Pratiques
Linguistique, littérature, didactique
181-182 | 2019
Le récit en questions
Le récit en questions : introduction
André Petitjean
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/pratiques/5598
DOI : 10.4000/pratiques.5598
ISSN : 2425-2042
Éditeur
Centre de recherche sur les médiations (Crem Université de Lorraine)
Référence électronique
André Petitjean, « Le récit en questions : introduction », Pratiques [En ligne], 181-182 | 2019, mis en
ligne le 17 juin 2019, consulté le 30 juillet 2024. URL : http://journals.openedition.org/pratiques/5598 ;
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Le récit en questions : introduction 1
Le récit en questions : introduction
André Petitjean
1 Ce numéro de Pratiques a été conçu en fonction d’une double logique, à la fois historique
et synchronique. Pour la première, comme l’attestent les différents numéros de
Pratiques, depuis la création de la revue en 1974, des théorisations narratives diverses
ont été défendues au fil des différentes livraisons sur lesquelles il importe de porter un
regard rétrospectif. Pour la seconde, elle correspond au fait que le numéro s’inscrit
dans le programme de recherche du Centre de recherche sur les médiations (Crem)
intitulé « Narrations de la société/sociétés de la narration » tel qu’il est consacré au
récit et aux différentes formes de narration sociale. L’enjeu est de faire interagir des
recherches qui mettent l’accent sur la description et la classification avec d’autres plus
spéculatives et interprétatives.
2 Le numéro s’organise autour de trois axes. Une première partie (« Les théories du
récit en débat ») confronte certains paradigmes du récit, privilégiant la linguistique
textuelle et discursive (J.-M. Adam, A. Rabatel), la sémiotique narrative (D. Bertrand,
M. Colas-Blaise), l’ethnocritique (J.-M. Privat), la perspective cognitiviste
(A. Fragonara). Une attention particulière a été réservée aux récits, fictionnels
(S. Patron et B. Richardson) ou non (F. Revaz), dont l’existence nécessite l’invention de
nouvelles méthodes et un outillage narratologique adapté pour en rendre compte. Ce
faisant, il ne nous a pas semblé utile de revenir sur le regain attesté de la narratologie
dans les débats actuels des sciences humaines en France et au-delà de l’hexagone. On
peut se référer, à ce propos, au tableau que dresse R. Baroni (2016) dans la 30e livraison
de Questions de communication et aux articles qui, dans le n o 31 de la même revue
(Baetens, 2017 ; Fleury & Walter, 2017 ; Jost, 2017 ; Rabatel, 2017 ; Saurier & Vallée,
2017 ; Schmitt, 2017), ont nourri, en forme de réponse, un débat fort intéressant. On se
reportera aussi, pour mesurer le nombre d’ouvrages et d’articles relevant de la
narratologie, aux revues Poetics Today, Vox poetica, Cahiers de narratologie. Dans cette
première partie, il n’est pas non plus question de traiter frontalement certains concepts
narratologiques fondamentaux, comme le fait par exemple S Patron (2009, 2015) mais
de faire interagir différentes disciplines.
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3 C’est ainsi que Jean-Michel Adam commence par discuter du bien fondé de
l’opposition entre narratologie classique et post-classique. La première, dont les
représentants sont R. Barthes, G. Genette, C. Bremond, A. J. Greimas, T. Todorov, serait
entachée de structuralisme et privilégierait les corpus littéraires. La seconde, au
contraire, serait pluridisciplinaire, plus ouverte, tant sur le plan méthodologique que
des objets d’études, et susceptible de rendre compte de l’inflation du fait narratif. Ce
que conteste J.-M. Adam en rappelant que dès ses origines la narratologie se concrétise
par la présence de chercheurs issus de domaines différents travaillant sur des objets de
discours qui ne sont pas que littéraires. J.-M. Adam se livre ensuite à une relecture du
cadre épistémologique des théorisations narratives de l’époque en montrant en
particulier comment la narratologie de R. Barthes, dans la mouvance d’É. Benveniste,
prend appui sur ce qu’il appelle la « translinguistique » selon une filiation bien plus
rhétorique que poétique. Finalement, J.-M. Adam défend une approche linguistique de
la narration dès lors qu’elle se donne les moyens de penser les niveaux d’intégration
des unités d’un texte et de différencier les différents types textuels et genres de
discours.
4 Renouant avec les grands principes aristotéliciens et le retour au premier plan des
émotions, dans la lignée des travaux pluridisciplinaires les plus récents, Alain Rabatel
consacre sa contribution au phénomène de l’empathie. Dans un premier temps, prenant
soin de distinguer, même si la chose n’est pas aisée, sympathie et empathie, il examine
les différents modes de son actualisation. Plus précisément, il montre que sur son
versant linguistique, l’empathie consiste à se mettre à la place des autres, à envisager
de leur point de vue ce qu’ils perçoivent, ressentent, pensent, disent ou font. Dans un
second temps, A. Rabatel développe la notion de mobilité empathique qui consiste à
s’intéresser aux autres, dans leur diversité, en essayant de les comprendre de
l’intérieur, depuis les situations, les expériences, les valeurs et les connaissances qui
sont les leurs. Dans la mesure où la mobilité empathique peut s’appliquer à différents
supports d’empathie, figuratifs ou abstraits, on mesure combien les récits représentent
un terrain d’expériences multiples (somesthésique, esthétique, éthique, socio-
politique).
5 Denis Bertrand constate lui aussi l’essor de la narratologie dans les débats actuels des
sciences humaines en France mais il s’étonne de l’occultation de la « sémiotique
narrative et discursive » greimasienne, comme le fait R. Baroni (2016, p. 220) qui écrit
dans l’article précédemment cité : « Certes, on croise encore, ici ou là, quelques
greimasiens qui s’accrochent à leur radeau sémiotique ». Désireux de montrer que ce
paradigme est loin d’être en voie d’extinction, D. Bertrand entreprend d’en faire
l’historique et de reconstituer les fondements conceptuels de ce champ théorique. Ce
faisant, il reconnait qu’au fil du temps le récit et la narratologie n’ont plus été au centre
des préoccupations sémiotiques. D. Bertrand montre, ensuite, en quoi les travaux des
épigones d’A. J. Greimas, en particulier ceux consacrés aux problématiques de l’émotion
et de la passion, associées à celle de la narrativité, sont susceptibles d’enrichir les
théories du récit. Le bilan est d’autant plus convaincant que D. Bertrand a l’art
d’illustrer son propos par des analyses ponctuelles d’extraits littéraires d’époques
diverses.
6 Marion Colas-Blaise, de son côté, revendique, elle aussi, son attachement au cadre
théorique de la sémiotique greimasienne et post-greimasienne, dans le but de
confirmer le caractère structurant du récit comme modèle d’intelligibilité. Elle le
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prouve en s’appliquant à analyser une image fixe, en l’occurrence des tableaux de
P. Klee et pour ce faire élabore une modélisation qui intègre à la sémiotique des
éléments d’herméneutique, mais aussi de sociologie et d’anthropologie. Il s’agit pour
M. Colas-Blaise d’apporter des réponses à des questions du type l’image fixe à scène
unique peut-elle raconter ? Si oui, on doit se demander dans quelle mesure la structure
narrative active des potentialités de l’image qui doivent être actualisées ou réalisées
par le spectateur. Et si on va plus avant, dans quelle mesure l’art abstrait exige-t-il de
repenser la notion de narrativité ? Sur ces bases, il s’agit de montrer que le point de vue
de la narrativité permet de rendre compte de la capacité des « compositions
cinétiques » de P. Klee à générer un savoir non seulement sur le fonctionnement de
l’image « narrative », mais sur le monde dans lequel elle fait sens.
7 Aurora Fragonara, quant à elle, commence par rappeler que les analyses structurales
des récits des années 1960 et 1970 ont essentiellement porté sur les principes et les
outils universaux susceptibles de rendre compte de la structure fondamentale de la
narration au-delà de la variété de ses manifestations. Faire un retour critique sur
l’intérêt et les limites de ces théorisations sémiotiques nécessite une réflexion de type
épistémologique sur l’activité même de modélisation et sur les conditions et les
modalités de leur emploi. Ce que propose A. Fragonara en s’appuyant sur les
philosophes des sciences et sur U. Eco. Ce dernier reproche aux modèles structuralistes
leur usage essentialiste et normatif. Avançant plus avant dans sa réflexion,
A. Fragonara pense avoir trouvé dans la théorie de l’énaction, issue des sciences
cognitives, la possibilité de combler la fracture entre l’aspect gnoséologique et
ontologique des modélisations grâce à la notion d’interaction capable d’identifier un
terrain commun pour les deux points de vue, celui du producteur et celui du récepteur
d’un même produit culturel. Cette conception énactée du schéma narratif permet en
effet d’appréhender différemment les variations tant interculturelles qu’à l’intérieur
d’un même contexte socio-culturel. Pour terminer, A. Fragonara tente d’illustrer la
puissance d’une modélisation dans une perspective cognitive et énactive en
l’appliquant à une étude de la structure narrative du Petit Prince.
8 Jean-Marie Privat, pour sa part, ouvre, avec son analyse de la nouvelle de J. L. Borges
(1974) « La mort et la boussole », un débat direct avec R. Baroni (2003) qui s’est livré
dans la revue Poétique à une étude du même récit borgésien. S’il partage avec R. Baroni
le fait que la nouvelle de J. L. Borges est complexe et met le lecteur à l’épreuve de ses
propres compétences génériques, il prend par contre ses distances par rapport à une
lecture qui serait dominée par le formalisme narratologique. Reprochant au
narratologue une insuffisante perspective anthropologique, J.-M. Privat, à partir d’une
étude des principaux antagonistes du récit, montre l’existence de cas concrets
d’hétérophonie culturelle. Ce qui lui permet d’analyser de quelle façon une l’approche
lettrée traditionnelle fait obstacle à une interprétation anthropologique du récit, son
architecture, ses valeurs et ses croyances.
9 C’est ainsi qu’il propose de ne pas se limiter à opposer terme à terme, pathos et logos,
voire pathos, logos et mythos mais de recourir à un code herméneutique sous la forme
d’un losange dont les diagonales mettraient en dialogie discursive et culturelle pathos/
logos/mythos/métis.
10 Pour Sylvie Patron et l’entretien qui suit avec Brian Richardson, il s’agit d’envisager
le récit de manière prospective à partir de la problématique du récit « non naturel ». Ce
qui doit se comprendre comme des récits « antimimétiques » qui, au niveau des
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personnages comme du monde représenté, dérogent aux conventions des genres
relevant de la pratique du réalisme. Pour en rendre compte, s’est développée une
narratologie non naturelle dont S. Patron tente d’en décrire les différentes
orientations. Pour certains, il s’agit d’observer les modes de transgression des lois de
notre monde sublunaire à l’œuvre dans ces fictions alors que pour d’autres l’accent est
mis sur les stratégies « non naturalisantes » utilisées par les lecteurs lorsqu’ils sont
confrontés à des événements ou des scénarios non naturels. Parmi les études les plus
représentatives de la narratologie non naturelle, S. Patron retient celles qui sont
consacrées au temps et à l’espace ainsi qu’à l’ontologie de la métamorphose. En prenant
l’exemple de la « narration omnisciente », S. Patron achève son panorama par une
discussion critique de certains attendus de la narratologie non naturelle. Quant à
l’entretien, à plusieurs voix avec B. Richardson, il permet de mieux comprendre
l’historique, l’intérêt et les difficultés de la narratologie non naturelle telle qu’elle
s’intéresse aux textes dits postmodernes.
11 Après avoir rappelé la variété des formes sémiotiques de narrativisation et la diversité
des genres de récit, Françoise Revaz commence par vanter les mérites de la
narratologie post-classique qui prendrait en charge, mieux que la narratologie
classique, les divers paramètres de la situation de narration, les processus dynamiques
de production et de réception, les fonctions du récit, ainsi que le rôle du lecteur et de
son activité d’interprétation. F. Revaz illustre ensuite son propos en prenant comme
corpus, dans le cadre de la « thérapie narrative » et de « néonarrativité » groupale,
l’enregistrement de récits produits lors d’entretiens psychothérapeutiques. Les
caractéristiques les plus saillantes que possèdent ces récits sont leur aspect
fragmentaire, non fini et épisodique. À quoi s’ajoute le fait que ces récits sont plutôt
dialogiques, co-construits par le patient avec le thérapeute et les autres membres de la
famille. Pour finir, F. Revaz, s’appuyant sur des exemples, interroge les critères de
racontabilité et de véracité et souligne la dimension polylogale des récits étudiés.
12 Dans la seconde partie du numéro, (« Fictions et non fictions contemporaines »), il
s’est agi de rendre compte du statut du récit dans les productions actuelles, qu’elles
aient la forme de romans (S. Lawson), de pièces de théâtre (A. Petitjean), de
« narrations documentaires », (C. Lacoste), de séries télévisées (M. Boni et C. Martinez)
ou de jeux vidéo (D. Compagno).
13 C’est ainsi que Sophie Lawson s’intéresse à la place qu’occupent les animaux dans
nombre de fictions romanesques contemporaines. Certes la présence d’animaux dans
les fictions n’est pas nouvelle mais le changement qui s’opère dans l’abondant corpus
que S. Lawson a rassemblé tient au fait qu’ils ne sont plus conçus comme des
projections anthropomorphisées de l’humanité mais sont considérés dans leur
individualité animale. Cela s’explique, pour une part, outre par les préoccupations
écologiques à l’ère de l’anthropocène et des dégâts irréversibles sur le vivant, au fait
que l’imaginaire fictionnel est en phase avec les avancées récentes des sciences
zoologiques et de l’éthologie cognitive. Comme le montre S. Lawson, il s’agit de tenter
de sortir de l’humanocentrisme et de l’anthroporéglage narratif, que le registre de ces
récits emprunte à la distanciation ironique ou relève plutôt de l’élégie et du lyrisme.
Dans tous les cas, le fait d’adopter un point de vue zoocentré nécessite l’utilisation de
procédés (forme de la liste ou tableau descriptif) et de techniques narratives (point de
vue, instance narratrice, monologues intérieurs) au service d’une intention à la fois
éthique et esthétique des auteurs.
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14 André Petitjean part du constat que depuis quelques décennies, on assiste à une
véritable vogue de la parole solitaire au théâtre sous la forme de pièces insérées dans
des recueils ou d’œuvres autonomes. À l’examen de ces textes, il apparait qu’au niveau
narratif ils sont loin de respecter l’ordonnancement de la fable selon les principes
aristotéliciens (unicité de l’intrigue, progression ordonnée et finalisée des actions,
développement temporel chronologique, causalité explicite des enchainements). Pour
le montrer, A. Petitjean, dans un premier temps, analyse en quoi ces textes ont la forme
de récits fragmentés car la fable, proche en cela des fictions romanesques, n’est plus
soumise au développement temporel strictement chronologique. Grâce à une
alternance entre narration et monstration, le personnage peut voyager en permanence
dans des chronotopes différents, passés, présents, à venir. Dans un second temps,
A. Petitjean montre que la solitude du personnage n’est pas forcément anti-dramatique
puisque les monologues sont très polyphoniques. Leur intérêt est de faire advenir de
nombreux personnages et c’est là un indice du processus de romanisation que connait
le théâtre depuis plusieurs années.
15 Charlotte Lacoste s’intéresse à ce que d’aucuns appellent la « non-fiction »,
dénomination qui recouvre, au-delà de la diversité des œuvres et des auteurs, des
textes qui partagent une même intention documentaire. Dans un premier temps,
C. Lacoste s’emploie à caractériser ce nouveau corpus en vogue depuis une vingtaine
d’années. Il apparait que ces œuvres ont une dimension documentaire mais en rupture
avec les usages littéraires des documents dans les romans du XIXe siècle. Il ne s’agit
plus de les utiliser pour produire des « effets de réel » au service d’un vraisemblable
fictionnel mais de s’assumer comme documents à part entière. Il s’ensuit que ces
œuvres, qui privilégient la description, le fragment et la liste, prennent leur distance
avec la fiction, au sens où elles remettent en question les vertus configuratrices que
l’on prête ordinairement à la « mise en intrigue ». Dans un second temps, C. Lacoste
illustre son propos théorique en examinant dans le détail les procédés factographiques
de deux auteurs (J. Rollin et A. Ernaux) qui ont en commun de mettre en scène l’insigne
quotidien de nos vies ordinaires. Dans sa conclusion, C. Lacoste insiste sur l’aspect
disruptif de ces œuvres dans la mesure où elles interrogent le statut même de la
Littérature.
16 De plus en plus présente notamment à la télévision et grâce aux nouveaux fournisseurs
de services comme Netflix, la sérialité fait l’objet de l’article de Marta Boni et Camille
Martinez qui entreprennent d’étudier certaines particularités de ces récits. Dans un
premier temps, les deux auteures, rappellent l’importance de la temporalité des récits
sériels, qui a fait l’objet de nombreux travaux. Dans un second temps, et c’est l’essentiel
de leur recherche, M. Boni et C. Martinez, alliant dans leur étude esthétique,
narratologie et pragmatique de la réception, choisissent d’analyser l’espace fictionnel
des séries. En prenant appui sur un corpus étendu, elles montrent que l’espace, bien au-
delà de son statut de simple décor, est à considérer comme un vecteur de la narration,
comme un monde meublé d’objets, de situations, de personnages et de lois naturelles.
Penser les séries comme des expériences de construction de mondes, d’espaces
pluridirectionnels et explorables, est l’un des mécanismes qui expliquent le succès des
séries.
17 L’importance prise par les jeux vidéo dans les pratiques culturelles de nos sociétés est
incontestable. Afin de comprendre la portée du phénomène, Dario Compagno fait
l’hypothèse que les jeux vidéo offrent à leurs usagers la possibilité de faire l’expérience
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de la liberté autrement que dans les actions de la vie quotidienne. Pour en rendre
compte, D. Compagno commence par comparer le modèle de l’action que propose
E. Anscombe à celui de l’action racontée développé par A.-J. Greimas en soulignant,
outre leur incompatibilité, leur incapacité de rendre compte des actions interactives
que présupposent les jeux vidéo. D. Compagno a alors recours à deux modèles
explicatifs, l’un qu’il emprunte à la vision du monde d’A. Schopenhauer, l’autre à la
pensée sémiotique d’U. Eco. Ce qui lui permet de montrer qu’analyser un jeu vidéo
demande de développer une grammaire de l’action capable de décrire comment un sens
se produit dans l’interaction entre d’un côté une histoire pré-formée et de l’autre la
vraie responsabilité du joueur.
18 Quant à la troisième partie (« Les récits en situation scolaire ») sa place relativement
restreinte s’explique par le fait que le récit a fait l’objet de nombreux numéros spéciaux
de la revue : les numéros 11-12 (1976), 14 (1977) pour des approches narratologiques ou
133-134 (2007) pour le traitement du récit en situation scolaire selon les disciplines. Ce
serait l’objet d’un article à part entière que d’analyser la place du récit dans Pratiques à
travers de multiples objets (l’activité de raconter, les genres du récit, le personnage, les
dialogues romanesques, les temps verbaux, les fables de La Fontaine, etc.). Il reste que
pour l’essentiel, les théories du récit ont servi, après leur transposition, à élaborer de
l’enseignable susceptible de développer les compétences scripturales et lecturales en
matière de récit, des élèves des premier et second degrés. Cette double approche
compte de nombreux articles.
19 Pour sa part, Yves Reuter, après avoir expliqué en quoi les didactiques sont des
disciplines de recherche à part entière, rappelle que les récits sont présents dans la
totalité des disciplines scolaires. Il explique le phénomène en relevant les nombreuses
fonctions, tant didactiques que pédagogiques, qui sont celles des récits en situation
d’enseignement. Pour illustrer son propos, Y. Reuter s’appuie sur une recherche au
cours de laquelle des consignes d’écriture sollicitant des récits aux contenus différents
(les uns faisant référence à du vécu les autres à l’imaginaire) ont été données aux
élèves. L’auteur s’attache à montrer en quoi ces consignes influencent le contenu des
récits produits par les élèves. L’analyse porte essentiellement sur des classes relevant
de la pédagogie Freinet avec en arrière-plan des allusions comparées à la pédagogie
traditionnelle. Observer les récits en prenant en compte les contenus est une tâche
problématique compte tenu de la multiplicité des paramètres. C’est pourquoi Y. Reuter
se limite à deux éléments majeurs : i) les récits fondés sur le vécu et une certaine
conception de la vérité ; ii) la place accordée aux dialogues. Pour la vérité, les élèves ont
bien du mal d’échapper à leur désir d’être fidèles aux événements qu’ils racontent tout
en ayant conscience que les lois du récit font qu’ils doivent opérer des choix étant
donné les contraintes de mise en forme. À quoi s’ajoute la difficulté de rendre compte
d’une expérience intime dans le cadre de l’espace public de l’école. Concernant les
dialogues, les élèves ayant intériorisé la nécessité d’éviter la banalité des propos
résiduels, finissent par se montrer trop économes. Pour terminer, Y. Reuter montre que
les contenus des récits produits, au-delà des critères textuels sont aussi dépendants des
modalités d’enseignement et des positions d’apprentissage liées de la configuration
disciplinaire.
20 On sait que les pratiques scolaires sont pourvoyeuses de nombreux écrits (cahier de
textes, « cahier de roulement », classeur d’élève, etc.) qui en gardent la trace. Aurore
Promonet s’attache à étudier ce genre d’écrits en se demandant si on peut les assimiler
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à des récits et si oui quelles en sont les fonctions. Le potentiel narratif de ces écrits tient
au fait qu’ils racontent la vie de la classe selon une chronologie liée au temps scolaire
sous la responsabilité des enseignants. Dans un premier temps, précisant que ces écrits
prennent aujourd’hui des formes diverses (cahier, carnet du lecteur, cahier
d’expérience, journal d’apprentissage, écrits d’appropriation), A. Promonet s’emploie à
définir le statut commun de ces écrits, tant d’un point de vue institutionnel,
pédagogique, didactique que discursif. Elle montre, en particulier que les cahiers
présentent deux dimensions mémorielles, combinant la mémoire affective de l’enfant
et la mémoire cognitive du sujet didactique. Dans un second temps, A. Promonet rend
compte, dans le cadre d’une recherche-action au sein du LéA TEC1, du fonctionnement
du « journal des apprentissages » réalisé, quotidiennement et tout au long de l’année,
dans une classe de CM2. Elle en souligne l’intérêt, le journal constituant un récit de
l’expérience scolaire d’apprentissage, oscillant entre un rendu objectif et l’expression
subjective.
21 Pierre Moinard, de son côté, s’intéresse aux rapports qu’entretiennent les lecteurs
adolescents à la lecture des récits de fiction. Pour ce faire, il s’appuie sur un corpus
constitué à partir du site forum-ados.fr dont l’une des rubriques (« société et culture »),
est consacrée aux débats sur les lectures de livres. Dans un premier temps, P. Moinard
précise son cadre de référence en matière de lecture de la fiction (J.-L. Dufays pour la
dialectique participation/distanciation, J.-M. Schaeffer pour « l’immersion
fictionnelle » et G. Langlade pour la notion d’« activité fictionnalisante du sujet
lecteur »). Ensuite il élabore un protocole d’analyses qui le conduit à distinguer
différents types d’expériences de lecture de récits échangées. Ce qui le conduit à
affirmer que le site forum-ados joue le rôle d’un réseau social utile pour lire plus, et plus
intensément tout en optimisant les joies de l’immersion dans les récits. Dans une
dernière partie, en s’appuyant sur un corpus de billets produits par des élèves de 3e, 2e
et 1re, P. Moinard défend l’intérêt de mener des études portant sur des échanges
asynchrones entre lecteurs en contexte scolaire, en particulier quand ces billets
concernent l’appropriation par les élèves d’œuvres patrimoniales.
22 Pour ne pas conclure, je dirais qu’en continuité et en rupture avec un certain
structuralisme narratif, la narratologie connait depuis quelques années d’autres
développements dont ce numéro aura essayé de donner un aperçu.
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NOTES
1. Lieu d’éducation associé à l’Institut français de l’éducation « Traces écrites en terres
de Lorraine » (LéA TEC).
AUTEUR
ANDRÉ PETITJEAN
Université de Lorraine, Crem, F-57000 Metz, France
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