condorcet, Comte)
2.2. Progrès social et civilisation : l’évolutionnisme (Spencer)
2.3. Les progrès exponentiels : le transhumanisme (Kurzweil)
2.4. Le progrès dialectique (Kuhn)

3. Les critiques de l’idée de progrès


3.1. Progrès civilisationnel et progrès moral (Rousseau)
3.2. Le progrès contre la liberté : l’aliénation technique (Ellul)
3.3. Progrès global et progrès local (Levi-Strauss)
3.4. Une autre vision du changement : l’idée de régression (Spengler, Diamond)

4. Encadrer le progrès
4.1. Gestion des risques et modernité réflexive (Beck)
4.2. Heuristique de la peur et catastrophisme éclairé (Jonas et Dupuy)
4.3. Limiter le progrès par le droit et la morale : de l’écologie à la bioéthique
(Serres, Singer, Hottois)
66 Chapitre 2 • Sciences et progrès

1. Les méthodes de la science


Il s’agit dans un premier temps, d’un point de vue épistémologique*,
d’analyser les différentes méthodes par lesquelles la science établit la vérité,
au sens classique de la correspondance entre la théorie et la réalité. Peut-on
alors parler d’un progrès des méthodes scientifiques, lesquelles se rappro-
cheraient de la vérité ?

1.1. L’induction

1.1.1. Induction et lois (Mill)


Tout d’abord, la science procède de l’expérience. C’est l’organisation et
la multiplication des expériences qui jouent un rôle central dans l’élaboration
des théories scientifiques. C’est ce que montre J. S. Mill dans son Système de
logique inductive et déductive, en mettant en exergue la notion d’induction.
Les thèses de Mill se situent à cet égard dans la droite ligne de l’empirisme*.
Selon Mill, le raisonnement inductif se base sur la découverte d’une
régularité de certains faits particuliers. Nous constatons qu’un fait
accompagne régulièrement un autre fait, et nous finissons par les associer au
moyen d’une induction, à savoir par la généralisation de cas particuliers de
telle sorte que tous les cas connus permettent d’inférer les mêmes relations
pour les cas inconnus d’une même classe. Ainsi, c’est par induction que nous
apprenons « que la viande nourrit, que l’eau étanche la soif, que le soleil
donne de la lumière et de la chaleur, que les corps tombent à terre1 ». Toutes
ces connaissances viennent d’une généralisation légitime, c’est-à-dire de la
répétition des mêmes expériences constatées par les sens ou par témoignage
et ce dans les mêmes conditions. Mill établit alors un lien entre la science
et la vie pratique dans laquelle nous établissons quotidiennement de telles
inductions. Il n’y a pas de rupture entre l’expérience scientifique, fondée sur
l’observation plus ou moins directe et l’expérience ordinaire.
Toutefois, la différence essentielle avec l’expérience ordinaire vient de ce
que dans les sciences physiques et sociales, les inductions permettent
de formuler des lois. Mill entend par « lois » des régularités de phénomènes
plus larges que les régularités de la vie ordinaire et reposant sur des induc-
tions plus rigoureuses, c’est-à-dire prenant en compte plus de cas particuliers.
Par exemple, le physicien observe qu’un fait est accompagné successivement
d’un autre fait. Si cette relation de causalité est observée de façon régulière
et dans les mêmes conditions, le physicien pourra alors formuler une loi
générale valable pour tous les phénomènes de la même classe. Par exemple,

1. J. S. Mill, Système de logique inductive et déductive, livre III, chap. 4, §2 (traduction


Louis Peisse).
Les méthodes de la science 67

la loi de l’attraction universelle est une loi générale et invariable basée sur
l’observation des relations entre des corps physiques. L’induction permet par
conséquent de faire des prévisions. Après avoir découvert certaines lois, le
scientifique peut ainsi prévoir à l’avance l’apparition ou l’évolution de certains
phénomènes. Ces prévisions ont pour critère la probabilité. En sciences, un
phénomène est jugé probable si on estime qu’il a de très fortes chances de
se produire. Plus un phénomène dépend de lois scientifiques précises, plus
il est jugé probable. Ainsi, en vertu des lois de l’astronomie, on peut prévoir
de manière précise, grâce à des calculs, l’apparition d’une éclipse ou l’évo-
lution de la trajectoire d’une planète. Ces prévisions se basent sur l’observa-
tion d’autres phénomènes du même type grâce encore une fois à l’induction.

1.1.2. Le problème de l’induction (Russell)


Le raisonnement inductif soulève toutefois des difficultés en raison
du caractère limité de nos expériences. Nous ne sommes pas toujours
capables de faire toutes les expériences qui permettent de vérifier nos opinions
et ne pouvons jamais être certains que nos généralisations ne rencontrent
pas d’exceptions. C’est ce que l’on nomme le « problème de l’induction ». Ce
problème se rencontre même dans le règne animal, comme l’indique l’exemple
du poulet de Russell :

Les animaux domestiques s’attendent à manger dès qu’ils voient la personne


qui leur apporte d’ordinaire leur nourriture. Nous savons bien qu’en raison de
leur caractère rudimentaire, ces attentes de l’uniformité peuvent être déçues.
L’homme qui a nourri le poulet tous les jours de sa vie finit par lui tordre le
cou, montrant par là qu’il eût été bien utile au dit poulet d’avoir une vision
plus subtile de l’uniformité de la nature1.

Une induction peut ainsi avec des observations répétées conduire à


une conclusion fausse (au lieu d’être nourri à la même heure, le poulet sert
ce jour-là à nourrir celui qui l’élève). D’un point de vue logique, on ne peut
rendre compte de l’induction puisque la solution inverse n’est pas contradic-
toire. L’induction est donc avant tout d’ordre psychologique : c’est par l’effet
de l’habitude qu’on s’attend à observer le même événement (être nourri à telle
heure pour le poulet). Cela a une conséquence très importante du point de
vue de la théorie de la connaissance : on passe de la vérité nécessaire, c’est-
à-dire qui ne peut être autrement, à une conception de la vérité comme degré
de probabilité. Un exemple fameux du problème de l’induction est celui du
cygne noir. Jusqu’à la fin du xviie siècle, l’idée que tous les cygnes étaient
blancs (fondée sur la répétition d’observations similaires) était communé-
ment acceptée en Europe. Toutefois, cette induction fut remise en question
en 1697 quand des explorateurs allemands observèrent des cygnes noirs en

1. Bertrand Russell, Problème de la philosophie, VI (traduction François Rivenc).


68 Chapitre 2 • Sciences et progrès

Australie. Si l’induction permet clairement de produire des connaissances,


celles-ci demeurent simplement générales (« la majorité des cygnes sont
blancs ») et ne sauraient prétendre à une certitude absolue, définitive (« tous
les cygnes sont blancs »).

ՠ Mots-clés
Expérience, connaissance, savoir, vérité, erreur, raisonnement, probabilité.

DÉFINITIONS
‫ ڀ‬Empirisme
L’empirisme est une école de pensée affirmant que toute forme de connaissance
(idée, croyance…) a pour origine l’expérience sensible externe (les sensations) et
interne (émotions, sentiments, vécu…). L’empirisme s’oppose à cet égard à l’innéisme,
qui soutient au contraire qu’il existe des connaissances antérieures à l’expérience
(par exemple l’idée de Dieu chez Descartes).

‫ ڀ‬Épistémologie
Au sens large, l’épistémologie est l’étude des processus généraux rendant possible
toute forme de connaissance. Dans un sens plus restreint, l’épistémologie est
l’étude des méthodes et de l’histoire des sciences, ou d’une science particulière.

‫ ڀ‬Induction et déduction
Les termes « induction » et « déduction » renvoient à deux procédures de raison-
nement. L’induction est un raisonnement qui consiste à partir d’une série d’expé-
riences particulières (cas, situations, faits observés…) afin d’effectuer un constat
général (loi, principe, maxime…) La déduction consiste quant à elle à partir d’une
théorie ou d’une hypothèse pour en inférer (en déduire) des conséquences particu-
lières. L’induction et la déduction, bien qu’elles soient conceptuellement distinctes,
s’entremêlent constamment dans les pratiques scientifiques. Ainsi, les physiciens,
les biologistes ou les sociologues utilisent tour à tour des inductions et des déduc-
tions pour mener leurs expérimentations ou leurs enquêtes. La connaissance scien-
tifique procède surtout par un va-et-vient permanent entre induction et déduction.

1.2. La méthode expérimentale

1.2.1. Observation et expérimentation (Claude Bernard)


Quand on cherche le point d’ébullition de l’eau, est-il nécessaire de faire
varier la pression, le degré de pureté de l’eau, la méthode de chauffage ou
l’heure du jour ? Les deux premiers paramètres apparaissent nécessaires
alors que cela n’est pas le cas des deux autres. Mais comment distinguer
Les méthodes de la science 69

les variations significatives des superflues ? Les variations significatives


se distinguent des superflues lorsque nous recourons à des connaissances
théoriques. Mais cela ne revient-il pas à admettre que la théorie joue un rôle
préalablement à l’observation ? En effet, quand un scientifique procède
à une expérimentation, il va interroger l’expérience à partir d’une
hypothèse ou d’une théorie. Dans ce cas, l’expérience ne précède pas la
théorie, mais constitue une conséquence pratique de la théorie.
L’expérimentation permet de créer des expériences, ou d’obser-
ver l’évolution d’une expérience. Par l’expérimentation, le scientifique
ne se contente pas d’avoir des expériences, il fait des expériences. À la diffé-
rence de l’expérience ordinaire, l’expérimentation nécessite l’utilisation
de moyens techniques spécifiques (microscope, télescope, etc.). À cet égard,
Claude Bernard, dans l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale1,
distingue l’observation et l’expérimentation. Il écrit :

L’observation est ce qui montre les faits ; l’expérience est ce qui instruit sur
les faits.

L’observation est une relation passive à l’égard des phénomènes


observés. Dans l’observation, on se contente de constater l’existence d’un
phénomène. À l’inverse, l’expérimentation est un rapport actif et pratique
à l’expérience. C’est pourquoi la médecine est d’abord et avant tout une
science expérimentale. Le but n’est pas simplement d’observer le corps, mais
bien d’agir sur celui-ci pour le connaître, le guérir et le soigner. Pour cela, elle
vise à découvrir les causes des maladies afin de les guérir ou de les soigner.
Pour trouver ces causes, il est nécessaire d’expérimenter sur de nombreux
organismes afin de découvrir ces régularités. Grâce à ces régularités, l’expé-
rimentateur peut faire des généralisations et peut transposer par exemple
certains résultats obtenus sur les animaux aux sujets humains.
Bernard explique que toute expérimentation se déroule en trois phases
successives : a) la phase du sentiment, b) celle de la raison, et enfin c) celle
de l’expérience.
a) Dans la phase du sentiment, le scientifique a une hypothèse
précise. Autrement dit, il a une « idée anticipée » de ce qu’il voudrait tester
au moyen de l’expérimentation. À ce stade, le scientifique ne sait pas encore
comment il pourra prouver que son hypothèse est vraie. Il a juste le senti-
ment qu’elle est vraie.
b) Dans la phase du raisonnement, le scientifique se demande ensuite
quelles expériences précises il va mener pour pouvoir tester son idée
de départ. Il va imaginer ce que l’on nomme un « protocole expérimental »,
c’est-à-dire l’ensemble des moyens qu’il va utiliser pour vérifier les consé-
quences de son hypothèse.

1. Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Première


partie, chapitre premier : De l’observation et de l’expérience.
70 Chapitre 2 • Sciences et progrès

c) Enfin, le scientifique va procéder concrètement à une expérimen-


tation, ou à une série d’expérimentations pour tester son hypothèse.
Au moyen de l’observation, il pourra alors valider ou rejeter celle-ci.

1.2.2. Analyse de cas : l’expérience de Semmelweis (Hempel)


Dans les Éléments d’épistémologie1, Carl Hempel fournit un exemple de mise
en pratique de la méthode expérimentale par le biais des travaux du médecin
hongrois Ignace Philippe Semmelweis (1818-1865) sur la fièvre puerpérale qui
montrent comment l’expérimentation permet de rejeter ou de vérifier des
hypothèses. Semmelweis observa en 1846 que de nombreuses femmes, dans
un service d’obstétrique de l’hôpital général de Vienne dont il était chef de
service, mourraient d’une maladie nommée la fièvre puerpérale. Il formula
différentes hypothèses pour expliquer ce phénomène (changements atmos-
phériques, entassement des patientes, différences de régime alimentaire, de
soins, effets psychologiques de la vue du prêtre apportant les derniers sacre-
ments) et les testa au moyen de l’observation ou de l’expérimentation. Une de
ces hypothèses fut confirmée par l’expérimentation : celle selon laquelle la
fièvre puerpérale était causée par une infection. Cette infection avait pour
origine les dissections faites par les étudiants en médecine avant l’examen des
patientes. Ces derniers, selon cette hypothèse, avaient les mains infectées par
la « matière cadavérique ». Pour tester expérimentalement cette hypothèse, il
proposa aux étudiants de se laver les mains avec un produit chimique, avant
d’examiner les patientes. Le taux de mortalité dû à la fièvre puerpérale chuta
alors rapidement et fortement, ce qui confirma son hypothèse.
Semmelweis est parti de plusieurs hypothèses qu’il a testées par des
observations plus ou moins directes, exigeant de tester les conséquences de
certaines hypothèses (et non l’hypothèse directement). La méthode expéri-
mentale lui a donc permis de retenir une hypothèse mais aussi de rejeter les
autres hypothèses.

ՠ Mots-clés
Expérience, expérimentation, observation, médecine, action, hypothèse,
raisonnement.

1.3. Le rôle de l’expérience dans l’expérimentation


Au sein de la méthode expérimentale, le rôle de l’expérience est réduit à
la confirmation ou au rejet d’une hypothèse. Or, c’est le rôle de confirmation
de la théorie par l’expérience qui peut être remis en cause.

1. Carl Hempel, Éléments d’épistémologie, chap.2, La recherche dans les sciences :


invention et test (traduction Bertrand Saint-Sernin).
Les méthodes de la science 71

1.3.1. La falsification (Popper)


L’expérimentation sert surtout à rejeter les théories fausses, et non
à prouver qu’une théorie est vraie. C’est ce que démontre Popper dans
Conjectures et réfutations, chapitre I et III. Popper se demande selon quels
critères une théorie peut être considérée comme scientifique ou non.
Le critère le plus important, selon lui, est la réfutabilité. Pour être consi-
dérée comme scientifique, une théorie doit pouvoir être réfutée, falsifiée,
c’est-à-dire rendue fausse par l’expérience. Une théorie est scientifique
s’il est possible de prouver qu’elle est fausse. Popper écrit ainsi :

Une théorie qui n’est réfutable par aucun événement qui se puisse concevoir
est dépourvue de caractère scientifique.

Plus une théorie est falsifiable, plus elle est scientifique. Ainsi, quand
les prévisions contenues dans une théorie ne se réalisent pas, on peut considé-
rer que la théorie est falsifiée. La falsification est un progrès car elle permet
d’écarter les mauvaises théories. Les meilleures théories sont donc celles
qui prennent le risque d’être réfutées par l’observation et l’expérimentation.
Elles ont été corroborées (terme que Popper préfère à « vérifier ») et n’ont
donc pas encore été réfutées. Le fait de pouvoir être réfutée est une qualité
et non un défaut de la théorie. Les théories falsifiables sont ouvertes à la
critique, et acceptent de pouvoir être démenties par les faits. Les meilleures
théories sont des théories falsifiables, mais qui n’ont pas encore été falsifiées.
Au contraire, moins une théorie est falsifiable, moins elle est scienti-
fique. L’impossibilité de toute réfutation est un défaut de la théorie. C’est
le cas des théories vagues qui ne prennent pas le risque d’être réfutées par
l’expérience. Ainsi, elles ne peuvent pas être considérées comme scientifiques.
Pour illustrer le cas d’une théorie infalsifiable, Popper prend le cas
de l’astrologie. À la différence par exemple des prévisions de l’astronomie
(extrêmement précises et donc réfutables par l’expérience), les prévisions
de l’astrologie (par exemple, le lien de causalité entre un signe astrologique
et des événements futurs) sont extrêmement vagues, ce qui les rend impos-
sibles à falsifier. En ce sens, l’astrologie est bien selon Popper une théorie,
mais il ne s’agit pas d’une théorie de nature scientifique. Dans la lignée de
Popper, songeons plus récemment à un certain nombre de théories conspi-
rationnistes, mises à l’abri de toute forme de réfutation par leurs défenseurs
et qui ne relèvent pas pour cette raison de la science.
Popper, contre le vérificationnisme qui affirme la possibilité pour l’expé-
rience de confirmer une théorie, pense au contraire que l’expérience a
seulement le pouvoir de falsifier une théorie : si un fait singulier est
contraire à une théorie, il en prouve la fausseté. Un fait qui confirme une
théorie n’est en rien une preuve de la validité ou de la vérité d’une théorie
puisqu’il faudrait un nombre indéfini d’observations pour confirmer cette
72 Chapitre 2 • Sciences et progrès

thèse. C’est pourquoi, selon Popper, on peut en toute logique seulement affir-
mer qu’une théorie peut être corroborée quand celle-ci résiste temporaire-
ment à toute tentative de falsification.
Avec la notion de falsification, Popper veut souligner le rôle positif
de l’erreur en science. En effet, la falsification prouve que certaines affir-
mations sont erronées. Elle permet de rejeter les idées fausses et donc d’avan-
cer dans la découverte de la vérité. Selon l’expression de Popper, la science
progresse par « essais et erreurs ». Le scientifique doit faire de nombreux
essais et multiplier les erreurs avant d’accéder à la vérité. Les erreurs du
scientifique sont instructives, car elles lui permettent de comprendre ce que
n’est pas la vérité avant de trouver ce qu’elle est.

ՠ Mots-clés
Théorie, réfutation, observation, hypothèse, erreur, pédagogie.

1.3.2. La sous-détermination des théories par l’expérience (Quine)


La thèse popperienne d’un progrès de la science qui avancerait vers la
vérité en rejetant les erreurs peut être à son tour remise en question. En
effet, cette croyance présuppose que la vérité ne peut être atteinte progres-
sivement que par une seule théorie. Or selon Quine, il est tout à fait
possible a priori qu’une pluralité de théories concurrentes puissent
être corroborées par l’expérience (c’est-à-dire ne pas être falsifiées par
elle). En effet selon Quine plusieurs théories différentes peuvent être empiri-
quement équivalentes, c’est-à-dire être corroborées par le même ensemble
d’observations. Mais Quine ajoute a fortiori la thèse de la sous-détermina-
tion des théories scientifiques :

Les théories physiques peuvent être incompatibles entre elles et cependant


être compatibles avec toutes les données possibles, même au sens le plus large.
En un mot, elles peuvent être logiquement incompatibles et empiriquement
équivalentes1.

Cette thèse de la sous-détermination des théories scientifiques affirme


qu’en présence de toutes les observations possibles et non seulement réelles,
il est a priori impossible de savoir à l’avance si une seule théorie pourra
l’emporter sur les autres théories et ainsi rendre compte de toutes ces obser-
vations. En effet, il est tout à fait possible que plusieurs théories incompatibles
entre elles puissent avoir le même contenu empirique, à savoir que toutes les
expériences possibles ne pourront trancher en faveur d’une théorie plutôt
qu’une autre. Il y a alors un divorce entre théorie et expérience : une seule
théorie ne saurait correspondre à toutes les observations possibles dont elle

1. Quine, « On the Reasons for Indeterminacy of Translation », Journal of Philosophy,


1970, p. 179. Traduit par Paul Gochet, Quine en perspective, p. 37.
Les figures du progrès scientifique et technique 73

serait l’expression systématique. On peut prendre l’exemple paradigmatique


de la dualité onde/corpuscule pour expliquer le phénomène de la lumière. En
aucun cas, l’expérience ne permet de trancher en faveur de sa nature corpus-
culaire ou de sa nature ondulatoire.
Ainsi selon Quine, le rôle falsificateur de l’expérience n’implique
pas en toute rigueur que les théories non falsifiées soient davantage
vraies. Si on peut parler d’un progrès scientifique au sens où les théories
non falsifiées sont meilleures que les théories falsifiées, rien ne peut prouver
que la science, s’éloignant de l’erreur, s’approche asymptotiquement de la
vérité, dont pourrait rendre raison une seule théorie, à l’exclusion des autres.

ՠ Mots-clés
Théorie, réfutation, observation, hypothèse.

Pistes de réflexion : sujets possibles sur cette partie


• La vérité peut-elle se passer de preuves ?
• La raison peut-elle rendre raison de tout ?
• La raison peut-elle éviter l’erreur ?
• L’expérience est-elle une source de connaissance ?
• Les faits parlent-ils d’eux-mêmes ?
• Toute connaissance est-elle scientifique ?
• Expérimenter

2. Les figures du progrès scientifique et technique


S’il est possible de postuler un progrès des méthodes scientifiques, il est
toutefois nécessaire d’analyser cette notion même de progrès. Quelles sont
les formes qu’est susceptible de revêtir le progrès scientifique et technique ?

2.1. Progrès cumulatif et progrès de l’esprit

2.1.1. Le progrès cumulatif s’étend à tous les domaines (Condorcet)


L’idée que les différentes formes du progrès sont étroitement liées les unes
aux autres a traversé l’histoire humaine et marque particulièrement le siècle
des Lumières. La majorité des penseurs des Lumières affirme alors que
le progrès des sciences véhicule également un progrès économique,
social et moral. C’est la thèse de Condorcet dans Esquisse d’un tableau
historique des progrès de l’esprit humain (1795), après la révolution française
et américaine. Pour Condorcet, l’esprit humain progresse de manière
cumulative, car la « masse des vérités » augmente au fil de l’histoire. Les
74 Chapitre 2 • Sciences et progrès

êtres humains héritent d’un certain nombre de connaissances des généra-


tions précédentes, améliorent ces connaissances et les transmettent aux
générations suivantes. Ainsi, les découvertes scientifiques s’accumulent,
sont conservées et perfectionnées au fil du temps. Il y a donc une continuité
du progrès au sens où les hommes puisent dans leur passé les ressources
pour construire leur présent et leur avenir. Par exemple, les découvertes de
Galilée aident par exemple Newton à bâtir sa physique.
Le progrès des sciences pour Condorcet a des répercussions sur le
progrès social, moral, politique. Ainsi, l’acquisition des connaissances
permet de libérer l’esprit humain. Grâce aux connaissances acquises, l’homme
comprend de mieux en mieux le véritable fonctionnement du monde qui
l’entoure. Il peut ainsi progressivement se débarrasser des superstitions, des
croyances fausses et de l’obscurantisme qui influencent son esprit et donc ses
actions1. Un esprit ignorant est servile. Ainsi l’expansion du pouvoir de la
science a donc pour conséquence un affaiblissement de l’autorité religieuse.
L’humanité peut prendre ses distances à l’égard des dogmes de la religion
pour penser par elle-même.
Pour Condorcet, certains événements prouvent la réalité du progrès.
Ainsi, les révolutions américaine et française constituent de véritables signes
de cette libération progressive de l’esprit humain. Elle indique que l’esprit est
de plus en plus ouvert aux idées de liberté et d’égalité. L’émancipation intellec-
tuelle débouche par conséquent sur une émancipation politique. Condorcet a
une vision très optimiste du progrès. Selon lui, le progrès de l’esprit humain
pourrait se poursuivre à l’avenir de manière indéfinie. À mesure que la « masse
des vérités » augmentera, l’humanité aura une connaissance de plus en plus
détaillée du monde et elle pourra faire de plus en plus de généralisations à
partir de ces connaissances. C’est pourquoi le progrès est cumulatif, s’élar-
gissant à tous les domaines aussi bien théoriques que pratiques.

ՠ Mots-clés
Progrès, optimisme, connaissance, vérité, liberté, révolution.

2.1.2. Le progrès de l’esprit (Comte)


Au xixe siècle, la philosophie positiviste soutient également que le
progrès scientifique entraîne le progrès social et moral. C’est la thèse
de Comte dans Cours de philosophie positive, Première leçon, qui effectue
une analogie entre le développement des sociétés et le développement de
tout homme. De la même manière qu’un homme passe de l’enfance à l’ado-
lescence puis à l’âge adulte, les sociétés deviennent de plus en plus matures.
Ce progrès s’effectue selon trois étapes, que Comte appelle des « états ».

1. Sur ce sujet, nous pouvons renvoyer à la lecture de Cinq mémoires sur l’instruc-
tion publique, Premier mémoire, toujours de Condorcet.
Les figures du progrès scientifique et technique 75

Dans un premier moment, l’esprit humain est dans l’état théolo-


gique. Dans cet état, il cherche à expliquer les phénomènes au moyen de
causes transcendantes au monde. Par exemple, il trouve la cause des phéno-
mènes dans la volonté divine, la magie ou les mythes. L’état théologique est
l’état le moins développé de l’esprit. C’est « l’enfance de l’esprit ». Cet état
correspond à la période qui s’étend entre l’Antiquité et la Révolution scien-
tifique (grossièrement jusqu’à Galilée).
Dans un deuxième moment, l’esprit est dans l’état métaphysique.
Il ne croit plus en l’existence d’êtres transcendants. Toutefois, il continue
de penser qu’il existe des causes absolues et inobservables. Il se pose des
questions auxquelles il ne peut pas avoir la réponse. Par exemple, il continue
de chercher l’origine de l’Univers. L’esprit continue de se poser la question
« Pourquoi ? » Il s’agit ici de la « jeunesse de l’esprit ».
Dans un troisième moment, l’esprit est arrivé à maturité. C’est
l’état positif. Il ne se pose plus la question « Pourquoi ? », mais seulement
la question « Comment ? » L’esprit est alors plus modeste, plus raisonnable.
Il se contente de chercher de quelle façon se produisent les faits observables.
Il s’efforce de décrire ces faits observables au moyen de lois. La connais-
sance scientifique a alors une portée pratique. Elle permet de « savoir pour
prévoir », c’est-à-dire de connaître les faits pour les anticiper et les transfor-
mer. La science peut alors prendre la place de la religion traditionnelle dans
le cœur des hommes. Comte veut instaurer un « positivisme religieux » fondé
sur les connaissances scientifiques.
Le progrès de l’esprit humain est aussi un progrès des différentes
sciences. Comte explique que les sciences évoluent en devenant de plus en
plus complexes. Les premières sciences donnent naissance à de nouvelles
sciences. Chaque science nouvelle a besoin des acquis des sciences précé-
dentes pour se développer. Les sciences sont classées des plus abstraites
et générales, aux plus concrètes et particulières : mathématiques, astro-
nomie, physique, chimie, biologie et enfin sociologie. On retrouve un progrès
continu de type cumulatif : les sciences les plus récentes qui sont les plus
concrètes s’organisent grâce aux lois et aux méthodes des sciences les plus
anciennes. Par exemple, l’étude des corps dans le cadre de la biologie a besoin
des connaissances acquises dans les sciences précédentes, notamment les
mathématiques, et surtout la physique et la chimie. La sociologie est, quant
à elle, la science la plus complexe, qui témoigne de l’achèvement de l’esprit
humain. Elle exige la maîtrise des connaissances acquises dans les autres
sciences pour expliquer les phénomènes humains les plus complexes mobili-
sant des savoirs à la fois qualitatifs et quantitatifs.

ՠ Mots-clés
Progrès, optimisme, mythes, religion, loi, sociologie.
76 Chapitre 2 • Sciences et progrès

2.2. Progrès social et civilisation : l’évolutionnisme (Spencer)


L’évolutionnisme est un ensemble de théories qui se sont surtout dévelop-
pées au xixe siècle et jusqu’au début xxe siècle. L’évolutionnisme propose
d’appliquer la théorie de l’évolution de Darwin* à la société. Les théories
évolutionnistes comparent les différentes sociétés en affirmant que celles-ci
sont plus ou moins évoluées. Ainsi, pour les évolutionnistes, les sociétés
dites « primitives », « sauvages », « barbares » sont moins évoluées que les
sociétés civilisées.
C’est le cas de Spencer qui développe une thèse évolutionniste dans
l’ouvrage Premiers Principes1. Premièrement, il existe selon lui une évolu-
tion des sociétés qui est similaire à l’évolution des organismes et des
espèces biologiques et qui se transforme selon les mêmes logiques (métaphore
organiciste). Deuxièmement, de la même manière que les espèces connaissent
une « lutte pour la vie », les sociétés sont en compétition les unes avec les
autres. Chaque société tente de s’imposer et de survivre face à des sociétés
rivales. Les sociétés évoluent alors par un double processus : un processus
d’intégration et de différenciation.
D’un côté, les sociétés évoluent en étant de plus en ordonnées et
cohérentes. Par exemple, les sociétés passent du stade nomade au stade
sédentaire. Cette fixation des populations permet de mieux organiser l’ordre
social. Les sociétés qui sont restées nomades sont donc en retard dans leur
évolution comparées aux sociétés sédentaires. Les sociétés se développent
également en accroissant leur taille. On passe ainsi de petits groupes sans
État à des groupes plus vastes rassemblés sous l’autorité d’un État.
D’un autre côté, les sociétés progressent en se diversifiant, passant
de l’homogène à l’hétérogène. Les membres des sociétés sont de plus en plus
différents et autonomes. Ainsi, les fonctions professionnelles se diversifient.
Plus une société se développe, plus elle englobe de points de vue, d’opinions,
de valeurs. Les sociétés les plus développées pour Spencer sont donc les socié-
tés démocratiques, car la démocratie se fonde sur la diversité des opinions.
Enfin, les sociétés évoluent en s’opposant les unes aux autres. Spencer
part de la thèse darwinienne de la « lutte pour la vie2 ». Les rivalités, les
guerres entre groupes humains en témoignent. Au terme de cette lutte entre
les groupes sociaux, seuls les plus forts survivent. Ceux qui survivent au
cours de l’évolution sont les meilleurs sur le plan biologique, social, moral3.

1. Spencer, Premiers principes, Deuxième partie, chapitres XV, XVI, et XVII (traduction
par M. Guymiot).
2. Spencer, L’individu contre l’État, chapitre 2 : L’esclavage futur (traduction
J. Gerschel).
3. Cette thèse du darwinisme social a été fortement critiquée car conduisant à dégager
des races et donc des hiérarchies entre les hommes (et a été un des instruments
idéologiques du nazisme).
Les figures du progrès scientifique et technique 77

Spencer en déduit alors qu’il faut accepter le cours de l’évolution sans chercher
à le ralentir ou à l’entraver. L’évolution spontanée de la société va nécessai-
rement dans le sens d’une amélioration puisqu’elle débouche sur la survie
des plus forts.
Pour Spencer, les interventions de l’État dans la société vont à l’encontre
de la marche de l’évolution. Si l’État intervient par exemple dans l’économie, il
va freiner le progrès des civilisations. En particulier, pour Spencer, l’État
ne doit pas intervenir pour réduire les inégalités sociales1. Il ne doit
pas aider les plus démunis, les plus modestes au sein de la société. En effet,
quand on aide les plus démunis, cela ralentit ou empêche le cours de l’évolu-
tion puisqu’on fait survivre artificiellement, ceux qui auraient été éliminés
naturellement par l’évolution. Ainsi, en aidant les plus faibles, l’État crée
un désavantage dans la compétition entre les sociétés. Il avantage les socié-
tés rivales qui privilégient davantage les plus aptes et progressent donc plus
rapidement. Spencer ne s’oppose pas à toute intervention pour aider les plus
vulnérables. Mais pour lui, cette aide doit s’effectuer de manière privée sans
être pilotée par l’État.

ՠ Mots-clés
Progrès, égalité, libéralisme, évolution, civilisation.

DÉFINITION
‫ ڀ‬La théorie darwinienne de l’évolution
Darwin emploie peu le terme « d’évolution » et lui préfère l’expression de « descen-
dance avec modification » dans ses écrits. La description de ce processus s’effec-
tue dans ses deux ouvrages majeurs, à savoir L’Origine des espèces (1859) et La
filiation de l’homme (1871).
L’évolution des espèces, selon Darwin, s’effectue en trois étapes qui sont la varia-
tion, l’adaptation et la sélection.
1) D’abord, on observe une grande variation des êtres vivants dans un certain
milieu. Ils sont de différentes sortes, à la fois à l’intérieur d’une même espèce, puis
entre les espèces. Ces espèces sont en lutte les unes avec les autres pour l’obten-
tion des ressources naturelles leur permettant de survivre ou pour défendre leur
territoire. C’est ce que Darwin appelle la « lutte pour la vie ».
2) Adaptation : certaines espèces sont adaptées au milieu dans lequel elles se
situent, et d’autres ne le sont pas. Pour savoir si une espèce est adaptée il faut
observer le milieu dans lequel elle se trouve. Par exemple, il faut observer les
conditions climatiques de ce milieu ou les sources de nourriture (une espèce est
adaptée à un milieu précis).

1. Sur le plan politique, la doctrine de Spencer conduit à la doctrine libérale du


« laissez-faire » (cf. chap. 5).
78 Chapitre 2 • Sciences et progrès

3) Sélection naturelle. Les espèces qui sont adaptées sont sélectionnées, celles
qui ne le sont pas sont éliminées.
Il existe donc pour Darwin deux critères de l’adaptation. Premièrement, une
espèce adaptée est une espèce qui a la capacité de survivre dans un milieu.
Deuxièmement, une espèce est adaptée si elle a la capacité de se reproduire et
de laisser une descendance.
Il est à noter que Darwin n’a pas appliqué sa théorie en dehors de l’évolution des
espèces. Ce que l’on nomme « darwinisme social » (Spencer, Galton…) consiste
donc en une série d’extrapolations à partir de ses thèses.

2.3. Les progrès exponentiels : le transhumanisme


(Kurzweil)
Les découvertes scientifiques conduiront dans les années à venir à des
transformations importantes de l’espèce humaine. Une de ces transforma-
tions majeures est nommée l’anthropotechnie*, qui étend le champ des
techniques médicales en dehors de la guérison, du soin, de la prévention
pour l’étendre vers l’augmentation des performances humaines1 : tel est le
transhumanisme.
Les transhumanistes ont une vision très optimiste du progrès techno-
logique et soutiennent que celui-ci se développera de plus en plus de manière
exponentielle. Le transhumanisme est défendu par des auteurs influents,
comme le philosophe Nick Bostrom, le futurologue Raymond Kurzweil. Selon
les transhumanistes les innovations technologiques les plus récentes
se situent dans la continuité des innovations techniques créées par
l’homme depuis le début de l’hominisation. L’espèce humaine a toujours
voulu être de plus en plus autonome vis-à-vis des contraintes biologiques ou
physiques de son environnement naturel. Et ce sont les innovations techno-
logiques à venir qui doivent prendre le relais de l’évolution biologique pour
continuer ce processus d’émancipation. L’homme a donc le devoir de conti-
nuer à se transformer au moyen de la technologie, comme il l’a toujours fait
durant son histoire.
Tous les mouvements transhumanistes ont deux buts en commun :
accroître de manière exponentielle les performances du corps (et
notamment la durée de vie jusqu’à atteindre la quasi-immortalité) et les
performances intellectuelles. Grâce à ces transformations, les hommes
deviendraient transhumains puis post-humains. Kurzweil, dans Humanité
2.0 : la bible du changement, soutient que ces objectifs peuvent être atteints

1. Sur l’anthropotechnie, voir Jérôme Goffette, Naissance de l’anthropotechnie : de


la médecine au modelage de l’humain.
Les figures du progrès scientifique et technique 79

par deux méthodes fondamentales. Premièrement, le premier moyen serait la


thérapie génique, visant à remplacer des gènes défectueux par des gènes sains.
Celle-ci conduirait à l’élimination des maladies génétiques. Deuxièmement,
le second moyen serait l’intelligence artificielle (I.A.) à savoir toutes les
techniques dont le but est de créer des êtres artificiels dotés de capacités
cognitives similaires ou supérieures à celles de l’être humain.
Ce progrès, bien que pensé dans la continuité du progrès scientifique et
technologique, s’avère être exponentiel (et non simplement cumulatif). En
effet, Kurzweil soutient ainsi que l’I.A. croît de façon exponentielle, en vertu
d’un principe appelé la « loi de Moore ». Formulée en 1975 par Gordon Moore,
un des fondateurs d’Intel, cette loi affirme que la puissance des circuits
électroniques, à coût constant, double tous les dix-huit mois. En effet, les
technologies informatiques ne progressent pas de manière linéaire (à un
rythme régulier), mais de manière exponentielle, à savoir par le biais de
bonds en avant. Autrement dit, en vertu de cette croissance exponentielle, il
pourrait se produire une accélération technologique dans les années
à venir. Par exemple, les transhumanistes pensent qu’à un moment donné
du développement technologique, on verra l’apparition d’une intelligence
artificielle infiniment supérieure à celle de l’homme. Ce sera le moment de
la singularité technologique. Selon Kurzweil, la singularité devrait se
produire autour de 2029. C’est à ce moment précis que des ordinateurs auront
une intelligence égale à celle de l’homme et pourront par exemple passer le
test de Turing*. Enfin, Kurzweil affirme que la singularité aura des effets
considérables sur l’évolution du corps humain. Elle permettra deux grandes
transformations : le downloading (téléchargement) et l’uploading (transfert).
On ne sait pas si cela existera un jour, c’est une possibilité. Le downloading
consiste à intégrer dans le corps humain (notamment dans les cerveaux) des
éléments d’intelligence artificielle. Parmi ces éléments on pourrait retrou-
ver une mémoire étendue et un moteur de recherche intégré. L’uploading
consisterait à transférer l’esprit humain dans un ordinateur pour le sauve-
garder puis dans des corps artificiels. L’uploading serait alors une forme de
réincarnation rendue possible par la technologie. On retrouve ici le vocabu-
laire de l’informatique : on parle du hardware (corps) et du software (esprit).

ՠ Mots-clés
Progrès, innovation, vie, corps, machine, ordinateur, liberté, intelligence
artificielle.

DÉFINITION
‫ ڀ‬Test de Turing
Test de l’intelligence artificielle qui consiste à donner l’illusion pour une machine
de converser avec une personne humaine.
80 Chapitre 2 • Sciences et progrès

ZOOM L’anthropotechnie
Le philosophe Jérôme Goffette définit l’anthropotechnie comme « l’art ou technique
de transformation extra-médicale de l’être humain par intervention sur son corps ».
Le terme « anthropotechnie », comme l’indique cette définition, signale une évolu-
tion majeure de la médecine : celle-ci n’a plus pour fonction exclusive de réparer
les organismes malades ou déficients. Elle vise également à augmenter et optimi-
ser leurs capacités, y compris quand ils sont jugés en bonne santé. Des pratiques
aussi diverses que le dopage sportif, la chirurgie esthétique, la contraception orale,
l’usage de psychotropes pour accroître les performances intellectuelles et physiques,
l’utilisation de puces sous-cutanées hors du cadre médical (par exemple à des
fins d’identification), l’utilisation du diagnostic pré-implantatoire ou du diagnostic
pré-natal pour sélectionner certaines caractéristiques d’un enfant à naître (sexe,
couleur des yeux…) entrent dans le cadre de l’anthropotechnie. Toutes ces pratiques
ont en commun un usage des techniques scientifiques non pas pour passer d’un
état pathologique à un état normal, mais d’un état normal à un état jugé « optimal ».
Le mouvement transhumaniste est en faveur de l’anthropotechnie, et affirme que
celle-ci reposera de plus en plus sur les interactions entre l’homme et la machine.

2.4. Le progrès dialectique (Kuhn)


Le progrès peut être aussi décrit non plus de manière cumulative ou
exponentielle mais de manière dialectique, c’est-à-dire comme une rupture
entre le présent et le passé. C’est la thèse de Kuhn dans La structure des
révolutions scientifiques1. Pour Kuhn, la science ne progresse pas en accumu-
lant des informations mais en rejetant des connaissances antérieures. Dans
le vocabulaire de Kuhn, les sciences imposent de nouveaux paradigmes et
rejettent les paradigmes antérieurs.
Un paradigme est une certaine vision du monde adoptée par une
communauté scientifique. C’est une grille de lecture de la réalité à un
moment donné de son histoire. Il se compose d’hypothèses, de lois, de théories,
de normes, de valeurs partagées. Tout paradigme a pour but de résoudre des
énigmes, c’est-à-dire d’expliquer et de prévoir des phénomènes. Un paradigme
dominant s’impose durant une certaine période. Par exemple, en physique, on
peut parler du paradigme géocentrique (Aristote et Ptolémée) et du paradigme
héliocentrique (Copernic, Galilée). De même, en biologie, il est possible de
dégager le paradigme fixiste (Cuvier, Linné) et le paradigme évolutionniste
(Darwin, Lamarck).

1. Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Introduction : un rôle


pour l’histoire (traduction par Laure Meyer).
Les figures du progrès scientifique et technique 81

Les paradigmes se succèdent dans l’histoire des sciences. Un


paradigme nouveau émerge en s’opposant aux paradigmes qui l’ont précédé.
La science progresse donc grâce à des révolutions scientifiques au cours
desquelles un paradigme ancien est renversé par un paradigme nouveau.
Le passage d’un paradigme à un autre est un progrès. Plus précisément, le
passage d’un paradigme à un autre suit toujours le même modèle :
1) Il y a d’abord une période que Kuhn nomme la « science normale ». Un
paradigme fonctionne sans problème. La science normale résout des énigmes
et ses prévisions se réalisent.
2) Crise. Un paradigme est en crise quand il ne fonctionne plus, en parti-
culier quand ses prévisions ne se réalisent plus ou qu’une expérience le fragi-
lise. Il n’arrive plus à résoudre toutes les énigmes.
3) Science révolutionnaire. Un nouveau paradigme concurrent et dissi-
dent commence à s’imposer en s’opposant à l’ancien paradigme. À un moment
donné, il est impossible de conserver le même paradigme car il accumule
trop d’erreurs. Le nouveau paradigme s’impose donc contre l’ancien.
4) Science normale. Le nouveau paradigme fonctionne alors jusqu’à une
éventuelle nouvelle crise.
Ainsi, le paradigme géocentrique a fonctionné pendant des milliers
d’années dans la science normale mais il s’est retrouvé en crise car il accumu-
lait trop d’erreurs. C’est ce qui a permis au paradigme héliocentrique de
s’imposer au terme d’une révolution scientifique.
Une des conséquences de la théorie du progrès dialectique, c’est que Kuhn
en déduit qu’il existe une incommensurabilité entre les paradigmes. Il est
très difficile de comparer les paradigmes. En effet, ils présentent plus de
différences que de ressemblances dans la mesure où un nouveau paradigme
rejette les anciens paradigmes. Les concepts utilisés dans un paradigme n’ont
plus la même signification que dans les paradigmes précédents. Par exemple,
lors du passage du paradigme géocentrique au paradigme héliocentrique, le
mot « Terre » (centre du système qui devient un satellite du soleil, au même
titre que les autres) ou le mot « Soleil », n’ont pas le même sens dans les deux
paradigmes. De même, lors du passage du paradigme fixiste au paradigme
évolutionniste le concept d’« espèce » n’a plus du tout la même signification.
Pour Kuhn, la science progresse bien car elle résout de plus en plus
d’énigmes. Mais les nouvelles théories scientifiques ne s’inspirent pas des
théories qui les ont précédées. Elles se construisent au contraire sur de
nouvelles bases. En outre, le passage d’un paradigme à un autre apporte de
nouvelles solutions mais aussi de nouveaux problèmes qui ne se posaient
pas dans le paradigme précédent. C’est pour cela que le progrès n’est pas
cumulatif, mais dialectique.

ՠ Mots-clés
Progrès, communauté, révolution, crise, théorie, hypothèse, loi, concept.
82 Chapitre 2 • Sciences et progrès

Pistes de réflexion : sujets possibles sur cette partie


• Progrès et vérité
• L’optimisme
• Progrès et évolution
• Progrès technique et progrès social
• Tout progrès est-il une amélioration ?
• Le progrès transforme-t-il les hommes ?

3. Les critiques de l’idée de progrès


Le « progrès » étant polysémique, on peut dorénavant interroger sur sa
réalité même. Le progrès n’est-il qu’une idée ?

3.1. Progrès civilisationnel et progrès moral (Rousseau)


Au siècle des Lumières, la thèse dominante est que le progrès des connais-
sances, le progrès technique, et le progrès moral vont de pair. C’est la thèse
par exemple de Condorcet1. Or, il est tout à fait possible de critiquer
l’idée d’un lien étroit entre ces formes du progrès. C’est ce que fait
Rousseau, pour qui le progrès scientifique et technique a des effets négatifs
sur l’être humain, notamment en le dénaturant. Il constitue donc un obsta-
cle au progrès moral.
Le Discours sur les sciences et les arts de Rousseau est une réponse à une
question de l’académie de Dijon en 1750, à savoir « si le rétablissement des
sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs ». À contre-courant de la
pensée majoritaire au siècle des Lumières, Rousseau répond par la négative à
cette question. Le développement des sciences et des arts ne rend pas l’homme
plus vertueux mais accroît au contraire ses vices :

Nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont
avancés à la perfection […]. On a vu la vertu s’enfuir à mesure que leur lumière
s’élevait sur notre horizon, et le même phénomène s’est observé dans tous les
temps et dans tous les lieux2.

Les sciences et les arts peuvent être vertueux pour une minorité
d’individus. Ainsi, Rousseau affirme qu’il admire les grands savants, comme
Descartes ou Newton. Ce sont les « précepteurs du genre humain ». Toutefois,
la majorité des scientifiques et des artistes font un usage condamnable des
sciences et des arts.

1. Cf. supra 2.1.1.


2. Rousseau, Discours sur les sciences et les arts.
Les critiques de l’idée de progrès 83

Premièrement, les sciences et les arts ont pour source les vices
humains, c’est-à-dire ont été créés pour satisfaire des besoins liés à l’orgueil,
la vanité, l’ambition démesurée des hommes. Ainsi, l’art de l’éloquence a pour
origine la volonté de certains individus de se distinguer, de flatter ou de mentir
à leurs semblables. La géométrie est née de l’avarice et de l’égoïsme d’indivi-
dus qui ne voulaient pas partager leur propriété. La philosophie est le résul-
tat de l’oisiveté des hommes. Ceux qui pratiquent la philosophie peuvent le
faire car ils n’ont pas besoin d’assurer leur subsistance et cherchent à tromper
leur ennui. Les sciences et les arts sont donc nés d’intentions malveillantes.
Deuxièmement, les sciences et les arts dénaturent la sociabilité
naturelle de l’homme. D’une part, la connaissance scientifique et philoso-
phique fait perdre à l’homme la bienveillance naturelle qui l’anime. Plus ils
connaissent l’humanité, plus les hommes deviennent méfiants et distants les
uns vis-à-vis des autres. L’homme perd son innocence et son empathie. Ainsi,
le discours critique véhiculé par les sciences va à l’encontre de la cohésion
sociale. En effet, toute société repose sur un socle de valeurs communes, de
croyances collectives. Or, le discours critique de la science a pour effet de
jeter le doute sur ces valeurs communes et saper l’idée d’un bien commun à
la société. Par exemple, la critique philosophique de la religion brise l’unité
de la société et les liens entre des citoyens qui étaient réunis autour d’une
foi commune. De même, sur le plan politique le discours scientifique détruit
l’unité nationale en mettant en avant le cosmopolitisme et l’universalisme,
la science et la philosophie étant par nature universelles. Cela a pour effet
de détourner les hommes de l’aide qu’ils pourraient apporter à leurs voisins.
Dans le Manuscrit de Genève, Rousseau dénonce ainsi ceux « qui se vantent
d’aimer tout le monde pour n’avoir le droit de n’aimer personne ». D’autre part,
à cause des arts, les hommes sont distraits par de faux besoins. Les arts leur
proposent des plaisirs inutiles et superficiels, bien au-delà de leurs besoins
naturels. Les hommes sont distraits par les arts, au détriment de l’égalité, de
la liberté et de la vertu (Rousseau effectue déjà une critique de la société de
consommation). Les arts, en distrayant les hommes, les détournent aussi de
leurs vertus guerrières comme le courage. Ils les empêchent de se révolter
contre les tyrans et les incitent à se soumettre à l’ordre établi quand celui-ci
leur apporte des plaisirs superficiels.
Enfin, dans le Second discours1, Rousseau montre ainsi comment le progrès
technique a produit une dénaturation des êtres humains en engendrant
une hausse très forte des inégalités. Il compare pour cela l’homme dans
la société civile avec l’homme dans l’état de nature. Dans l’état de nature, les
hommes sont libres et pacifiques. Ainsi, ils éprouvent de la pitié pour leurs
semblables. Pour Rousseau, la pitié est un sentiment naturel présent en
tout homme. Il est inscrit de façon innée dans le cœur de chaque homme, et

1. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes
(ou Second Discours), Deuxième partie.
84 Chapitre 2 • Sciences et progrès

on peut même le retrouver chez les animaux. Il consiste dans la répulsion


à voir souffrir son semblable. Ainsi, en vertu de ce sentiment, les hommes
n’agissent pas seulement en fonction de leur intérêt personnel. Ils font atten-
tion également aux autres. La pitié est donc à la base de l’altruisme : elle
nous pousse à faire passer les intérêts d’autrui avant les nôtres. Elle incite
par exemple à porter secours à ceux qui sont attaqués ou sont en difficulté.
Or, avec le développement de la civilisation est apparue une dégradation de
l’être humain et une amplification des inégalités. La société pervertit l’homme
en transformant l’amour de soi que chaque être humain possède naturelle-
ment en amour-propre. L’amour de soi est ce qui pousse chaque être humain
à vouloir survivre, et à se préserver naturellement des douleurs. C’est une
qualité positive. À l’inverse, l’amour-propre est ce qui pousse les hommes
à se comparer et à toujours faire passer leurs intérêts en priorité, au détri-
ment d’autrui. L’amour-propre est la source de l’orgueil et de l’égoïsme. Cet
accroissement de l’égoïsme a pour effet une explosion des inégalités dans le
passage à la civilisation. Les hommes poussés par l’amour-propre cherchent
le profit de manière égoïste. De ce fait, les riches deviennent de plus en plus
riches, les pauvres de plus en plus pauvres.
Une des sources majeures de cette dégradation des hommes est ce que
Rousseau nomme la perfectibilité. L’homme est perfectible dans la mesure
où il est toujours capable de se perfectionner, d’améliorer au fil du temps
ses capacités. Ainsi, chaque génération peut améliorer les techniques que
les générations précédentes ont inventées. Toutes les grandes inventions
humaines apparues au cours de l’histoire viennent de la perfectibilité.
Rousseau précise toutefois que la perfectibilité n’est pas toujours une qualité
bénéfique. En effet, la perfectibilité est liée à la liberté humaine. Or, cette
liberté peut être utilisée pour faire le bien mais aussi pour faire le mal.
En partie source d’amélioration, la perfectibilité peut aussi être « la source
de tous les malheurs de l’homme ». La perfectibilité aurait donc pu conduire
les hommes vers le bonheur, mais elle a fini par le hasard des circonstances
à un accroissement massif des inégalités. La perfectibilité a en effet débou-
ché sur une innovation majeure, qui a le plus considérablement creusé les
inégalités : la propriété privée. La propriété privée fait émerger des senti-
ments auparavant inexistants dans l’état de nature comme l’envie, le mépris
ou la honte. En voulant défendre leur droit de propriété, les hommes multi-
plient les conflits, les meurtres, les guerres pour s’accaparer des territoires.
Enfin, la propriété privée engendre l’exploitation des plus pauvres par les
plus riches et constitue donc une source de servitude.
Les critiques de l’idée de progrès 85

Rousseau, toutefois, n’est pas réactionnaire. Il ne prône pas un retour à


l’état de nature pour surmonter les problèmes de la civilisation. Il privilé-
gie plutôt la possibilité d’améliorer la civilisation de manière à ce qu’elle soit
davantage en accord avec la nature humaine. Par exemple, il se prononce en
faveur d’une distribution de la propriété en fonction des besoins des individus.

ՠ Mots-clés
Progrès, égalité, art, propriété, égoïsme, altruisme, société, nature, culture,
technique.

3.2. Le progrès contre la liberté : l’aliénation technique


(Ellul)
Jacques Ellul dénonce l’aliénation* des hommes par la technique dans
Le système technicien1. Cette aliénation consiste avant tout dans l’extension
grandissante de la technique comme système à toutes les sphères de la vie et
de la culture jusqu’à devenir le milieu principal dans lequel évolue l’homme.
Pour le démontrer, Ellul commence par définir la technique comme un
ensemble organisé qui ne se réduit pas à un domaine particulier de l’action
humaine ni à l’usage de machines tendant à se substituer à l’homme. Plus
largement, la technique est définie comme l’ensemble des moyens les plus
efficaces à un moment donné afin de réaliser des tâches. Cette définition
permet de ne pas cantonner la technique à un domaine a priori délimité de
pratiques ni de la réduire aux machines. En effet, on peut parler de techniques
de calcul ou de techniques sportives qui ne nécessitent pas de machines.
À partir de cette caractérisation de la technique, il est possible de montrer
l’extension grandissante du domaine de la technique à toutes les sphères
des activités humaines :

Ainsi l’on arrivait à une nouvelle conception de la Technique, comme milieu


et comme système : c’est-à-dire que les techniques combinées entre elles et
concernant la totalité des actions ou des modes de vie humains prenaient une
importance qualitativement différente2.

Le système technicien pénètre dans tous les champs de la société. Ainsi,


la recherche de l’efficacité guide l’entreprise, la bureaucratie ou l’éducation.
Les notions de « milieu » et de « système » sont ici essentielles pour saisir
l’ampleur du phénomène technique. Tout d’abord, Ellul peut affirmer que
tout problème social, politique, psychologique, etc. devient technique. Cela

1. Ellul, Le système technicien, chap. 1 : Qu’est-ce que la technique ? et chap.2 : La


technique comme milieu.
2. Ellul, Le système technicien, chap. 1 : Qu’est-ce que la technique ?
86 Chapitre 2 • Sciences et progrès

devient « une tournure d’esprit » de telle sorte que toute situation est analy-
sée comme recherche d’une solution technique. « Le milieu technicien fait
que les problèmes et difficultés sont de l’ordre technique1 ».
Mais aussi parler de « milieu technique » ou de « système technicien »
révèle une tendance à l’enfermement. Le milieu technique renferme poten-
tiellement tout : tout est technicisé. Dans la notion de système, on a l’idée de
clôture. Rien n’échappe à la technique. Ellul prend l’exemple du langage qui
est classiquement une ou la médiation essentielle entre l’homme et le monde.
Le langage, notamment à travers l’analyse structuraliste, est réduit à un
ensemble de structures et de mécanismes dont la fonction est la communi-
cation et peut ainsi être technicisé.
L’aliénation technique n’est donc pas le pouvoir anonyme d’une technique
en soi, devenue indépendante de l’homme et le rendant par là même dépen-
dant, dont on a bien du mal à comprendre le fonctionnement et l’extension. La
technique nécessite en effet un certain contexte où se conjuguent des forces
économiques, politiques, intellectuelles. Pour Ellul, l’aliénation technique
consiste bien plutôt dans sa dimension globalisante et exclusive. La technique
devient la seule médiation reconnue qui échappe à toute autorité suscep-
tible de guider le développement de la technique. En effet, que ce soit l’État,
le peuple, l’homme en général, ceux-ci sont déjà incorporés dans le système
technicien et subissent la pression du développement technique. Ellul prend
l’exemple du développement des moteurs de voiture. Tous les rapports d’experts
montrent unanimement que les accidents de la route sont provoqués par une
vitesse excessive. Une mesure toute simple consisterait à limiter la puissance
des moteurs afin que les voitures vendues ne puissent atteindre la vitesse
maximale de 130 km/h. Or, cela n’est pas envisageable puisqu’il est technique-
ment possible que des voitures atteignent des vitesses très élevées supérieures
à 200 km/h. Ainsi les possibilités techniques imprègnent et vont jusqu’à déter-
miner la conscience collective et ce de façon immédiate. Immergée dans le
milieu technique qui est devenu sa seconde nature, la médiation technique
agit immédiatement sur l’homme sans même la médiation d’une pensée qui
porterait sur la technique. L’aliénation technique n’est donc pas indépen-
dante de l’action de l’homme. Mais il faut ajouter que l’action de l’homme est
déterminée par le système technicien puisque la conscience individuelle et
collective en est devenue le reflet.

ՠ Mots-clés
Progrès, technique, système, aliénation, liberté.

1. Ellul, Le système technicien, chap.2 : La technique comme milieu.


Les critiques de l’idée de progrès 87

DÉFINITIONS
‫ ڀ‬Aliénation
Le terme « aliénation », venant du latin « alienus », signifiant « étranger », désigne
originellement un transfert de propriété sur le plan juridique. Plus généralement,
ce terme désigne le fait pour un individu d’être dépossédé de ce qui constitue son
identité au profit d’un autre qui l’asservit.

3.3. Progrès global et progrès local (Levi-Strauss)


La thèse évolutionniste a été critiquée par Lévi-Strauss dans Race et
histoire1. Pour Lévi-Strauss, la société occidentale a une vision erronée
du progrès des civilisations qui provient du fait qu’en Occident le
critère dominant et exclusif pour comparer les sociétés est le progrès
technique. Par exemple, sont considérées comme inférieures et en retard
les sociétés qui ne maîtrisent pas les machines et l’industrie.
Or, pour Lévi-Strauss, cette vision du progrès des sociétés relève de
l’ethnocentrisme. Le mot « ethnocentrisme » désigne le rejet spontané par
un groupe humain d’autres groupes qu’il juge inférieurs en raison de leurs
différences. Chaque groupe humain, quand il se compare à d’autres groupes,
a ainsi tendance à penser que ses valeurs sont préférables, que son mode de
vie est supérieur, ou qu’il détient la vérité. Tous les peuples, d’une façon ou
d’une autre, font preuve d’ethnocentrisme dans la mesure où chaque groupe
humain a tendance à se placer au centre et à se mettre à distance des autres
groupes. L’ethnocentrisme occidental se caractérise par le fait de ne pas
prendre en compte d’autres critères que le progrès technique pour compa-
rer les sociétés. L’Occident considère que ce qu’il place lui-même au centre
pour s’évaluer lui-même devrait aussi être universellement partagé par
toutes les autres sociétés. Par conséquent, selon Levi-Strauss, il faut substi-
tuer à la vision d’un progrès unilinéaire celle d’un progrès plurilinéaire.
Pour comparer les sociétés, plusieurs critères sont possibles (et non exclusi-
vement le progrès technique).
Lévi-Strauss précise alors que si d’autres critères que les avancées techno-
logiques étaient mis en avant, les sociétés occidentales ne seraient plus les
premières. Par exemple, si le critère de comparaison était la capacité à vaincre
les milieux les plus hostiles, les Esquimaux et les Bédouins seraient mieux
classés que les Occidentaux. Si le critère était le degré de spiritualité, l’Inde
serait en tête du classement (par exemple la pratique de la méditation, du
soin du corps, etc.).

1. Lévi-Strauss, Race et histoire, chap.5.


88 Chapitre 2 • Sciences et progrès

Lévi-Strauss critique par ailleurs le caractère constant du progrès. Le


progrès n’est pas une avancée qui ne peut pas être stoppée. Une société peut
tout à fait traverser une période de progrès puis une période de régression.
Par exemple, les Mayas ont progressé pendant de nombreux siècles avant de
connaître la décadence puis de disparaître. Aucune société n’est donc à l’abri
du déclin et du retour en arrière. Comme l’écrit Lévi-Strauss :

L’humanité en progrès ne ressemble guère à un personnage gravissant un


escalier, ajoutant par chacun de ses mouvements une marche nouvelle à toutes
celles dont la conquête lui est acquise.

En pluralisant la notion de progrès, Lévi-Strauss appelle à être plus tolérant


à l’égard des autres sociétés. La diversité des critères du progrès empêche
d’affirmer qu’une société est globalement supérieure aux autres. Mais aussi
cela empêche de considérer les cultures dites « primitives » comme parve-
nues à un stade antérieur de la culture occidentale (à son enfance). Il n’existe
donc pas de progrès global de l’humanité (qui ne retiendrait que le critère
technique). Celui-ci se doit d’être relativisé : il n’existe donc que des progrès
locaux relatifs à certains critères et non à un seul critère.

ՠ Mots-clés
Progrès, culture, civilisation, technique, machines, racisme, Occident.

3.4. Une autre vision du changement : l’idée de régression

3.4.1. Du progrès au déclin (Spengler)


Les théoriciens du déclin rejettent l’idée selon laquelle le développement
historique est porteur de progrès. C’est le cas de Oswald Spengler dans Le
déclin de l’Occident1, publié en 1922.
Spengler rejette tout d’abord l’idée selon laquelle l’histoire des cultures
progresse de manière linéaire. Selon lui, le développement des cultures suit
au contraire un développement cyclique. Ce développement suit toujours les
mêmes phases. Une culture naît, entame ensuite une période de croissance,
atteint sa maturité, connaît le déclin puis meurt. Spengler compare chaque
culture à un organisme biologique. De la même manière qu’un organisme va
croître puis dépérir, une culture commence par s’étendre puis perd sa force,
avant de disparaître. Lorsqu’une culture meurt, elle cède la place à d’autres
cultures plus puissantes.

1. Oswald Spengler, Le déclin de l’Occident, chapitre 1 : Introduction.


Les critiques de l’idée de progrès 89

Selon Spengler, chaque culture possède une identité spécifique. Elles sont
séparées les unes des autres et ont des valeurs spécifiques. Il est donc impos-
sible de traduire les valeurs d’une culture dans celles d’une autre culture.
Ainsi, Spengler affirme que la culture occidentale a déjà entamé une
phase de déclin et qu’elle est donc sur le point de disparaître (la Première
Guerre mondiale serait d’ailleurs un des signes de cette future disparition).
Ce que Spengler nomme la « civilisation » représente alors le stade final dans
le développement d’une culture (ici la civilisation occidentale). Quand une
culture entre dans la période de la civilisation, elle est en perte de vitesse et
a déjà entamé son déclin. Quels sont alors les symptômes du déclin ?
Premièrement, une culture connaît le déclin quand ce qui est d’ordre
matériel a pris le pas sur ce qui est d’ordre spirituel. Ainsi, lorsque les
applications des sciences et des techniques ou l’économie prennent le pas
sur l’art ou sur la religion, il s’agit d’un signe de déclin (le fait de ne plus
lire par exemple).
Deuxièmement, il y a déclin quand une culture n’est plus capable
d’affirmer ses valeurs spécifiques. Le déclin a pour caractéristique le règne
du relativisme des valeurs. Il devient impossible d’effectuer une hiérarchie
entre les valeurs, d’élaborer des points de repère communs qui guident une
culture. Elle est désorientée en l’absence de valeurs pour la conduire et pour
se définir elle-même (par exemple selon Spengler le multiculturalisme est
signe de déclin). Troisièmement, une culture est en déclin quand elle ne
parvient plus à innover, à se renouveler. Autrement dit, elle ne parvient
plus à construire son avenir et demeure hantée par le passé. Elle se plonge
dans les productions passées avec nostalgie et se contente de reproduire ce
qui a été accompli par les générations précédentes. Ainsi, dans le domaine
artistique, une culture se contente d’imiter les œuvres produites dans le
passé, sans proposer de créations réellement nouvelles.

ՠ Mots-clés
Progrès, déclin, histoire, culture, civilisation.

3.4.2. Du déclin à l’effondrement (Diamond)


Le déclin de certains groupes humains pourrait conduire ces derniers
à l’effondrement, c’est-à-dire à leur disparition pure et simple. Cette thèse
est depuis des siècles au cœur de l’eschatologie*, et se manifeste de manière
prégnante dans le discours religieux. Les travaux scientifiques s’intéressent
également à la possibilité d’une disparition partielle ou totale de l’humanité.
Dans le livre Effondrement (2006), le géographe Jared Diamond explique ainsi
pourquoi certaines sociétés, qui étaient très puissantes à certaines époques,
ont fini par décliner et s’effondrer. Il cite le cas par exemple des habitants de
l’île de Pâques, des Mayas ou encore des Vikings au Groenland (les Mayas
constituaient la société la plus puissante d’Amérique).
90 Chapitre 2 • Sciences et progrès

Selon lui, l’effondrement d’une société est dû à plusieurs facteurs qui


peuvent ou non se combiner : les dégradations de l’environnement, les change-
ments climatiques, les relations avec des voisins hostiles, l’affaiblissement
des relations avec des partenaires commerciaux, l’incapacité pour la société
de s’adapter aux difficultés qu’elle rencontre. Ainsi, soutient-il, l’effondre-
ment des Mayas, qui commence au ix e siècle, est dû à l’interaction entre
plusieurs paramètres : une forte hausse de la pression démographique, de
grandes sécheresses dès le viiie siècle qui causent de nombreuses famines,
une agriculture insuffisamment diversifiée et centrée sur la culture d’un
aliment ayant une faible valeur nutritionnelle, des conflits et des guerres
internes au peuple maya, et enfin l’incapacité des rois mayas à s’adapter à
la crise. Ces derniers préfèrent consacrer les ressources à la construction
des temples en leur honneur plutôt qu’à aménager l’environnement naturel.
Ainsi la réflexion sur l’effondrement de certaines sociétés conduit certains
auteurs à réfléchir à une éventuelle disparition de l’ensemble de l’humanité
sous l’effet de catastrophes. Qu’est-ce qu’une catastrophe ? Ce terme vient
du grec « catastropha » qui veut dire « bouleversement, fin ». La catastrophe
peut donc être définie comme une transformation rapide et radicale d’origine
naturelle ou humaine pouvant mener à une forte dégradation, voire à la fin
brutale d’une situation. On retrouve l’idée de catastrophe dans l’imaginaire
collectif depuis des siècles. Par exemple dans la Bible, en l’occurrence l’épi-
sode de l’arche de Noé. Pour punir les pécheurs, Dieu décide de faire tomber
un déluge sur la Terre. On peut tout aussi bien prendre l’exemple du mythe
de Pandore. Dans la mythologie grecque, Pandore est la première femme.
Elle est associée au mythe de la boîte de Pandore. Pandore a été créée par
Zeus qui voulait se venger des hommes pour le vol du feu par Prométhée. Elle
épouse Epiméthée, qui est le frère de Prométhée. Zeus offre à Pandore une
boîte, qui contient tous les malheurs des hommes : la vieillesse, la maladie,
la guerre, la famine, la misère, la folie, la mort, la passion, l’orgueil, l’espé-
rance (qui renvoie ici à l’angoisse de l’attente).
Dans la lignée des thèses de Diamond, les travaux contemporains et
interdisciplinaires sur la « collapsologie » s’efforcent de comprendre les
mécanismes en vertu desquels la civilisation industrielle pourrait s’effon-
drer et les moyens éventuels pour ralentir ce processus. Tel est par exemple
le projet de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, dans l’ouvrage Comment tout
peut s’effondrer (2015). Ces derniers, croisant les données issues de diffé-
rentes disciplines, expliquent ainsi que l’effondrement à venir de la civilisa-
tion industrielle pourrait résulter de l’imbrication de phénomènes naturels
et de comportements humains (érosion des sols, fonte des glaces, réchauffe-
ment climatique, surpopulation, surconsommation…).

ՠ Mots-clés
Effondrement, crise, technique, avenir, catastrophe.
Encadrer le progrès 91

DÉFINITIONS
‫ ڀ‬Eschatologie
L’eschatologie, du grec « eschatos » (dernier) et « logos » (étude) est le discours sur
la fin des temps. Dans de nombreuses religions, cette fin est prophétisée dans les
textes sacrés (par exemple, « L’Apocalypse de Saint Jean » dans La Bible).

Pistes de réflexion : sujets possibles sur cette partie


• Progrès et liberté
• Progrès et inégalités
• Progrès scientifique et progrès social
• Le progrès existe-t-il ?
• Le progrès est-il un mythe ?
• Peut-on se passer de l’idée de progrès ?
• Le progrès peut-il être destructeur ?
• Le déclin
• La décadence

4. Encadrer le progrès
Après avoir pluralisé et limité l’idée de progrès, il convient dorénavant
de réfléchir aux moyens de l’endiguer et de le contrôler : comment encadrer
le progrès ?

4.1. Gestion des risques et modernité réflexive (Beck)


Les sociétés contemporaines raisonnent de plus en plus en termes
de risques. Elles ont en grande partie perdu l’innocence qui caractéri-
sait le monde occidental depuis le siècle des Lumières. C’est ce que montre
Ulrich Beck dans La société du risque. Beck (écrivant son ouvrage à l’époque
de Tchernobyl) explique que la question du risque est depuis le xxe siècle au
centre des sociétés modernes*. La raison de ce phénomène est d’une part
les catastrophes du passé (Hiroshima, guerres mondiales, génocides, etc.)
et d’autre part, la prolifération de nouveaux risques, aussi bien sur le plan
environnemental (réchauffement climatique), social (chômage) que privé
(divorce, par exemple).
La société du risque vient du passage de la « modernité indus-
trielle » à la « modernité réflexive ». La modernité industrielle se carac-
térise par un grand optimisme quant au progrès, particulièrement dans le
champ scientifique. Les individus pensent que les sciences apporteront le
92 Chapitre 2 • Sciences et progrès

bonheur et l’enrichissement (cf. supra. 2.1.1). Dans une optique résolument


inverse, la « modernité réflexive » est marquée par l’incertitude1. La moder-
nité est dite « réflexive » car elle s’interroge sur elle-même, réfléchit aux
conséquences néfastes des actions humaines. Elle ne cesse de raisonner en
termes d’« externalités négatives », c’est-à-dire en s’efforçant d’entrevoir les
effets néfastes de la production et de la consommation (nuisances visuelles
ou sonores, disparition des espèces, épuisement des ressources, etc.). Dans
la modernité réflexive, les hommes s’interrogent en permanence sur les
conséquences de la consommation et de la production. Par exemple, ils se
demandent si la production industrielle est respectueuse de l’environnement
ou si les produits consommés sont nocifs ou bénéfiques pour leur santé. Ils
n’ont de cesse de calculer les risques qui se rattachent à leurs actions (gluten,
O.G.M., vache folle, etc.).
La modernité réflexive a également pour trait la prise en charge
des risques par l’État. En effet, l’État, se fondant sur l’analyse scien-
tifique, définit pour tous ce qu’est un risque et s’il est légitime de courir
ce risque. Premièrement, il définit les dangers constituant un facteur de
risque. Deuxièmement, il calcule la probabilité que ce danger se manifeste.
Troisièmement, il estime la gravité du risque, notamment sur le plan environ-
nemental ou social. Enfin, il évalue l’acceptabilité du risque qui justifie ou
non la prise de risque. Il met en place des politiques publiques de gestion des
risques en définissant un rapport entre les coûts et les bénéfices. Cette gestion
des risques s’effectue parfois sans que les citoyens en soient tenus informés.
Ceci conduit régulièrement à un certain nombre de scandales lorsque les
citoyens découvrent les risques que l’État leur fait courir.
La modernité réflexive est le règne de l’incertitude, des controverses,
et du doute généralisé. Les individus sont angoissés et méfiants chaque
fois qu’une innovation technique apparaît. Cette méfiance se rapporte en
particulier à la science. Les citoyens font de moins en moins confiance aux
experts scientifiques. Ils sont conscients du fait que la science a commis ou
pourrait commettre des actes répréhensibles. Beck en appelle alors à l’action
de ce qu’il nomme « la sub politique », à savoir la réflexion et l’action politique
décentralisées du peuple qui se doit de contrôler le discours des experts ainsi
que la gestion étatique des risques2.

ՠ Mots-clés
Risque, technique, catastrophe, experts, modernité, État.

1. Ulrich Beck, La société du risque, chap.1 : Logique de la répartition des richesses


et logique de la répartition des risques.
2. Ulrich Beck, La société du risque, chap.8 : Pas de limites à la politique : gestion
politique et mutation technico-économique dans la société du risque. (Traduction
L. Bernardi).
Encadrer le progrès 93

DÉFINITIONS
‫ ڀ‬Modernité
Au sens historique, le terme « modernité » renvoie à ce que l’on nomme les Temps
Modernes, de la Renaissance au monde contemporain.

4.2. Heuristique de la peur et catastrophisme éclairé


(Jonas, Dupuy)
Jonas propose quant à lui dans le Principe de responsabilité1 une vision
volontairement très pessimiste de la technologie. Selon lui, il faut juger le
développement des technologies en fonction des risques, des dangers,
des malheurs inédits que cette évolution pourrait engendrer. Afin
d’éviter les catastrophes futures, il est même préférable de surestimer les
risques et de sous-estimer les bénéfices que le contraire. En effet, l’homme
par le développement cumulatif de la technique court le risque de détruire
la nature qui ne parvient alors plus à s’autoréguler. Ainsi la puissance de la
technique crée un nouveau type de problèmes éthiques inédits jusqu’alors
puisque ce sont les conditions d’existence des générations futures qui sont
menacées. L’autodestruction de l’humanité devient une possibilité réelle.
Sur fond de cette menace grandissante de la technique, Jonas propose
un concept de responsabilité renouvelé. Traditionnellement, la respon-
sabilité consiste à devoir répondre de ses actions passées ou présentes. Or,
dorénavant, la responsabilité devant la menace technique porte sur l’avenir,
sur ce qui n’est pas encore, à savoir la possibilité même de la perpétuation
des générations futures. Un nouveau devoir apparaît alors, dont l’objet est
de rendre possible l’avenir des générations futures. Mais comment rendre
effectif un tel impératif ?
Un des moyens pour que cet impératif devienne effectif est de mettre en
place ce que Jonas appelle une « heuristique de la peur ». L’heuristique
(du grec ancien « eurisko », signifiant « je trouve ») désigne l’art de la décou-
verte. Ici, Jonas veut dire que la peur sert à la découverte de ce qui peut
menacer l’humanité, dans la mesure où le péril à venir reste en grande
partie indéterminé. Il s’agit de prendre conscience de la valeur de ce qui est
en jeu avant même de connaître précisément la nature exacte du danger. La
peur n’est donc pas à attendre au sens d’un sentiment pathologique, c’est-à-
dire subi et qui paralyse. Au contraire, elle a une fonction mobilisatrice : elle
pousse l’homme à l’action. Pour Jonas, la capacité à éprouver de la peur est une

1. Hans Jonas, Le Principe de responsabilité, Préface et chap. 1 : Transformation de


l’essence de l’agir humain, VII, VIII, et IX. (Traduction Jean Greisch).
94 Chapitre 2 • Sciences et progrès

vertu et même un sentiment moral : nous devons avoir peur car nous devons
nous soucier du sort de l’humanité et de la nature et orienter nos actions en
fonction de cette peur. Au contraire, l’indifférence au sort de l’humanité et
de la nature est un vice qu’il faut surmonter. Comme l’écrit Jonas :

La prophétie de malheur est faite pour éviter qu’elle ne se réalise et se gausser


ultérieurement d’éventuels sonneurs d’alarme en leur rappelant que le pire
ne s’est pas réalisé serait le comble de l’injustice ; il se peut que leur impair
soit leur mérite1.

Ainsi la peur nous aide à agir avant qu’il ne soit trop tard, c’est-à-dire
avant que les catastrophes ne se produisent. La théorie de Jonas a beaucoup
inspiré ce qu’on appelle le « principe de précaution* ». L’idée fondamentale
de ce principe est que dans une situation d’incertitude face aux effets d’une
technologie, il est préférable d’agir de la manière la plus prudente possible.
Il faut s’efforcer de minimiser les risques en prenant toutes les précautions
possibles. Certains groupes humains préparent ainsi l’arrivée d’une catas-
trophe planétaire. C’est le cas des survivalistes aux USA. Ils se préparent
en apprenant des techniques de survie et en construisant des bunkers en
cas de catastrophes.
Dans la lignée de Jonas, Jean-Pierre Dupuy dénonce dans Pour un catas-
trophisme éclairé l’aveuglement des populations face aux risques de catas-
trophe planétaire. Dupuy propose de modifier le regard que les hommes
portent sur les catastrophes pour considérer la disparition de l’espèce
humaine comme une réelle possibilité. Sa thèse part d’un paradoxe : au
xxi e siècle, l’humanité a déjà connu de très grandes catastrophes comme la

Shoah, Hiroshima et Nagasaki, ou Tchernobyl qui sont des catastrophes


provoquées par les actions humaines et qui ont des effets dévastateurs sur
l’environnement et sur des millions de personnes. Mais en dépit de cette
connaissance, les hommes refusent de penser que les catastrophes passées
pourraient se produire à nouveau à l’avenir. Il y a un véritable aveuglement
des populations et des scientifiques quant à la possibilité de futures catas-
trophes qui les incite à sous-estimer le risque d’une extinction de l’humanité.
Les populations ont même tendance à rejeter violemment ceux qui prédisent
les catastrophes. Ceux-ci sont traités d’« oiseaux de malheur » et font souvent
l’objet de moqueries. Ils n’ont pas envie de prendre au sérieux l’imminence
de la catastrophe Autrement dit, les populations vivent dans l’aveuglement
volontaire ou le déni. Dupuy écrit :

Ce n’est pas l’incertitude, scientifique ou non, qui est l’obstacle, c’est l’impos-
sibilité de croire que le pire va arriver2.

1. Hans Jonas, Le Principe de responsabilité, chap. IV : Le bien, le devoir et l’être :


théorie de la responsabilité, V. (Traduction Jean Greisch).
2. J.-P. Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, chap. 8 : Savoir n’est pas croire.
Encadrer le progrès 95

Si les hommes refusent d’entrevoir la catastrophe à venir, ce n’est pas


tant en raison d’un manque d’informations que d’un manque de croyance et
de motivation. Les hommes sont réticents au changement. Ils ne veulent pas
modifier leurs habitudes quotidiennes pour éviter la catastrophe. Ils se sont
accoutumés à un certain mode de vie et ne veulent plus y renoncer. Ainsi,
la majorité des populations sait que le changement climatique risque forte-
ment de provoquer des catastrophes. Mais cela ne les incite pas pour autant
à abandonner leurs habitudes de consommation profondément enracinées.
Prenons l’exemple des ondes wifi. Si les études montrent qu’à grandes doses,
celles-ci peuvent provoquer de très graves tumeurs au cerveau et augmen-
tent le risque de mort, la plupart des individus y renoncent-ils pour autant ?
Dupuy propose donc un « catastrophisme éclairé », c’est-à-dire de raison-
ner comme si une apocalypse allait se produire. Pour lui, les hommes doivent
volontairement être pessimistes quand ils se projettent dans l’avenir. Le fait
de se projeter dans une catastrophe possible nous invite à être plus prudents,
à faire davantage attention à nos actions au présent.

ՠ Mots-clés
Catastrophe, avenir, peur, éthique, responsabilité, nature, écologie.

ZOOM   Le principe de précaution


Le principe de précaution est un principe philosophique visant à instaurer des
mesures pour anticiper les risques liés aux développements des sciences et des
techniques (tout particulièrement pour l’environnement et la santé). Ce principe
est formulé pour la première fois en 1992 dans le Principe 15 de la Déclaration de
Rio : « En cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certi�-
tude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard
l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environ-
nement ». En France, la loi n° 95-101 du 2 février 1995 (dite loi Barnier) énonce le
principe de précaution de la façon suivante : « l’absence de certitudes, compte
tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retar-
der l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque
de dommages graves et irréversibles à l’environnement à un coût économique-
ment acceptable ». Le principe de précaution stipule donc que dans une situation
d’incertitude face aux effets d’une technologie, il est préférable d’agir de la manière
la plus prudente possible en minimisant les risques. À la différence de la préven-
tion (risques avérés), la précaution concerne les risques potentiels (réchauffement
climatique, ondes des téléphones portables…). La Charte de l’Environnement de
2004 a spécifié le champ d’application du principe de précaution en lui donnant un
sens sensiblement différent : selon cette charte, seules les autorités publiques ont
le pouvoir d’appliquer le principe de précaution en développant des programmes
de recherche pour lever les incertitudes.
96 Chapitre 2 • Sciences et progrès

4.3. Limiter le progrès par le droit et la morale :


de l’écologie à la bioéthique

4.3.1. Le contrat naturel (Serres)


La régulation des progrès techniques peut également avoir pour
effet de modifier les dispositions juridiques en vigueur. Tel est le projet
de Michel Serres dans Le contrat naturel (1990). Serres soutient que les
hommes doivent modifier leur relation avec la nature en raison des dévelop-
pements techniques et de l’expansion de l’espèce humaine sur l’ensemble du
globe. Dans ce cadre, il est nécessaire selon lui de mettre en place un contrat
naturel, similaire au contrat social, et faisant de la nature un sujet de droit.
Les droits de la nature, dans cette perspective, constituent un
prolongement logique de l’extension des droits à l’intérieur de l’espèce
humaine. Ainsi, tandis que les droits civiques durant l’histoire étaient réser-
vés à une minorité d’individus (par exemple les mâles adultes dans la Grèce
antique), ils se sont progressivement étendus aux femmes, aux enfants, aux
étrangers, comme l’atteste la Déclaration Universelle des droits de l’homme.
Toutefois, précise Serres, une telle déclaration n’est véritablement univer-
selle que si elle prend en compte les objets en faisant de ces derniers non
plus simplement des instruments pour la domination humaine, mais aussi
des sujets de droits. Le contrat naturel pourrait ainsi donner lieu à une
« déclaration des droits de la nature », similaire à la déclaration des droits
de l’homme. Ce contrat naturel est en effet nécessaire à l’aune des dangers
que l’homme fait courir à la biosphère, dont il fait partie : « […] il nous faut
donc à nouveau, sous menace de mort collective, inventer un droit pour la
violence objective ».
Le contrat naturel, comme le contrat social, est à cet égard un contrat
tacite entre l’homme et la nature. Loin de tout animisme, il ne s’agit pas
d’attribuer une quelconque volonté contractuelle à la nature, mais simple-
ment d’agir comme si un contrat avait été signé avec elle. Ce contrat naturel
est une condition, un présupposé de la vie en commun. Serres développe
une image pour souligner ce point : l’homme qui occupe toute la Terre est
semblable à des marins qui naviguent sur un bateau. La Terre comparée à
un bateau, est un espace limité. Ces marins ont signé un contrat tacite pour
ne pas s’agresser et coopérer mutuellement. Mais ils ont également admis
de manière tacite qu’il ne fallait pas endommager leur bateau, afin de ne pas
couler. De la même façon, les hommes ne doivent pas endommager la planète
de manière à préserver leur propre bien-être.
L’idée d’un « contrat naturel » a bel et bien un sens aujourd’hui
sur le plan juridique. En témoignent par exemple les procès qui peuvent
opposer les pollueurs à des parcs ou des forêts considérés comme des agents
Encadrer le progrès 97

juridiques. Par exemple, il existe actuellement diverses tentatives pour faire


reconnaître juridiquement les « écocides », c’est-à-dire les actions humaines
qui ont pour effet d’endommager gravement ou de détruire l’écosystème.

ՠ Mots-clés
Contrat, nature, droit, technique.

ZOOM La notion de développement durable


La notion de développement durable (sustainable development en anglais) a pour
but de prendre en compte les répercussions de la croissance économique sur l’envi-
ronnement et la société. Cette notion a été élaborée pour la première fois dans le
rapport de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de
l’Organisation des Nations Unies (dit également « rapport Bruntland »). Ce rapport
stipule que le développement durable « […] répond aux besoins du présent sans
compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ». Sur
le plan éthique la notion de développement durable s’inscrit dans le cadre de ce
qu’on appelle la justice intergénérationnelle. Elle implique l’idée qu’un développe-
ment excessif peut créer des injustices dont les générations futures pourraient être
victimes. Une croissance en accord avec le développement durable ne doit donc
pas mettre en danger la capacité des générations futures à satisfaire ses besoins
primaires ou à vivre de manière à développer ses capacités.

4.3.2. L’éthique animale (Singer)


Dans La libération animale, Peter Singer propose quant à lui de modifier
la vision que les hommes ont des animaux. Il défend plus précisément ce qu’il
nomme l’ « égalité de considération » entre les hommes et les animaux1.
L’égalité de considération n’est pas une égalité de traitement. Il ne s’agit pas
de traiter les animaux exactement comme on traite les hommes dans toutes
les circonstances. Il s’agit d’accorder autant de considération aux intérêts des
animaux, même si ces derniers sont différents des intérêts humains. L’égalité
de considération des animaux se fonde alors sur deux critères.
D’une part, il s’agit de la capacité à souffrir. Les hommes doivent prendre
en compte le fait que les animaux souffrent et qu’ils ont un intérêt à ne pas
souffrir. Il faut, autrement dit, prendre en compte le fait que des animaux
préfèrent ne pas souffrir que souffrir et tenir compte de cette préférence.
D’autre part, il est nécessaire de prendre en compte la capacité à se proje-
ter dans l’avenir. Les êtres qui sont capables de former une idée de leur
avenir sont donc des personnes dignes de respect.

1. Peter Singer, La libération animale, chap. 1 : tous les animaux sont égaux. (Traduction
Louise Rousselle).
98 Chapitre 2 • Sciences et progrès

Singer explique que les intérêts des animaux ont été très peu pris
en compte durant l’histoire de l’humanité. En effet, jusqu’à une époque
très récente, on affirmait que l’homme était supérieur aux animaux et devait
les dominer. Cette thèse se retrouve dès la Genèse dans La Bible et domine
durant la majeure partie de l’histoire humaine. Ainsi l’humanité a fait preuve
de spécisme à l’égard des animaux. Le spécisme est défini par Singer de la
façon suivante :

Le spécisme est un préjugé ou une attitude de parti pris en faveur des intérêts
des membres de sa propre espèce et à l’encontre des intérêts des membres
des autres espèces1.

Pour Singer, le spécisme est similaire au racisme. De la même façon


que les hommes ont fait subir des discriminations à d’autres hommes en raison
de leur race, ils font subir des discriminations aux animaux en raison de leur
appartenance à d’autres espèces. Singer propose donc de libérer les animaux,
comme on a libéré par le passé les Noirs, les homosexuels ou les femmes. La
libération des animaux concerne plus précisément deux domaines : les expéri-
mentations dans les laboratoires et l’élevage des animaux, en particulier l’éle-
vage industriel dans le cadre de l’industrie agro-alimentaire.
Singer est utilitariste. Il n’affirme pas qu’il faut absolument supprimer
toute souffrance des animaux, mais qu’il faut la réduire au maximum quand
elle n’a pas d’utilité pour la collectivité. Ainsi, de nombreuses expériences
en laboratoire ne sont pas utiles car elles n’apportent pas de connaissances
nouvelles ou car leurs résultats sont difficilement transposables à l’homme.
Ces souffrances inutiles doivent donc être évitées (radiations, chocs électriques,
absorption de substances toxiques, isolement dès la naissance). Les expériences
qui sont les moins utiles sont celles qui n’ont pas de portée médicale, comme
les expériences sur des cosmétiques. De plus, dans le cadre de l’élevage indus-
triel, les animaux subissent de nombreuses maltraitances qui doivent être
évitées. Ainsi, les animaux sont souvent élevés dans des conditions extrême-
ment inconfortables qui augmentent leur stress et nuisent gravement à leur
état de santé. Ils sont par exemple confinés dans des espaces extrêmement
réduits ou privés de lumière. Singer se prononce par conséquent en faveur
du végétarisme. Pour lui, les êtres humains doivent cesser de manger de la
viande animale. La consommation de viande constitue un soutien au système
d’exploitation des animaux. Le régime végétarien contribue au contraire à
leur libération.
Enfin, pour Singer, la libération des animaux doit se construire
progressivement grâce à une réforme du droit. Il faut mettre en place de
nouvelles lois qui encadrent les usages qui sont faits des animaux et inter-
disent les pratiques qui les font souffrir inutilement. Antérieurement aux

1. Peter Singer, La libération animale, chap. 1 : tous les animaux sont égaux. (Traduction
Louise Rousselle)
Encadrer le progrès 99

thèses de Peter Singer, la prise en compte de la souffrance animale au cours


des expérimentations a été thématisée et a donné lieu à la fin des années
cinquante à la règle des trois « R »*.

ՠ Mots-clés
Éthique, expérimentation, élevage, animal, spécisme, végétarisme, égalité,
liberté.

ZOOM La règle des trois « R »


La règle des « trois R » est un principe utilisé en bioéthique et élaboré par les biolo-
gistes William Russell et Rex Burch. On la retrouve énoncée en particulier dans
l’ouvrage The Principles of Human Experimental Technique (1959). Cette règle vise
initialement à favoriser la protection des animaux dans le cadre de la recherche
scientifique. Les trois R sont les initiales de réduire (reduction), raffiner (refine-
ment) et remplacer (replacement). Réduire exige de diminuer autant que possible
le nombre d’animaux qui peuvent être utilisés pour une expérimentation (par
exemple en évitant de répéter des expériences inutiles). Raffiner exige d’optimiser
les méthodes grâce auxquelles on pratique l’expérimentation, en particulier pour
soulager ou supprimer la souffrance et le stress éprouvés par les animaux parti-
cipant à l’expérimentation (agrandissement des espaces, anesthésie…). Remplacer
signifie substituer des méthodes alternatives à l’expérimentation sur les animaux
lorsque c’est possible (simulations informatiques par exemple).

4.3.3. Les principes de la bioéthique (Hottois)


L’encadrement du progrès technique a donné naissance dans les
dernières décennies à un champ de réflexion interdisciplinaire :
la bioéthique. C’est ce qu’explique Gilbert Hottois dans Qu’est-ce que la
bioéthique ? (2004). Comme le précise Hottois, ce champ de réflexion fait
intervenir des scientifiques, philosophes, sociologues, juristes, théologiens.
Ces derniers se réunissent en particulier dans des comités d’éthique pour
prendre des décisions portant notamment sur les usages du corps humain.
Tel est le cas, en France, du CCNE (Comité consultatif national d’éthique)
qui émet régulièrement des avis rendus publics sur des sujets de réflexion
divers et variés concernant par exemple les questions suivantes :
– Le statut du corps pré-natal. Les embryons et les fœtus sont-ils des
personnes dotées de droits juridiques et moraux ? Selon quels critères peut-on
leur assigner des droits ? (Problème de l’avortement, de la fécondation in vitro).
– La commercialisation du corps humain et de ses parties. Peut-on attri-
buer une valeur économique au corps ou aux parties du corps ? Faut-il autori-
ser la vente des organes humains ? Faut-il autoriser la gestation pour autrui,
la rémunération du don de sperme ou d’ovocytes ?
100 Chapitre 2 • Sciences et progrès

– La confidentialité des données personnelles. Faut-il révéler l’identité des


donneurs de sperme ou d’ovocytes à leurs descendants ou faut-il préserver
leur anonymat ? Doit-on révéler des informations en dehors du cadre médical ?
– Les transformations du corps à des fins médicales. Quelles sont par
exemple les limites éthiques et juridiques des greffes ?
– Les transformations du corps à des fins non médicales. Selon quels
critères peut-on tracer la frontière entre guérir, soigner et augmenter ?
– La gestion de la mort. Peut-on autoriser le fait de tuer ou de laisser mourir
une personne ? (débat sur l’euthanasie). Dans quelles conditions faut-il prati-
quer ou non la réanimation ?
– Le statut du corps post-mortem. Quelles sont les limites des usages du
cadavre ?
Ainsi la bioéthique veut instaurer un ensemble de lois, de normes,
de principes qui ont pour finalité d’encadrer toutes ces pratiques. Un
des premiers textes de bioéthique est ainsi le code de Nuremberg*, réglemen-
tant l’usage du corps humain dans le cadre des expérimentations. Par exemple,
dans le droit français, il existe deux principes fondamentaux qui encadrent
les usages du corps. Le premier principe est le principe d’indisponibilité
du corps humain. Ce principe est affirmé par la Cour de Cassation (plus
haute instance juridique française). Selon ce principe, le corps n’est pas
une chose qui peut faire l’objet d’un contrat ou d’une convention. Il est donc
indisponible pour des usages contractuels, ni pour l’État, ni pour des parti-
culiers. Le corps n’est pas un objet qui peut être utilisé librement. Selon le
principe d’indisponibilité, l’homme ne peut pas totalement disposer de son
corps. Le deuxième principe est, quant à lui, le principe de non-patrimonia-
lité du corps humain. Ce principe se réduit aux contrats de nature lucra-
tive. Il affirme que le corps d’un individu ne fait pas partie des biens que cet
individu possède. Il se distingue par exemple d’un bien mobilier ou immobi-
lier. Ce principe est affirmé dans l’article 16-1 du Code civil : « Chacun a droit
au respect de son corps. Le corps humain est inviolable. Le corps humain,
ses éléments et ses produits ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial. »

ՠ Mots-clés
Éthique, corps, santé, norme, loi.
Encadrer le progrès 101

ZOOM Le code de Nuremberg (1947)


Le « code de Nuremberg » est une liste de dix critères énoncés dans le procès des
médecins de Nuremberg (1946-1947). Ces critères stipulent les conditions dans
lesquelles doivent être menées les expérimentations sur les êtres humains pour
être reconnues comme acceptables. Le code insiste notamment sur le fait que « le
consentement volontaire du sujet humain est absolument essentiel » (article 1), ou
de la possibilité pour le sujet humain de « mettre un terme à l’expérience s’il a atteint
l’état physique ou mental où la continuation de l’expérience lui semble impossible »
(article 9). Bien que le code de Nuremberg synthétise des principes déjà reconnus
depuis le début du xxe siècle, il s’agit bien du premier texte international, à visée
universelle, sur la question de l’expérimentation humaine.

Pistes de réflexion : sujets possibles sur cette partie


• Faut-il avoir peur de la technique ?
• Les limites du progrès
• Les excès du progrès
• Éthique et progrès
• Le développement durable
• Le progrès humain
• La bioéthique
• Le droit des animaux
• Le droit de la nature
• Protéger la nature
102

Schémas

Progrès cumulatif Progrès exponentiel Évolutionnisme (Spencer)

Le déclin L’effondrement

Les déclins organiques Le progrès dialectique


des civilisations (Spengler)

Figures du progrès et de la régression


103

Fiches de lecture

FICHE 1 Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne1

Renouvelant le roman gothique ou plus précisément le genre de l’épouvante


apparu à la fin du xviiie siècle, le Frankenstein de Mary Shelley, publié en 1818
et écrit à l’âge de 19 ans, est devenu le prototype de la science-fiction. Il ne
s’agit plus alors de mettre en scène des êtres surnaturels dans des châteaux
hantés, que ce soit des spectres, des incarnations sataniques, etc. mais bien
un être vivant créé dans un laboratoire de la main de Victor Frankenstein,
qui au-delà de son apparence monstrueuse, hideuse, semble bien humain. La
créature de Frankenstein n’a rien d’une bête réduite aux cris et aux grogne-
ments : celui-ci sait argumenter froidement et donne même dans l’effusion
des sentiments (le roman de Mary Shelley appartenant au genre romantique).
Il est toutefois pourvu d’une force extraordinaire et d’un pouvoir « surnatu-
rel » de se dérober aux regards humains tout en étant omniprésent. Il semble
alors toujours là où son créateur se trouve, comme son ombre portée, son
double démonique.
Il est donc question dans ce roman des limites des pouvoirs de la science :
jusqu’où la science peut-elle aller ? Quelles sont les limites morales et
religieuses du progrès scientifique ? N’y a-t-il pas une profonde vanité de
l’homme à se prendre pour un Dieu créateur ?

1. La science du xixe siècle : la vie comme électricité


Si le roman de Mary Shelley est devenu le prototype de la science-fiction
en rupture avec le roman gothique exaltant la magie, c’est tout d’abord parce
qu’il trouve son ancrage dans la science, et plus précisément la science d’ins-
piration animiste de l’époque de Mary Shelley. Frankenstein a en effet été
créé sur une table de dissection où des membres inertes de morts simple-
ment assemblés les uns aux autres sont animés par un principe de vie qui
prend la forme de l’électricité :

[…] je rassemblai autour de moi les instruments qui devaient permettre de


faire passer l’étincelle de vie dans la créature inerte étendue à mes pieds2.

La vie est bien assimilée à une étincelle qui agit comme un courant
électrique et anime la créature. À la fin du xviiie siècle le savant Galvani émet
l’hypothèse de la nature électrique des forces vitales qui font mouvoir les

1. Éditions GF Flammarion.
2. Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne, chapitre V. (Traduction
Germain d’Hangest).
104 Chapitre 2 • Fiches de lecture

membres des corps sensibles. La vie qui se manifeste par l’activité cérébrale
ou la sensibilité est de nature nerveuse. Et cette nervosité se traduit par l’élec-
tricité. Tout le roman de Shelley est par ailleurs empreint de cette nervosité :
les personnages (en l’occurrence Victor ainsi que sa créature) sont agités par
des sentiments soit enthousiastes et délicats, soit ils sont foudroyés par la
haine et le plus grand désespoir.
Enfin, il est difficile pour le lecteur de passer à côté de la référence à
Prométhée qui figure dans le titre de l’œuvre. L’électricité remplace ici le
feu, symbole de la connaissance que le Titan Prométhée vole aux dieux pour
le donner aux hommes.

2. Le rapport créateur-créature : l’indétermination de la créature


de Frankenstein
La dimension horrifiante de la créature de Frankenstein ne vient pas
seulement de son apparence hideuse mais aussi de son origine. Le roman
est alors traversé par le problème théologique du rapport de la créature à
son créateur et inversement. Le rapport avec Le Paradis perdu de Milton est
alors à plusieurs reprises explicite dans le texte puisqu’il est le livre de chevet
du monstre de Frankenstein. Le Paradis perdu de Milton relate la chute de
Satan en enfer puis celle d’Adam sur Terre. La créature de Frankenstein
entretient alors un rapport ambivalent face à cette œuvre car elle s’identi-
fie tantôt à Adam qui n’entretient aucun lien avec le reste de la création et
qui est frappé par la fatalité, tantôt à Satan qui est condamné à la solitude
et rongé par l’envie.
Ainsi le monstre de Frankenstein est rejeté du fait de son origine artifi-
cielle, artifice qui se manifeste par son aspect extérieur qui n’est qu’assem-
blage de parties disjointes. Toutefois Mary Shelley ajoute au Paradis perdu
la haine invétérée de la créature pour son créateur.
C’est alors le statut de la créature de Frankenstein qui est en jeu. Il est
important de souligner que celle-ci n’est jamais nommée, ce qui marque le
refus de son humanisation par son créateur et par le reste de l’humanité.
Elle est donc en quête perpétuelle de son identité, quête qui ne fait que la
ramener indéfiniment à son créateur. Inversement, Victor Frankenstein fuit
d’abord sa créature puis la poursuit. Il ne semble pas pouvoir se détacher de
sa créature, comme si l’un ne pouvait exister sans l’autre. On retrouve ici la
figure ambiguë du double.

Ma personne était hideuse, ma taille gigantesque. Que signifiait tout cela ? Qui
étais-je ? Qu’étais-je ? Quelle était mon origine, ma destinée ? Ces questions
revenaient sans cesse mais j’étais incapable de les résoudre1.

1. Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne, chapitre XIII. (Traduction


Germain d’Hangest).
Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne 105

La créature de Frankenstein n’est ni complètement humaine par son


aspect extérieur et son origine ni totalement inhumaine par la rationa-
lité et les sentiments raffinés qu’elle peut mettre en œuvre. C’est bien aussi
elle-même qui entretient ce rapport ambivalent : « Qui étais-je » la créature
s’élève à l’humain, mais aussi « qu’étais-je », elle se déshumanise en se rédui-
sant à une bête hideuse. La créature de Frankenstein se trouve très exacte-
ment à la frontière de l’humain et de l’inhumain. Le problème est donc celui
de son identité et de sa différence avec l’homme. Son rejet de l’humanité (et
d’abord celui de son créateur) vient donc de la zone d’indiscernabilité dans
laquelle elle se trouve et de la haine suscitée par ce qui ne peut être classé,
rangé dans des catégories bien déterminées.

3. Les limites éthiques du pouvoir de la science


Le rapport créateur-créature pose par conséquent le problème des limites
du pouvoir de la science.
D’une part, à l’instar de Prométhée qui vola le feu aux dieux et osa par
là les défier, c’est d’abord l’hubris de la connaissance, sa démesure qui est
condamnée dans le roman de Shelley. En effet, Frankenstein, jeune savant
enthousiaste pourvu d’une insatiable curiosité, n’a pas pour but principal de
créer la vie mais aussi de la réanimer. Il est remarquable que ces recherches
acharnées prennent place après la mort de sa mère. Cette quête n’est d’ail-
leurs pas sans lien avec le projet transhumaniste de reculer indéfiniment la
mort (cf. cours). Le pouvoir démiurgique de Victor Frankenstein (celui de
produire la vie) donne ainsi naissance à une créature vivante qui échappe
fatalement à son créateur : d’abord par sa laideur qui n’a pu être contrôlée
malgré le choix avisé de chacune des parties pour leur beauté propre, puis
par sa volonté qui va de l’action vertueuse au projet d’une destruction du
bonheur de son créateur. Un rapprochement avec les problèmes bioéthiques
contemporains peut tout à fait être envisagé comme celui des bébés éprou-
vettes ou encore celui du clonage.
D’autre part, la monstruosité morale de la créature n’est pas tant naturelle,
que le fait de son créateur et du reste des hommes. Victor Frankenstein,
constatant la laideur de sa créature, la délaisse et se désengage moralement
d’elle. En la créant, celui-ci n’a ressenti aucunement le souci de son intégra-
tion et de la possibilité de son bonheur. Tel est le grief principal du monstre
envers son créateur. Suscitant l’effroi, la créature de Frankenstein est donc
condamnée à l’exil et nourrit progressivement une haine infinie pour son
créateur et pour le genre humain. L’origine de sa violence est donc la société
des hommes. On retrouve ici une thèse d’inspiration rousseauiste selon
laquelle c’est bien la société qui dénature l’homme. En cela fidèle à l’empi-
risme, le monstre est d’abord vierge de toute connaissance et de toute consi-
dération morale. Il n’est donc pas en sa nature mauvais : ce qu’il devient est
tiré de son expérience. Son comportement criminel est donc bien acquis,
106 Chapitre 2 • Fiches de lecture

c’est-à-dire s’avère être la conséquence du manque de considération. C’est


pourquoi, la créature, sensible au bonheur simple et bucolique d’une famille
de paysans qu’il observe secrètement, exige pour remédier à son malheur
une autre créature, une femme aussi hideuse, avec qui il pourra s’unir.
À travers ce qui est devenu un véritable mythe, Shelley nous dépeint les
écueils du progrès technique qui, s’il n’est pas régulé, porte en lui les germes
du mal. Au cours de l’intrigue, le lecteur assiste à l’indistinction progressive
du créateur et de sa créature, de telle sorte que le lecteur est en droit de se
demander si ce n’est pas le créateur lui-même qui se révèle être le véritable
monstre.
Nick Bostrom, Superintelligence 107

FICHE 2 Nick Bostrom, Superintelligence1

L’intelligence est l’instrument de la domination de l’homme sur la nature


et sur les autres espèces. Si un jour est créée une intelligence supérieure à
celle de l’humanité dans tous les domaines, soit une superintelligence, alors
il est tout à fait probable que les hommes dépendront de cette machine. Bien
entendu, c’est l’homme lui-même qui est à l’origine de cette machine et qui
conduit le processus. Mais le contrôle d’une telle machine serait difficile car
comment penser à l’avance tous les problèmes inédits que pourrait poser une
superintelligence ? Nick Bostrom, philosophe suédois, appartenant au courant
du transhumanisme modéré, tente de mettre en exergue les éventuelles
menaces créées par une telle super intelligence. Son hypothèse de travail
est qu’il est certain qu’une superintelligence va advenir d’ici la fin du siècle.

Premier moment (chap. 1 à 2) : quelles sont les hypothèses


sur le processus qui pourrait donner naissance
à la superintelligence ?
Bostrom commence par interroger l’histoire de l’intelligence artificielle
(I.A.) et le chemin qui mène à cette superintelligence.
La Seconde Guerre mondiale a vu la naissance de l’ordinateur, c’est-à-
dire de la machine à intelligence générale, à savoir qui présente des capaci-
tés d’apprendre, de raisonner, de traiter des informations complexes. L’I.A.
est, quant à elle, apparue en 1956 lors du Darmouth Summer Project où dix
savants ont partagé leurs recherches sur ce sujet. À sa suite, ont été dévelop-
pées de nombreuses applications spécialisées pour par exemple résoudre des
calculs mathématiques, des tests de Q.I. ou encore concevoir des robots qui
intègrent le raisonnement à la perception et pour gérer l’activité physique.
Le problème s’est alors posé de généraliser de tels programmes, notam-
ment à cause du manque de puissance de calcul. C’est alors à partir des années
quatre-vingt-dix que le développement est relancé grâce à l’invention d’algo-
rithmes génétiques et des réseaux neuronaux, permettant au programme
d’apprendre à partir de leur expérience. On vise alors à optimiser l’usage de
l’information disponible par la généralisation des statistiques bayésiennes.
Les statistiques bayésiennes prennent en effet en compte les croyances de
l’agent puisqu’à mesure que l’agent fait des observations, les probabilités se
concentrent sur certaines possibilités plutôt que d’autres. Ainsi l’I.A., forte
de ces progrès, est parvenue à dépasser l’homme dans de nombreux domaines
comme les jeux (jeu de dames, jeu d’échecs, jeu de go, etc.). Toutefois, précise
Bostrom, il ne s’agit encore là que d’algorithmes spécialisés et non d’intelli-
gence générale. Le programme d’une intelligence générale consiste alors à

1. Éditions Dunod, 2014.


108 Chapitre 2 • Fiches de lecture

réussir à faire ce que les hommes font sans y penser. On la retrouve dans des
logiciels de gestion des stocks, dans les réseaux de transactions boursières
et financières, dans l’apprentissage automatique (comme le montre Google©).
Cette histoire de l’I.A. rapidement résumée, il s’agit de se demander
comment va naître la superintelligence. Bostrom commence par rendre
compte de l’hypothèse de la superintelligence à partir d’un argument d’ins-
piration évolutionniste : puisque l’évolution naturelle, à savoir un mécanisme
aveugle, a produit l’intelligence humaine, les ingénieurs seront capables de
faire au moins aussi bien. Mais comment ? Bostrom distingue alors quatre
chemins pour atteindre cette superintelligence. 1. La première voie est celle
de l’émulation du cerveau entier soit la tentative de scanner et de modéliser
la structure du cerveau. L’avantage d’une telle voie c’est qu’elle n’implique
pas le besoin de comprendre le cerveau humain mais de le copier. Cependant,
elle exige des capacités techniques très développées, comme savoir quelles
synapses sont excitatrices, lesquelles sont inhibitrices. 2. La deuxième voie
est la cognition biologique, à savoir l’amélioration des capacités biologiques
par le développement de la génétique et de la neurobiologie. Par exemple, les
nootropes permettent d’augmenter les capacités du cerveau. 3. La troisième
voie est celle des interfaces cerveau-machine qui consiste à augmenter par
les machines les capacités cognitives de l’homme (c’est le cyborg). D’abord
dédiées aux handicaps et maladies, ces interfaces peuvent être destinées
aux personnes en bonne santé. Toutefois, la limite de telles interfaces c’est
qu’au contraire des ordinateurs, le cerveau n’utilise pas une mémoire ni des
systèmes de représentations standardisés comme le font les logiciels. Chaque
cerveau développe plutôt ses propres représentations. 4. La quatrième voie
est celle des réseaux et organisations, ce qui signifie que la superintelli-
gence pourrait émerger du renforcement progressif des réseaux et organi-
sations existants. Elle serait donc de nature collective.

Deuxième moment (chap. 3 à 8) : que va-t-il se passer au moment


du développement de la superintelligence ?
Une fois identifiées les voies qui pourraient mener à une superintelli-
gence, il reste à savoir ce qui motiverait l’utilisation de tels superpouvoirs
par cette superintelligence.
Bostrom part de deux hypothèses différentes : l’orthogonalité, c’est-à-
dire le fait que la superintelligence peut mettre tout son potentiel au service
de toute fin possible et imaginable et la convergence instrumentale, c’est-
à-dire que plusieurs objectifs liés à l’optimisation seraient présents nécessai-
rement quelle que soit la fin poursuivie par la superintelligence. Ces objectifs
intermédiaires sont : l’autopréservation, la stabilité de l’objectif, l’augmen-
tation cognitive pour améliorer la rationalité, le perfectionnement techno-
logique et l’acquisition des ressources.
Nick Bostrom, Superintelligence 109

Ainsi potentiellement la superintelligence peut s’opposer aux fins et aux


valeurs humaines. Bostrom distingue alors trois raisons de croire que cette
superintellligence peut être une menace pour l’humanité :
1. La possibilité que la superintelligence soit un singleton, à savoir un
pouvoir de dimension mondiale sans aucune concurrence.
2. Selon l’hypothèse de l’orthogonalité, on ne peut affirmer qu’une superin-
telligence aurait des fins compatibles avec les valeurs humaines.
3. La thèse de la convergence instrumentale implique, quant à elle, qu’on ne
puisse pas supposer qu’une telle intelligence limite d’elle-même ses activités
pour ne pas s’opposer aux intérêts humains. En effet, les humains pourraient
être une menace à la réalisation du but fixé mais pourraient aussi bien être
des ressources physiques disponibles (comme c’est le cas dans le film Matrix).

Troisième moment (chap. 9 à 15) : quelles sont alors les modalités


de contrôle de la superintelligence ?
Comment alors empêcher cette superintelligence de prendre un avantage
décisif soit de conférer des objectifs contraires aux valeurs humaines ? Tel
est le problème du contrôle qui occupe le troisième moment de ce livre.
Deux méthodes potentielles sont dégagées par Bostrom : les capacités de
contrôle et la sélection de motivation. Les capacités de contrôle visent à
contrôler ce que la superintelligence peut faire et donc à prévenir une issue
non souhaitable en limitant ses capacités. Cela passe par exemple par le confi-
nement physique (implanter la superintelligence dans une boîte) et infor-
mationnel (restreindre l’information de sortir de la boîte) ; la limite de ses
capacités internes ; la réaction aux tentatives de tromperie afin de détecter
les activités suspectes. La sélection des motivations vise, quant à elle, à
contrôler ce que la superintelligence veut faire. Il s’agit de modeler la motiva-
tion de la superintelligence. Pour cela, plusieurs options sont envisagées
comme : la spécification indirecte qui permet d’imposer un ensemble de
règles à respecter ; la normativité indirecte qui consiste à faire en sorte que
le système découvre par lui-même le système de valeurs ; l’augmentation
qui opte pour la sélection d’un agent qui possède un bon système de motiva-
tion et dont on augmente les pouvoirs afin de le rendre superintelligent tout
en étant fidèle au système de valeurs initial.
Se pose enfin la question de l’implantation des valeurs : comment intégrer
une valeur dans une telle machine afin qu’elle devienne son but ultime ?
D’une part, cette opération suppose une intelligence déjà très développée
mais qui le sera aussi pour résister à cette implantation. D’autre part, il
n’est pas possible de prendre en compte toutes les situations possibles et
de leur assigner une valeur. C’est pourquoi, il est nécessaire de prendre en
compte un principe abstrait qui permet à l’agent de décider dans toutes les
situations. Il en est de même pour l’I.A. Encore une fois, plusieurs possibi-
lités sont ouvertes. Par exemple, on peut donner à l’I.A. un système de buts
110 Chapitre 2 • Fiches de lecture

provisoires puis dès qu’elle aura atteint une intelligence supérieure, on pourra
lui attribuer de nouveaux buts : c’est le montage motivationnel. On peut
aussi apporter des critères généraux permettant d’identifier au moins impli-
citement un ensemble de bonnes valeurs. Progressivement, l’I.A. apprendra
à estimer de manière précise ces valeurs : tel est le processus d’apprentis-
sage des valeurs.
111

Dissertations

SUJET 1 Peut-on contredire l’expérience ?

L’expérience est tout d’abord un terme polysémique. Ce terme renvoie en


premier lieu au vécu subjectif de l’individu, à la matière de la connaissance
donnée par les cinq sens ou encore à l’expérimentation. L’enjeu est ici de tenter
d’articuler ces différents sens du terme « expérience » en se demandant s’il
est possible de les contredire (le fait de contredire consistant à invalider un
jugement, une opinion, voire une connaissance).
En effet, si l’on entend l’expérience comme un vécu subjectif à la première
personne (par exemple avoir mal aux dents), on ne voit pas comment il est
possible de contredire cette donnée. En effet, on ne peut alors se mettre à la
place d’autrui pour la remettre en question. Il n’y a a fortiori aucune prise
logique sur l’expérience subjective, il est donc impossible de la contredire
au sens logique, à savoir quand l’affirmation d’un énoncé (« il fait froid »)
implique la négation de cet énoncé (« il ne fait pas froid »).
Cependant, si on prend en compte la dimension objective de l’expérience,
c’est-à-dire ce à quoi elle renvoie, ainsi que le jugement de connaissance dont
elle est la source, alors force est de constater que l’expérience peut bien nous
tromper et qu’il faut légitimement pouvoir la contredire. Par exemple, il est
légitime de contredire l’expérience première selon laquelle le soleil tourne
autour de la terre puisqu’il change de position dans le ciel.
La science doit ainsi contredire l’expérience première en construisant
une connaissance à base d’expériences vérifiables mais dans ce cas n’est-ce
pas plutôt le jugement sous-jacent à cette expérience première qui est contre-
dit plutôt que l’expérience elle-même ? Ainsi on peut se demander s’il ne faut
pas plutôt affirmer que c’est l’expérience qui a le pouvoir de contredire la
théorie scientifique.
Afin de répondre à ce problème, nous montrerons tout d’abord dans
quelle mesure il semble impossible de contredire l’expérience dès lors que
celle-ci est conçue comme un phénomène d’ordre subjectif. Nous souligne-
rons ensuite que l’élaboration d’une connaissance scientifique exige cepen-
dant la remise en cause d’une expérience première. Enfin, nous montrerons
que l’expérimentation scientifique peut contredire les expériences effectuées
par la science elle-même en permettant de les tester.
112 Chapitre 2 • Dissertations

I. On ne peut contredire l’expérience car elle est avant tout


subjective

A. La dimension qualitative de l’expérience


En tant qu’elle est une donnée immédiate de la conscience, l’expérience
est toujours à la première personne. C’est alors sa dimension essentiellement
qualitative qui empêche de la contredire, de la nier. Elle est donc irrécusable.
Référence : Bergson, Les données immédiates de la conscience, I.

B. L’impossibilité de douter des expériences à la première personne


Mais aussi cette expérience pose un problème d’accès. En effet, nous avons
un accès privilégié à nos vécus, nos événements mentaux. Par exemple, quand
je dis « j’ai mal aux dents », cela renvoie à une sensation privée dans ma tête.
Mais outre le caractère inexprimable de cette expérience, Wittgenstein, dans
les Recherches philosophiques (§242-279) montre que la signification de cette
phrase (« j’ai mal aux dents ») renvoie à un langage privé qui ne peut être
contredit. Car les autres peuvent toujours douter de mon mal de dents mais
moi je ne saurais en douter à la première personne. En effet, la possibilité du
doute, de l’infirmation du mal de dents suppose une distance, un recul qui
permet d’envisager la possibilité de sa fausseté. La contradiction suppose au
contraire des critères publics, que les autres et moi-même pouvons discuter
et possiblement infirmer.

Transition
À trop vouloir insister sur la dimension privée de l’expérience, l’idée de
contradiction de l’expérience ne peut plus recevoir de sens. C’est pourquoi il
faut faire l’hypothèse de sa dimension publique, partageable et reproductible.

II. Toute connaissance scientifique repose sur la critique


de l’expérience première

A. L’expérience comme source de la connaissance


Il faut sortir de l’acception immédiate et singulière de l’expérience subjec-
tive pour penser le contenu objectif de l’expérience. L’expérience peut alors
être considérée comme le matériau de nos théories selon un processus de
répétition et de généralisation des faits observés par induction. Par exemple,
chaque jour nous voyons le soleil se lever à l’est et se coucher à l’ouest. Par
induction, nous pouvons affirmer que le soleil se meut autour de la terre (ce
qui est faux).
Sujet 1 • Peut-on contredire l’expérience ? 113

B. La nécessité de dépasser l’expérience première


On le voit au dernier exemple, l’expérience peut donner lieu à des jugements
faux. L’induction n’est pas le garant d’une connaissance vraie. Une véritable
connaissance par l’expérience n’est possible qu’à condition qu’elle dépasse
l’expérience ordinaire qui peut mener à des jugements faux. Selon Bachelard
dans le Nouvel esprit scientifique, chapitre 1, l’expérience première, c’est-à-
dire ordinaire, est pour lui un obstacle épistémologique, c’est-à-dire empêche
le développement d’une théorie véritablement scientifique car elle charrie
des conceptions préscientifiques, des conceptions naïves. Par exemple, on
attribue naïvement l’équilibre à un corps flottant dans l’eau car si l’on essaie
de l’enfoncer, alors il résiste. Or, cette expérience naïve ne permet pas de
penser le principe d’Archimède selon lequel la résistance ne vient pas des
corps flottants mais de la pression de l’eau.

Transition
Il est donc indispensable pour parvenir à une connaissance tirée de l’expé-
rience de commencer par remettre en question l’expérience première. Mais
comment dépasser cette expérience première ? En faisant des expériences,
au sens actif, scientifiques, c’est-à-dire des expérimentations. Mais alors
n’est-ce pas l’expérience (au sens d’expérimentation) qui vient contredire
les théories scientifiques ?

III. L’expérimentation a pour but de contredire les théories


scientifiques

A. L’expérimentation dans la démarche expérimentale


L’expérimentation scientifique est une démarche active au contraire de
l’observation à laquelle nous avons réduit l’expérience jusqu’ici. Or, le propre
d’une théorie scientifique est de pouvoir être testée, à savoir être contrôlée
par l’expérience. Telle est la démarche de la science expérimentale.

B. L’expérience ne peut que falsifier une théorie


L’expérience ne peut pas confirmer une théorie mais seulement l’infir-
mer, c’est-à-dire la contredire. En effet, si un fait singulier confirme une
théorie (même si ce fait est répétable) rien n’exclut que d’autres faits puissent
la contredire. Par exemple, la théorie selon laquelle tous les corbeaux sont
noirs ne peut être universellement confirmée car il faudrait pouvoir observer
tous les corbeaux présents, passés, etc. En revanche, nous dit Popper dans
la Logique de la découverte scientifique, l’expérience a le pouvoir de falsifier,
c’est-à-dire de contredire une théorie. Un seul fait singulier est suffisant
pour contredire une théorie scientifique.
114 Chapitre 2 • Dissertations

Conclusion
Il est possible de contredire l’expérience non pas au sens du vécu subjectif
mais au sens de l’expérience première, immédiate à partir de laquelle nous
érigeons des jugements par induction. Mais le dépassement de l’expérience
première repose elle-même sur un autre type d’expérience proprement scien-
tifique, c’est l’expérimentation. Le rôle de l’expérience est réduit à tester la
théorie. Ce test à partir de l’expérience n’est toutefois concluant que quand
l’expérience infirme la théorie.
Sujet 2 • Progrès scientifique et progrès social 115

SUJET 2 Progrès scientifique et progrès social

Grâce à l’invention constante de théories et de techniques nouvelles, les


hommes semblent à première vue capables de mieux en mieux connaître et
transformer le monde qui les entoure. Telle est la logique du progrès scien-
tifique. De ce fait, les innovations scientifiques dans des secteurs tels que
les télécommunications, les transports, ou la médecine semblent de prime
abord aller de pair avec le progrès social, c’est-à-dire avec une améliora-
tion des modes de vie à l’échelle sociale et collective. Toutefois, au-delà de ce
constat qui se présente comme une évidence pour certains, les liens entre le
progrès scientifique et le progrès social s’avèrent en réalité plus complexes
et problématiques. Car les avancées scientifiques, en modifiant de manière
significative les conditions de vie des individus, peuvent également entraîner
dans leur sillage toute une série de dégradations et de troubles qui nuisent
à la société. C’est ainsi que les innovations scientifiques et technologiques
engendrent de nouvelles formes d’aliénation (en témoignent les mutations
du travail), accroissent les inégalités (par exemple dans l’accès aux soins)
et de manière générale peuvent aller à l’encontre du bien-être individuel et
collectif. Les avancées scientifiques font-elles également avancer la société
ou peuvent-elles au contraire être à l’origine de phénomènes de régression
sociale ? Afin de répondre à cette question, nous examinerons en premier
lieu dans quelle mesure progrès scientifique et progrès social peuvent coexis-
ter de manière harmonieuse. Nous nuancerons ensuite ce point de vue en
soulignant que le progrès scientifique, en raison de certaines de ses réper-
cussions négatives, peut nuire au progrès social. Nous en déduirons que le
progrès scientifique doit être encadré pour véritablement s’accompagner de
progrès social.

I. Le progrès des sciences semble aller de pair avec le progrès


social

A. Le progrès des sciences accroît le progrès social en augmentant


la « masse des vérités » dans tous les domaines
Telle elle est la position dominante au siècle des Lumières (Condorcet,
Esquisse d’une histoire universelle des progrès de l’esprit humain).

B. Le progrès des sciences favorise le progrès social en substituant


les explications scientifiques aux interprétations non-scientifiques
du monde
C’est ainsi que s’opère le passage dans l’histoire de l’« état théologique »
à « l’état positif » (Comte, Discours sur l’esprit positif ).
116 Chapitre 2 • Dissertations

C. Le progrès des sciences va de pair avec le progrès social car il libère


les hommes des contraintes naturelles et les émancipe
C’est ce que soutiennent les partisans du transhumanisme lorsqu’ils
développent une vision positive et optimiste des innovations technologiques
(Kurzweil, Humanité 2.0).

Transition
Le progrès scientifique peut toutefois comporter nombre d’effets nocifs,
prévisibles ou imprévisibles, qui font obstacle au progrès social.

II. Le progrès des sciences peut au contraire nuire au progrès social

A. Le progrès des sciences peut accroître les inégalités sociales


En effet, le progrès des sciences ne bénéficie pas à tous les hommes de la
même façon, notamment en raison des ressources dont ils disposent et de
leur statut social, et peut donc créer des injustices (Rousseau, Discours sur
l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes).

B. Le progrès des sciences peut aliéner davantage les hommes au lieu


de les émanciper
C’est ce que montre l’essor du « système technicien » et en son sein de la
machine, vis-à-vis de laquelle l’humain est de plus en plus dépendant (Ellul,
Le système technicien).

C. Le progrès des sciences pourrait même conduire à l’effondrement


social
En effet, les innovations technologiques engendrent toute une série de
risques et de dangers, notamment sur le plan écologique, comme l’ont montré
nombre de catastrophes au cours de l’histoire (Diamond, Effondrement).

Transition
Dans la mesure où il peut s’avérer éminemment dangereux, le progrès
scientifique doit donc être régulé afin que soit maintenu ou rétabli le progrès
social.

III. Il est nécessaire d’encadrer le progrès des sciences


pour qu’il favorise le progrès social

A. La connaissance scientifique doit prendre en compte les risques


découlant des innovations technologiques
Ainsi, il importe de prendre en compte les risques possibles (risque
nucléaire, risques terroristes…) afin de maintenir le progrès social. Cette
conscience des risques caractérise la « modernité réflexive » (Beck).
Sujet 2 • Progrès scientifique et progrès social 117

B. Les sciences doivent s’ancrer dans des préoccupations éthiques pour


être socialement bénéfiques
Ainsi, comme le souligne Jonas (Le principe responsabilité), il est impor-
tant d’étendre les préoccupations éthiques et sociales au-delà de l’huma-
nité (écologie) et vers les générations futures. Tel est par exemple le sens du
concept de « développement durable ».

C. Pour que leurs avancées soient bénéfiques, les sciences doivent


se plier à un ensemble de principes et des règles
C’est ainsi que la bioéthique permet de fixer les principes qui orientent
les progrès scientifiques et limitent leur champ d’action (Beauchamp et
Childress, Principes de l’éthique biomédicale).

Conclusion
En définitive, seul un progrès scientifique contrôlé par les institutions et
les citoyens sur la base de principes éthiques et juridiques peut aller de pair
avec le progrès social. En l’absence de contrôle les innovations scientifiques
peuvent être en effet instrumentalisées, mises au service de la destruction
de la société, voire conduire l’humanité à sa perte. Dès lors, il importe de
plier la connaissance scientifique à une rationalité qui n’est pas seulement
instrumentale, mais aussi et surtout morale. Car en l’absence de ce contrôle
rationnel et raisonnable, et comme l’écrit Rabelais dans Pantagruel, « Science
sans conscience n’est que ruine de l’âme. »
118

LES GRANDES INVENTIONS


ET INNOVATIONS TECHNIQUES

• -500 000 : apparition du feu. L’homme commence à cuire ses aliments.


• -3500 : apparition de la roue en Mésopotamie. Celle-ci ne peut apparaître que
lorsque l’humanité peut maîtriser la fabrication des métaux pour forger des essieux.
• -3500 : invention de l’écriture (cunéiforme, hiéroglyphe, alphabet grec…) L’humanité
peut alors conserver ses savoirs en mémoire.
• viiie
siècle : apparition de la charrue. Cette invention permet d’amplifier considéra-
blement les rendements agricoles et de faire reculer les famines.
• viiie siècle : premières traces de papier imprimé en langue chinoise.
• ixesiècle : découverte de la poudre à canon en Chine. Bien avant les européens, les
chinois faisaient usage d’un armement constitué grâce à la poudre à canon (fusils,
grenades, bombes…)
• xiesiècle : découverte de la boussole par les Chinois puis diffusion en Europe.
Les navigateurs peuvent dès lors se repérer en mer, ce qui donne l’impulsion aux
grandes explorations.
• 1454 : impression de la première bible L’imprimerie existait déjà en Chine (pays où
fut inventé le papier), mais on doit à Gutenberg (né vers 1400-1468) l’invention de
la presse imprimée, que ne connaissaient pas les Orientaux.
• 1492 : découverte de l’Amérique par Christophe Colomb.
• 1608 : invention de la lunette astronomique qui permet d’observer les objets à très
grande distance. Galilée (1564-1642) l’utilise pour observer le soleil et révolutionne
par là même la science astronomique.
• 1618 : invention du premier microscope. Robert Hooke (1635-1603) voit les premières
cellules en 1665. Van Leeuwenhoek (1632-1723) perfectionne le microscope et
découvre ensuite les spermatozoïdes vers 1677.
• xviiiesiècle : James Watt (1736-1819) crée une machine à vapeur en 1769 en combi-
nant et en améliorant de façon significative diverses techniques existant depuis
l’Antiquité. La machine à vapeur révolutionne les transports, ouvre la voie au chemin
de fer et amorce la révolution industrielle.
• xviiie
siècle : découverte de l’attraction universelle par Newton. Unification des lois
de la physique.
• 1798 : Jenner (1749-1823) effectue la première vaccination contre la variole.
• 1801 : découverte de l’anesthésie par Davy.
• 1818 : premières transfusions sanguines d’humain à humain (les transfusions à partir
de sang animal causaient majoritairement la mort des transfusés).
119

• 1885 : découverte du vaccin contre la rage par Pasteur (1822-1895).


• 1876 : invention de la lampe à incandescence par J. Swan, puis améliorée par les
travaux de T. Edison, un des pionniers de l’électricité.
• 1895 : découverte de la radio. L’inventeur de la radio est controversé. Marconi a
inventé un appareil pour transmettre le code Morse à l’aide d’ondes radio. La radio
a rendu possible une véritable démocratisation de la culture en permettant la diffu-
sion massive de la musique, des sports et du théâtre.
• 1895 : découverte des rayons X par Röntgen.
• Début du xxe siècle : découverte de la radioactivité par Marie Curie.
• 1903 : Les frères Orville et Wilbur Wright parviennent à effectuer le premier vol à
bord d’un avion, révolutionnant ainsi le monde des transports.
• 1925 : découverte de la théorie quantique par Born. Cette découverte ouvre la voie
à la physique nucléaire et atomique.
• 1929 : découverte de la pénicilline par Fleming (1882-1955). La pénicilline ouvre la
voie à la fabrication des antibiotiques, sauvant ainsi des millions de vies.
• 1945-46 : premiers ordinateurs.
• 1953 : découverte de la structure de l’ADN par F. Crick (1916-2004) et J. Watson
(né en 1928).
• 1969 : le premier lien ARPANET (ARPA Network), est établi en 1969. Ce réseau est
l’ancêtre d’internet.
• 1954 : première greffe de rein réussie par J. Murray sur des jumeaux monozygotes.
• 1997 : clonage d’une brebis, Dolly (I. Wilmut et K. Campbell). Déclaration univer-
selle sur le génome humain.
120

POUR ALLER PLUS LOIN : SCIENCES ET PROGRÈS


Ouvrages classiques et contemporains de référence
• Anders, Gunther, L’Obsolescence de l’homme.
• Bernanos, René, La France contre les robots.
• Morin, Edgar, Science avec conscience.
• Puech, Michel, Homo sapiens technologicus.
• Rosa, Harmut, Accélération.
• Servigne Pablo et Stevens Raphaël, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel
de collapsologie à l’usage des générations présentes.
• Serres Michel, Petite Poucette.
• Serres, Michel, Hominescence.
• Taleb, Nassim Nicholas, Le Cygne noir : la puissance de l’imprévisible.

Ouvrages de synthèse
• Alan F. Chalmers, Qu’est-ce que la science ?
• Gilbert Hottois, Qu’est-ce que la bioéthique ?
• Carl Hempel, Éléments d’épistémologie.
• Lecourt Dominique, Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences.
• Léna Soler, Introduction à l’épistémologie.
• Pierre-André Taguieff, Le Sens du progrès : une approche historique
et philosophique.

Œuvres de fiction
Littérature-Théâtre
• Barjavel, Ravage
• Brecht, La Vie de Galilée
• De Vigan, Réparer les vivants
• Shelley, Frankenstein
• Verne, Voyage au centre de la Terre
• Villiers de l’Isle d’Adam, L’Ève future.
• Louis Stevenson, L’Île du docteur Moreau
• Atwood, La Servante écarlate
Films-séries
• Fritz Lang, Metropolis (1927)
• Charlie Chaplin, Les Temps modernes (1936)
• Andrew Nicol, Bienvenue à Gattaca (1997)
• Spike Jonze, Her (2013)
• Ridley Scott, Blade Runner (1982)
• Charlie Brooker, Black Mirror (série)
• Lars Lundström, Real humans (série)
Chapitre 3
Culture
et communication
122 Chapitre 3 • Culture et communication

Introduction

Les relations entre culture et communication sont marquées du sceau


de l’ambivalence. Ceci tient en premier lieu au caractère polysémique de
la notion de « culture ». Dans son acception la plus large, cette notion peut
d’abord désigner l’ensemble des idées et des pratiques propres à un groupe
humain. C’est ainsi que l’Unesco définit la culture comme « l’ensemble des
traits distinctifs, spirituels, matériels, intellectuels et affectifs qui caracté-
risent une société ou un groupe social. Elle englobe outre les arts, les lettres,
et les sciences, les modes de vie, les lois, les systèmes de valeurs, les traditions
et les croyances1 ». Toutefois, derrière cette apparente unité définitionnelle,
le champ d’extension de la culture semble délicat à cerner pour plusieurs
raisons. Premièrement, en raison de la pluralité des cultures, reposant sur des
croyances et des pratiques divergentes, voire conflictuelles. Deuxièmement,
en raison de la pluralité des formes culturelles au sein d’une même société.
Qu’ont en commun, en effet, la « culture d’entreprise » la « culture queer »,
ou les « cultures urbaines » ? Troisièmement, en raison des jugements de
valeur dont est porteuse la notion de « culture ». En témoigne la distinction
(de plus en plus contestée) entre « culture savante » et « culture populaire ».
Une fois précisé le caractère polysémique de ce que l’on dénomme « culture »,
quelles relations pouvons-nous établir entre culture et communication ? De
prime abord, la communication peut être envisagée comme le véhicule
par lequel la culture se trouve distribuée et diffusée dans le temps et
l’espace. Les dynamiques communicationnelles se déploient ainsi à de multi-
ples échelles, de la sphère intime à l’espace public. Les vecteurs de la commu-
nication, eux aussi, s’avèrent multiples : le corps, le langage, les médias de
masse, internet contribuent à la diffusion des contenus culturels.
Néanmoins, de multiples soupçons pèsent sur ce rôle de véhicule cultu-
rel propre à la communication. Celle-ci est aussi bien souvent accusée de
dénaturer la culture, de la dévoyer en abêtissant les foules, en empêchant
la formation d’une véritable conscience éthique et politique. Les griefs à
l’encontre de la communication sont ici multiples : traitements de sujets futiles
au détriment des questions d’intérêt public, toute-puissance d’une industrie
culturelle formatée et tournée quasi exclusivement vers le divertissement,

1. Définition extraite de la Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles lors


de la Conférence mondiale sur les politiques culturelles à Mexico City, entre le
26 juillet 1982 et le 6 août 1982.
Introduction 123

prédominance d’une propagande médiatique au service d’intérêts écono-


miques et politiques minant toute réflexion critique. Dans cette perspective,
la communication apparaîtrait bien plutôt comme un instrument de décultu-
ration, éminemment nocif pour les citoyens.
Dès lors, se pose l’épineux problème du rôle que joue la communication
au regard de la culture. La communication est-elle un facteur d’aliénation
culturelle ou au contraire d’émancipation individuelle et collective ? Comment
penser une communication proprement éthique, à la fois respectueuse de la
diversité des contenus culturels tout en préservant l’exigence de partage et
de mise en commun ?
Afin de répondre à ces interrogations, nous examinerons en premier lieu
les matériaux linguistiques et sociaux inhérents à la transmission culturelle.
Nous étudierons ensuite les dynamiques en vertu desquelles ces éléments
se transmettent dans le temps et l’espace et les obstacles que cette transmis-
sion rencontre. Il conviendra enfin d’envisager les conditions et les modali-
tés d’une relation harmonieuse entre communication et culture.

Plan

1. Formes et matériaux de la communication


1.1. Que communique-t-on ? Signifiant, signifié, référent (Saussure)
1.2. Pourquoi communiquer ? Les fonctions du langage (Jakobson)
1.3. Au-delà du langage : la communication non verbale (école de Palo Alto)

2. Transmission culturelle et dynamiques communicationnelles


1.1. Communication, acquisition culturelle et jeux de langage (Wittgenstein)
2.2. Imitation et transmission culturelle (Tarde)
2.3. La communication médiatique (McLuhan)

3. L’opposition entre communication et culture


3.1. Brouillage de la communication : le cas de la communication interculturelle
(E. T. Hall)
3.2. Détournement et filtrage de la communication : la propagande (Bernays,
Chomsky et Hermann)
3.3. Formatage médiatique et déculturation (Bourdieu)
3.4. Marchandisation de l’information et perte du réel (Debord, Ramonet)

4. Repenser les relations entre culture et communication


4.1. Reconstructions de la communication (S. Hall)
4.2. La communication comme émancipation : communication normative
et communication fonctionnelle (Wolton)
4.3. Communiquer et coopérer : l’intelligence collective (Lévy)
4.4. Réappropriation de la communication et horizontalisation de la culture :
apports et dangers (Bronner)
124 Chapitre 3 • Culture et communication

1. Formes et matériaux de la communication


Tout processus de communication implique la transmission d’informa-
tions (verbales ou non verbales) permettant à des individus ou des groupes
d’échanger et d’entrer en relation. La communication constitue à cet égard
le véhicule des contenus culturels.

1.1. Que communique-t-on ? Signifiant, signifié, référent


(Saussure)
La communication humaine, lorsqu’elle diffuse des contenus culturels,
s’effectue spécifiquement au moyen du langage, sous forme orale ou écrite.
Mais quels sont précisément les éléments qui sont transmis par l’entremise
du langage ? Dans son Cours de linguistique générale, Ferdinand de Saussure
montre que la communication humaine s’établit grâce à ce qu’il nomme
la « langue », c’est-à-dire selon sa définition « la partie sociale du langage,
extérieure à l’individu ».
Adoptant une approche structuraliste*, Saussure tente de comprendre les
mécanismes qui régissent toute communication linguistique, par-delà les
différences entre cultures. Il définit ainsi la langue comme un « système
de signes » dont font usage les membres d’une communauté pour
communiquer.
Au sein de ce système, tout signe linguistique n’a de sens et de valeur qu’en
relation à d’autres signes. Saussure précise que chaque signe linguistique
résulte de la combinaison entre deux éléments : le signifié et le signi-
fiant. Le signifié est la représentation mentale du concept associé au signe.
Par exemple le signifié « chien » correspond à la représentation mentale de
l’espèce canine. Cette représentation n’est pas purement subjective et ne
se confond pas avec l’image personnelle élaborée par chaque individu. Au
contraire, le signifié est un concept commun, ce qui rend précisément possible
la communication linguistique Au sein d’une langue, chaque signifié est
souvent associé à un référent, c’est-à-dire à un ou des objets dans la réalité
extérieure. Ainsi, le signifié « chien » fait référence à tel ou tel animal percep-
tible et catégorisable en tant que membre de l’espèce canine.
Le signifiant, quant à lui, désigne la représentation mentale de l’aspect
matériel du signe. Il ne s’agit pas simplement de l’incarnation matérielle
d’un signe (par exemple des traces sur un tableau), mais bien de la manière
dont un signe est perçu. Ainsi, le signe linguistique « cheval » peut se décli-
ner sous la forme de multiples signifiants : sons, dessins, mots écrits sur un
tableau notamment. À l’oral, un signifiant se décompose en sons, produits
par les organes de la parole. Ces sons sont constitués de phonèmes (les plus
petites unités sonores engendrées par la parole).
Formes et matériaux de la communication 125

L’approche structuraliste indique que c’est grâce à l’association entre


signifiés et signifiants que les mots acquièrent une signification. C’est cette
association qui permet aux contenus culturels d’être transmis au moyen
du langage. Toutefois, comme le précise Saussure, l’association signifiant/
signifié à l’origine du signe linguistique n’est pas nécessaire mais arbitraire.
Cela ne signifie pas que chaque sujet linguistique pourrait librement donner
n’importe quelle signification à un signe, mais plutôt que la combinaison
entre signifié et signifiant est culturelle plus que naturelle. Les différentes
cultures font varier les associations entre signifiants et signifiés, de sorte
que chaque langue découpe le réel selon des conventions qui lui sont propres.
Saussure donne l’exemple suivant pour illustrer ce point : « Ainsi l’idée de
"sœur" n’est liée par aucun rapport intérieur avec la suite de sons s-ö-r qui
lui sert de signifiant ; il pourrait être aussi bien représenté par n’importe
quel autre : à preuve les différences entre les langues et l’existence même de
langues différentes. » En bref, la triade signifié/signifiant/référent permet
de rendre visibles les éléments transmis dans le cadre de la communication
linguistique. Toutefois, le signifié peut aussi ne pas être associé à un référent
tout en ayant bien une signification. Tel est le cas des termes désignant des
êtres imaginaires. Par exemple le signifié « licorne » possède bien un sens
(d’où son usage dans les contes fantastiques) sans désigner un être réel.

ՠ Mots-clés
Langage, communication, culture.

DÉFINITIONS
‫ ڀ‬Structuralisme
Le structuralisme est un ensemble de théories appartenant initialement au domaine
de la linguistique puis plus largement au champ des sciences humaines et des
études littéraires. Ce courant de pensée étudie des objets spécifiques (langue,
société, famille…) en tant que systèmes dont les parties sont interdépendantes.
Dans ce cadre, le terme de « structure » désigne la totalité formée par ces parties.
Dans le Vocabulaire technique et critique de la philosophie de Lalande (1926), la
structure est ainsi définie : « Une structure est un tout formé de phénomènes
solidaires, tels que chacun dépend des autres et ne peut être ce qu’il est que dans
et par sa relation avec eux ».
126 Chapitre 3 • Culture et communication

1.2. Pourquoi communiquer ? Les fonctions du langage


(Jakobson)
Après avoir exposé la structure de la communication linguistique, il
importe à présent de se demander pourquoi nous communiquons. Quelles
sont les motivations qui nous poussent à faire usage du langage pour entrer
en communication avec autrui ? Afin de répondre à cette interrogation,
le linguiste Roman Jakobson distingue six fonctions du langage, dans
l’ouvrage Linguistique générale : référentielle, expressive, impressive ou
conative, poétique, métalinguistique et phatique. Ces six fonctions mettent
en lumière la pluralité des raisons pour lesquelles nous communiquons.
La fonction référentielle du langage est centrée sur le contenu du message
à transmettre. Nous l’utilisons pour décrire le monde qui nous entoure dans
un certain contexte. La communication scientifique a très souvent recours
à cette fonction.
La fonction expressive (ou émotive) est centrée sur l’émetteur du message.
Celui-ci veut rendre visible ses états d’âme, ses émotions, ses croyances. Ainsi,
les récits autobiographiques utilisent abondamment cette fonction. Il n’est
pas nécessaire à cet égard que l’émetteur du message éprouve réellement les
émotions ou les croyances qu’il exprime (en témoigne le cas des acteurs, qui
utilisent constamment cette fonction du langage).
La fonction impressive ou conative se focalise sur le récepteur du message.
Le langage a ici pour but d’obtenir un certain effet sur celui qui l’inter-
prète. La forme la plus exemplaire de cette fonction du langage n’est autre
que l’ordre formulé à l’impératif. Les discours politiques utilisent réguliè-
rement cette fonction.
La fonction poétique insiste quant à elle sur la forme du message (figures
de style, allitérations, les rimes, les rythmes, répétitions…). Cette fonction
comme son nom l’indique, est au centre du discours poétique mais pas unique-
ment : associée à la fonction impressive du langage, elle se retrouve notam-
ment dans les slogans publicitaires (« Choisissez bien, choisissez But ») ou
politiques (« Le changement, c’est maintenant »).
La fonction métalinguistique utilise le langage pour parler du langage.
Celui-ci est l’objet de la communication. Elle est utilisée notamment lorsqu’il
s’agit de déterminer les usages corrects ou incorrects des termes ou lorsqu’il
s’agit de définir leur sens (étymologie, traduction d’une langue, etc.). À titre
d’exemple, un cours de grammaire utilise de manière constante cette fonction.
La fonction phatique du langage est éminemment sociale : elle est utilisée
pour établir, maintenir ou rompre le contact avec autrui. La relation avec
autrui compte plus que le contenu du message. Elle peut donc être mobilisée
dans des contextes où très peu d’informations sont transmises, par exemple
dans le bavardage sans réel sujet de fond. Des formules telles que « allô »,
« bonjour », « au revoir », « adieu » illustrent les applications de cette fonction.
Formes et matériaux de la communication 127

Les différentes fonctions du langage peuvent bien évidemment se combiner


dans un même message de manière plus ou moins importante. Comme l’écrit
à ce sujet Jakobson : « La diversité des messages réside non dans le monopole
de l’une ou l’autre fonction, mais dans les différences de hiérarchie entre
celles-ci ». Ainsi, un discours politique peut avoir simultanément pour rôle
d’influencer, d’émouvoir, d’exprimer les idées de l’orateur et d’informer sur
ses intentions. La théorie de Jakobson nous indique en somme que la culture
se décline de manière plurielle à travers la communication humaine. Les
théories scientifiques, les romans, les poèmes constituent autant de manières
pour les contenus culturels de se diffuser au sein d’une société.

ՠ Mots-clés
Langage, parole, communication, vérité.

1.3. Au-delà du langage : la communication non verbale


(école de Palo Alto)
La multiplicité des fonctions du langage montre que la communication
ne consiste pas simplement à transmettre des signifiants et des signifiés
au moyen du langage. Elle consiste également à instaurer un ensemble de
relations sociales. De fait, nous ne communiquons pas seulement au
moyen de mots, mais aussi par le biais de gestes, d’expressions faciales,
d’actions individuelles ou collectives pourvues de sens. Les théoriciens
de l’école de Palo Alto dans Une logique de la communication expliquent
ainsi que la communication n’est pas linéaire, mais circulaire : elle met en
relation des personnes qui se répondent au cours d’interactions ponctuées
en séquences successives.
L’école de Palo Alto distingue deux types de communication : la « commu-
nication analogique » et la « communication digitale ». La communication
digitale emploie des symboles. Elle est de nature verbale. La communication
analogique est de nature non verbale. Il peut s’agir de la communication au
moyen d’images ou de la communication corporelle. À cet égard, la commu-
nication animale (cris, expressions faciales…) est de nature analogique. La
communication digitale se rapporte au contenu des messages. La communi-
cation analogique se rapporte aux relations interpersonnelles.
Selon l’école de Palo Alto, l’essentiel de la communication est de nature
analogique. Nous communiquons essentiellement grâce à notre comporte-
ment, plutôt que par nos mots. Notre posture physique, notre regard, notre
façon de nous mouvoir, occupent une place dominante dans notre commu-
nication. Si la communication non verbale est si importante, c’est parce que,
comme l’écrit Paul Watzlavick (membre fondateur de l’école de Palo Alto), « le
comportement n’a pas de contraire ». Nous sommes toujours en train de nous
128 Chapitre 3 • Culture et communication

comporter d’une certaine façon, et donc de communiquer même quand nous ne


voulons pas communiquer. En effet, le fait de ne pas souhaiter communiquer
constitue une forme de communication. Par exemple, un passager qui reste
les yeux fermés dans un avion est bien en train de communiquer le message
selon lequel il ne veut pas être dérangé. L’importance du non verbal découle
du fait que la communication humaine n’a pas pour seul but de transmettre
un contenu (des informations) mais vise aussi à instaurer, à établir, mainte-
nir ou interrompre des relations. La relation peut être saine (compréhension
mutuelle) ou au contraire perturbée (conflit). La distinction entre communi-
cation analogique et communication digitale a le mérite de mettre l’accent sur
le fait que les processus communicationnels débordent le champ du langage
et se rapportent aussi au non verbal. Dans la lignée des découvertes de Palo
Alto, de nombreux travaux contemporains dans les sciences de la commu-
nication, en anthropologie ou en ethnologie insistent sur l’importance de la
communication non verbale dans la communication humaine.
La mise en avant du non verbal dans la communication humaine
a aussi pour conséquence de relativiser la ligne de démarcation entre
l’homme et l’animal. Certes, la communication langagière apparaît comme
une spécificité de l’humain. De nombreux spécialistes affirment toutefois
aujourd’hui qu’il existe des cultures animales qui ne s’appuient pas sur
le langage. Le philosophe et éthologue Dominique Lestel souligne ainsi
dans Les origines animales de la culture qu’il existe bel et bien des proces-
sus de transmission culturelle au sein de différentes espèces animales. Ici,
la culture se définit comme l’ensemble des pratiques et des savoirs faisant
l’objet d’un apprentissage et d’une transmission au sein d’un groupe donné,
indépendamment de l’héritage génétique. Ainsi, l’observation éthologique
montre que des groupes de chimpanzés se transmettent des savoir-faire (se
rapportant par exemple à la fabrication d’outils) de génération en généra-
tion. Ces savoir-faire ne sont pas connus d’autres groupes appartenant à la
même espèce et proviennent donc bien d’une transmission sociale, qui n’est
pas dictée par quelque déterminisme instinctif. Cette reconnaissance de la
culture animale s’est à présent étendue aux instances internationales. Ainsi,
Dans le cadre de la 23e résolution de la Convention sur les espèces migra� -
trices, adoptée lors de la 11 conférence des Parties en novembre 2014 à Quito,
e

il a été reconnu « qu’un certain nombre d’espèces mammifères socialement


complexes, telles que plusieurs espèces de cétacés, de grands singes et d’élé-
phants, montrent qu’elles ont une culture non humaine ». Ces transforma-
tions récentes remettent donc en cause l’idée que seul l’homme serait doté
de culture.
En résumé, la culture peut d’abord être définie comme l’ensemble des
idées et des pratiques pouvant être transmises de manière verbale ou non
verbale, et ce afin de diffuser des informations et d’établir des relations entre
Transmission culturelle et dynamiques communicationnelles 129

individus ou groupes. Se pose à présent la question des modalités d’une telle


transmission. De quelles manières les dynamiques communicationnelles
permettent-elles la propagation des contenus culturels ?

ՠ Mots-clés
Langage, corps, comportement, culture, animal.

Pistes de réflexion : sujets possibles sur cette partie


• Le langage est-il arbitraire ?
• La signification
• Le langage ne sert-il qu’à transmettre des informations ?
• Le langage n’est-il qu’un outil ?
• Le langage du corps
• Peut-on se comprendre sans parler ?
• Les mots et les actes
• Langage humain et communication animale

2. Transmission culturelle et dynamiques


communicationnelles
La culture se diffuse dans le temps et l’espace selon diverses procédures
langagières, sociales et techniques. Ce sont les dynamiques caractérisant
ces procédures qu’il importe à présent de comprendre.

2.1. Communication, acquisition culturelle


et jeux de langage (Wittgenstein)
Combinant la transmission d’informations et la mise en place d’interac-
tions entre individus, toute communication s’effectue selon un certain
nombre de contraintes et de normes sociales qui lui donnent un sens
dans un contexte précis. C’est ce point qui est souligné par Wittgenstein
dans les Recherches philosophiques, à travers le concept de « jeu de langage1 ».
Selon la théorie des jeux de langage, des interlocuteurs qui communiquent
sont semblables à des partenaires jouant au même jeu. Le langage acquiert
donc une signification dans une multiplicité de contextes sociaux hétéro-
gènes, en fonction des jeux auxquels les partenaires s’adonnent. Chaque jeu
de langage fonctionne de manière autonome et se base sur une grammaire,

1. Wittgenstein prend ici ses distances avec la thèse qu’il défendait lui-même dans
le Tractatus logico-philosophicus, à savoir que le langage est le reflet fidèle
d’une réalité unique extérieure aux individus.
130 Chapitre 3 • Culture et communication

c’est-à-dire des règles. Dans cette perspective, l’acquisition culturelle peut


être décrite comme l’apprentissage des règles qui structurent tel ou tel jeu de
langage. La plupart de ces règles ne sont pas consciemment apprises, mais sont
découvertes dans la pratique du langage. Par la répétition des expériences,
s’effectue ce que Wittgenstein nomme un « dressage » (Abrichtung) au terme
duquel des locuteurs assimilent les règles d’un jeu de langage en les rattachant
à des contextes sociaux auxquelles elles s’appliquent. Ces règles concernent
notamment le choix des mots, les intonations employées par les locuteurs,
ou encore les gestes qu’ils effectueront.
Au paragraphe 23 des Recherches philosophiques, Wittgenstein dresse une
liste non exhaustive de différents jeux de langage :

Représente-toi la diversité des jeux de langage à partir des exemples suivants,


et d’autres encore : Donner des ordres, et agir d’après des ordres – Décrire
un objet en fonction de ce qu’on voit, ou à partir des mesures que l’on prend –
Produire un objet d’après une description (dessin) – Rapporter un événement
– Faire des conjectures au sujet d’un événement – Établir une hypothèse et
l’examiner – Représenter par des tableaux et des diagrammes les résultats
d’une expérience – Inventer une histoire ; et la lire. Jouer du théâtre – Chanter
des comptines – Résoudre des énigmes – Faire une plaisanterie ; la raconter
– Résoudre un problème d’arithmétique appliquée – Traduire d’une langue
dans une autre – Solliciter, remercier, maudire, saluer, prier1 […].

La théorie des jeux de langage montre que la culture se décline en une


pluralité de modes de communication dont la signification ne peut être pleine-
ment comprise qu’en relation avec un contexte social précis (lié à ce que
Wittgenstein nomme des « formes de vie »). Chaque jeu de langage fonctionne
selon ses propres règles, et toute situation de communication peut à cet égard
se composer de multiples jeux de langage en interaction. Ainsi, les règles
du récit historique, de l’argumentation, ou de la poésie sont dissemblables
et peuvent être modulées en fonction des contextes sociaux. La communica-
tion, dans le cadre d’un jeu de langage déterminé, consiste alors à effectuer
ce que Wittgenstein nomme des « coups », à la manière d’un joueur d’échecs
avançant ses pièces. Un jeu de langage crée en ce sens des attentes sociales
chez les joueurs : il s’agit d’anticiper les coups d’un interlocuteur comme on
anticipe ceux de son adversaire dans une partie.
En bref, le concept de « jeu de langage » indique que les processus commu-
nicationnels ne consistent pas seulement à suivre des règles linguis-
tiques mais aussi des règles sociales qui encadrent les interactions.

1. Wittgenstein, Recherches philosophiques (traduction par F. Dastur, M. Elie,


J.-L. Gautero, D. Janicaud, E. Rigal).
Transmission culturelle et dynamiques communicationnelles 131

Communiquer, c’est en ce sens jouer avec autrui dans de nombreuses situa-


tions sociales déterminées par des règles partagées.

ՠ Mots-clés
Langage, communication, règles, jeu.

2.2. Imitation et transmission culturelle (Tarde)


En tant qu’elle s’incarne dans un espace social, la communication
humaine repose par ailleurs en grande partie sur l’imitation. C’est
ce que montre le sociologue Gabriel Tarde dans Les lois de l’imitation (1890).
Pour Tarde, l’imitation est le fondement du lien social et de la transmission
culturelle. L’homme, par nature, ne cesse d’imiter d’autres hommes. Des
groupes se forment et se renforcent quand les individus imitent des manières
de penser ou d’agir. L’imitation, à cet égard, n’est pas nécessairement volon-
taire. Elle peut s’accomplir de manière inconsciente, à l’insu des individus,
sous l’effet de leur influence mutuelle. Tarde définit à ce titre l’imitation
comme « l’action à distance d’un esprit sur un autre ». L’imitation relie les
membres de chaque société, mais aussi à plus grande échelle les membres
de différentes civilisations. C’est ainsi que des innovations techniques, des
croyances, des traditions peuvent se diffuser d’un groupe à un autre par
l’entremise de l’imitation.
Tarde précise que ce lien imitatif entre groupes ou individus ne saurait se
confondre avec la reproduction pure et simple du modèle imité. L’imitation
peut en effet engendrer certaines différences entre les copies et les
modèles, en fonction des conditions dans lesquelles elle s’opère : toute imita-
tion comporte une part d’adaptation. Ainsi, quand un récit mythique se
transmet par imitation entre des civilisations, certains éléments de ce récit
peuvent être ajoutés ou soustraits en fonction des besoins et des valeurs, de
l’organisation sociale propre à chaque civilisation.
Selon Tarde, même le refus d’imiter contient des formes d’imitation
sous-jacentes. Ainsi, la volonté affichée d’adopter un comportement B contraire
à un comportement A constitue une forme d’imitation spécifique. Tarde
nomme ce phénomène la « contre-imitation ». Comme il l’écrit à ce sujet : « Il
y a deux manières d’imiter : faire exactement comme son modèle, ou faire
exactement le contraire. » La contre-imitation constitue donc pour Tarde
une imitation négative, visant à reproduire de manière inversée les caracté-
ristiques de l’objet imité. Ainsi, « au Moyen Âge déjà, la messe noire est née
d’une contre-imitation de la messe catholique ». Tarde en déduit « qu’une
société est un groupe de gens qui présentent entre eux beaucoup de similitudes
produites par imitation ou par contre-imitation ». C’est par l’entremise de tels
132 Chapitre 3 • Culture et communication

mécanismes que des mouvements politiques sont imités par des contre-mou-
vements (songeons à la relation entre « gilets jaunes » et « foulards rouges »)
ou que la culture dite « officielle » donne naissance à une « contre-culture ».
La notion d’imitation offre un modèle opératoire pour comprendre selon
quelles modalités les contenus culturels se propagent entre individus ou
groupes. Elle explique par ailleurs les phénomènes de convergence caracté-
risant la communication à grande échelle (par exemple, le fait que le même
événement soit relaté simultanément dans des lieux distincts). Cette propaga-
tion imitative à grande échelle est aujourd’hui considérablement renforcée
par les canaux de transmission que sont les médias.

ՠ Mots-clés
Imitation, désir, culture, inconscient, médias, société.

2.3. La communication médiatique (McLuhan)


Dans le monde contemporain, la communication des contenus culturels
s’effectue de plus en plus par l’entremise des médias, reliant des individus
plus ou moins éloignés dans le temps et l’espace. À ce titre, les médias accom-
pagnent et modifient les modes de transmission de la culture. C’est ce que
souligne Marshall McLuhan dans Pour comprendre les médias (1964). Au sens
de McLuhan, le terme « média » désigne toute technique de commu-
nication prolongeant le corps humain. De ce fait, un haut-parleur, un
micro ou un téléphone sont des médias car ils pallient les limites naturelles
du corps pour transmettre une information. Les médias de masse (presse,
radio, télévision, cinéma…) diffusent quant à eux leurs messages à un public
très vaste, à grande échelle.
McLuhan insiste sur le fait que, dans la communication médiatique,
le canal de diffusion des messages transmis importe autant, voire
parfois davantage, que le contenu de ces messages. Telle est la signifi-
cation de la fameuse formule : « Le médium est le message » (« The medium
is the message »). Autrement dit, les caractéristiques techniques propres à
tel ou tel dispositif médiatique (télévision, radio, presse écrite, téléphone…)
influent sur la manière dont les informations seront comprises et interpré-
tées par les récepteurs des messages. Les multiples médias mobilisent l’atten-
tion ou les sens des récepteurs selon des modalités à chaque fois variables.
Afin de préciser ce point, McLuhan distingue ce qu’il nomme respecti-
vement les « médias chauds » et les « médias froids ». Les médias chauds
nécessitent une participation faible du récepteur pour comprendre l’infor-
mation transmise. Ils mobilisent le plus souvent un seul sens (comme l’ouïe ou
la vue). Les médias sont dits « chauds » car ils transmettent rapidement une
grande quantité d’informations (l’information n’a pas le temps de refroidir).
Transmission culturelle et dynamiques communicationnelles 133

Ainsi, pour McLuhan, la radio est un médium chaud qui ne mobilise que
l’ouïe du récepteur, dirigeant l’attention de ce dernier sur la voix de l’émet-
teur et le contenu de son message.
Les médias froids, à l’inverse, nécessitent une participation active du
récepteur (mobilisant plusieurs sens) pour que la signification du message
soit comprise. Ceci peut engendrer un délai entre l’émission et la récep-
tion du message. Ainsi, pour McLuhan, le téléphone est un des médias les
plus froids dans la mesure où les récepteurs des messages deviennent des
émetteurs au cours de la conversation, et vice-versa. Comme le montre la
distinction entre médias chauds et médias froids, la manière dont les conte-
nus culturels sont interprétés s’avère éminemment tributaire du canal à
travers lequel ils sont transmis : la télévision, la radio, le cinéma, la presse
ou aujourd’hui internet ne sollicitent pas de la même manière les capacités
intellectuelles et sensorielles des individus.
Au-delà de leur rôle de transmetteur, les multiples médias ont égale-
ment pour effet de faire évoluer la culture. S’intéressant également
à l’histoire des médias, McLuhan précise dans La Galaxie Gutenberg que
celle-ci a engendré une évolution significative des pratiques culturelles.
L’apparition de nouveaux médias, en ce sens, contribue à l’émergence d’une
nouvelle culture en transformant les modes de conservation et de consom-
mation des informations. McLuhan précise que les transformations cultu-
relles consécutives à l’émergence de nouveaux médias se sont accomplies au
cours de trois grandes périodes dans l’histoire de l’humanité. La première
époque est celle qu’il nomme « l’Âge de la parole » (de la préhistoire jusqu’au
Moyen Âge). Durant cette période, la communication orale domine largement,
la transmission des informations se faisant d’abord et avant tout grâce à la
parole. La seconde période est « l’âge de l’imprimé » à partir du xvie siècle (ce
que McLuhan nomme « La galaxie Gutenberg »). Dominée par la communi-
cation écrite, cette période est marquée par un accroissement exponentiel
du stockage de l’information. Les contenus culturels peuvent être conser-
vés dans des livres et diffusés de génération en génération. Enfin, dans les
dernières années du xix e siècle, la « galaxie Marconi » voit apparaître la
communication audiovisuelle. Durant cette période, l’expansion des médias
de masse confère une importance considérable au son et à l’image, relati-
visant par là même l’importance de l’écrit. La communication non verbale
acquiert alors une grande importance, les médias ne servant plus unique-
ment à transmettre des informations, mais aussi à séduire une audience de
plus en plus vaste.
Dans Message et massage (1967), McLuhan remarque que le développe-
ment des médias de masse se caractérise par une mondialisation accrue des
moyens de communication, faisant émerger un « village global ». Au sein
de ce village global, les différentes cultures sont de plus en plus connectées,
134 Chapitre 3 • Culture et communication

et tendent à former une communauté unique. Les habitants de ce village


global, répartis sur l’ensemble du globe, vivent selon une même unité de
temps, recevant simultanément les mêmes informations.
Certaines analyses de McLuhan apparaissent aujourd’hui quelque peu
dépassées. Ainsi, la télévision du xxie siècle ne ressemble plus à celle dont
faisait état McLuhan dans les années 1960. De sorte que ce médium, par la
grande quantité d’informations qu’il transmet, serait aujourd’hui davantage
classable dans les médias chauds (c’est ce que montrent les chaînes d’infor-
mation en continu). Toutefois, nombre d’intuitions de McLuhan (en particu-
lier celle du village planétaire) sont aujourd’hui confirmées. En témoigne la
place centrale qu’occupe aujourd’hui internet dans les processus communi-
cationnels à l’échelle mondiale.

ՠ Mots-clés
Médias, communication, perception, parole, écriture, technique, mondialisation.

Pistes de réflexion : sujets possibles sur cette partie


• La culture humanise-t-elle ?
• La compréhension
• Les mass media
• Suffit-il de communiquer pour dialoguer ?

3. L’opposition entre communication et culture


Si la communication permet de transmettre les contenus culturels de
manière directe ou indirecte, cette fonction de transmission peut toutefois
se heurter à des obstacles qui la freinent ou l’empêchent. La communication
peut en effet être bloquée ou brouillée, volontairement ou involontairement,
en raison des processus de détournement, de filtrage ou de formatage dont
elle peut faire l’objet. De tels processus ont pour effet de nuire à la transmis-
sion des contenus culturels.

3.1. Brouillage de la communication :


le cas de la communication interculturelle (E. T. Hall)
La communication peut d’abord être brouillée de manière involontaire en
raison des malentendus entre individus ou groupes. Ainsi, les différences
interculturelles peuvent faire obstacle à la communication en raison de
la multiplicité des constructions symboliques grâce auxquelles les groupes
humains interprètent le monde.
L’opposition entre communication et culture 135

C’est ce que souligne l’anthropologue Edward T. Hall dans La dimension


cachée (1966) lorsqu’il s’intéresse à la communication interculturelle. Hall
étudie notamment la question des normes proxémiques, c’est-à-dire de la
distance entre les individus au cours de la communication. Hall explique
qu’il existe ainsi quatre types de distances plus ou moins grandes entre des
individus : la distance intime (propre à la communication confidentielle),
la distance personnelle (communication familiale), la distance sociale (vie
professionnelle) et la distance publique (communication entre un individu et
un groupe). Ces normes varient en fonction des conditionnements sociocultu-
rels dont les individus ont fait l’objet. Ainsi, en vertu des normes proxémiques
auxquelles ils sont habitués, les méridionaux auront davantage tendance à
se rapprocher de leurs interlocuteurs durant une conversation sans penser
qu’il s’agit là d’une distance intime ou personnelle. Une personne qui n’est
pas de culture méridionale, davantage habituée à garder une plus grande
distance durant les conversations, pourra percevoir cette proximité physique
comme démesurément familière (c’est-à-dire comme une transgression des
normes proxémiques propres à la communication sociale ou publique). Les
divergences d’interprétation des normes proxémiques pourront alors donner
lieu à des malentendus, voire à des conflits culturels.
Le brouillage de la communication interculturelle peut aussi avoir
pour origine la diversité des modes de transmission des informations.
Ce point est mis en avant par Hall aux chapitres 7 et 8 du livre Au-delà de
la culture (1979) quand il effectue une distinction entre ce qu’il nomme « les
cultures à haut contexte » et les « cultures à bas contexte ». Les cultures
à haut contexte se caractérisent par la prédominance des liens commu-
nautaires et des hiérarchies sociales. Dans ce type de culture, le contexte
communicationnel (relations sociales entre émetteurs et récepteurs des
messages, émotions que ces derniers ressentent) a davantage d’importance
que le contenu du message. Ainsi, le statut social des interlocuteurs compte
beaucoup. Les informations non verbales sont également très prises en compte
dans ce type de culture (d’où l’importance des salutations, des formules de
politesse). Dans les cultures à bas contexte, en revanche, les individus ont
besoin « d’un maximum d’informations explicites pour communiquer et
interagir ». L’information a le primat sur les facteurs sociaux ou émotion-
nels qui entourent la communication. Ici, la communication s’effectue de
manière très directe (voire informelle) en relation avec un objectif précis
qu’elle vise à atteindre. Pour T. Hall, les différentes cultures se situent sur
un continuum, en vertu duquel prédomine la communication à bas contexte
ou à haut contexte. Ainsi, précise-t-il, la communication à bas contexte prédo-
mine dans la société américaine et européenne tandis que la communica-
tion à haut contexte prédomine dans la société japonaise et dans la plupart
des pays arabes, marqués par l’importance des statuts.
136 Chapitre 3 • Culture et communication

Hall en déduit que la communication entre des individus à bas contexte


et des individus à haut contexte peut susciter des malentendus et des conflits.
Les seconds peuvent être perçus par les premiers comme ayant une communi-
cation démesurément compliquée, insuffisamment explicite, voire comme des
fourbes et des hypocrites qui usent de formules de politesse pour dissimuler
des informations importantes. À l’inverse, ceux qui déploient une communi-
cation à bas contexte peuvent être considérés comme des individus brutaux,
incapables de diplomatie. Ces désaccords interprétatifs peuvent soulever des
problèmes précis, par exemple dans des relations de travail ou de négociation.

ՠ Mots-clés
Culture, interculturel, normes, corps.

3.2. Détournement et filtrage de la communication :


la propagande (Tchakhotine, Bernays)
Outre les malentendus involontaires qui peuvent ponctuer la communi-
cation, cette dernière peut aussi être détournée de manière tout à fait volon-
taire, notamment pour satisfaire des intérêts économiques et politiques. La
communication peut ainsi être mise au service de la propagande. On
peut définir ici la propagande comme l’ensemble des techniques de persua-
sion destinées à influencer et endoctriner une population afin de diffuser
une idéologie.
Le sociologue Serge Tchakhotine dépeint ainsi l’endoctrinement des
masses par les régimes totalitaires dans Le viol des foules par la propa-
gande politique (1939). Reprenant les travaux du psychologue Pavlov, il souligne
qu’il est possible d’influencer les masses et de créer chez elles des réflexes
conditionnés en répétant de manière continuelle les mêmes messages dans
les médias. Dans cette perspective, la psychologie humaine repose sur des
mécanismes biologiques favorisant la mémorisation des messages transmis
par la propagande. Analysant en particulier l’utilisation de la propagande
par le régime nazi, Tchakhotine insiste sur l’importance des symboles, des
mythes (comme le mythe de la race aryenne), de la musique et de la répéti-
tion des messages radiophoniques.
La démocratie peut aussi faire usage de techniques de propagande
pour influencer les individus. C’est ce que montrent les analyses du publi-
citaire Edward Bernays dans Propaganda (1928). Bernays tenant à réhabi-
liter le terme même de « propagande », précise que celle-ci doit être utilisée
en démocratie afin « d’organiser le chaos » : il s’agit de mettre en place ce que
Bernays nomme une « nouvelle propagande », dans une société américaine
organisée autour des valeurs de liberté et d’égalité et animée par la société
de consommation. Bernays (suivant en cela les travaux sur la psychologie
L’opposition entre communication et culture 137

des foules de Gustave Le Bon*) soutient que la foule est par essence profon-
dément irrationnelle, mue par des pulsions et des besoins irrépressibles.
La propagande consiste précisément à assouvir les désirs des foules, mais
aussi à créer en son sein de nouveaux désirs en vertu d’objectifs politiques et
économiques. Les mécanismes profonds qui inspirent la propagande, précise
Bernays, doivent demeurer secrets. Tous ceux qui font usage de la propa-
gande forment un « gouvernement invisible » à même de diriger les foules.
C’est ainsi qu’au sein de ce gouvernement invisible les journalistes, certains
écrivains, les grandes compagnies, les producteurs de cinéma peuvent agir
sur le comportement des foules.
Bernays a lui-même mis en pratique l’outillage conceptuel qu’il décrit
dans ses ouvrages. Ainsi, en 1917, il a participé à la « commission Creel »
destinée à convaincre l’opinion publique, initialement très pacifiste, de soute-
nir la Première Guerre mondiale. Bernays testa à cette occasion plusieurs
techniques de propagande : distribution de tracts, campagnes publicitaires
reposant sur l’émotion, recrutement de leaders d’opinion (ces derniers jouant
un rôle fondamental pour la persuasion du reste du groupe).
Outre les processus de falsification et d’influence qui la caractérisent, la
propagande fonctionne également grâce à la sélection des informa-
tions, destinée à orienter les comportements individuels. Cette thèse
est au cœur du « modèle de propagande » (« propaganda model ») exposé par
Chomsky et Herman dans La fabrication du consentement. (1988). Ce modèle
est destiné à fournir une analyse critique des médias de masse américains.
La thèse de Chomsky et Hermann est que ces médias, loin de faire office de
« quatrième pouvoir », servent bien plutôt les intérêts des élites politiques et
économiques en biaisant les informations. Chomsky et Hermann citent en
particulier les cinq groupes qui organisent les médias aux USA au moment
où ils écrivent : General Electric (NBC), Time Warner/AOL, Rupert Murdoch
(Fox News), Turner (CNN), et le conglomérat rattaché à CBS.
Cette prédominance des intérêts économiques, selon Chomsky et Hermann,
a pour effet de sensiblement restreindre la liberté d’expression dans les médias.
Les journalistes travaillant dans les médias de masse, même s’ils peuvent
avoir l’illusion d’agir en toute indépendance, et au nom de la démocratie,
servent en réalité les intérêts de l’État et des lobbies. Ainsi, les experts qui
sont sollicités dans les médias ne sont pas réellement indépendants. Ils sont
en grande partie rémunérés par l’État pour effectuer leurs recherches, ce
qui limite grandement leur objectivité.
Plus précisément, selon Chomsky et Herman, les médias fonctionnent
selon un système de « filtres ». Ils sélectionnent les informations et trans-
mettent celles qui sont surtout favorables aux groupes dominants dans la
société. Chomsky et Herman affirment qu’il existe cinq filtres de l’informa-
tion. 1) L’influence du propriétaire. Les médias ont tendance à ne pas diffu-
ser d’information qui serait dommageable à leur propriétaire ou à leurs
actionnaires. 2) Le poids de la publicité. Les médias ont tendance à ne pas
138 Chapitre 3 • Culture et communication

transmettre d’informations qui seraient nocive pour leurs annonceurs. 3)


Le poids des sources. Les médias ne peuvent pas se permettre de tenir un
discours qui serait défavorable pour leurs sources. La première source des
médias, à cet égard, n’est autre que le gouvernement lui-même. 4) Les contre-
feux c’est-à-dire tous les moyens de pressions qui peuvent être utilisés pour
empêcher un message d’être transmis : ainsi, des instituts, des lobbies restrei-
gnent la diffusion de certaines informations (il peut s’agir par exemple
d’un lobby religieux, économique ou défendant les intérêts d’une minorité).
5) L’anticommunisme. Les médias américains dévalorisent systématique-
ment le communisme, les régimes communistes et ceux qui les soutiennent.
Au-delà du communisme (dont Chomsky et Herman ne nient pas les crimes),
les médias de masse élaborent les représentations des ennemis de la société
(par exemple dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme ») en vertu
d’un filtre idéologique dominant.
En bref, qu’elle se manifeste dans des régimes totalitaires, autoritaires
ou dans des démocraties, la propagande a pour effet d’orienter la communi-
cation en faisant subir aux individus une influence dont ils ignorent le plus
souvent les mécanismes sous-jacents.

ՠ Mots-clés
Communication, médias, propagande, démocratie.

DÉFINITION
‫ ڀ‬Psychologie des foules
Psychologie des foules est un ouvrage de Gustave Le Bon paru en 1895. Le Bon y
affirme que les comportements des individus rassemblés dans une foule tendent
à devenir plus irrationnels que les comportements qu’adopteraient ces mêmes
individus s’ils étaient isolés. Bien que le livre de Le Bon soit un ouvrage fondateur
de la psychologie sociale, sa thèse d’une « unité mentale » de la foule autonome
par rapport à la psychologie individuelle est aujourd’hui très controversée.

3.3. Formatage médiatique et déculturation (Bourdieu)


Une raison fondamentale de l’aliénation que subissent les citoyens face
aux médias de masse serait alors à trouver dans le formatage des conte-
nus. Ce formatage aurait en définitive pour conséquence la déculturation des
masses. Telle est la thèse que soutient Bourdieu dans Sur la télévision (1996).
En effet, souligne Bourdieu la télévision est soumise aux lois du
marché et de l’audimat dans le cadre des sociétés capitalistes. Il existe
une concurrence généralisée entre les grands médias qui cherchent à diffuser
L’opposition entre communication et culture 139

des programmes regardés par le plus grand nombre. Comme le souligne à


ce sujet Bourdieu :

La télévision régie par l’audimat contribue à faire peser sur le consommateur


supposé libre et éclairé les contraintes du marché, qui n’ont rien de l’expres-
sion démocratique d’une opinion collective éclairée.

Cette quête effrénée de l’audimat s’effectue au détriment d’une véritable


politique culturelle : les médias n’ont plus pour but de former les goûts du
public, mais plutôt de flatter de manière démagogique ce qui plaît à la majorité.
En vertu de cette emprise de l’audimat, les médias tendent à homogénéiser
leurs contenus. Les différences entre les programmes ne portent pas sur leur
contenu mais sont simplement formelles.
Pour faire de l’audimat, la télévision recherche avant tout des sujets
consensuels, excluant toute véritable polémique de son champ. Elle diffuse
des sujets qui ne suscitent aucun débat, ou des débats factices (ne traduisant
pas d’oppositions réelles au sein de la société). Cette recherche du consen-
sus, avance Bourdieu, conduit à une dépolitisation des citoyens, attirés par
des sujets frivoles, déconnectés de la vie politique.
Une des conséquences de cette évolution de la télévision, selon Bourdieu,
est la formation d’un champ médiatique ayant ses propres normes. Ainsi,
ce que Bourdieu nomme le « champ journalistique » exerce une influence sur
les autres champs de la société, comme la justice, la politique, la culture. Les
responsables politiques deviennent dépendants du champ journalistique sans
lequel ils ne peuvent plus réellement exercer leur pouvoir. Suivant son propre
rythme, et ses propres règles, le champ journalistique choisit des invités
qui s’expriment de manière directe, brève. Ces invités, considérés comme
de « bons clients » selon le lexique télévisuel, sont pleinement conformes
à la temporalité médiatique caractérisant la télévision (alternance entre
les programmes et les pages de publicité). Ils sont privilégiés au détriment
d’invités capables de déployer une pensée profonde mais moins adaptée à la
rapidité du rythme médiatique.
Dans ce contexte de formatage culturel, les intellectuels peuvent selon
Bourdieu adopter deux attitudes. Ils peuvent se soumettre au rythme
et aux normes du champ médiatique, adoptant alors une posture que
Bourdieu qualifie d’« hétéronome ». Ils peuvent également choisir d’avoir
un regard critique vis-à-vis de ce champ médiatique (y compris quand
ils sont invités sur les plateaux). Ceux qui se soumettent au diktat télévi-
suel, déplore Bourdieu, sont souvent des individus cherchant avant tout la
notoriété, dépourvus de l’intégrité dont devraient faire preuve les intellec-
tuels « autonomes », non inféodés au pouvoir des médias.

ՠ Mots-clés
Médias, culture, télévision, marché, intellectuel, société.
140 Chapitre 3 • Culture et communication

3.4. Marchandisation de l’information et perte du réel


(Debord, Ramonet)
La marchandisation de l’information peut en définitive s’avérer très nocive
pour la réflexion démocratique en ayant pour conséquence d’éloigner les
citoyens du monde réel.
C’est ce que souligne Guy Debord, figure centrale du mouvement situa-
tionniste*, dans La société du spectacle (1967). Au sens de Debord, le spectacle
est d’abord l’instrument dont se sert le capitalisme pour asseoir sa
domination. À cet égard, la société du spectacle constitue le développement
ultime du capitalisme, qui fait du spectacle une marchandise. D’autre part, le
spectacle est un nouveau type de relation, « un rapport social entre les
individus médiatisé par des images ». Pour Debord, la société du spectacle
induit des relations qui s’effectuent de moins en moins par le biais de contacts
directs, et de plus en plus par l’intermédiaire des images : il s’ensuit que la
vie elle-même devient un spectacle permanent (en témoignent aujourd’hui
les relations entre les stars et leurs « followers » sur les réseaux sociaux).
Avec le spectacle, les individus perdent peu à peu le rapport direct avec la
réalité, ce que Debord nomme le « vécu ». Dans ce cadre, le spectacle s’oppose
« à ce qui est directement vécu par l’individu ». Les individus ne connaissent
plus la réalité directement, mais d’abord et avant tout par le biais de repré-
sentations médiées et bien souvent falsifiées. En effet, les représentations
des choses ne sont pas les choses elles-mêmes. Il se produit ici un phéno-
mène similaire à ce que décrit Platon dans La République avec le mythe de
la caverne : comme les prisonniers qui ne sont pas en relation directe avec le
réel mais ne voient que des ombres projetées sur les parois de la caverne, les
spectateurs-consommateurs connaissent essentiellement le monde à travers
leurs multiples écrans. Les médias contribuent ainsi à détourner les indivi-
dus du monde vécu.
Dans la lignée des critiques de Debord, le journaliste Ignacio Ramonet
analyse également ce qu’il considère comme un dévoiement de la commu-
nication médiatique dans La Tyrannie de la communication (1999). Il y a
d’abord « tyrannie » de la communication, au sens de Ramonet, dès lors que
la communication devient omniprésente dans la vie des citoyens. À l’ère
des développements technologiques, communiquer devient une obligation
qui se répand dans tous les domaines de l’existence et toutes les sphères de
la vie sociale. Ceux qui ne communiquent pas ou peu sont perçus de manière
soupçonneuse.
Cette tyrannie de la communication, souligne Ramonet, conduit à un
paradoxe : alors que les citoyens, à l’époque d’internet et des chaînes d’infor-
mation en continu, croient être informés, ils sont en réalité confrontés à une
surabondance d’informations qui fait obstacle à la formation d’un
véritable jugement critique. Comme le précise en effet Ramonet, « surmé-
diatisation ne signifie pas toujours bonne information ». Les citoyens se
L’opposition entre communication et culture 141

retrouvent perdus, noyés dans un flot incessant d’informations qui se répètent


à longueur de journée et qu’ils ne parviennent plus à hiérarchiser : ce qui
est futile et ce qui est fondamental, ce qui est local et ce qui a une portée
mondiale est alors mis sur le même plan.
Cette tyrannie de la communication est liée pour Ramonet à la marchandi-
sation de l’information : « l’information est avant tout considérée comme une
marchandise et […] ce caractère l’emporte, de loin, sur la mission fondamen-
tale des médias : éclairer et enrichir le débat démocratique ». La marchan-
disation de l’information, créant une interdépendance forte entre
culture, communication et publicité (l’information doit engendrer des
profits) a pour conséquence néfaste le fait de privilégier ce qui est spectacu-
laire, ce qui suscite des émotions fortes au détriment des questions d’inté-
rêt public. Ainsi, les médias de masse accordent une place de plus en plus
importante à la vie privée des stars, à la « télé-réalité » (expression éminem-
ment trompeuse !), au détriment des questions politiques ou culturelles (en
témoigne la multiplication des journaux dits « people » et des paparazzis).
La marchandisation de l’information produit par ailleurs une concurrence
accrue entre les différents médias, qui veulent diffuser le plus vite possible
les informations : la chasse aux « scoops » peut alors prendre le pas sur la
fiabilité de l’information.
En bref, pour Ramonet, l’emprise des intérêts politiques et économiques
sur le monde des médias conduit à une désinformation accrue des citoyens
dans la mesure où le caractère sensationnel des informations et leur impact
émotionnel priment sur les sujets d’intérêt public. De manière similaire,
les médias contemporains sont souvent accusés de déformer la réalité en
multipliant les fake news. Tel est le problème de la « post-vérité* », souvent
évoquée aujourd’hui.

ՠ Mots-clés
Médias, communication, capitalisme, art, vérité, image, publicité.

ZOOM Les fake news


L’expression « fake news », « fausses informations » ou « infox » est employée pour
désigner de fausses informations destinées à tromper l’audience. Au xxie siècle, la
diffusion de ces fausses informations s’est intensifiée grâce aux outils fournis par
internet (blogs, réseaux sociaux, sites…). Ces fausses informations concernent bien
souvent des théories complotistes, affirmant que certains événements historiques
sont la résultante des actions secrètes menées par des groupes occultes. La multi-
plication des fake news répond bien souvent à des intérêts commerciaux, dans la
mesure où la diffusion de ces informations, souvent sensationnelles (« pièges à clics »),
engendre des revenus publicitaires considérables. Les médias dits « mainstream »
ne sont pas épargnés par la diffusion de ces fausses informations. En témoignent
142 Chapitre 3 • Culture et communication

par exemple les fausses nouvelles diffusées pour légitimer l’invasion de l’Irak en
2001 (notamment « l’affaire des couveuses irakiennes », ou la thèse des « armes de
destruction massive »), et relayées par la grande majorité des médias américains.
En 2019, l’affaire dite du « Russiagate » illustre également le rôle des grands médias
américains (CNN, ABC, The Washington Post…) dans la propagation d’informations
erronées. À la suite de la défaite d’Hilary Clinton, une grande partie des médias
américains a affirmé l’existence d’une collusion entre la Russie et Donald Trump
pour que ce dernier remporte l’élection présidentielle.

DÉFINITIONS
‫ ڀ‬Situationnisme
Le situationnisme est un mouvement de pensée créé à la fin des années cinquante.
Dans la lignée du marxisme et de l’anarchisme, ce mouvement conteste l’omni-
présence de la marchandise et de la culture bourgeoise dans la société occiden-
tale (notamment à travers une critique subversive de l’art contemporain). Le
mouvement situationniste s’attaque plus précisément, dans les années soixante,
à la société du spectacle comme instrument d’aliénation des masses, dans une
perspective révolutionnaire.

‫ ڀ‬Post-vérité
L’expression « post-vérité » est utilisée pour décrire une évolution de la commu-
nication au xxie siècle, en particulier dans ses liens avec la politique. Elle désigne
le fait que les nouveaux modes de communication (réseaux sociaux, blogs…) sont
davantage orientés par la recherche des émotions ou l’expression d’opinions
personnelles plutôt que par la recherche de faits objectifs. La post-vérité est ainsi
marquée par la prolifération des fake news (voir le zoom).

Pistes de réflexion : sujets possibles sur cette partie


• Le pouvoir des mots
• Le pouvoir médiatique
• Le pouvoir des images
• Le formatage
• Persuader
• Parler pour ne rien dire
• La propagande
• Les mots et les choses
• Les troubles de la communication
• Peut-on tout exprimer ?
• La liberté d’expression
• Les excès de la communication
Repenser les relations entre culture et communication 143

4. Repenser les relations entre culture


et communication
Au-delà des lectures éminemment critiques des dynamiques communica-
tionnelles, ne peut-on pas reconsidérer les rapports entre culture et commu-
nication dans la perspective de leur mutuelle harmonisation ? Telle est la
question décisive à laquelle il convient maintenant de répondre.

4.1. Reconstructions de la communication (S. Hall)


Les citoyens sont-ils sous l’emprise incoercible des médias de masse et de
l’industrie culturelle ? La culture fait-elle l’objet d’une manipulation orches-
trée par les puissances économiques et politiques, et contre laquelle les
citoyens ne peuvent rien ? Différents travaux, rejetant l’idée selon laquelle
les récepteurs des messages seraient des consommateurs essentiellement
passifs, affirment au contraire que les citoyens possèdent les moyens de se
réapproprier les contenus culturels de manière active et participative.
C’est ce que met en avant le sociologue Stuart Hall dans Identités et cultures
(2007). Selon Hall, toute communication s’effectue selon un double proces-
sus d’encodage et de décodage de messages. L’encodage est l’activité de
production du message tenant compte de ses aspects discursifs, visuels,
auditifs, etc. Cette activité est déterminée par différents facteurs tels que
les contraintes temporelles de production du message ou l’influence des
intérêts économiques et politiques. Le décodage est l’activité de réception du
message dans un contexte donné. Toute culture, à cet égard, tend à imposer
certaines classifications du monde social, autrement dit à faire émerger au
terme d’un décodage des « codes dominants » validés par les instances insti-
tutionnelles et idéologiques.
Cependant, souligne Hall, le décodage des messages ne s’effectue pas de
manière univoque. En effet, les récepteurs d’un message peuvent le recons-
truire selon leur vécu quotidien, le contexte social et culturel dans lequel
ils se trouvent. Ainsi, le récepteur du message ne peut qu’adhérer partiel-
lement ou ne pas adhérer aux intentions de ceux qui émettent ce message.
À l’inverse des théories de la communication insistant sur la transmission
linéaire du message, Hall souligne au contraire les processus de reconstruc-
tion qui président à la réception de toute information.
Pour souligner ce point, Hall développe l’exemple du message télévisuel.
Les récepteurs des signes télévisuels (les téléspectateurs) peuvent s’avérer
incapables de décoder le message transmis par les émetteurs (responsables
politiques, artistes, publicitaires…) ou refuser de décoder ce message confor-
mément aux attentes de ces émetteurs. Hall distingue alors trois types de
décodage du message télévisuel : hégémonique, négocié et oppositionnel.
144 Chapitre 3 • Culture et communication

Dans le cadre du décodage hégémonique, il y a correspondance entre le sens


attribué par le récepteur au message et le sens dominant. Dans ce cas de
figure, le téléspectateur assimile et accepte sans restriction les informations
qui lui sont transmises. Toutefois, les autres formes de décodage impliquent
une relation plus complexe entre émetteurs et récepteurs. C’est le cas du
décodage négocié, qui consiste à accepter de façon partielle les éléments du
code hégémonique et à rejeter d’autres éléments. Ainsi, le téléspectateur
peut accepter à un niveau général une règle à laquelle se réfère le message
télévisuel mais rejeter son application à un niveau particulier. Hall prend
l’exemple d’un ouvrier qui accepte la limitation du droit de grève mais refuse
de l’appliquer à son propre cas. Enfin, le décodage oppositionnel conteste de
manière globale le sens dominant du message, car il utilise un autre code.
Tel est le cas, souligne Hall, du téléspectateur assistant à un débat sur le
plafonnement des salaires, et qui interprétera toute référence à l’« intérêt
national » en termes d’« intérêts de classe », rejetant alors toutes les propo-
sitions en faveur du plafonnement. En bref, l’existence de lectures négociées
ou oppositionnelles indique que le spectateur ne saurait être réduit au rôle
de récepteur passif des messages qu’il reçoit. Il est également un acteur de
la communication.
Selon Hall, le caractère actif de la communication apparaît tout
particulièrement dans le cas de la culture populaire. Selon lui, la culture
populaire ne se réduit pas aux pratiques propres aux classes les plus modestes
de la société (mœurs, coutumes, folklore…) mais englobe plutôt l’ensemble
des rapports de « corrélation, d’influence et d’antagonisme » que les classes
populaires entretiennent avec les classes dominantes. Les processus de
négociation ou d’opposition à l’égard des contenus culturels proposés par
les classes dominantes constituent donc un élément central de la culture
populaire. Hall en déduit, à rebours de l’école de Francfort, que les membres
des classes populaires ne sont pas des « idiots culturels » (« cultural dopes »)
qui se contentent d’assimiler passivement les produits de l’industrie culturelle
mais sont au contraire capables de résister aux codes culturels dominants.
Dans la lignée des travaux de Stuart Hall et plus généralement de ce que
l’on nomme les études culturelles*, des auteurs comme Richard Hoggart (La
culture du pauvre) ou Michel de Certeau (L’invention du quotidien), insistent
ainsi sur la part de créativité propre à la culture populaire et sa capacité à
prendre ses distances à l’égard de l’industrie culturelle. Le premier (lui-même
issu du milieu ouvrier anglais) fait ainsi référence à la « consommation
nonchalante » ou à l’« attention oblique » des classes populaires lorsque
leurs membres lisent des journaux à gros tirage ou des livres bon marché.
Les lecteurs des classes populaires, soutient Hoggart, sont ainsi capables
de réaménager les messages qu’ils lisent en fonction de leurs expériences
et ne pas y adhérer si ce message diffère trop fortement de leur propre vécu.
Dans une optique similaire, De Certeau emploie quant à lui le concept de
« braconnage culturel » pour désigner toutes les tactiques de résistance
Repenser les relations entre culture et communication 145

inventées par les usagers des produits culturels pour s’opposer aux conte-
nus culturels imposés par les producteurs de ces biens (à la manière des
braconniers venant sur les territoires des propriétaires terriens). Ainsi, le
fait de zapper, de se réapproprier le sens d’une œuvre, de lire un texte dans
telle ou telle traduction, illustrent les micro-libertés des consommateurs de
biens culturels.
Cette pluralisation est aussi au cœur de la notion de « contre-culture »,
utilisée pour désigner toutes les formes de contestation des pratiques cultu-
relles dominantes. La contre-culture cherche à réhabiliter les formes
culturelles méprisées, jugées inférieures par la culture dominante.
Elle redonne ainsi une valeur à ce qui est jugé vulgaire, obscène, immoral,
contraires aux valeurs traditionnelles. C’est ainsi que les auteurs faisant l’éloge
des drogues hallucinogènes (songeons aux Paradis artificiels de Baudelaire,
aux Portes de la perception d’Aldous Huxley), les mouvements classés « alter-
natifs » ou « underground » font partie de la contre-culture. La contre-culture
peut également concerner des mouvements musicaux divers (le heavy metal,
le punk-rock, la techno, le hip-hop…) ou des modes de communication alter-
natifs (comic books, fanzines, graffitis…) qui sont en rupture avec les modes
d’expression culturelle dominants. Toutes ces formes novatrices illustrent la
possibilité d’une réappropriation culturelle faite d’inventions et de créations
et tendent à nuancer la dichotomie rigide entre culture savante et culture
populaire.

ՠ Mots-clés
Culture, médias, télévision, art, interprétation.

ZOOM La pop culture : une culture hybride ?


La pop culture est généralement définie comme l’ensemble des objets et des
pratiques qui sont très répandus dans une société et à une époque donnée, c’est-à-
dire populaires. Toutefois, cette définition reste trop large. La pop culture est distin-
guée ou assimilée à la culture de masse, à la folk culture et le plus souvent elle est
opposée à la culture savante ou culture légitime.
La culture pop apparaît donc d’abord comme une culture à destination des classes
dites « inférieures ». C’est pourquoi elle tient de la « folk culture », c’est-à-dire du
patrimoine, des traditions, du folklore régional partagés par la plupart des membres
d’une communauté et s’oppose à la « grande culture », réservée aux classes favori-
sées et éduquées, dites « supérieures ». Dans le prolongement de cette réduction, la
culture populaire a été assimilée dès le xixe siècle à la culture de masse et à l’indus-
trie culturelle. La culture de masse est alors caractérisée par sa grande diffusion
(d’où l’importance de la multiplication des moyens de communication) et par sa
visée commerciale. Les contenus sont donc homogènes et pauvres dans le but de
plaire au plus grand nombre (la masse) et surtout de vendre.
146 Chapitre 3 • Culture et communication

Toutefois, cette réduction ne semble pas satisfaisante. Bien qu’elle comporte des
éléments de la culture de masse (comme sa grande diffusion), elle ne s’y réduit pas,
tant elle peut donner lieu à des contenus riches, créatifs et intéressants. Par consé-
quent, elle ne saurait être frontalement opposée à la culture savante ou dominante.
Les frontières entre culture populaire et culture savante sont en réalité poreuses.
D’une part, de nombreuses œuvres populaires sont rentrées dans la culture savante
(par exemple, les romans policiers de Simenon sont entrés dans la luxueuse collec-
tion de La Pléiade ou le jazz, musique populaire qui naît au début du xxe siècle dans le
milieu défavorisé des Noirs américains, est devenu l’apanage des classes dominantes).
D’autre part, la culture savante s’inspire de la culture folklorique comme le roman-
tisme qui a repris à son compte les mythes et légendes régionaux (par exemple,
les opéras de Wagner). Enfin, les pratiques culturelles elles-mêmes sont devenues
hybrides car dans les individus des classes favorisées coexistent des références
aussi bien à la grande culture qu’à la culture populaire (voire à la culture de masse).
Contrairement au discours qui légitime uniquement la culture dominante, une pop
culture de qualité est donc tout à fait envisageable. Par exemple, la série Game of
Thrones au succès mondial; produit de la pop culture, reprend certes des traits de
la culture de masse (large diffusion, effets spéciaux, références nombreuses au sexe
et à la violence) mais la complexité de son intrigue comme la qualité de sa réalisa-
tion n’ont rien à envier aux grands films appartenant à la culture savante.

DÉFINITION
‫ ڀ‬Études culturelles
Les études culturelles (cultural studies en anglais) sont un ensemble de travaux
transdisciplinaires visant à critiquer les relations entre culture et pouvoir. Ces
études cherchent notamment à réhabiliter les modes d’expression de cultures
dites « populaires » (manière de parler, séries, sports…), dans la perspective d’une
remise en cause de la hiérarchie traditionnelle conférant une valeur supérieure à
la culture dite « savante ».

4.2. La communication comme émancipation :


communication normative et communication
fonctionnelle (Wolton)
Dans les démocraties contemporaines, l’emprise nocive de la communi-
cation sur les citoyens n’est pas inévitable, en raison des idéaux éthiques qui
structurent les relations sociales. La communication peut alors être perçue,
si on l’envisage de manière plus optimiste, non plus comme un instrument
Repenser les relations entre culture et communication 147

d’aliénation mais bien d’émancipation des citoyens. C’est ce que soutient


le sociologue des médias Dominique Wolton dans Penser la communication
(1997), lorsqu’il distingue la « communication normative » et la « commu-
nication fonctionnelle ».
Au sens de Wolton, la communication normative repose sur l’idéal de la
communication auquel aspire tout individu. Elle a pour objectif l’échange,
la mise en partage, la compréhension mutuelle entre ceux qui commu-
niquent. La communication fonctionnelle, par contraste, vise avant tout la
satisfaction des besoins et les intérêts. Elle a pour objectif le rendement
et l’efficacité, allant parfois jusqu’à instrumentaliser autrui. Ces deux formes
de communication, souvent imbriquées, se retrouvent à toutes les échelles (de
la relation interpersonnelle au débat public) et leur interpénétration carac-
térise ce que Wolton nomme les « sociétés individualistes de masse », parta-
gées entre la valorisation de l’individu au nom de la liberté et celle du grand
nombre au nom de l’égalité.
Or, soutient Wolton (contre l’école de Francfort et les tenants d’une tyran-
nie de la communication), même si le développement des moyens modernes
de communication soulève de multiples problèmes, il ne conduit pas pour
autant à une aliénation généralisée des masses. En effet, les démocraties
contemporaines se caractérisent par une persistance de la communi-
cation normative : les citoyens conservent un idéal de communication et
sont donc capables de maintenir un point de vue réflexif, critique lorsque la
réalité n’est pas conforme à cet idéal. Ils sont ainsi en mesure d’évaluer sur
un mode critique le décalage entre « les promesses des discours et la réalité
des intérêts ». De ce fait, la communication fonctionnelle ne saurait effacer
la communication normative.
Wolton en déduit que loin d’être l’adversaire inévitable de la démocratie,
la communication constitue une des conditions de possibilité de la
démocratisation. En effet, souligne-t-il, l’expansion de la communication à
partir du xvie siècle (développement de l’imprimerie) a aussi rendu possible la
formation d’un espace public dans lequel les citoyens ont pu débattre sur les
sujets de société. Dans la continuité de ce processus émancipateur, les médias
de masse peuvent donc selon Wolton favoriser la communication normative
et l’essor de la culture. S’opposant à Bourdieu, Wolton souligne ainsi que la
télévision, dans une société démocratique, joue un rôle unificateur :
elle permet de relier des individus éloignés sur le plan géographique ou social.
En dépit de leurs différences et de leurs divergences, les citoyens peuvent
regarder des programmes communs et partager ensuite leurs opinions sur
ces programmes. Wolton est à cet égard tout particulièrement favorable aux
chaînes généralistes, permettant selon lui aux citoyens de développer une
vision globale de la société. Par contraste, rappelle-t-il, les chaînes théma-
tiques courent le risque de segmenter la société en créant des clivages (par
exemple entre « culture populaire » et culture savante ») nuisibles à l’inté-
gration démocratique des citoyens.
148 Chapitre 3 • Culture et communication

Reconnaissant que la communication peut être dévoyée ou manipulée (en


témoignent, rappelle-t-il lui-même, les phénomènes de distorsion de la vérité
dans la sphère politique), Wolton soutient cependant que la démocratie a
les moyens d’atténuer les imperfections de la communication. Dans
Il faut sauver la communication (2007), il affirme ainsi que le maintien de
l’idéal de la communication exige de distinguer les trois activités qui fondent
le rapport de l’homme à la réalité : informer, connaître et agir. Il s’agit,
selon l’expression de Wolton, d’« organiser le conflit des légitimités ». Ainsi,
informer est d’abord l’activité primordiale des journalistes. Connaître est
l’activité par excellence des scientifiques. Enfin, l’action est le terrain privi-
légié des responsables politiques. Selon Wolton, le fait qu’une des légitimi-
tés empiète sur le terrain des deux autres soulève des problèmes pratiques
majeurs. C’est ce qui se produit par exemple dans le champ politique, lorsque
l’information prend le pas sur l’action (les responsables politiques se conten-
tant alors de communiquer sans prendre de mesures concrètes). En bref,
pour Wolton, le déploiement d’une communication proprement éthique dans
une société démocratique nécessite une cohabitation harmonieuse des trois
domaines que sont l’information, la connaissance et l’action en minimisant
les conflits entre ces domaines.

ՠ Mots-clés
Communication, médias, télévision, normes, démocratie, société.

4.3. Communiquer et coopérer : l’intelligence collective


(Lévy)
Par ailleurs, les développements technologiques les plus récents tendent à
montrer que la communication est entrée dans une nouvelle ère, davan-
tage marquée par l’interactivité. C’est ainsi qu’avec le développement
exponentiel des NTIC (Nouvelles technologies d’information et de commu-
nication) et l’expansion d’internet à l’échelle du globe, de nouveaux espaces
de communication se sont ouverts. Ces espaces, de plus en plus interactifs,
se retrouvent notamment sur YouTube, Wikipédia, les forums de discussion
ou les réseaux sociaux. Apparaissent ainsi de nouvelles formes de communi-
cation qui semblent montrer la possibilité d’une réappropriation des conte-
nus culturels par les citoyens.
Ce sont ces nouvelles formes d’organisation et de diffusion de connais-
sances que le philosophe Pierre Lévy décrit dans l’Intelligence collective (1994).
Lévy définit l’intelligence collective comme une « intelligence partout distri-
buée, sans cesse valorisée, coordonnée en temps réel, qui aboutit à une mobili-
sation effective des compétences ». Lévy précise que des formes d’intelligence
collective existent déjà dans le monde animal. Ainsi, les colonies de fourmis,
Repenser les relations entre culture et communication 149

fondées sur la coopération, constituent bien une forme d’intelligence collective


(les fourmis agissant alors comme les cellules d’un organisme). Toutefois, la
spécificité de l’intelligence collective humaine est de faire usage de symboles
pour diffuser et coordonner les informations. Une communauté humaine
se déploie sous la forme d’une intelligence collective quand elle présente les
caractéristiques suivantes :
1. L’information, au sein de cette intelligence collective, est répar-
tie de façon partielle : chaque membre de l’intelligence collective possède
une partie de cette information, mais personne n’en possède la totalité (il
n’existe pas de point de vue surplombant l’intelligence collective).
2. Les relations entre les membres d’une intelligence collective
sont horizontales. L’ensemble des individus qui composent une intelligence
collective obéit aux mêmes règles.
3. Les membres d’une intelligence collective sont en interaction
constante, de manière simultanée ou successive, avec d’autres indivi-
dus. L’intelligence collective émerge à partir de la coopération et de la compé-
tition entre des individus qui interagissent.
4. Ces interactions ont une utilité pour chaque membre, les indivi-
dus ayant le bénéfice de la coopération. La caractéristique fondamentale de
l’intelligence collective est qu’elle fait émerger, grâce à la synergie des intelli-
gences individuelles, des savoirs et des résultats bien supérieurs à la somme
des éléments qui composent cette intelligence.
À l’instar de Wolton, Lévy souligne que l’intelligence collective est un
outil fondamental de démocratisation de la culture. Elle est susceptible de
faire participer l’ensemble des citoyens dans le cadre d’un effort de résolution
collectif des problèmes. L’intelligence collective permet ainsi un partage des
savoirs, qui ne sont plus uniquement l’apanage du cercle des experts, mais
qui peuvent être réappropriés par tous les citoyens compétents. C’est ainsi
que le cyberspace* constitue un lieu dans lequel tous les individus compé-
tents peuvent dialoguer et coopérer à grande échelle, par-delà les frontières
géographiques, dans la perspective de la résolution de problèmes collectifs.
Dans le cadre du cyberspace, les individus sont à la fois dans des relations de
« communication » et de « réflexion ». Il y a simplement communication si les
individus se contentent d’échanger des informations (courriels, discussions
sur un forum…). Il y a réflexion quand ils créent des informations nouvelles
(par exemple dans le cadre d’une encyclopédie en ligne). En ce sens, précise
Lévy, le développement d’internet permet d’accroître l’intelligence collec-
tive en fluidifiant les interactions coopératives. Telle qu’elle se manifeste
sur internet, l’intelligence collective possède des vertus auto-correctrices.
En témoignent par exemple les sites sans cesse réactualisés en fonction des
remarques faites par leurs contributeurs.

ՠ Mots-clés
Communication, technique, internet.
150 Chapitre 3 • Culture et communication

DÉFINITION
‫ ڀ‬Cyberspace
Le mot « cyberspace » désigne l’espace virtuel créé par l’interconnexion entre les
ordinateurs à l’échelle mondiale.

4.4. Réappropriation de la communication


et horizontalisation de la culture : apports et dangers
(Bronner)
La réappropriation de la communication par les citoyens doit toutefois
s’accomplir de manière mesurée, en prenant en compte les dérives qu’elle peut
comporter. Les moyens modernes de communication, et en particulier
internet, sont également accusés d’aller à l’encontre de la culture en
émoussant l’esprit critique des citoyens. C’est ce que souligne le sociologue
Gérald Bronner dans La démocratie des crédules (2013). Comme il l’explique,
les démocraties contemporaines se caractérisent par deux phénomènes : d’une
part, une libération de la communication sous l’effet d’internet et des réseaux
sociaux. Cette libération accroît considérablement la quantité d’informa-
tions transmises dans le monde : ainsi, le flux d’informations partagé depuis
les années 2010 est équivalent à celui qui a été propagé depuis l’apparition
de l’imprimerie. D’autre part, l’expansion d’internet produit une horizon-
talisation de la transmission culturelle, dans la mesure où les informations
sont moins hiérarchisées : les citoyens ordinaires prennent de plus en plus
part à différents modes de transmission de la culture. C’est ce que montre
l’essor des Youtubeurs, qui peuvent traiter de sujets artistiques, historiques,
ou scientifiques.
Cette libération et cette horizontalisation de la communication dans le
cadre des sociétés démocratiques sont le résultat de ce que l’auteur nomme le
« triumvirat démocratique » : droit de savoir, de délibérer, de décider. Bronner
montre qu’une des conséquences majeures de ces transformations de la
communication n’est autre que la crise de confiance à l’égard des discours
experts. Cette crise de confiance est due en partie à un certain nombre de
scandales scientifiques (amiante, vache folle, Médiator…) qui ont eu pour effet
de créer une distance entre les citoyens et les experts, alimentent la méfiance
des premiers à l’égard des seconds. En ce sens, la crise de confiance envers
les experts est en partie justifiée, reposant sur les manquements éthiques de
la science et traduisant la participation des citoyens à la vie publique. Telle
est la fonction des lanceurs d’alerte quand ils dénoncent l’instrumentalisa-
tion de la connaissance scientifique par les intérêts économiques.
Repenser les relations entre culture et communication 151

Comme le souligne toutefois Bronner, au-delà de la participation légitime


des citoyens à la chose publique, la crise de confiance à l’égard des experts
est aussi due à un rétrécissement du champ informationnel, tout
particulièrement sous l’effet d’internet. En effet, les modes de recherche
propres à internet ont tendance à conforter les idées reçues et les préjugés
des internautes, réduisant par là même leur espace de réflexion. Les inter-
nautes sont ainsi influencés par de nombreux biais cognitifs qui mettent en
péril l’accès à l’information et plus encore à la connaissance. C’est ainsi que
les biais de confirmation (poussant les internautes à chercher en priorité
des informations qui valident ce qu’ils pensaient déjà), ou l’avarice cogni-
tive (les poussant à chercher les explications les plus simples) alimentent les
théories complotistes (en témoigne le mouvement « anti-vaccins »). Ce rétré-
cissement des modes de réflexion résulte par ailleurs des dispositifs fournis
par internet, comme les « bulles de filtrage » des moteurs de recherche. Ainsi,
Google oriente les informations disponibles en fonction de la localisation ou
de l’historique de recherche des internautes, ce qui limite grandement leur
accès à des connaissances variées (plus de 65 % des internautes ne vont pas
au-delà de la première page de recherche sur Google). De même, Facebook
sélectionne des contenus privilégiés qui attirent l’attention de l’internaute
(par exemple des propos polémiques qui le feront réagir et le maintiendront
connecté). En somme, selon Bronner, les mutations des modes de communica-
tion sous l’effet d’internet créent des distorsions qui menacent une véritable
participation démocratique et une authentique transmission des contenus
culturels. Le danger est alors de sombrer dans un relativisme intégral, une
polyphonie communicationnelle tournant à la cacophonie et rendant très
délicates les tentatives pour hiérarchiser les contenus culturels.
Pour Bronner, il importe donc de développer l’esprit critique des
citoyens. En particulier, il importe de leur faire prendre conscience des biais
cognitifs qui orientent la réception des messages. Cette prise de conscience
pourrait s’effectuer notamment au moyen de l’éducation, dans le cadre de
la relation entre professeurs et élèves. L’école, dans cette perspective de
Bronner, ne doit pas simplement transmettre des connaissances, mais aussi
décrypter les processus de distorsion de l’information. L’enseignement dans
les écoles de journalisme devrait également se focaliser sur la question des
biais cognitifs, afin de former l’esprit critique des journalistes et de minimi-
ser la propagation des fake news.
Même si, comme le montrent les thèses de Bronner, la communication
via internet est critiquable pour de nombreuses raisons (perte de qualité
de la lecture digitale comparée à la lecture de livres, violence des propos
polémiques sur les réseaux sociaux, addictions diverses des internautes…)
il n’en reste pas moins que le web aujourd’hui est également à l’origine de
formes de communication inédites qui rendent possibles une interactivité
accrue de la communication ainsi qu’une démocratisation à grande échelle
152 Chapitre 3 • Culture et communication

des contenus culturels. L’évolution des Technologies d’Information et de


Communication* indiquera si ce phénomène est nocif ou favorable pour
des liens harmonieux entre culture et communication.

ՠ Mots-clés
Communication, médias, internet, démocratie, éducation, vérité.

DÉFINITIONS
‫ ڀ‬Technologies d’Information et de Communication (TIC)
L’expression « Technologies d’information et de communication » (TIC) est utili-
sée pour désigner l’ensemble des techniques de l’informatique, de l’audiovisuel et
des multimédias permettant aux utilisateurs d’accéder à des informations, de les
stocker et de les transmettre, que ce soit sous forme de texte, de son, d’images
ou de vidéos.

Pistes de réflexion : sujets possibles sur cette partie


• La démocratie médiatique
• Une réception peut-elle être active ?
• Les échanges favorisent-ils la paix ?
• La culture populaire
• Communiquer, est-ce partager de l’information ?
• Internet
• Les réseaux sociaux
• L’intelligence peut-elle être collective ?
153

Schémas

COMMUNICATION
(Verbale et non verbale)

LANGAGE
(Écrit et oral)

PAROLE

Les formes de la communication

Message Influence du propriétaire

Message Poids de la publicité

PUBLIC
Message Poids des sources
(Audience)

Message Contre-feux

Message Anticommunisme
(ou « guerre contre le terrorisme »)

Les filtres de la propagande médiatique (Chomsky et Herman)


154

Fiches de lecture

FICHE 1 Ray Bradbury, Fahrenheit 4511

Première partie : « Le foyer et la salamandre »


Fahrenheit 451 raconte l’histoire de Montag un pompier vivant dans un
monde où les livres sont interdits. Le rôle des pompiers dans ce monde n’est
plus d’empêcher les incendies (toutes les maisons en effet sont ignifugées),
mais au contraire de brûler les livres, lus le plus souvent dans la clandes-
tinité, au moyen d’un lance-flammes nommé la Salamandre. Les livres se
consument à la température de 233 degrés Celsius, soit 451 degrés Fahrenheit.
Au début du livre, Montag accomplit cette tâche joyeusement, avec zèle. Les
expéditions de Montag sont supervisées par le capitaine des pompiers, Beatty.
Montag est marié à Mildred. Le couple communique très peu. Mildred
passe ses journées et ses soirées à écouter le bourdonnement des « coquil-
lages » qui diffusent de la musique jusque tard dans la nuit et à regarder des
écrans « la famille ». Montag rencontre également Clarisse, une jeune fille
bien différente des autres personnages que l’on croise dans le reste du roman.
Celle-ci passe par exemple ses journées à contempler la nature, à observer
le monde autour d’elle, ce qui suscite la curiosité de Montag.
Un jour, au cours d’une de ses missions, Montag se retrouve chez une
femme qui préfère mourir brûlée avec ses livres plutôt que de les perdre.
Montag, choqué et intrigué par cette situation, dérobe alors un livre. Revenu
chez lui, il le cache sous son oreiller. Le lendemain, il ne va pas travailler,
déclarant qu’il est malade. Le capitaine arrive alors chez lui, et au cours
d’un long discours il retrace les raisons de leur interdiction. Les livres sont
considérés comme source de nombreux dangers, créant des conflits entre
les hommes, et des inégalités.
Le capitaine quitte alors le foyer et Montag reste seul avec Mildred, qui a
entre-temps découvert qu’il cachait un livre. Montag montre alors à Mildred
une cachette secrète dans laquelle il a dissimulé les livres. Sa femme lui
demande de brûler les livres, mais il refuse. Cette partie se clôt sur une
scène durant laquelle Montag affirme que la lecture des livres doit en valoir
la peine, puisque des citoyens sont prêts à mourir pour cela.

1. Éditions Gallimard, collection « Folio SF » (traduction J. Chambon).


Ray Bradbury, Fahrenheit 451 155

Deuxième partie : « Le tamis et le sable »


Montag se rend chez Faber, un professeur d’anglais à la retraite qu’il connaît
depuis un certain temps. Il espère que Faber pourra l’aider à comprendre
les livres. Faber, d’abord surpris de cette visite, lui explique que les livres
sont prisés car « ils montrent les pores et le visage de la vie », tandis que
les écrans montrent un monde formaté et illusoire. Montag décide alors de
sauver les livres. Faber l’équipe d’un « coquillage » qu’il a fabriqué afin de
l’aider à parler avec le capitaine des pompiers. Montag rencontre plus tard
Beatty. Celui-ci explique à Montag qu’il sait qu’il est attiré par les livres et
tente de l’en dissuader au moyen de citations. Il accompagne alors Montag
jusqu’à une nouvelle mission. Montag se rend compte que le véhicule vient
de s’arrêter devant sa propre maison.

Troisième partie : « L’éclat de la flamme »


Beatty donne l’ordre à Montag de brûler sa maison tandis que Mildred
quitte les lieux (ayant dénoncé Montag auparavant). Après l’incendie de sa
maison, Montag perd son coquillage émetteur. Beatty menace alors d’arrê-
ter l’homme avec qui Montag communique. Montag se tourne vers Beatty et
l’enflamme. Montag, traqué par les autorités, s’enfuit alors. Au terme d’une
longue course-poursuite, il parvient à s’échapper loin de la ville et de ses
poursuivants.
À la fin du roman, Montag rejoint un groupe de dissidents, les « hommes
livres », qui contestent l’interdiction des livres. Ce sont des marginaux, vivant
à l’écart de la société. Cherchant à préserver le souvenir des grands auteurs, à
empêcher leur disparition, ils lisent des livres dont ils mémorisent le contenu
au terme d’une seule lecture. Cela leur permet d’échapper aux persécutions
du gouvernement : « Le mieux est de tout garder dans nos petites têtes, où
personne ne peut voir ni soupçonner tout ce qui s’y trouve. Nous sommes
tous des morceaux d’histoire, de littérature et de droit international. »

Signification et portée de Fahrenheit 451


Fahrenheit 451 est d’abord une critique des médias de masse, responsables
selon Bradbury d’une uniformisation de la pensée, d’une mise à l’écart des
opinions contestataires et plus généralement d’une déculturation. Témoin
du développement de la radio et de la télévision, Bradbury perçoit les médias
de masse comme un abrutissement général, aveuglant et aliénant les indivi-
dus en les détournant des problèmes importants de la société et en annihi-
lant leur sens critique.
La culture, dans cette société abêtie, ne repose plus sur des connaissances
profondes mais n’est plus qu’un simple vernis. En témoigne le personnage de
Beatty, communiquant avec Montag par citations interposées. Rendue plus
156 Chapitre 3 • Fiches de lecture

digeste, plus accessible au plus grand nombre et surtout gommée de tout


élément polémique, la culture est ainsi condensée : « Les classiques ramenés
à une émission de radio d’un quart d’heure, puis coupés à nouveau pour tenir
en un compte-rendu de deux minutes, avant de finir en un résumé de diction-
naire de dix à douze lignes » énonce ainsi Beatty.
Dans le roman, cet abrutissement des citoyens est tout particulièrement
symbolisé par Mildred et ses amies, dont les conversations tournent essen-
tiellement autour de sujets futiles engendrés par ce que Debord nommera
la « société du spectacle » : « Vous avez vu Clara Dove, ce télé-roman de Cinq
minutes, hier soir ? C’est l’histoire d’une femme qui… ». Dans la société
dystopique décrite par Bradbury, l’amour a également disparu, comme le
montre la non-relation entre Montag et Mildred. Si les spectacles proposés
par les écrans procurent une illusion de bonheur, ces derniers ne sont pas
dupes, comme l’indique le fait que Mildred tente de se suicider au moyen de
somnifères.
Fahrenheit 451 est aussi une critique de la censure médiatique opérée
par l’État. Le livre a été écrit en effet durant la période de la « chasse aux
sorcières » menée par MacCarthy. Durant cette période, les citoyens soupçon-
nés d’entretenir des relations avec le communisme étaient ciblés, comme le
montre la constitution à Hollywood d’une liste noire (le « Hollywood Ten »)
composée de scénaristes et de réalisateurs. Le livre dénonce donc cette
emprise de l’État sur les médias.
Bradbury dénonce à cet égard le silence complice des intellectuels, symbo-
lisé par le personnage de Faber : « J’ai vu où on allait, il y a longtemps de
ça. Je n’ai rien dit. Je suis un de ces innocents qui auraient pu élever la voix
quand personne ne voulait écouter les "coupables". » L’auteur pointe d’ail-
leurs l’impossibilité de toute révolution : tout message révolutionnaire (« le
tamis ») ne saurait être écouté par la population (« le sable »), trop occupée à
se divertir pour l’entendre. Les rares personnes qui s’écartent de la norme
et qui tentent de réfléchir dans ce monde où toute distance critique est inter-
dite sont ainsi éliminées, à l’image de Clarisse qui disparaît et que l’on ne
retrouve plus.
De manière extrêmement visionnaire, le livre présente également la
rivalité très contemporaine entre l’écrit et l’écran, entre le « média chaud »
qu’est le livre et le « média froid » qu’est le film de cinéma. La plupart des
personnages du roman (à l’image de Mildred) trouvent leur bonheur dans
les écrans, jugeant les livres incompréhensibles et dangereux. Montag, au
contraire, estime que les livres ont une profondeur dont les écrans sont
dépourvus. L’acquisition patiente du savoir, propre à la culture livresque,
est sacrifiée au profit d’une culture de l’immédiateté, du plaisir instantané,
du culte de la vitesse. Dans un tel monde, les livres s’avèrent trop lents à lire :
« Pourquoi apprendre quoi que ce soit quand il suffit d’appuyer sur un bouton,
de faire fonctionner des commutateurs, de serrer des vis et des écrous ? » Par
Ray Bradbury, Fahrenheit 451 157

ailleurs, si les livres doivent être éliminés, c’est parce qu’ils permettent de
forger l’esprit critique des citoyens, et de les pousser à contester le pouvoir en
place. Le livre est une arme, dont il faut se débarrasser au profit de l’écran :
« Un livre est un fusil chargé dans la maison d’à côté. Brûlons-le.
Déchargeons l’arme. Battons en brèche l’esprit humain. Qui sait qui pourrait
être la cible de l’homme cultivé ? Moi ? Je ne le supporterais pas une seconde. »
affirme ainsi Beatty.
Fahrenheit 451 a également fait l’objet d’une adaptation au cinéma par
François Truffaut (1966).
158 Chapitre 3 • Fiches de lecture

FICHE 2 Edgar Morin, Les stars1

Dans Les stars, le sociologue Edgar Morin s’intéresse aux mécanismes


par lesquels la figure de la star peut éclore et s’épanouir dans l’imaginaire
collectif. Il s’intéresse tout particulièrement à la constitution du star-system
hollywoodien entre 1910 et 1960.
Dans la première partie du livre, « Le temps des stars », Morin décrit
l’éclosion et le développement des stars masculines (Rudolf Valentino, James
Dean…) et féminines (Marlène Dietrich, Greta Garbo, Marylin Monroe, Grace
Kelly…) à Hollywood dès le début du xxe siècle. Dans le chapitre « Genèse et
métamorphose des étoiles », il commence par utiliser une métaphore qu’il
suivra tout au long de l’ouvrage : la métaphore religieuse. Ainsi, affirme-t-il,
il s’opère un processus de divinisation des stars au moment où commence la
concurrence entre les grands studios hollywoodiens. Les stars constituent
une sorte d’équivalent moderne des dieux de l’Olympe, y compris dans leur
vie privée (le public observe avec beaucoup d’intérêt les relations amoureuses
entre les stars).
Si la star est divinisée, c’est d’abord parce qu’elle répond au fervent désir
collectif d’admirer des êtres transcendants, héroïques, dont la vie et les actions
sont exceptionnelles et mémorables. Depuis des millénaires, les mythes et les
religions répondent à ce désir d’admiration et Hollywood ne fait que le prolon-
ger. Ainsi, les stars masculines sont les « progénitures filmiques de Thésée,
Hercule, Lancelot » (p. 20). À cet égard, les stars « correspondent à un appel
de plus en plus profond des masses vers un salut individuel ». Organisée par
Hollywood, la divinisation des stars les érige ainsi au rang de mythes, en les
rendant immortelles. Morin remarque toutefois une mutation au cours de ce
processus : à partir de 1930, la star se rapproche davantage de « l’humanité
quotidienne », comme le montre l’évolution des rôles : « elle n’habite plus le
château semi-féodal ou le temple grec, mais l’appartement ou la villa, voire
le ranch » (p. 33). Toutefois, malgré cette humanisation, les stars restent
semi-divines, faisant office de « médiatrices entre le ciel de l’écran et la terre ».
Dans le chapitre « Dieux et déesses », Morin précise selon quelles modali-
tés cette divinisation de la star se produit. À l’image de la vedette, la star est
célèbre. Mais elle possède un élément supplémentaire, qui la distingue du
commun des mortels et que Morin nomme la « sur-personnalité » Ainsi, le
comportement et l’aspect physique de la star sont marqués par l’exagération,
l’outrance (en témoignent ses tenues vestimentaires dans les films et en dehors
des plateaux de tournage). La sur-personnalité s’illustre aussi par le carac-
tère inaccessible de la star, comme le montre le regard énigmatique de Greta
Garbo, semblant contempler un autre monde. La divinisation de la star exige
enfin que cette dernière, par l’image qu’elle renvoie, incarne la perfection.

1. Éditions du Seuil, collection « Points essais ».


Edgar Morin, Les stars 159

D’où l’importance de la beauté physique des stars du cinéma hollywoodien


classique, symbole de cette perfection. L’illusion de perfection est mainte-
nue par toute une série de techniques, et notamment grâce au maquillage,
faisant du visage fardé de la star un « type idéal » (p. 43).
Ensuite, la star est divinisée par l’intermédiaire d’une série de rites qui
lui donnent une allure surhumaine. Morin prend l’exemple de la montée
des marches au festival de Cannes, durant laquelle les stars apparaissent
en pleine lumière, sous les flashs des photographes. Ainsi, écrit-il : « Cette
cérémonie, équivalent du triomphe romain et de l’ascension de la Vierge, est
continuellement recommencée. C’est le grand rite ». Outre les rites, la divini-
sation de la star s’accomplit par la mise en scène de sa vie privée. La star (et
c’est ce qui la distingue de la vedette) n’est pas seulement un mythe sur les
plateaux de tournage, mais aussi en dehors des plateaux. C’est pourquoi les
studios font courir volontairement des rumeurs réelles ou fausses au sujet
des mariages, fiançailles ou romances des stars (le plus souvent du reste
avec d’autres stars).
Dans le chapitre « La liturgie stellaire », Morin précise que la star ne saurait
exister sans ceux qui lui vouent un culte : les fans. À l’instar du culte des
divinités, ce culte de la star passe par des offrandes : cadeaux, photographies,
lettres enflammées (Morin cite ainsi de nombreux extraits de lettres adres-
sées par des fans à des stars d’Hollywood) et par des liens intenses entre les
adorateurs, réunis dans des fan-clubs. La relation entre une star et ses fans
est marquée par l’absence de réciprocité. La star est adorée par ses fans, mais
elle n’adore pas ces derniers. Les fans savent qu’ils ne peuvent pas être aimés
en retour même s’ils en ont le secret espoir. Morin compare la relation entre
les fans et la star à celle entre un ver de terre et une étoile. Tout comme un
ver de terre, le fan se sent tout petit face à la grandeur de la star. Son amour
pour elle est donc foncièrement asymétrique et nourrit la divinisation de la
star : « C’est cette inégalité, qui caractérise l’amour religieux, adoration non
réciproque mais éventuellement récompensée » (p. 69).
L’adoration des fans pour une star est également nourrie par un proces-
sus d’identification. Morin distingue deux types d’identification : il peut s’agir
d’une projection sentimentale (la star devient alors l’objet de fantasmes roman-
tiques et érotiques) ou d’une identification mimétique (le fan va alors imiter,
consciemment ou inconsciemment) le comportement ou l’aspect de la star
(maquillage, coiffure…). Autrement dit, le fan désirerait être avec la star ou
être la star. C’est précisément parce qu’ils ressentent une frustration de ce
besoin d’identification que de nombreux fans peuvent manifester leur décep-
tion quand une star ne répond pas à leurs lettres, manifestent de nouveau
pour l’auteur un comportement de type religieux : « Comme les peuples
160 Chapitre 3 • Fiches de lecture

archaïques envers le dieu qui n’a pas exaucé leurs vœux, les fans accablent de
reproches les stars qui ont failli à leur devoir de répondre, conseiller, conso-
ler. » Morin précise que le culte des fans envers une star peut passer avec le
temps. Quand le fan vieillit, il peut se détourner de la star pour se reporter
vers des personnes plus accessibles.
Dans le chapitre intitulé « La star marchandise ». Morin précise les
dynamiques sociales qui sont à l’origine de ce processus de divinisation, en
mettant en avant le rôle central du star-system, défini comme « une institu-
tion spécifique du grand capitalisme ». En effet, c’est grâce à l’action conju-
guée de l’industrie du film et de la publicité que certains individus sont hissés
au rang de star. Le star-system a pour fonction de fabriquer les stars en les
mythifiant. Pour ce faire, il transforme les stars en marchandises : « la star
est une marchandise totale : pas un centimètre de son corps, pas une fibre
de son âme, pas un souvenir de sa vie qui ne puisse être jeté sur le marché. »
Ainsi, grâce à l’action du star-system, la star devient à la fois sujet et objet
de publicité, et peut augmenter les ventes de divers produits de la société de
consommation (parfums, savons, cigarettes, etc.).
Dans la deuxième partie de l’ouvrage (beaucoup plus courte que la
première), Morin s’intéresse à une figure emblématique du star-system
hollywoodien : James Dean. Si cet acteur a tant marqué les esprits, soutient
Morin, c’est non seulement en raison des rôles qu’il a interprétés dans des
films comme La fureur de vivre ou À l’est d’Éden, mais aussi en raison de
sa vie tumultueuse en dehors des plateaux. En effet, James Dean « voulait
tout faire, tout essayer, tout éprouver ». Son goût du risque (passion pour les
automobiles de course), ses tenues vestimentaires (blue-jeans, blouson, refus
de la cravate…) symbolisaient la résistance aux conventions sociales. D’où
l’identification des adolescents à cette star perçue comme une incarnation
de l’héroïsme et de la rébellion. De ce point de vue, précise l’auteur, la mort
tragique de Dean dans un accident de voiture contribue à le diviniser et lui
« ouvre les portes de l’immortalité ».
L’ouvrage se clôt sur ce que l’auteur appelle le « crépuscule du star-system »
à partir des années 1960. Ce déclin du star-system résulte selon l’auteur de
deux causes majeures. D’une part, des transformations internes au cinéma,
et tout particulièrement l’émergence d’un cinéma d’auteur qui brise les codes
propres aux grands studios : en témoigne en France la « nouvelle vague »,
accordant au réalisateur autant d’importance (et souvent davantage) qu’aux
acteurs, ou la remise en cause de certains codes, comme le « dogme du happy
end ». D’autre part, le déclin du star-system s’explique par l’émergence de
stars dans d’autres domaines que le cinéma tels que « le rock, la musique, la
chanson, la danse ». Si les stars continuent bien entendu d’exister, elles ne
sont plus fabriquées par les codes rigides du star-system, mais émergent de
manière plus spontanée, par exemple à partir de la « contre-culture ».
Edgar Morin, Les stars 161

À l’heure des réseaux sociaux et du streaming, les analyses de Morin


demeurent donc tout à fait d’actualité pour comprendre comment les stars
naissent, se déploient et meurent dans l’imaginaire collectif. Si le selfie a
remplacé l’autographe, si le commentaire en ligne tend à se substituer à la
lettre enflammée, et si Bollywood vient concurrencer Hollywood, ce sont bien
des mécanismes récurrents qui accompagnent la grandeur et la décadence
des stars passées, présentes et à venir.
162

Dissertations

SUJET 1 La communication favorise-t-elle toujours les échanges ?

Tout processus de communication met en relation des émetteurs et des


récepteurs se transmettant des informations de manière directe (parole,
contact physique…) ou indirecte (via l’écrit ou l’écran notamment). En ce
sens, on peut de prime abord supposer que la communication favorise bel
et bien les échanges d’idées, de mots, de valeurs, en permettant à ceux qui
communiquent d’interagir et de se répondre. Toutefois, il apparaît que le
lien de réciprocité au cœur de tout échange puisse être brisé ou impos-
sible à établir durant la communication. Cette rupture qui peut être due à
des facteurs sociaux (relations de pouvoir asymétriques) ou linguistiques
(incompréhension, mésentente entre ceux qui communiquent) rend alors la
communication unilatérale, et la distingue par là même d’un authentique
échange. Dès lors, se pose la condition des modalités en vertu desquelles il est
possible pour toute communication de véritablement contribuer à enrichir à
la fois les émetteurs et les récepteurs des informations. La communication
peut-elle faciliter le partage de ceux qui communiquent ou ne risque-t-elle
pas de nuire à ce partage ?
Afin de répondre à cette question, nous soulignerons d’abord dans quelle
mesure la communication permet à première vue à ceux qui communiquent
d’échanger de manière immédiate ou médiate. Nous nuancerons ensuite
ce point de vue en indiquant dans quelles circonstances la communication
peut au contraire freiner ou empêcher d’authentiques échanges. Cela nous
permettra enfin de réfléchir aux conditions du maintien ou de la restaura-
tion des liens de réciprocité qui fondent tout échange communicationnel.

I. La communication semble de prime abord permettre l’échange


informationnel et social

A. La communication favorise de manière consciente les échanges


informationnels
La communication par le langage permet en effet d’échanger des signi-
fiants et des signifiés qui renvoient à des référents communs (Saussure, Cours
de linguistique générale). Ces échanges informationnels sont aujourd’hui
rendus possibles grâce aux médias « chauds » ou « froids » (McLuhan, Pour
comprendre les médias) : téléphone, presse, messageries sur internet…
Sujet 1 • La communication favorise-t-elle toujours les échanges ? 163

B. La communication peut aussi favoriser les échanges d’informations


de manière inconsciente
C’est ce que montre la communication non verbale durant laquelle les
individus peuvent échanger des informations à leur insu (École de Palo Alto,
Une logique de la communication).

C. La communication favorise également les échanges sociaux


Au-delà de son rôle en termes de transmission d’informations, la commu-
nication permet des échanges sociaux lorsque des émetteurs et des récepteurs
s’adonnent à des « jeux de langage » (Wittgenstein, Recherches philosophiques).

Transition
Bien que la communication puisse à première vue contribuer aux échanges,
il arrive bien souvent qu’elle leur fasse obstacle pour des raisons linguis-
tiques, sociales ou culturelles.

II. La communication peut faire obstacle aux échanges

A. La communication peut brouiller les échanges


lorsque les interlocuteurs ne se comprennent pas
Ainsi, la communication interculturelle est souvent faite de malentendus,
voire de conflits en raison de l’hétérogénéité des normes auxquelles adhèrent
les individus. C’est ce que montre le cas des « normes proxémiques » (E. T. Hall,
La dimension cachée). Voir aussi l’épisode de la « tour de Babel » dans La Bible.

B. La communication peut empêcher de réels échanges


quand il y a asymétrie entre les émetteurs et les récepteurs
des messages
Il n’y a pas alors d’échange véritable, car la communication est unilaté-
rale, allant d’un émetteur dominant à des récepteurs dominés. Cette asymé-
trie entre émetteur et récepteurs est au cœur des processus de propagande
(Bernays, Propaganda).

C. La communication moderne crée de pseudo-échanges virtuels


inférieurs aux échanges réels
Ainsi, les individus communiquent de plus en plus par l’intermédiaire
d’écrans qui ne les mettent pas directement en contact. Ce phénomène, propre
à la « société du spectacle », sépare les individus et les empêche d’ancrer leurs
échanges dans le monde vécu (Debord, La Société du spectacle). Il peut aussi
s’avérer dangereux lorsque la communication vise à détruire ceux à qui elle
s’adresse (exemple du cyber-harcèlement).
164 Chapitre 3 • Dissertations

Transition
Puisque la communication peut faire obstacle aux échanges, comment
faire en sorte de conserver ou de restaurer des modes communications favori-
sant l’interaction et la réciprocité ?

III. La communication favorise les échanges quand elle est


réappropriée par les individus

A. Pour favoriser les échanges, la communication doit se plier


à des normes communes
Pour constituer un véritable échange, la communication ne doit pas
viser seulement l’efficacité. Elle doit aussi respecter un ensemble de normes
éthiques communes qui empêchent la manipulation et l’instrumentalisation
des communicants. C’est ce que Wolton nomme la « communication norma-
tive » dans Penser la communication.

B. L’échange communicationnel exige d’instaurer des processus


de coopération
La coopération entre ceux qui communiquent permet véritablement à
la communication de devenir un échange. La communication devient alors
mutuellement bénéfique pour ceux qui communiquent. C’est ce que montre
le concept d’« intelligence collective » (Lévy, L’intelligence collective).

C. La communication ne favorise les échanges que si elle est source


de transformation mutuelle
Ainsi, la séparation stricte entre « culture savante » et « culture populaire »
ne permet pas d’échange véritable, dès lors que certaines formes d’expres-
sion culturelle sont délégitimées de part et d’autre. C’est ce qui se produit
lorsque les récepteurs font une lecture « oppositionnelle » des contenus cultu-
rels (S. Hall, Identités et cultures). Au contraire, une lecture « négociée » de
ces contenus permet aux émetteurs et aux récepteurs d’échanger véritable-
ment, en réaménageant si besoin est leurs modes de communication. Il n’y
a alors d’échange que si émetteurs et récepteurs se transforment réellement
au terme de la communication.

Conclusion
En tout état de cause, le fait que la communication puisse ou non favoriser
les échanges dépend du contexte précis dans lequel les interactions commu-
nicationnelles prennent place. Quand la communication échappe au contrôle
de ceux qui communiquent, elle subit alors des dynamiques d’instrumentali-
sation et de brouillage, ce qui rend impossible tout échange authentique. En
revanche, dès lors qu’elle résulte de la coopération, du dialogue, de la mise
Sujet 1 • La communication favorise-t-elle toujours les échanges ? 165

en commun des idées et des capacités, la communication peut contribuer à


l’enrichissement mutuel de ceux qui y participent. Pour que communica-
tion et échange puissent faire bon ménage, il importe en somme que l’idéal
d’une communication guidée par des valeurs, et non par le seul souci d’effi-
cacité, puisse perdurer.
166 Chapitre 3 • Dissertations

SUJET 2 Langage et pensée

Il peut nous arriver d’hésiter, de chercher nos mots, de ne pas dire ce


que l’on voulait dire, ou encore de ne pas trouver de mots pour exprimer la
grandeur de ce qui nous arrive. Tous ces cas révèlent par défaut l’expres-
sivité du langage, c’est-à-dire la capacité proprement humaine de parler au
moyen d’un système de signes. Le langage exprime nos pensées, à savoir ce
qui se passe dans notre esprit et semble bien en être le meilleur véhicule. La
pensée précéderait ainsi le langage, serait formée en amont par la pensée
elle-même pour être ensuite exprimée sous forme langagière.
Or, cette primauté de la pensée sur le langage n’a rien d’évident. En effet,
la pensée ne semble pas indépendante du langage. Quand je me rapporte
moi-même à ma pensée lors d’une introspection, cette pensée ne s’exprime
pas en dehors du langage. Il semble qu’il y ait un lien consubstantiel entre
la pensée et le langage de telle sorte que lorsqu’on hésite, on ne cherche pas
nos mots mais plutôt nos pensées.
N’est-ce pas la pensée qui rend possible le langage ? Peut-on penser en
dehors de mots ? Mais alors les mots sont-ils adéquats pour rendre compte
de nos pensées ?

I. Le langage comme expression de la pensée est spécifiquement


humain

A. Le langage est le signe de la présence de la pensée


Descartes dans la Lettre du 23 novembre 1646 au marquis de Newcastle
montre que le langage est un critère extérieur qui permet de savoir si on a
affaire à un homme et non à un animal ou un robot. Le langage est alors
défini comme l’ensemble des « paroles, ou autres signes faits à propos des
sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion ». Le langage,
d’une part, ne se réduit pas à la voix car certains animaux en sont pourvus
comme le perroquet ou la pie. Ce qui compte est que le langage comprenne des
signes, comme c’est le cas pour le langage des sourds et muets. D’autre part,
Descartes affirme que ces paroles ou signes se font « à propos » des sujets de
conversation qui se présentent. Cela signifie que le langage se caractérise
par l’adaptabilité aux contextes. Enfin, Descartes ajoute que ces paroles ne se
rapportent à aucune passion. Descartes exclut le dressage qui pourrait laisser
penser que les animaux comprennent le langage humain et donc pensent.

B. D’où la dimension de créativité de notre capacité langagière


Selon Chomsky, dans Langage et pensée, la plupart des phrases que nous
formons ou nous entendons sont nouvelles et n’en sont pas moins compréhen-
sibles. Cela indique donc que le langage comme système de signes ne saurait
se réduire à un système de signaux, c’est-à-dire à des stimuli provoquant des
Sujet 2 • Langage et pensée 167

réactions. Il est en effet tout à fait possible d’exprimer les mêmes pensées
et événements très différemment selon les locuteurs et cela librement en
dehors de tout contrôle par des stimuli. Enfin, la cohérence structurelle
du langage est bien pour Chomsky l’indice qu’il est l’expression de pensées,
elle-même structurées.

Transition
Le langage est donc bien le signe de la pensée en l’homme en tant qu’il
exclut les stimuli provenant du corps et en tant qu’il est lui-même le produit
de cette pensée. Or, on peut objecter à cette thèse que la pensée elle-même
est de nature langagière de telle sorte que la pensée ne serait pas indépen-
dante du langage.

II. Nous ne pouvons penser sans le langage

A. Cette thèse peut d’abord être entendue au sens où la nature


de la pensée est linguistique
Comme les phrases, les pensées présentent une structure syntaxique et
des relations entre des signes abstraits. On peut alors parler avec Jerry Fodor
dans son Introduction au problème de la représentation mentale de « langage
de la pensée ». Comme un ordinateur, la pensée manipule des informations
par le biais de symboles à l’intérieur de programmes algorithmiques. Ainsi
de la même manière qu’il y a un langage machine pour coder l’information,
il y a un langage de la pensée ou langage mental qui entretient des caracté-
ristiques communes avec les langues naturelles. La pensée serait de nature
linguistique.

B. Mais il est possible d’aller plus loin et d’affirmer que la pensée


est inextricablement liée aux langues naturelles
Le langage n’est pas seulement un système de signes doté d’une syntaxe
et d’une signification mais il renvoie à une capacité qui s’effectue toujours en
situation dans une langue naturelle. Comme l’affirme Hegel, dans Encyclopédie
des sciences philosophiques, III, Philosophie de l’Esprit, § 462, « nous ne pensons
pas sans les mots ». La pensée ne prend forme qu’à travers le langage. Ainsi
nous ne cherchons pas tant nos mots pour exprimer nos pensées car chercher
ses mots, c’est bien plutôt chercher ce que l’on pense c’est-à-dire ne pas avoir
les idées claires. Une pensée qui hésite, qui cherche ses mots est alors une
pensée informe, à savoir qui n’a pas trouvé sa forme, qui est encore en gesta-
tion. Elle reste donc à l’état d’impression vague.
168 Chapitre 3 • Dissertations

C. La conséquence de cette thèse selon laquelle nous ne pensons pas


sans les mots, c’est que la pensée n’est plus universelle mais dépend
alors de la pluralité des langues
Telle est l’hypothèse de Sapir-Whorf dans Linguistique et anthropologie,
chapitre « Rapports de la pensée avec le langage », selon laquelle la langue
structure les actions mais aussi les pensées des locuteurs. Autrement dit, la
langue structure les représentations et donc détermine les visions du monde
des agents qui parlent cette langue. Whorf montre par exemple que la notion
de temps signifie différemment selon les différentes langues. Les Hopis, peuple
amérindien, n’ont pas la notion de temps, entendue comme de la durée qui
s’écoule. La langue Hopi ne contient en effet pas de mots, de formes gramma-
ticales relatives au passé, présent et au futur qui permettent de découper la
durée. Elle se rapporte alors à la durée comme un passage avec des faits plus
ou moins intenses qui ne sont pas regroupables. Si nous pouvons dire : « il
est resté pendant dix jours », les hopis diront plutôt : « il est parti le dixième
jour ». Ainsi la perception elle-même est organisée par la langue.

Transition
Le langage n’est pas seulement l’expression des pensées, il est bien plus ce
qui forme et organise les pensées elles-mêmes. Toutefois, jusqu’ici nous avons
présupposé la nature uniquement rationnelle de la pensée. Or, nous n’expri-
mons pas seulement des pensées rationnelles mais aussi des sentiments. À
partir de ce sens élargi de la pensée, il est alors possible de réinterroger à
nouveaux frais le rapport du langage et de la pensée : le langage exprime-t-il
fidèlement la vie intérieure de l’esprit ?

III. Le langage et la vie intérieure sont incommensurables

A. Il y a hétérogénéité entre la vie intérieure (spirituelle) et les mots


En effet, les mots sont fixes et généraux. Ils trahissent ainsi selon Bergson
dans son Essai sur les données immédiates de la conscience, III notre vie
intérieure qui est toujours mouvante et singulière. Par exemple, tout homme a
une façon toujours singulière d’aimer ou de haïr alors que le langage désigne
par les mêmes mots ces états d’âme pourtant différents d’un individu à un
autre ou même pour un même individu à un autre moment.

B. Pourquoi le langage est-il si inadapté à rendre compte de notre vie


intérieure ?
C’est parce qu’il est avant tout fait pour répondre aux besoins et aux néces-
sités de la vie quotidienne. En effet, il est impraticable d’appeler par un nom
différent toutes les choses singulières (par exemple, des tables de formes et
Sujet 2 • Langage et pensée 169

de couleurs différentes). Le langage appauvrit et simplifie le réel pour être


utile au niveau social où il est avant tout question de s’entendre sur ce que
l’on dit pour bien agir.

C. Une exception : la littérature


C’est l’écrivain qui opère le tour de force de parvenir à exprimer par
l’agencement singulier de mots généraux, communs à tous (mais aussi par
le rythme de ses phrases), toutes les nuances de ses états d’âme.

Conclusion
Pour conclure, les rapports entre le langage et la pensée dépendent donc
en dernier ressort de la définition de la pensée (qui est ici le terme pivot). Si
la pensée est entendue au sens uniquement rationnel (sont alors exclus les
sentiments) alors le langage peut être caractérisé comme l’expression exacte
des pensées ou a fortiori comme ce qui informe ces pensées. En revanche, si
la pensée est caractérisée plus largement comme tout ce qui se produit dans
la vie intérieure de l’esprit (sentiment compris) alors il y a exclusion de la
pensée et du langage.
170

POUR ALLER PLUS LOIN : CULTURE


ET COMMUNICATION
Ouvrages classiques et contemporains de référence
• Roland Barthes, Mythologies.
• Bronner, Gérald, La démocratie des crédules.
• Nicholas Carr, Internet rend-il bête ?.
• De Certeau, Michel, L’invention du quotidien, Tome I : Arts de faire.
• Greimas, Sémantique structurale.
• Umberto Eco, L’Œuvre ouverte.
• Serres, Michel, Hermès I, la communication.
• Yves Winkin, La nouvelle communication.

Ouvrages de synthèse
• Rémy Rieffel, Sociologie des médias.
• Rémy Rieffel, Que sont les médias ? Pratiques, identités, influences.
• Daniel Bougnoux, Introduction aux sciences de la communication.
• Régis Debray, Introduction à la médiologie.
• Grégory Derville, Le pouvoir des médias.

Œuvres de fiction
Littérature
• Beigbeder, 99 francs.
• Nothomb, Acide sulfurique.
• Easton Ellis, Glamorama.
Cinéma/séries
• Orson Wells, Citizen Kane (1941).
• Elia Kazan, Un homme dans la foule (1957).
• Steven Spielberg, Pentagon papers (2017).
• Barry Levinson, Des hommes d’influence (1997).
• Alan J. Pakula, Les hommes du président (1976).
• Yves Boisset, Le prix du danger (1983).
• Bertrand Tavernier, La Mort en direct (1980).
• Martin Scorsese, La Valse des pantins (1983).
• Aaron Sorkin, The Newsroom (série) : 2012-2014.
• Abin Morgan, The Hour (série) : 2011-2012.
Chapitre 4
Individu
et société
172 Chapitre 4 • Individu et société

Introduction

Les relations entre l’individu et la société, selon les contextes dans lesquels
elles s’instaurent, peuvent se placer tour à tour sous le signe de l’harmonie, de
l’indépendance ou de la discordance. De prime abord, la société apparaît
comme une condition du développement individuel. C’est ainsi dans le
cadre d’une société démocratique que peut éclore l’individualisme, revendi-
quant la possibilité pour des personnes autonomes d’entretenir des aspira-
tions propres et des projets singuliers. De même, la consolidation d’un corps
social s’accomplit par l’entremise des groupes, communautés, collectivités
auxquels chaque individu est susceptible de s’identifier. Le développement de
l’individualité peut également s’effectuer de façon solitaire, dans la médita-
tion ou la contemplation. Dans ce cadre, la prise de recul individuelle permet
à chacun de réfléchir à la place qu’il occupe ou souhaite occuper dans la
société. Cependant, les rapports entre la société et l’individu peuvent égale-
ment s’avérer problématiques pour maintes raisons. D’une part, l’emprise
de la société, se déployant sous la forme de règles, de normes et d’exigences
multiples, peut s’avérer étouffante et constituer une menace pour la liberté
individuelle. La pression sociale est aussi susceptible d’engendrer d’intenses
conflits entre des individus dotés d’ambitions rivales. D’autre part, le regard
social dépréciatif de la société peut conduire à l’isolement, la marginalisation
voire la stigmatisation d’individus jugés déviants ou anormaux. L’exclusion
sociale (ou la peur de cette exclusion) engendre alors chez l’individu de multi-
ples troubles qui nuisent à son épanouissement. En bref, l’excès ou le défaut
d’intégration sociale font obstacle au bien-être de l’individu.
Dès lors, il s’agira de s’interroger sur les modalités d’une relation équilibrée
(qui ne serait ni étouffante ni excluante) entre l’individu et la société. Pareil
équilibre requiert deux conditions cruciales. En premier lieu la reconnais-
sance des qualités singulières ou particulières de l’individu par la société. En
second lieu, la possibilité pour chacun de tisser des liens, à petite ou grande
échelle, avec d’autres individus et de participer de ce fait à la vie sociale.
L’individu et la société sont-ils voués à l’antagonisme ou peuvent-ils
tisser des relations harmonieuses ? Afin de répondre à cette interrogation,
il s’agira d’abord d’envisager dans quelle mesure l’individualité se construit
dans la société, contre elle, ou face à elle. Il conviendra ensuite de souligner
en quoi l’ordre social s’avère problématique dès lors qu’il exerce une pression
Introduction 173

démesurée sur les individus ou à l’inverse quand il les met à l’écart. Il sera
alors possible d’examiner dans quelle mesure il est possible de retisser le
lien social afin d’établir une relation équilibrée entre l’individu et la société.

Plan

1. Expansion individuelle et socialisation


1.1. Les sources sociales de l’individualisme (Dumont)
1.2. L’individu comme moteur du changement social (Schumpeter)
1.3. L’individu avant la société : égoïsme rationnel vs altruisme sacrificiel (Rand)
1.4. Le culte de l’individu : le narcissisme (Lasch)

2. La société contre l’individu


2.1. Suivre la norme : pression sociale et conformisme individuel (Tocqueville)
2.2. Aliénation individuelle et société de consommation (Baudrillard)
2.3. L’Autre comme obstacle : du désir mimétique au bouc émissaire (Girard)
2.4. Dépassement individuel et culte de la performance (Ehrenberg)

3. L’affaiblissement des solidarités sociales


3.1. L’individu abandonné : l’esseulement (Arendt)
3.2. Desserrement des liens sociaux et société liquide (Bauman)
3.3. L’individu désorienté : l’anomie (Durkheim)
3.4. Rejet social et institution totale (Goffman)

4. Comment retisser le lien social ? Individualisation et socialisation


4.1. Le rôle d’autrui dans la formation de la personnalité (Winnicott)
4.2. Reconnaissance sociale et accomplissement individuel (Honneth)
4.3. Affinités amicales et proximité sociale (Aristote)
4.4. Maintien du lien social et préservation de la face (Goffman)
174 Chapitre 4 • Individu et société

1. Expansion de l’individu et socialisation


Pour comprendre la société, il nous faut partir de l’individu puisque
la société est d’abord un rassemblement d’individus. Mais comment cette
association s’est-elle effectuée ? L’individu est-il naturellement sociable ? Ne
s’affirme-t-il pas au contraire contre la société ?

1.1. Les sources sociales de l’individualisme (Dumont)


La société se présente d’abord comme le creuset dans lequel se
forme l’individu. C’est ainsi à partir d’un certain cadre social (la société
démocratique occidentale) que s’est élaboré l’individualisme, en tant qu’idéo-
logie plaçant en son centre l’individu. C’est ce que montre l’anthropologue
René Dumont dans ses Essais sur l’individualisme.
Selon Dumont, l’idéologie individualiste (l’idéologie étant définie comme
un ensemble d’« idées-valeurs ») constitue une spécificité des sociétés occiden-
tales. Dumont distingue les sociétés holistes et les sociétés individua-
listes. Une société est dite « holiste » si au sein de cette société la totalité
est plus importante que les parties, c’est-à-dire si le corps social dans son
ensemble est prioritaire en comparaison des individus qui le composent.
Une société est individualiste, au contraire, si c’est l’individu, en tant que
personne autonome, dotée de droits spécifiques, qui a davantage de valeur
que la totalité sociale.
Dumont souligne que la différence entre holisme et individualisme n’est pas
« substantielle », et ne renvoie pas à des ensembles parfaitement homogènes.
Autrement dit, toute société est, à des degrés divers, plus ou moins holiste ou
individualiste, dans la mesure où elle accorde plus ou moins d’importance
au collectif ou à l’individuel. Seule la société occidentale, toutefois, repose
sur une idéologie individualiste, c’est-à-dire un socle d’idées et de valeurs
qui confèrent à l’autonomie individuelle une importance suprême.
Pour Dumont, la pensée individualiste trouve ses racines dans le refus du
holisme. Dans toute société, l’individualisme* se manifeste à travers la
figure d’« individus hors du monde » qui prennent leurs distances vis-à-
vis de l’ordre social établi. Pareil refus se retrouve même dans les socié-
tés les plus holistes en apparence. En témoigne le cas de la société indienne,
dans laquelle émerge la figure du « renonçant ». Ce dernier, menant une vie
ascétique et contemplative, loin du monde des hommes, refuse de se subor-
donner à la totalité sociale. Dumont souligne que même si ce type d’indivi-
dualisme se distingue en de nombreux points de l’individualisme occidental,
il n’en marque pas moins un début de reconnaissance par la société des
individualités.
Expansion de l’individu et socialisation 175

La société occidentale, quant à elle, est traversée au cours de son histoire


par une dynamique accordant au fil des siècles une importance de plus en
plus élevée à l’individu. Dumont insiste sur le rôle décisif du christianisme
dans cette élaboration graduelle de l’individualisme : « quelque chose de l’indi-
vidu moderne est présent chez les premiers chrétiens et dans le monde qui les
entoure ». Dans la société occidentale, les « individus-hors-du-monde » qu’ont
été les premiers chrétiens ne sont pas restés définitivement à l’écart, mais
ont au contraire contribué à modeler la société sur de nouvelles bases.
L’individualisme occidental, souligne Dumont, est par ailleurs
égalitaire. L’idée de l’égalité entre les individus est ainsi devenue « la valeur
cardinale des sociétés modernes ». C’est en vertu de cet égalitarisme que
se développe, surtout à partir des xviie et xviiie siècles, le concept de « droit
naturel ». À la différence du droit naturel antique, fondé sur l’idée d’un
cosmos dans lequel les hommes devaient s’inscrire, le droit naturel moderne
soutient que l’ordre social est librement construit par des individus, associés
par l’entremise d’un contrat. Ce contrat accorde ainsi aux citoyens des droits
à la fois individuels et universels. L’État et la nation, en ce sens, sont des
points d’aboutissement de l’idéologie individualiste : ils constituent
en effet à la fois un ensemble d’individus (unis par le contrat social) et
une entité individualisable (chaque État et chaque nation se distinguent des
autres). L’ordre démocratique, en ce sens, n’est pas la résultante d’une volonté
transcendante comme la volonté divine, mais bien plutôt la conséquence du
rassemblement des volontés individuelles.
Le volontarisme au cœur de la pensée individualiste permet également
de comprendre dans quelle mesure l’individu constitue un rouage essentiel
des transformations sociales.

ՠ Mots-clés
Individualisme, holisme, droit naturel, démocratie.

1.2. L’individu comme moteur du changement social


(Schumpeter)
Par ses initiatives personnelles, l’individu peut également être le
moteur des dynamiques sociales. C’est ce que montre Schumpeter, dans
Théorie de l’évolution économique, à travers le concept d’« entrepreneur ». En
mettant en avant la figure de l’entrepreneur, Schumpeter veut souligner le
rôle que jouent les individus d’exception dans les évolutions économiques.
Au sens de Schumpeter, un entrepreneur n’est pas un simple créateur
d’entreprises. Il est celui qui apporte des innovations dans la vie écono-
mique. Ces innovations sont de plusieurs types : il peut s’agir de nouveaux
biens, de nouvelles méthodes de production, de nouveaux débouchés, de
176 Chapitre 4 • Individu et société

nouvelles matières premières ou encore d’une nouvelle organisation (par


exemple la mise en place d’un monopole). Dans la mesure où il innove, l’entre-
preneur est aussi et surtout un visionnaire. Il possède des capacités d’anti-
cipation exceptionnelles qui lui permettent de percevoir les attentes du
marché. Ainsi, l’entrepreneur est capable de discerner les innovations qui
vont réellement augmenter la productivité et ouvrir de nouveaux marchés
encore inexistants avant son action. Cette clairvoyance de l’entrepreneur
illustre l’importance de l’offre dans les évolutions économiques : l’entrepre-
neur suscite en effet une nouvelle offre en créant des besoins que les consom-
mateurs n’ont pas encore.
L’entrepreneur se situe au cœur du processus de « destruction créatrice »
qui selon Schumpeter caractérise l’économie. Par ce processus, des entre-
prises obsolètes, inadaptées au marché, sont remplacées par de nouvelles
entreprises plus en phase avec les attentes des consommateurs. Les entrepre-
neurs sont au cœur de ce processus de substitution au sens où ils prennent
l’initiative (au risque de la faillite) d’apporter des produits innovants qui
émergent, selon le lexique de Schumpeter, par « grappes d’innovation ».
Enfin, souligne Schumpeter, les décisions de l’entrepreneur échappent en
grande partie au calcul rationnel. Éminemment transgressif et révolu-
tionnaire, l’entrepreneur ne se comporte pas de manière parfaitement
rationnalisable. Il ne suit pas la logique de l’Homo œconomicus de l’écono-
mie classique et ne cherche pas systématiquement à maximiser son intérêt
en suivant des schémas préétablis, mais vise plutôt à se dépasser lui-même
et à fonder un empire. C’est précisément pour cette raison qu’il ne cesse
d’inventer et d’innover. Imaginatif et énergique, l’entrepreneur n’est pas
capable de rendre raison de toutes ses motivations. Il fonctionne de manière
fortement intuitive, sans pouvoir expliquer intégralement ses décisions.
Malgré cette part d’irrationalité, l’entrepreneur est extrêmement imité,
servant de modèle aux agents économiques qui tentent de tirer les bénéfices
de ses innovations.
En bref, la figure de l’entrepreneur schumpéterien montre que l’individu,
par ses actions les plus remarquables, est capable d’orienter les évolutions
sociétales et de leur insuffler une dynamique. Les travaux contemporains
sur le leadership soulignent également dans quelle mesure l’individu peut
influencer l’ordre social.

ՠ Mots-clés
Individu, économie, innovation, entrepreneur.
Expansion de l’individu et socialisation 177

ZOOM : Les styles de leadership : l’expérience de Lewin


Les travaux menés en sciences sociales et en sciences du management indiquent
qu’il existe différents styles de leadership, C’est ce que montrent notamment les
recherches initiales de Kurt Lewin sur les groupes restreints, c’est-à-dire les groupes
dont les membres se connaissent directement. En 1944, dans une expérience désor-
mais classique, Lewin a effectué une expérimentation sur les enfants dans un centre
de loisirs. Il s’agissait pour trois groupes d’enfants de fabriquer des masques. Deux
paramètres étaient évalués. D’une part, la quantité et la qualité des biens produits
(les masques). Deuxièmement, la satisfaction des producteurs (leur bien-être
mental). Dans un premier groupe, dit « participatif », l’animateur rend plus aisées
les interactions entre les membres. L’animateur demandait également aux enfants
de prendre des initiatives et de faire preuve de créativité. Ce groupe repose, selon
l’expression de Lewin, sur un « leadership démocratique ». Dans un deuxième groupe
plus « directif », l’animateur donne aux membres des ordres qui ne peuvent être
remis en question. Dans ce cadre, l’animateur est un chef et exerce un « leadership
autocratique ». Enfin, un groupe basé sur le « laisser-faire » dans lequel l’animateur
se contente de surveiller les membres sans intervenir directement.
Lewin constata que dans les groupes basés sur le laisser-faire, les enfants ne poursui-
vaient pas le travail en l’absence du leader et ne coopéraient guère. Ils produisaient
peu, avaient des relations tendues, et se montraient très dépendants à l’égard du
leader. Le groupe autocratique était productif (en termes de quantités de masques
fabriqués), mais l’agressivité des membres du groupe était également accrue, ainsi
que la défiance à l’égard du leader. La qualité du travail était en outre très moyenne.
En revanche, dans le groupe démocratique, la qualité de la production était bien
meilleure que dans les expériences précédentes, même si la quantité était inférieure
au groupe placé sous le leadership autoritaire. L’ambiance entre les membres du
groupe était par ailleurs bien meilleure.

1.3. L’individu avant la société :


égoïsme rationnel vs altruisme sacrificiel (Rand)
La promotion de l’individualisme s’enracine également dans la valorisa-
tion de la solitude et du retrait vis-à-vis de la société. La mise en avant de
l’individu face à la société peut conduire à une défense de l’égoïsme. Tel
est le projet de la philosophe et romancière Ayn Rand dans La vertu d’égoïsme.
La position de Rand consiste d’abord à réhabiliter l’égoïsme, le plus souvent
condamné par la tradition philosophique. Comme le rappelle Rand, la notion
d’« égoïsme » possède une signification négative et fait l’objet d’une condam-
nation morale très répandue. Associé au mal, l’égoïsme renvoie à l’idée que
l’individu est prêt à commettre les pires actes pour parvenir à ses propres fins.
178 Chapitre 4 • Individu et société

Or, soutient Rand, cette conception dépréciative de l’égoïsme est à la fois


fausse et nocive, freinant le développement moral de l’humanité. À cette
définition négative, Rand substitue une définition qui ne contient pas
immédiatement d’évaluation morale : l’égoïsme n’est pas en soi un
vice, mais simplement « le souci de ses intérêts propres ». En tant que
tel, le fait de rechercher son propre intérêt n’est pas immoral. Ainsi, comme
le rappelle Rand, tout organisme est à la recherche de la survie et accomplit
un certain nombre d’activités pour atteindre cet objectif. Cette recherche de
l’intérêt repose sur ce que Rand nomme « l’objectivisme », c’est-à-dire l’idée
qu’il existe des faits objectifs indépendants des croyances individuelles (la
recherche de l’intérêt personnel étant un de ces faits).
Pour Rand, si la recherche de l’intérêt individuel n’est pas en soi immorale,
c’est le contenu de cette recherche qui peut l’être. Rand distingue à cet effet deux
types d’égoïsme : « l’égoïsme irrationnel » et « l’égoïsme rationnel ». L’égoïsme
irrationnel consiste pour l’homme à utiliser tous les moyens dont il dispose,
y compris les plus contraires à la raison, pour satisfaire son intérêt. Tel est
l’égoïsme des malfrats ou l’égoïsme hédoniste qui peut impliquer la souffrance
d’autrui. Rand s’oppose farouchement à cette forme d’égoïsme, qu’elle quali-
fie de « nietzschéen ». L’égoïsme rationnel, au contraire, consiste à utili-
ser la raison pour s’accomplir moralement en atteignant son intérêt.
Rand précise que le travail productif reflète à cet égard l’usage suprême de
la raison car il reflète les plus hautes qualités de l’homme : la confiance en
soi, l’ambition, l’habileté, le refus du découragement. Dans cette perspective,
vivre pour son propre intérêt est le plus haut but moral qu’un individu puisse
se fixer. Selon Rand, il incombe précisément à l’éthique, en donnant aux
hommes un code moral, de distinguer l’égoïsme irrationnel (immoral)
de l’égoïsme rationnel (vertueux).
La réhabilitation de l’égoïsme à laquelle procède Rand lui permet de criti-
quer le caractère moral de l’altruisme. Selon Rand, la valorisation morale de
l’altruisme consiste à considérer toute action accomplie en faveur de l’inté-
rêt d’autrui comme bonne et toute recherche de l’intérêt personnel comme
immorale, voire amorale (le fait d’agir pour son propre intérêt n’étant jamais
moralement valorisé). Or, précise Rand, l’altruisme occulte la distinction
entre égoïsme rationnel et égoïsme irrationnel. Il condamne de la même
façon le malfrat causant du tort à autrui et l’industriel agissant en fonction
de son ambition personnelle. La morale altruiste est par ailleurs en discor-
dance avec le comportement réel des individus. Cela pousse les hommes
au cynisme en les faisant valoriser les actions altruistes alors qu’ils sont
conscients d’agir de manière égoïste.
Rand soutient par conséquent qu’une société érigeant l’altruisme en devoir
moral ne peut qu’être néfaste et accroître les conflits entre individus. En effet,
dans une société fondée sur l’altruisme, il existe une tension entre le but
objectif des individus (leurs intérêts propres) et les exigences de la collecti-
vité (assurer le bien-être d’autrui). Les exigences sacrificielles de l’altruisme
Expansion de l’individu et socialisation 179

pénalisent les vertus de certains individus (par exemple leurs avantages


productifs, leurs capacités créatrices) pour récompenser les vices d’autres
(par exemple les oisifs et les individus les moins productifs). Les individus les
plus productifs sont de ce fait forcés à être altruistes ce qui nuit non seule-
ment à leur accomplissement individuel mais s’avère nocif pour la société
(par exemple en décourageant les initiatives individuelles et la créativité).
Rand n’affirme pas pour autant que chaque individu doit se replier dans
la solitude et se désintéresser d’autrui. Toutefois, selon elle, le rapport à
soi prime sur le rapport à autrui. D’une part, en effet, chaque individu
recherche son propre bonheur à travers le bonheur d’autrui. Ainsi, celui qui
apporte de l’aide à une personne en danger le fait en définitive pour la satisfac-
tion qu’un tel acte engendre chez elle (Rand rejette donc l’idée d’un altruisme
désintéressé). D’autre part, la relation à autrui est conditionnée par la relation
à soi. Afin d’aimer et de valoriser les autres, l’individu doit d’abord s’aimer
lui-même et attacher de la valeur à sa propre personne. Dans ce cadre, si les
actions altruistes bénéficient à un agent, elles sont alors vertueuses. De ce
fait, l’individu peut s’il le souhaite venir en aide aux autres (par exemple en
portant assistance aux plus pauvres), mais il n’a pas le devoir de se sacrifier
pour les autres. Pour Rand, l’aide qu’un individu apporte à un autre consti-
tue une exception et non un impératif moral.
Rand en déduit que le capitalisme est la forme idéale d’organisation
de la société. En effet, la société capitaliste repose sur l’idéal du « laissez-
faire » et de l’échange consenti. Conforme à l’égoïsme rationnel, elle respecte
les droits fondamentaux des individus (droit à la propriété et droit à la vie). La
société, dans ce cadre, favorise la créativité individuelle et la libre coopération.
Rand a appliqué ses idées dans le roman La grève, considéré par les
Américains, selon un sondage effectué par la bibliothèque du Congrès améri-
cain, comme le deuxième livre le plus influent sur les sondés après La Bible.
Dans ce roman, le personnage de John Galt, décrit comme un industriel génial
persécuté par le gouvernement américain, se réfugie dans un sanctuaire
secret. De là, il organise une grève regroupant les plus grands créateurs de
richesse économiques et intellectuelles contre l’État-providence.

ՠ Mots-clés
Individu, égoïsme, intérêt, altruisme, capitalisme.

1.4. Le culte de l’individu : le narcissisme (Lasch)


L’émergence d’un individu démesurément replié sur lui-même consti-
tue un des problèmes les plus fondamentaux des sociétés contemporaines.
C’est ce phénomène qui est décrit par l’historien Christopher Lasch dans
La culture du narcissisme (1979).
180 Chapitre 4 • Individu et société

Selon Lasch, le culte de soi, ayant pour corollaire l’apparition d’un type
précis d’individu (que l’auteur nomme le « Narcisse ») concerne tout parti-
culièrement les classes moyennes. Le narcissisme consiste d’abord pour
l’individu à être constamment auto-centré. L’individu ne cesse de s’examiner
lui-même de façon obsessionnelle, d’observer le moindre des changements
qui l’affectent. Narcisse s’attache à cultiver en permanence les images qu’il
arbore face au miroir social.
Cette auto-référentialité de l’individu, comme le souligne Lasch, se
distingue fortement de l’amour de soi. En effet, en se regardant lui-même
Narcisse surveille avant tout ses déficiences ou ses défaillances éventuelles.
Le narcissisme est source de peurs constantes : peur de vieillir, peur de mourir,
peur de la décrépitude. Les avancées technologiques (comme le développe-
ment de l’imagerie médicale) renforcent ces possibilités d’auto-observation
ainsi que les angoisses qui en découlent.
Constamment frustré, inquiet de l’image qu’il renvoie, en quête de recon-
naissance, Narcisse cherche par-dessus tout à être aimé ou admiré d’autrui. Un
des effets les plus spectaculaires de ce phénomène n’est autre que la recherche
effrénée de reconnaissance publique : les individus cherchent à atteindre le
succès et la célébrité, qui constituent des valeurs en soi, indépendamment du
mérite ou de l’utilité sociale. Pour atteindre la célébrité, certains sont même
prêts à commettre les pires actes : ainsi, souligne Lasch, « le criminel qui tue
ou kidnappe une célébrité s’approprie le prestige de sa victime ». Lasch prend
pour exemple « la bande de Manson, qui assassina Sharon Tate et ses amis ».
Le narcissisme est par ailleurs un culte du présent. Centré sur lui-même,
Narcisse se réfugie par la même occasion dans l’immédiat au détriment du
passé et de l’avenir : « vivre dans l’instant est la passion dominante ». Cette
focalisation exclusive sur ce qui est actuel ou instantané induit une rupture
de la continuité historique entre les générations. Les individus ne s’inté-
ressent guère à l’histoire (en dehors du temps scolaire) et n’écoutent que
de façon distante les conseils des générations précédentes. C’est ainsi que
dans une société dominée par le narcissisme, les plus âgés ne peuvent trans-
mettre leurs expériences et leurs savoirs aux plus jeunes, ces derniers étant
repliés sur le présent. Par ailleurs, dans une société où le narcissisme règne
en maître, l’avenir est d’abord et avant tout envisagé sur le court terme, c’est-
à-dire en relation avec le présent et l’immédiat.
Essentiellement ancré dans le présent, Narcisse est par ailleurs en quête
d’une jouissance immédiate. Le bien-être ou l’apparence d’un bien-être
immédiat deviennent sa préoccupation principale. Cette recherche du plaisir
individuel s’effectue au détriment des relations avec autrui. Ainsi, dans le
domaine sexuel, autrui est perçu comme un objet permettant à Narcisse
d’atteindre le plaisir, à l’encontre de toute norme morale et de tout engage-
ment affectif (Lasch se réfère aux utopies du Marquis de Sade). De manière
générale, les relations de séduction et de manipulation se répandent dans une
Expansion de l’individu et socialisation 181

société narcissique. Afin d’atteindre le plaisir, les individus font en perma-


nence la promotion de soi, même s’il faut pour cela déformer la réalité (en
témoignent aujourd’hui les réseaux sociaux).
En bref, obnubilé par l’obtention de sa propre satisfaction, Narcisse n’est
plus capable de s’intéresser authentiquement et durablement aux autres. Un
des effets les plus puissants du narcissisme est l’accroissement du cynisme
individuel. Chacun se réfugie dans la moquerie, la dérision, l’ironie (à l’égard
d’autrui mais aussi de soi) et affecte des postures distanciées vis-à-vis de la
société. Cette mise à distance, loin de refléter une quelconque maîtrise des
situations sociales, trahit en réalité l’impuissance individuelle. Incapables
de transformer la réalité sociale, les individus arborent ainsi une posture
de supériorité pour masquer leur vide intérieur.

ՠ Mots-clés
Individu, narcissisme, plaisir, cynisme.

DÉFINITIONS
‫ ڀ‬Individualisme
L’individu renvoie d’abord à ce qui est indivisible et qui présente une unité, qu’elle
soit physiologique ou psychique. Ainsi l’individualisme est la théorie selon laquelle
l’individu est la réalité première et constitue l’origine de toute valeur. L’individualisme
peut être méthodologique (s’opposant au holisme qui donne la primauté au tout
sur la partie, à la société sur l’individu) et désigne alors une méthode sociologique
qui consiste à étudier les phénomènes sociaux à partir de l’individu. Enfin, l’indi-
vidualisme peut désigner l’égoïsme de l’individu qui porte un intérêt à lui-même
au détriment des autres. Cette conception est discutée par Rand (cf. 1.3).

‫ ڀ‬Solipsisme
Théorie philosophique qui affirme que la réalité extérieure n’existe pas, la seule
réalité existante étant celle du sujet pensant, clos sur lui-même. Le solipsisme,
terme presque toujours polémique, est une conséquence de l’idéalisme qui consiste
à n’affirmer que l’existence de la pensée. À la fin de la deuxième des Méditations
métaphysiques, le sujet ayant douté de tout a mis entre parenthèses l’existence
du monde extérieur, de son corps, du contenu de sa pensée, se retrouve à n’affir-
mer rien d’autre que le doute lui-même, c’est-à-dire sa pensée.

‫ ڀ‬Introspection
Observation intérieure de la vie intérieure du sujet, c’est-à-dire de ses pensées,
de ses sentiments, etc. Elle peut donner lieu à une analyse du fonctionnement de
la pensée. L’introspection n’a cependant de validité qu’à la première personne.
182 Chapitre 4 • Individu et société

Pistes de réflexion : sujets possibles sur cette partie


• Être soi-même
• L’homme est-il fait pour vivre en société ?
• L’individu compte-t-il davantage que la société ?
• L’individu peut-il exister en dehors de la société ?
• Le narcissisme
• L’égoïsme
• N’agit-on que par intérêt ?
• Une société n’est-elle qu’un ensemble d’individus ?

2. La société contre l’individu


La société est composée d’individus qui semblent de prime abord trouver
un intérêt à vivre en société et peuvent s’y exprimer. Toutefois, la société
peut aussi se retourner contre l’individu en mettant à mal son individua-
lité et ainsi l’aliéner.

2.1. Suivre la norme : pression sociale et conformisme


individuel (Tocqueville)
Une première difficulté procède du fait que la société peut exercer
une forte pression sur l’individu. Cette pression sociale peut inciter les
individus à se comporter de manière conformiste, au détriment de leur
liberté. C’est ce risque que met clairement en avant Tocqueville dans De la
démocratie en Amérique.
Les analyses de Tocqueville portent sur le conformisme dans la démocra-
tie américaine. La démocratie, souligne-t-il, n’est pas simplement un régime
politique mais plus fondamentalement un « état social » caractérisé par le
fait que les individus sont considérés comme égaux dès la naissance.
La société démocratique se distingue en ce sens de la société aristocratique,
fortement hiérarchisée, dans laquelle la naissance détermine des condi-
tions inégales. Dans la société démocratique, les hommes sont poussés par
ce que Tocqueville nomme la « passion de l’égalité ». Ainsi, les citoyens
revendiquent des droits identiques ou cherchent à obtenir un niveau
de bien-être égal à celui des autres citoyens.
Or, précise Tocqueville, cette égalité des conditions induit également des
dangers redoutables : elle pousse les individus à s’aligner sur les opinions les
plus couramment admises dans la société, et engendre donc le conformisme. En
effet, dans une société où chaque individu perçoit les autres comme ses égaux,
les opinions sont dotées de la même valeur. Dès lors, l’opinion d’un individu
ou d’une minorité n’a qu’un faible poids (sur le plan quantitatif) comparée à
La société contre l’individu 183

celle de la somme des opinions majoritaires. Les individus, sous l’influence


persistante de la majorité, sont donc fortement enclins à ne pas s’éloigner des
normes dominantes et à suivre l’opinion majoritaire. L’homogénéisation
des conditions, sous l’effet de la valorisation de l’égalité, porte alors
atteinte à une autre valeur fondamentale, qui constitue pourtant un
pilier de la démocratie : la liberté. L’opinion majoritaire se mue en menace
pour l’indépendance d’esprit, le sens critique, l’originalité de chaque individu
et ses opinions dissidentes, minoritaires ne sont pas exprimées ou entendues.
En définitive, un danger important des sociétés démocratiques est donc ce
que Tocqueville nomme la « tyrannie de la majorité ». Dans une démocra-
tie la forte influence de l’opinion publique tend à étouffer les voix alternatives
au profit d’un nivellement des opinions. C’est ce qui peut se produire en parti-
culier à l’occasion des votes, au terme desquels le choix majoritaire risque
d’occulter les choix minoritaires. Tocqueville compare cette tyrannie de la
majorité à la tyrannie d’un seul homme. De la même manière qu’un homme
unique peut abuser de son pouvoir, une majorité d’hommes toute-puissante
peut opprimer injustement une minorité :

Qu’est-ce donc qu’une majorité prise collectivement, sinon un individu qui


a des opinions et le plus souvent des intérêts contraires à un autre individu
qu’on nomme la minorité ? Or, si vous admettez qu’un homme revêtu de la
toute-puissance peut en abuser contre ses adversaires, pourquoi n’admet-
tez-vous pas la même chose pour une majorité1 ?

Source de conformisme intellectuel, l’oppression de la minorité par la


majorité n’exige nullement l’usage de la force physique, comme dans les
régimes despotiques. Elle repose sur des mécanismes beaucoup plus diffus
et insidieux : c’est la crainte d’être perçus comme différents par l’opi-
nion publique (et donc de déplaire à la majorité) qui incline les indivi-
dus au conformisme.
Les nombreux travaux conduits en psychologie sociale sur le conformisme
confirment les observations de Tocqueville. Le psychologue Salomon Asch,
spécialiste du conformisme, affirme ainsi que les individus se conforment
pour deux raisons fondamentales. Premièrement, pour éviter le conflit entre
l’opinion majoritaire et leur propre opinion. Deuxièmement, pour ne pas être
rejeté et marginalisé socialement. La pression de la majorité sur la minorité
peut même s’exercer dans des circonstances surprenantes.
La pression sociale, en imposant des normes dominantes peut alors être
un facteur d’aliénation pour l’individu. C’est ce que montrent les problèmes
soulevés par la société de consommation.

ՠ Mots-clés
Pression sociale, conformisme, égalité, liberté, démocratie, despotisme.

1. Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome I, Deuxième partie, chapitre VII.


184 Chapitre 4 • Individu et société

ZOOM L’expérience de Asch sur le conformisme


Dans une expérience pionnière sur le conformisme conduite par le psychologue
Salomon Asch1, on présentait à des étudiants des lignes A, B, C, de longueurs diffé-
rentes, et on leur demandait laquelle des trois lignes correspondait à la longueur
d’une ligne étalon (voir figure ci-dessous). Les participants, avant qu’on ne les laisse
répondre, entendaient d’autres « volontaires » (en réalité des complices des expéri-
mentateurs) donner des réponses. Les résultats indiquèrent que de nombreux
étudiants portaient des jugements conformes à ceux formulés par la majorité du
groupe, y compris quand ces jugements étaient de toute évidence erronés sur le
plan perceptif. Cette attitude hautement irrationnelle tient pour l’essentiel selon
Asch à la volonté des individus de ne pas être mis à l’écart par la majorité du groupe.

A B C

Expérience de Asch.
La ligne de gauche est la ligne de référence. Les trois lignes de droite
sont les lignes de comparaison2.

2.2. Aliénation individuelle et société de consommation


(Baudrillard)
La pression sociale a pour effet d’accroître considérablement la dépen-
dance des individus. C’est ce que souligne le sociologue Jean Baudrillard
lorsqu’il décrit l’aliénation des individus dans La société de consommation
(1970). Baudrillard, écrivant juste après mai 1968, pointe un paradoxe : dans
la société occidentale contemporaine, apparaît souvent l’idée que les indivi-
dus sont davantage libres, maîtres de leur corps et de leur esprit, émancipés
du pouvoir traditionnel de la religion, de l’État ou de la famille.

1. Asch S., « Opinions and social pressure », Scientific American, 1955, vol. 193, n° 5,
p. 31-35. 74 % des personnes interrogées donnaient ainsi des réponses erronées.
2. Voir également un résumé de l’expérience en ligne à l’adresse suivante (consul-
tée le 19 juillet 2018) : https ://www.youtube.com/watch ?v=7AyM2PH3_Qk
La société contre l’individu 185

Toutefois, souligne Baudrillard, ce discours sur l’émancipation est


trompeur. Dans la société contemporaine, l’individu est de plus en plus
soumis à la société de consommation. Celle-ci exerce sur les individus
une forme subtile et inédite de contrôle social. Cette nouvelle forme d’alié-
nation procède d’abord du fait que la consommation n’a pas pour horizon la
satisfaction des besoins mais plutôt la différenciation sociale. Les individus
consomment pour se différencier les uns des autres. C’est pour cette
raison que la consommation relève du désir et non du besoin. Emportés dans
une quête consumériste effrénée, les individus désirent toujours plus. La
consommation n’a donc pas de limites : les individus s’entourent constam-
ment d’objets de consommation, dans un perpétuel processus de différen-
ciation. La dépendance des individus est d’autant plus intense que la société
de consommation crée et détruit en permanence les objets (au détriment du
reste de l’environnement) dès lors que ces derniers deviennent obsolètes.
« La société de consommation a besoin de ses objets pour être et plus préci-
sément elle a besoin de les détruire1. » Baudrillard pointe le fait que dans ce
contexte, la consommation devient le moteur de la construction identitaire :
les individus ont besoin de consommer pour s’accomplir. La consom-
mation donne un sens à leur existence, et devient leur raison de vivre.
Cette construction de l’identité du sujet-consommateur, selon Baudrillard,
s’opère surtout par l’intermédiaire de signes. Ce que les consommateurs
achètent véritablement à travers les objets matériels qu’ils consomment,
ce sont des signes immatériels. La consommation constitue un échange de
signes entre les individus car elle a une fonction symbolique. Ainsi, tel ou tel
objet consommé (vêtement, voiture, meuble…) peut être interprété comme un
signe de richesse, de réussite, de prestige. D’où l’importance par exemple des
marques, exerçant un pouvoir d’attraction immense sur le sujet-consomma-
teur. En somme, à travers les signes qu’il arbore et les objets qu’il consomme,
chaque individu compose son identité propre, son style.
Baudrillard insiste toutefois sur le fait que cette construction identi-
taire n’est pas authentiquement libre : les consommateurs sont constamment
influencés par la publicité, les médias qui les poussent à consommer en se
fondant sur des stéréotypes de genre, des normes corporelles ou des modèles
(acteurs, sportifs, mannequins) auxquels les consommateurs s’identifient.
Au cours de la dynamique consumériste, s’opère alors un renversement
spectaculaire : les individus croient posséder les biens qu’ils consom-
ment, mais en réalité ce sont des biens qui les possèdent. L’identité
des sujets est déterminée par leurs objets.

ՠ Mots-clés
Société de consommation, signes, symbolique, aliénation.

1. Baudrillard, La société de consommation, Première partie, La liturgie formelle de


l’objet.
186 Chapitre 4 • Individu et société

2.3. L’Autre comme obstacle : du désir mimétique


au bouc émissaire (Girard)
La pression sociale, quand elle franchit une certaine intensité, peut alors
devenir une source de conflits entre les individus. Selon le philosophe
René Girard, les antagonismes sociaux sont dus pour l’essentiel à ce
qu’il nomme le « désir mimétique ». Dans Le Bouc émissaire (1982), Girard
explique que ce désir prend forme dans le cadre de ce qu’il nomme un « triangle
mimétique » composé de trois éléments : les individus A, B et un objet désiré.
Cet objet peut être de diverses natures (personne aimée, carrière, ressource
matérielle…). Un triangle mimétique se construit sous deux conditions.
Premièrement, dès lors que B possède un objet, semble posséder un objet ou
pourrait posséder un objet. Deuxièmement, dès lors que A est dépourvu de
cet objet, semble dépourvu de cet objet, ou pense qu’il ne pourra pas possé-
der cet objet si B le possède. Il y a alors mimétisme entre le désir de A et le
désir de B. Le désir mimétique trouve son origine dans l’imitation du
désir de l’Autre, perçu comme « modèle ».
Le désir mimétique, précise Girard, ne tient pas à la valeur intrin-
sèque de l’objet désiré, mais plutôt au fait que cet objet est convoité
par autrui. Ce désir est en ce sens le plus souvent inconscient, secrète-
ment influencé par le désir des autres, même lorsque chaque individu pense
désirer en vertu de ses propres choix (selon les termes de Girard, le sujet a
la « méconnaissance » d’éprouver ce désir).
L’imitation du désir de l’Autre est alors, indirectement, une imitation de
l’Autre lui-même : c’est parce qu’il ne peut pas être l’Autre que A va désirer
avoir ce que l’Autre possède ou pourrait posséder. De cette imitation de
l’Autre, découle une intensification du désir. Le mimétisme varie propor-
tionnellement au désir pour l’objet. En effet, plus B désire un objet, plus A
va le désirer également, et plus leurs désirs mutuels vont se calquer l’un sur
l’autre. Le désir de B devient alors un modèle pour le désir de A. Plus l’inten-
sité du désir pour un objet est élevée, plus A et B vont se ressembler.
Or, ajoute Girard, c’est précisément cette ressemblance entre des
individus désirant le même objet qui est source de conflit. En effet, dans
le cadre du triangle mimétique, le désir de chacun est confronté au désir d’un
rival. Comme l’écrit Girard dans La violence et le sacré :

Le sujet désire l’objet parce que le rival lui-même le désire. En désirant tel ou
tel objet, le rival le désigne au sujet comme désirable1.

La rivalité mimétique est source d’envie, de jalousie et de multiples conflits


réels ou potentiels. La présence du rival ne va pas simplement renforcer ou
stimuler un désir déjà présent, mais va même faire faire naître des désirs
nouveaux. Le rival nous pousse à désirer des objets ou des êtres que nous

1. René Girard, La violence et le sacré, VI


La société contre l’individu 187

n’aurions pas désirés en son absence. La confrontation avec le rival


(qui est en même temps un modèle) va alors engendrer la « violence
mimétique ». Cette violence résulte du fait que l’objet désiré par les rivaux
n’est pas partageable. La satisfaction du désir d’un sujet interfère nécessai-
rement avec celle de son rival et vice-versa. Ainsi, quand le désir de B est
satisfait, A peut ressentir de la jalousie et de la frustration et avoir recours
à la violence pour obtenir l’objet du désir (par exemple en supprimant son
rival). La violence mimétique se retrouve dans de nombreux phénomènes
humains : des enfants peuvent se disputer pour le même jouet, alors que
d’autres sont disponibles ; deux personnes peuvent se battre pour l’amour
d’une troisième (question traitée par Girard, à travers l’analyse de célèbres
textes littéraires, dans Mensonge romantique et vérité romanesque) ; deux
États peuvent revendiquer la possession du même territoire. À chaque fois,
le désir de l’Autre est perçu comme un obstacle pouvant être surmonté par
la violence. À l’échelle collective, cette situation peut mener à une escalade
de la violence, propagée par la contagion du désir mimétique à l’intérieur
d’un groupe ou entre groupes rivaux. Lorsqu’elle atteint son paroxysme, la
violence mimétique devient cyclique (vendetta) et massive (massacres), et
menace même la survie de la société.
La violence mimétique ne prend fin, précise Girard, qu’avec la
désignation d’un individu sur lequel les pulsions agressives des rivaux
vont se décharger : c’est cet individu que Girard nomme le « bouc
émissaire ». Il s’opère ainsi, par la désignation d’un bouc émissaire, un
transfert de la violence de « tous contre tous » à « tous contre un ». Le bouc
émissaire, en faisant office d’exutoire pour la violence, contribue à fédérer
la communauté contre un ennemi commun. Le sacrifice du bouc émissaire
permet de mettre un terme à l’escalade de la violence et de rétablir la stabi-
lité sociale. Cette stabilité, toutefois est de courte durée. Sitôt la violence
passée, le désir mimétique s’empare de nouveau des individus, ce qui conduira
ultérieurement à la désignation d’un nouveau bouc émissaire.

ՠ Mots-clés
Désir, imitation, autrui, rival, violence, bouc émissaire.

2.4. Dépassement individuel et culte de la performance


(Ehrenberg)
La pression sociale peut enfin engendrer des troubles chez les indivi-
dus lorsque la société leur demande de se dépasser pour être perfor-
mants. C’est ce que montre le sociologue Alain Ehrenberg dans Le culte de
la performance ou La fatigue d’être soi.
188 Chapitre 4 • Individu et société

Ehrenberg étudie tout particulièrement le phénomène de la dépression,


très répandu dans les sociétés capitalistes contemporaines. Il explique ce
phénomène par des causes sociales. Selon Ehrenberg, la dépression est en
grande partie posée par le « culte de la performance » que propage le
capitalisme. La société demande aux individus d’être de plus en plus perfor-
mants dans différents domaines de leur existence. Ce culte de la perfor-
mance vient du fait que certains modèles d’excellence se diffusent
dans l’ensemble de la société.
Le modèle le plus présent dans les sociétés démocratiques est celui de
l’entreprise. Le chef d’entreprise (en témoignent par exemple les thèses de
Schumpeter) devient le modèle de l’excellence et de la réussite, promouvant des
valeurs comme la réussite, la productivité, l’esprit de conquête. Les valeurs
de l’entreprise tendent à se répandre dans le reste de la société. L’exigence de
performance se déplace ainsi du champ économique vers le champ scolaire et
universitaire (on exige des élèves et des étudiants qu’ils soient performants).
L’exigence de performance quitte même le domaine public pour entrer
dans la sphère privée (on demande ainsi aux parents d’être les plus perfor-
mants possible pour faire réussir leurs familles).
Enfin, la société contemporaine valorise de plus en plus l’autonomie
des individus vis-à-vis des actions qu’ils entreprennent et de leurs consé-
quences : on affirme ainsi aux individus qu’ils portent la responsabilité de
leurs réussites ou de leurs échecs. Ceux qui ne sont pas performants doivent
assumer le fait que cette situation procède de leurs propres insuffisances.
Or, souligne Ehrenberg, cette exigence de performance fragilise
grandement les individus et accroît leur vulnérabilité. De nombreuses
personnes sont de moins en moins capables de supporter le poids des exigences
qui pèsent sur elles. Les responsabilités qu’on leur demande d’assumer sont
trop lourdes (par exemple, lorsqu’il s’agit de concilier leur vie professionnelle
et leur vie privée). Malgré leurs efforts, certains individus n’arrivent pas à
répondre aux demandes de la société et ne se sentent pas à la hauteur de ses
exigences. C’est pour cette raison qu’ils peuvent être victimes de dépres-
sion. La dépression vient du fait que les individus, de plus en plus usés par
les exigences de la société, perdent peu à peu leur énergie. Plus ils échouent,
moins ils ont d’énergie pour atteindre les performances qu’on attend d’eux.
Ils ressentent alors la « fatigue d’être soi ».
Ehrenberg souligne que dans les sociétés contemporaines une des consé-
quences les plus remarquables de la fatigue d’être soi est l’augmentation
massive de la consommation de produits psychotropes : les anxioly-
tiques, les anti-dépresseurs, les drogues illicites, permettent à l’individu de
faire face aux exigences élevées de la société. Les psychotropes jouent ici
deux rôles complémentaires : premièrement, ils permettent la « dépossession
de soi ». Les individus veulent prendre une distance avec eux-mêmes pour
s’évader (temporairement) de la société. Deuxièmement, ils permettent aux
individus de jouer en public le rôle que la société attend d’eux. Ils permettent
L’affaiblissement des solidarités sociales 189

de produire une certaine image de soi dans l’espace public. Par exemple, les
anti-dépresseurs ou les anxiolytiques permettent de sauver les apparences
en société (à l’image du soma dans Le Meilleur des mondes, cf. fiche de lecture
chapitre 5). Toutefois, les psychotropes ne permettent pas à l’individu d’échap-
per complètement aux incertitudes et à la souffrance sociale.

ՠ Mots-clés
Performance, économie, autonomie, échec, souffrance.

Pistes de réflexion : sujets possibles sur cette partie


• Le collectivisme
• Une société doit-elle exclure pour exister ?
• La société est-elle une contrainte pour l’individu ?
• Vivre sa vie
• La pression sociale
• La société étouffe-t-elle la liberté individuelle ?
• Le bouc émissaire
• Le mimétisme
• La société de consommation

3. L’affaiblissement des solidarités sociales


Les troubles que ressent l’individu, toutefois, ne sont pas uniquement le
résultat d’une pression sociale trop forte. Ils peuvent aussi, à l’inverse, être
causés par l’affaiblissement des solidarités sociales, source de désorienta-
tion, de marginalisation, voire de stigmatisation.

3.1. L’individu abandonné : l’esseulement (Arendt)


Lorsqu’il perd le contact avec la société, l’individu peut alors être en proie à
ce que Arendt nomme Dans La condition de l’homme moderne, « l’esseulement ».
Arendt effectue une distinction entre la « solitude » et l’esseulement.
La solitude, au sens de Arendt, peut être une expérience positive. En
effet, elle peut apporter à l’individu une forme de recul. La prise de distance
volontaire consécutive à l’isolement peut alors s’avérer propice à la méditation,
à la réflexion. L’homme seul (comme le souligne Arendt, évoquant Platon)
peut entamer une sorte de dialogue avec lui-même, et ainsi s’adonner à un
certain nombre d’activités fondamentales.
Bien différente de la solitude, l’expérience de l’esseulement (que
Arendt nomme également « désolation ») n’implique pas nécessaire-
ment l’absence d’autrui. Un individu peut ainsi se sentir esseulé au milieu
190 Chapitre 4 • Individu et société

d’une foule, alors qu’il est entouré par des milliers de personnes. L’esseulement
correspond bien plutôt pour un individu au fait d’être privé de réel contact
avec ceux qui l’entourent. Alors que la solitude peut être délibérément
choisie, l’esseulement est quant à lui nécessairement subi, imposé à
un individu qui ne le souhaite pas.
L’esseulement correspond alors au sentiment d’être délaissé par autrui.
L’homme esseulé a l’impression d’être abandonné des autres, notamment
parce que ceux-ci ne sont plus présents (expérience du deuil, rupture, etc.)
ou parce qu’ils lui sont hostiles (exclusion, persécutions, etc.). L’individu
esseulé se sent donc rejeté par les autres et se retrouve de ce fait coupé
du monde social.
Une des conséquences de l’esseulement n’est autre que le repli dans la
sphère privée. Les individus quittent la sphère publique et cessent d’y commu-
niquer, de s’y engager. Ils ne participent plus à la vie collective et préfèrent se
réfugier dans des activités déconnectées du bien commun. Dans les sociétés
contemporaines, la montée de l’individualisme au détriment des solidarités
collectives, (phénomène du reste bien perçu par Tocqueville) constitue ainsi
un des signes les plus éloquents de l’esseulement. Les régimes totalitaires,
selon Arendt, constituent également une des forces qui renforcent
l’esseulement et transforment le peuple (guidé par un intérêt commun)
en masse amorphe, dénuée de repères collectifs, et complètement
soumise aux directives de l’État.
L’homme esseulé, plongé dans un isolement qu’il a subi plus que choisi,
peut alors perdre pied, quitter mentalement la réalité. En témoigne par
exemple le personnage de Robinson Crusoé (voir la fiche de lecture Michel
Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique). Dans le film Seul au monde
(2000), réalisé par Robert Zemeckis, le personnage principal, joué par Tom
Hanks, se retrouve lui aussi dans une situation d’esseulement qui le conduit
à s’adresser à un ballon de volley-ball, qu’il nomme Wilson !

ՠ Mots-clés
Esseulement, solitude, société, totalitarisme.

3.2. Desserrement des liens sociaux et société liquide


(Bauman)
Dans le monde contemporain, l’accroissement de l’isolement subi par
les individus est lié à l’émergence de ce que le sociologue Zygmunt Bauman,
notamment dans La vie liquide, nomme les « sociétés liquides ».
Bauman distingue les sociétés solides et les sociétés liquides. À l’état
solide, une société est peu sensible aux changements et conserve sa
forme au fil du temps : tel est le cas des sociétés traditionnelles, reposant
L’affaiblissement des solidarités sociales 191

sur des règles stables, voire immuables. À l’état liquide, au contraire,


une société change constamment de forme sous l’effet de modifica-
tions internes et externes. Les sociétés solides sont, selon l’expression
de Bauman, des « sociétés noix de coco », dont la coque épaisse résiste aux
pressions externes. Les sociétés liquides sont des « sociétés avocat », poreuses
et malléables.
Au sens précis de Bauman, une société est dite « moderne-liquide » dès
lors que les situations dans lesquelles ces individus se trouvent et agissent
se transforment avant même que leurs manières d’agir n’aient eu le temps
de devenir des habitudes. Dans ce type de société, les rapports entre indivi-
dus (qu’il s’agisse de rapports privés ou professionnels) sont éphémères, sans
cesse emportés par la mobilité et la vitesse. Il en résulte que les individus,
pris dans des changements perpétuels, ne parviennent plus à tirer profit de
leurs expériences accumulées. Ainsi, dans une société liquide, les relations
sentimentales sont fragiles et se nouent de manière précaire « jusqu’à nouvel
ordre » selon l’expression de Bauman. Les individus se sentent de moins en
moins engagés dans ces relations (comme l’attestent la baisse de la durée des
mariages ou les ruptures sans contact physique, par le biais de simples S.M.S)
La raison à cela, selon Bauman, tient au fait que les liens sociaux sont
éminemment dissemblables dans les sociétés solides et dans les sociétés
liquides. Dans une société solide, les individus sont reliés par des
structures (famille, associations, religion, etc.) suffisamment stables
et ordonnées pour que des liens sociaux pérennes puissent se mainte-
nir. Dans une société liquide, les individus sont reliés par des réseaux,
privés ou publics (et de plus en plus virtuels) qui sont intrinsèque-
ment instables. À la différence des structures, les réseaux sont ouverts et
reconfigurables : ils se font et se défont rapidement. Les réseaux sociaux qui
se tissent via internet illustrent en ce sens la logique des sociétés liquides :
ils établissent des liens flexibles, peu solides entre des individus qui peuvent
rompre en quelques « clics ». Il en résulte que l’identité individuelle, dans
le cadre des sociétés liquides, est de plus malléable, reconfigurable
au gré des évolutions sociales. En témoignent par exemple les profils
Facebook des individus, toujours susceptibles d’être réaménagés d’un jour
à l’autre voire plusieurs fois par jour.
Or, soutient Bauman, cette flexibilité permanente de l’identité indivi-
duelle, loin de rendre les hommes heureux, a plutôt tendance à les
plonger dans le désarroi et l’angoisse. Ces sentiments viennent du fait
que dans la société liquide l’avenir est résolument incertain : les individus,
plongés dans un monde en perpétuelle mutation, dans lequel des change-
ments brutaux peuvent se produire du jour au lendemain, ont de plus en plus
de mal, par conséquent, à former des projets de vie puisque leur avenir est de
plus en plus imprévisible (par exemple, la perte d’emploi, dans une économie
192 Chapitre 4 • Individu et société

de plus en plus flexible, est une menace constante). La crainte d’être socia-
lement inutiles dans un avenir indéterminé constitue donc une expérience
éminemment douloureuse pour les individus des sociétés liquides.

ՠ Mots-clés
Société, mobilité, réseau, utilité.

3.3. L’individu désorienté : l’anomie (Durkheim)


L’affaiblissement des liens sociaux s’explique en grande partie
par les phénomènes de dérégulation sociale. C’est ce phénomène que
Durkheim désigne sous le terme « d’anomie ».
Au sens de Durkheim, il y a anomie dans un système social lorsque les
individus ne savent plus comment orienter leurs conduites. L’anomie est
donc un phénomène de déséquilibre dans la société, créant des dysfonc-
tionnements plus ou moins graves. L’anomie, précise Durkheim, n’est pas
l’absence totale de règles (tout système social comporte des règles), mais le
fait que ces règles soient insuffisamment contraignantes pour guider
efficacement le comportement des individus. Les règles, dans une struc-
ture sociale anomique, sont démesurément floues, et donc dépourvues de
puissance coercitive.
L’anomie se distingue ainsi de l’anarchie. Dans un système anarchique, il
n’existe pas de commandement suprême mais les règles peuvent fonctionner
de manière efficace (par exemple dans un groupe de petite taille en auto-ges-
tion). Dans un système anomique, il peut y avoir un commandement suprême
(chef, directeur, etc.), mais les règles que celui-ci édicte ne restreignent pas
suffisamment les désirs individuels. C’est cette limitation insuffisante des
désirs qui suscite des troubles majeurs à l’échelle individuelle et sociale.
L’anomie se retrouve dans des situations sociales précises. Ainsi, les
périodes de transition (sociale, économique ou politique) durant lesquelles
une société passe d’un système de règles à un autre sont bien souvent marquées
par l’anomie dans la mesure où les nouveaux systèmes de règles exigent un
temps d’adaptation. Les périodes de crise (qu’il s’agisse d’une crise consé-
cutive à la prospérité ou d’une crise précédant un changement de régime
politique) sont également anomiques. Les règles qui structurent un système
anomique ne sont pas assez solides pour encadrer les individus, de sorte
que ces derniers peuvent par exemple commettre des actions criminelles
ou prendre des risques démesurés (par exemple en dilapidant leurs biens
matériels au casino).
Durkheim précise que l’anomie peut avoir des conséquences graves
comme les comportements suicidaires. Le suicide anomique se produit
quand la société ne parvient plus à fixer un cadre moral permettant de
L’affaiblissement des solidarités sociales 193

borner les comportements, conduisant de ce fait les individus à leur perte.


Ainsi, à la suite d’un divorce ou de la mort d’un époux, une situation « d’ano-
mie domestique », caractérisée par un dérèglement de la structure familiale,
peut apparaître et causer le suicide d’un membre de la famille (parent ou
enfant). À l’échelle sociale, des phénomènes comme la guerre, la faillite ou
même un gain d’argent inattendu ont en commun d’engendrer une perturba-
tion des règles antérieures (en bouleversant les conditions de vie des indivi-
dus) et peuvent pour ce motif causer des suicides anomiques. Le suicide
anomique constitue en ce sens une des quatre causes principales de suicide
selon Durkheim. Selon l’approche durkheimienne, en effet, le suicide
est dû à un défaut ou un excès d’intégration ou de régulation sociale.

ՠ Mots-clés
Anomie, règles, contraintes, intégration.

ZOOM Les causes sociales du suicide chez Durkheim


La thèse de Durkheim dans Le suicide (1897) est qu’il existe une corrélation (statisti-
quement vérifiable) entre le taux de suicide des individus d’une part, et les phéno-
mènes d’intégration et de régulation sociale d’autre part. Durkheim distingue quatre
types de suicide : le suicide égoïste, altruiste, anomique et fataliste. Le suicide
égoïste résulte du manque d’intégration d’un individu au groupe. Dans la mesure
où la société maintient les individus en vie en les intégrant, l’incapacité à s’intégrer
dans un groupe (quelle que soit l’étendue de celui-ci) peut être cause de mort. Tel
est le cas par exemple du suicide des célibataires. Le suicide altruiste est quant à
lui le résultat d’un excès d’intégration. Tel est le cas des suicides qui se produisent
dans les sectes, sous l’effet de la manipulation des individus par le groupe ou des
suicides liés au sens de l’honneur et du devoir (comme le hara-kiri des samouraïs).
Le suicide anomique se produit lorsque les règles sont insuffisamment contrai-
gnantes pour refréner les désirs individuels (comme lorsqu’un individu se suicide
après avoir dépensé toute sa fortune dans divers jeux). Enfin, le suicide fataliste
(notion que l’on attribue à Durkheim, mais qui n’est pas mentionnée dans la typolo-
gie de l’ouvrage de 1897) procède d’un excès de régulation et de l’impression par
les individus d’avoir une marge de manœuvre limitée (comme en témoignent les
suicides en milieu carcéral) car la volonté du groupe étouffe alors celle de l’individu.
194 Chapitre 4 • Individu et société

3.4. Rejet social et institution totale (Goffman)


L’affaiblissement des solidarités sociales est par ailleurs causé par les
processus de rejet et de stigmatisation des individus. Goffman montre dans
Asiles que l’exclusion sociale peut se faire au moyen de dispositifs
collectifs organisés, dans le cadre de ce qu’il nomme les « institutions
totales ». Goffman définit une institution totale comme :

[…] un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés


dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relative-
ment longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont expli-
citement et minutieusement réglées1.

Les casernes, les prisons, les asiles, les camps de concentration sont en ce
sens des institutions totales, fonctionnant selon des règles bureaucratiques.
Dans une institution totale, les individus restent du matin au soir, durant
une période relativement longue, suivant en cela des rythmes précis, des
rituels rigides (lever, promenade, etc.). Les individus ainsi isolés mènent
une vie recluse, en marge de la société. Surtout, les institutions totales
sont marquées par des rapports asymétriques des dominés et des dominants.
Ainsi, dans une prison, il existe selon l’expression de Goffman un « fossé »
entre les dirigeants (une minorité de surveillants) et les dirigés (la masse des
individus). Ces relations peuvent avoir pour effet d’accroître l’humiliation des
dominés à travers ce que Goffman nomme les « techniques de mortification »
où règnent la dépersonnalisation, l’endoctrinement, l’embrigadement, etc.
Lorsqu’elle est organisée dans le cadre d’institutions, l’exclusion sociale
peut être simplement transitoire. Si certaines institutions totales
visent une exclusion définitive des individus (emprisonnement à vie,
internement psychiatrique), d’autres cherchent plutôt une réclusion tempo-
raire, dont le but ultime est la réinsertion sociale. Il s’agit de conformer les
individus à un modèle préétabli et ainsi pouvoir faire leur retour dans la
société. Ainsi dans les asiles, le malade mental l’est au second degré, en tant
que l’institution psychiatrique impose les conditions d’un espace social qui
l’esseule et le rend servile.

ՠ Mots-clés
Institution, coercition, exclusion.

1. Goffman, Asiles, Introduction. (traduction Liliane et Claude Lainé)


Comment retisser le lien social ? Individualisation et socialisation 195

DÉFINITION
‫ ڀ‬Institution
L’institution est une forme d’organisation ou un ensemble de pratiques sociales
qui se sont solidifiées à travers des normes ou des règles. Il ne saurait y avoir
de société sans institutions car elles en garantissent la permanence. La plupart
des institutions se présentent à l’individu sous la forme de règles et de systèmes
de contraintes qui peuvent aliéner l’individu, c’est-à-dire restreindre sa liberté
(comme la prison, l’asile, etc.). Toutefois, l’institution peut aussi avoir une dimen-
sion régulatrice (comme l’ONU) et favoriser l’autonomie de l’individu (comme
l’institution scolaire).

Pistes de réflexion : sujets possibles sur cette partie


• Une société n’est-elle qu’un ensemble d’individus ?
• L’intégration
• L’exclusion
• La solitude
• L’isolement
• Peut-on vivre en marge de la société ?
• La déviance
• Le réseau

4. Comment retisser le lien social ?


Individualisation et socialisation
L’individu, on l’a vu, peut subir des troubles sous l’effet d’une contrainte
sociale démesurée ou au contraire sous l’effet de l’exclusion sociale. Dès lors,
comment retisser les liens, souvent fragiles ou endommagés, entre l’indi-
vidu et la société ?

4.1. Le rôle d’autrui dans la formation de la personnalité


(Winnicott)
C’est dans un premier temps par la relation affective entre la mère
et le nourrisson que l’individu va construire sa personnalité ainsi
qu’une conscience stable de lui-même. La conscience n’est pas donnée
mais constituée dans la relation corporelle à l’autre, mais pas n’importe
quel autre, l’autre privilégié, à savoir la mère. Le soin, la tendresse, le babil-
lage permettent au bébé de développer la perception de son corps qui dans
un premier temps dépend de celui de sa mère.
196 Chapitre 4 • Individu et société

Progressivement, le processus de séparation du non-moi et du moi s’accom-


plit, selon un rythme variant à la fois en fonction de l’enfant et en fonction de
l’environnement. Les changements les plus importants s’effectuent dans le
mouvement qui éloigne l’enfant de la mère, celle-ci devenant ainsi une compo-
sante objectivement perçue de l’environnement. […] Si l’on tente d’énoncer,
en simplifiant, ce qu’est la fonction de l’environnement, on peut brièvement
poser qu’elle implique :
1. Holding (la manière dont l’enfant est porté)
2. Handling (la manière dont il est traité, manipulé)
3. Object-presenting (le mode de présentation de l’objet)1

Dans un premier moment, le bébé ne distingue pas son corps de l’envi-


ronnement dans lequel il évolue : il a en effet tendance à rattacher à lui tout
ce qui lui fait plaisir et à rejeter en dehors de lui tout ce qui va produire de
la douleur. Ce premier stade mène notamment à la fusion avec la mère. Le
détachement du bébé de son environnement et de sa mère est alors
progressif. Winnicott distingue alors trois grandes étapes nécessaires
dans l’étape du soin : 1. Le « holding » qui consiste à tenir l’enfant aussi
bien au niveau physique (le porter au sens littéral) qu’au niveau psychique
en contenant, en supportant par sympathie les angoisses de l’enfant. 2. Le
« handling » consiste dans la manipulation active du bébé pour par exemple
le laver, le changer, rituels dans lesquels un échange émotionnel se produit. 3.
Enfin, « l’object-presenting » est la façon dont la mère manifeste, présente
le monde à l’enfant. Il s’agit du prisme à partir duquel l’enfant entretient son
premier rapport à l’extérieur par l’intermédiaire de la mère.
Winnicott peut alors montrer le rôle de miroir joué par le regard
de la mère sur le bébé qui se découvre progressivement indépendant
de sa mère et de son environnement. En effet, le visage de la mère qui
prend soin de son bébé reflète ce qu’elle voit. En regardant sa mère en train
de s’occuper de lui, l’enfant « se » voit dans les yeux de sa mère, c’est-à-dire
qu’il prend conscience progressivement qu’il est quelqu’un en obser-
vant les réactions qu’il suscite chez elle. Il faut ici insister sur le carac-
tère indirect de la constitution de l’identité : la formation de l’identité
est relationnelle. En ce sens, la pire des choses que l’on puisse faire à un
enfant n’est pas de le regarder d’un air consterné (car il y a encore relation)
mais c’est de ne pas le regarder, de ne pas s’en occuper, c’est l’indifférence.
L’enjeu de cette relation primordiale n’est rien moins que le développement
de la créativité et de la singularité de la personnalité de l’enfant.
Cette séparation de l’intériorité et de l’extériorité et la formation de l’unité
du moi se poursuivent avec l’objet transitionnel. Comme son nom l’indique,
l’objet transitionnel renvoie à un espace intermédiaire, préparant l’enfant

1. Winnicott, « Le rôle de miroir de la mère et de la famille », dans Jeu et réalité


(traduction par Claude Monod et J.-B. Pontalis).
Comment retisser le lien social ? Individualisation et socialisation 197

d’une part à se distancier de la mère mais aussi à préparer l’enfant à affron-


ter l’âpreté de la réalité extérieure. Telle est la fonction de l’objet transition-
nel ou encore du fameux « doudou » auquel l’enfant s’attache et qui joue le rôle
de substitut de la mère. Ce « doudou » peut prendre des formes très diverses
comme un nounours, un drap, un biberon, une tétine, etc. Le « doudou »
permet d’apprendre à l’enfant à mieux gérer l’alternance de la présence et
de l’absence de la mère et donc à ménager la transition entre la fusion et la
séparation avec la mère. Winnicott voit dans l’objet transitionnel une étape
nécessaire dans la capacité de l’enfant à imaginer et à symboliser (qui est la
représentation de quelque chose en l’absence de cette chose), capacité essen-
tielle à la culture.
Ainsi le développement de la personnalité de l’individu s’opère par
le biais d’une relation affective fondamentale qui requiert la média-
tion d’autrui.

ՠ Mots-clés
Relation, affection, autrui, identité, indépendance, intérieur, extérieur.

4.2. Reconnaissance sociale et accomplissement individuel


(Honneth)
L’instauration de liens durables et bénéfiques entre les individus
requiert d’abord que les qualités sociales de ces derniers soient recon-
nues. C’est ce que montre le philosophe Axel Honneth dans La lutte pour la
reconnaissance. Au sens précis que donne Honneth à ce terme, la reconnais-
sance est un acte par lequel autrui confirme qu’un individu possède
un certain nombre d’aptitudes et de qualités morales. Cet acte de recon-
naissance répond donc à une attente (ce que Honneth nomme un « besoin de
reconnaissance ») présent chez tout individu.
La reconnaissance, précise Honneth, ne s’obtient pas de manière
pacifique. Elle est bien plutôt le résultat d’une conquête, d’une « lutte
pour la reconnaissance », par laquelle un individu ou un groupe fait
valoir ses capacités aux yeux d’autrui mais aussi à ses propres yeux.
Cette lutte vise à surmonter le déni de reconnaissance que chaque individu
peut expérimenter (par exemple sous la forme du mépris, de discriminations
ou de sévices). Par la lutte pour la reconnaissance, il s’agit pour l’individu
d’obtenir la confiance, l’estime et le respect d’autrui et de lui-même. C’est
ainsi que les différents mouvements sociaux traversant les sociétés démocra-
tiques (manifestations, grèves, désobéissance civile…) n’ont pas simplement
pour but l’obtention de gains matériels (par exemple une augmentation de
salaire) mais aussi l’obtention de la reconnaissance par certains individus
de certaines capacités et qualités.
198 Chapitre 4 • Individu et société

La lutte pour la reconnaissance, plus précisément, s’effectue à l’inté-


rieur de ce que Honneth nomme des « sphères » : l’amour, le droit et la
société (Honneth reprend la tripartition faite initialement par Hegel entre
famille, société civile et État). Ces trois sphères mettent en jeu trois types de
reconnaissance : la reconnaissance affective, culturelle et juridique.
La reconnaissance affective se fonde sur l’amour, défini comme
l’ « ensemble des liens affectifs puissants entre un nombre restreint de
personnes ». La reconnaissance amoureuse, par exemple dans le couple, la
famille ou les relations amicales rend possible un équilibre entre la dépen-
dance à l’égard d’autrui et l’autonomie personnelle. Elle est le fondement de
ce que Honneth nomme la « confiance en soi ».
La reconnaissance culturelle concerne l’apport des individus à la
société. Elle se rattache pour l’essentiel au travail social. Les individus sont
ainsi reconnus comme des personnes utiles, qui par leurs mérites et leurs
actions contribuent aux développements de la société. La reconnaissance
culturelle fait ainsi émerger chez chaque individu « l’estime de soi ».
La reconnaissance juridique concerne les individus en tant qu’ils
sont des sujets porteurs de droits et de devoirs. Elle consiste à attribuer
à des individus la capacité universelle de formuler des jugements pratiques
et d’endosser des responsabilités pour leurs actions. Par le biais de la recon-
naissance juridique, les individus obtiennent donc le respect. L’individu ainsi
reconnu peut développer le « respect de soi ».
Honneth précise que les trois sphères de reconnaissance ne sont pas
cloisonnées mais au contraire étroitement liées les unes aux autres.
Durant l’existence des individus, il s’opère en effet un mouvement d’expan-
sion en vertu duquel l’expérience vécue d’une certaine forme de reconnais-
sance ouvre la perspective d’une forme de reconnaissance plus vaste. Ainsi,
il existe selon Honneth des « paliers de reconnaissance ». Ces paliers sont
franchis durant un processus d’apprentissage par lequel les individus multi-
plient, étendent et raffinent leurs expériences de reconnaissance. Ainsi, la
reconnaissance affective constitue selon Honneth une condition fondamen-
tale, chez tout individu, pour l’obtention de la reconnaissance culturelle et
juridique. L’extension s’opère à mesure qu’un individu prend conscience du
fait que la lutte pour la reconnaissance dépasse sa propre personne. Pour
que la reconnaissance devienne proprement politique, les individus doivent
donc comprendre que leur besoin de reconnaissance n’est pas isolé mais
typique d’un groupe tout entier : telle est la logique des mouvements sociaux,
qui unifient des individus autour d’un besoin de reconnaissance commun.

ՠ Mots-clés
Reconnaissance, morale, affection, politique, culture, justice.
Comment retisser le lien social ? Individualisation et socialisation 199

4.3. Affinités amicales et proximité sociale (Aristote)


Tisser le lien social exige également d’entretenir des affinités affec-
tives avec certains individus. Cette proximité affective est au cœur de
l’amitié, dont fait état Aristote, tout particulièrement aux livres VIII et IX
de l’Éthique à Nicomaque. Pour Aristote, l’amitié (Philia) représente un des
piliers de la vie en société. Elle constitue d’abord un bien pour le bonheur de
chaque individu car « […] sans amis personne ne choisirait de vivre, eût-il
tous les autres biens » (EN, VIII, 1, 1155 a 4-6). L’amitié est par ailleurs un
bien pour la Cité dans la mesure où elle permet d’atténuer les discordes.
Toutefois, précise Aristote, toutes les formes d’amitié ne se valent pas.
Aristote explique qu’il existe trois types d’amitié, d’inégale valeur :
l’amitié fondée sur l’intérêt, l’amitié fondée sur le plaisir, et l’amitié
fondée sur la vertu.
L’amitié fondée sur l’intérêt est liée à la satisfaction des besoins
physiques et sociaux. Elle permet aux individus de coopérer pour réali-
ser ces besoins en tirant un profit mutuel de leur relation. Ce type d’amitié
rattache par exemple les membres d’un corps de métier.
L’amitié fondée sur le plaisir, souligne Aristote, caractérise en parti-
culier les relations entre jeunes gens. Les individus s’associent ici pour
mener des activités plaisantes, agréables.
Selon Aristote, les deux premiers types d’amitié sont des formes
inférieures d’amitié pour différentes raisons. Premièrement, l’amitié fondée
sur l’intérêt ou le plaisir est aléatoire. Elle résulte du hasard des circons-
tances et non d’affinités réelles entre les individus. L’amitié fondée sur le
plaisir et l’intérêt, par ailleurs, est temporaire, éphémère. Dès que le plaisir
ou l’intérêt disparaissent, l’amitié disparaît aussi. Troisièmement, l’amitié
fondée sur le plaisir ou l’intérêt n’est pas nécessairement vertueuse. Elle
peut être mise au service d’objectifs contraires à la vertu ou peut s’accom-
pagner de sentiments malveillants, tels que la jalousie.
Pour Aristote, l’amitié fondée sur la vertu est la forme la plus élevée
d’amitié, bien supérieure à l’amitié fondée sur l’intérêt ou le plaisir.
Elle présente plusieurs caractéristiques.
Premièrement, les amis vertueux sont mutuellement bienveillants.
Un ami vertueux est capable de faire passer son intérêt au second plan au
profit de l’intérêt de son ami. Il peut également apporter de l’aide à son ami
quand il éprouve les plus grandes difficultés. Deuxièmement, l’amitié
vertueuse se fonde sur l’égalité et la réciprocité. Elle permet aux amis de
mettre en commun des valeurs et des projets qui par ailleurs, pour Aristote,
contribuent au bien de la Cité. Enfin, l’amitié vertueuse, à la différence
des deux autres formes d’amitié, est durable. Elle ne cesse pas lorsque
l’intérêt ou le plaisir ont disparu. C’est ainsi que des personnes séparées
physiquement ou durant de longues périodes demeurent amies.
200 Chapitre 4 • Individu et société

Aristote précise enfin que l’amitié vertueuse ne peut se développer


que si chacun des amis est au préalable ami avec lui-même. Il faut être
en paix avec soi-même pour nourrir des intentions vertueuses à l’égard de
ses amis. L’amitié vertueuse consiste alors en un transfert de l’amitié pour
soi-même vers le reste de la société. L’ami vertueux, en ce sens, est un
alter ego dans lequel l’individu se reconnaît. À l’inverse, précise Aristote,
l’homme méchant ou le tyran sont en conflit avec eux-mêmes et ne peuvent
pas pour cela nouer des amitiés vertueuses.

ՠ Mots-clés
Amitié, autrui, intérêt, vertu.

4.4. Maintien du lien social et préservation de la face


(Goffman)
Le lien social peut aussi être maintenu grâce aux respects de règles
tacites ou explicites au cours des échanges entre individus. C’est ce que
met en avant Goffman dans La mise en scène de la vie quotidienne, t. 1, et Les
rites d’interaction.
Goffman part de l’idée selon laquelle la vie sociale peut être exposée
au moyen de la métaphore théâtrale. Filant cette métaphore, il explique
que chaque individu doit jouer un rôle sur la scène sociale face à un
public. Les individus doivent adapter ce rôle à leur présentation (leur « façade
personnelle »). Les individus accomplissent donc en société des performances,
véritables spectacles où ils se mettent littéralement en scène. Cette mise en
scène suppose alors des règles répétitives et ritualisées. Sur la scène sociale,
les individus peuvent tour à tour jouer le rôle d’« acteur », de « public » ou
de « comparse ». Surtout, ils s’efforcent de rester dans leur rôle même s’ils
peuvent se relâcher en « coulisses » (par exemple quand le professeur avoue
son ignorance en privé ou que le clown se met à pleurer quand il est seul).
En jouant un certain rôle social, les individus s’efforcent ainsi de
préserver ce que Goffman, dans Les rites d’interaction, nomme « la
face ». Goffman définit la face comme

[…] La valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à


travers la ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours
d’un contact particulier1.

1. Goffman, Les rites d’interaction, « Perdre la face ou faire bonne figure ? » (Traduction
par Alain Kihm).
Comment retisser le lien social ? Individualisation et socialisation 201

Selon Goffman, les interactions sociales sont guidées par le souci perma-
nent de « garder la face » ou de « faire bonne figure ». La face correspond
par exemple aux traits de caractère ou à la position sociale qu’un
individu veut mettre en avant, à l’image idéale de lui-même qu’il essaie
de projeter dans son environnement social. Chaque acteur social doit
veiller à orienter l’impression qu’il donne aux autres par sa maîtrise des
codes sociaux. Il s’agit de faire reconnaître, valider son impression idéali-
sée par les autres et de garder le contrôle de ce que les autres pensent de lui.
Face à autrui, les individus s’attachent donc autant que possible
à ne pas perdre la face. Ainsi, les individus essaient de sauvegarder leur
réputation, de ne pas paraître incompétent, maladroit ou impoli. Dans la
plupart des échanges sociaux, les individus essaient aussi de préserver la face
d’autrui. Leur but est alors de maintenir autant que possible les liens sociaux.
C’est ce que Goffman appelle la « figuration » de la face, soit « tout ce qu’en-
treprend une personne pour que ses actions ne fassent pas perdre la face à
personne y compris à elle-même ». Dans la plupart des interactions sociales,
un individu s’efforce ainsi de ne pas mettre autrui mal à l’aise au moyen du
tact, de la diplomatie, de la courtoisie. Ce travail de préservation est d’autant
plus délicat que la face est souvent menacée au cours des interactions sociales.
Ainsi, dès qu’un locuteur prend la parole devant d’autres personnes, il met
sa face en danger en courant le risque de se couvrir de ridicule.
Les individus ont donc recours à plusieurs stratégies pour sauver leur
face et celle d’autrui. Une technique couramment utilisée, par exemple, est
celle de l’évitement. C’est ainsi qu’au cours d’une conversation des hôtes
peuvent éviter d’aborder certains sujets délicats qui pourraient mettre leurs
convives dans l’embarras. Une autre technique récurrente est celle de la
réparation, par exemple lorsque les propos d’une personne ont offensé son
interlocuteur. La réparation s’effectue alors au moyen de rituels (excuses
publiques, reformulations, usage de titres de civilité…) destinés à préserver
la face de la personne offensée. Enfin, la préservation de la face peut s’accom-
plir dans le cadre d’affrontements, dès lors qu’un individu pense que sa
propre face est menacée ou qu’il peut tirer profit de cette menace intention-
nelle (par exemple en forçant les autres à se sentir coupables). Mais même
dans ce cas, précise Goffman, l’échange social demeure hautement ritualisé
et régulé (par exemple les formules de politesse sont maintenues, y compris
de manière ironique).

ՠ Mots-clés
Interaction, échange, rôles, image, rituel.
202 Chapitre 4 • Individu et société

DÉFINITION
‫ ڀ‬La solidarité
La solidarité peut désigner au sens courant l’assistance mutuelle des individus. Mais
au sens sociologique, la solidarité renvoie à l’ensemble des liens invisibles d’inter-
dépendance entre les individus qui constituent l’effectivité et la permanence de
la société. Durkheim dans De la division sociale du travail distingue la solidarité
mécanique et la solidarité organique.
La solidarité mécanique est le lien qui caractérise les sociétés traditionnelles dans
lesquelles les individus peu différenciés sont régis par des normes très fortes. Par
exemple, dans les sociétés dites « primitives » les individus se limitent et pratiquent
en même temps une même activité à la fois comme la chasse.
La solidarité organique caractérise, quant à elle, le lien entre des individus très
différents mais complémentaires. Le lien social y serait plus fort. Pour montrer
cela, Durkheim utilise la métaphore de l’organisme car dans un corps toutes les
parties différentes, liées les unes aux autres, sont nécessaires à l’organisme pris
dans sa totalité. Chacune a une fonction nécessaire à la survie de l’organisme.
Ainsi les intérêts particuliers concourent à l’harmonie de l’ensemble de la société.

Pistes de réflexion : sujets possibles sur cette partie


• Le regard d’autrui
• Se retrouver
• L’affinité
• La société est-elle comparable à un organisme vivant ?
• L’amitié
• L’entraide
• Le lien social
• Une société n’est-elle qu’un ensemble d’individus ?
• La société peut-elle entraver l’épanouissement de l’individu ?
203

Schémas

Individualisme Conformisme

Affaiblissement des liens sociaux Solidarité

Individus et société
204

Fiches de lecture

FICHE 1 Michel Tournier, Vendredi ou les Limbes du Pacifique1

Tout le monde connaît l’histoire de Robinson Crusoé échoué sur une île,
inaugurée par Daniel Defoe et publiée en 1719. Qu’advient-il à un homme
condamné à une solitude involontaire ? Si la version de Michel Tournier,
publiée en 1967, reprend la trame du récit de Defoe, elle en diffère à plusieurs
égards.
D’une part, elle s’en distingue quant au rapport du protagoniste au monde.
La version de Defoe est un roman des origines qui est censé retracer les
débuts de la culture humaine. Le monde recréé par Robinson est à l’image
du monde réel. Le héros de Defoe retourne au monde « réel » à la fin du
roman. En revanche, la version de Tournier n’est un retour aux origines
de la culture humaine que dans un premier temps : Robinson reproduit le
monde réel mais dévie dans un monde différent, inhumain, revenant à une
expérience primordiale des éléments naturels.
D’autre part, si le monde de Robinson dévie, c’est aussi le sujet, à savoir
Robinson lui-même qui change profondément, donnant lieu à une désubjec-
tivation, à savoir une perte d’identité mais qui n’a rien de tragique. À la fin
du roman de Tournier, Robinson ne quitte pas l’île, il ne retourne pas dans
le monde « réel »pour retrouver son ancienne vie en société.
Le roman de Tournier possède éminemment une dimension philosophique,
notamment dans les « log book », passages du journal intime de Robinson. Le
roman peut être séparé en deux grandes parties. Dans une première partie
(chap. 1 à 6), il s’agit pour Tournier de montrer les effets de la disparition
d’autrui. Dans une seconde partie (chap. 7 à 12), il s’agit de se demander si
Vendredi est un autrui retrouvé.

1re partie (chap. 1 à 6) : les effets de la disparition d’autrui sur le sujet.


Les premiers moments de la disparition d’autrui ont pour effet de pertur-
ber le rapport de Robinson à son environnement : la perception, la connais-
sance et l’existence des choses. Deleuze, dans sa postface, montre que Tournier
fait d’autrui une structure a priori (qui précède toute expérience effective)
qui organise le rapport du sujet au monde. Il ne s’agit pas d’autrui que je

1. Éditions Gallimard, collection « folio », avec postface de Gille Deleuze (Logique


du sens, Appendice).
Michel Tournier, Vendredi ou les Limbes du Pacifiqu 205

rencontre en chair et en os mais bien d’une structure intériorisée et qui


précède toute rencontre avec l’autre. Ainsi l’effacement progressif de cette
structure montre par défaut le rôle constitutif de la structure autrui.
Tout d’abord, autrui est une structure a priori qui organise le champ
perceptif du sujet. Autrui est alors un autre point de vue possible sur l’objet
perçu. Autrui comme structure permet aussi d’organiser ce qui assure la
transition entre les objets :

La seule possibilité de sa survenue [la survenue d’autrui] jette une vague


lueur sur un univers d’objets situés en marge de notre attention mais capable
à tout instant d’en devenir le centre1.

Quand nous percevons un objet, nous n’en percevons en effet qu’un aspect
à la fois. Toutefois notre perception ne se réduit pas à ce seul aspect : nous
présupposons en marge de notre champ perceptif d’autres points de vue des
faces non perçues de cet objet. Ces autres points de vue possibles étant à
l’état virtuel, il est tout à fait possible d’actualiser en en faisant le centre de
notre perception. Ce qui fait dire à Deleuze que la structure autrui assure la
profondeur de la perception, puisque les autres points de vue possibles sont
à l’arrière-plan de la perception actuelle.
La structure autrui n’organise pas seulement le champ perceptif mais aussi
notre connaissance et a fortiori structure les fondements de la connaissance,
à savoir la distinction fondamentale entre le sujet et l’objet. C’est donc l’intel-
ligibilité des choses à travers le langage qui dépend de la structure autrui.

Le langage relève en effet d’une façon fondamentale de cet univers peuplé où


les autres sont comme autant de phares créant autour d’eux un îlot lumineux
à l’intérieur duquel tout est — sinon connu — du moins connaissable. Les
phares ont disparu de mon champ2.

L’effritement de la structure autrui supprime les différents points de vue


possibles qui éclairent les objets. Seul persiste le point de vue de Robinson
qui ne peut plus se confronter aux autres points de vue (que ces autres points
de vue soient effectivement remplis par des autrui réels n’importe pas ici).
Mais c’est aussi les fondements de la connaissance qui sont mis à mal par
la disparition de la structure autrui. La distinction entre un sujet connais-
sant et un objet connu par le sujet connaissant disparaît : Robinson retourne
alors en deçà de cette distinction dans un état primordial où il se confond
avec l’île elle-même.
Enfin, l’effritement de la structure autrui remet en cause l’existence ainsi
que le fondement de l’existence des choses. Il n’y a alors plus de rempart
contre l’illusion, le mirage, le rêve, etc. puisqu’en l’absence d’autres points
de vue, seul demeure le point de vue unique de Robinson. Il sombre alors

1. Michel Tournier, Vendredi ou les Limbes du Pacifique, folio, p. 38.


2. Op. cit., p. 58.
206 Chapitre 4 • Fiches de lecture

dans le solipsisme intégral, c’est-à-dire que le monde extérieur n’est plus


indépendant du point de vue de Robinson. Il ne lui est alors plus possible
de comparer son point de vue à celui d’autres points de vue ni de mettre à
distance son propre point de vue. Robinson n’a plus de garde-fou et peut ainsi
sombrer dans la folie.
Pour pallier le manque de la structure autrui conduisant au solipsisme
intégral et afin de ne pas sombrer dans la folie qui s’incarne dans la souille
(Robinson se laisse aller à une rêverie hébétée dans une sorte de marécage),
Robinson, se remémorant sa vie passée, travaille et organise l’île (en maîtri-
sant l’espace et le temps) et va même jusqu’à l’administrer en mettant en
place un code pénal. L’administration de l’île joue alors le rôle de substitut
d’autrui : Robinson peut alors se retrouver dans le produit de son travail
et ainsi stabiliser son identité et sauvegarder son humanité. Pour cela, il
produit notamment une récolte surabondante afin de se placer au-dessus de
la simple sphère des besoins.

2e partie (chap. 7 à 12) : Vendredi, autrui retrouvé ?


Un jour, Robinson aperçoit du haut de son poste de garde des hommes (des
Araucans) pratiquant un sacrifice expiatoire sur la plage. L’Araucan sacrifié
s’enfuit vers Robinson qui tue par mégarde son poursuivant. Robinson ne se
retrouve plus alors seul sur l’île. Il nomme cet autre Vendredi. La question
est alors de savoir si Vendredi permet ou pas à Robinson de recouvrir sa
structure autrui.
Il n’en est rien : Vendredi n’a rien d’un autrui retrouvé. Il est en effet tantôt
réduit à l’état d’objet ou d’esclave (en atteste son nom « Vendredi »), tantôt élevé
à l’état de complice mais étrange, surhumain. Comme le dit Deleuze : « tantôt
en deçà d’autrui, tantôt au-delà ». En effet, bien que Robinson commence par
faire de Vendredi un esclave, Vendredi finit par bouleverser l’ordre écono-
mique de l’île instauré par Robinson. Vendredi y dépose innocemment son
empreinte et Robinson, ne se retrouvant plus dans l’île, ne parvient alors plus
à conjurer les effets de la perte de la structure autrui. Vendredi sert ainsi
davantage de guide à la métamorphose de Robinson. Vendredi ne fonctionne
pas comme un autre venant remplir la structure autrui, il n’exprime pas un
autre point de vue possible de ce monde-ci mais il est au contraire le signe
d’un autre monde. Il est toujours selon Deleuze « un tout autre qu’autrui ».
Vendredi ne joue pas le rôle d’organisateur du champ perceptif, il n’est pas
objet de désir ni ne rabat le désir de Robinson sur certains objets, il est pour
Robinson le révélateur et le ferment d’un double du monde et d’un double de
lui-même. Comment comprendre cela ?
Il ne s’agit pas d’une réplique du monde ni de soi-même mais d’un dépla-
cement, d’une déviation, d’une errance heureuse par laquelle Robinson
expérimente de nouvelles manières d’être au monde, de vivre, de percevoir,
de désirer. Et par là, il fait dévier Sperenza. En effet, ce que révèle la perte
Michel Tournier, Vendredi ou les Limbes du Pacifiqu 207

d’autrui, c’est la découverte d’un monde de surfaces car rappelons-le la


structure autrui organise la profondeur du champ perceptif. Robinson peut
alors découvrir que c’est autrui qui troublait le monde. Le double de l’île de
Robinson peut alors s’ériger. Ainsi, ce qui au regard de la structure autrui
semblait être une déchéance se révèle être une voie de salut pour Robinson.
Alors qu’avec la structure autrui les objets étaient sommés d’apparaître en
fonction des possibilités conditionnées par autrui, sans structure autrui
les doubles de Sperenza et de Robinson peuvent se libérer, donnant lieu non
sans joie à de nouvelles configurations du monde et à un Robinson déshuma-
nisé dont le mode d’être (comportements, sexualité, etc.) d’abord tellurique
(à savoir lié à la terre) devient solaire. Les éléments naturels enfermés dans
les objets de la perception sont alors reconfigurés :

Pourtant il y avait une voie de salut, car si Vendredi répugnait absolument à


la terre, il n’en était pas moins aussi élémentaire de naissance que je l’étais
moi-même devenu par hasard. Sous son influence […], j’ai avancé sur le chemin
d’une longue et douloureuse métamorphose […]. Mais le soleil a touché de sa
baguette de lumière cette grosse larve [Robinson] blanche et molle cachée
dans les ténèbres souterraines, et elle est devenue phalène au corset métal-
lique, aux ailes miroitantes de poussière d’or, un être de soleil, dur et inalté-
rable, mais d’une effrayante faiblesse quand les rayons de l’astre-dieu ne le
nourrissent plus1.

On peut alors parler avec Deleuze de perversion au sujet de Robinson mais


sans comportement pervers. Robinson gagne dans cette nouvelle subjectiva-
tion solaire un bonheur et une santé insoupçonnés.

1. Michel Tournier, Vendredi ou les Limbes du Pacifique, folio, p. 241-242.


208 Chapitre 4 • Fiches de lecture

FICHE 2 Erving Goffman, Stigmate1

Sous l’effet du regard social, l’individu peut aussi être rejeté et exclu socia-
lement. Ce processus de marginalisation sociale fait advenir ce que Goffman
nomme des « stigmates ». Il traite de cette question dans Stigmate : les usages
sociaux du handicap. Le projet de Goffman, conformément à la pensée de
l’interactionnisme symbolique, est de montrer comment les stigmates se
mettent en place durant les interactions sociales, en particulier les face-à-face.
Goffman commence par rappeler que l’usage des stigmates est fort ancien.
Ainsi, écrit-il dès le début du livre :

Les Grecs, apparemment portés sur les auxiliaires visuels, inventèrent le


terme de stigmate pour désigner des marques corporelles destinées à exposer
ce qu’avait d’inhabituel et de détestable le statut moral de la personne ainsi
signalée2.

Goffman en déduit que le « mot de stigmate servira donc à désigner un


attribut qui jette un discrédit profond » mais précise immédiatement :

L’attribut qui stigmatise tel possesseur peut confirmer la banalité de tel autre
et, par conséquent, ne porte par lui-même ni crédit ni discrédit3.

Autrement dit, c’est toujours dans le cadre de relations sociales, au cours


des interactions entre individus, qu’émergent des stigmates. La stigmatisa-
tion naît lorsque certains individus, par leur aspect ou leur comportement, ne
correspondent pas aux « attentes normatives » dominantes dans un contexte
social déterminé. Par contraste, ceux qui sont conformés à ces attentes sont
appelés par Goffman les « normaux ».
Goffman distingue plus précisément trois types de stigmates. Premièrement,
ce qu’il nomme les « monstruosités du corps », c’est-à-dire les « diverses
difformités » qui peuvent susciter un rejet social : les handicaps physiques
entrent dans cette première catégorie. Deuxièmement, les « tares du carac-
tère », liées à la personnalité ou au passé d’un individu. Ce type de stigmate
concerne par exemple tout individu pouvant être jugé comme « mentalement
dérangé, emprisonné, drogué, alcoolique, homosexuel, chômeur, suicidaire
ou d’extrême gauche ». Enfin, il existe des stigmates que Goffman quali-
fie de « tribaux », comme la race, la nationalité et la religion, qui la plupart
du temps se transmettent de génération en génération et contaminent tous
les membres d’une famille. Les stigmates peuvent alors s’incarner sous la
forme de ce que Goffman nomme des « symboles de stigmatisation » (l’opposé
des symboles de prestige). Ainsi, la tête rasée des femmes symbolisait leur

1. Éditions de Minuit, collection « Le sens commun ».


2. Erving Goffman, Stigmate, 1. Stigmate et identité sociale. (traduction par Alain
Kihm).
3. Ibid.
Erving Goffman, Stigmate 209

statut d’ancienne « collaboratrices » durant la Seconde Guerre mondiale, de


la même façon que les marques de piqûres sur les bras des toxicomanes ou
les traces sur les poignets des suicidaires.
Plus précisément, le processus de stigmatisation s’opère surtout durant les
« contacts mixtes » quand les stigmatisés et les personnes dites « normales »
partagent la même situation. Ces contacts mixtes peuvent être vécus comme
des situations de malaise dans lesquelles les personnes en présence ne savent
pas toujours comment réagir et se montrent maladroites. Le stigmate peut
naître alors du contraste entre l’image qu’un individu veut donner de lui-même
(l’identité « revendiquée par soi ») et l’« identité attribuée par autrui ». Ces
situations de confrontation entre « normaux » et « stigmatisés » peuvent aussi
amplifier des sentiments de honte, de crainte, l’impression de subir une injus-
tice ou une persécution. Dans ce cas, l’individu stigmatisé peut alors trouver
du réconfort chez les personnes qu’il considère comme ses semblables car elles
partagent son stigmate. C’est ainsi que se constituent des réseaux d’entraide
constitués d’anciens condamnés de prison ou les associations d’homosexuels.
Goffman précise que certaines personnes dites « normales » peuvent toute-
fois avoir des relations sociales privilégiées avec les individus stigmatisés.
Goffman nomme ces individus des « initiés ». Ainsi, le personnel hospitalier
et les éducateurs pour personnes handicapées, les hétérosexuels travaillant
dans les bars majoritairement fréquentés par les homosexuels ou encore « la
loyale épouse du malade mental ou la fille de l’ancien condamné » (p. 43) sont
des initiés qui fréquentent de manière assidue les individus stigmatisés et
leur apportent leur soutien.
Quelle que soit leur nature, tous ces stigmates peuvent être visibles ou
invisibles. Plus précisément, le stigmate résulte de la collision entre deux
identités sociales : d’une part, l’identité sociale « réelle » d’un individu, c’est-
à-dire les caractéristiques perceptibles par autrui et qui ont des effets en
termes de catégorisation. D’autre part, l’identité sociale « virtuelle » de l’indi-
vidu, c’est-à-dire les attributs qui ne sont pas immédiatement perceptibles (et
que l’individu peut dissimuler) mais dont on peut prouver qu’il est effective-
ment détenteur. C’est de cette manière, soutient Goffman, qu’il est possible
de distinguer l’individu discrédité car son stigmate est visible et l’individu
discréditable dont le stigmate n’est pas visible, mais peut être découvert au
cours des interactions sociales.
Le caractère visible ou invisible d’un stigmate résulte également des choix
opérés par les personnes stigmatisées. Ainsi, la plupart des individus stigma-
tisés ont la possibilité de dissimuler leurs stigmates. En effet, les individus
peuvent décider de mettre en place toute une série de stratégies pour ne pas
révéler publiquement leurs stigmates et ainsi éviter le discrédit. Les deux
principales stratégies utilisées sont, selon Goffman, le « faux-semblant »
et la « couverture ». Par le biais du « faux-semblant », l’individu stigmatisé
s’efforce au cours des interactions sociales de ne pas révéler publiquement
ses stigmates présents ou passés. Ainsi :
210 Chapitre 4 • Fiches de lecture

[…] La femme ayant subi une ablation des seins ou le délinquant sexuel norvé-
gien puni de castration se voient forcés de se présenter sous un faux jour dans
presque toutes les situations1.

Pour illustrer le ca des couvertures, Goffman prend ainsi l’exemple du


« service conjugal » que se rendent mutuellement un homosexuel et une
lesbienne en se mariant. Qu’ils s’efforcent de cacher leurs stigmates dans
toutes les situations sociales ou dans certaines d’entre elles, les individus
stigmatisés courent en permanence le risque que ces derniers soient révélés.
En témoigne l’existence de « maîtres-chanteurs » ou l’angoisse de la « prosti-
tuée des grandes villes » craignant de rencontrer une personne de son village
susceptible de faire savoir ce qu’elle est devenue. Certains individus vont même
jusqu’à vouloir effacer tout signe pouvant constituer un symbole de stigmate :
tel est le cas des personnes ayant recours aux éclaircisseurs pour la peau,
aux homosexuels suivant une psychothérapie, ou à ceux qui changent de nom.
Toutefois, précise Goffman, la plupart des individus porteurs de stigmates
sont dans des situations intermédiaires. Tel est le cas de certains stigmates :

[…] tels ceux des prostituées, des voleurs, des homosexuels, des mendiants et
des drogués qui obligent leurs porteurs à dissimuler soigneusement devant
une certaine catégorie de personnes, les policiers, tout en révélant systémati-
quement à d’autres, les clients, les semblables, les revendeurs, les receleurs2.

Goffman précise à ce titre que les individus stigmatisés peuvent être


plus ou moins bien accueillis en fonction des espaces qu’ils fréquentent. Il
distingue ainsi « les endroits interdits » où le stigmatisé ne saurait pénétrer
sous peine d’être fortement rejeté, les « endroits policés » où il sera accueilli
de manière relativement bienveillante par les « normaux » et enfin les « lieux
retirés » où l’individu peut entrer « sans voiles » et donc sans dissimuler son
stigmate de quelque façon que ce soit.
Enfin, certains individus, soit particulièrement les plus militants,
choisissent délibérément de mettre en avant leurs stigmates afin de modifier
les représentations sociales associées à ceux-ci. Ces individus cherchent alors
à remplacer la honte par la « fierté » (conformément à ce que la sociologie
post-goffmanienne nommera le « renversement du stigmate »). L’individu
affiche ainsi de manière tout à fait délibérée des attributs associés à des
stéréotypes négatifs à l’occasion des « contacts mixtes » :

C’est ainsi que l’on voit des juifs de seconde génération entrelarder avec agres-
sivité leur discours d’expressions et d’intonations juives, et des homosexuels
militants se montrer patriotiquement efféminés dans des lieux publics3.

1. Erving Goffman, Stigmate, 2. Contrôle de l’information et identité personnelle.


2. Ibid.
3. Erving Goffman, Stigmate, 3. Alignement sur le groupe et identité pour soi.
Erving Goffman, Stigmate 211

Il s’agit, par le biais de ces attitudes, de resymboliser les stigmates dans


la perspective de leur acceptation par la plus grande partie de la société.
De nombreuses références culturelles font référence à la question de la
stigmatisation. Songeons par exemple à Elephant Man de David Lynch, à
Freaks de Tom Browning. D’autres œuvres font référence au combat des
individus stigmatisés pour être acceptés socialement. Tel est, entre autres,
le cas des homosexuels dans Harvey Milk (Gus Van Sant, 2008) ou plus récem-
ment dans 120 battements par minute (Robin Campillo, 2017).
212

Dissertations

SUJET 1 Ne peut-on être soi-même que dans la solitude ?

L’injonction et même la possibilité d’être soi-même peuvent paraître de


prime abord étranges car je suis d’emblée moi-même et non un autre. Je
suis un individu à part entière et donc je ne peux sortir de mon esprit et de
mon corps pour être quelqu’un d’autre. Mais au-delà de ce truisme, « être
soi-même » par sa forme réfléchie (soi-même) souligne un rapport à soi, une
adéquation ou une coïncidence avec soi rendue possible par la conscience de
soi. Mais cette coïncidence avec soi ne prend sens que parce que ce rapport à
soi n’est pas donné et que donc un écart avec soi est tout à fait possible. Ainsi
être en adéquation avec soi, avec ses valeurs, ses désirs, c’est être authen-
tique contre la possibilité de l’inauthenticité, de la duplicité, du mensonge,
de la mauvaise foi.
La forme réfléchie, ce rapport à soi semble alors indiquer que la solitude,
au sens d’être seul face à soi-même, est la condition d’un rapport authen-
tique à soi et a fortiori aux autres. En effet, les autres, la société par toutes
les normes qu’elle impose, perturbent ce rapport à soi en introduisant une
dualité, une duplicité dans le rapport que l’individu entretient avec lui-même.
Cependant, il est nécessaire de distinguer la solitude voulue qui peut
prendre la forme de l’isolement de la solitude forcée. Ce qui répugne dans la
solitude forcée s’explique alors par la nécessité de la relation de l’individu à
l’autre. Loin d’être réduit à un obstacle à l’authenticité, autrui joue un rôle
fondamental aussi bien dans la formation de la personnalité que dans le
rapport que l’individu entretient avec lui-même.
Peut-on alors exister authentiquement en dehors des autres ? Autrement
dit, dans quelle mesure la solitude voulue peut-elle être nécessaire à une
existence authentique ? L’enjeu n’est rien moins que le rôle d’autrui dans le
rapport que l’individu entretient avec lui-même. Pour montrer cela, nous
montrerons dans un premier moment en quoi les autres peuvent constituer
un obstacle à l’authenticité puis dans un second moment la nécessité des
autres pour être soi-même. Enfin, dans un dernier moment, il s’agira d’exa-
miner dans quelle mesure la solitude voulue peut être bénéfique.
Sujet 1 • Ne peut-on être soi-même que dans la solitude ? 213

I. Les autres sont des obstacles à l’authenticité

A. La connaissance de soi suppose la conscience de soi


Tout d’abord, les autres empêchent la connaissance de soi qui est rendue
possible par la conscience de soi. Ne suis-je pas le mieux placé pour me
connaître moi-même ? La conscience de soi est en effet un chemin d’accès à
ma vie intérieure (mes pensées, mes sentiments) à laquelle les autres n’ont
pas accès.

B. Amour de soi et amour-propre


Les autres modifient le rapport que l’individu entretient avec lui-même et
les autres. Dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi
les hommes, II, Rousseau distingue l’amour de soi de l’amour-propre. L’amour
de soi est un rapport naturel de soi à soi qui consiste à veiller à son être, à
sa propre survie. L’amour-propre est, quant à lui, la perversion au sein de la
société de l’amour de soi. L’amour-propre renvoie alors à l’image de soi que
l’individu projette aux autres. On passe de l’être au paraître. Il devient alors
égoïste du fait de la comparaison avec les autres individus. Il s’agit alors de
se préférer et d’être préféré au détriment des autres.

C. L’individu rejette la solitude


Le rapport de l’individu aux autres est aussi une fuite existentielle. C’est
ce que montre Pascal dans les Pensées (136 Lafuma) en affirmant que tout le
malheur de l’homme vient de ce qu’il ne peut demeurer au repos seul dans
une chambre. La solitude est génératrice d’angoisse existentielle, renvoyant
à la finitude de l’homme, au sens de son existence, à la mort. Pour éviter cela,
l’individu préfère se plonger dans le divertissement, notamment dans le jeu
social où il joue des rôles et ne pense plus à sa condition.

Transition
Autrui s’oppose donc au rapport authentique de l’individu avec soi et avec
les autres. En ce sens, la solitude apparaît alors comme un remède. Mais cela
ne va pas de soi car la solitude est très souvent rejetée. Ne révèle-t-elle pas
que les autres sont une condition de l’authenticité de l’individu ?

II. La nécessité des autres pour être soi-même

A. Le rôle d’autrui dans la formation de la personnalité


Autrui a une fonction essentielle dans la formation de la personnalité et
notamment dans la conscience de soi. Winnicott, dans Jeu et réalité, montre
le rôle de miroir que joue la mère qui s’occupe du bébé et lui permet d’entre-
tenir un rapport affectif avec lui-même.
214 Chapitre 4 • Dissertations

B. Autrui est nécessaire pour la connaissance de soi


La conscience de soi étant lacunaire, autrui joue alors le rôle de média-
teur entre moi et moi-même. Selon Sartre, dans L’Être et le néant, Troisième
partie, l’autre, par son regard, me fait prendre conscience de moi-même et
cela de l’extérieur.

C. Les dangers de l’esseulement


Dans le domaine politique, la solitude forcée qu’Hannah Arendt dans La
Condition de l’homme moderne nomme l’esseulement renvoie à la privation
de la relation à autrui qui est constitutive de la sphère publique. L’individu
est donc coupé du monde et des autres mais par-là de lui-même : il sombre
alors dans la désolation.

Transition
Le rejet de toute solitude forcée indique que le rapport à autrui est bien
constitutif de l’individu et du rapport qu’il entretient avec lui-même et les
autres. Ainsi à la fois, la solitude peut être une solution et un obstacle à
l’authenticité. Pour trancher, il nous faut prendre en compte des différences
de degré dans la relation de l’individu à autrui. Ainsi dans quelle mesure la
relation à autrui peut-elle s’avérer excessive et inviter à la solitude non plus
forcée mais voulue ?

III. Se retrouver : la nécessité de la solitude ponctuelle

A. La solitude voulue favorise la pensée


La solitude, se mettre volontairement à l’écart des autres, est nécessaire
pour l’exercice de la pensée. Il peut prendre la forme d’une méditation ou d’un
dialogue avec soi-même. Dans les deux cas, l’exercice solitaire de la pensée
n’exclut pas un rapport d’altérité au sein de soi-même.

B. La solitude comme parenthèse heureuse


Il est possible de trouver une certaine forme de bonheur dans un détache-
ment temporaire ou plus moins durable avec la société. C’est ce que décrit
Rousseau dans les Rêveries du promeneur solitaire, Seconde promenade.
Rousseau affirme se retrouver lui-même dans la solitude, renouer avec son
vrai « moi » en fuyant le monde des hommes, en s’exilant loin des vicissi-
tudes de la ville. Plongeant en lui-même, il comprend alors, à travers ses
rêveries et ses déambulations, que « la source du vrai bonheur est en nous ».
Il comprend également qu’il n’est plus dépendant des jugements des autres
souvent mesquins, mais qu’il est maître de sa propre existence. La solitude
rend donc possible le bonheur comme accord avec soi.
Sujet 1 • Ne peut-on être soi-même que dans la solitude ? 215

Conclusion
En définitive, la condition d’un rapport authentique à soi ne consiste
pas dans un détachement d’autrui tant l’autre est constitutif de la person-
nalité et du rapport que l’individu entretient avec lui-même. Toutefois, ce
rapport à autrui peut s’avérer si omniprésent et pesant que l’individu peut
s’y perdre. En ce sens, la solitude, non plus forcée mais voulue et ponctuelle,
peut permettre alors à l’individu de se retrouver.
216 Chapitre 4 • Dissertations

SUJET 2 Le conformisme

Le conformisme peut être défini comme une attitude ou un état d’esprit


poussant un individu à suivre la même voie que celle suivie par la majorité
ou la totalité d’un groupe. Les comportements conformistes font bien souvent
l’objet de critiques, tant en ce qui concerne leurs sources que leurs consé-
quences. Le conformisme peut ainsi se manifester sous la forme d’une obéis-
sance aveugle, dépourvue du moindre esprit critique. À ce titre, il dépossède
les individus de leur autonomie, au profit d’une soumission irréfléchie à un
ordre social préexistant, indépendamment de sa légitimité. Par ailleurs, ceux
qui adoptent de manière automatique une attitude conformiste courent le
risque de commettre des actes nocifs pour eux-mêmes ou pour leur environ-
nement social : en témoigne, pour ne prendre qu’un exemple, le phénomène
d’emprise sectaire. C’est pourquoi certains préconisent d’adopter une attitude
anticonformiste, que ce soit pour destituer l’ordre établi ou pour affirmer sa
liberté. L’anticonformisme, néanmoins, recèle lui aussi des dangers impor-
tants. En témoigne l’exclusion, voire la disparition de ceux qui refusent de
s’intégrer à des groupes. On peut dès lors se demander si le conformisme
ne possède pas une certaine légitimité sur le plan social : le conformisme
permet-il l’accomplissement individuel ou lui fait-il obstacle ?
Afin de répondre à cette question, il s’agira d’abord d’examiner les liens
entre conformisme et pression sociale. Il conviendra ensuite d’envisager les
traits caractéristiques et les limites de l’anti-conformisme. Il deviendra ainsi
possible de considérer dans quelle mesure le conformisme peut de manière
positive favoriser la socialisation.

I. Conformisme et pression sociale

A. Puissance du conformisme et « tyrannie de la majorité »


Le conformisme conduit les individus à se soumettre à l’autorité d’un
groupe, y compris contre leur volonté. Tocqueville, dans De la démocratie en
Amérique, décrit ainsi la « tyrannie de la majorité » dans les sociétés démocra-
tiques. Mues par la « passion de l’égalité », ces sociétés poussent les individus
à s’aligner sur le comportement majoritaire (voir aussi l’expérience de Asch).

B. Conformisme et aliénation individuelle


La puissance du conformisme peut alors conduire à l’aliénation indivi-
duelle. Ainsi, dans La société de consommation, Baudrillard montre que les
Occidentaux contemporains, même s’ils sont plus autonomes au regard du
conformisme imposé par la famille ou l’État, subissent néanmoins un confor-
misme imposé par le marché. Celui-ci exerce bel et bien un contrôle social sur
les consommateurs. Dans ce cas, l’individu se noie dans la masse, le troupeau
(voir l’épisode des « moutons de Panurge » dans le Quart Livre de Rabelais).
Sujet 2 • Le conformisme 217

C. Les dangers du conformisme


Un conformisme aveugle, automatique, risque alors de conduire les indivi-
dus à commettre des actes destructeurs. Tel est le danger inhérent aux régimes
totalitaires, qui forcent les individus à se conformer à une vérité unique et
nient tout pluralisme. C’est ce que montre Arendt dans Le système totalitaire.
(Voir aussi le film La vague).

Transition
En raison des dangers inhérents au conformisme, certains prônent au
contraire une attitude anti-conformiste, tout particulièrement au nom de
la liberté individuelle.

II. L’anticonformisme

A. Anticonformisme et critique sociale


Le fait d’adopter une attitude anti-conformiste permet aux individus
de dénoncer le caractère conventionnel et hypocrite des relations sociales.
Tel est l’objectif de cyniques lorsqu’ils prônent le détachement à l’égard des
conventions et de biens matériels (voir Diogène Laërce dans Vies, doctrines
et sentences des philosophes célèbres).

B. Les périls de l’anti-conformisme


Toutefois, l’incapacité pour les individus de se conformer à l’ordre social
peut aussi être dangereuse. L’anti-conformisme, lorsqu’il rend impossible
toute intégration sociale, s’avère alors problématique. C’est ce que montre
par exemple le cas du « suicide égoïste » (par défaut d’intégration sociale)
décrit par Durkheim dans Le suicide.

Transition
En définitive, dans la mesure où l’anti-conformisme soulève lui aussi des
difficultés, n’est-il pas possible de penser un conformisme positif, en tant que
vecteur d’intégration sociale ?

III. Conformisme et socialisation

A. Conformisme et intégration sociale


En adoptant une attitude conformiste, un individu peut s’intégrer à une
diversité de groupes et ainsi satisfaire son besoin d’appartenance. La satisfac-
tion de ce besoin contribue à l’accomplissement personnel (Maslow, Devenir
le meilleur de soi-même).
218 Chapitre 4 • Dissertations

B. Conformisme et solidarité sociale


Le conformisme rend possible la solidarité sociale entre les membres d’un
même groupe. La solidarité sociale n’implique pas que chaque individu ait
la même fonction mais que chacun se conforme à un certain rôle social, qui
peut par ailleurs évoluer durant son existence. En témoigne l’idée de « solida-
rité mécanique » chez Durkheim (De la division du travail social).

C. Relativité du conformisme et de l’anticonformisme


La barrière entre conformisme et anti-conformisme mérite en définitive
d’être nuancée : ainsi, celui qui refuse de se conformer à une norme majori-
taire peut tout à fait se conformer par imitation à des normes minoritaires.
C’est ce que montre le concept de « désir mimétique » chez René Girard (La
violence et le sacré).

Conclusion
En somme, les vertus et les défauts du conformisme doivent être mis en
relation avec la question de l’autonomie individuelle. Dès lors qu’un individu
adopte une attitude conformiste sous l’effet de la pression, voire de la menace
du groupe, il court alors le risque d’agir de manière problématique, à la fois
pour lui-même et pour son environnement social. En revanche, si un individu
choisit de se conformer de manière autonome à des normes et des règles
auxquelles il adhère, il est alors en mesure de s’intégrer socialement pour
participer à la vie collective. Quelles que soient ses motivations, le confor-
misme semble en définitive une attitude dont il semble délicat de s’abstraire,
dans la mesure où le refus de se conformer à certaines valeurs peut traduire
la conformité à des valeurs alternatives.
219

POUR ALLER PLUS LOIN : INDIVIDU ET SOCIÉTÉ


Ouvrages classiques et contemporains de référence
• Becker Howard S., Outsiders.
• Boudon, L’inégalité des chances.
• Bourdieu Pierre et Jean-Claude Passeron, Les héritiers. Les étudiants
et la culture.
• Crozier, Michel et Ehrard Friedberg, L’acteur et le système.
• Durkheim, Émile, De la division du travail social.
• Lipovetsky, L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain.
• Marcuse, Herbert, L’homme unidimensionnel.
• Mauss, Essai sur le don.
• Pareto, Vilfred, Traité de sociologie générale.
• Simmel, La philosophie de l’argent.
• Spencer, Herbert, Les premiers principes.
• Tönnies, Ferdinand, Communauté et société.
• Touraine, Alain, Production de la sociét.
• Taylor, Charles, Multiculturalisme. Différence et démocratie.
• Thorstein Bunde Veblen, Théorie de la classe de loisir.
• Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme.
• Max Weber, Essai sur la théorie de la science.

Ouvrages de synthèse
• Aron, Raymond, Les étapes de la pensée sociologique.
• Paugam, Serge (directeur), Les 100 mots de la sociologie.
• Henri Mendras et Jean Étienne, Les grands auteurs de la sociologie.

Œuvres de fiction
Littérature/théâtre
• Flaubert, Madame Bovary.
• Golding, Sa majesté des mouches.
• Molière, Don Juan.
• Maupassant, Guy de, Bel-Ami.
• Morand, Un homme pressé.
Films/séries
• Miloš Forman, Vol au-dessus d’un nid de coucou (1975).
• Robert Zemeckis, Seul au monde (2000).
• Peter Weir, The truman show (1998).
• David Fincher, Fight club (1999).
• Stanley Kubrick, Orange mécanique (1971).
• Vintenberg Thomas, Festen (1998).
Chapitre 5
L’État
et la justice
222 Chapitre 5 • L’État et la justice

Introduction

Pour poser le problème central de l’État, nous pouvons partir du constat


que les jugements communément formulés à son sujet oscillent entre deux
pôles opposés. D’un côté, les citoyens dénoncent la lourdeur des impôts, la
complexité des tâches administratives, la multiplication des normes juridiques.
De l’autre, ils réclament davantage de services publics, une meilleure prise
en charge économique et sociale, une meilleure éducation publique. « Trop
d’État ! » « Pas assez d’État ! » Tel est le rapport paradoxal entretenu à l’égard
de l’État.
Mais qu’est-ce que l’État ? Si, de manière générale, la politique est comprise
comme l’organisation de la vie collective des hommes, alors l’État en est, plus
précisément, l’organe souverain, l’instance qui arbitre et administre
la société*, soit un ensemble d’individus propre à une communauté
donnée. L’État peut en ce sens être défini comme l’ensemble des institutions
(politiques, juridiques, militaires, économiques…) qui organisent une société*
sur un territoire donné. Tout État possède donc des frontières géographiques,
qui permettent de regrouper un peuple* appartenant à une nation*.
Le but de l’État est de garantir l’ordre social par le moyen des lois, notam-
ment en sanctionnant les individus et les groupes sociaux en cas de désobéis-
sance. Telles sont les fonctions régaliennes de l’État, celles qui lui sont
propres et qui ne sauraient être déléguées. Ces fonctions sont principalement
négatives au sens où elles visent à limiter et encadrer les relations sociales.
Elles englobent la sécurité intérieure et extérieure, la justice pénale, ainsi
que des fonctions économiques comme l’émission de la monnaie.
Cependant, l’État ne joue pas seulement ce rôle négatif de régulateur des
comportements sociaux. Il peut aussi détenir un rôle positif comme celui
d’instaurer la justice distributive, à savoir la répartition des ressources et
des honneurs au sein d’une société. Les pouvoirs publics peuvent ainsi se
fixer pour but de diminuer les inégalités socio-économiques au nom de la
justice sociale. De ce fait, on peut distinguer une justice maximale de l’État
qui s’étend à la régulation de la coopération sociale, et une justice minimale
qui se cantonne seulement à la stricte observation des règles du droit. Afin
de réaliser la justice maximale, l’État se doit d’être interventionniste mais
court alors le risque d’empiéter sur les libertés individuelles : « trop d’État ! »
dira-t-on. S’il s’en tient uniquement à la justice minimale, l’État dit « libéral »
tiendra compte des libertés individuelles mais les citoyens devront alors se
Introduction 223

contenter du laisser-faire au sujet des questions économiques et sociales :


« pas assez d’État ! » entendra-t-on. Peut-on trouver un point d’équilibre entre
les débordements et les carences du pouvoir étatique ?

DÉFINITIONS
‫ ڀ‬Peuple
Le terme « peuple » vient du latin populus qui renvoie dans la Rome antique aux
citoyens ayant le droit de vote. Plus généralement, le peuple peut être défini comme
un ensemble d’individus partageant une culture, des mœurs, et un certain type
de gouvernement. Les membres d’un même peuple sont donc reliés par un senti-
ment d’appartenance commun ayant notamment pour source un passé, un terri-
toire, une religion ou encore une langue.

‫ ڀ‬Nation
Le terme « nation » vient du latin natio qui dérive du verbe nascere, signifiant
« naître ». Il désigne initialement l’ensemble des individus nés en même temps ou
dans le même lieu. Dans son acception contemporaine, le terme « nation » a une
signification très proche de celle de « peuple », mais à laquelle s’ajoute souvent la
notion d’État (comme l’indique par exemple l’expression « Organisation des Nations
Unies »). En ce sens, la nation peut être définie comme l’ensemble des individus
composant un État et soumis aux mêmes lois.

‫ ڀ‬Société
Le mot « société » vient du latin socius (« compagnon », « associé »). Ce terme
désigne un groupe de personnes rassemblées autour d’intérêts communs. Ces
personnes peuvent être rattachées par un ensemble de traditions, de mœurs, ou
d’institutions partagées.

Plan

1. L’État fort
1.1. L’État gendarme : la fin principale de l’État est de garantir la sécurité
de la société (Hobbes)
1.2. L’État-providence ou l’État interventionniste (Keynes)
1.3. L’État total (Schmitt)

2. La contestation de l’État
2.1. Le renversement de l’État par la révolution : marxisme et syndicalisme
révolutionnaire (Marx, Engels, Sorel)
2.2. L’immoralité de l’État : l’anarchisme (Bakounine)
2.3. La contestation non violente de l’État : la désobéissance civile (Thoreau)
224 Chapitre 5 • L’État et la justice

2.4. La critique de l’interventionnisme de l’État : la défense de la liberté


d’expression (Mill)
2.5. Critique de l’État et ordre du marché : le libéralisme économique (Hayek)
2.6. L’État minimal (Nozick)

3. Réguler l’État
3.1. La distinction bien/justice : l’État libéral social et le voile d’ignorance (Rawls)
3.2. Les deux principes de justice
3.3. Discussion de la thèse de Rawls (Martha Nussbaum)
3.4. La régulation juridique de l’État : État de droit et hiérarchie des normes
(Kelsen)

4. L’État dans les relations internationales


4.1. Singularité et supériorité de la nation : le nationalisme (Fichte)
4.2. L’autonomie de l’État : le souverainisme (Lordon)
4.3. Fédéralisme et paix perpétuelle (Kant)
4.4. Au-delà des États-nations : le patriotisme constitutionnel (Habermas)
4.5. Rivalité et conflits entre les États : la guerre (Clausewitz)
4.6. La guerre juste (Walzer)
L’État fort 225

1. L’État fort
Dans un premier temps, il convient d’analyser les trois figures centrales
de l’État fort qui répondent à trois besoins : besoin que l’État assure l’ordre
public intérieur et extérieur (État gendarme), besoin que l’État intervienne
dans la société civile afin de corriger les inégalités socio-économiques
(État-Providence), et besoin qu’il soit l’instance décisionnaire des normes
juridiques (État total).

1.1. L’État gendarme : la fin principale de l’État


est de garantir la sécurité de la société (Hobbes)
Il apparaît d’abord que la fin principale de l’État est de garan-
tir la sécurité de la société. En ce sens, l’État a pour but le maintien ou
l’instauration de la paix sociale. C’est cette fonction pacificatrice de l’État
que souligne Hobbes, philosophe anglais du xviie siècle dans Le Léviathan.
Hobbes opère une rupture radicale avec la conception de la politique inspi-
rée d’Aristote, à savoir l’affirmation de la sociabilité naturelle de l’homme.
Pour Aristote, l’homme est « par nature un animal politique1 », c’est-à-dire
que l’homme ne peut développer totalement sa nature d’être rationnel et
parlant en dehors d’une cité, d’une communauté politique. À l’inverse, pour
Hobbes, l’homme n’est pas naturellement sociable mais est d’abord
mû par son intérêt personnel. Cette thèse anthropologique implique la
mise en place par les individus d’un État fort capable de juguler les intérêts
personnels qui s’affrontent.

1.1.1. L’état de nature est une guerre de chacun contre chacun


Afin de justifier l’État gendarme dont le but est d’assurer avant tout la
sécurité extérieure et intérieure, Hobbes commence par la description de
l’état de nature. Cet état est une hypothèse méthodologique qui consiste
à dresser le portrait de la condition humaine en l’absence des lois
garanties par l’État.
À partir du chap. XIII du Léviathan, Hobbes commence par la description
de l’homme comme être de désir qui use naturellement de tous les moyens
pour assurer sa survie. Les individus pourront faire tout ce qu’ils jugent bon,
utile pour assurer leur survie, même les moyens qui peuvent nuire à autrui.
Ainsi, aussi longtemps que les êtres humains vivent sans une
puissance commune leur inspirant le respect et la crainte (l’État comme
nous le verrons), leur condition est la guerre de chacun contre chacun.
Mais la guerre ne consiste pas seulement dans la bataille ou l’acte de combattre :

1. Aristote, La politique, I, 2
226 Chapitre 5 • L’État et la justice

la potentielle menace de guerre suffit à faire de l’état de nature un état de


guerre. En effet, pour conserver sa vie et apaiser ses craintes, chacun veut
augmenter sa puissance et acquérir un pouvoir sur les autres. Dans cet état
de guerre, la sécurité des hommes ne dépend que de leur propre force ou
leur propre ingéniosité.

ՠ Mots-clés
État de nature, état de guerre.

1.1.2. L’État et le contrat de soumission


Parce que l’état de nature est invivable, les individus vont ration-
nellement choisir la meilleure solution à leur survie, à savoir l’ins-
tauration de l’État. L’homme doit donc par intérêt et par nécessité devenir
social et sociable. Autrement dit, l’homme va sortir de l’état de nature et
instituer un État pour qu’il mette fin à la violence, qu’il régule les rapports
entre les hommes et qu’il instaure la paix et la sécurité, pour permettre un
minimum de confort matériel, développer une « culture » (industrie, agricul-
ture, commerce, arts, sciences, etc.). La conception de l’État découle de la
vision de l’état de nature comme état de guerre de tous contre tous. Si l’état
de nature est un état de guerre, il faudra un État très puissant pour
rétablir et garantir la paix. Mais comment alors passer de cet état naturel
d’indépendance où les hommes font tout ce qui est en leur pouvoir pour se
conserver, à l’état civil où les hommes obéissent à une autorité commune ?
En d’autres termes, comment garantir la paix et sortir de l’insécurité ?
Pour que les hommes sortent de l’état de guerre, il faut un contrat (donc
l’État n’est pas quelque chose de naturel, mais bien un artifice institué, une
convention) qui permettra d’instaurer une puissance commune, capable de
défendre les hommes contre les invasions des étrangers et les préjudices
commis aux uns par les autres (sécurité intérieure et extérieure). Chacun
doit pour cela se dessaisir également de sa part aliénable de droit naturel
au profit d’un tiers qui reste extérieur à la convention. Ce tiers c’est l’État
qui a pour but, rappelons-le, d’arbitrer les relations entre les hommes et doit
assurer leur sécurité. Autrement dit, l’individu abdique sa liberté, il se
démet de tout pouvoir de décision quant à son rapport avec les autres.
Concrètement, il ne peut plus faire ce qu’il veut comme c’était le cas dans
l’état de nature (par exemple, user de la violence pour se défendre contre
d’autres individus).
L’État doit donc instaurer un pouvoir assez fort pour obtenir la paix.
Son moyen spécifique est alors l’usage de la violence et la crainte. Comme
l’affirme le sociologue Max Weber, proche à cet égard de Hobbes : « L’État
L’État fort 227

est le monopole de la violence légitime1 », c’est-à-dire qu’il est le seul


autorisé à utiliser la violence dans le but de maintenir la paix (par
exemple en ayant recours aux forces de police). Enfin, Hobbes ne se contente
pas de dire que l’homme ne peut jouir de sa liberté sans sécurité, il affirme
aussi qu’il n’y a pas de liberté s’il n’y a pas quelqu’un au-dessus des lois, qui
les fasse respecter. Il est question de la puissance de l’État qui serait alors
diminuée mais aussi l’État ne saurait respecter les lois parce qu’on ne peut
s’engager envers soi-même sinon on serait à la fois juge et partie. En toute
rigueur, la justice ne peut que se réduire à la légalité, c’est-à-dire à la stricte
observation des lois. La justice est le règne de la loi instituée par l’État qui
doit veiller à son respect, et ce en inspirant la crainte.
Ainsi, il n’y a pas d’intermédiaire : ou bien la guerre de tous contre tous,
ou bien le pouvoir absolu d’un seul ou d’une assemblée sur tous (c’est-à-dire
l’obéissance de tous à un seul ou à une seule assemblée). Hobbes a une préfé-
rence pour la monarchie car celle-ci est davantage vecteur d’unité qu’une
assemblée au sein de laquelle des séditions sont toujours possibles. Mais, il
ne faut pas y voir une tyrannie car la différence de taille de la théorie hobbe-
sienne avec la tyrannie où le sort du peuple dépend du bon vouloir du tyran,
c’est que l’individu a choisi d’instituer l’État, toujours dans le but d’assurer
sa sécurité, ce qu’il ne peut faire par lui-même dans l’état de nature.

ՠ Mots-clés
Paix, contrat, artifice, aliénation du droit naturel, sécurité, lois, monarchie.

1.2. L’État-providence ou l’État interventionniste (Keynes)


L’État n’a pas seulement pour rôle de résoudre les problèmes de sécurité,
en assurant l’exercice de la justice légale. Il a également pour fonction
d’intervenir dans le champ social et économique en faisant valoir une
justice maximaliste. Tel est le rôle de ce que l’on nomme « l’État-Providence ».

1.2.1. Définition de l’État-providence


L’État-providence naît à la fin du xixe siècle, moment où sont réaffirmées
les valeurs issues de la révolution française comme l’égalité, la fraternité ou
encore la solidarité. L’État, dans ce cadre, se doit d’assurer la protection des
nécessiteux, des plus faibles, rôle qui était auparavant dévolu à la société civile
et notamment au Clergé. Par exemple, la Prusse de 1881 à 1888 met en place

1. Max Weber, Le savant et le politique, 2 e conférence, « Le métier et la vocation


d’homme politique ».
228 Chapitre 5 • L’État et la justice

successivement l’École publique, l’assurance maladie, la sécurité sociale. Il


s’agit alors d’assurer à chaque individu un revenu et des protections contre
les risques inhérents à la vie.
Il s’agit aussi de prendre en compte la critique socialiste* (issue des idées
marxistes) selon laquelle le développement des inégalités socio-économiques
a tendance à vider les droits de leur effectivité. L’État permet alors aux indivi-
dus de jouir concrètement de leur droit (comme le droit de propriété) mettant
en place des mesures sociales permettant aux plus défavorisés d’y accéder.

1.2.2. L’extension de l’État-providence


L’État-providence est disposé à intervenir dans toutes les sphères
de la vie publique. Cette extension est due en l’occurrence à la disparition
des pouvoirs secondaires, notamment le pouvoir religieux mais aussi
au perfectionnement de l’administration publique grâce à la mise en place
d’un système bureaucratique performant.
L’État intervient aussi dans la sphère individuelle, c’est-à-dire dans
l’espace privé. C’est alors le bonheur privé des individus qui est visé et que
l’on s’efforce d’accroître. Dans ce cadre, les citoyens sont par exemple invités
à contracter des emprunts afin de réaliser leurs désirs.
Enfin, la révolution industrielle et ses crises ont rendu nécessaire
l’intervention de l’État dans l’économie. L’État devient alors un État
patron, s’engageant dans de nombreux travaux d’équipement dont les parti-
culiers ne peuvent par eux-mêmes se charger. L’État centralise, nationalise
les activités de la société civile afin d’assurer non seulement sa sécurité mais
aussi son bien-être (c’est le « Welfare State »).

1.2.3. L’État-providence : la défense d’une conception maximaliste


de la justice
La justice prônée par l’État-providence n’est pas seulement maximale
de par son extension à tous les secteurs d’activité de la société, mais elle
l’est aussi en intension, c’est-à-dire par sa définition. Elle ne se réduit plus
en effet à son strict rôle pénal, à savoir la réparation des torts et dommages
mais prend pour objet le partage des obligations et des avantages au sein
de la société. L’État-providence devient alors un État paternaliste*
qui a le souci du bien-être social. Son action n’est pas sans rapport avec
l’utilitarisme dont la fin est guidée par le principe d’utilité qui consiste à
favoriser le bien-être du plus grand nombre. C’est dans cette perspective par
exemple que selon Jeremy Bentham dans son Introduction aux principes de
la morale et de la législation (1789), l’État doit maximiser l’utilité sociale,
comprise comme la somme des bonheurs individuels. Dans ce cadre,
l’État a pour fonction d’harmoniser les rapports socio-économiques entre
L’État fort 229

citoyens, notamment par le biais du système éducatif ou des impôts. Le but


visé est de corriger les effets néfastes des rapports économiques en adoptant
des mesures sociales égalitaristes.
Au xxe siècle, la conception de l’État-providence a été renforcée par les
théories de l’économiste socialise* John Maynard Keynes. Ainsi, dans Théorie
générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Keynes souligne le fait
que les mécanismes du marché ne sauraient à eux seuls favoriser la
croissance économique, tout particulièrement en période de crise.
Pour Keynes, le marché ne peut résoudre les problèmes économiques et il est
nécessaire que l’État intervienne pour favoriser la croissance, tout particu-
lièrement en accroissant la demande effective. L’emploi, dans cette perspec-
tive, dépend de la volonté des entreprises de recruter des travailleurs. Or,
les entreprises n’embauchent qu’en fonction des anticipations, c’est-à-dire en
fonction de la perspective de profits futurs. Ainsi, par le biais de la politique
budgétaire, l’État peut s’endetter de manière à accroître les commandes des
entreprises (Keynes précise que cet endettement ne saurait s’étendre dans
le temps mais que la dépense publique vise uniquement la relance écono-
mique). L’État peut également prélever le patrimoine des ménages les plus
riches (qui ont tendance à épargner) pour les redistribuer en direction des
patrimoines les moins riches (qui ont tendance à consommer). Selon cette
conception favorable à l’action publique, l’intervention étatique dans la vie
économique permet de mettre en place et de maintenir une croissance durable.

ՠ Mots-clés
Providence, solidarité, socialisme, bonheur, public, égalité.

DÉFINITIONS
‫ ڀ‬Socialisme
Très généralement le terme « socialisme » est forgé en réaction à l’individualisme,
à savoir l’ensemble des doctrines politiques qui font de la liberté individuelle la
valeur cardinale des sociétés. À l’inverse, le socialisme caractérise un ensemble
de doctrines politiques très différentes (du socialisme modéré au socialisme le
plus radical) qui visent et militent pour une plus grande justice sociale. La primauté
est alors donnée à l’idée de communauté dans laquelle les individus sont unis par
des liens de solidarité et de fraternité.

‫ ڀ‬Paternalisme
Le terme « paternalisme » est fondé sur l’analogie de la famille, plus précisément
l’identification du rôle dévolu à l’État avec le rôle traditionnel du père. L’État vise le
bien-être des citoyens en limitant leur liberté individuelle comme le père encadre
la liberté de ses enfants afin d’assurer leur bonheur. Le terme « paternalisme » est
le plus souvent conçu comme péjoratif dans la mesure où il tend à naturaliser et
donc à justifier des rapports de domination.
230 Chapitre 5 • L’État et la justice

1.3. L’État total (Schmitt)


Dernière figure de l’État fort, l’État total est non sans polémique1 le
modèle le plus radical puisque celui-ci actualise la dimension conflictuelle
de la politique. L’État total, par ailleurs, se distingue du « totalitarisme* ».

1.3.1. Qu’est-ce que l’État total ?


Il convient d’abord d’interroger le terme « total » dans l’expression « État
total ». Ce terme peut d’abord s’entendre de manière quantitative, c’est-à-dire
au sens de l’ampleur grandissante de son extension dans tous les domaines
de la vie sociale, culturelle, économique, etc. Cette extension à tous les
domaines de la société civile n’est autre que celle qui caractérise l’État-pro-
vidence (cf. 1.2.2).
Or, pour Schmitt, ce sens quantitatif de « total » renverse contre toute
attente la force présumée de l’État interventionniste en faiblesse. En effet,
en s’immisçant dans la société civile afin de l’administrer, l’État perd
alors son autonomie. L’administration de l’État devient elle-même dépen-
dante des intérêts divers de la société civile, que ce soit dans le domaine
économique (grandes entreprises qui peuvent avoir une mainmise finan-
cière), dans le domaine social (syndicats), dans le domaine de la presse, etc.

L’équivalence : étatique = politique devient inexacte et génératrice d’erreurs


dans la mesure où il y a interpénétration de l’État et de la société, les affaires
de l’État engageant dorénavant la société2.

Il en résulte que l’État laisse place à une pluralité d’intérêts dissidents qui
entrent en confrontation avec les intérêts spécifiquement étatiques.
À l’inverse, pour Schmitt, l’État prend en charge d’un seul tenant les
affaires de la société sans s’y compromettre. Ainsi l’État total doit rappeler
à l’unité de la société contre la pluralité d’intérêts qui la caractérise.
L’identité entre l’État et la société signifie leur unité décrétée et maintenue
par l’État lui-même :

[…] L’État, comme au xviiie siècle, ne reconnaissait pas officiellement la société


comme son antagoniste, et à celles-là encore où il constituait du moins une
puissance distincte et fermement établie au-dessus de la société […] les affaires

1. Schmitt est un auteur très étudié en philosophie et dans le domaine du droit. C’est
aussi un auteur très critiqué en raison de son engagement en faveur du nazisme.
Il a publiquement soutenu le parti national-socialiste et il a continué d’enseigner
quand ce parti a pris le pouvoir, mais il s’en est éloigné de manière forcée car on
lui reprochait des critiques du parti dans ses écrits précédents.
2. Schmitt, La notion de politique, I. Étatique et politique, (traduction par Marie-
Louise Steinhauser)
L’État fort 231

concernant jusqu’ici la société seule sont prises en charge par l’État, ce qui
se produit nécessairement dans une unité politique organisée en démocratie1.

« Total » renvoie alors non plus à la quantité mais bel et bien à la qualité
de l’autorité souveraine de l’État qui se doit d’être fort. Comment comprendre
cette autorité souveraine de l’État ?

ՠ Mots-clés
Société civile, unité, souveraineté.

1.3.2. État et politique


L’État total est l’État qui renoue alors avec l’essence du politique. Il
s’agit, contre l’État-providence, de repolitiser l’État. Cela suppose néanmoins
la primauté du politique sur l’État. Il nous faut donc avec Schmitt distinguer
en droit l’étatique du politique. L’État est une figure historique du politique
qui est peut-être vouée à disparaître. Cela signifie que le politique peut s’exer-
cer en dehors du cadre de l’État : il n’y a pas de connaturalité entre État et
politique.
Cela dit, en quoi consiste la politique, sur laquelle l’État total doit se
recentrer ?

La distinction spécifique du politique, à laquelle peuvent se ramener les actes


et les mobiles politiques, c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi […].
Le sens de cette distinction de l’ami et de l’ennemi est d’exprimer le degré
extrême d’union ou de désunion, d’association ou de dissociation2.

Le politique, pour Schmitt, commence avec la séparation entre l’ami


et l’ennemi. Le but de l’activité politique est alors de distinguer ceux avec
qui il y aura des relations de coopération (amis) et ceux avec qui il y aura des
relations de compétition ou d’affrontement (ennemis). Il s’agit de distinguer
« Eux » et « nous ». Il est important de bien saisir que l’ami et l’ennemi ne sont
pas nécessairement réels, mais qu’ils peuvent être possibles. Le politique est
profondément polémique, c’est-à-dire conflictuel. Il ne désigne donc pas un
certain secteur d’activité qu’on peut délimiter mais renvoie potentiellement
à tous les secteurs de la société civile inféodés à l’État total.

ՠ Mots-clés
Politique, pluralisme, ami, ennemi.

1. Schmitt, ibid.
2. Schmitt, ibid.
232 Chapitre 5 • L’État et la justice

1.3.3. Situation d’exception et dictature


Pour Schmitt, la distinction entre l’ami et l’ennemi, critère d’identifica-
tion du politique, ne peut être effectivement exercée que par une décision
elle-même souveraine qui permet d’unifier la communauté.
Dans ce cadre, la situation d’exception va révéler la souveraineté de
l’État et son fonctionnement sous la forme d’une dictature*. La situa-
tion d’exception est une situation extrême qui menace l’ordre interne d’un
État, voire son existence (état de guerre, état d’urgence, loi martiale…). Il
s’agit pour l’État de mettre en place des moyens extraordinaires (mise en
suspens des libertés, non-respect de la séparation des pouvoirs, etc.) pour
répondre à cette situation extrême.
Or, classiquement, ces pouvoirs exceptionnels conférés à l’État sont seule-
ment employés pour recouvrir la situation ordinaire mise à mal par la situa-
tion d’exception. Ils sont donc délimités pour la situation exceptionnelle. À
l’inverse, pour Schmitt, la situation d’exception n’est pas seulement une situa-
tion extraordinaire qui contrevient au fonctionnement ordinaire de l’État.
Elle révèle au fond la nature véritable de la situation ordinaire en posant de
façon radicale la question de la souveraineté. Ainsi, une situation extraor-
dinaire conduit à nommer le véritable souverain, lequel a le monopole de la
décision (entre autres, du choix de l’ami et de l’ennemi). Telle est la logique
de l’État total. Le décisionnisme* de Schmitt est donc total puisque le souve-
rain peut être amené à décider l’état d’exception.
La forme ultime de l’État total, pour Schmitt, est alors la dicta-
ture*. Dans La Dictature, Schmitt distingue alors deux types de régimes
dictatoriaux : la dictature commissariale et la dictature souveraine. Dans
la dictature commissariale, le dictateur est un commissaire qui a une mission
précise limitée dans le temps (sur le modèle de la Rome Antique). Il s’agit
d’une dictature conservatrice qui a pour but de sauver l’ordre de la société.
La dictature souveraine est quant à elle révolutionnaire : elle a pour but de
renverser l’ordre établi. L’état d’exception renvoie davantage à la dictature
souveraine au sens où elle institue un ordre pour répondre à la menace de
l’ennemi, révélant alors l’essence polémique de l’État total.

ՠ Mots-clés
Dictature, état d’exception, norme.

DÉFINITIONS
‫ ڀ‬Souveraineté
Quelle que soit l’instance qui l’incarne, le souverain est détenteur de l’autorité
politique, d’un droit à commander et à être obéi qui peut être d’origine humaine ou
d’origine divine. En ce sens, le souverain constitue l’autorité politique. Initialement
ancrée dans une conception théologico-politique (en témoigne par exemple la
L’État fort 233

théorie des « deux corps du roi ») la notion de souveraineté acquiert une nouvelle
détermination avec la théorie du contrat social. Dans ce cadre, le corps politique
est la résultante d’une association volontaire entre des individus libres et égaux.
Ces derniers, bien qu’ils obéissent alors à un pouvoir, demeurent la source de la
souveraineté et le garant de sa légitimité.

‫ ڀ‬Dictature
Le terme « dictature » remonte à la Rome Antique. Dans le cadre de la dictature
romaine, les pleins pouvoirs sont confiés à un magistrat de manière temporaire
et légale. La dictature romaine s’imposait de manière exceptionnelle dans une
période de crise grave. La dictature était perçue alors comme la seule manière de
répondre à la crise pour rétablir de l’ordre. Dans la dictature romaine, le pouvoir
du dictateur était limité dans le temps (le dictateur ne devait pas rester au pouvoir
plus de six mois).

‫ ڀ‬Tyrannie
La tyrannie est le gouvernement d’un seul, d’une minorité ou d’une majorité qui
exerce le pouvoir dans son propre intérêt et non en vertu de l’intérêt général
et qui maintient son autorité par la terreur. Tandis qu’Aristote définit la tyrannie
comme le régime d’un seul (Les Politiques, III, 6) Tocqueville (De la démocratie en
Amérique) analyse la « tyrannie de la majorité » exercée dans le régime démocra-
tique à l’encontre des minorités.

‫ ڀ‬Totalitarisme
Étymologiquement, le terme « totalitarisme » signifie « système tendant à la totalité ».
En tant que régime politique, le totalitarisme s’étend au-delà de la dictature
classique. Dans un régime totalitaire, l’État (se manifestant sous la forme d’un
parti unique) n’impose pas seulement son autorité dans la sphère publique mais
s’immisce également dans la sphère privée (organisation de la famille, orienta-
tions sexuelles…) pour imposer au moyen de la terreur une vision univoque du bien.
Cette vision se diffuse en particulier au moyen d’une idéologie officielle qui a pour
but d’ériger un homme nouveau, relayée par la propagande d’État, et à laquelle les
citoyens sont contraints d’adhérer. Les individus qui défendent des opinions dissi-
dentes sont alors persécutés ou éliminés (pour une analyse détaillée du concept
de totalitarisme, voir Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme (1951)). Le terme
« totalitarisme », utilisé à partir des années 1930 pour désigner l’État fasciste puis
le nazisme et le stalinisme, renvoie donc à une autorité politique qui gouverne en
éradiquant toute opposition et en s’appuyant sur l’idée d’un Peuple-Un (voir Claude
Lefort, L’invention démocratique).

‫ ڀ‬Décisionnisme
Par décisionnisme, il faut entendre la théorie selon laquelle c’est la décision politique
qui est fondatrice de l’ordre normatif, et tout particulièrement de l’ordre juridique.
Dans une optique décisionniste, l’État peut aussi suspendre ou abolir la loi quand
les circonstances l’exigent, et sans avoir besoin de se justifier. Le décisionnisme
s’oppose donc à toutes les formes de compromis politique.
234 Chapitre 5 • L’État et la justice

ZOOM : L’état d’urgence en France


La loi 55-385 du 3 avril 1955 stipule qu’un état d’urgence peut être décrété en cas
de menaces graves à l’ordre public ou de « calamité » publique. L’État peut diminuer
certaines libertés comme le droit de circulation des personnes mais aussi imposer
des zones de sécurité où le « séjour des personnes est réglementé ». La loi de 1955
n’autorisait l’état d’urgence que pour 12 jours au-delà desquels il fallait une loi pour
le proroger.
Après les attentats terroristes, l’état d’urgence a été décrété les 14 et 18 novembre
2015 puis prorogé à diverses reprises, notamment le 19 décembre 2016, par la loi
2016-1767, par laquelle l’état d’urgence a été reconduit jusqu’au 15 juillet 2017 mais
aussi a été modifié, autorisant par exemple des assignations à résidence, des perqui-
sitions de jour comme de nuit ou encore la fermeture de lieux de culte.
Or, c’est bien la durée, à savoir les prorogations successives de l’état d’urgence qui
ont fait polémique : certains y voient une dérive sécuritaire alors que d’autres y
voient une mesure de bon sens.
Pour Schmitt, l’état d’urgence est une situation d’exception qui révèle la véritable
souveraineté de l’État qui peut prendre la forme de l’État total, dont le pouvoir
augmente jusqu’à mettre en péril dans la durée certaines libertés publiques et
individuelles.
Toutefois, l’état de nature décrit par Hobbes permet de rendre compte de cette situa-
tion de menace potentielle, latente qui invite à rester circonspect et qui peut légiti-
mer en un certain sens la prolongation de ces mesures sécuritaires. Pour Hobbes,
rappelons-le, la guerre qui caractérise l’état de nature ne prend pas nécessai-
rement la forme de combats effectifs et actuels mais celle d’une tendance de la
menace qui nécessite de calculer les moyens pour assurer la sécurité. Dans cette
situation d’urgence suspendue à la menace terroriste, la finalité de l’État n’est-elle
pas prioritairement sécuritaire ? Or, comment mesurer et apprécier cette menace
terroriste ? Peut-on prolonger indéfiniment cet état d’urgence sans le normaliser
et par là perdre sa dimension exceptionnelle ? C’est toute la difficulté posée par la
prorogation de l’état d’urgence.

Pistes de réflexion : sujets possibles sur cette partie


• L’État est-il l’ennemi de la liberté ?
• « Si l’État est fort, il nous écrase. S’il est faible, nous périssons. »
• La société peut-elle s’organiser sans l’État ?
• L’État est-il un mal nécessaire ?
• Faut-il avoir peur de l’État ?
• Peut-on désobéir à l’État ?
• État et violence
• La raison d’État
• L’abus de pouvoir
La contestation de l’État 235

2. La contestation de l’État
Face à l’État fort, des critiques émanant en premier lieu de la société civile
défendent la sauvegarde de l’égalité et des libertés individuelles. La contes-
tation de l’État peut être radicale (prônant la révolution, la désobéissance
civile) ou plus mesurée (réformes).

2.1. Le renversement de l’État par la révolution : marxisme


et syndicalisme révolutionnaire (Marx, Engels, Sorel)
Dénonçant les abus de l’État, plusieurs théories politiques vont
même jusqu’à prôner son extinction. Ainsi, selon Marx et Engels, dans le
Manifeste du parti communiste (1848) la suppression de la société capitaliste*,
(dotée d’un État) au profit de la société communiste (sans État), est inévitable.
Pour Marx et Engels, l’État, à toutes les époques de l’Histoire, a toujours
prétendu défendre les intérêts de l’ensemble de la société. En agissant de la
sorte, il dissimule sa vraie fonction, qui est de privilégier les intérêts d’une
minorité d’individus, appartenant aux groupes dominants. En servant les
intérêts des dominants au détriment des dominés, l’État justifie et
amplifie les inégalités sociales.
Dans la société capitaliste, cette domination est exercée par la classe
bourgeoise qui aliène et exploite les travailleurs prolétaires. Ces derniers
ne possèdent pas les moyens de production (outils, machines…) et travaillent
sous la contrainte, dans des conditions qu’ils n’ont pas choisies (aliénation).
Ils sont par ailleurs rémunérés de manière injuste au regard de la quantité
de travail qu’ils ont fournie, permettant aux capitalistes de maximiser leurs
profits (exploitation). Par ailleurs, l’État justifie la prédominance de l’idéo-
logie* bourgeoise en prenant appui sur différents systèmes de représenta-
tion du monde (religion, philosophie, économie…) En bref, l’État sert les
intérêts des capitalistes, et maintient la majorité des travailleurs dans
une situation de domination.
Pour Marx et Engels, la disparition de l’État est inéluctable en raison des
évolutions du capitalisme. En effet, le système capitaliste issu de la révolu-
tion industrielle conduit à transformer la grande majorité de la population en
prolétaires. Il augmente considérablement les inégalités entre les propriétaires
des moyens de production et ceux qui ne possèdent que leur force de travail.
Les prolétaires commencent alors progressivement à acquérir une
« conscience de classe », c’est-à-dire la connaissance de leur situation commune,
et de son caractère injuste. Arrivé à un certain stade, l’État capita-
liste apparaît donc comme contraire aux intérêts de la majorité des
travailleurs.
236 Chapitre 5 • L’État et la justice

Cette prise de conscience débouche sur un renversement de l’État capita-


liste par le prolétariat. C’est la phase que Marx et Engels nomment la
« révolution prolétarienne ». Dans cette perspective, la révolution s’avère
aussi nécessaire car l’État capitaliste ne peut pas être amélioré de manière
pacifique en conciliant les classes sociales. En effet, dans le système capita-
liste, les bourgeois et les prolétaires ne peuvent coexister de manière harmo-
nieuse sans que les seconds ne soient exploités par les premiers.
La révolution prolétarienne est suivie par la « dictature du proléta-
riat ». Cette dictature du prolétariat s’organise sous la forme d’un État centra-
lisé qui permet l’appropriation collective des moyens de production. Durant
cette phase, la domination du prolétariat par la bourgeoisie (la « dictature de
la bourgeoisie ») sera renversée au profit d’une domination de la bourgeoi-
sie par le prolétariat.
À l’issue de cette phase, apparaît la société communiste. Le commu-
nisme est le système économique dans lequel les moyens de production
(terrains, machines…) sont mis en commun, appartenant à tous ou à personne.
Dans cette société, les classes sociales, la propriété privée, et le salariat ont
disparu. La société communiste repose sur l’égalité et la coopération sociale.
En ce sens, la société communiste renouerait avec les premières sociétés
humaines (sans classes, sans État, sans spécialisation économique) qui
existaient avant l’ère néolithique.
En bref, pour les marxistes, l’État est un mode d’organisation de
la société apparu à un certain moment de l’Histoire, et qui est voué
à disparaître à la fin de cette histoire. Né de la division de la société en
classes, l’État sera supprimé en même temps que cette division. Les analyses
de Marx et Engels seront reprises par Lénine dans l’État et la révolution (1917)
et inspireront la révolution russe de février 1917.
Dans la continuité des analyses marxistes, certains auteurs prônent la
violence révolutionnaire pour mettre fin à l’État. Telle est la thèse de Georges
Sorel, partisan du syndicalisme révolutionnaire, dans Réflexions sur la
violence (1908). Il y procède à une apologie de la violence révolutionnaire.
Pour Sorel, la violence révolutionnaire est d’abord une violence
légitime qui répond aux violences illégitimes de l’État. Sorel oppose
respectivement ce qu’il nomme la « force » de l’État et la « violence » de
la révolution. Selon sa définition, la force de l’État « a pour objet d’imposer
l’organisation d’un certain ordre social dans lequel une minorité gouverne ».
Cette force est essentiellement répressive : elle vise à étouffer les libertés
individuelles. Elle permet par ailleurs de protéger un pouvoir corrompu,
composé d’une minorité de privilégiés. A contrario, la violence révolution-
naire est la seule violence légitime pour Sorel. D’une part, cette violence
est légitime car elle vise à détruire l’ordre social imposé par la minorité au
pouvoir. La violence révolutionnaire est aussi légitime car elle est affirma-
tive : elle vise à instaurer une société plus juste. Elle permet l’avènement d’un
nouvel ordre débarrassé de l’État corrompu.
La contestation de l’État 237

Plus précisément, pour Sorel, la violence révolutionnaire contre l’État


doit prendre les traits de ce qu’il nomme la « grève générale ». Il y a
grève générale dès lors que les différents secteurs d’activité cessent de travail-
ler, et donc de participer au système capitaliste, de manière concertée. Dans
le cadre d’une grève générale, les ouvriers, les paysans et les commerçants
résistent à l’oppression capitaliste en refusant de perpétuer le système de
domination bourgeoise. Sorel distingue plus précisément ce qu’il nomme la
« grève générale politique » et la « grève générale prolétarienne ». La première
a pour finalité de perturber temporairement le pouvoir de l’État avant un
retour à l’ordre. Pour Sorel, la « grève générale politique » est complice du
pouvoir de l’État bourgeois. Il faut lui privilégier une grève générale prolé-
tarienne qui renverse véritablement l’État. Cette grève générale proléta-
rienne n’est pas seulement un acte de résistance passive au capitalisme. Elle
constitue aussi une grève expropriatrice par laquelle les ouvriers expulsent de
manière violente les propriétaires du capital. À l’issue de cette expropriation,
les ouvriers peuvent ainsi commencer à travailler en autogestion et organi-
ser par eux-mêmes la répartition des services et des biens. Pour Sorel, la
violence représente donc une composante nécessaire de la grève générale : la
grève est un « acte de guerre » par lequel les prolétaires prennent le pouvoir.

ՠ Mots-clés
Révolution, capitalisme, violence, grève, société, dictature, égalité.

DÉFINITIONS
‫ ڀ‬Capitalisme
Le capitalisme est un système de production qui repose sur la propriété individuelle
des moyens de production, la libre concurrence et le libre-échange sur le marché.
Les moyens de production (capital) désignent tout ce qui permet de produire les
richesses (bâtiments, terres, machines, outils…). Dans le système capitaliste, les
propriétaires des moyens de production (actionnaires ou chefs d’entreprise) sont
juridiquement séparés des salariés, qui ne possèdent que leur force de travail.

‫ ڀ‬Idéologie
Dans son sens ordinaire, le terme « idéologie » désigne tout ensemble d’idées,
formant un système, et permettant de représenter le monde. Au sens marxiste,
l’idéologie est plus spécifiquement un ensemble de représentations collectives
exprimant les intérêts d’une classe ou d’un groupe social déterminé. Le marxisme
soutient ainsi que l’idéologie bourgeoise diffuse une « fausse conscience » de la
réalité sociale permettant de justifier les inégalités sociales. Le terme d’« idéolo-
gie », utilisé par Marx dans une perspective critique, s’oppose à celui de « théorie, »
en tant qu’explication objective de la réalité.
238 Chapitre 5 • L’État et la justice

2.2. L’immoralité de l’État : l’anarchisme (Bakounine)


Les penseurs anarchistes prônent le rejet radical de l’État et son aboli-
tion. Ainsi, dans Dieu et l’État, Bakounine s’oppose à l’idée selon laquelle
l’État permet d’instaurer la justice et la morale dans une société. Prônant
l’athéisme, il associe la critique de l’État et celle de la religion.
Selon Bakounine, tout État est immoral, même s’il est composé d’un
gouvernement d’ouvriers (l’anarchisme se distingue sur ce point du marxisme).
Bakounine s’oppose à toute forme de représentation du peuple. En effet,
selon lui, dès lors qu’un État est constitué, il ne peut que déléguer le pouvoir
à une minorité de bureaucrates*. Ainsi, même un État gouverné par des
prolétaires ne pourrait que devenir illégitime : loin de gouverner pour le
peuple, la bureaucratie ne ferait que servir ses propres intérêts. De la même
manière, soutient Bakounine, un gouvernement de savants ne pourrait que
se muer en élite déconnectée du peuple.
Pour Bakounine, l’État est mauvais par essence parce qu’il étouffe
les libertés. En ce sens, la limitation des libertés individuelles n’accroît
pas de manière globale la liberté collective. Au contraire, le croisement des
différentes libertés a en réalité un effet multiplicateur. La liberté de chacun
accroît la liberté d’autrui : « Je ne deviens libre vraiment que par la liberté
d’autres, de sorte que plus nombreux sont les hommes libres qui m’entourent
et plus profonde et plus large est leur liberté, et plus étendue, plus profonde
et plus large devient ma liberté ». Dans cette perspective, l’autorité de l’État
est pour Bakounine nécessairement injuste et immorale car elle dissout les
libertés individuelle et collective. Par ailleurs, pour Bakounine, la liberté
authentique doit être associée à l’égalité. Il en résulte que l’État, dès lors
qu’il limite la liberté, crée nécessairement des inégalités entre ses citoyens,
en mettant en place des élites et des privilèges.
Bakounine relie par ailleurs sa critique de l’État à la critique de
la religion : pour lui, de la même manière que l’État impose une volonté
extérieure au peuple, la religion impose la volonté de Dieu, extérieure aux
hommes. L’idée d’un Dieu absolu, soumettant les hommes à sa volonté, est
pour Bakounine profondément liberticide. La libération politique des hommes
vis-à-vis de l’État s’enracine donc nécessairement dans une libération vis-à-
vis de la religion et plus précisément de l’idée de Dieu. Comme il l’écrit : « Dieu
est, donc l’homme est esclave. L’homme est libre, donc il n’y a point de Dieu ».
Selon Bakounine, à travers leur soumission à Dieu, c’est en réalité l’État
que les hommes vénèrent. La religion conduit ainsi à la sacralisation, la
divinisation de l’État. Celui-ci est présenté comme une instance sacrée censée
délivrer du malheur. Or, pour Bakounine, ce culte de l’État est profondément
nocif : telle une divinité, l’État demande à ces groupes de se sacrifier, de renon-
cer à leurs spécificités pour se soumettre à des règles homogènes, identiques
La contestation de l’État 239

pour tous les citoyens. Il ne prend pas du tout en compte la grande variété
des besoins et des intérêts. En imposant un ordre global, l’État détruit donc
les initiatives individuelles et collectives à l’échelle locale.
Selon Bakounine, une société fondée sur la libre coopération entre
individus, sans contrainte, et sans domination, doit donc se substituer à
l’État. Ainsi, l’État doit disparaître au profit des collectivités locales (associa-
tions, communes, provinces…), dans lesquelles les individus pourraient vivre
et travailler ensemble sur la base du volontariat. Ces associations, coexis-
tant sur un même territoire, seraient autonomes les unes par rapport aux
autres et autonomes vis-à-vis de l’État. Elles se développeraient sur le mode
de l’autogestion, en fixant librement leurs propres règles de fonctionnement.
En bref, dans une société anarchiste, l’État n’aurait plus à imposer des règles
de vie aux hommes.

ՠ Mots-clés
Liberté, morale, parlement, autogestion, peuple, religion.

DÉFINITION
‫ ڀ‬Bureaucratie
Utilisé le plus souvent de manière péjorative, le terme « bureaucratie » désigne un
régime politique dans lequel le pouvoir est concentré de manière excessive par
un appareil d’État hyper-centralisé. Ce terme est utilisé pour opposer les bureau-
crates, éloignés du terrain (isolés dans des bureaux) à ceux qui exécutent leurs
ordres sur le terrain.

2.3. La contestation non violente de l’État :


la désobéissance civile (Thoreau)
Certains auteurs prônent une contestation non violente de l’État sous la
forme de la désobéissance civile. C’est ce que fait Thoreau dans La désobéis-
sance civile (1849).
Thoreau prône la désobéissance civile dans le contexte de l’esclavage dans
le sud des États-Unis et de la guerre entre l’armée américaine et le Mexique.
Il refuse publiquement de payer un impôt destiné à financer la conquête du
Mexique (selon les abolitionnistes, cet impôt avait pour but de créer un nouvel
État où l’esclavage serait autorisé). Il est donc jugé, sanctionné et séjourne
une nuit en prison. Thoreau est ensuite libéré sous caution par sa tante.
240 Chapitre 5 • L’État et la justice

Pour Thoreau, la désobéissance civile n’est pas simplement un droit,


mais bien un devoir face à des lois injustes. L’individu doit alors désobéir
pour être en accord avec sa conscience. La désobéissance lui permet de mettre
en concordance ses convictions et ses actes. Se distinguant de l’anarchisme,
Thoreau n’affirme pas qu’il faut rejeter l’État par principe. Toutefois, selon
lui, la désobéissance est nécessaire quand la loi se heurte à la conscience
morale des individus. Thoreau oppose ainsi « la loi » et « le bien » : la conscience
individuelle ne doit pas se soumettre aveuglément aux législateurs, mais
s’opposer à ces derniers lorsqu’ils vont à l’encontre de la vertu et de la justice.
D’une certaine façon, désobéir à l’État consiste à obéir à des valeurs
supérieures à celui-ci.
Par ailleurs, pour Thoreau la désobéissance civile est nécessaire pour
produire des réformes sociales efficaces. Ainsi, ceux qui s’opposent à
l’esclavage ou à la guerre contre le Mexique ne sauraient se contenter d’une
opposition formelle à ces pratiques. La simple opposition théorique est en
définitive peu efficace : contester uniquement la loi par la parole, la critique,
les articles de presse ou le vote sont insuffisants. Ceux qui se contentent de
contester sans désobéir sont complices des lois injustes et des abus de l’État.
Ainsi, les citoyens contribuent à perpétuer l’injustice en payant les impôts
qui servent à la guerre du Mexique, même s’ils s’opposent à cette guerre.
Pour Thoreau, il faut donc aller plus loin que la simple contestation
pour véritablement faire obstacle à un gouvernement injuste : les citoyens
opposés à des lois injustes doivent exprimer leurs oppositions dans des
actes (démission, refus délibéré de coopérer…) menant à des réformes effec-
tives. « Faites de votre vie le bâton dans les roues qui arrêtera la machine »
écrit ainsi Thoreau à son lecteur. De ce fait, les désobéissants ne doivent pas
craindre les sanctions de leurs actes (emprisonnements, amendes…). Même
s’ils risquent d’être poursuivis ou persécutés par l’État, leur sens de la justice
doit s’imposer et dépasser leurs craintes : « Sous un gouvernement qui empri-
sonne quiconque injustement, la véritable place d’un homme juste est aussi
en prison » soutient Thoreau.
Enfin, soutient Thoreau, la désobéissance permet sur le long terme
de rallier la majorité aux minorités dissidentes. Ainsi, la désobéissance
aux lois esclavagistes peut conduire de manière progressive à l’abolition de
cette pratique. En ce sens, la désobéissance civile permet aux minorités de
faire aboutir leurs revendications face à la majorité : « une minorité n’a aucun
pouvoir tant qu’elle s’accorde à la volonté de la majorité : dans ce cas, elle
n’est même pas une minorité. Mais, lorsqu’elle s’oppose de toutes ses forces,
on ne peut plus l’arrêter ».
En définitive, pour Thoreau, la désobéissance civile permet d’amélio-
rer le régime démocratique. Il ne s’agit pas de remettre en cause le système
démocratique, mais de produire un « meilleur gouvernement » en faisant
La contestation de l’État 241

entendre la voix des minorités et des groupes opprimés. La désobéissance


civile est selon Thoreau au service d’une « révolution pacifique » au terme
de laquelle l’État renonce à des lois injustes.

ՠ Mots-clés
Désobéissance, démocratie, loi, conscience, devoir, justice, guerre, minorités.

ZOOM Désobéissance civile


La désobéissance civile est un acte individuel ou collectif, volontaire, illégal et public
et le plus souvent non violent de désobéissance à l’État. Ceux qui enfreignent la
loi en désobéissant estiment que celle-ci heurte leurs convictions profondes et lui
opposent des principes supérieurs (droits de l’homme, volonté divine…). Le but de
la désobéissance civile est bien souvent d’attirer l’attention de l’opinion publique
de manière à ce qu’elle se rallie à la cause des désobéissants et fasse pression sur
les gouvernements.
Les partisans de la désobéissance civile privilégient souvent la non-violence car ils
estiment qu’elle est plus efficace que la violence pour convaincre l’opinion publique.
Parmi différents mouvements célèbres de désobéissance civile, on peut citer le
mouvement initié par Gandhi contre la colonisation britannique (tout particulière-
ment à travers l’épisode de la « marche du sel » de 1930, contre le monopole colonial
de commercialisation du sel), le refus de Rosa Parks, femme afro-américaine, de
céder sa place à un homme blanc dans un bus pratiquant la ségrégation raciale dans
la ville de Montgomery en Alabama (ce qui entraîna une campagne de boycott des
bus, conduite par Martin Luther King) ou encore les manifestations contre la guerre
du Viet Nam (sit-in bloquant des lieux publics notamment). Plus récemment, des
actions telles que le fauchage des plants d’O.G.M., l’arrachage des affiches publi-
citaires ou encore la grève fiscale (voir sur ce dernier point l’exemple de Thoreau)
illustrent les nombreuses formes que peut revêtir la désobéissance civile.

2.4. La critique de l’interventionnisme de l’État :


la défense de la liberté d’expression (Mill)
Du point de vue libéral, une justice minimale de l’État ne peut
qu’être préférée à une justice maximale. La critique des interventions
de l’État dans la société conduit les libéraux à revendiquer un ensemble de
libertés individuelles et collectives. C’est dans cette perspective que J. S. Mill
défend la liberté d’expression dans De la liberté.
242 Chapitre 5 • L’État et la justice

À l’encontre de l’interventionnisme de l’État, Mill affirme qu’il n’y a qu’un


seul principe en vertu duquel l’État peut restreindre la liberté d’une personne
ou d’une minorité : le principe de non-nuisance (harm principle)1. Selon
ce principe, l’unique motif valable au nom duquel on peut contraindre
un individu est la nuisance causée à autrui par son comportement :

La seule raison légitime que puisse avoir une communauté pour user de
la force contre un de ses membres est de l’empêcher de nuire aux autres.
Contraindre quiconque pour son propre bien, physique ou moral, ne consti-
tue pas une justification suffisante2.

En vertu du principe de non-nuisance, la liberté d’expression peut être


limitée dans les situations où un individu nuit à autrui mais ne saurait
être limitée dans toute autre situation, y compris si sont émises des
opinions choquantes ou erronées.
Par ailleurs, pour Mill, interdire l’expression d’une opinion dans la
sphère publique empêche de déterminer si cette opinion est vraie ou
fausse. Pour être jugée vraie ou fausse, une opinion doit en effet être confron-
tée publiquement à d’autres opinions. L’expression publique de l’opinion
permet de tester celle-ci pour la valider ou la réfuter. Censurer certaines
opinions a priori, sans les laisser s’exprimer publiquement, expose donc à
un danger important : celui d’interdire des opinions jugées fausses, avant
toute délibération, alors que ces opinions sont vraies. De plus, soutient Mill,
si l’État empêche l’expression d’une opinion erronée, cela empêche celui qui
émet cette opinion « d’échanger le faux contre le vrai ». D’où l’importance
cruciale de la liberté d’expression ici : un individu ne prend conscience de
la véracité ou de la fausseté de son opinion qu’en la confrontant librement
à d’autres opinions.
Enfin, Mill refuse la dichotomie qu’il juge trop simpliste entre le
vrai et le faux. Il tient compte du fait que les opinions peuvent être plus ou
moins vraies ou fausses. L’expression publique d’une opinion globalement
fausse permet aussi de dévoiler certains éléments de vérité contenus dans
cette opinion et qui méritent d’être entendus. Pour Mill, l’accès à cette part
de vérité, par le truchement de la libre expression, permet de faire progres-
ser la réflexion autour de cette opinion et de modérer les opinions adverses.

ՠ Mots-clés
Liberté d’expression, non-nuisance, opinion, échange.

1. Expression que Mill n’emploie pas lui-même mais qui sera mobilisée par le philo-
sophe Joel Feinberg. Voir J. Feinberg, Social Philosophy, Englewood Cliff, Prentice-
Hall, 1973, p. 25-26
2. Mill, De la liberté, chap. I (traduction par Laurence Lenglet)
La contestation de l’État 243

DÉFINITIONS
‫ ڀ‬Aristocratie
Ce terme vient du grec aristotoï signifiant « les meilleurs », et cratos, « pouvoir ».
L’aristocratie est donc initialement le pouvoir exercé par les meilleurs citoyens, la
nature précise de ces derniers faisant l’objet de controverses.

‫ ڀ‬Démocratie
Demos et cratos : pouvoir exercé par le peuple. Ce pouvoir peut s’exercer de manière
directe ou par l’intermédiaire d’un système représentatif. La démocratie grecque à
Athènes s’appuyait sur l’isonomie, c’est-à-dire l’égalité des hommes libres devant
la loi (égalité dont étaient exclus les femmes et les esclaves). Selon Rousseau, la
démocratie, en tant que régime dans lequel ceux qui font les lois sont ceux qui
les exécutent, est un État qui n’« a jamais existé » et « n’existera jamais » (Contrat
Social, III, 4). Rousseau soutient que dans les États modernes, il faut se conten-
ter d’une « aristocratie élective », c’est-à-dire un régime où c’est une minorité qui
gouverne, même si elle se fonde sur l’accord d’une majorité prenant la forme du
consentement populaire. Claude Lefort définit quant à lui la démocratie comme
un régime fondé sur le pluralisme et le « consentement au conflit » (par opposi-
tion en particulier au totalitarisme). Dans ce régime, soutient-il, le lieu du pouvoir
est « vide », c’est-à-dire contestable et susceptible d’être occupé par des acteurs
multiples en l’absence d’un principe certain et définitif de légitimité (L’invention
de la démocratie).

‫ ڀ‬Oligarchie
Gouvernement exercé par quelques-uns. Lorsque le pouvoir politique est détenu
par les plus riches, on emploie le terme de « ploutocratie ».

‫ ڀ‬Monarchie
Du grec mono « seul », arke « pouvoir » : pouvoir suprême exercé par un seul, le
monarque. La monarchie est constitutionnelle quand les pouvoirs du monarque
sont limités et stipulés par une constitution qui détermine des lois fondamentales
qui énoncent la séparation des pouvoirs. La monarchie est parlementaire quand
le chef du gouvernement est responsable face au Parlement. La monarchie est
absolue quand le monarque détient tous les pouvoirs.
244 Chapitre 5 • L’État et la justice

2.5. Critique de l’État et ordre du marché : le libéralisme


économique (Hayek)
L’intervention de l’État dans la vie économique a également fait l’objet
de nombreuses critiques des penseurs libéraux. Ces derniers revendiquent
la possibilité d’une auto-régulation du marché*.

2.5.1. L’ordre du marché peut-il être injuste ?


Dans des ouvrages tels que Droits, législation et liberté ou La route de la
servitude, le philosophe et économiste Friedrich Hayek entreprend de mener
une justification du libéralisme économique. Pour cela, il distingue deux
types d’ordre dans la société qu’il nomme respectivement « l’ordre fabri-
qué » et « l’ordre mûri ». Il emploie pour distinguer ces deux types d’ordre les
termes « Taxis » et « Kosmos ». Le premier type d’ordre est le résultat d’une
construction intentionnelle, le second n’est pas le résultat d’un projet précis
et laisse une grande place au hasard. C’est un ordre aléatoire et spontané.
Pour Hayek, l’ordre du marché relève du « Kosmos ». Il n’est pas le résul-
tat d’un projet intentionnel global. C’est un ordre extrêmement complexe
qui est en grande partie le résultat d’un processus aléatoire. Autrement
dit, cet ordre s’est en grande partie imposé de manière non planifiée. C’est
pourquoi, en raison de sa complexité, l’ordre du marché ne peut pas être
complètement maîtrisé par la volonté humaine. Il est en grande partie
imprévisible et incontrôlable. Pour caractériser cet ordre du marché, Hayek
emploie le terme de « catallaxie ». Ce mot vient du grec katallatein qui veut
dire « échange » mais aussi « admettre dans la communauté ». Hayek définit
la catallaxie comme :

L’ordre engendré par l’ajustement mutuel de nombreuses économies indivi-


duelles sur un marché […] Une catallaxie est l’espèce particulière d’ordre
spontané produit par le marché1.

Selon Hayek, l’ordre catallactique (c’est-à-dire l’ordre du marché) est


donc le résultat d’un jeu entre les partenaires économiques. À travers leurs
interactions, ces partenaires s’ajustent mutuellement pour produire l’ordre
du marché, lequel échappe en grande partie aux individus. Comme dans tout
jeu, il y a des gagnants et des perdants, et donc des pertes et des bénéfices
pour les agents économiques.
Or, pour Hayek, il est faux d’affirmer que le marché est injuste
parce qu’il produit des inégalités. Ceux qui affirment que le marché est
injuste commettent une erreur anthropomorphique doublée d’une erreur
de catégorie. En effet, ils jugent le marché comme s’il s’agissait d’un être

1. F. Hayek, Droit, législation et liberté, t. 2, partie « Le Mirage de la Justice sociale »


(traduction par Raoul Audouin)
La contestation de l’État 245

humain doté d’une volonté. Or, soutient Hayek, un ordre spontané ne saurait
être injuste. Les adjectifs « juste » et « injuste » sont seulement applicables
à des actes volontaires commis par des individus identifiables, c’est-à-dire
à l’ordre de la « Taxis ». Le marché n’a pas la volonté d’aller quelque part
comme un être humain. Par conséquent, dire que le marché est « injuste »
est tout aussi inadéquat que dire que la nature est injuste.

2.5.2. L’auto-régulation du marché


Hayek défend donc le laisser-faire sur le plan économique. Il en déduit que
l’État ne doit pas faire d’ « immixtion » dans le marché pour contraindre les
agents économiques car les interventions excessives de l’État dans le marché
perturbent l’ordre du marché. Les mesures correctives ou coercitives de
l’État pour contrôler le marché vont donc créer du désordre. Ainsi l’État
doit autant que faire se peut laisser le marché s’auto-réguler. Un ordre
social externe, planifié par l’État, risque de nuire à l’équilibre du marché et
à son ordre optimal. Certes, il ne s’agit pas d’un ordre parfait car il génère
des inégalités et de la pauvreté. Mais c’est un ordre équilibré, contre lequel
les interventions de l’État ne peuvent aller.
Cela ne signifie pas pour autant que l’État se doit d’être passif face au
marché. Pour Hayek, l’État peut intervenir pour fixer des règles juridiques
au sein du marché. Mais ces règles juridiques doivent être au service de
la liberté du marché et des agents économiques. Autrement dit, les règles
instaurées par l’État doivent favoriser l’ordre spontané et la créativité des
agents au sein du marché. Ce sont des règles minimales qui permettent le
jeu économique et non qui le régulent de l’extérieur.

La justice n’est impliquée aucunement dans les conséquences inintention-


nelles d’un ordre spontané, conséquences qui n’ont été délibérément provo-
quées par personne1.

Ainsi, plus généralement, vouloir corriger les inégalités naturelles au


nom de l’égalité sociale ne peut être du point de vue libéral qu’une aspira-
tion pernicieuse qui a pour conséquence de déséquilibrer l’ordre optimal du
marché. Si l’ordre spontané du marché n’est pas juste du point de vue politique
(et non du point de vue du marché lui-même), cela n’incombe à personne en
particulier. Dans cette perspective, la justice sociale prônée par l’État-pro-
vidence est illégitime.

ՠ Mots-clés
Ordre, justice, marché, liberté, laisser-faire.

1. Ibid., t. II, partie « Kosmos et taxis »


246 Chapitre 5 • L’État et la justice

DÉFINITION
‫ ڀ‬Le marché
Le marché peut être défini comme le lieu dans lequel se rencontrent l’offre et la
demande concernant des biens et des services. Les agents qui se rencontrent et
interagissent au sein du marché entretiennent des rapports économiques complexes
qui ont pour finalité la détermination de la quantité et des prix des biens et des
services. Le terme « marché » est un terme générique, qui se décline sous la forme
d’une multiplicité de composantes. Ainsi, on peut parler d’un marché du travail,
du luxe, de l’art, financier, monétaire…

2.6. L’État minimal (Nozick)


Se désengageant de plus en plus de la société civile, l’État libéral peut
dans un dernier moment devenir minimal, c’est-à-dire réduit à assurer les
libertés et propriétés* individuelles. Telle est la logique du libertarianisme.

2.6.1. Le minarchisme
Les libertartiens défendent un libéralisme radical qui concerne à
la fois la sphère économique, politique et morale. Le philosophe Robert
Nozick revendique ainsi un État minimal dans Anarchie, État, et utopie.
L’État minimal, tel qu’il est décrit par Nozick, constitue une utopie qui se
caractérise par ce que Nozick nomme le « minarchisme » Cette théorie se
distingue de l’anarchisme, dans la mesure où elle reconnaît une certaine
légitimité à l’intervention de l’État. Mais dans cette perspective, l’État doit
être minimal, c’est-à-dire empiéter le moins possible sur les libertés
individuelles. Le propre de l’État minimal c’est de reconnaître ses pleins
droits à l’individu autonome, capable de choisir sa manière de vivre et d’inven-
ter la vie qui lui convient.

2.6.2. L’État est une agence de sécurité


Selon la métaphore utilisée par Nozick, l’État est un « veilleur de nuit ».

Nos principales conclusions se résument à ceci : un État minimal, qui se limite


à des fonctions étroites de protection contre la force, le vol, la fraude, à l’appli-
cation des contrats, et ainsi de suite, est justifié ; tout État un tant soit peu
plus étendu enfreindra les droits des personnes libres de refuser d’accomplir
certaines choses, et il n’est donc pas justifié ; enfin, l’État minimal est aussi
vivifiant que juste1.

1. Nozick, Anarchie, État et utopie (traduction par Évelyne d’Auzac de Lamartine et


Pierre-Emmanuel Dauzat).
La contestation de l’État 247

L’État doit se contenter de surveiller ce qui touche à la sécurité des


personnes et des biens (fraude, vol, respect des contrats…). Il peut interve-
nir par exemple pour contraindre une personne à honorer ses dettes ou ses
engagements à l’égard d’une autre personne ou quand des biens ont été spoliés,
conformément à ce que les libertariens appellent le « principe de rectifica-
tion », à savoir la réparation des torts et dommages. Il peut également
intervenir au moyen de la police ou de l’armée lorsque certaines personnes
font un usage illégitime de la force. En bref, l’État intervient minimalement,
à savoir assure les fonctions régaliennes classiques mais ne saurait outre-
passer ces fonctions de sécurité.
En ce sens, l’État minimal ne renoue pas avec l’État gendarme de Hobbes
qui prône la sécurité collective de la société, puisqu’il s’agit de garantir les
libertés et propriétés individuelles. Cela est lié au principe de propriété de
soi : toute personne est pleinement propriétaire d’elle-même et donc libre
de ses actions tant qu’elle ne commet pas de tort à l’encontre d’autrui. Par
conséquent, l’État minimal en dehors des questions touchant à la sécurité
doit éviter le paternalisme : il ne peut pas décider à la place des individus ce
qui est mauvais ou bon pour eux. Autrement dit, il ne saurait interdire des
activités aux personnes au nom de leur propre bien.

Deux implications méritent d’être signalées : l’État ne saurait user de la


contrainte afin d’obliger certains citoyens à venir en aide aux autres, ni en
vue d’interdire aux gens certaines activités pour leur propre bien ou leur
protection1.

Enfin, à l’encontre des théoriciens de l’État-providence, Nozick soutient


que l’État minimal ne peut pas forcer les citoyens à s’aider mutuellement
s’ils ne le souhaitent pas. Ainsi, l’État n’a pas pour rôle de compenser les
inégalités sociales. Au nom de la liberté individuelle et non plus du marché,
il ne doit pas contraindre les personnes à redistribuer aux plus défavorisés
les richesses qu’elles ont acquises.
Les conceptions du bien étant extrêmement variées, l’État porte atteinte
à la liberté individuelle s’il privilégie une conception contre les autres (en
l’occurrence l’égalitarisme) et commet une agression s’il oblige les hommes
à être solidaires contre leur volonté. De ce point de vue, la justice sociale est
illégitime car elle contraint les individus et privilégie l’égalité à la liberté
individuelle. Dans l’optique libertarienne, c’est la société, et non l’État, qui
fixe la répartition des richesses et la solidarité entre les personnes. Ainsi,
dans l’État minimal, il peut exister des associations caritatives privées ou
des formes de mécénat, mais celles-ci ne sont pas encadrées ou financées
par l’État.

ՠ Mots-clés
Sécurité, individu, liberté, propriété.

1. Ibid.
248 Chapitre 5 • L’État et la justice

DÉFINITION
‫ ڀ‬Propriété
Selon le Code civil, la propriété est le droit absolu pour le propriétaire de disposer
et de jouir de choses à condition que cet usage ne s’oppose pas à celui défendu par
les lois. La propriété se distingue alors de la simple possession de fait. En effet, la
propriété est légitime et reconnue et peut donner lieu à une intervention de l’État
afin de la garantir et de la défendre en cas d’atteinte illégitime.

Pistes de réflexion : sujets possibles sur cette partie


• Peut-on critiquer la démocratie ?
• L’anarchisme
• Peut-on désobéir à l’État ?
• Les droits de l’homme
• Le pouvoir peut-il corrompre ?
• La séparation des pouvoirs
• L’abus de pouvoir
• La fin de l’État
• La liberté d’expression
• L’État doit-il tolérer toutes les opinions ?
• Le droit d’ingérence

3. Réguler l’État
Peut-on se contenter de l’État libéral ? À vouloir à tout prix préserver les
libertés individuelles, l’extension de l’État s’en trouve très limitée. La justice
peut-elle se réduire à la seule protection des droits individuels ? L’enjeu n’est
rien de moins que de concilier les libertés individuelles avec les égalités
socio-économiques qui peuvent empêcher de jouir effectivement de ces libertés.

3.1. La distinction bien/justice : l’État libéral social


et le voile d’ignorance (Rawls)
C’est à ce problème difficile que tente de répondre Rawls dans sa Théorie
de la justice.
La distinction entre le bien et la justice permet de saisir l’enjeu
général de la pensée de Rawls.
D’une part, il s’agit de dénoncer les excès d’un État égalitariste qui inter-
viendrait dans toutes les sphères de la société et qui par là risque d’imposer
aux individus une conception unique du bien, à savoir un ensemble de valeurs
Réguler l’État 249

et de manières de conduire son existence. Dans le sillage des libéraux, il


est nécessaire de réaffirmer la pluralité des conceptions du bien. Au
nom de la liberté individuelle, l’État ne doit donc pas imposer une concep-
tion majoritaire du bien aux individus.
Mais d’autre part, ce pluralisme libéral des conceptions du bien ne
doit pas mener à un désengagement de l’État dans la sphère socio-éco-
nomique. Le risque est de considérer que les inégalités socio-économiques
générées « naturellement » par les libertés individuelles doivent être accep-
tées comme telles. Contre Hayek et Nozick, Rawls réaffirme donc l’inter-
vention étatique au nom d’une conception commune de ce que doit être une
société juste. ll s’agit de concilier deux objectifs : garantir les liber-
tés individuelles tout en corrigeant les inégalités socio-économiques.
Ainsi, qu’il y ait des divergences sur les conceptions du bien n’empêche
pas un accord sur la description d’une institution juste. Rawls tente alors de
dégager les principes d’une société juste. Telle est la logique de la « justice
procédurale », ayant pour objet les institutions de base d’une société juste.
Pour dégager les principes de cette justice procédurale, Rawls a recours à
une expérience de pensée qu’il nomme la « position originelle ». La position
originelle garantit le caractère égalitaire et impartial de la délibération qui
va permettre d’aboutir aux principes de justice. Cette position originelle
repose sur le voile d’ignorance derrière lequel sont placés les individus qui
délibèrent. En effet, chaque individu est placé dans une situation d’incer-
titude : il ne connaît ni sa place dans la société, ni son statut social, ni ses
dons naturels (force, intelligence…), ni ses valeurs. En somme, il ne sait pas
dans cette position originelle s’il est patron, ouvrier, au chômage, handicapé,
valide, fort, faible, intelligent etc. Il ignore même la société dans laquelle il
sera : sa puissance économique, son régime politique, son niveau culturel.
Ainsi la fonction de la position originelle est d’annuler tout ce qui pourrait
rendre l’individu partial, c’est-à-dire tout ce qui pourrait favoriser ou défavo-
riser le seul intérêt individuel. Quel type de société des individus choisi-
ront-ils alors dans une telle situation ?

ՠ Mots-clés
Voile d’ignorance, justice, bien.

3.2. Les deux principes de justice

3.2.1. Le premier principe est le principe d’égale liberté


Si les individus ignorent quels sont leurs avantages et leurs désavantages
dans la société, ils vont d’abord choisir un partage égalitaire des droits
et des devoirs de base de la société. Si celui qui doit partager le gâteau
(image de la distribution des ressources d’une société) se sert en dernier, il
250 Chapitre 5 • L’État et la justice

est rationnel qu’il fasse des parts égales pour ne pas prendre le risque d’être
défavorisé. Chacun va donc souhaiter avoir les mêmes libertés et les mêmes
devoirs fondamentaux : la liberté politique (droit de vote et d’occuper un poste
public), la liberté d’expression, la liberté de réunion, la liberté de conscience,
le droit à la propriété, etc.
Il faut ici souligner la priorité absolue de ces libertés de base qui ne
peuvent être violées, même au nom d’un idéal de justice ou d’une amélioration
du bien-être. Ainsi le deuxième principe ne peut aller à l’encontre du premier.
Ce que Rawls nomme « l’ordre lexical » est ici essentiel et permet de ne pas
confondre la théorie rawlsienne avec celle de l’État-providence égalitariste.

3.2.2. Le deuxième principe associe le principe de différence


et le principe d’égalité des chances
Ce principe stipule que les inégalités sociales sont justes à condition que :
2a) ces inégalités doivent être avantageuses pour tous et notamment
au profit des plus défavorisés. C’est le principe d’équité*. Par exemple,
la « discrimination positive » consiste à accorder un traitement préféren-
tiel à des personnes défavorisées. On espère de la sorte rétablir une égalité
des chances compromise par deux phénomènes : la persistance de pratiques
racistes ou sexistes d’une part, une accentuation des inégalités socio-écono-
miques d’autre part. Il s’agit de mesures compensatoires, correctives pour
promouvoir une égalité effective là où l’égalité formelle (juridique) n’est
pas suffisante. Il ne s’agit en aucun cas de rétablir l’égalité mais il est plutôt
équitable que les avantages produits par les inégalités sociales profitent à
chacun et en particulier aux plus défavorisés. Concrètement, une personne
talentueuse aura donc droit légitimement à des revenus élevés que lui confère
son talent si et seulement si la collectivité et notamment les plus défavorisés
en profitent aussi par le reversement de l’impôt.
2b) ces inégalités concernent des fonctions qui sont accessibles à
tous dans des conditions impartiales d’égalité des chances, notam-
ment en subventionnant l’école et la culture. Il faut en d’autres termes que
« l’ascenseur social » puisse fonctionner.
Il s’agit donc à travers le deuxième principe (dit principe d’équité) de
maximiser le minimum social (c’est ce que Rawls nomme le « maximin »).
L’intervention de l’État est donc légitime pour défendre l’égalité des chances
et redistribuer les richesses concernant les inégalités qui ne bénéficient pas
d’emblée aux plus défavorisés.

3.2.3. Concilier liberté et égalité : l’articulation des deux principes


de justice
Le second principe de justice suppose donc que tout individu doit
pouvoir tirer bénéfice de la coopération sociale. En ce sens, il vient
seconder le premier principe.
Réguler l’État 251

En effet, bien que tous les individus soient pourvus des mêmes libertés de
base conformément au premier principe de justice, les inégalités socio-éco-
nomiques induites par la coopération sociale peuvent de fait empêcher les
individus de jouir effectivement de ces libertés. Par exemple, si chacun peut
accéder en droit à la propriété, cela n’est pas toujours le cas de fait, en raison
de l’état contingent du marché immobilier ou des possibilités d’emprunt
auprès les banques. Dans ce cas, les plus défavorisés ne pourront pas jouir
concrètement de ce droit de propriété (Rawls se réapproprie ici la critique
socialiste des droits abstraits). C’est pourquoi l’État se doit d’intervenir pour
permettre à chacun et en particulier aux plus défavorisés de jouir effecti-
vement de ces droits fondamentaux. Ainsi, le second principe de justice est
pour Rawls authentiquement libéral puisqu’il doit permettre pour tous l’accès
effectif au premier principe : l’égale liberté.
Rawls passe donc au-dessus des difficultés issues de la dichotomie établie
par Hayek entre deux ordres : l’ordre spontané du marché (qui engendre de
fait des inégalités) et l’ordre intentionnel et normatif de la politique. Si la
répartition socio-économique n’est en elle-même ni juste ni injuste (confor-
mément à ce qu’affirment les libéraux comme Hayek), alors il revient à l’État
de la rendre juste. Rawls souligne donc la primauté de l’ordre de la politique
sur l’ordre économique.

ՠ Mots-clés
Égalité, droits, devoirs, liberté, égalité des chances, solidarité, équité.

3.3. Discussion de la thèse de Rawls (Martha Nussbaum)


La théorie de la justice élaborée par Rawls n’est pas sans poser
problème. Malgré des points d’accord fondamentaux sur les principes d’égale
liberté et d’égalité des chances, Martha Nussbaum dans Frontiers of Justice,
écrit en 2007, privilégie une approche mettant davantage en avant les réali-
sations concrètes plutôt que les droits et dispositifs institutionnels. Pour
Nussbaum, ces réalisations effectives prennent la forme de capacités indivi-
duelles qu’une société juste doit pouvoir garantir mais aussi rendre effec-
tives. La critique à l’égard de la théorie de la justice de Rawls est double.
D’une part, il faut substituer aux individus rationnels, qui se mettent
d’accord sur des principes de justice en vue de l’avantage mutuel, des
individus réels, en chair et en os. Le cadre théorique considéré par Rawls
est celui de la rationalité instrumentale qui consiste à calculer les meilleurs
moyens afin d’atteindre la fin visée (ici la coopération sociale). Nussbaum
montre par exemple que les personnes qui souffrent de handicap physique
ou mental peuvent se retrouver exclues du contrat social tel que le thématise
252 Chapitre 5 • L’État et la justice

Rawls. En effet, toute personne n’est pas pourvue d’une autonomie adossée à
une rationalité instrumentale lui permettant de contracter. Peut-on morale-
ment exclure ces personnes du contrat social ?

Les enfants et adultes atteints de déficiences mentales sont des citoyens. Toute
société digne de ce nom doit répondre à leurs besoins en matière de soin,
d’éducation, de respect de soi, d’activité et d’amitié. Cependant, les théories
du contrat social imaginent que les agents qui contractent et construisent
la structure de base de la société sont « libres, égaux et indépendants », et
que les citoyens dont ils représentent les intérêts sont « tout au long de la vie,
des agents sociaux qui coopèrent pleinement ». Ces théories imaginent aussi
ceux-ci comme étant doués d’une rationalité quelque peu idéalisée. De telles
approches ne sont pas efficientes […]. Il est cependant évident que de telles
théories doivent prendre en compte des déficiences mentales sévères, ce a
posteriori, après que les institutions de base de la société soient déjà établies.
Ainsi, de fait, les personnes présentant des déficiences mentales ne font pas
partie de ceux en direction de qui, ni de ceux avec qui, sont construites dans
la réciprocité les institutions de base de la société1.

Soucieux de fonder la justice sociale sur des bases avant tout rationnelles
et impartiales, Rawls en vient à exclure tous les individus qui présentent des
handicaps mentaux. Par ailleurs, il présuppose que tous les individus sont
également pourvus d’une rationalité effective durant toute leur vie, ce qui
est utopique. Il s’agit alors pour Nussbaum de réviser la base rationa-
liste de la théorie de la justice et de réintégrer en sus du contrat des motifs
moraux (comme la bienveillance et la pitié) qui sont à la base de la politique de
care, c’est-à-dire du soin et de l’attention accordés aux personnes défaillantes.
D’autre part, Nussbaum introduit, en plus des droits fondamentaux
et des principes de justice, des capacités fondamentales qui permettent
effectivement l’épanouissement d’une vie proprement humaine. Ces capaci-
tés fondamentales sont les capabilités. Les libertés étant formelles, ces
capabilités sont des possibilités réelles propres à une vie digne d’être vécues.
Conformément au principe libéral que Nussbaum partage avec Rawls, il
ne s’agit pas de définir et de préjuger de la vie bonne mais de donner des
critères qualitatifs généraux qui permettent de juger une vie bonne, à savoir
digne d’être vécue. Il y a pour Nussbaum dix capabilités : une vie qui a
une durée normale, une bonne santé, l’intégrité du corps, la capacité de se
déplacer en toute liberté, l’usage des facultés non seulement intellectuelles
mais aussi sensibles, les émotions, le rapport aux autres, le souci des autres
espèces (notamment animales), les activités ludiques et le contrôle de son

1. Nussbaum, Frontiers of justice, chap. 2., « Disabilities and the social contract », p. 98.
(Traduction réalisée par nos soins).
Réguler l’État 253

environnement. Ces différentes capabilités dont la liste est ouverte peuvent


toutefois se compenser les unes les autres, en cas d’absence d’une ou de
plusieurs d’entre elles.
À quoi servent les capabilités ? Pour Rawls, les principes de justice censés
combler les inégalités ont pour moyen effectif la distribution d’argent. Mais
cette distribution d’argent n’est pas suffisante pour compenser le change-
ment profond qu’implique par exemple le handicap. Cela n’est pas suffisant.
Encore faut-il que les politiques publiques mettent en place des infrastruc-
tures et institutions qui puissent accueillir ce handicap et lui permettre de
vivre effectivement une vie qui remplisse les différents critères fournis par
les capabilités. La théorie des capabilités a donc pour tâche de pallier les
insuffisances posées par la théorie rawlsienne qui en ce sens reste encore
trop formelle. Il faut donc adosser les principes de justice aux capacités effec-
tives que sont les capabilités. Ces capabilités, ces capacités qui rendent la
vie digne d’être vécue, ont ainsi pour corollaire la vulnérabilité des indivi-
dus. L’être humain n’est pas seulement un être libre, autonome mais aussi
un être qui peut faire montre de faiblesses et de dépendance.

ՠ Mots-clés
Intérêt, capabilités, possibilités réelles, vie bonne.

3.4. La régulation juridique de l’État : État de droit


et hiérarchie des normes (Kelsen)
Les actions de l’État peuvent être également contrôlées grâce aux
normes juridiques, qui posent des limites à l’action politique. C’est ce
que souligne le juriste Hans Kelsen dans Théorie pure du droit. Kelsen oppose
le droit naturel et le droit positif. Il rejette le recours à un quelconque droit
naturel pour juger la politique menée par les États. En effet, selon lui, l’appel
au droit naturel (que celui-ci soit associé à l’autorité divine ou à la raison)
est problématique dans la mesure où celui-ci peut dissimuler des intérêts
idéologiques ou politiques. Contre le droit naturel, Kelsen défend le positi-
visme juridique* : le droit, dans cette perspective, est une science créée par
les hommes qui vise simplement à décrire les normes propres à un ordre
juridique spécifique (par exemple le lien entre une action illégale et une
sanction pénale). Contrairement à ce que soutiennent les partisans du droit
naturel, il n’existe pas de droit antérieur à la loi permettant par exemple de
porter des jugements moraux sur la politique d’un État. Pour Kelsen, seules
les normes juridiques effectives sont valides dans un État de droit.
254 Chapitre 5 • L’État et la justice

Plus précisément, tout État de droit est organisé selon un principe que
Kelsen nomme la « hiérarchie de normes ». Selon cette hiérarchie, l’État
de droit est structuré par un système de normes juridiques (une « pyramide
des normes ») qui sont subordonnées les unes aux autres.
Au sein de cette hiérarchie de normes, les normes de rang inférieur
sont valides si elles sont conformes à des normes de rang supérieur.
La hiérarchie des normes est en partie statique car les normes inférieures
doivent respecter les normes supérieures, conformément au principe de
non-contradiction. Cette hiérarchie est en partie « dynamique » car une norme
peut être modifiée ou annulée en vertu de la norme qui lui est supérieure. La
cohérence du système juridique ainsi formé est garantie par la présence, au
sommet de cette hiérarchie de normes, de ce que Kelsen nomme la norme
fondamentale, dotée d’une autorité suprême. Toutes les autres normes sont
soumises à cette norme fondamentale. Comme l’écrit Kelsen : « Toutes les
normes dont la validité peut être rapportée à une seule et même norme fonda-
mentale (Grundnorm) forment un système de normes, un ordre normatif. »
Chaque système juridique est organisé selon la hiérarchie des normes.
Ainsi, en ce qui concerne le droit français actuel, les normes fondamentales
correspondent à la Constitution de 1958, à la Déclaration des Droits de l’Homme
et du Citoyen de 1789, et à la charte de l’environnement de 2005. Il s’agit des
normes suprêmes auxquelles toutes les autres normes doivent se conformer.
Au niveau immédiatement inférieur à ces normes fondamentales, on
retrouve les conventions internationales c’est-à-dire les traités passés entre
les États ou entre un État et une organisation internationale (par exemple
les accords commerciaux entre États). Les règles de droit qui découlent de
ces traités sont subordonnées à la Constitution. Aux niveaux inférieurs aux
traités internationaux, on retrouve par exemple les lois internes (notam-
ment les lois votées au Parlement), puis les règlements (décrets d’applica-
tion, arrêtés municipaux par exemple…) et enfin les circulaires.
L’existence d’une hiérarchie de normes permet de limiter les abus du
pouvoir politique. Dans un État de droit, il existe une priorité du droit sur le
pouvoir politique. Ainsi, les dirigeants politiques (y compris le chef de l’État)
sont soumis aux lois et n’ont pas le droit de les transgresser. La pyramide
des normes permet d’arbitrer les conflits entre les normes. Dans une
situation de conflit entre des normes, celles qui sont à un rang supérieur
doivent avoir la priorité sur les normes de rang inférieur. Ainsi, en France,
une loi votée par le parlement ou une proposition de loi peuvent être jugées
contraires à la Constitution après un examen du Conseil Constitutionnel et
donc rejetées.

ՠ Mots-clés
Normes, droit, lois.
Réguler l’État 255

DÉFINITION
‫ ڀ‬Équité
Du latin æquitas (« égalité »), le terme d’équité renvoie à une attitude qui cherche
à aller au-delà de ce qui est simplement juste sur le plan légal au nom d’un traite-
ment plus égalitaire des individus. Cette attitude vise à attribuer aux individus ce
qu’ils méritent et ce dont ils ont besoin. L’équité peut donc corriger la loi, voire
s’y opposer lorsque celle-ci est jugée insuffisante, c’est-à-dire injuste. L’égalité
des chances, proche de la notion d’équité, désigne une conception de l’égalité
en vertu de laquelle des individus disposent des mêmes opportunités, quels que
soient leurs origines sociales, ethniques, leur sexe ou leurs convictions religieuses.
Les politiques publiques de « discrimination positive » ou celles visant la parité
homme/femme ont ainsi pour source la recherche de l’équité.

‫ ڀ‬Positivisme juridique
Le positivisme juridique est un courant de pensée ayant pour projet de décrire
le fonctionnement effectif du droit, indépendamment de toute considération (en
particulier d’ordre moral) sur la façon dont le droit devrait fonctionner. Considérant
le droit comme une science, il rejette donc toute forme de droit idéal (doit naturel)
pour se focaliser uniquement sur les normes et les lois qui structurent tout système
juridique.

Pistes de réflexion : sujets possibles sur cette partie


• Droit positif et droit naturel
• La justice sociale
• Justice et égalité
• L’État doit-il assurer l’égalité ?
• La discrimination positive
• L’équité
• L’égalité des chances
256 Chapitre 5 • L’État et la justice

4. L’État dans les relations internationales

4.1. Singularité et supériorité de la nation : le nationalisme


(Fichte)
Le nationalisme peut initialement être défini de deux manières. D’une
part, comme une doctrine politique revendiquant la singularité de chaque
État-nation et de son peuple, ainsi que leur autonomie à l’égard des ensembles
supranationaux. D’autre part, elle peut être entendue comme une doctrine
pouvant défendre l’idée d’une supériorité (culturelle, ethnique ou morale)
de certaines nations sur d’autres. La doctrine nationaliste a exercé une
influence hégémonique en Europe au cours du xixe siècle et jusqu’à la première
moitié du xxe siècle.
Fichte défend le nationalisme dans son Discours à la nation allemande
(1807-1808). Le discours de Fichte est formulé durant la période de l’occupa-
tion de la Prusse par les troupes de Napoléon. C’est donc dans ce contexte
de domination politique que Fichte exalte le réveil de la nation allemande.
Fichte soutient d’abord qu’il existe une unité et une singularité
de la nation allemande, qu’il faut préserver. Pour Fichte, l’unité de
toute nation s’enracine d’abord et avant tout dans sa langue. Dans ce cadre,
un « peuple » (Volk) se définit comme un ensemble d’individus partageant
une langue commune et ayant pour cette raison des intérêts et une vision
du monde partagés. Le fait de parler la même langue produit en effet selon
Fichte un ensemble de valeurs et de pratiques qui permettent à des hommes
de se reconnaître comme membres d’un même peuple. C’est ce que Fichte
appelle l’esprit du peuple allemand (Volkgeist) : « Ce ne sont pas les peuples qui
forment la langue, c’est la langue qui les forme » écrit-il. En ce sens, chaque
peuple se distingue des autres par la langue qu’il parle.
À l’idée d’une spécificité du peuple allemand, Fichte ajoute celle
de sa supériorité, ayant également pour source la préservation de la
langue. Pour Fichte, la langue allemande est une « langue vivante » qui a
réussi à se maintenir de génération en génération, sans être dénaturée par des
brassages linguistiques. La langue allemande subsiste en « puisant toujours
des forces à la source originelle » (Quatrième discours). Fichte en déduit
que cette préservation de la langue allemande à travers l’histoire reflète la
supériorité du peuple allemand sur les autres peuples germaniques, en parti-
culier le peuple français (qui a perdu le lien avec la langue de ses origines,
le latin). Pour Fichte, le français « ne vit qu’en surface, et ses racines sont
mortes » (Quatrième discours). Fichte, revendiquant la pérennité du peuple
L’État dans les relations internationales 257

allemand, défend le pangermanisme, c’est-à-dire le rassemblement de tous


les germanophones au sein d’un État allemand. La langue commune, dans
cette optique, serait le symbole de l’esprit allemand.

ՠ Mots-clés
Nation, langue, peuple.

4.2. L’autonomie de l’État : le souverainisme (Lordon)


Pour les partisans du souverainisme, il faut sauvegarder la souve-
raineté nationale des États par rapport au pouvoir des instances
supranationales. Le souverainisme se distingue du nationalisme au sens
où il ne prône pas la supériorité d’un État sur d’autres États, mais reven-
dique avant tout l’autonomie de chaque État à l’égard des formes d’auto-
rité supra-étatiques. De ce fait, les multiples versions du souverainisme, en
vertu des idées qu’elles défendent (par exemple sur la question de l’immigra-
tion ou du libre-échange) peuvent être classées tantôt à droite ou à gauche
de l’échiquier politique.
À l’époque contemporaine, une des expressions les plus marquantes
du souverainisme est la critique du fonctionnement actuel de l’Union
européenne. Ainsi, l’économiste et philosophe Frédéric Lordon défend une
position souverainiste dans La malfaçon (2014).
Lordon critique ce qu’il nomme « l’européisme », c’est-à-dire une politique
européenne qui a pour effet « le déni absolu de toute expression des souve-
rainetés populaires ».
Selon Lordon, les institutions européennes empêchent les États de
mener des politiques souveraines et font obstacle à l’autonomie des
peuples. Par exemple, l’U.E. force les États à limiter leur inflation (par l’inter-
médiaire de la Banque Centrale Européenne). Elle impose des politiques
d’austérité visant à encadrer la dépense publique et les déficits budgétaires.
Cette situation, pour Lordon, s’explique par le fait que l’U.E. est inspirée
par un modèle capitaliste et néo-libéral qui accroît de manière démesurée la
dépendance des États européens envers le marché. Ainsi, selon lui, dans le
cadre de l’Union européenne, la souveraineté n’est plus détenue par le
peuple, mais par les marchés financiers, qui sont les créanciers des États.
Par ailleurs, pour Lordon, le pouvoir, dans le cadre de l’U.E., est
réparti de manière inégalitaire selon les États. Selon lui, les politiques
de l’U.E. favorisent davantage certains États et en particulier l’Allemagne :
l’État allemand possède un poids politique et économique beaucoup plus
important que la plupart des autres États. De ce fait, l’Allemagne aurait
une forte part de responsabilité dans la perte de souveraineté des États les
moins puissants de l’U.E.
258 Chapitre 5 • L’État et la justice

Lordon en déduit que l’U.E. est un échec car elle n’a pas rempli ses
objectifs : au lieu de favoriser la paix et la prospérité, elle a accru les tensions
entre les États (par exemple entre l’Allemagne et la Grèce) et à l’intérieur
des États (montée des nationalismes).
Lordon défend plusieurs méthodes pour que les États européens retrouvent
leur autonomie. En particulier, il prône la sortie de la monnaie unique
(l’euro) afin que les États s’émancipent du cadre néo-libéral. À la place de
l’euro, il défend un système mixte, composé en partie d’une monnaie
commune et de monnaies nationales. Ce système, dans sa perspective,
redonnerait du pouvoir aux banques nationales, et augmenterait le contrôle
de chaque État sur le marché des capitaux.

ՠ Mots-clés
Souveraineté, Europe, peuple, égalité, paix, autonomie.

4.3. Fédéralisme et paix perpétuelle (Kant)


À l’inverse du nationalisme et du souverainisme, le fédéralisme
est la doctrine selon laquelle les États renforcent leur pouvoir quand
ils peuvent se rassembler au sein d’une fédération d’États. Il prône un
dépassement des appartenances nationales au profit d’alliances supranatio-
nales. C’est ce que défend Kant dans Projet de paix perpétuelle (1795).
Dans le contexte des guerres qui secouent l’Europe, Kant se pose la question
suivante : comment assurer une paix durable entre les États ? Pour répondre
à cette question, il effectue une comparaison majeure : tant qu’un ordre
juridique supranational n’a pas été institué, les relations qui se nouent
entre les États ressemblent aux relations entre les hommes dans l’état
de nature. En l’absence de règles supranationales, les États n’ont de cesse
d’entrer en conflit : ils sont naturellement enclins à se faire la guerre, à l’ins-
tar des hommes avant l’avènement de l’état civil. Tout comme chaque homme
cherche à faire valoir ses désirs égoïstes dans l’état de nature, chaque État
cherche à faire valoir ses prérogatives contre les autres. Bref, tout comme
dans l’état de nature, c’est la loi du plus fort qui règne. D’où une instabilité
continuelle à l’échelle des peuples. Les thèses de Kant rejoignent ici celles
de Hobbes, qui dépeint l’état de nature comme un état de « guerre de tous
contre tous ».
Dans ce contexte belliciste, les rares périodes de paix entre les États ne
sont pas durables. Les traités de paix, s’ils ramènent un semblant de stabi-
lité, sont temporaires et les rivalités prennent le pas sur un ordre toujours
précaire. La paix n’est qu’une courte période de transition, une brève « cessa-
tion des hostilités » entre les périodes de guerre. L’état de paix n’est pas naturel.
L’État dans les relations internationales 259

Afin de surmonter cette instabilité permanente, et faire sortir les peuples


de l’état de nature, Kant affirme qu’il faut instaurer un système juridique
permettant d’instaurer une paix perpétuelle. Ce système, similaire au
contrat social, exige une fédération entre les États. Dans le cadre de ce système,
les États peuvent instaurer des coopérations politiques qui se substituent aux
relations belliqueuses. Dans ce système, les États ont intérêt à coopérer : ils
se soumettent à des lois communes supranationales qui favorisent la pacifi-
cation de leurs relations.
Kant distingue cette fédération d’États d’un État mondial. Pour lui,
en effet, l’idée d’un peuple unique, au-delà des particularités nationales, est
intenable. La fédération entre États doit préserver les différences entre les
peuples et leur souveraineté. La fédération est donc une association entre des
États qui ne saurait dissoudre l’identité de chaque peuple dans un ensemble
unique.
Kant précise que l’instauration d’une paix perpétuelle nécessite
une réforme interne des États visant à mettre en place une constitu-
tion républicaine. Pour Kant, la république constitue le seul régime de droit
car seul un gouvernement républicain s’appuie sur une séparation entre le
pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. En effet, un régime despotique (dans
lequel l’exécutif et le législatif s’incarnent dans la volonté du prince) est bien
davantage exposé au risque de la guerre. Le souverain peut en effet décréter
la guerre de manière arbitraire, au détriment de son peuple. Au contraire,
dans un régime républicain, le peuple prend part au pouvoir et ne saurait
vouloir des guerres qui iraient contre ses intérêts et dont il devrait subir les
conséquences. Le passage du despotisme à la république constitue donc une
des conditions essentielles en vue d’une paix perpétuelle.
Kant précise que la fédération d’États dans laquelle régnerait une paix
perpétuelle constitue simplement un « idéal régulateur » vers lequel les peuples
doivent tendre. La paix perpétuelle ne se décrète pas. Elle se construit petit
à petit, à mesure que les relations entre États tendent à s’adoucir. La paix
constitue ici un devoir politique que les hommes ont l’obligation de mettre en
place. Dans ce cadre, soutient Kant, si les régimes républicains ne sauraient
donner une garantie absolue de paix, il s’agit bien cependant des régimes les
moins enclins à la guerre.

ՠ Mots-clés
Paix, guerre, cosmopolitisme, mondialisation, pouvoir, loi, contrat.
260 Chapitre 5 • L’État et la justice

4.4. Au-delà des État-nations : le patriotisme


constitutionnel (Habermas)
À l’époque contemporaine, et dans le contexte de la mondialisa-
tion, l’idée d’une fédération entre États est également défendue pour
des motifs à la fois politiques et économiques. C’est dans ce cadre que
s’est développée au fil du temps la construction européenne. Fervent parti-
san d’une identité européenne transcendant les États-nations, le philosophe
et sociologue Jurgen Habermas a écrit plusieurs ouvrages sur cette question,
notamment La constitution de l’Europe (2012).
Selon Habermas, dans le contexte de la compétition économique
entre les États, l’action politique ne saurait être cantonnée à l’échelle
de l’État-nation. Il importe de l’étendre au-delà des frontières nationales
en créant une « démocratie transnationale ». La mondialisation, soutient
Habermas, a en effet pour conséquence un affaiblissement des États-nations.
S’ils sont isolés, coupés des ensembles transnationaux, les États perdent de
plus en plus la capacité à réguler les marchés par eux-mêmes. Pour faire face à
la mondialisation et aux problèmes qu’elle engendre, les États ont donc intérêt
à s’unir afin de renforcer leur pouvoir sur le plan économique et politique.
Cette convergence des États autour d’un projet commun nécessite
selon Habermas de repenser en profondeur les racines de la citoyen-
neté. C’est pourquoi il défend ce qu’il appelle le « patriotisme constitution-
nel1 ». Selon Habermas, il importe de dissocier la notion de citoyenneté et celle
d’identité nationale. En effet, selon lui, le lien entre l’appartenance civique et
l’appartenance nationale n’est nullement nécessaire, mais constitue le fruit
des hasards de l’histoire. Le lien entre citoyenneté et nationalité, s’il a pu
s’imposer empiriquement au cours de l’histoire, ne s’impose pas cependant
sur le plan conceptuel. Ce lien peut même être perçu comme antagonique,
au sens où la citoyenneté repose sur des principes universels, tandis que la
nation s’ancre dans des appartenances particulières.
Dans le contexte de la mondialisation et de la construction
européenne, il est donc possible selon Habermas de repenser la citoyen-
neté en la « dé-nationalisant ». Le patriotisme constitutionnel vise à faire
apparaître une « identité post-nationale » prenant les traits de l’identité
européenne. Cette identité surplomberait les appartenances nationales et
favoriserait l’émergence d’un sentiment d’appartenance qu’éprouveraient les
citoyens à l’échelle européenne, par-delà les particularismes nationaux. Le
patriotisme constitutionnel s’appuierait alors sur les principes d’une consti-
tution européenne restant encore toutefois à construire.

1. Il est à noter que l’expression « patriotisme constitutionnel » a d’abord été employée


par le philosophe et politologue Dolf Sternberger avant d’être reprise par Habermas.
Voir D. Sterberger, Verfassungspatriotismus, Frankfurt, Insel, 1990.
L’État dans les relations internationales 261

Par ailleurs, souligne Habermas, le patriotisme constitutionnel


est nécessaire au regard des développements du multiculturalisme
dans les sociétés européennes. Il permettrait de rassembler des entités
multiculturelles dans un ensemble unifié. Habermas effectue une distinc-
tion entre l’intégration civique fondée sur les principes universels de la
constitution (égale liberté, publicité…) et l’intégration éthique laissant une
place à la diversité des valeurs, aux différences et aux particularités socio-
culturelles. Ainsi, le patriotisme constitutionnel permettrait aux individus
d’adhérer aux principes universels d’une constitution européenne tout en
conservant des visions éthiques plurielles.
Pour Habermas, une identité européenne peut se construire grâce à la
répétition d’un certain nombre de pratiques communes aux citoyens de l’U.E. :
– L’instauration des partis politiques transnationaux. Ces partis trans-
nationaux auraient une autorité sur les partis nationaux.
– Le développement d’une véritable démocratie européenne qui associerait
les citoyens aux prises de décision. Habermas critique le fait que beaucoup
de décisions du Conseil Européen (réunissant les chefs des États européens)
soient prises à huis clos.
– La pratique régulière du référendum, permettant aux citoyens des nations
européennes de donner un avis commun et donc de développer un sentiment
d’appartenance commune.
– La maîtrise d’un langage commun. Habermas soutient que l’anglais doit
devenir la « seconde première langue » de tous les citoyens européens. Le fait
de communiquer dans la même langue permet de développer des valeurs et
des visions du monde communes.

ՠ Mots-clés
Patriotisme, mondialisation, Europe, nation, démocratie, multiculturalisme.

4.5. Rivalité et conflits entre les États : la guerre


(Clausewitz)
À l’échelle internationale, la puissance politique de l’État se
manifeste également à travers la guerre. C’est ce que montre le général
prussien Clausewitz dans De la guerre (1832).
Pour Clausewitz, toute guerre est d’abord comparable à un duel. En
latin, le mot « bellum » vient de « duellum », qui signifie « duel ». Une guerre
est donc un duel à grande échelle entre des États ou des groupes d’États alliés.
Toute guerre résulte d’une rivalité entre des camps ennemis qui veulent se
vaincre mutuellement. Toute guerre implique aussi ce que Clausewitz appelle
262 Chapitre 5 • L’État et la justice

une « montée aux extrêmes ». Durant la guerre, les ennemis cherchent à s’impo-
ser de manière de plus en plus violente. La guerre est qualifiée d’ « absolue »
quand elle implique à la fois les civils et les militaires des camps ennemis.
Dans toute guerre, les objectifs militaires sont déterminés par
des objectifs politiques. Clausewitz écrit que la guerre est « la continua-
tion de la politique par d’autres moyens ». Les guerres se déclenchent car les
solutions pacifiques, la diplomatie, la négociation n’ont pas pu aboutir. La
guerre permet d’atteindre par la violence des buts que l’action politique non
violente n’arrive pas à satisfaire. Les stratégies dépendent des buts politiques
que veulent atteindre les États.
Par ailleurs, la guerre est un phénomène politique car elle s’effec-
tue selon des règles. Il existe un droit de la guerre qui concerne aussi bien
les civils que les belligérants (asile dans les zones neutres, civils épargnés,
échanges de prisonniers, traitement des prisonniers et des blessés, jugements,
armistice…).
Plus précisément, la guerre vise à satisfaire trois objectifs : 1) détruire les
forces armées de l’ennemi pour qu’il cesse le combat. 2) Conquérir des terri-
toires pour empêcher l’adversaire de réorganiser ses troupes. 3) Faire en sorte
que l’ennemi reconnaisse sa défaite et accepte de signer un traité de paix.
Enfin, pour Clausewitz, la guerre est un phénomène trop complexe
pour être enfermé dans des règles générales. Le déroulement de la guerre
comporte des « frictions », c’est-à-dire des événements imprévisibles, durant
lesquels les théories et les plans d’action se heurtent à la réalité du terrain.
Les stratégies à adopter pour remporter une guerre ne peuvent pas être
connues de manière uniquement théorique. Ils se découvrent sur le champ
de bataille, durant les opérations militaires. Les belligérants doivent donc
sans cesse s’adapter à la réalité du terrain pour gagner la guerre.

ՠ Mots-clés
Guerre, politique, règles.

4.6. La guerre juste (Walzer)


Pour les théoriciens de la guerre juste, certaines guerres sont
légitimes sur le plan légal mais aussi sur le plan moral. C’est ce que
défend Michael Walzer dans Guerres justes et injustes (1999).
La théorie de la guerre juste (déjà présente chez Thomas d’Aquin) occupe
une position intermédiaire entre le pacifisme et le réalisme politique. Pour
les défenseurs du pacifisme, toutes les guerres sont injustes. La non-violence
est un principe inconditionnel. Il ne faut jamais avoir recours à la violence
pour faire aboutir des revendications politiques. Pour les défenseurs du
L’État dans les relations internationales 263

réalisme politique, aucune guerre n’est injuste, même si une guerre peut être
efficace ou inefficace. L’objectif de la guerre, c’est-à-dire la victoire, justifie
tous les moyens pour l’emporter.
Il existe selon Walzer trois domaines à partir desquels on peut détermi-
ner si une guerre est juste ou injuste : en premier lieu, le « Jus ad Bellum »
qui concerne les origines de la guerre. En second lieu, le « Jus in Bello » qui
concerne le comportement des belligérants durant le conflit. Enfin, le « Jus
post Bellum » qui concerne les accords de paix après le conflit.
Conformément au « Jus ad Bellum », une guerre est d’abord juste si elle est
menée pour une cause juste. Ainsi, libérer un État opprimé par un autre État
peut être une cause juste. Envahir un État qui n’a pas déclaré la guerre est
injuste. Une guerre est juste si elle résulte d’une intention juste. Par exemple,
ses véritables intentions ne doivent pas être cachées. Une guerre est juste si
elle est déclenchée avec un espoir raisonnable de succès. Enfin, une guerre
est juste si elle constitue réellement le dernier recours. Il faut que toutes les
autres solutions aient été épuisées, en particulier la solution diplomatique.
Conformément au « Jus in Bello », le déroulement de la guerre doit répondre
à deux principes fondamentaux. Premièrement, le principe de proportionna-
lité : il doit y avoir une proportionnalité entre les pertes et les gains durant
la guerre. Ainsi, le nombre de personnes tuées ne doit pas être dispropor-
tionné par rapport aux objectifs de la guerre. Une guerre juste doit établir
autant que possible une distinction entre les combattants et les non-com-
battants. Walzer fait référence à la « doctrine du double effet ». Selon cette
doctrine, la mort de civils peut être moralement défendable à deux condi-
tions. Premièrement, si elle n’est pas le but d’une action menée durant la
guerre. Deuxièmement, si elle a des effets bénéfiques supérieurs à ses effets
maléfiques (par exemple en termes de vies sauvées).
Enfin, selon le jus post bellum, les traités de paix conclus entre les
puissances ennemies doivent être équitables. Les vainqueurs ne doivent
pas imposer des conditions de paix injustes aux vaincus, par exemple en
exigeant des réparations excessives ou en les privant de droits fondamen-
taux. Cela permet d’éviter des représailles du vaincu et la formation de
nouvelles alliances.
Prenant appui sur ces critères, Walzer critique certaines guerres qu’il
considère comme injustes. Il prend l’exemple de la guerre du Vietnam. Celle-ci
était injuste pour deux raisons. Premièrement, les États-Unis n’avaient pas
une chance raisonnable de succès. Deuxièmement, de nombreux crimes injus-
tifiés contre les civils (viols, meurtres d’enfants…) ont été commis durant
cette guerre, ce qui la rendait illégitime.

ՠ Mots-clés
Guerre, paix, droit, justice.
264 Chapitre 5 • L’État et la justice

ZOOM La Constitution européenne : un projet encore inachevé


Il n’existe pas aujourd’hui de Constitution européenne.
Le 18 juin 2004, les 25 chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne (U.E.)
avaient adopté un traité établissant une Constitution pour l’Europe qui complétait
les accords et les conventions antérieures : il s’agissait du traité de Rome, signé le
29 octobre 2004. Ce traité devait ensuite être ratifié par chacun des États signa-
taires pour entrer en vigueur. Mais il a été successivement rejeté par les électeurs
français et néerlandais lors des référendums du 29 mai et du 1er juin 2005.
Signé le 13 décembre 2007, le traité de Lisbonne est entré en vigueur le 1er décembre
2009. Il a ensuite modifié le traité sur l’Union européenne (TUE) et celui instituant la
Communauté européenne (TCE), rebaptisé traité sur le fonctionnement de l’Union
européenne (TFUE). Il s’agit donc d’un « traité modificatif ». À l’heure actuelle, la
construction européenne ne repose donc pas sur une Constitution unique mais sur
les traités adoptés par les États membres de l’Union : traité de Rome (1957), Acte
unique (1986), Maastricht (1992), Amsterdam (1997), Nice (2001), Lisbonne (2007).

Pistes de réflexion : sujets possibles sur cette partie


• La guerre
• Guerre et paix
• Être patriote
• L’idée d’Europe
• Le cosmopolitisme
• La nation
• Peut-on dépasser l’État-nation ?
• Une société sans conflit est-elle souhaitable ?
265

Schéma

Auteurs Fins principales

Critique d’Arendt Totalitarisme Changer l’homme

Schmitt Dictature Unité et sécurité

Hobbes État gendarme Sécurité

Keynes État-providence Égalité étatique


Nussbaum Capabilités
Rawls Social-libéralisme Liberté et solidarité
étatique
Hayek Libéralisme économique Liberté économique

Tocqueville-Mill Libéralisme politique Liberté politique


et individuelle
Nozick Libertarianisme Liberté
et propriété
individuelle

Intervention
de l’État

Égalité
Marxisme non étatique
Solidarité
Bakounine Anarchisme socialiste non étatique

État fort, État faible


266

Fiches de lecture

FICHE 1 Hobbes, Leviathan1

Présentation générale
Thomas Hobbes (1588-1679) est un philosophe anglais dont la vie a suivi les
rebondissements politiques de son époque et notamment la Grande Rébellion
de 1640 à 1660 qui finit en guerre civile. Il fait alors l’expérience que la division
et la guerre constituent le fond irréductible de l’instauration de l’État.
Pour décrire l’État, Hobbes part de la matière et de l’artisan de l’État :
l’homme. Tel est l’objet des chapitres I à XVI du Léviathan : faire une
anthropologie, c’est-à-dire décrire l’homme. Dans un deuxième moment,
du chapitre XVII à XLIII, Hobbes décrit selon quelles conventions il est fabri-
qué (ce sera l’objet central du chapitre XVII). Si l’homme est la matière de
l’État, il faut aussi prendre ce terme au pied de la lettre car c’est en matéria-
liste que Hobbes reconstruit les grands concepts traditionnels de la philo-
sophie politique : le droit, la loi, la liberté. L’homme est d’abord un corps
matériel mû par sa puissance.
Le plan des quatre chapitres est donc le suivant : le chapitre XIII présente
l’état de misère de la condition humaine qui est cause de l’établissement de
l’État. Les chapitres XIV et XV étudient les lois naturelles qui indiquent
une voie de sortie de l’état de nature. Le chapitre XVI introduit la notion de
personne nécessaire à la génération de l’État (le contrat) et à sa définition
(l’État est une personne artificielle). Enfin, le chapitre XVII constitue l’abou-
tissement du raisonnement de Hobbes car il est question de la génération de
l’État et de sa définition.

Chapitre XIII : De la condition du genre humain à l’état de nature,


concernant sa félicité et sa misère
Le chapitre XIII présente la condition humaine à l’état de nature, c’est-
à-dire la situation dans laquelle se trouvent les hommes en l’absence de
tout pouvoir politique. Toutefois sa démarche n’est pas historique, c’est-à-
dire visant à reconstituer l’homme tel qu’il a vraiment existé. Mais l’état de
nature n’est pas pour autant une pure fiction car certaines situations réelles

1. Hobbes, Léviathan, 1651, chap. XIII à XVII, éditions Gallimard, collection « Folio
essais »
Hobbes, Leviathan 267

correspondent à cet état : Hobbes donne les exemples des « sauvages », fait
référence à la guerre civile ou encore aux relations internationales (les nations
étant entre elles dans un rapport analogue aux hommes dans l’état de nature.
L’état de nature est donc avant tout un concept qui résulte d’une méthode
d’abstraction (des institutions politiques) et qui a une fonction méthodolo-
gique (cause de la génération de l’État).
Comment Hobbes décrit-il l’état de nature ?
Dans l’état de nature, les hommes sont à peu près égaux. Ce principe
d’égalité naturelle exclut que certains hommes, en raison de leurs aptitu-
des, soient naturellement supérieurs et ainsi disposés à gouverner les autres
comme le conçoit par exemple Aristote.
Par conséquent, les individus se retrouvent dans une situation de rivalité
puisque tous les individus ont le même droit naturel sur toute chose. Cela
signifie que tout homme a le droit de s’approprier toutes les ressources néces-
saires pour survivre mais aussi d’user de tous les moyens nécessaires à la
conservation de sa vie, y compris l’usage de la violence. Cela implique le droit
de tuer ceux qui menacent notre vie directement ou indirectement.
Ainsi, on comprend pourquoi l’état de nature est avant tout un état de
guerre de chacun contre chacun. Cet état de guerre ne se réduit pas à un
état actuel de violence permanente mais à une tendance, une menace généra-
lisée d’affrontements possibles. À cela s’ajoutent la crainte de la mort ainsi
que certaines causes passionnelles de l’état de guerre qui sont la rivalité, la
méfiance et la gloire.
Cela a pour conséquence l’absence de relation de justice dans l’état de
nature car la justice suppose la mise en place d’un état social, ce qui n’est pas
le cas à l’état de nature, où n’existe aucune propriété (délimitation entre le
mien et le tien). Le bien et le mal, le juste et l’injuste n’ont de sens que dans un
état social. Or pour Hobbes, il ne peut y avoir société en dehors de la mise en
place d’un État. La justice se résorbe donc dans la légalité. À l’état de nature,
il n’y a ni justice ni injustice.

Chapitre XIV : Des première et seconde lois naturelles,


et des contrats -Chapitre XV : Des autres lois de nature
Les lois naturelles indiquent une voie de sortie de l’état de nature. Il s’agit
de préceptes découverts par la raison et déduites par Hobbes de la nature
humaine et de l’état de nature. Plus précisément, ces préceptes indiquent
la manière dont nous devons agir pour pouvoir préserver notre vie. C’est
pourquoi la théorie des lois naturelles se présente comme une véritable
science morale, décrite dans les chapitres XIV et XV.
Mais attention, elles ne sont pas des lois morales supérieures à celles de
la cité. La loi naturelle prescrit certaines actions dans la mesure où il est
interdit de faire ce qui mène à sa propre destruction mais en aucun cas elle
268 Chapitre 5 • Fiches de lecture

n’oblige effectivement à quoi que ce soit. Dans le chapitre XV, Hobbes affirme
que ces lois obligent in foro interno (dans notre for intérieur) mais n’obligent
pas in foro externo, c’est-à-dire de les mettre en application.

Chapitre XVI : Des personnes, auteurs, et des choses personnifiées


Dans le De Cive, un livre antérieur au Léviathan, Hobbes s’est retrouvé
face à une difficulté majeure en ce qui concerne le fondement de l’obéissance
des sujets. Un pacte de sujétion est insuffisant car l’obligation d’obéir à l’État
reste seulement indirecte : les hommes sont contraints d’obéir car sans l’obéis-
sance l’existence de l’État serait remise en cause et donc par là leur sécurité.
C’est pourquoi Hobbes introduit dans le Léviathan une théorie de la
personne et de la représentation au chapitre XVI.
On parle de personne naturelle, dans le second cas d’une personne
fictive ou artificielle qui parle ou agit au nom d’une autre personne qu’elle
représente en vertu d’un mandat ou d’une autorisation. La personne repré-
sentée est alors considérée comme le véritable auteur des paroles et des
actions du représentant alors que la personne artificielle est simple acteur.
Cette théorie de la personne va alors amener Hobbes à repenser la nature
du pacte fondateur. L’unité entre les volontés individuelles, qui est le seul
moyen d’instaurer la paix, suppose une convention de chacun avec chacun qui
contient 1) un transfert de droit en faveur du souverain ; 2) un acte d’autorisa-
tion en vertu duquel l’auteur se soumet à un représentant, donc à une personne
artificielle, qui tient alors lieu des autres. Cette autorisation d’agir par l’auteur
à destination de l’acteur (l’État) est nommée « pouvoir » [authority].
Cela implique fondamentalement que tout individu qui consent à cette
convention se reconnaît comme l’auteur de tout ce qui est décidé et entre-
pris par l’État et donc par là s’oblige à obéir à ses ordres.

Chapitre XVII : Des causes, de la génération et de la définition


de l’État
Toutes les conditions sont alors réunies pour la génération de l’État par
le pacte social et pour sa définition précise. Tel est l’objet du chapitre XVII
vers lequel les chapitres précédents tendent.
Afin d’obtenir la paix et la sécurité, les individus consentent mutuellement
à renoncer à une partie de leur liberté et de leur droit naturel et à instituer
un pouvoir commun dans le but d’assurer la paix. C’est donc par un contrat
que les hommes consentent à abandonner leur droit naturel qui mène à l’état
de guerre. Ainsi chaque volonté individuelle est ramenée à une seule volonté.
Cette volonté est soit un individu (monarchie) ou une assemblée d’hommes
(et non des hommes). Le contrat fait naître l’État comme une personne dont
Hobbes, Leviathan 269

les individus sont les auteurs. L’État possède alors son autorité en vertu d’un
acte d’autorisation où chacun reconnaît ses actions comme les siennes. On
retrouve la théorie de la représentation politique du chapitre XVI.
Cela dit, on peut alors déduire les propriétés de l’État. L’État est un pouvoir
absolu. Ce pouvoir absolu résulte de l’union de tous en sa personne : ce carac-
tère est absolu du fait qu’une fois instaurée, la souveraineté est indivisible
(elle ne saurait être partagée sous peine de division possible) mais égale-
ment qu’il peut opposer la violence à tous les sujets rebelles qui ne respec-
teraient pas la loi.
Enfin, l’État se voit attribuer la figure biblique (tirée du livre de Job) de
Léviathan qui est un monstre marin terrifiant. Ce qui intéresse Hobbes ce
sont ses caractéristiques : 1) sa puissance : l’État est le souverain, c’est-à-dire
le seul à pouvoir contraindre chacun à agir selon le bien commun. Aucun
autre pouvoir ne peut lui résister ; 2) il inspire la terreur au sens où il est
avant tout un pouvoir de dissuasion et 3) sa mortalité puisque l’État est issu
de l’artifice des hommes.
270 Chapitre 5 • Fiches de lecture

FICHE 2 Huxley, Le Meilleur des mondes1

Le Meilleur des Mondes est un roman dystopique écrit en 1931 par Aldous
Huxley. Il est souvent présenté comme une œuvre hautement visionnaire,
anticipant les développements actuels et futurs des biotechnologies. Huxley
dépeint une société qui devient totalitaire à force de vouloir être parfaite.
L’action se déroule en « l’an 632 de Notre Ford ». Dans le monde décrit par
Huxley, les citoyens vivent au sein d’un État mondial, unifié par la devise
« Communauté, Identité, Stabilité ». Les sociétés anciennes ont été détruites
par la « guerre de neuf ans ».
Une caractéristique majeure de la société est l’artificialisation de la repro-
duction. La reproduction sexuée entre « vivipares » a en effet quasiment
disparu : la majorité des citoyens a des relations sexuelles uniquement pour le
plaisir, accumulant de nombreux partenaires sexuels pour une durée limitée.
Seule une minorité d’individus, les Sauvages, continuent de se reproduire
naturellement. Ils ne font pas partie de l’État mondial et sont parqués dans
des Réserves délimitées par des barrières électrifiées. La majorité des indivi-
dus sont créés dans des laboratoires, en particulier par le biais de l’ectogenèse
(appelée aujourd’hui « utérus artificiel ») et par reproduction à l’identique
(équivalent actuel du « clonage reproductif »). Il est ainsi possible de créer
jusqu’à 96 jumeaux parfaits grâce au « procédé Bokanofsky ». Il en résulte
que les termes « père » et « mère » sont jugés indécents dans cette société
qui érige en modèle une reproduction contrôlée par un eugénisme d’État. Le
roman commence par une visite menée par le Directeur d’un laboratoire par
le « Directeur de l’Incubation et du Conditionnement ».
Dans l’État mondial dépeint par Huxley, le savoir génétique permet d’orga-
niser la société et de sélectionner à l’avance les caractéristiques des futurs
adultes, soumis à un strict déterminisme social et génétique. Ainsi, le sexe
des individus est déterminé à l’avance, de sorte que chacun ait suffisamment
de partenaires durant sa vie amoureuse. De même, les embryons créés en
laboratoires sont soumis à des traitements qui conditionnent leurs goûts et
leurs capacités. Les embryons sont destinés à occuper une certaine position
dans la société (c’est le « Service de Prédestination » qui fixe pour chaque
individu la place qu’il occupera dans la société). C’est ainsi que les embryons
appartenant aux castes inférieures reçoivent des doses d’alcool afin de pertur-
ber leur développement. On les conditionne également à craindre la nature
et les fleurs.
Chacun accepte la place qu’il occupera dans la société grâce aux méthodes
mises en place par le gouvernement. L’obéissance est ainsi obtenue grâce au
conditionnement hypnopédique, consistant à faire répéter aux individus,
dès leur enfance, un ensemble de phrases durant leur sommeil. Ces phrases,

1. Pocket, collection « Best ».


Huxley, Le Meilleur des mondes 271

gravées dans leur mémoire et leur subconscient, leur serviront de guide


durant toute leur existence. D’autre part, les citoyens sont soumis grâce au
Soma, une drogue aux vertus euphorisantes, faisant disparaître les sensa-
tions de chagrin, de tristesse et pouvant même les plonger dans un sommeil
paradisiaque. Par le biais de ces méthodes, l’État mondial fabrique le consen-
tement des individus et les empêche de protester contre le pouvoir en place :

Pour étouffer par avance toute révolte, il ne faut pas s’y prendre de manière
violente. Il suffit de créer un conditionnement collectif si puissant que l’idée
même de révolte ne viendra même plus à l’esprit des hommes. L’idéal serait
de formater les individus dès la naissance en limitant leurs aptitudes biolo-
giques innées.

Déterminés par un tel conditionnement, les membres de la société sont


ainsi scindés en cinq classes : les Alpha, (destinés à constituer l’élite dirigeante
du pays, ils sont beaux et intelligents). Les Bêta (travailleurs intelligents et
instruits, cadres), les Gamma (classe moyenne) et enfin les « Bras », consti-
tués par les Delta et les Epsilon (ces derniers étant petits et laids). Les Delta
et les Epsilon sont produits en série par division cellulaire.
Dans la première partie du roman, se trouve exposés la vie dans L’État
mondial ainsi que les deux personnages principaux, Bernard Marx et Lénina
Crowne. Bernard est un Alpha dissident : il exècre le Soma et préfère « être
lui-même et triste qu’une autre personne qui soit heureuse ». De manière
générale, Bernard conteste les mœurs de l’État mondial. Lénina est quant
à elle une jeune femme Bêta très belle. Le lecteur fait également la connais-
sance d’Helmholtz Watson, maître de conférences au Collège des Ingénieurs
en Émotion et meilleur ami de Bernard. Helmholtz n’est pas un paria, à la
différence de Bernard, même s’il se pose des questions sur l’État mondial.
Bernard et Lénina se rendent dans la réserve des Sauvages, dans laquelle
ils rencontrent Linda, l’amie du Directeur perdue dans la Réserve et dont
elle a eu un enfant, John (qui sera plus tard nommé le Sauvage). Fortement
fasciné par Bernard et Lenina, John les suit à Londres, accompagné de
sa mère. Le choc est alors immense pour le Sauvage lorsqu’il découvre ce
qu’il nomme « ce nouveau monde merveilleux ». L’ampleur du fossé entre ce
monde et la Réserve se dévoile par exemple lorsque le Sauvage déclare son
amour à Lénina. Celle-ci, conditionnée par son appartenance de caste, se
jette alors sur ce dernier pour assouvir ses pulsions sexuelles. Horrifié par
le comportement de Lenina, John la repousse alors avec violence. À la suite
d’une révolte des Deltas (dont John, ulcéré par leur comportement d’indiffé-
rence au moment de la mort de sa mère, a jeté les doses de Soma avec l’aide
Helmhol), John, Bernard et Helmholtz sont convoqués par Mustapha Menier,
l’Administrateur Mondial qui réside en Europe occidentale. Celui-ci refuse
d’autoriser John à revenir à la Réserve car il souhaite en faire un sujet
272 Chapitre 5 • Fiches de lecture

d’expérimentation. Bernard et Helmholtz sont quant à eux exilés en Islande


et aux Îles Falklands, destinations réservées à ceux qui émettent des opinions
dissidentes contre l’État mondial.
John tente de s’isoler de la société dans un phare près de Londres. Toujours
épris de Lénina, il se punit continuellement (physiquement et mentalement)
à cause de cela, et suscite à cette occasion la curiosité des journalistes et
des badauds qui lui rendent visite. Après un ultime acte de violence contre
Lénina (venue avec des curieux), il éprouve une intense répulsion pour son
propre comportement et se pend dans la cage d’escalier du phare.
Le meilleur des mondes a servi de source d’inspiration pour de nombreuses
œuvres littéraires ou cinématographiques s’attachant à dépeindre les dérives
de l’eugénisme et le contrôle par l’État des biotechnologies. Des films comme
Bienvenue à Gattaca, ou la série littéraire Divergente de Véronica Roth, (adaptée
au cinéma) décrivent également un monde totalitaire dans lequel la société
est divisée en groupes strictement contrôlés par l’État.
273

Dissertations

SUJET 1 L’État est-il la condition de l’harmonie sociale ?

Introduction
De manière générale, la notion d’« harmonie » renvoie à l’idée de cohérence,
de stabilité, d’équilibre. En ce sens, on peut parler d’une musique harmonieuse,
ou d’une relation harmonieuse entre des personnes. On emploie l’expression d’
« harmonie sociale » pour désigner le fait que l’ordre règne dans une société,
par exemple quand les membres de cette société sont capables de coexister
de manière pacifique, sans être troublés par des conflits violents, des antago-
nismes, et quand les libertés individuelles sont respectées. L’harmonie sociale
s’oppose donc au chaos social, qui se produit par exemple à l’occasion des
guerres ou des révolutions. L’État, en tant qu’ensemble d’institutions appli-
quant des lois sur un territoire donné, apparaît comme le meilleur garant de
l’harmonie sociale. En instaurant des règles valables pour tous, en faisant
usage de la violence sur ceux qui troublent l’ordre public, l’État serait ainsi
le meilleur moyen de maintenir la stabilité d’une société. Pourtant, cette
vision positive de l’État ne fait aucunement l’unanimité. On peut au contraire
dénoncer le fait que les lois imposées par l’État, lorsqu’elles sont excessives
ou illégitimes, font obstacle à l’harmonie sociale. C’est ce qui se produit par
exemple dans les régimes totalitaires, dans lesquels les libertés fondamen-
tales des citoyens ne sont pas respectées. Cette critique de l’État peut conduire
à l’idée d’une société sans contrainte étatique, ou d’une société dans laquelle
cette contrainte serait extrêmement limitée. Par conséquent, l’État est-il le
moyen ultime pour maintenir l’équilibre dans une société, ou ne risque-t-il
pas au contraire de rompre cet équilibre ?
Afin de répondre à cette question, nous tenterons d’abord de comprendre
comment l’État est présenté comme le garant de l’harmonie sociale. Nous
nuancerons ensuite ce point de vue, en envisageant pourquoi l’État peut au
contraire être un obstacle à l’harmonie sociale. Enfin, nous montrerons les
conditions en vertu desquelles l’harmonie sociale est possible au sein d’un État.
274 Chapitre 5 • Dissertations

I. L’État est une instance de pouvoir dont la finalité est de permettre


l’harmonie sociale

A. L’État est nécessaire pour empêcher le désordre social


Dans l’état de nature, l’harmonie sociale n’est pas possible, car il y a une
situation de guerre de tous contre tous. L’État est donc instauré pour surmon-
ter cette situation conflictuelle et favoriser la paix entre les hommes. C’est
ce que montre Hobbes dans le Léviathan (cf. cours et fiche).

B. Les lois de l’État garantissent l’harmonie sociale


Pour que l’harmonie sociale soit possible, il est nécessaire que l’État
mette en place des lois qui empêchent les hommes de se nuire mutuellement.
Grâce à ces lois, l’État peut rendre la justice et arbitrer les conflits entre les
hommes. (Hobbes, Léviathan).

C. La violence de l’État comme moyen spécifique pour obtenir


l’harmonie sociale
Pour faire régner l’harmonie dans la société, l’État utilise un moyen spéci-
fique : la violence. Max Weber souligne ce point dans Le Savant et le politique.
Encadrée par des lois, la violence d’État permet par exemple de punir tous
ceux qui viennent troubler l’harmonie sociale.

Transition
Le pouvoir excessif de l’État ne risque-t-il pas d’engendrer le désordre
social ?

II. Cependant, l’État peut faire obstacle à l’harmonie sociale

A. État et libertés fondamentales


L’État empêche l’harmonie sociale s’il ne respecte pas les libertés fonda-
mentales des citoyens, comme le rappelle Locke dans le Second Traité du
Gouvernement civil. Pour Locke, si l’État réduit les citoyens en esclavage,
alors la désobéissance civile est permise, afin de rétablir l’harmonie sociale.

B. L’État et les inégalités sociales


Pour Marx (Le Capital), l’État capitaliste favorise les inégalités sociales,
en privilégiant les classes dominantes, au détriment des classes dominées
(les prolétaires). Il faut donc renverser l’État au nom de la société commu-
niste, où l’harmonie sociale prend la forme d’une société égalitaire.
Sujet 1 • L’État est-il la condition de l’harmonie sociale ? 275

C. L’harmonie sociale sans l’État


Pour les anarchistes, l’harmonie sociale peut être atteinte sans l’État. Pour
eux, une société peut se développer harmonieusement sans contrainte de l’État.
C’est le cas par exemple de Bakounine, qui est en faveur d’un anarchisme
collectiviste ou de Max Stirner, qui défend un anarchisme individualiste.

Transition
Toutefois, l’harmonie sociale ne nécessite pas forcément la disparition de
l’État. Ce dernier peut permettre l’harmonie sociale sous certaines conditions.

III. Quelles sont les conditions de l’harmonie sociale ?

A. Un pouvoir de l’État limité


L’harmonie sociale n’est d’abord possible que si l’État n’est pas abusif.
Pour les partisans de l’État minimal, comme Nozick (Anarchie, État, utopie),
l’État peut garantir l’harmonie sociale, à condition que son pouvoir soit
limité (« État minimal »).

B. La séparation des pouvoirs


Selon Montesquieu dans L’Esprit des lois la séparation des différents
pouvoirs et leur équilibre respectif permettent d’éviter tout débordement de
l’État. L’harmonie sociale repose donc sur l’harmonie des différents pouvoirs.

C. État et volonté générale


L’État ne peut permettre l’harmonie sociale que s’il est mis au service
des citoyens. C’est ce que veut faire comprendre Rousseau avec la notion de
volonté générale, dans Le Contrat social. Tant que l’État respecte la volonté
générale, l’harmonie sociale est possible. C’est ce qui distingue une démocra-
tie d’un régime totalitaire.

Conclusion
En définitive, pour déterminer si l’État est une condition de l’harmonie
sociale ou au contraire s’il lui fait obstacle, il importe grandement d’éclaircir
les fondements de l’autorité étatique, ainsi que les circonstances précises dans
lesquelles cette dernière s’exerce. Lorsque les institutions de l’État rendent
possible la coexistence entre les citoyens et empêchent cette coexistence
de dégénérer en conflit, alors l’État constitue bel et bien une garantie pour
l’harmonie sociale. Mais si les règles et les lois fixées par l’État engendrent
la violence et la désobéissance des mêmes citoyens, alors l’harmonie sociale
est grandement menacée voire détruite. Maintenir l’harmonie sociale exige
une régulation de l’État à la fois interne et externe, qui requiert l’interven-
tion des citoyens dans la vie politique.
276 Chapitre 5 • Dissertations

SUJET 2 Désobéir

L’acte de désobéir consiste pour un individu ou un groupe à transgres-


ser des règles, des lois, des principes avec lesquels il est en désaccord. À cet
égard, le fait de désobéir ne se confond pas avec celui de contester ou de protes-
ter. En effet, le contestataire ou le protestataire peuvent critiquer l’autorité
tout en continuant de lui obéir pour des raisons éthiques ou pragmatiques.
L’acte de désobéir implique en revanche de refuser de suivre ce que demande
l’autorité en connaissance de cause. Désobéir peut ainsi avoir pour finalité
de renverser une autorité établie ou de réformer cette autorité, considérée
comme injuste ou inadaptée (en témoigne la désobéissance civile). Quelles
que soient ses intentions, la désobéissance est souvent perçue comme une
menace pour l’unité collective, à grande échelle (État) ou à plus petite échelle
(famille, entreprise…). Dès lors, les partisans de l’autorité établie pointeront
les dangers de la désobéissance au regard de l’équilibre de la société et lui
préféreront les vertus de l’obéissance.
Toutefois, le fait d’obéir de manière inconditionnelle à une autorité soulève
également des difficultés majeures. Une obéissance dépourvue d’esprit critique
traduit en effet l’absence d’autonomie individuelle. De ce fait, lorsqu’une
autorité opprime les individus ou cherche à les détruire, le fait de désobéir
peut alors être perçu comme un droit, voire un devoir.
Le fait de désobéir est-il nécessairement néfaste pour la stabilité sociale,
ou peut-il au contraire être le moteur d’une émancipation à l’égard des formes
les plus problématiques de l’autorité ? Afin de répondre à cette question, nous
envisagerons en premier lieu les critiques de l’acte de désobéir. Nous souli-
gnerons ensuite pourquoi l’acte de désobéir peut permettre d’affirmer l’auto-
rité individuelle et collective. Enfin, il sera possible de considérer en quoi
désobéir peut permettre de mettre en place un nouvel ordre social.

I. Désobéir est bien souvent perçu comme une menace


pour l’équilibre social

A. Désobéir à l’État risque de conduire au désordre


Au chapitre XVII du Léviathan, Hobbes critique la désobéissance à l’État.
En effet, comme il l’explique, les hommes ont passé un pacte avec l’État pour
sortir de la « guerre de tous contre tous » caractérisant l’état de nature. Ils
ont promis, à travers ce pacte, de se déposséder de leur liberté naturelle et
d’obéir à l’État pour obtenir davantage de sécurité. Dans ce cadre, la désobéis-
sance à l’État constitue une rupture de ce contrat aux conséquences néfastes :
elle risque de faire retourner les hommes à l’état de nature.
Sujet 2 • Désobéir 277

B. Désobéir est perçu comme un péril pour l’unité sociale


dans les situations de crise
Certains auteurs soutiennent qu’il importe grandement d’obéir lorsque
l’ordre social est le plus menacé. Ainsi, dans La dictature, Schmitt défend
l’obéissance inconditionnelle à l’État dans les périodes de crise, caractérisées
par une instabilité exceptionnelle de la société. Favorable à ce qu’il nomme la
« dictature commissariale » (le dictateur détient une autorité absolue tant que
la société est en crise), Schmitt rejette toute forme de désobéissance à l’État.

C. Les dangers de l’obéissance inconditionnelle


Toutefois, le fait de ne jamais désobéir à l’autorité s’avère également grande-
ment problématique. C’est ce que soutient Arendt quand elle fait référence à
la « banalité du mal » chez tous les individus qui commettent les pires actes,
et justifient leurs méfaits en affirmant qu’ils ont simplement obéi aux ordres.
En prônant une obéissance aveugle, les régimes totalitaires déshumanisent
les individus, les transformant en automates dépourvus de sens critique. Tel
est le cas par exemple de Eichmann, un des principaux acteurs de la Solution
finale, qui n’a cessé de proclamer qu’il se contentait de faire son devoir.

Transition
Si le fait d’obéir de manière aveugle prive l’homme de son autonomie, celui
de désobéir lui permet au contraire d’affirmer sa liberté et son autonomie.

II. Désobéir pour s’affirmer

A. Désobéissance et liberté
La désobéissance permet à un groupe ou un individu d’affirmer sa liberté,
de prendre ses distances vis-à-vis d’une autorité. Telle est la position des
anarchistes. Ainsi, pour Stirner dans L’Unique et sa propriété, la volonté
individuelle et le pouvoir de l’État sont des puissances ennemies. Dès lors,
la désobéissance à l’État constitue le moyen ultime pour l’individu d’affir-
mer son irréductible indépendance.

B. Désobéissance et relativité des valeurs


En désobéissant, les individus pointent également le fait que les valeurs
prônées par l’autorité ne sont pas absolues, mais au contraire variables et
conventionnelles. Telle est la finalité de la transgression selon les cyniques.
Pour les cyniques, la transgression des règles sociales et morales, le fait
de ne pas obéir aux conventions suivies par la majorité permet à l’individu
d’afficher son détachement à l’égard de ses règles (voir Diogène Laërce, Vies,
doctrines et sentences des philosophes célèbres).
278 Chapitre 5 • Dissertations

C. Désobéissance et reconnaissance
Le fait de désobéir permet aussi l’affirmation de soi. C’est ainsi que pour
Axel Honneth, dans La lutte pour la reconnaissance, les actes de désobéis-
sance permettent aux individus ignorés ou méprisés d’être entendus et rendus
visibles au nom de l’opinion publique. Il s’agit par là même, pour les désobéis-
sants, de reconquérir l’amour, l’estime et le respect dont ils pensent avoir
été privés. Désobéir permet ainsi pour un individu ou un groupe de mettre
en avant les valeurs auxquelles ils tiennent le plus.

Transition
Désobéir ne signifie pas seulement pour les désobéissants contester toute
forme d’autorité, mais au contraire instaurer une nouvelle organisation de
la société.

III. Désobéir permet d’instaurer un nouvel ordre

A. Désobéir pour renverser


Désobéir peut servir à renverser un ordre pour lui substituer un ordre
jugé plus juste. Ainsi, pour Marx et Engels (Manifeste du parti communiste),
seule la révolution, nécessairement violente, peut mettre un terme aux injus-
tices du système capitaliste. C’est ce que soutient également Georges Sorel
dans Réflexions sur la violence quand il en appelle à la « grève générale ».
Désobéir aux règles du système capitaliste aurait ainsi pour but d’instaurer
un nouveau modèle de société, plus égalitaire.

B. Désobéir pour réformer


Le fait de désobéir est aussi mis en avant comme un moyen de réformer
un système injuste au nom de valeurs telles que la liberté ou l’égalité. Tel est
le but de Thoreau lorsqu’il refuse de payer un impôt pour mener la guerre
entre les États-Unis au Mexique. Dans La désobéissance civile, Thoreau précise
que cet acte n’a pas pour but ultime de renverser l’État, mais plus modeste-
ment d’améliorer son fonctionnement.

Conclusion
En définitive, la signification que l’on attribue aux actes de désobéissance
dépend grandement des conditions dans lesquelles ces actes prennent place.
Si le fait de désobéir est souvent perçu comme une menace pour la stabilité
sociale, il ne faut pas oublier qu’il peut aussi être un garant de cette stabilité,
dès que l’autorité s’exerce de manière abusive et dangereuse sur les indivi-
dus. Dès lors, c’est à notre esprit critique, nourri par nos connaissances
éthiques et pratiques, qu’il incombe de déterminer dans quelles circons-
tances le fait de désobéir s’avère problématique ou peut au contraire s’impo-
ser comme un devoir.
279

POUR ALLER PLUS LOIN : L’ÉTAT, LA SOCIÉTÉ,


LE DROIT
Ouvrages classiques et contemporains de référence
• Arendt, Hannah, Le système totalitaire.
• Aron, Raymond, Démocratie et totalitarisme.
• Bodin, Jean Les six livres de la République.
• Burke, Edmund, Réflexions sur la révolution de France.
• Clastres, Pierre, La société contre l’État.
• Clausewitz, De la guerre, Tempus Perrin.
• Constant, Benjamin, Liberté des Anciens et liberté des Modernes.
• Ewald, E., L’État-providence.
• Gellner, Nations et nationalisme.
• Hegel, Principes de la philosophie du droit.
• La Boétie, Discours de la servitude volontaire.
• Lefort Claude, L’invention démocratique.
• Locke, John, Traité du gouvernement civil.
• Machiavel, N., Le Prince.
• Marx, Critique de la Philosophie de l’État de Hegel.
• Rosanvallon, Pierre, L’État en France de 1789 à nos jours.
• Sieyès, Emmanuel-Joseph, Qu’est-ce que le Tiers-État ?
• Strauss, Léo, Droit naturel et histoire.
• Thoreau, Henry-David, La désobéissance civile.
• Walzer, Michael, Guerres justes et injustes.

Ouvrages de synthèse
• Bernardi, Bruno, La démocratie.
• Gaille, Marie, Le citoyen.
• Manent, Pierre, Cours familier de philosophie politique.
• Muller, Jean-Marie L’impératif de désobéissance : fondements philosophiques
et stratégiques de la désobéissance civile.
• Ozer, Atila, L’État.
• Raynaud Philippe et Rials Stéphane, Dictionnaire de philosophie politique.
• Ruby, Christian, Introduction à la philosophie politique.
• Strauss, Leo et Cropsey Joseph, Histoire de la philosophie politique.
• Tereschenko, Michel, Philosophie politique.

Œuvres de fiction
Littérature-Théâtre
• Orwell, 1984.
• Orwell, La Ferme des animaux.
280

• Rand, La Grève.
• Dumas, Les Trois mousquetaires.
• Huxley, Le Meilleur des mondes.
• Kafka, Le Procès.
• Zamiatine, Nous autres.
• Molière, Le Tartuffe.
• Brecht, La Résistible Ascension d’Arturo Ui.
• Shakespeare, Richard III.
Cinéma/séries
• Costa Gavras, L’Aveu (1970).
• Pierre Schoeller, L’Exercice de l’État (2011).
• Charlie Chaplin, Le Dictateur (1940).
• David Fincher, House of cards (série).
• David Benioff et D. B. Weiss, Game of Thrones.
• Luchino Visconti, Le Guépard (1963).
• Florian Henckel Von Donnersmarck, La Vie des autres (2006).
• Adam Price, Borgen (série).
• Éric Benzekri, Baron noir (série).
Chapitre 6
La valeur
de l’œuvre d’art
282 Chapitre 6 • La valeur de l’œuvre d’art

Introduction

« C’est un chef-d’œuvre ! », « C’est splendide ! », « C’est moche ! », « Cela ne


veut rien dire ! ». Tels sont les jugements que l’on peut attribuer aux œuvres
d’art, quelle que soit leur nature : pièce de théâtre, peinture, film, musique,
sculpture, etc. Ces jugements sont formulés par la critique, c’est-à-dire les
spécialistes, ou par les spectateurs « lambda », même si bien évidemment
l’artiste lui-même n’est pas sans viser les effets que procure son œuvre d’art
sur les spectateurs.
De ce fait, les jugements de valeur sur l’œuvre d’art oscillent entre
les deux pôles (comportant chacun des degrés intermédiaires) que sont
d’une part la réprobation et d’autre part l’éloge.
La réprobation consiste à dévaluer l’œuvre d’art, cette dévaluation allant
de l’indifférence à son égard à sa destruction, comme l’attestent les autodafés
nazis de 1933. Cette dévaluation renvoie soit à des non-valeurs sans impact
important sur la vie sociale, soit à des anti-valeurs, contraires aux valeurs
éthiques. En ce sens, l’œuvre d’art peut apparaître comme futile au regard des
besoins humains. Mais elle peut aussi apparaître comme immorale, contraire
aux valeurs éthiques, comme l’indique l’esthétisme prôné par le dandy.
L’approbation de l’œuvre d’art, quant à elle, va du plaisir suscité lors d’une
expérience esthétique jusqu’à sa sacralisation. À cet égard, l’œuvre d’art
peut être valorisée pour la beauté qui la caractérise, le bien qu’elle exalte
ou encore la connaissance qu’elle nous apporte.
Il reste cependant à savoir sur quels critères se fonde cette appro-
bation de l’œuvre d’art : l’agréable, la beauté, la perfection, la vérité,
le bien ? Bien plus, c’est la nature de ces critères qui doit être interrogée. En
effet, ces critères sont-ils intrinsèques à l’œuvre d’art de telle sorte qu’il
existerait des qualités esthétiques dans les œuvres, ou ces critères
sont-ils extrinsèques, résultant d’un acte d’évaluation ? En d’autres
termes, la valeur de l’œuvre d’art est-elle objective ou subjective ? L’enjeu
est donc celui du fondement de la valeur de l’œuvre d’art, sur la base duquel
la reconnaissance de cette valeur est possible. Si la valeur de l’œuvre d’art
est objective, sa reconnaissance repose sur un accès à sa ou ses valeurs.
Mais de tels critères objectifs ne viennent-ils pas restreindre l’éten-
due de ce qui peut être incorporé au champ artistique ? En revanche, si
la valeur est subjective, alors la reconnaissance de cette valeur n’est
en aucun cas assurée puisque les sujets sont tout à fait susceptibles
Introduction 283

de s’opposer à son propos. Et dans ce cas, tout, ou presque, pourrait alors


être érigé en œuvre d’art. Se pose donc la question des limites assignables
au domaine artistique.

Plan

1. La dévaluation de l’œuvre d’art


1.1. L’inutilité de l’art conséquence de l’ennui. (Rousseau)
1.2. Illusion et vanité de l’œuvre d’art (Pascal)
1.3. Industrie culturelle et aliénation de l’œuvre d’art (Adorno, Horkheimer)

2. Les critères de la valeur objective de l’art


2.1. La réussite de l’œuvre d’art est d’ordre technique (Alain, Souriau)
2.2. La vérité comme critère de réussite de l’œuvre d’art. (Aristote)
2.3. Le beau comme critère de réussite de l’œuvre d’art (Panofsky)
2.4. De la beauté au bien : le bien comme critère de valorisation de l’œuvre d’art
(Cavell, Aristote)

3. La valeur subjective de l’œuvre d’art


3.1. L’œuvre d’art comme expression subjective (Proust)
3.2. La valeur esthétique dépend de l’expérience esthétique (Beardsley)
3.3. Le conventionnalisme esthétique (Dickie)

4. L’art et la société : la valeur sociale de l’art


4.1. Art et intersubjectivité (Kant)
4.2. Remise en cause de l’universalité du goût : l’œuvre d’art comme source
de division sociale (Bourdieu)
4.3. Le monde de l’art comme véritable appartenance au monde humain.
(Arendt)
4.4. L’art comme enrichissement de la vie aussi bien individuelle que collective
(Shusterman)
284 Chapitre 6 • La valeur de l’œuvre d’art

1. La dévaluation de l’œuvre d’art


Dans un premier moment, il convient de se demander s’il va vraiment de
soi que l’œuvre d’art possède une quelconque valeur. Objet de rejet, de détes-
tation, d’exaspération, objet dérisoire, l’œuvre d’art peut sembler étrangère
à nos attentes, comme l’atteste une certaine perplexité devant l’art contem-
porain. L’art n’est-il pas un luxe ou un vecteur idéologique dont il faudrait
se passer ?

1.1. L’inutilité de l’art conséquence de l’ennui (Rousseau)


La dévaluation de l’art est d’abord due à son inutilité apparente.
L’utilité est ce qui plaît comme moyen afin d’atteindre une fin. Or, l’art s’oppose
par essence à toute dimension utilitaire. On distingue alors classiquement
l’activité artistique de l’activité artisanale ou technique.
L’activité artisanale peut être assimilée à la sphère sérieuse, néces-
saire du travail, du métier. Sa finalité est alors utilitaire, liée à la satis-
faction des besoins naturels. Le produit de l’artisanat n’est pas une fin en
soi mais un moyen de subsistance, direct ou indirect. Ce qui est produit a
donc certes une valeur d’échange mais surtout une valeur d’usage puisqu’il
est utile au travailleur et au reste de la société. Le menuisier fabrique des
meubles non seulement pour lui-même mais surtout pour les vendre aux
autres membres de la société.
À l’inverse, l’activité artistique est d’abord effectuée pour elle-même
et non en vue d’autre chose. Sa finalité n’est pas externe, utilitaire comme
c’est le cas pour l’artisanat. Au contraire de l’artisan qui cherche d’abord à
satisfaire ses besoins, l’artiste s’adonne à une activité dénaturée, inutile. En
bref, l’art relève du luxe.
Cette distinction permet de comprendre la critique qu’adresse Rousseau
à l’œuvre d’art, et en l’occurrence au théâtre, dans sa Lettre à d’Alembert :

Tout amusement inutile est un mal pour un être dont la vie est si courte et le
temps si précieux. L’état d’homme a ses plaisirs, qui dérivent de sa nature, et
naissent de ses travaux, de ses rapports, de ses besoins ; et ces plaisirs, d’autant
plus doux que celui qui les goûte a l’âme plus saine, rendent quiconque sait en
jouir peu sensible à tous les autres. […] Ainsi voit-on que l’habitude du travail
rend l’inaction insupportable, et qu’une bonne conscience éteint le goût des
plaisirs frivoles : mais c’est le mécontentement de soi-même, c’est le poids de
l’oisiveté, c’est l’oubli des goûts simples et naturels, qui rendent si nécessaire
un amusement étranger.

Cette différence de finalité entre l’art et l’artisanat se manifeste dans la


distinction qu’opère Rousseau entre deux types de plaisir. Dans l’activité
utilitaire, le plaisir ressenti est proportionné et réglé sur le besoin
La dévaluation de l’œuvre d’art 285

naturel. C’est le plaisir simple qui récompense le travail utile, bien fait. Il
se caractérise par une certaine complétude, au sens où il est limité et donc
jamais excessif mais aussi au sens où celui qui jouit de tels plaisirs n’en
cherche pas d’autres ailleurs.
Au contraire, pour Rousseau, l’activité artistique émane de plaisirs
dénaturés puisqu’inutiles, c’est-à-dire dégagés de tout besoin. N’étant
plus réglés sur la nature, ces plaisirs sont potentiellement illimités. C’est pour
cela que l’activité artistique est assimilée généralement à un jeu, c’est-à-dire
une activité qui est sa propre fin : on joue pour jouer, sinon on sort de la sphère
du jeu pour rentrer dans celle du métier. On comprend mieux le qualifi-
catif de « frivoles » pour désigner la superficialité (le jeu marquant
la sortie de la sphère du sérieux) voire la dangerosité de tels plaisirs
(dépendance). Enfin, effectuant la genèse de ces plaisirs inutiles, Rousseau
montre qu’ils naissent non du travail mais de l’oisiveté. Ces plaisirs
sont donc sources de vices car ils tendent à dérégler l’âme en la détournant
des nécessités matérielles et du travail utile.
La conséquence de cette différence entre l’art et l’artisanat, c’est
le rejet social de l’artiste. Ne travaillant pas au sens strict du métier, son
activité n’apporte aucun bénéfice viable à la société. Au mieux, en tant qu’elles
appartiennent à la sphère du jeu, ses œuvres sont des objets de distraction
pour se reposer du travail. Elles apparaissent alors bien futiles comparées aux
besoins vitaux que permet de satisfaire le métier. Cela permet de comprendre
que l’artiste puisse être méprisé socialement jusqu’à être considéré comme
un « parasite » social, vivant au crochet du reste de la société.

ՠ Mots-clés
Utilité, artisan, plaisir, nature, jeu, oisiveté.

1.2. Illusion et vanité de l’œuvre d’art (Pascal)


Outre son caractère inutile, l’œuvre d’art est également dévaluée
car elle détourne les hommes de la vérité. Telle est la thèse défendue par
Pascal dans Les Pensées lorsqu’il écrit :

Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des
choses dont on n’admire point les originaux1.

En prenant l’exemple de la peinture, Pascal dénonce le caractère


illusoire et vain de l’œuvre d’art (en l’occurrence les arts mimétiques
ici) qui par son degré de ressemblance se fait passer pour ce qu’elle n’est
pas, à savoir ce qu’elle représente. La distance entre l’œuvre d’art ressem-
blante et ce à quoi elle ressemble est alors abolie. Autrement dit, la vanité

1. Pascal, Pensées, 40 (Lafuma)


286 Chapitre 6 • La valeur de l’œuvre d’art

consiste dans un premier moment à confondre la copie avec l’origi-


nal. Pascal pointe en creux le pouvoir déformant de l’imagination, cette
« maîtresse d’erreur et de fausseté1 » à l’œuvre dans le processus artistique,
qui nous pousse à prendre les apparences pour la réalité. Ainsi la peinture
déforme le réel puisqu’elle ampute par exemple l’objet réel de la dimen-
sion de la profondeur et en donne l’illusion par le moyen de la perspective.
La relation de ressemblance n’est donc pas la relation d’identité et c’est la
confusion entre ces deux ordres qui est ici vilipendée par Pascal. Sa critique
est donc d’abord ontologique, c’est-à-dire qu’elle renvoie à l’illusion qui fait
passer la copie pour l’original.
À ce reproche ontologique adressé par Pascal à la peinture (et aux arts
mimétiques) s’ajoute chez l’auteur des Pensées une critique d’ordre moral :
la vanité, selon lui, provient aussi et surtout de l’admiration que la ressem-
blance des peintures suscite. L’admiration de la copie, à savoir le plaisir,
la passion, voire la délectation esthétique ressentie à sa contemplation est
bien futiles et vaines. La vanité se trouve dans la disproportion entre
la cause (une simple apparence) et l’effet (une telle admiration). Cette
disproportion entre l’admiration et son objet relève d’une passion critiquée
par Pascal, à savoir la curiosité2. À l’inverse de l’étonnement qui suscite un
intérêt profond pour un objet, la curiosité est l’intérêt dispersé pour les
choses superficielles (ici les copies). La vanité tient alors d’une admira-
tion faussée qui ajoute à la confusion initiale entre la copie et l’original. La
vanité touche d’abord l’artiste (le peintre, ici) qui cherche par le moyen de ses
œuvres à être admiré par les autres. Mais aussi, la vanité touche l’amateur
d’art qui ressent un tel plaisir devant de tels faux-semblants. Cette critique
morale n’est pas sans rapport avec la conception pascalienne du divertisse-
ment selon laquelle les hommes ont tendance à se détourner des véritables
biens de l’existence pour des biens illusoires qui les détournent de leur condi-
tion mortelle. Leurs occupations sont alors frivoles, pures agitations vaines à
travers lesquelles les hommes se fuient eux-mêmes, toujours en avant d’eux-
mêmes, dans un détour sans fin.
La critique pascalienne doit toutefois être précisée. Pascal ajoute que
l’admiration porte sur des copies « dont on n’admire point les originaux ». Il
s’agit donc pour lui d’exclure de sa critique les tableaux dont les sujets sont
des choses dont on admire les originaux, que ces choses soient réelles ou
imaginaires. On peut bien entendu penser à la peinture religieuse ou à l’art
du portrait, représentant le plus souvent des personnes dignes d’admiration
selon les normes de l’époque. Ainsi, pour Pascal, la réprobation de l’œuvre
d’art dépend aussi de la valeur de l’objet représenté. Cette critique n’est
pas sans lien avec la distinction classique (mais discutable) entre un « art
majeur » qui à l’époque de Pascal était représenté par la peinture italienne

1. Pascal, Pensées, 44.


2. Pascal, Pensées, 744-745.
La dévaluation de l’œuvre d’art 287

(Michel-Ange, Raphaël, Le Caravage, Caracci, etc.) et un « art mineur »


représenté par la peinture hollandaise qui montre les objets les plus banals
du quotidien (Vermeer, Rembrandt, Hals, etc.). C’est donc ici la dignité
de l’objet représenté, transférée à sa représentation, qui confère sa
valeur à l’œuvre d’art.

ՠ Mots-clés
Illusion, apparence, vérité, vanité, divertissement, art majeur, art mineur.

1.3. Industrie culturelle et aliénation de l’œuvre d’art


(Adorno, Horkheimer)
La dévaluation des œuvres d’art ne provient pas seulement des proprié-
tés qu’on leur attribue (inutilité, fausseté…) mais aussi de leurs conditions
de production, lesquelles sont socialement déterminées et ont changé durant
l’histoire. Or, l’avènement de la révolution industrielle au xixe siècle a
donné naissance à ce que Adorno et Horkheimer nomment dans La
dialectique de la raison, « l’industrie culturelle1 », à savoir la produc-
tion industrielle des biens culturels à laquelle n’échappent pas les
œuvres d’art.
Pour ces auteurs, les œuvres d’art, soumises à la production de masse,
sont réifiées, c’est-à-dire réduites à des marchandises comme les autres. On
assiste alors à un processus de nivellement, d’uniformisation et de standardi-
sation de ces œuvres qui atteint aussi bien l’art populaire que l’art savant. La
valeur qualitative de l’œuvre d’art laisse place alors à une valeur marchande,
uniquement quantitative. Il est important de mesurer le changement opéré
par le passage à l’industrie culturelle :

Les productions de l’esprit dans le style de l’industrie culturelle ne sont pas


aussi des marchandises mais le sont intégralement2.

S’il existe depuis des siècles un marché de l’art où les œuvres d’art sont
des marchandises faisant vivre les artistes, cette recherche du profit était
selon Adorno indirecte, seconde, au sens où elle ne motivait pas la produc-
tion elle-même (cf. 1.1). Mais avec l’établissement généralisé du capita-
lisme, cette recherche du profit est devenue directe jusque dans l’effet
scrupuleusement recherché des œuvres d’art sur les spectateurs.

1. Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La dialectique de la raison, La production


industrielle des biens culturels, Raison et mystification des masses (traduction
par Eliane Kaufholz).
2. Theodor W. Adorno, L’industrie culturelle, in Communications, 3, 1964, p. 13.
(Traduction Hans Hildenbrand et Alex Lindenberg).
288 Chapitre 6 • La valeur de l’œuvre d’art

Cette extension de l’industrie culturelle a pour conséquence la perte de


l’autonomie des œuvres d’art (et plus globalement du domaine de l’art), la
perte de leur originalité et de leur authenticité qui étaient les trois vecteurs
principaux de la valorisation des œuvres d’art.
En premier lieu, les œuvres d’art perdent leur autonomie, qui consis-
tait à ne pas dépendre des autres sphères de la réalité sociale (par
exemple la sphère religieuse ou la sphère politique), comme cela a été le cas
dans l’histoire. Au contraire, en tant que produits de l’industrie culturelle,
les œuvres d’art sont asservies à la sphère économique qui y voit une
nouvelle manière de faire fructifier le capital. Derrière ce phénomène, c’est la
rationalité technique ou instrumentale, à savoir la mise en place de moyens
adéquats en vue de fins prédéterminées, qui est à l’œuvre.
En second lieu, c’est l’originalité de l’œuvre d’art qui est mise
à mal par l’industrie culturelle. L’œuvre d’art est standardisée,
puisqu’elle s’adresse aux masses, c’est-à-dire à des individus eux-mêmes
indifférenciés.

Le fait qu’elle s’adresse à des millions de personnes impose des méthodes de


reproduction qui, à leur tour, fournissent en tous lieux des biens standardi-
sés pour satisfaire aux nombreuses demandes identiques1.

Destinées aux désirs des consommateurs qui se recoupent, les œuvres d’art
perdent alors leur caractère singulier, pendant du style de l’artiste. Ainsi,
dans l’industrie du cinéma, les personnages sont extrêmement standardisés,
stéréotypés. Les contenus de l’industrie culturelle, destinés à plaire à
une audience très large, sont formatés : on fixe ainsi à l’avance le nombre
de gags, d’effets spéciaux. De la même manière que les différences entre deux
modèles de voitures sont minimes, celles entre deux films produits par les
grands studios hollywoodiens (comme la MGM ou Warner Bros) portent sur
des points mineurs, comme le nombre de stars au générique. Dans ce cadre,
la masse n’est aucunement un acteur de l’industrie culturelle. Au contraire,
ses goûts et ses désirs sont eux-mêmes façonnés par l’industrie culturelle.
Ainsi le consommateur n’est plus qu’un objet, un paramètre parmi d’autres
de l’industrie culturelle2.

1. Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La dialectique de la raison, « La production


industrielle des biens culturels, Raison et mystification des masses » (traduction
par Eliane Kaufholz).
2. C’est pour cette raison qu’Adorno rejette l’appellation de « culture de masse » qui
laisse supposer que la masse est partie prenante dans l’industrie culturelle alors
qu’elle n’en est que la cible.
Cf. Theodor W. Adorno, L’industrie culturelle, in Communications, 3, 1964. p. 13.
(Traduction Hans Hildenbrand et Alex Lindenberg)
La dévaluation de l’œuvre d’art 289

Selon Adorno et Horkheimer le modèle industriel appliqué à l’œuvre


d’art a donc pour conséquence une négation de sa singularité et donc
une homogénéisation de sa valeur. La réification, la transformation de
l’œuvre d’art en marchandise, est ce processus de suppression de la singu-
larité, de l’hétérogène, ce qui n’est autre pour Adorno que ce qui caractérise
les régimes totalitaires.
En dernier lieu, pour expliquer le fait que les consommateurs soient desti-
tués de leur pouvoir de choix, Adorno ajoute que l’industrie culturelle n’est
pas seulement mue par des logiques économiques (recherche de profit), mais
qu’elle est aussi un puissant instrument idéologique (Voir la définition
du terme « idéologie » dans le chapitre 5, « L’État et la justice ») :

Le profit s’est objectivé dans l’idéologie de l’industrie culturelle et parfois s’est


émancipé de la contrainte de vendre les marchandises culturelles1.

C’est donc l’authenticité de l’œuvre d’art qui est ici remise en cause :
elle devient duplice, au sens où derrière l’apparence de gratuité, de
désintéressement, elle dissimule une logique de profit. Elle n’est donc plus
qu’illusion, mensonge. Pour montrer cela, Adorno et Horkheimer prennent
l’exemple des vedettes et stars qui manifestent une personnalité singulière,
libre et naturelle, loin de l’homogénéité qui caractérise la standardisation.
Le public peut donc s’identifier à de telles vedettes et stars afin de consom-
mer leurs produits culturels : films, séries, musiques. Or, il va sans dire que
les vedettes et stars ne sont elles-mêmes que les produits de l’industrie cultu-
relle, et se révèlent en fait être des facteurs d’ajustement de l’idéologie cultu-
relle. Au fond, le culte de l’individualité et de l’originalité devient lui-même
une règle, un standard ! Ainsi derrière les variations de la forme des produits
de l’industrie culturelle (qui peuvent prendre la forme de la singularité ou
de l’authenticité), leur contenu reste toujours homogène et aussi pauvre.
Cette triple dévaluation de l’œuvre d’art (dépendance, standardisation,
inauthenticité) peut être particulièrement illustrée chez Adorno par l’exemple
de la création musicale au sein de l’industrie culturelle2.
Celle-ci se caractérise par la régression de l’écoute et la perte du
goût. En effet, alors que la musique classique et contemporaine suppose une
écoute à la fois cultivée et attentive, issue d’un goût forgé par l’expérience de
l’écoute, la musique légère issue de l’industrie culturelle soumet l’auditeur
à sa forme répétitive (comme dans la musique Pop avec la forme couplet-re-
frain). C’est pourquoi Adorno parle de consommation, d’absorption plutôt
que de goût qui suppose un sujet capable de saisir les nuances et subtilités
de la musique et donc de l’évaluer. Le plaisir ressenti est remplacé par le

1. Theodor W Adorno., L’industrie culturelle, dans Communications, 3, 1964, p. 13.


(Traduction Hans Hildenbrand et Alex Lindenberg)
2. Theodor W Adorno, Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute.
(Traduction par Christophe David)
290 Chapitre 6 • La valeur de l’œuvre d’art

succès commercial de l’œuvre d’art (par exemple le nombre de disques


vendus ou plus récemment de vues sur YouTube). Une attention seulement
distraite suffit alors puisque comme marchandise les œuvres se ressemblent
toutes, de telle sorte qu’il devient difficile de les distinguer afin de les évaluer.
Cela a pour effet que la « valeur » de l’œuvre d’art apparaît avant même que
le produit musical ne soit de facto apprécié par le consommateur. Autrement
dit, avant d’avoir été écouté, le produit musical est apprécié en tant que
marchandise, par exemple par la promotion de la publicité. Le consomma-
teur jouit alors non de l’objet (alors absent) mais de sa valeur d’échange. C’est
le cas des tubes dont le contenu de la chanson se résume selon Adorno à une
autopromotion d’elle-même, « comme si elle l’[son titre] écrivait en majus-
cule1 ». Dans le tube, la forme répétitive coïncide avec son contenu indigent
(parfois réduit au titre de la chanson) comme si le tube s’auto-congratulait
en tant que tube, devenant le modèle musical de l’industrie culturelle.

ՠ Mots-clés
Industrie culturelle, autonomie, authenticité, économie, idéologie.

ZOOM Ulysse et les sirènes


La rencontre entre Ulysse et les sirènes, dans l’Odyssée d’Homère, illustre le carac-
tère séducteur de l’art. Ulysse éprouve l’intense besoin d’écouter le chant des
sirènes. Mais il sait également que ce chant peut être fatal pour ceux qui l’écoutent
en les attirant vers l’île où se trouvent les sirènes. Il trouve donc une solution pour
pouvoir jouir de ce chant sans en subir les néfastes conséquences : il demande à
ses compagnons de se boucher les oreilles avec de la cire et de ramer tandis qu’il
écoute le « chant du plaisir », ligoté au mât du bateau. Cet exemple illustre bien le
pouvoir subversif de l’art. Par le plaisir intense qu’il procure, l’art peut faire succom-
ber les hommes, les égarer, et s’avérer pour cette raison éminemment maléfique.
Dans La dialectique de la raison, Adorno et Horkheimer élaborent une interpré-
tation plus sociologique de cet épisode de l’Odyssée. Selon eux, Ulysse profite de
son statut social privilégié pour pouvoir jouir du spectacle du chant de sirènes. Les
membres de son équipage, eux, sont condamnés à travailler pour le bon plaisir
de leur maître, sans pouvoir partager son plaisir. Pour Adorno et Horkheimer, la
relation entre Ulysse et ses compagnons est similaire à celle entre les bourgeois
qui ont les moyens financiers d’accéder à certaines formes d’art (par exemple les
places dans des salles de concert) et les travailleurs grâce auxquels ces bourgeois
peuvent se payer ces places.

1. Theodor W. Adorno, Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute


(traduction par Christophe David).
Les critères de la valeur objective de l’art 291

Pistes de réflexion : sujets possibles sur cette partie


• Peut-on reprocher à l’art d’être inutile ?
• Avons-nous besoin de l’art ?
• L’art n’est-il qu’un luxe ?
• Artiste et artisan
• L’artiste n’est-il qu’un rêveur ?
• L’imitation
• L’originalité fait-elle la valeur de l’œuvre d’art ?

2. Les critères de la valeur objective de l’art


Nous affirmons souvent que telle peinture, telle pièce de théâtre, tel
morceau de musique sont une œuvre d’art quand ceux-ci sont très réussis et
s’avèrent dignes d’éloge. Inversement, on refusera le terme « œuvre d’art »
pour désigner une production ratée ou de piètre qualité. Cela indique que
le terme « œuvre d’art » est laudatif, empreint de valeur. Une œuvre d’art
nommée ainsi serait donc intrinsèquement et nécessairement réussie1. La
question est alors celle des qualités inhérentes à l’objet d’art qui permet de
l’élever au statut d’œuvre d’art.

2.1. La réussite de l’œuvre d’art est d’ordre technique

2.1.1. Savoir-faire technique (Alain)


L’artiste entretient d’abord un rapport à la matière : la réussite de l’œuvre
dépend avant tout d’une maîtrise technique. N’oublions pas que le terme
« art » comme le terme « technique » renvoient étymologiquement au grec
τέχνη (technè) qui signifie « savoir-faire ». Ce savoir-faire consiste à dompter
la matière mais aussi à savoir utiliser à bon escient les outils (ou instruments)
pour atteindre le but visé. Ainsi, comme l’artisan, le sculpteur doit maîtri-
ser le type de pierre qu’il va tailler, le musicien doit maîtriser son instru-
ment pour jouer une suite de notes, le peintre doit maîtriser la perspective
et le choix des couleurs.
Mais comment s’opère ce savoir-faire technique nécessaire à la création
de l’œuvre d’art ? Alain, dans son Système des Beaux-Arts, chap.7, affirme que
loin d’être un rêveur, l’artiste doit être d’abord artisan. L’imagination,
faculté créatrice, doit se concentrer sur l’objet sous peine de n’être plus que

1. Adorno peut affirmer : « Le concept d’œuvre d’art implique celui de réussite. Les
œuvres d’art non réussies ne sont pas des œuvres d’art ». Cf. Adorno, Théorie esthé-
tique, Vers une théorie de l’œuvre d’art, « Pourquoi l’on peut à juste titre qualifier
une œuvre de belle » (traduction par Marc Jimenez).
292 Chapitre 6 • La valeur de l’œuvre d’art

divagations. Par conséquent, des contraintes objectives sont nécessaires pour


fixer et donner forme à l’imagination. L’artiste doit alors fixer son atten-
tion sur la matière et exercer un va-et-vient constant entre observa-
tion et imagination qui le pousse à inventer ce qui n’est pas encore :

Au reste tant d’œuvres essayées naïvement d’après l’idée ou image que l’on
croit s’en faire, et manquées à cause de cela1 […]

Pour Alain, c’est l’observation qui mène la danse de la création en s’exer-


çant sur le matériau brut. Ce qui est imaginé doit se régler sur ce qui est déjà
là (la matière) ou a déjà été fait. Cette observation de l’objet permet donc de
régler la puissance de création de l’artiste. Alain prend l’exemple du savoir-
faire du sculpteur dont le rapport à la matière est le plus concret (et le plus
proche de celui de l’artisanat).

Chacun sait qu’il y a des effets de nature, formes de pierre, troncs nœud,
nœuds de bois, taches ou fissures, qui présentent par moments ou sous un
certain angle d’étranges figures, mais instables. Sans doute un des mouve-
ments les plus naturels de l’artiste est d’ajouter un peu à la nature et de finir
cette ébauche2.

On voit bien comment s’exerce cette observation qui règle la création de


l’œuvre : avant d’entamer son dessein, l’artiste perçoit dans la matière des
formes en puissance, des esquisses de formes, mais aussi une certaine confi-
guration donnée qu’il continue de développer dans un certain sens. Mais la
forme donnée ainsi développée doit être l’objet de nouvelles observations.
Cette esquisse peut en effet se préciser au fur et à mesure du processus de
création ou bien donner lieu à une nouvelle forme qu’il faut alors développer.
Dans le cas où la matière est vierge (par exemple dans le dessin ou la danse)
c’est le premier trait, le premier mouvement qu’il faut continuer dans une
certaine direction. Dans tous les cas, c’est l’observation qui oriente chaque
nouvelle direction que prend la création.
Les contraintes matérielles sont donc des conditions nécessaires de la
création de l’œuvre d’art. « Il [l’artiste] aime plutôt le métier et lui dit merci.
Heureux qui orne une pierre dure3 ».
En somme, c’est le savoir-faire qui a la primauté sur l’imagination
dans la création. Et ce savoir-faire repose sur l’observation de l’objet
(matière et/ou première esquisse), ce qui permet de donner prise à
l’imagination : l’objet d’abord, l’œuvre ensuite.

ՠ Mots-clés
Artisan, technique, matière, imagination, observation, matière.

1. Alain, Système des Beaux-Arts, VII. De la matière.


2. Ibid.
3. Ibid.
Les critères de la valeur objective de l’art 293

2.1.2. La perfection ou la beauté rationnelle (Souriau)


Pour être réussie, une œuvre d’art n’a pas seulement besoin de manifes-
ter un savoir-faire technique. Elle doit aussi correspondre à une finalité
d’ordre technique, à savoir la perfection. La perfection ici peut être
définie comme la totale adéquation des moyens conformément à une fin.

Chaque fois qu’une chose nous apparaît comme étant ce qu’elle doit être,
comme possédant toutes les qualités qu’elle puisse avoir, comme répondant
à un idéal défini, comme réalisant le type de son espèce, nous en sommes
étonnés, charmés […]. Telle est notre tendance à admirer toute perfection1.

Pour Souriau, la beauté rationnelle ou perfection correspond à l’optimum


d’accomplissement d’une fin. Ainsi, plus un objet remplit sa fonction, plus il
sera considéré comme parfait et donc réussi. Cette excellence ne concerne
pas seulement l’œuvre d’art mais aussi et surtout les objets techniques.

Une belle hache, c’est une hache solide, tranchante, bien en mains ; chacune
de ses qualités pratiques, qui vont dans le sens de son utilité, tend à lui donner
la valeur esthétique qu’un tel instrument comporte2.

Toutefois, Souriau insiste sur le fait que considérer un objet comme


parfait repose sur l’apparence de perfection plutôt que sur la perfec-
tion réelle. La perfection, et plus encore dans le domaine artistique, doit
être avant tout manifeste pour être considérée et par là même constituer
un critère de réussite de l’œuvre d’art. Pour être admirée, la perfection d’un
objet n’a pas besoin d’être réalisée, effectuée mais elle doit apparaître comme
possible. Pas besoin d’utiliser la hache pour se rendre compte de sa perfec-
tion mais il suffit de saisir le rapport entre ses parties et son usage possible
pour admirer sa perfection.
Il faut toutefois distinguer l’utilité de la perfection. En effet, l’uti-
lité répond à une finalité qui est uniquement extérieure à l’objet alors que la
perfection relève aussi d’une finalité intérieure. La perfection désigne selon
Souriau ce lien organique des parties qui convergent comme moyens en
vue d’une fin. Elle correspond alors à un principe d’économie, selon lequel
il faut privilégier le moins de moyens possible pour satisfaire la fin visée.
Autrement dit, il s’agit de faire mieux avec moins.
Cependant, la distinction entre utilité et perfection n’est pas une
différence de nature mais plutôt de degré et de contexte. Est utile ce
qui permet la satisfaction de besoin, mais dans le cadre d’une stricte écono-
mie de moyens. La perfection, quant à elle, commence là où sont dépas-
sées les strictes nécessités vitales. La perfection répond donc à des intérêts

1. Souriau, La beauté rationnelle, Deuxième partie : Détermination de l’idée de beau,


chap II. : La perfection et la beauté, § 1.
2. Souriau, La beauté rationnelle, Deuxième partie : Détermination de l’idée de beau,
chap.V. : Valeur esthétique de la finalité, § 2.
294 Chapitre 6 • La valeur de l’œuvre d’art

supérieurs. Mais elle renferme également une disposition optimale des


parties en vue de cet intérêt supérieur. Dans l’art, ce principe d’écono-
mie se concrétise par une recherche de la sobriété, voire un certain
dépouillement par opposition à la prolifération de l’ornement. On peut
prendre l’exemple de l’architecture ou encore le design où les formes épurées
servent la finalité manifeste. Dans ces cas de perfection manifeste, « rien
n’est sacrifié à l’apparence1 ».

ՠ Mots-clés
Beauté, technique, perfection, utilité.

2.2. La vérité comme critère de réussite de l’œuvre d’art


(Aristote)
Le problème de la perfection, c’est qu’elle suppose la connaissance de
la fin à laquelle les parties de l’œuvre doivent être adéquates. Apprécier la
perfection de l’œuvre d’art consiste alors à en reconnaître l’essence, c’est-
à-dire la vérité.
Mettre en exergue la vérité est alors spécifiquement le propre des arts
mimétiques, qui ont pour fin l’imitation du réel, que ce soit dans la peinture,
au théâtre, la sculpture, etc. Le critère de réussite des arts mimétiques
est de produire un équivalent de ce que l’on pourrait apercevoir si on
présentait la chose elle-même plutôt que son image. Songeons à l’exemple
célèbre de Zeuxis, peintre grec de l’Antiquité qui représentait des raisins si
ressemblants que des oiseaux venaient les picorer. On peut ici reprendre la
critique pascalienne de la mimesis qui ne fait que reproduire les apparences
dans le but de nous tromper et nous détourne par-là de la connaissance2.
Cependant, la mimesis ne se résume pas à la simple imitation des
apparences. Elle n’est pas le repoussoir de la connaissance mais peut aussi
représenter l’essence des choses, d’où procède la valeur cognitive de
l’œuvre d’art. C’est la thèse d’Aristote dans la Poétique, IV. Aristote fonde sa
conception de la mimesis dans la nature de l’homme puisque les hommes ont
dès l’enfance une tendance à imiter. L’enfant imite les gestes de ses parents,
répète les mots proférés.

1. Souriau, La beauté rationnelle, Deuxième partie : Détermination de l’idée de beau,


chap.V. : Valeur esthétique de la finalité, § 2.
2. Cf. supra 1.2.
Les critères de la valeur objective de l’art 295

Imiter est en effet, dès leur enfance, une tendance naturelle aux hommes – et
ils se différencient des autres animaux en ce qu’ils sont des êtres fort enclins
à imiter et qu’ils commencent à apprendre à travers l’imitation – comme la
tendance commune à tous, de prendre plaisir aux représentations1.

Pour saisir la dimension d’apprentissage dans l’imitation, il ne faut pas


réduire celle-ci à un simple mécanisme passif de reproduction des apparences.
Il y a dans l’imitation un acte de connaissance car elle suppose un
écart, une distance avec l’objet imité. L’imitation, à proprement parler,
ressemble et diffère de l’objet imité, représenté. Ainsi l’enfant, en imitant,
met en exergue les ressemblances et les différences par rapport au modèle.
Il dégage ainsi par abstraction la forme, l’essentiel de l’objet imité en
mettant de côté les différences inessentielles. Or, dégager l’essentiel en
le séparant du contingent (l’inessentiel) n’est rien d’autre que l’opération
de connaître que l’on retrouve dans la définition. En effet, définir revient à
faire le tri entre ce qui est essentiel à la définition (en dégageant le genre, par
exemple « animal », et la différence spécifique comme par exemple « ration-
nel ») et inessentiel. Bien entendu, il ne s’agit pas dans l’imitation de définir
littéralement, mais l’opération est analogue à celle de la définition. On peut
prendre l’exemple du dessinateur qui en quelques traits rend l’essence d’un
personnage ou d’un événement. Alors, il connaît.
Par conséquent, le plaisir du spectateur face à une œuvre d’art provient
du fait de connaître. C’est l’acte de mise en relation entre la représentation
et l’objet représenté. Le véritable plaisir de l’imitation est celui de la
reconnaissance qui prend la forme du jugement suivant : « tiens, ceci est
X ». Et cet acte de reconnaissance donne lieu à un plaisir qui peut tout aussi
bien concerner les choses qui nous font habituellement horreur : animaux
dangereux, monstres, cadavres, etc2.
Loin de se cantonner à l’apparence des choses, l’imitation peut rendre
compte de leur essence, de ce qu’elles sont, ce qui n’est pas sans procurer
un certain plaisir.

ՠ Mots-clés
Imitation, représentation, apparence, essence, vérité, plaisir.

1. Aristote, Poétique, IV, 48b4 (traduction par M. Magnien).


2. Aristote prend avant l’heure le contre-pied de la position de Pascal pour qui l’admi-
ration ressentie à l’imitation des choses que l’on rejette habituellement n’est que
vanité.
296 Chapitre 6 • La valeur de l’œuvre d’art

DÉFINITION
‫ ڀ‬Représentation
Représenter c’est rendre présent à nouveau (d’où le préfixe « re ») et d’une autre
manière que le représenté quelque chose d’extérieur, que cette chose existe ou
pas (Louis XIV ou Zeus) sous forme d’un objet sensible (peinture, sculpture, litté-
rature, musique, etc.).
Représenter s’oppose alors au fait de présenter puisque l’objet représenté doit
être absenté pour qu’il y ait représentation. Dans l’histoire de l’art, la représen-
tation a été rabattue pendant des siècles sur l’imitation qui consiste à reproduire
de la manière la plus exacte possible la nature : c’est la mimesis. Toutefois, cette
réduction a été vivement critiquée dès la fin du xixe siècle. En effet, d’une part, elle
est difficilement généralisable : tous les arts sont-ils mimétiques ? L’architecture, la
musique ne semblent pas a priori des arts mimétiques. D’autre part, la représen-
tation mimétique a été fortement critiquée par le mouvement de l’abstraction en
art. Avec l’abstraction l’art n’est plus figuratif, il n’est pas sûr qu’il représente bien
quelque chose. C’est en 1910 que le peintre Kandinsky peint la première aquarelle
abstraite. Kandinsky se rend compte que les formes et les couleurs peuvent être
disposées librement sans représenter quelque chose. Mais il va plus loin : ce
rapport de représentation nuit à ses tableaux. Il ne faut donc plus, afin de libérer
la peinture, représenter un objet. Le but est alors d’atteindre la peinture pure. On
assiste alors à un retournement sans précédent dans l’histoire de l’art : les formes
et les couleurs ne sont plus les moyens pour représenter un objet mais deviennent
elles-mêmes des objets. L’objet de Kandinsky est par exemple de peindre la couleur
pour elle-même : du jaune.

2.3. Le beau comme critère de réussite de l’œuvre d’art


(Panofsky)
La perfection d’ordre technique, c’est-à-dire la conformité des parties à
une fin, ainsi que la vérité, à savoir la conformité non plus à une fin mais
à une essence, ne restent cependant que des critères de réussite externes à
l’objet. Pour rendre compte de la pleine réussite de l’œuvre d’art, il convient
d’en extraire les critères internes. Tel est le critère de la beauté. Dans le
modèle classique de l’œuvre d’art, la beauté réside dans la forme de
l’objet représenté en tant qu’elle manifeste dans le sensible un ordre
interne. Cet ordre concerne une certaine proportion entre les parties
et le tout mais sans que cette proportion soit finalement rapportée à une
fin externe comme c’est le cas dans la perfection. Cet ordre vaut alors pour
lui-même et non en vertu d’autre chose.
Les critères de la valeur objective de l’art 297

Cet ordre entre les parties et le tout commence par la répétition (par
exemple celle d’un même motif sur les tapisseries), la symétrie (répartition
de différents éléments selon une référence), pour culminer avec l’harmo-
nie (mise en concordance d’éléments, y compris à première vue incommen-
surables). Ainsi dans la beauté classique qui court jusqu’à la Renaissance,
c’est surtout l’harmonie qui joue le rôle de critère ultime de la beauté.
Prenons l’exemple de la musique. Pythagore découvre des rapports entre
les sons, la vibration de l’air et le diamètre des cordes. Il met alors en avant
le rapport des sons entre eux avec les nombres : c’est l’harmonie musicale.
Cette conception de l’harmonie se poursuit avec la découverte du nombre d’or
que l’architecte de l’Antiquité Vitruve rapproche des proportions du corps
humain. En effet, selon la célèbre illustration qu’en fit Léonard de Vinci, si
on considère le nombril comme centre du corps humain, celui-ci s’inscrit à
la fois dans un cercle et un carré, ce qui permet d’en retirer les rapports de
proportion entre les membres du corps humain.
Cet art des proportions donne lieu à une véritable science de la
beauté de laquelle il est possible de tirer les grandes règles du modèle
classique de la beauté que l’on nomme des « canons de beauté ». Cette
théorie des proportions établit en effet un certain ordre, à savoir des relations
mathématiques entre les différentes parties d’un être, qui est le plus souvent
humain.
Or cette théorie des proportions doit cependant être précisée. En effet, la
beauté, entendue comme un certain rapport de proportion entre des parties
hétérogènes est d’abord perçue par l’intermédiaire des sens. Ce qui implique
un réajustement à l’œil humain.
C’est pourquoi l’historien et philosophe de l’art Erwin Panofsky1
distingue deux types de proportion : d’une part, la proportion objec-
tive, c’est-à-dire celle de l’objet représenté avant sa représentation ;
d’autre part, la proportion technique caractérisant la représentation
artistique de l’objet. Ces deux types de proportion ne coïncident pas pour
différentes raisons.
Par exemple, souligne Panofsky, il importe de prendre en compte les
conditions de la perception et en particulier de la vision du spectateur. Il
faut ainsi modifier les proportions objectives qui apparaissent défor-
mées du point de vue du spectateur afin de les ajuster à son point de
vue. Tels sont les ajustements eurythmiques, concernant l’équilibre perçu
des parties. C’est ainsi que dans un souci d’ajustement par rapport au point
de vue du spectateur, l’Athéna de Phidias placée en hauteur, a été représen-
tée de telle sorte que le haut de son corps soit objectivement trop petit par
rapport au bas.

1. Panofsky, L’œuvre d’art et ses significations, Deuxième partie : l’évolution d’un schème
structural, L’histoire de la théorie des proportions humaines conçue comme un
miroir de l’histoire des styles (traduction par Marthe et Bernard Teyssèdre).
298 Chapitre 6 • La valeur de l’œuvre d’art

En outre, la théorie organique des proportions qui dispose chaque partie


en fonction du tout ne s’opère pas en fonction d’une norme globale (un étalon
unique pour proportionner toutes les parties entre elles) mais de proche en
proche, c’est-à-dire de partie à partie. Par exemple, selon Polyclète, célèbre
sculpteur de l’Antiquité, il s’agit pour rendre belle sa statue de considérer
le juste rapport d’un doigt avec un autre doigt, puis des doigts avec la main,
de la main avec le bras, enfin du bras avec le corps entier.
Il en résulte que la belle proportion qui définit la beauté harmo-
nieuse n’a rien d’un rapport seulement mécanique mais plutôt d’un
rapport de type organique, selon un principe de différenciation progres-
sif entre parties hétérogènes.

ՠ Mots-clés
Beauté, symétrie, harmonie, proportions.

2.4. De la beauté au bien : le bien comme critère


de valorisation de l’œuvre d’art
La manifestation d’un ordre, d’une harmonie se prolonge dans le rapport
de l’œuvre d’art au bien. Ce dernier constitue lui-même la manifestation d’un
certain rapport entre des individus au sein de la communauté humaine. Par
analogie, on parle de rapport harmonieux pour désigner des rapports justes
et moraux entre les hommes. Ainsi une proximité peut apparaître entre le
beau idéal et les idéaux moraux de l’homme. C’est pourquoi nous désignons
spontanément des actions morales comme belles.

2.4.1. L’œuvre d’art comme éducation morale : l’exemple du cinéma


(Cavell)
L’art ne nous confine pas seulement dans un monde imaginaire, parallèle
au nôtre. Il s’inscrit aussi de plain-pied dans le monde réel et a fortiori dans
nos vies. C’est le cas du cinéma : il est indéniable, en effet, que les trames
de nos vies s’entremêlent à celles des films que nous avons visionnés.
Toutefois, le rapport au monde que nous offre le cinéma est d’un type
spécifique. Il n’est pas la copie conforme de la réalité perçue. La perception
cinématographique a la particularité d’évincer le spectateur. Projeté sur un
écran, le monde nous est certes donné, mais sans nous.
Cavell, dans Le cinéma nous rend-il meilleur1 ?, peut en ce sens réinsé-
rer l’expérience cinématographique dans ses analyses sur le scepti-
cisme ordinaire. Le scepticisme ordinaire consiste non à douter des

1. Cavell, Le cinéma nous rend-il meilleurs ?, III. Ce que le cinéma sait du bien (traduction
par Christian Fournier et Elise Domenach).
Les critères de la valeur objective de l’art 299

faux-semblants de notre expérience (tel est le doute philosophique) mais


plutôt à manquer cette expérience ordinaire (tel est le doute existen-
tiel). En effet, ce que montre Cavell, c’est que nous avons tendance à
fuir notre ordinaire, ce qui est là, devant nos yeux. Ce qui est le plus
évident est donc en même temps le plus obscur. Ainsi, nous confrontons-nous
réellement au monde et aux autres ? Sommes-nous réellement les auteurs
de nos paroles et de nos actes ? C’est en absentant le spectateur du monde
projeté que le cinéma peut révéler notre scepticisme ordinaire par un effet
de miroir. La séparation entre le spectateur, le monde et les autres est à cet
égard une condition du médium cinématographique.
C’est ainsi que le cinéma invite le spectateur à reconnaître son
scepticisme ordinaire. Il peut alors jouer le rôle d’éducation morale,
non pas à des devoirs et des principes moraux abstraits (ce qu’il faut
faire ou ne pas faire) mais à une morale ordinaire qui sous-tend toutes
nos pratiques. Tel est le perfectionnisme défendu par Cavell sous le patro-
nage d’Emerson.

En tant que perfectionnisme, cette conception aura quelque chose à voir avec
le fait d’être fidèle à soi-même […] avec le souci de soi, donc avec une insatis-
faction, parfois avec un désespoir envers le moi tel qu’il est ; donc il aura à voir
avec un progrès, dans la culture de soi et avec la présence d’un ami, d’une
sorte ou d’une autre, dont les mots auront le pouvoir de guider ce progrès1.

Ce qui est visé ici, c’est l’amélioration du sujet dans son rapport à
soi et aux autres. Cette amélioration ne vise pas un objectif précis, mais
réside plutôt dans le fait même de s’améliorer. Il ne s’agit donc pas d’un chemi-
nement consistant à s’adapter et à répondre à des normes sociales établies.
L’amélioration, ici, passe notamment par la conversation morale, qui
consiste à se confronter ou se re-confronter à l’autre.
Cavell, pour illustrer ce phénomène, prend l’exemple des comédies du
remariage, ces comédies hollywoodiennes qui sont sorties au cinéma entre
les années 1934 et 1945 (dont le modèle-type est Philadelphia story de George
Cukor sortie en 1940). Cavell les distingue des comédies classiques. En effet,
la comédie classique met en scène un jeune couple qui surpasse les obstacles
pour se marier à la fin. En revanche, les comédies du remariage dépeignent
un couple arrivé à un certain point de sa vie (la séparation) où il s’agit de
réaffirmer le lien initial en se confrontant à nouveau au monde ordinaire.
Cela passe alors par le fait de surmonter cette perte de l’autre effacé par
l’habitude et de se donner une seconde chance afin de se retrouver.
Dans la perspective du perfectionnisme moral, les comédies du
remariage montrent que l’individu ne peut réaliser son moi et donc
trouver le bonheur qu’en étant reconnu par l’autre, et ce en projetant

1. Cavell, Le cinéma nous rend-il meilleurs ?, III. Ce que le cinéma sait du bien (traduction
par Christian Fournier et Elise Domenach).
300 Chapitre 6 • La valeur de l’œuvre d’art

une autre perspective à travers laquelle il est possible de retrouver


le monde et les autres. La conversation morale joue alors un rôle majeur
dans ces retrouvailles, dans la quête de perfectionnement et l’amélioration
des individus. Ainsi, pour Cavell, ce que dévoilent les comédies du remariage,
c’est l’exigence fondamentale de se rendre intelligible à l’autre. Telle est la
condition première de toute conception morale. Ce sont donc les confronta-
tions quotidiennes, empreintes de malheur et de tristesse, que mettent
en exergue ces comédies.

ՠ Mots-clés
Cinéma, scepticisme, existence, ordinaire, représentation, conversation,
perfectionnisme.

2.4.2. L’œuvre d’art et processus de moralisation : l’épuration


des passions (Aristote)
Comme le montre le cas des comédies du remariage, l’art ouvre donc la
voie à un processus de moralisation des individus en les confrontant
à des intrigues dans lesquelles se jouent des questionnements analo-
gues à ceux qui ponctuent leur propre vie. C’est ce que souligne Aristote,
dans sa Poétique, au sujet de la tragédie :

La tragédie est une représentation […] qui par la mise en œuvre de la pitié et
de la frayeur, opère l’épuration de genre de ce genre d’émotions1.

La fonction morale de la tragédie consiste dans son pouvoir de susci-


ter certaines émotions (ici la pitié et la frayeur) et a pour fonction de les
purifier en les retournant en plaisir (ce processus est spécifique à la tragé-
die selon Aristote, mais il est exportable à d’autres arts comme la musique).
Pour Aristote, ces deux émotions propres à la tragédie sont complémen-
taires : d’une part, la pitié, concerne l’identification imaginaire du specta-
teur à la souffrance d’autrui ; d’autre part, la frayeur porte sur le rejet de ce
qui pourrait très bien arriver au spectateur.
Or, dans le dispositif tragique, la douleur ressentie par le spectateur
(frayeur et pitié) laisse place à du plaisir. Tel est précisément l’effet
cathartique de la tragédie qui consiste à neutraliser ces émotions
par l’intermédiaire de la représentation. Le spectateur appréhende à
travers le dispositif tragique (et notamment les nombreuses péripéties et
retournements de situations du héros qui le mènent au malheur) la nécessité
de l’enchaînement des faits représentés sur scène. Il comprend et ressent
alors un plaisir d’ordre intellectuel.

1. Aristote, Poétique, VI, 49b27 (traduction M. Magnien).


Les critères de la valeur objective de l’art 301

Par ailleurs, à la manière d’une purgation médicale, l’effet cathartique


consiste dans le soulagement qui suit la tension tragique, point culmi-
nant de la tragédie. Le spectateur, en s’identifiant au protagoniste ballotté
par le sort, ressent alors la pitié et la frayeur (présentes en lui à l’état latent)
et peut durant la représentation évacuer de telles tensions psychiques. La
résolution de la tension tragique vide alors le spectateur de nombreuses
émotions, au-delà de la pitié et de la frayeur.
Enfin, la tragédie possède aussi une dimension morale grâce à
l’identification du spectateur au héros. Pour cela, le poète tragique doit
satisfaire quelques principes1. Ainsi, souligne Aristote, les hommes bons
ne doivent pas passer du bonheur au malheur car cela ne susciterait ni pitié
ni frayeur mais de la répugnance. Les méchants ne doivent pas passer du
malheur au bonheur car dans ce cas l’identification ne pourrait fonction-
ner. C’est pourquoi la tragédie met en jeu un homme intermédiaire, ni bon,
ni mauvais auquel le spectateur peut s’identifier et qui passe du bonheur au
malheur en raison d’une faute morale. Il est d’abord ignorant de cette faute,
mais au gré des péripéties, il la reconnaît et finit par en assumer la respon-
sabilité. C’est le cas d’Œdipe qui se repent à la fin d’Œdipe-roi de Sophocle.

ՠ Mots-clés
Morale, plaisir, catharsis, purgation, passion.

Pistes de réflexion : sujets possibles sur cette partie


• Art et technique
• L’œuvre d’art se réduit-elle à sa beauté ?
• La beauté
• L’imitation
• Art et réalité
• L’art nous éloigne-t-il de la réalité ?
• Art et imagination
• L’art peut-il se passer de règles ?
• L’art engagé
• L’œuvre d’art a-t-elle une portée morale ?

1. Aristote, Poétique, XIII, 52b28 (traduction M. Magnien).


302 Chapitre 6 • La valeur de l’œuvre d’art

3. La valeur subjective de l’œuvre d’art


Le modèle classique de l’art, qui fait reposer la valeur de l’œuvre d’art sur
des critères objectifs (savoir-faire, vrai, beau, bien) pouvant être ramenés à
des normes, reste au fond rationaliste.
À partir du xviii e siècle, la prise en compte de la sensibilité fait
vaciller ce modèle classique. La sensibilité réside alors avant tout dans
l’expression de la subjectivité de l’artiste et du spectateur, laquelle est censée
rejoindre celle de l’artiste. L’œuvre d’art donne lieu à une évaluation de la
part du spectateur qui ressent ou pas certaines émotions face à elle. Mais si
la valeur d’une œuvre est relative à chaque spectateur, alors peut-on encore
dire que cette valeur existe ?

3.1. L’œuvre d’art comme expression subjective (Proust)


L’œuvre d’art nous révèle la réalité telle qu’elle est perçue par
l’artiste, en deçà de la perception ordinaire. Telle est la thèse de l’écri-
vain Marcel Proust dans Le Temps retrouvé : « la vraie vie c’est la littéra-
ture » affirme-t-il. En première analyse cette thèse peut « choquer » le sens
commun car le plus souvent il conçoit l’art, et en particulier la littérature,
comme une invention de mondes imaginaires qui entrent en concurrence
avec notre monde « réel ».
Or, ce que nous dit Proust c’est que l’art nous donne accès à ce qu’il nomme
la « vraie vie ». Cette « vraie vie » que nous révèle l’art n’est cependant pas la
réalité commune dans laquelle quotidiennement nous nous trouvons. Ainsi
ce que nous nommons communément « réalité » n’est pour Proust

qu’un déchet de l’expérience à peu près identique pour chacun […] Mais
était-ce bien cela la réalité1 ?

La réalité véritable, « la vraie vie », n’est pas la réalité conventionnelle qui


est nécessitée par la vie en commun. En effet, pour nous faire comprendre
et pour comprendre les autres, nous utilisons des mots qui ne renvoient
qu’à la surface utilitaire des choses et non à ce qu’elles sont profondément.
L’artiste doit donc se détourner du monde commun et ne pas se contenter de
l’expérience ordinaire. Au contraire, selon Proust, l’artiste doit creuser les
impressions qu’il reçoit en deçà de la réalité conventionnelle et superficielle.
Il doit approfondir ses sensations pour découvrir « la différence qualitative
qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde ». Dès lors, l’œuvre d’art
ne nous révèle pas tant l’intériorité de l’artiste, sa sphère personnelle, que
son rapport intime au monde.

1. Proust, Le temps retrouvé.


La valeur subjective de l’œuvre d’art 303

Dans la perspective proustienne, l’art est avant tout une question de vision
et non de savoir-faire technique. L’artiste est celui qui sait voir la réalité telle
qu’elle est pour lui en deçà de notre perception ordinaire, enfermés que nous
sommes dans nos habitudes, rendus aveugles par l’écume des jours. Quelques
images « vraies » se présentent bien ça et là chez tout individu mais nous n’y
faisons pas attention car celles-ci ne sont pas exploitées, développées. Elles
se muent davantage en « clichés », c’est-à-dire en images collectives, qui
encombrent notre esprit.

Cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi
bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent
pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui
restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas « développés1 ».

Il faut ici noter le vocabulaire de la photographie : « clichés », « développés ».


L’artiste voit, enregistre, développe, révèle ce qui fait son monde singulier,
sa vie. Pour cela, il s’agit d’aller à rebours de ses habitudes, des conventions
du langage impliquées par la vie en communauté, et de recueillir les impres-
sions vraies qui sont autant de signes que l’artiste doit éclairer et déchiffrer.
Il s’agit bien d’un travail long et difficile et non d’une révélation immédiate.
Cette vision singulière du monde que développe l’artiste est nommée
par Proust « le style ».
Toutefois, la vision singulière de l’artiste n’est pas close, repliée sur
elle-même. L’art, en s’extériorisant dans un médium sensible, révèle et
montre aux autres le monde perçu par l’artiste. L’art permet de faire ce qui
nous paraît de prime abord impossible à savoir se mettre à la place d’autrui,
voir à travers lui la façon dont le monde lui fait face, sentir cette différence
qualitative qui fait que l’autre perçoit le monde d’une manière différente.
L’art nous ouvre donc la porte d’une autre conscience que la nôtre.
L’œuvre d’art, selon Proust, possède en somme une double valeur. D’une
part, elle permet à l’artiste de révéler son rapport profond et singu-
lier au monde. D’autre part, elle offre ce rapport singulier aux autres
(en l’occurrence, les lecteurs et les spectateurs).

ՠ Mots-clés
Expression, vérité, monde, style, autrui.

1. Ibid.
304 Chapitre 6 • La valeur de l’œuvre d’art

DÉFINITIONS
‫ ڀ‬Expression
L’expression, c’est d’abord l’extériorisation d’un vécu, de la perspective subjective
de l’artiste, c’est-à-dire la manifestation d’une intériorité. Pechtein, peintre repré-
sentant de l’expressionisme, disait : « ce que peint le peintre, c’est ce qu’il regarde
en ses sens les plus intimes, l’expression de son être […], ce que l’intérieur imprime
en lui, il l’exprime de l’intérieur ». Exprimer consiste alors dans l’art de commu-
niquer la part ineffable, incommunicable de son être, c’est-à-dire soustraite à la
communication ordinaire. En ce sens, l’expression ne concerne pas seulement un
mouvement en peinture. Elle est une démarche artistique dont l’enjeu est d’objec-
tiver l’intériorité de l’artiste. Les sentiments ou la vision du monde de l’artiste sont
alors à l’origine du processus créateur. On peut citer la peinture emblématique de
l’expressionisme : Le cri de Munch.

‫ ڀ‬Génie
Le génie est la disposition, le talent propre aux grands artistes qui consiste à créer
des œuvres d’art en rupture avec les canons existants. Ces œuvres d’art doivent
toutefois être exemplaires, c’est-à-dire doivent servir de modèles aux autres. La
question est alors celle de l’origine de ce génie : peut-on expliquer le génie ? Soit
à l’instar de Platon ou de Kant, on affirme qu’il s’agit d’un don naturel inexplicable
qui relèverait de l’inspiration (on peut faire référence aux Muses), soit on consi-
dère avec Nietzsche que le génie est une figure mythique qui n’existe pas. Le grand
artiste est avant tout un infatigable travailleur qui est extrêmement exigeant avec
sa propre production.

3.2. La valeur esthétique dépend de l’expérience


esthétique (Beardsley)
La valeur de l’œuvre d’art ne dépend pas seulement de l’expression subjec-
tive de l’artiste mais aussi de l’appréhension subjective du spectateur,
c’est-à-dire des effets externes qu’elle provoque sur celui-ci.
Cette appréhension de l’œuvre d’art prend la forme de l’expérience
esthétique, que Beardsley, philosophe américain du xxe siècle et spécialiste
d’esthétique, tente de spécifier par rapport aux autres types d’expérience
comme l’expérience scientifique, morale, religieuse, etc. Quels sont les traits
spécifiques de l’expérience esthétique ? Selon Beardsley :

Je propose de dire qu’une personne est en train d’avoir une expérience esthé-
tique pendant un laps de temps particulier si et seulement si la part la plus
grande de son activité mentale pendant ce temps est unifiée et rendue agréable
La valeur subjective de l’œuvre d’art 305

par le lien qu’elle a à la forme et aux qualités d’un objet, présenté de façon
sensible ou visé de façon imaginative, sur lequel son attention principale est
concentrée1.

Beardsley définit ici l’expérience esthétique par trois caractères spécifiques.


Premièrement, cette expérience esthétique renvoie à la qualité d’une
certaine attention qui porte sur la forme et les qualités de l’objet. Cette
attention se doit de durer un certain laps de temps.
Deuxièmement, cette attention particulière est unifiée par l’objet visé.
Beardsley parle alors de complétude en tant que cette expérience est conti-
nue, encadrée entre un début et une fin. Mais aussi cette complétude renvoie
à une certaine cohérence, un certain équilibre entre les différentes compo-
santes de cette expérience. Par exemple, quand un spectateur regarde un
film ou écoute une musique, il focalise son attention sur divers éléments
(images, sons, rythmes, etc.) qui sont synthétisés, unifiés en une expérience
consciente. La complétude de l’expérience esthétique s’oppose à l’attention
distraite qui caractérise la perception ordinaire.
Troisièmement, cette expérience esthétique suscite une satisfac-
tion particulière, un certain plaisir soit parce qu’elle comble les attentes
du spectateur, soit par un effet de sympathie avec ce qui est représenté dans
l’œuvre. C’est dans ce plaisir singulier ressenti lors de l’expérience
esthétique que réside alors la beauté.
Or, si comme Beardsley, nous mettons en avant l’expérience esthétique,
alors la dimension artistique de l’œuvre d’art (l’objet d’art lui-même) perd
toute pertinence au profit du rapport esthétique. Ainsi, un objet non artis-
tique, comme une personne, un paysage ou même un objet utilitaire, pourra
faire l’objet d’une expérience esthétique et recevoir alors une dimension esthé-
tique (être considéré comme beau). Toutefois, pour Beardsley, les œuvres
d’art et certaines « œuvres » de la nature remplissent davantage les critères
de l’expérience esthétique car ces œuvres confèrent une plus grande unité
et cohérence à l’expérience esthétique et donc une satisfaction plus intense.
Par conséquent, la valeur esthétique est le corrélat d’une expérience esthé-
tique réussie, au sens où elle répond aux réquisits de ce type d’expérience. En
effet, une œuvre d’art n’est susceptible de recevoir une valeur esthétique
que si elle est capable de procurer une gratification esthétique dans le
cadre d’une expérience esthétique effectuée correctement. Beardsley
insiste bien sur cette notion de « capacité » qu’a éminemment l’œuvre d’art
de satisfaire l’expérience esthétique. Même si l’œuvre d’art peut très bien
ne pas procurer une telle gratification à tout le monde et même être dévalo-
risée, cela n’empêche pas sa valeur. Ainsi, un objet d’art peut bien avoir une
valeur esthétique sans que l’on ne s’en aperçoive jamais. La perception de la

1. Monroe Beardsley, « L’expérience esthétique reconquise », III (traduction par


Danielle Lories dans Philosophie analytique et esthétique).
306 Chapitre 6 • La valeur de l’œuvre d’art

valeur esthétique dépend alors pour être effective de certaines conditions


propres à l’expérience esthétique, mais aussi de la qualité du goût, c’est-à-dire
de la sensibilité esthétique du spectateur et enfin de principes d’évaluation
qui peuvent être plus ou moins entravés par des facteurs extra-esthétiques.
Beardsley prend l’exemple d’un roman de science-fiction, d’abord très
apprécié à la première lecture, mais dévalué quelques années plus tard.
Comment expliquer ce phénomène ? Cette dévaluation de l’expérience esthé-
tique peut s’entendre par un changement d’échelle de valeurs (le goût s’étant
affiné) ou provenir de la prise de conscience d’éléments extra-esthétiques dans
l’évaluation de l’œuvre (par exemple le plaisir de la solitude). La valeur de
l’œuvre ne saurait donc provenir d’une seule impression fugace, c’est-
à-dire d’une première réaction mais d’une véritable expérience esthé-
tique effectuée correctement.

ՠ Mots-clés
Expérience, attention, plaisir, beauté, goût.

3.3. Le conventionnalisme esthétique (Dickie)


Nous avons vu que la valeur d’une œuvre d’art résulte moins de proprié-
tés intrinsèques que des relations extrinsèques qu’elle entretient avec le
sujet de l’expérience esthétique. Mais au-delà de cette expérience subjec-
tive, n’y a-t-il pas aussi une dimension institutionnelle qui confère à l’œuvre
une valeur esthétique ? Telle est la thèse conventionnaliste défendue par G.
Dickie (1974). Pour lui, une œuvre d’art ne peut être reconnue comme
œuvre d’art, réussie ou pas, que dans un cadre institutionnel spéci-
fique qu’il nomme « le monde de l’art ».
Dans son livre de 1974, Dickie définit l’œuvre d’art ainsi :

Une œuvre d’art au sens classificatoire est (1) un artefact (2) tel qu’un ensemble
de ses aspects fait que le statut de candidat à l’appréciation lui a été conféré par
une personne ou un ensemble de personnes agissant au nom d’une certaine
institution sociale (le monde de l’art)1.

On peut distinguer deux moments dans cette définition.


Premièrement, le fait que l’œuvre d’art soit un artefact, c’est-à-
dire un objet fabriqué, peut sembler une condition nécessaire mais
pas suffisante. Il faut également qu’elle soit reconnue institutionnelle-
ment. En effet, la modification interne d’un objet par le travail n’en fait pas
nécessairement un artefact. Dans une moindre mesure, sa seule modification
externe suffit à en faire un artefact. Par exemple, un bout de bois ramassé

1. G. Dickie, Art and the aesthetic. An institutional analysis (traduction Barbara


Turquier et Pierre Saint-Germier).
La valeur subjective de l’œuvre d’art 307

qui sert comme arme est un artefact. Ce processus vaut aussi pour l’œuvre
d’art : ramassé et utilisé comme médium artistique (par exemple en étant
exposé dans un musée), l’objet simple devient un objet complexe, c’est-à-dire
un bout de bois dans un ensemble où il sert de médium artistique. On peut
penser à la Fontaine de Duchamp : l’objet simple, l’urinoir, utilisé comme
médium artistique devient une œuvre d’art nommée « Fontaine » (donc un
objet complexe). Il a ainsi été « élu » en quelque sorte par l’institution. En
bref, l’institution du monde de l’art statue d’abord sur les critères de
l’art puis examine si un artefact peut remplir ces critères. Alors, elle
peut accorder à cet artefact le statut d’œuvre d’art.
Deuxièmement, quelle est la nature du monde de l’art ? Comment définir les
individus et les groupes qui composent ce monde de l’art ? Dickie apporte une
description des acteurs principaux de cette institution sociale sous la forme de
différents rôles sociaux joués par des acteurs. D’une part, derrière tout artefact,
il y a bien un artiste qui créé en direction d’un public. D’autre part, le
monde de l’art est précisément composé par un public. Conventionnellement,
l’œuvre d’art présuppose un public même si l’artiste garde ses œuvres pour lui
et refuse de présenter ses œuvres. Ce public comporte bien sûr les specta-
teurs, mais aussi plus fondamentalement les « professionnels » de l’art :
les conservateurs, professeurs, curateurs, critiques, propriétaires, etc.
Souvent proches des artistes, ces derniers jouent un rôle spécifique dans l’ins-
titution artistique par leurs connaissances et leur compréhension des œuvres.
En bref, la dimension conventionnelle de l’art, définie par des acteurs
jouant des rôles spécifiques selon un ensemble de normes et de règles,
manifeste éminemment la dimension sociale de l’art.

ՠ Mots-clés
Convention, monde de l’art, artefact, artiste, public.

ZOOM Brancusi ou la question des frontières de l’art


En 1926, le paquebot « Paris » débarque à New York avec dans ses cales un ensemble
d’œuvres du sculpteur Brancusi dont l’Oiseau dans l’Espace. Très stylisé avec des
formes pures réalisées dans un matériau doré, l’Oiseau dans l’Espace ne repré-
sente pas un oiseau mais figure le vol de l’oiseau par un jeu de lumière qui donne
l’impression d’espace. Devant cette œuvre pour le moins énigmatique les douaniers
se sont interrogés sur sa nature. L’enjeu est important car au contraire des objets
manufacturés qui sont taxés jusqu’à 60 %, les œuvres d’art ne sont pas taxées sur
le sol américain. Ne faisant que leur métier, les douaniers estiment conformément
au droit en vigueur à l’époque qu’il ne s’agit pas d’une œuvre d’art mais d’un objet
manufacturé. En effet, les textes de loi stipulaient que la sculpture consiste à tailler
dans des matériaux massifs des imitations d’objets naturels dans leur proportion
véritable, et notamment des êtres humains.
308 Chapitre 6 • La valeur de l’œuvre d’art

Brancusi, poussé par son ami Marcel Duchamp, porte plainte. En 1927 s’ouvre un
procès contre l’État américain qui est l’occasion d’une fascinante discussion argumen-
tée sur la définition de l’art. La cour fédérale rend son verdict : bien qu’elle ne repré-
sente pas un oiseau, l’œuvre de Brancusi est considérée comme une sculpture. À
l’issue de ce procès, et donc sous l’effet d’une convention juridique, ce sont les
frontières de l’art qui se trouvent considérablement élargies. L’art abstrait se voit
par là même reconnu.

Pistes de réflexion : sujets possibles sur cette partie


• L’art nous détourne-t-il de la vérité ?
• Le génie
• L’originalité fait-elle la valeur de l’œuvre d’art ?
• L’art n’est-il que l’expression d’une subjectivité ?
• L’art modifie-t-il notre rapport à la réalité ?
• L’œuvre d’art doit-elle nous plaire ?
• L’art ne s’adresse-t-il qu’à notre sensibilité ?
• Peut-on être insensible à l’œuvre d’art ?

4. L’art et la société : la valeur sociale de l’art


La dimension sociale de l’art invite à se demander si l’art réunit ou divise
les individus autour des œuvres.

4.1. Art et intersubjectivité (Kant)


Il apparaît en dernière instance que la valeur accordée à l’œuvre
d’art n’est ni simplement subjective ou objective mais intersubjec-
tive : elle suppose que soit instauré un ensemble de relations entre des
sujets. C’est ce que soutient Kant dans la Critique de la faculté de juger (§7)
quand il distingue le beau et l’agréable afin de saisir la spécificité de l’expé-
rience esthétique.
Kant dissocie plus exactement le plaisir lié à l’agréable, c’est-à-dire
le plaisir des sens et le plaisir esthétique, lié à la beauté. D’une part, le
plaisir lié à l’agréable (que l’on peut étendre de manière plus contempo-
raine au « joli », « sympathique », etc.) est individuel, personnel : les goûts
et les couleurs ne se discutent pas. L’un aime par exemple les instruments
à vent, tels aliments, l’autre non. Il n’y a alors aucun sens à discuter avec un
autre au sujet de ce plaisir privé pour le persuader par exemple que ce qu’il
mange est bon. On ne discute pas des goûts liés à l’agréable parce qu’ils sont
purement sensibles (liés à notre sensibilité propre) et donc seulement indivi-
duels. En toute rigueur, on ne doit pas dire que « cela est bon, agréable en
soi » mais « cela est bon, agréable pour moi ».
L’art et la société : la valeur sociale de l’art 309

En revanche, précise Kant, il en va tout autrement du goût lié à la beauté.


On ne dit pas : « cela est beau pour moi », on dit seulement : « c’est beau ! ».
Ainsi quand je dis « c’est beau ! », je suppose que quelqu’un d’autre à
ma place, dans les mêmes conditions de réception, doit ressentir le
même plaisir esthétique. De fait, les autres peuvent très bien ne pas être
d’accord avec moi mais mon jugement esthétique (« c’est beau ! ») exige que
les autres puissent ressentir ce plaisir dès qu’ils se mettent à ma place, c’est-
à-dire dans des conditions subjectives (dispositions) et objectives identiques.
S’ils ne sont pas d’accord avec mon jugement de goût, je peux alors
leur retirer le bénéfice du goût : « ils n’ont pas de goût ! ».
Ainsi, à l’inverse du plaisir lié à l’agréable, le plaisir esthétique a une
prétention à l’universalité : il est communicable ! Cela explique qu’il est
possible de discuter de la beauté d’une œuvre d’art, à défaut d’en convaincre
autrui par une démonstration. Le beau n’est pas un concept objectif, mais je
peux toutefois apporter des arguments subjectifs pour tenter de convaincre
celui qui n’a pas éprouvé un tel plaisir. Un accord est possible, ce qui n’est
pas le cas avec l’agréable. Par exemple, les spectateurs ayant regardé le
même film confrontent régulièrement leurs avis. Or, si nous discutons, c’est
qu’un accord est possible. Par contraste, discuter sur le goût de tel ou tel
aliment n’a guère de sens (ce goût physique relevant du domaine de l’agréable).
Plus précisément, pour Kant, le jugement esthétique est universalisable
dans la mesure où il repose sur la complémentarité entre l’entendement et
l’imagination. D’une part, la représentation de l’objet se forme grâce à l’imagi-
nation qui est la faculté de produire des images (et qui constitue donc la faculté
de création par excellence). Toutefois, l’imagination ne saurait donner lieu à
une quantité illimitée de représentations, car si tel était le cas, le jugement
esthétique serait incommunicable. C’est pourquoi l’entendement (faculté de
connaissance) sert de garde-fou à l’imagination en limitant l’extension des
jugements possibles. Ainsi dans le jugement de goût, il y a un certain
rapport des facultés, de telle sorte que l’imagination anime librement
nos autres facultés (notamment l’entendement). C’est donc l’accord entre
ces facultés qui rend possible la communicabilité des jugements de goût.
L’harmonie est en ce sens subjectivée et ne réside donc plus dans l’objet repré-
senté mais se trouve dans le rapport entre les facultés.
L’expérience esthétique est donc une expérience élargie, partageable
(même si elle n’est pas de fait partagée). L’unanimité du plaisir esthétique
est dès lors un horizon à atteindre. Par conséquent, l’œuvre d’art consti-
tue un vecteur de socialisation. Kant peut dès lors parler de « société de
goût » qui unit non par la connaissance comme l’est la société savante ou par
des lois comme l’est la société juridique mais par le sentiment.

ՠ Mots-clés
Plaisir, beauté, agréable, expérience, subjectif, intersubjectif, représentation,
société.
310 Chapitre 6 • La valeur de l’œuvre d’art

4.2. Remise en cause de l’universalité du goût : l’œuvre


d’art comme source de division sociale (Bourdieu)
Les thèses de Kant peuvent toutefois être nuancées dès lors que l’on
s’attarde sur les conditions sociales des jugements de goût. Si le jugement
de goût a indéniablement une fonction sociale, il semble que celui-ci
ne soit pas universalisant mais s’apparente plutôt à des stratégies de
pouvoir. Telle est la thèse de Bourdieu dans La distinction1. La culture (ici
le domaine de l’art) faisant partie du patrimoine social s’avère être pour
Bourdieu un terrain de lutte où se disputent les classes sociales. Bourdieu,
distinguant capital économique et capital symbolique, souligne que l’objet de
cette lutte est avant tout symbolique : elle engage un prestige reposant non
sur le patrimoine financier mais sur la connaissance et le goût. De ce fait, les
pratiques culturelles (fréquentation des musées, expositions, lectures, etc.)
ainsi que les préférences en matière artistiques sont conditionnées par
le niveau d’instruction et le niveau social (qui sont par ailleurs tous
les deux corrélés).
Cherchant à mettre en évidence la manière dont le rapport à l’art varie
selon les classes sociales, Bourdieu prend l’exemple d’une photographie de
Russell Lee, In The Family of Man, représentant des mains de femme âgée.
Il recense alors les différents types de réactions classées selon l’apparte-
nance sociale.
D’abord, les classes populaires réagissent surtout par empathie face à ces
mains usées. Ils ne perçoivent pas la photographie comme une photographie
et tendent à réagir à son contenu immédiat.

Affrontés aux œuvres d’art légitimes, les plus démunis de compétence spéci-
fique leur appliquent les schèmes de l’ethos, ceux-là mêmes qui structurent
leur perception ordinaire de l’existence ordinaire2.

Face à la photographie, les jugements des plus démunis ne sont pas d’ordre
esthétique mais s’apparentent à leurs pratiques ordinaires. Il n’y a pas d’atten-
tion portée à la forme de la photographie, à l’angle de vue, etc. Le jugement
reste alors enfermé dans la particularité : la souffrance particulière de cette
femme-là.
Deuxièmement, on assiste au sein des classes moyennes à un début d’argu-
mentation qui manifeste l’utilisation de catégories abstraites et symboliques
pour qualifier la photo sans parvenir à considérer la forme pour elle-même.
Le jugement n’est plus alors enfermé dans la particularité et l’affectivité :

1. Bourdieu, La distinction, chap. 1 : Titres et quartiers de noblesse culturelle.


2. Bourdieu, La distinction, chap. 1 : Titres et quartiers de noblesse culturelle,
Esthétique, éthique et esthétisme.
L’art et la société : la valeur sociale de l’art 311

sont évoqués la souffrance, le travail, la valeur, mais ces jugements confinent


davantage à l’éthique qu’à l’esthétique. Restent alors des marques de la
pratique qui se mêlent à l’appréciation de la photographie.
Enfin, les classes favorisées s’intéressent davantage aux proprié-
tés esthétiques. Cela suppose un recul sur la forme elle-même et donc de
l’aptitude à percevoir la photographie comme une œuvre d’art. De plus, le
jugement esthétique s’articule le plus souvent autour de références cultu-
relles dans la photographie ou dans les autres formes qui sont évoquées par
la photographie au détriment de son contenu. Par exemple, pour certains
membres des classes favorisées, les mains de la vieille femme évoquent les
mains de la servante Félicité dans la nouvelle Un cœur simple de Flaubert.
Bourdieu souligne alors le détachement de la forme qui vient alors au
premier plan et qui tend à s’abstraire de toute référence à la pratique,
comme c’était le cas dans les deux autres groupes sociaux. Il appelle
« esthétisme » :

l’attitude propre aux classes culturellement favorisées qui consiste dans la


neutralisation de toute espèce d’intérêt affectif ou éthique pour l’objet de
la représentation […] qui fait de l’intention artistique le principe de l’art de
vivre […]1.

Dans l’attitude esthétique, l’intention esthétique prend le pas sur les


normes éthiques par l’entremise de l’attention à la forme. C’est l’esthé-
tique qui détermine les normes éthiques, qui se prolongent de ce fait en art
de vivre, à la manière de l’esthète ou du dandy. Bourdieu prend l’exemple des
œuvres transgressives qui plaisent le plus souvent aux classes bourgeoises.
Le point de vue esthétique s’affirme le plus souvent en se distinguant de
l’éthique, voire en la niant.
Bourdieu dégage ainsi l’ancrage social du jugement esthétique. Celui-ci
fonctionne bien comme signe de distinction sociale. Il ne s’agit pas tant
d’affirmer son appartenance sociale que de se démarquer, voire de
rabaisser le « goût » des classes infériorisées. En deçà des jugements
esthétiques soi-disant désintéressés se joue donc une lutte symbolique où la
norme des classes les plus favorisées fonctionne comme seule norme
légitime. Le jugement esthétique est donc loin d’être pur puisqu’il enveloppe
un jugement social. Le jugement esthétique devient par là même secondaire.
Par exemple, affirmer son goût esthétique pour l’opéra opère inéluctablement
comme marqueur social. Les amateurs d’opéra expriment ainsi l’intention
plus ou moins déguisée de manifester leur appartenance (ou leur souhait
d’appartenance) à une classe favorisée.

1. Bourdieu, La distinction, chap. 1 : Titres et quartiers de noblesse culturelle,


Esthétique, éthique et esthétisme.
312 Chapitre 6 • La valeur de l’œuvre d’art

Ainsi considérée sous cet angle sociologique, l’œuvre d’art divise


le champ social au lieu de l’unifier.

ՠ Mots-clés
Distinction, société, goût, capital symbolique, esthétisme, lutte.

4.3. Le monde de l’art comme véritable appartenance


au monde humain (Arendt)
Face aux divisions de la société qu’implique le jugement esthétique, il peut
être tentant de se retrancher sur les œuvres d’art qui transcendent
le monde social et constituent le patrimoine de l’humanité. Telle est
la position d’Hannah Arendt dans la Crise de la culture1. Elle y distingue ce
qu’elle nomme les œuvres (et en particulier les œuvres d’art), et les objets
fonctionnels.
D’une part, les œuvres se caractérisent par leur permanence, leur
pérennité. Elles participent alors à la constitution d’un monde durable
qui tient en face de l’homme et qui permet un lien vivant avec la tradi-
tion. Les œuvres participent de l’élaboration d’un monde humain permanent.
Plus spécifiquement, les œuvres d’art, dit Arendt, sont « les plus mondaines
des choses ». « Mondaine » ne veut pas dire ici « relatif à la bonne société »
(« people », futile). L’œuvre d’art est « mondaine » parce qu’elle est faite pour
le « monde », à savoir pour l’environnement culturel et matériel durable,
façonné par l’homme et qui garantit le lien humain de génération en généra-
tion et ce au-delà des personnes, des époques et des différences culturelles.
La seule finalité de l’art est donc d’exister dans le monde et non pour
servir une fonction particulière.
D’autre part, et à l’opposé des œuvres, les objets fonctionnels ou
techniques (aspirateurs, ordinateurs, portables, etc.) se caractérisent
par leur utilisation et leur usure, indexées à la satisfaction cyclique
des besoins. Ils appartiennent alors au processus vital de la société ou de
l’individu, à savoir tout ce qui est soumis au travail et qui est destiné à être
consommé, dévoré. De la même façon, un téléphone portable est très vite
dépassé, puisque tous les six mois sort un nouveau modèle. Au contraire,
l’œuvre dure, à l’image de La Joconde qui reste encore aujourd’hui l’œuvre
d’art la plus admirée au monde. Il n’y a donc pas de sens à dire qu’une œuvre
est dépassée comme peut l’être un téléphone portable au bout de six mois : il y a
une intemporalité des grandes œuvres. Celles-ci résistent au cycle naturel
de la consommation, et transcendent la sphère biologique. L’œuvre d’art est

1. Hannah Arendt, La crise de la culture, La crise de la culture, Sa portée sociale et


politique (traduction sous la direction de Patrick Lévy).
L’art et la société : la valeur sociale de l’art 313

alors « destinée à survivre au va-et-vient des générations1 ». Pourtant, force


est de constater que l’œuvre d’art, en tant qu’objet matériel, peut se détériorer.
C’est pourquoi Arendt précise qu’elle est « potentiellement » immortelle. Il
s’agit bien d’une immortalité de principe. L’enjeu est fondamental : les œuvres
permettent d’édifier un monde humain durable dans lequel au fil des généra-
tions l’humanité peut se retrouver. Cela n’est pas possible à partir des objets
de consommation, qui sont éphémères. Il est donc nécessaire pour Arendt
de résister à la culture de masse qui consiste dans la tendance à réduire les
œuvres d’art à des objets de consommation, à des loisirs. Il en va de la péren-
nité du monde humain.

ՠ Mots-clés
Œuvres, monde, technique, intemporalité, humanité, loisirs.

4.4. L’art comme enrichissement de la vie aussi bien


individuelle que collective (Shusterman)
La mise en évidence des facteurs sociaux qui sous-tendent les jugements
esthétiques ne conduit-elle pas à nuancer la distinction entre bon et mauvais
goût, et la frontière entre ce qui est artistique et ce qui ne l’est pas ? Telle est
la question que pose Shusterman, philosophe américain actuel, prenant ses
distances avec les thèses d’Arendt. Shusterman part de la distinction qu’ef-
fectue Arendt entre le grand art, digne de valeur en tant qu’il est un phéno-
mène du monde destiné à survivre, et l’art de masse, destiné à être consommé.
Shusterman critique cette distinction. Selon lui, il est problématique
d’affirmer (comme le font Arendt et même Kant) que la valeur spéci-
fique de l’art viendrait du fait que celui-ci serait désintéressé, c’est-à-
dire soustraite au cycle des besoins humains. Selon Shusterman, l’idée
de désintéressement de l’œuvre d’art, omniprésente dans la tradition philo-
sophique, est contestable. À rebours de cette idée, il affirme :

Tout objet qui prétend posséder une quelconque valeur doit en quelques
manières servir et enrichir la vie de l’organisme humain dans son dévelop-
pement et ses échanges avec son environnement2.

Partant de ce constat, Shusterman remet en cause et affine la distinction


opérée par Kant et Arendt entre valeur intrinsèque (fin) et valeur extrinsèque
(moyen ou fonction)3. Il distingue alors deux types de valeur extrinsèque :

1. Hannah Arendt, La crise de la culture, La crise de la culture, Sa portée sociale et


politique (traduction sous la direction de Patrick Lévy).
2. Richard Shusterman, L’art à l’état vif, 1. Situation du pragmatisme. (traduction
par Christine Noille).
3. Cf. 1.1. et 4.3.
314 Chapitre 6 • La valeur de l’œuvre d’art

d’une part, une valeur extrinsèque conçue comme moyen en vue d’une fin
particulière et spécifique ; d’autre part, une valeur extrinsèque conçue comme
moyen en vue d’une fin globale, à savoir une fonction élargie. Ainsi, à l’aune
de cette distinction, on peut en toute rigueur penser que l’art puisse possé-
der une valeur extrinsèque (en fonction d’une fin globale) tout en sauvegar-
dant sa valeur intrinsèque (qui passe par une forme d’autonomie vis-à-vis
des autres domaines). Cette valeur extrinsèque porte sur l’enrichisse-
ment de l’homme à divers niveaux de son expérience : l’œuvre d’art
stimule, enrichit, approfondit les différentes dimensions de la vie.
À rebours d’Arendt, Shusterman nous invite alors à réintégrer l’art dans
la vie réelle mais aussi à souligner la continuité entre l’expérience esthé-
tique et l’expérience ordinaire. Concrètement, il s’agit de refuser de couper
l’art de la vie en enfermant les œuvres d’art dans des musées ou des
galeries, en les sacralisant, ce qui a pour but de les couper de la vie
ordinaire. Il faut selon Shusterman ouvrir les institutions artistiques afin
d’éviter qu’elles ne se sclérosent. Cette ouverture est foncièrement démocra-
tique : elle passe par un accès de la majorité à l’expérience esthétique, qui
n’est pas du reste confinée au seul domaine artistique.
Cette démocratisation, précise Shusterman, passe alors par la
reconnaissance et la valorisation des formes artistiques populaires
qui peuvent être intégrées à la sphère esthétique et améliorées si elles
sont préalablement valorisées, et non reléguées au simple divertis-
sement sans valeur. Le but n’est rien moins que d’étendre et d’intensifier
l’expérience esthétique elle-même en la libérant des carcans théoriques et
institutionnels. L’expérience esthétique est pour Shusterman la pierre de
touche qui donne leur valeur aux objets d’art, que ces objets soient reconnus
ou pas1. Ainsi rejeter l’art populaire c’est desservir la cause sociale de l’art :

Revient à nous dresser non seulement contre le reste de notre communauté,


mais aussi contre nous-mêmes2.

Pour Shusterman, il est dans l’intérêt de la société ou des individus de ne


pas rejeter l’art populaire. En effet, reconnaître cette forme d’art revient à
nous libérer d’une part de nous-même (notre jouissance esthétique) opprimée
par la « grande culture » qui tend à le dévaloriser. Selon Shusterman, toute
culture populaire n’abaisse pas le niveau général de la société. Au contraire,
l’art populaire peut se révéler stimulant et même critique comme
l’attestent aujourd’hui les nombreuses séries TV de très grande qualité.

1. Shusterman rejoint sur ce point Beardsley. Cf. 3.2.


2. Richard Shusterman, L’art à l’état vif, 4. Forme et funk : le défi esthétique de l’art
populaire.
L’art et la société : la valeur sociale de l’art 315

En défendant l’art populaire, je n’essaie pas de blanchir totalement sa réputa-


tion esthétique. Je reconnais que ces produits sont souvent rebutants et
j’admets aisément que ses effets sociaux peuvent être nocifs1.

Le propos de Shusterman est nuancé : il ne s’agit pas de défendre aveuglé-


ment l’art populaire mais de signaler qu’il ne conduit pas nécessairement
à des échecs. En témoignent certaines de ses œuvres qui peuvent se révéler
supérieures à bien des productions médiocres de la dite « grande culture ».
La position de Shusterman occupe donc le milieu entre la critique systéma-
tique de l’art populaire et l’optimisme sans faille à son égard. Cette position
intermédiaire est le méliorisme qui consiste à porter attention à l’art
populaire, à le reconnaître et à tenter de l’améliorer. Par exemple,
dans cette perspective, la musique rock ne se réduit nullement à un produit
standardisé qui détourne la jeunesse de la voie de l’intelligence par l’appel
à la sexualité. Elle peut donner lieu à une expérience stimulante sur le plan
individuel et collectif, accrue par l’analyse réflexive. Le plaisir esthétique
suscité par le rock n’est pas du reste immédiat, puisqu’il possède souvent
plusieurs niveaux de sens.
En somme, la démocratisation de l’art populaire revient à lui donner sa
chance afin d’en faire un vecteur de socialisation dans la mesure où
celui-ci s’adresse à des publics complexes, variés et favorise la commu-
nion entre les personnes venues de milieux différents (par exemple la
série Game of Thrones). Ainsi partagée, l’expérience esthétique se trouve
intensifiée, et la valeur des œuvres d’art redoublée.

ՠ Mots-clés
Intérêt, vie, plaisir, art populaire, grande culture, démocratie.

Pistes de réflexion : sujets possibles sur cette partie


• Avons-nous besoin de l’art ?
• L’art est-il nécessaire à la vie ?
• Pouvons-nous vivre sans l’art ?
• Peut-on convaincre de la beauté d’une œuvre d’art ?
• Le jugement de goût est-il universel ?
• Art et société
• La communauté de goût
• Art et communication
• L’art peut-il avoir une fonction politique ?

1. Ibid.
316

Schémas

PERFECTION (Souriau)

VALEUR VÉRITÉ (Aristote)

INUTILITÉ (Rousseau) OBJECTIVE BEAUTÉ (Panofsky)


LA VALEUR
ILLUSION (Pascal) DE L’ŒUVRE BIEN (Cavell et Aristote)

ALIÉNATION
− D’ART
+
EXPRESSION (Proust)
(Adorno et Horkheimer) VALEUR
SUBJECTIVE EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(Beardsley)
INSTITUTION (Dickie)

DISTINCTION SOCIALE INTERSUBJECTIVITÉ (Kant)


(Bourdieu) VALEUR
MONDE HUMAIN (Arendt)
SOCIALE
CONSOMMATION de l’art MÉLIORISME-culture populaire (Shusterman)
comme LOISIR (Arendt)

La valeur de l’œuvre d’art


MOYEN AGE ÉPOQUE MODERNE TEMPS CONTEMPORAINS
1453 1492 1789 aujourd’hui

Renaissance Lumières Art moderne Art


contemporain
1350 1600 1700 1800 1850 1950 1950 aujourd’hui
Classicisme
1650 1750

Surréalisme
Romantisme 1920 1970
1780 1850
Art
conceptuel
Baroque Impressionnisme 1960 aujourd’hui
Néo-classicisme
1600 1750 1750 1870 1870 1920

Art déco
Rococo Réalisme Art nouveau 1910 1940
1710 1780 1840 1890 1890 1910
Cubisme
1907 1917

Pop-art
1950 1970

Les mouvements artistiques


Schémas
317
318

Fiches de lecture

FICHE 1 Yasmina Reza, Art1

Introduction
La pièce Art de Yasmina Reza, publiée en 1994, traite des relations entre
l’art et la société. Loin de réunir les hommes par un plaisir partagé, l’art
est l’instrument de domination sociale. Marc, Serge et Yvan sont trois amis
de longue date qui vont s’écharper autour d’une œuvre d’art contemporain
blanche avec des lignes blanches achetée par Serge. On assiste alors à une
satire sociale autour de l’art contemporain. Yasmina Reza reprend les codes
du Vaudeville, à savoir le trio avec ses alliances changeantes mais dans Art
ce sont trois amis qui sont mis en scène et non un triangle amoureux. Cela
permet dans une veine bourdieusienne de mettre d’autant plus l’accent sur
les relations sociales, en l’occurrence sur les rapports entre classes sociales.
En effet, les personnages sont moins des types psychologiques comme
c’est par exemple le cas chez Molière (l’avare, l’hypocondriaque, le misan-
thrope, etc.) que des types sociaux auxquels on peut attribuer des caracté-
ristiques symboliques socialement spécifiques. Marc est ingénieur dans
l’aéronautique et joue le rôle du réactionnaire, qui tire une forme de vanité
à être anti-moderne. Serge, qui reçoit les critiques, est, quant à lui, dermato-
logue, et a donc un statut socialement légèrement inférieur à celui de Marc.
Il est toutefois un « rat d’exposition » et surtout fréquente le monde de l’art.
Appartenant à une certaine bourgeoisie culturelle, il a donc un capital cultu-
rel et social plus important que celui de Marc. Pour « honorer » son statut,
il achète une toile à 200 000 francs. Enfin, Yvan est celui qui a le moins bien
réussi socialement. Il vient de retrouver un emploi de représentant dans une
papeterie et se trouve sur le point de se marier avec Catherine, une femme de
bonne famille. Yvan a la particularité d’être influençable et de n’avoir pas sa
propre opinion. Il sert de pivot entre Marc et Serge, chacun cherchant en lui
la confirmation de son opinion. Ainsi la toile ne semble être qu’un prétexte
pour rendre compte de rapports sociaux et symboliques de domination. Les
guillemets du titre, « Art », vont dans ce sens.
Toutefois, la pièce est aussi l’occasion de discuter des opinions et arguments
récurrents dans les discussions sur l’art contemporain. Car, bien que les
protagonistes se disputent, les attaques étant souvent ad hominem, ils n’en
discutent pas moins. L’art et peut-être davantage l’art contemporain suscite

1. Éditions Magnard, Collection « Classiques & contemporains ».


Yasmina Reza, Art 319

des questionnements philosophiques fondamentaux comme celui de la valeur


de l’œuvre d’art (artistique, esthétique ou marchande) ou encore le problème
épineux de la représentation (une œuvre d’art doit-elle nécessairement repré-
senter quelque chose ?)

Examen des critiques de l’art contemporain


Serge commence par montrer son acquisition à Marc, à savoir une peinture
d’Antrios qui est blanche mais avec de fins liserés blancs transversaux qui
n’est pas sans faire référence de manière caricaturale au fameux Carré
blanc sur fond blanc de Malevitch qui est une peinture suprématiste souvent
raillée. Il est remarquable que la critique de Marc à l’endroit de la peinture
soit d’abord une critique marchande sans véritables arguments esthétiques :
« tu as acheté cette merde deux cent mille francs ? ! ». S’ensuit une série d’argu-
ments et d’opinions contre l’art contemporain éparpillés dans le texte que
nous regroupons ici.
Le premier argument employé par Marc est d’abord le plus immédiat,
c’est-à-dire la blancheur de la toile et donc l’absurdité de liserés blancs sur
une toile blanche qu’on ne voit pas. La toile blanche renvoie au rien, au néant,
non au sens métaphorique de Malevitch mais au sens littéral : il n’y a rien
sur la toile. Plus généralement, l’art contemporain n’est qu’ineptie puisqu’ici
l’élimination des formes et des couleurs qui sont les moyens propres de la
peinture ne peut que laisser place à une non-peinture. Cet argument général
et un peu caricatural de la vacuité est alors déployé en deux moments.
D’une part, la toile blanche renvoie à une critique de l’artiste qui perd
par là son savoir-faire, ses aptitudes propres. Tout le monde peut peindre
une telle toile blanche. Reprenant un argument nietzschéen1, Marc dévalue
ainsi la figure du génie qui consiste à diviniser l’artiste, à le placer au-des-
sus des autres, et par conséquent à ne pas prendre en compte son travail. Au
contraire, pour Nietzsche, l’artiste est un travailleur infatigable, ce que la
figure du génie tend à oblitérer. Une toile blanche est donc un néant d’inspira-
tion ainsi qu’un néant de travail. Elle ne peut être l’émanation d’un véritable
artiste, encore moins d’un génie.
D’autre part, la toile blanche revient à nier toute dimension esthétique
à l’œuvre, laquelle est réduite à une « merde ». Cela mène Marc à refuser
le plaisir ainsi que l’émotion esthétique ressentis par Marc puis par Yvan.
« On peut pas détester l’invisible, on ne déteste pas le rien. » L’absence de
représentation est alors le corrélat de l’absence d’émotion : comment en effet
ressentir une satisfaction esthétique face à rien ? Ces émotions ne sont que
des illusions et donc ne sont pas réellement ressenties. On comprend alors
mieux pourquoi la valeur marchande de l’œuvre est évoquée avant la valeur

1. Nietzsche, Humain trop humain, § 155


320 Chapitre 6 • Fiches de lecture

esthétique car c’est bien la valeur marchande qui donne sa valeur esthétique
à l’œuvre d’art. Le prix de l’œuvre d’art dépend en effet de la cote de l’artiste
sur le marché de l’art qui obéit à la logique de l’offre et de la demande.
Enfin, ces critiques artistiques et esthétiques reviennent à la critique la
plus importante autour de laquelle se cristallise le désaccord des protago-
nistes, à savoir la critique sociale : Serge ne fait-il pas preuve de snobisme,
c’est-à-dire d’une attitude de distinction sociale qui vise à adopter les goûts
des classes supérieures et à dénigrer les goûts des autres classes ? L’achat
d’une œuvre d’art n’est-il pas le produit d’une telle volonté de distinction, celle
d’appartenir au clan des collectionneurs ? Le snobisme serait alors prison-
nier d’une mécanique sociale et ne disposerait plus d’un jugement sain pour
évaluer correctement les œuvres d’art. Et si Yvan rit avec Serge et le défend,
c’est au fond parce qu’il se soumet lui-même à cette logique sociale. Mais la
dénonciation de cette logique sociale ne révèle-t-elle pas en creux la jalousie
de Marc qui serait également soumis à cette même logique ?

Réponses aux critiques


À ces critiques, Serge et Yvan (dans un premier temps) répondent par des
arguments, il faut le dire, plus ou moins convaincants. Viennent alors en
premier lieu, contrairement à Marc, les valeurs artistiques et esthétiques.
D’une part, l’œuvre créée par l’artiste s’inscrit dans une démarche artis-
tique, une pensée : « ce n’est pas un tableau fait par hasard, c’est une œuvre qui
s’inscrit à l’intérieur d’un parcours… » dit Yvan. Il y a bien un travail donnant
naissance à une idée qui préside à la création de l’œuvre d’art, encore faut-il
tenter de la saisir. Ce qui présuppose de ne pas y être a priori hermétique.
C’est le cas de Marc.
D’autre part, la dimension esthétique de l’œuvre et en l’occurrence le
plaisir esthétique qui la sanctionne, ne peut pas être niée. On entrevoit ici
le sophisme de Marc : un plaisir face à un néant est un néant de plaisir. Non,
rétorquent Serge et Yvan, un plaisir, même face à rien, n’en reste pas moins
un plaisir réellement ressenti. « Si ça lui fait plaisir », dit Yvan à Marc. De
plus, Marc ne présente aucun critère esthétique de la nullité du tableau. Son
discours est alors dogmatique. Ces critères sont uniquement personnels
ou au mieux d’ordre sociologique. Il n’en demeure pas moins que si l’expé-
rience esthétique de Serge est partagée par Yvan, les descriptions de cette
expérience esthétique restent très vagues et au fond convenues (le tableau
serait « magnétique », « et là, tu n’as pas la vibration ») et apparaissent bien
comme des justifications esthétiques a posteriori afin de s’auto-convaincre.
Serge tente alors une explication de l’attitude critique de Marc. Cette
insensibilité à l’art contemporain serait due à un manque d’apprentissage
qu’il n’a pas fait ou qu’il n’a pas voulu faire. Le résultat en est une indélica-
tesse du goût, incapable de s’ouvrir et d’apprécier toutes les nuances de l’art
(cf. fiche sur Hume). En atteste le fait que Marc ne remarque que la blancheur
Yasmina Reza, Art 321

uniforme du tableau et ne conçoit pas qu’un art ne puisse pas être figura-
tif. C’est la fermeture du goût de Marc antimoderne qui est par là dénon-
cée. Mais cette explication n’est pas sans dissimuler un procès de légitimité.
Comme Marc avec Serge et Yvan, Serge dénie le goût de Marc. Le manque
d’argument se prolonge alors en attaques personnelles, notamment sur la
compagne de Serge. Serge emprunte alors à son tour l’attitude déplaisante
et dogmatique de Marc.

Conclusion : un accord esthétique est-il possible ?


Le désaccord finit par s’exacerber en conflit puisqu’il donne lieu à un coup
de poing que reçoit accidentellement Yvan. Mais aussi l’agressivité des deux
opposants se déplace : ils s’allient alors contre Yvan qui jouait jusque-là le
rôle de confident.
Suite à cet incident, le conflit retombe lorsque Serge permet à Marc de
dessiner sur sa toile un petit skieur dévalant la piste des liserés. Ainsi la
victoire de Marc consiste à transformer la peinture abstraite en art figura-
tif. Quelques mois plus tard, les deux amis réconciliés se retrouvent pour
effacer les traces sur le tableau qui « représente » alors un homme qui dispa-
raît sous la neige. La victoire de Serge n’est-elle pas alors de faire croire à
Marc que le tableau est bien figuratif ? Si le conflit est réglé, le désaccord ne
demeure pas moins à l’état latent.
322 Chapitre 6 • Fiches de lecture

FICHE 2 Hume, La Norme du goût1

Introduction : position du problème [§1-9].


Dans La Norme du goût, Hume, philosophe britannique du xviiie siècle, tente
de rendre compte de la spécificité du jugement de goût, à savoir le jugement
qui consiste à évaluer la beauté d’une œuvre d’art mais aussi potentiellement
de tout autre objet. La particularité de l’approche de Hume, c’est sa dimen-
sion empirique, à savoir que toute théorie est tirée de l’expérience, des cinq
sens. Il en va de même de l’esthétique. Ainsi le jugement « c’est beau ! » s’ancre
dans une sensation de plaisir ressentie par le sujet. Le jugement esthétique
semble donc d’abord subjectif et relatif à chaque individu de telle sorte que
comme le dit l’adage « des goûts et des couleurs, on ne discute pas ». Toutefois ce
relativisme esthétique ne revient-il pas à nier la beauté ? Rend-il bien compte
de l’expérience ? En effet, certaines œuvres d’art nous plaisent généralement.
Il est par exemple incontestable qu’au sein de la musique hip-hop l’œuvre de
2Pac est supérieure à celle de Jul. Nous sommes ainsi face à deux propositions
empiriques qui apparaissent incompatibles : comment alors tenir ensemble
la proposition selon laquelle la beauté est subjective et celle qui affirme qu’il
existe bel et bien une beauté objective ?
A/Le constat de la variété des goûts [§1-5]. Dans un premier moment [§1-2],
Hume rend compte du premier fait, à savoir celui de la variété des goûts
esthétiques. Cette diversité est d’abord géographique. Des personnes même
au savoir limité, ayant reçu la même éducation et partageant les mêmes
préjugés au sein de la même société, présentent des jugements de goût diffé-
rents. La différence de goût est d’autant plus grande qu’est prise en compte
la différence culturelle qui nous pousse à considérer comme barbare le goût
de l’autre appartenant à une culture différente de la mienne. La diversité du
jugement de goût apparaît donc évidente au plus ordinaire des observateurs.
C’est dire qu’elle fait consensus.
Hume ajoute ensuite [§3-5] que le langage va dans le sens de cette relati-
vité du goût. Il n’est en effet pas lui-même suffisant pour rendre compte de la
généralité du goût. Pour démontrer cela, il part de la proximité des jugements
esthétiques avec les jugements éthiques qui consistent à évaluer non la beauté
mais la bonté d’une action. Cela s’explique par le fait que l’éthique, comme
l’esthétique, repose aussi pour Hume sur des sentiments mais d’ordre moral.
Hume part alors du constat que dans chaque langue, nous utilisons pareille-
ment des termes qui signifient le blâme ou la louange ou des termes qui signi-
fient la beauté ou la laideur. Toutefois, les différences demeurent toujours
aussi grandes aussi bien en matière d’éthique que d’esthétique car c’est l’appli-
cation des mots qui diffère. Par exemple, ce qui est objet d’approbation pour

1. dans Essais esthétiques, éditions GF Flammarion.


Hume, La Norme du goût 323

Homère (le sage Ulysse se délectant du mensonge et des fictions) ne le sera


pas des siècles plus tard pour Fénelon. La diversité des goûts est donc à la
fois spatiale et temporelle.
B/Enjeu du texte [§6]. Hume peut donc présenter l’enjeu de son essai : celui
de chercher une norme du goût, c’est-à-dire une règle du goût qui permettra
de réconcilier les hommes et ce malgré la diversité de leur jugement de goût.
C/Le problème [§7-9]. Afin de poser le problème, Hume sort du simple constat
et tente une justification de cette diversité du goût. Pour cela, il distingue la
raison du sentiment. Tout sentiment, ressenti comme tel, ne renvoyant à rien
d’extérieur à lui, ne saurait être falsifié. Comment douter du plaisir que je
ressens ? À l’inverse, les jugements tirés de l’entendement, qui ont une dimen-
sion objective, peuvent être considérés comme faux. Une vérité est possible
dans le domaine de l’entendement. Ainsi, parce que le goût relève du senti-
ment et non de l’entendement, celui-ci est toujours et également vrai. En
effet, la beauté n’est pas dans les choses mais bien dans l’esprit de celui qui
contemple. Et pour que cette beauté soit ressentie, il faut bien qu’il y ait une
certaine conformité de l’objet aux organes du corps et/ou de l’esprit, ce senti-
ment dépendant alors de la complexion particulière de chaque individu. Il
est donc stérile de vouloir chercher une norme du goût. Telle est la position
sceptique, laquelle se revendique du bon sens.
Or, il est un fait que tous les jugements de goût ne se valent pas. Le bon
sens indique aussi que certains jugements de goût peuvent être rejetés comme
faux. En effet, celui qui établirait la supériorité de Salieri sur Mozart (ou
leur égalité) émettrait un jugement faux. Ainsi l’égalité des goûts peut être
refusée contre la position sceptique et il y a bien, contrairement au relati-
visme esthétique, une vérité des jugements esthétiques. La recherche d’un
critère, d’une norme du véritable jugement de goût, peut à nouveau recevoir
un sens. Ce critère n’est pas pour Hume a priori, c’est-à-dire un ensemble de
règles générales construites par l’entendement et que l’on pourrait appliquer
aux cas particuliers (comme c’est le cas dans l’art classique), mais il est tiré
de l’expérience. C’est un certain plaisir ressenti généralement à l’endroit des
grandes œuvres à travers le temps qui sert de juge de la beauté.

1re partie : comment définir un bon jugement de goût ? [§10-23]


A/Les critères externes et internes au bon jugement de goût. [§10-13]. Hume
peut alors indiquer les critères externes au bon jugement de goût. Il faut
d’abord des circonstances favorables au bon jugement de goût c’est-à-dire qui
ne le perturbent pas, à savoir un lieu et un temps approprié, qui permettent
la sérénité et l’acuité de l’esprit et des sens qui apprécient et jugent. Hume
ajoute qu’il faut savoir se défaire des préjugés de l’époque qui sont à l’ori-
gine des phénomènes de mode et qui orientent le jugement esthétique. Des
critères internes sont aussi nécessaires, à savoir la structure d’un corps et
d’un esprit sain et non déficient.
324 Chapitre 6 • Fiches de lecture

B/Le critère essentiel : la délicatesse [§14-17]. La délicatesse n’est ni un critère


externe, ni un critère interne mais une qualité essentielle au goût lui-même.
Elle est en effet la qualité qui rend possible le raffinement des sens et de l’esprit,
permettant de percevoir et de goûter avec précision et exactitude toutes les
nuances et aspérités d’une œuvre d’art. En effet, certaines qualités des objets
provoquent par nature des impressions particulières. Toutefois, ces quali-
tés peuvent se trouver à des degrés très faibles qui n’affectent que très faible-
ment les sens, de telle sorte que la plupart des gens ne parviennent pas à les
distinguer avec acuité. Au contraire, les personnes qui ont des sens raffinés
et délicats peuvent percevoir toutes les nuances et parties des objets de telle
sorte que rien ne leur échappe. Pour montrer cela, Hume opère une analo-
gie du goût esthétique avec le goût physique et prend l’exemple de l’anecdote
de Sancho et de l’écuyer au long nez tirée de Don Quichotte. Chacun donne
son avis sur le vin d’une barrique jugé comme excellent : le premier le consi-
dère comme bon, excepté un goût de cuir. Le second délivre un jugement
semblable sur le vin, mais à l’exception d’un goût de fer. Les deux furent
objets de moquerie jusqu’au moment où la barrique vidée, on découvrit une
vieille clé en fer avec une lanière de cuir. C’est à partir de la généralisation
d’expériences esthétiques procurant des plaisirs raffinés que peuvent être
érigées des normes générales de la beauté. Toutefois ces normes n’excluent
pas des différences de jugement esthétique comme l’atteste l’exemple tiré de
Don Quichotte où les deux juges ont également raison.
C/Les autres critères du bon jugement de goût [§18-23]. Hume met enfin en
exergue les autres critères d’un bon jugement de goût. Il s’agit tout d’abord
de la pratique des grandes œuvres d’art. Il est en effet possible d’apprendre
à affiner, à aiguiser son goût en les exerçant auprès des chefs-d’œuvre de
l’histoire. Cette pratique permet alors au sujet de ne pas se contenter d’une
première impression qui peut s’avérer trompeuse. De plus, cette pratique
passe par le bon sens et par l’estimation des rapports entre les moyens et les
fins au sein de l’œuvre d’art, mais aussi par la comparaison des différentes
beautés, ce qui permet d’appliquer avec exactitude les termes du langage de
l’éloge et du blâme. Enfin, l’esprit doit être libre de tout préjugé afin de ne pas
interférer avec l’appréciation esthétique de l’objet. Il faut donc savoir mettre
de côté tout ce qui révèle de notre situation personnelle et sociale et se consi-
dérer comme « un homme en général ».

2e partie : comment reconnaître un bon critique ? [§24-27]


Seul un critique idéal peut instancier toutes les qualités décrites ci-des-
sus et donc la norme du goût. Mais alors le problème se déplace : comment
reconnaître un tel critique ? La question semble une question de fait : les
hommes tomberont de fait d’accord sur une telle personnalité qui regroupera
les qualités qui font le bon goût. Certes de tels critiques idéaux sont rares,
mais il est facile de les distinguer au contraire des savants et des philosophes
Hume, La Norme du goût 325

dont les théories et les systèmes se succèdent. De plus, la plupart des hommes
pourvus seulement d’une faible capacité à appréhender la beauté sont cepen-
dant capables d’apprécier un trait raffiné qui leur est montré par un esprit
délicat. L’histoire est enfin un tribunal du goût qui permet de discriminer
les grandes œuvres et les génies révélés le plus souvent par des critiques
pourvus de délicatesse.

3e partie : la réintroduction de variations résiduelles


dans le jugement de goût. [§28-36]
En dépit de la tentative de réconcilier les goûts par la figure du critique
idéal, Hume finit par réintroduire des variations irréductibles. Ces varia-
tions sont individuelles et collectives. D’une part, il s’agit de l’humeur indivi-
duelle qui est changeante au cours du temps et qui conditionne le goût des
individus. À vingt ans, on préfère les passions vives alors qu’un homme à
l’âge plus avancé préférera la réflexion philosophique et la modération des
passions. De plus, il est bien difficile de nier la sensibilité naturelle qui est
à l’origine de certaines préférences : l’un va aimer la simplicité ; l’autre se
complaire dans l’ornementation baroque. Comment ne pas ressentir une
prédilection pour ce qui s’accorde avec nos propres dispositions ?
D’autre part, si les principes du goût sont uniformes dans la nature
humaine, il est cependant difficile de s’extraire des mœurs propres aux diffé-
rentes époques et du relativisme culturel qui induisent nécessairement des
différences dans les jugements de goût et les jugements moraux, lesquels
peuvent alors interférer sur les premiers. Un effort parfois violent est souvent
exigé pour dépasser nos jugements moraux toujours situés afin d’apprécier
esthétiquement une œuvre passée.
326

Dissertations

SUJET 1 L’art ne sert-il qu’à nous divertir ?

Quand nous allons au cinéma, c’est le plus souvent pour nous détendre,
pour sortir de notre quotidien. Tout est d’ailleurs fait pour cela : nous sommes
la plupart du temps assis dans des sièges confortables, la salle est plongée
dans l’obscurité de telle sorte que nous pouvons le temps de la séance faire
abstraction de notre réalité. De surcroît, le plaisir ressenti est d’autant plus
grand que le film happe le spectateur, le détourne du monde et de sa vie.
C’est en ce sens que l’art, en tant qu’activité de production s’opposant à la
technique, peut d’abord être considéré comme un divertissement. En effet, sa
finalité n’est pas comme la technique utilitaire mais relève de l’amusement,
de la distraction, voire de la frivolité. L’art n’est tout au plus que ce qui sert à
nous détendre, à nous occuper l’esprit entre deux périodes de travail. En tant
que loisir, comme un certain cinéma grand public le revendique, l’art sort
alors l’esprit de ses dispositions habituelles en mettant en exercice l’imagina-
tion (divertir, du latin divertere signifiant « conduire ailleurs ») mais aussi en
suscitant du plaisir. À cet égard, on considère souvent l’artiste comme celui
qui ne travaille pas, qui ne pratique pas une activité sérieuse, un véritable
métier car le produit de son travail n’est pas utile à d’autres que lui.
Or, si tant est que l’art puisse être considéré comme un divertissement, il
faut convenir qu’il n’est pas un divertissement comme les autres, au même
titre que par exemple regarder un match de football. Car l’art n’est pas si
frivole qu’il peut en avoir l’air. D’une part, le plaisir esthétique met en jeu
nos facultés intellectuelles et peut mobiliser une certaine culture, c’est-à-
dire un ensemble de connaissances qui permettent de comprendre l’œuvre
d’art et d’enrichir l’expérience esthétique. Pour apprécier certains films à
leur juste valeur, une certaine connaissance de l’histoire du cinéma (pour
comprendre les citations) et de ses techniques peut être requise. D’autre part,
il est courant qu’un film puisse engendrer une interrogation sur le monde et
sur nos vies. Ainsi l’art, loin de nous distraire de la réalité, nous y ramène,
nous réapprenant à percevoir ce que l’habitude a détourné de notre percep-
tion. Ainsi la réduction de l’art à un simple divertissement, à un loisir ne le
dénature-t-elle pas ? Pour répondre à ce problème, nous commencerons par
expliquer en quoi l’art peut relever d’un divertissement. Puis dans un second
moment, nous verrons en quoi il ne se réduit pas à un simple divertissement
comme les autres. Enfin, un dernier moment sera l’occasion d’interroger la
stratégie sous-jacente à la réduction de l’œuvre d’art à un divertissement, à
savoir la critique de l’art populaire.
Sujet 1 • L’art ne sert-il qu’à nous divertir ? 327

I. L’art est un divertissement, c’est-à-dire un amusement


et une distraction

A. L’art procure du plaisir


Selon Dubos, dans ses Réflexions critiques sur la poésie et la peinture,
partie I, l’art est un amusement plus qu’une activité sérieuse car il suscite
du plaisir devant des fictions.

B. L’art comme distraction


Selon Baudelaire, dans le Salon de 1859, l’art est une distraction en tant
qu’il nous éloigne de la réalité par la création de nouveaux mondes issus de
l’imagination de l’artiste.

C. L’activité de l’artiste n’est pas considérée comme un métier


Pour Kant dans la Critique de la faculté de juger, § 43, le travail en tant
qu’il sert à autres choses est utile aux autres alors que l’art ne l’est pas : l’art
n’appartient pas à la sphère marchande (il vaut pour lui-même et non pour
autre chose). Ce que fait l’artiste est une fin en soi et non un moyen pour
quelqu’un d’autre. L’art est une activité en elle-même agréable qui relève du
jeu alors que le métier comporte une dimension de contrainte et n’est attirant
que par le salaire qu’il permet.

Transition
L’art n’apparaît pas comme une activité sérieuse car il n’est pas utile et ne
se contente que d’engendrer du plaisir. On retrouve là toutes les caractéris-
tiques du divertissement. Cependant, l’art n’est-il qu’un divertissement, au
même titre que les autres divertissements, qu’un sport par exemple ? Quelles
sont les spécificités de ce divertissement qu’est l’art ?

II. L’art n’est pas un divertissement comme les autres :


c’est au contraire un divertissement sérieux

A. Le plaisir esthétique met en jeu nos facultés intellectuelles


Il ne consiste pas seulement à « goûter » l’œuvre d’art. Selon Panofsky,
dans L’œuvre d’art et ses significations, Première partie, la compréhension de
l’œuvre d’art dépend de l’équipement culturel du spectateur rendant possible
son interprétation et donc son appréciation.

B. L’art ne nous éloigne de la réalité que pour mieux y revenir


Selon Bergson dans La pensée et le mouvant, au contraire de la perception
utilitaire qui ne vise dans les objets que leur part utile, la perception artis-
tique désintéressée vise la réalité singulière des choses.
328 Chapitre 6 • Dissertations

C. L’artiste est d’abord artisan


Selon Alain, dans son Système des Beaux-arts, chap.7. De la matière,
l’artiste travaille en mettant en jeu des techniques mais aussi se confronte
à des contraintes liées à la matière.

Transition
Au vu de toutes les caractéristiques qui en font un divertissement sérieux,
on peut alors douter que l’art soit encore un divertissement tant le plaisir
qu’il procure suppose la réflexion. Enfin, parce que loin des préjugés que
nous pouvons former à son propos, l’artiste travaille bel et bien. Est-ce à
dire alors que la réduction de l’art à un divertissement sert à le dévalori-
ser ? C’est à travers la distinction au sein de l’art lui-même entre art savant
et art populaire qu’il nous faut examiner cette stratégie de dévalorisation.

III. La distinction entre art et divertissement sert à la dévalorisation


de l’art populaire

A. L’art populaire ne parviendrait pas à procurer un véritable


plaisir esthétique
Selon Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, dans La dialectique de la
raison, le plaisir que l’art populaire réduit à l’art de masse serait trompeur. Il
encouragerait même une passivité du spectateur qui ne ferait que le consom-
mer. Il serait de plus trop superficiel pour engager l’intelligence. Par exemple,
la pop musique.

B. Il y a continuité entre art populaire et art savant et non différence


de nature
Selon Shusterman dans l’Art à l’état vif, des œuvres populaires sont
devenues avec le temps des classiques de l’art savant (par exemple le théâtre
grec). L’art populaire est certes moins intellectuel que l’art savant mais sa
réception n’est pas moins active, son activité mettant en jeu davantage le
corps (par exemple le rock). L’art populaire n’est par ailleurs pas étran-
ger aux problèmes importants de la vie (on peut prendre l’exemple du rock
comme une voix de protestation mobilisatrice) et ce en procurant un plaisir
partageable, etc. Shusterman ne nie pas que beaucoup de produits des mass
média soient ennuyeux et grossiers mais il s’agit non de rejeter totalement
l’art populaire mais de l’améliorer. Mais pour cela il faut d’abord le réhabiliter.

Conclusion
Pour conclure, bien qu’entretenant des rapports avec le divertissement,
l’art ne s’y réduit pas. Il comporte une dimension spirituelle indéniable. Il en
va de même avec l’art populaire qui opposé à l’art savant est souvent rabattu
à tort sur un divertissement superficiel et formaté.
Sujet 2 • L’art et la beauté 329

SUJET 2 L’art et la beauté

L’art est une activité de production qui vise certains effets sur les specta-
teurs, dont le principal est la beauté. La beauté comme fin de l’art permet
alors de le distinguer d’autres domaines, notamment de la technique. La
beauté semble désintéressée au contraire de la technique dont la fin est avant
tout instrumentale, au sens où elle vise un intérêt (par exemple, la satisfac-
tion des besoins).
Si la beauté est la fin de l’art, encore faut-il plus précisément la définir. La
beauté dite « classique » résulte d’une certaine harmonie entre les parties de
l’œuvre dont le modèle est la nature. La beauté serait donc naturelle et l’art
viserait avant tout à imiter cette beauté naturelle.
Toutefois, force est de constater qu’il est difficile de généraliser un tel
rapport entre l’art et la beauté tant les formes d’art peuvent être profuses. À
l’instar de l’art contemporain, l’art ne recherche pas toujours la beauté dite
« classique », et peut même s’avérer disgracieux, dissonant ou même chercher
toute autre chose (comme une idée dans l’art conceptuel). Le problème est
alors celui de la définition de la beauté : peut-on parler de beauté, comme si
elle correspondait à un concept clair et bien déterminé ou bien relève-t-elle
du sentiment ? Mais alors, si la beauté consiste dans un sentiment subjectif,
comment s’assurer qu’il y ait encore quelque chose comme la beauté ? N’y
a-t-il pas plutôt des beautés qui seraient autant de manières de la ressentir ?
Il devient difficile de délimiter la beauté. Mais alors, si la beauté ne définit
plus l’art, comment encore le distinguer des autres domaines ? L’enjeu est
bien alors celui des frontières de l’art.

I. L’art vise à reproduire la beauté naturelle : tel est le paradigme


de la mimesis

A. La beauté comme harmonie


La beauté est objective et peut être déterminée comme une harmonie
organique, qui consiste en un certain rapport des parties de l’œuvre sur le
modèle de la nature. Par exemple, il s’agit de respecter les proportions du
corps dans la peinture et la statuaire.

B. La vérité de la beauté
Si l’art est imitation de la beauté naturelle, alors la beauté dérive de la
vérité. Telle est la thèse de Boileau dans son Art poétique, qui fait figure
d’archétype de la beauté dite « classique ». Il y a pour lui une vérité de la
beauté, des normes de beauté que l’on nomme des canons de beauté. Par
exemple, pour Boileau le bon poète doit construire une poésie conforme au
330 Chapitre 6 • Dissertations

naturel, à savoir faire preuve de clarté, de simplicité et donner lieu à une


adéquation du fond et de la forme. Cela passe alors par la critique de l’orne-
mentation, du trop et l’éloge d’une forme de réalisme.

Transition
Le paradigme de la mimesis, c’est-à-dire l’imitation la plus exacte de l’har-
monie naturelle peut-il être universalisé ? Non, d’une part, certains arts
ne sont pas mimétiques comme c’est le cas pour la musique. D’autre part,
l’harmonie d’un paysage peut très bien nous apparaître fade et donc ne pas
nous plaire. Est-ce alors à dire que la beauté est subjective ? Enfin, peut-on
restreindre la beauté à la seule beauté naturelle au risque de nier la dimen-
sion créative de l’art. Il nous faut alors reconfigurer les rapports entre l’art
et la beauté.

II. La beauté subjective dépend d’un certain rapport entre l’œuvre


d’art et le spectateur

A. La beauté comme résultat d’une expérience esthétique


Il faut commencer par faire le constat d’un divorce entre l’art et l’esthé-
tique qui devient le propre d’une certaine expérience. En effet, selon Beardsley,
des objets non artistiques peuvent devenir l’objet d’une expérience esthétique.
La beauté, comme corrélat d’une expérience particulière, ne sert donc plus
à déterminer de façon a priori le domaine de l’art. Toutefois avec Beardsley
il faut admettre que les œuvres d’art offrent une expérience esthétique plus
riche que les autres.

B. La beauté dépend de la représentation du sujet


La beauté n’est alors plus objective, dans les choses, mais elle revient à
la belle représentation d’une chose. C’est dire avec Kant dans la Critique de
la faculté de juger, § 9 que la beauté est intériorisée et résulte de l’harmonie
non plus de l’objet mais des facultés, entre autres l’imagination et l’enten-
dement. Le fondement du jugement esthétique est donc subjectif sur la base
d’un type de plaisir qui prétend à l’universalité.

C. La beauté comme révélation intérieure


La beauté peut alors être conçue en amont comme une révélation intérieure
de l’artiste. Elle n’est pas seulement l’objet d’une expérience du spectateur
mais aussi d’une subjectivité créatrice. Comme le dit Kandinsky dans Du
spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, introduction, la beauté
ne peut être mesurée qu’à l’aune de la nécessité intérieure de l’artiste que le
spectateur peut retrouver. L’art a éminemment une dimension spirituelle qui
relève d’une résonance intérieure passant notamment par la vie des couleurs.
L’art devient alors un agencement des formes et des couleurs primant sur la
représentation objective de la réalité.
Sujet 2 • L’art et la beauté 331

Transition
On assiste à un changement de paradigme de la beauté qui entraîne un
bouleversement de la production artistique. L’œuvre d’art devient la création
d’une subjectivité. Mais alors, ce à quoi donne lieu l’histoire de l’art, n’est-ce
pas la pluralité des beautés ?

III. Les beautés de l’art

A. L’art comme libre création de l’esprit par opposition à la nature


L’art est une œuvre libre de l’esprit qui permet de donner une chance à
toutes les tentatives de création de beautés. Telle est l’une des dimensions de
l’art contemporain qui passe par la transgression des règles de l’art, et qui
revendique par-là la liberté de créer. On assiste à une quête de la nouveauté
qui peut se réduire parfois à une quête de distinction. (cf. fiche de lecture
« Art » de Yasmina Reza).

B. La beauté moderne comme choc


La beauté n’est plus alors rassurante et harmonieuse, elle a plutôt la force
d’un impact, d’une surprise. Elle peut aller jusqu’à faire naître la terreur.
Telle est la thèse de Baudelaire dans les Curiosités esthétiques, Exposition
universelle de 1855 où il affirme que « le beau est toujours bizarre ». Pour
Baudelaire, il faut rompre avec l’idéal de la beauté classique et affirmer une
beauté moderne qui relève de l’éphémère, du relatif, du banal. Il trouve alors
dans la mode l’exemple d’une telle beauté qui apporte à chaque fois son lot
de nouveautés. Cette beauté moderne tient alors d’une esthétique du choc
qui n’est pas sans rappeler la vie moderne elle-même. Elle suppose alors une
nouvelle attitude esthétique paradoxale : une attention inattentive qui est la
conséquence du flux permanent des sollicitations propre à la vie moderne. On
peut prendre l’exemple du surréalisme qui se réclame de cette beauté comme
rencontre imprévue, c’est-à-dire comme beauté accidentelle. Ainsi la beauté
s’accommode dans le surréalisme du jeu, du hasard, des rêves.

Conclusion
Pour conclure, le passage d’une beauté objective calquée sur la nature à
une beauté subjective relevant du sentiment fait éclater la notion de beauté
qui alors devient historique et se pluralise. La beauté moderne ne s’appa-
rente plus à une harmonie mais à un événement compris comme un don qui
arrache l’homme à son morne quotidien. La beauté est alors consubstan-
tielle du transitoire et de la banalité.
332

POUR ALLER PLUS LOIN : LA VALEUR


DE L’ŒUVRE D’ART
Ouvrages classiques et contemporains de référence
• Alain, Système des beaux-arts.
• Aumont, Jacques et Bergala, Alain, Esthétique du film.
• Artaud, Antonin, Le théâtre et son double.
• Brecht, Berthold Petit organon pour le théâtre.
• Deleuze, Gilles, L’image-mouvement.
• Jankélévitch Vladimir, La musique et l’ineffable.
• Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier.
• Malraux, André, Le musée imaginaire.
• Panofsky, Idea : contribution à l’histoire du concept de l’ancienne théorie de l’art.
• Perrault, Charles, Parallèles des Anciens et des Modernes.
• Sarraute, Nathalie, L’ère du soupçon.

Ouvrages de synthèse
• Arasse, Daniel On n’y voit rien : descriptions.
• Jean-Pierre Cometti, Roger Pouivet, Jean-Baptiste Morizot.
• Béatrice Lenoir, L’œuvre d’art.
• Anne Souriau (dir.), Vocabulaire d’esthétique.
• Ernst Hans Gombrich, Histoire de l’art.
• Marc Jimenez, Qu’est-ce que l’esthétique ?
• Yves Michaud, L’Art à l’état gazeux, Essai sur le triomphe de l’esthétique.

Œuvres de fiction
Littérature-Théâtre
• Chevalier, La jeune fille à la perle.
• Tchekhov, La mouette.
• Pamuk, Mon nom est rouge.
• Balzac, Le chef-d’œuvre inconnu.
• Tartt, Le chardonneret.
Films/séries
• Maurice Pialat, Van Gogh (1991).
• Ed Harris, Pollock (2000).
• Bruno Nuytten, Camille Claudel (1988).
• Miloš Forman, Amadeus (1984).

Vous aimerez peut-être aussi