Synergies Tunisie n° 6 - 2023 p.
189-207
La terminologie linguistique : enjeux
GERFLINT théoriques et conceptuels. Le cas de la
ISSN 2105-1054
ISSN en ligne 2257- 8390
phraséologie (en hommage à Franck Neveu)
Salah Mejri
Université Sorbonne Paris Nord, France / Université de la Manouba, Tunisie
[email protected] https://orcid.org/0000-0003-0094-6181
Reçu le 01-10-2022 / Évalué le 04-05-2023 / Accepté le 15-08-2023
Résumé
Il s’agit de montrer l’importance du traitement terminographique dans la dynamisation
d’un champ disciplinaire. La démonstration est conduite à partir d’un exemple précis :
l’introduction du terme « polylexicalité » dans le Dictionnaire des sciences du langage
de Franck Neveu (2004). Elle retrace toutes les implications d’une démarche méthodo-
logique non prescriptive dans les apports théoriques, conceptuels et terminologiques,
en focalisant sur le domaine de la phraséologie.
Mots-clés : terminologie linguistique, dictionnaire spécialisé, unité lexicale, polylexi-
calité, phraséologie
Linguistic terminology: theoretical and conceptual issues.
The case of phraseology
Abstract
The aim is to show the importance of terminographic treatment in the revitalization of
a disciplinary field. The demonstration is carried out using a specific example: the intro-
duction of the term “polylexicality” in Franck Neveu’s Dictionary of Language Sciences
(2004). It traces all the implications of a non-prescriptive methodological approach in
the theoretical, conceptual and terminological contributions, focusing on the field of
phraseology.
Keywords: linguistic terminology, specialized dictionary, lexical unit, polylexicality,
phraseology
Introduction
La terminologie est la porte d’entrée de chaque discipline. Elle représente les réseaux
conceptuels élaborés par les spécialistes, les outils méthodologiques et l’ensemble des
débats menés par les différents acteurs dans la discipline concernée. Les dictionnaires
spécialisés, censés refléter la « science normale », telle qu’elle est définie par Thomas
S. Kuhn1, en fournissent, à l’instar des manuels, une description stabilisée et bien
partagée par la communauté des chercheurs. Ils sont le lieu de consensus, permettant
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de fixer les savoirs partagés. Les débats se font dans les textes ésotériques adressés
aux spécialistes, rarement accessibles au grand public. Le dictionnaire des sciences
du langage (DSL) de Franck Neveu (2004) rompt avec cette vision du dictionnaire.
Les options terminologiques adoptées dans son ouvrage « visent à refléter un état de
la discipline des sciences du langage observable à partir de son vocabulaire, c’est-
à-dire à partir des pratiques terminographiques effectives » (2004 : 6). En d’autres
termes, il donne accès aux textes dans lesquels s’élaborent, s’emploient, se discutent
et se diffusent les termes et les concepts. C’est pourquoi il comporte dans ses articles
un nombre important de citations dont la fonction essentielle est de contextualiser
les emplois des termes concernés, que les contextes soient définitoires, illustratifs
ou contradictoires. On l’aura compris, il s’agit d’une approche non prescriptive :
elle donne à voir, à partir d’une sélection d’entrées dont la taille est jugée suffisante
pour couvrir le champ disciplinaire.
C’est grâce à cette approche innovante que ce dictionnaire décloisonne la disci-
pline en injectant dans sa nomenclature un nombre important de champs connexes
à la linguistique comme « la philosophie du langage, l’épistémologie, l’informatique,
l’histoire de la langue et celle de la grammaire, et les diverses composantes de la
description linguistique » (2004 : 6). S’y ajoute le croisement des approches, théories
et écoles. Trames disciplinaires, trames conceptuelles, trames théoriques sont autant
de strates qui assurent à ce dictionnaire sa réussite : il est actuellement le dictionnaire
de référence en sciences du langage, à côté des anciens dictionnaires comme ceux de
Dubois, Arrivé et Ducrot2 dont il se distingue principalement par la posture adoptée :
partir d’observables et essayer d’en rendre compte sans chercher à en dissimuler les
contradictions, les innovations, les controverses, etc. Il a ainsi introduit des termes
dont l’usage n’était pas à l’époque très répandu. Nous choisissons ceux de la phraséo-
logie qui étaient alors assez fluctuants, parce que tout simplement le champ phraséolo-
gique était relativement récent dans les études linguistiques. Nouvellement investi par
les linguistes, ce champ foisonne de créations terminologiques qui viennent s’ajouter
à tous les termes que la grammaire traditionnelle réserve à ce champ disciplinaire.
Ainsi assiste-t-on à un enchevêtrement terminologique croisant innovations terminolo-
giques et réutilisation des terminologies consacrées, le tout étant ancré dans des choix
théoriques et méthodologiques bien précis.
Cette terminologie concerne aussi bien le champ disciplinaire que les unités et leurs
caractéristiques. S’agissant du domaine phraséologique, le terme phraséologie, employé
par ailleurs pour renvoyer à uniquement : « une construction propre à un individu, à
un groupe, à une langue » (Dubois, 2012 : 366), a du mal à s’imposer pour couvrir tout
le champ phraséologique. On lui a préféré celui de figement, qui concerne beaucoup
plus le processus linguistique à l’œuvre dans la production des phraséologismes.
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Le cas de la phraséologie (en hommage à Franck Neveu)
Quand on parle des unités phraséologiques, on a l’embarras du choix : soit l’on opte pour
des innovations terminologiques comme phrasème (Mel’čuk), lexie complexe (Pottier),
synthème (Martinet), marquées le plus souvent par le cadre théorique dans lequel elles
étaient élaborées ; soit l’on puise dans les termes courants comme locution, expression
figée, expression toute faite, expression idiomatique, etc. ; soit encore des termes
qui s’inscrivent dans une vision qui cherche à identifier ce genre d’unités phraséolo-
giques en tant qu’unités lexicales : unités polylexicales, séquences polylexicales, etc.
De telles dénominations sont orientées vers l’une des caractéristiques fondamentales
de ces formations syntagmatiques. Il y a évidemment le fonds terminologique tradi-
tionnel formé autour de la notion de locution, définie par Franck Neveu comme « unité
polylexicale de type syntagmatique […] dont les constituants ne font pas l’objet d’une
actualisation séparée, et qui énonce un concept » (Ibid : 181), qui donne lieu à un
paradigme en fonction de l’élément-tête ou noyau : locution nominale, adjectivale,
verbale, adverbiale, prépositionnelle, conjonctive, etc. De ce réseau terminologique
se dégage une nouvelle dénomination hyperonymique que l’auteur du DSL utilise pour
définir la locution : l’unité polylexicale. Correspond à l’adjectif polylexical la notion de
polylexicalité. Nous partons de ce terme central dans le domaine phraséologique pour
montrer :
- la part réservée par le DSL au terme polylexicalité, et l’adjectif correspondant
polylexical, terme qui était à l’époque peu usité dans les ouvrages de linguistique ;
- les enjeux conceptuels et théoriques que son introduction dans les réseaux
terminologiques entraine autour de la notion d’unité lexicale et ses différentes
configurations ;
- la place qu’occupe la phraséologie dans la structuration et dans le fonctionnement
des langues.
1. La polylexicalité
Le terme polylexicalité a été introduit pour la première fois probablement par
Gertrud Gréciano dans sa thèse Signification et dénotation en allemand : la séman-
tique des expressions idiomatiques (1983). Nous retenons les deux contextes suivants,
cités dans son ouvrage, qui éclairent le contenu attribué aux deux termes polylexical /
polylexicalité :
- « L’expression idiomatique d’un signe polylexical, figé et figuré. La nature
restrictive de la définition, due au cumul des conditions requises, nous obligera
à des éliminations successives au sein d’un corpus initial extrêmement vaste en
fonction de la réunion nécessaire et suffisante des trois critères qui sont, nous le
répétons, la polylexicalité, la fixité et la figuration » [c’est nous qui soulignons] ;
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- « Ainsi la polylexicalité est respectée dans [la] définition d[u] terme suivant :
. « idiotisme : ce qui est propre à une langue donnée […] désigne des éléments
lexicaux réalisés à l’intérieur d’unités syntagmatiques plus grandes que le mot,
mais plus petites que le cadre de la proposition […] syntagmes lexicaux ayant les
dimensions de groupes de mots, caractérisés par une haute fréquence de rencontre
de leurs éléments constitutifs et éprouvés par la commutation (Greimas, 1960 : 50
et 54) » [c’est nous qui soulignons], (p. 36).
Partant de ces deux contextes, l’on peut retenir les trois éléments suivants :
- la polylexicalité est l’une des trois conditions que doivent satisfaire les expressions
idiomatiques, les deux autres étant la fixité (le figement) et la figuration ;
- le terme renvoie, par conséquent, à une caractéristique essentielle de ces forma-
tions complexes, plurielles, syntagmatiques, etc., laquelle caractéristique ne
disposait pas de terme propre dans la littérature de l’époque.
On aurait pu, si l’on avait puisé dans la terminologie traditionnelle, utiliser le
terme locutionnalité, mais c’est le terme polylexicalité avec son corollaire adjectival
polylexical qui se sont imposés. Parmi les ouvrages qui ont participé à leur diffusion,
nous retenons celui de Gaston Gross, Les expressions figées en français (1996), où le
terme polylexicalité est défini dans le glossaire comme suit :
« Quand une catégorie grammaticale est composée de plusieurs mots, on dit
qu’elle est polylexicale. Dans ce sens, les éléments lexicaux constitutifs ne jouent
pas de rôle extérieur à la séquence, en particulier de détermination […] Un mot
polylexical peut être sémantiquement transparent […] ou opaque […] » (p. 155).
Il est à noter que le même auteur fournit la définition suivante de locution :
« Une locution [est] syntagme (nominal, adjectival, adverbial) dont les éléments
composants ne sont pas actualisés individuellement et qui forme un concept
autonome, que le sens global soit figé ou non. On peut parler aussi de catégorie
complexe ou polylexicale ».
Comme on le remarque, il intègre la polylexicalité dans la définition de la locution.
Nous avons employé ce terme dans notre ouvrage Le figement lexical. Descriptions
linguistiques et structuration sémantique (1997). Franck Neveu emprunte à cet
ouvrage l’une des deux citations qui figurent dans l’article Polylexicalité. Évoquant
la composition lexicale, il y est spécifié que « les noms composés sont des unités qui
se distinguent par leur caractère polylexical : ils sont formés d’au moins deux unités
lexicales » (p. 131).
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Le cas de la phraséologie (en hommage à Franck Neveu)
Petit à petit un paradigme formé des quatre termes suivants s’est fixé dans l’usage,
même si certains chevauchements avec d’autres néologismes continuent toujours
d’être observés :
polylexical / monolexical
polylexicalité / monolexicalité.
On rencontre d’autres termes équivalents à polylexical / polylexicalité, comme
plurilexical / plurilexicalité, plurilexémique, ou tout simplement l’emprunt multiword,
employé avec les termes unité, expression ou construction.
Pour avoir une idée sur la manière dont les deux termes, polylexicalité et polylexical,
sont traités dans le DSL, il faut voir dans quel réseau terminologique et conceptuel ils
s’intègrent. Le nombre total d’occurrences du terme polylexicalité s’élève à treize.
En plus de l’entrée de l’article polylexicalité où le terme est repris une seule fois dans
le corps du développement, les autres occurrences, c’est-à-dire onze, interviennent
dans les articles consacrés respectivement à la composition, au figement, à l’idioma-
ticité, à la lexie, à la locution, au mot, à la synapsie et au verbe support. À l’exception
de l’article polylexicalité, les occurrences se répartissent en deux catégories :
- soit elles figurent dans le corps de l’article et dans le renvoi à d’autres articles,
comme c’est le cas pour composition, mot, synapsie ;
- soit elles sont mentionnées seulement dans les renvois : figement, idiomaticité,
lexie, locution et verbe support.
Ainsi un réseau terminologique prend-il forme autour de deux axes : les concepts
généraux rendant compte de la phraséologie et les unités répondant au critère de la
polylexicalité :
Polylexicalité
olylexicalité
concepts généraux unités
composition figement idiomaticité mot synapsie lexie locution verbe support
Un tel réseau renferme évidemment des contextes spécifiques, dont nous retenons
les passages suivants présentés selon les articles où ils figurent :
- La composition : « Du point de vue sémantique, le problème posé par les mots
composés est celui de toutes les formations résultant de la polylexicalité, qui sont
affectées par le figement : la neutralisation, variable selon les cas, des propriétés
combinatoires des unités constituantes, et la non-compositionnalité du sens. »
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Synergies Tunisie n° 6 - 2023 p. 189-207
- Le mot : « Pour ce qui est du critère de distinctivité fonctionnelle, il semble diffi-
cilement applicable au mot, dans la mesure où il n’y a pas de procédure vérita-
blement décisive pour son identification. En témoignent notamment les faits de
polylexicalité, qui associent à un signifié unitaire un signifiant discontinu. »
- La polylexicalité : « La polylexicalité, qui résulte d’un phénomène de figement dont
le degré peut être variable selon les unités, s’accompagne d’un certain nombre de
caractéristiques syntaxiques et sémantiques. »
- La synapsie : « Terme employé par Emile Benveniste pour décrire un certain type
de mots composés français, caractérisés notamment par une polylexicalité non
soudée sur le plan formel, formant une désignation décrite comme constante et
spécifique, et dont la productivité semble indéfinie en raison de la fréquence de
leur usage […] ».
De tels contextes fournissent d’autres ramifications terminologiques et concep-
tuelles comme celles qui sont en relation avec les propriétés combinatoires, la non-
compositionnalité du sens, le signifiant discontinu, le degré de figement, la désignation, etc.
Un tel tableau ne représente qu’une seule facette du réseau terminologique et
conceptuel de la polylexicalité. S’y ajoute tout naturellement celui de l’adjectif
polylexical, qui ne bénéficie pas d’un article propre dans le DSL. Les syntagmes où il
figure ont pour bases nominales : unité, problématique et nature. Tous les trois ont des
contextes qui en précisent le contenu conceptuel :
- Unité polylexicale :
. Dans l’article abréviation : « Le terme d’abréviation est fréquemment employé
de manière très générale pour désigner tout type de réduction d’un segment
linguistique : réduction graphique d’une unité lexicale (kilomètre>km ;
Monsieur>M.) ; réduction par siglaison d’une unité polylexicale (journal télévi-
sé>JT ; ordre de mission>OM ; […] ».
. Dans l’article figement : « On appelle figement un ensemble de caractéristiques
syntaxiques et sémantiques affectant une unité polylexicale (ex. un cordon
bleu, une colère noire, un nuage de lait, à bout de force, de gaieté de cœur) ».
. Dans l’article locution : « Unité polylexicale de type syntagmatique […] dont les
constituants ne font pas l’objet d’une actualisation séparée, et qui énonce un
concept autonome ».
- Problématique polylexicale : « Comme le fait apparaître Salah Mejri, un des aspects
les plus délicats de la problématique polylexicale réside dans la délimitation des
frontières de l’unité lexicale, et dans la notion de mot […] ».
- Nature polylexicale : « C’est cette caractéristique qui pose des problèmes de
définition. Comment peut-on considérer comme une seule unité ce qui est de
nature polylexicale » (Salah Mejri 1997, cité par Franck Neveu 2004).
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Le cas de la phraséologie (en hommage à Franck Neveu)
Les contextes viennent enrichir le réseau de trois manières différentes :
- ils font de l’unité lexicale un terme hyperonymique permettant de désigner toutes
sortes d’unités dont le signifiant est discontinu et pluriel. Franck Neveu s’en sert
pour définir la locution et l’illustre par plusieurs exemples comme cordon bleu, de
gaieté de cœur. Nous avons là la preuve incontestable que l’auteur du DSL adopte
ce terme et l’intègre dans sa métalangue ;
- ils enrichissent le réseau terminologique de la polylexicalité en y ajoutant le terme
abréviation ;
- ils attirent l’attention sur le caractère problématique des unités polylexicales,
notamment en rapport avec la délimitation du mot.
Comme on le constate, les deux termes polylexicalité et polylexical ne sont pas
réduits à l’unique article réservé à polylexicalité. Ils disposent de tout un réseau dans
le DSL, malgré leur introduction, relativement récente dans l’usage. Un tel réseau a
certainement beaucoup servi leur diffusion dans les écrits linguistiques relatifs à la
phraséologie. C’est pourquoi il serait intéressant de voir en quoi de tels termes ne
sont pas uniquement des innovations terminologiques qui viennent étayer certaines
démarches ou théories nouvelles, mais également des termes qui servent d’outils
méthodologiques permettant d’apporter un nouvel éclairage à la problématique de
l’unité lexicale dans un cadre beaucoup plus général, celui d’une nouvelle conception
de la langue.
2. Polylexicalité et unité lexicale
L’introduction de plain-pied de la polylexicalité dans la terminologie relative au
lexique d’une manière générale et en particulier, aux séquences figées qui en font partie,
conduit à se poser des questions en rapport avec le niveau de l’analyse linguistique où
intervient la polylexicalité, sa pertinence pour le système linguistique en général et la
manière dont elle participe à apporter un nouvel éclairage à la problématique du mot.
À quel niveau de l’analyse linguistique se pose la question de la polylexicalité ?
Les linguistes se sont globalement accommodés avec la notion de mot comme unité
lexicale correspondant à l’analyse lexicale. Ainsi si les phonèmes et les morphèmes sont
respectivement les unités des niveaux phonologique et morphologique, le mot vient
répondre à la nécessité d’avoir une unité opératoire au niveau lexical. Une telle notion,
bien que contestée sur plusieurs plans, est tout de même employée couramment chez
les linguistes comme étant une réalité linguistique empirique imposée par des pratiques
sociales comme l’institution scolaire et les dictionnaires. Même ceux qui ont tenté,
de par la complexité du problème, de le remplacer par des termes comme synthème,
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synapsie et lexie, n’ont pas vu leurs propositions cautionnées par l’usage. Force est de
constater que de tels termes restent fortement marqués par l’empreinte des cadres
théoriques d’origine.
Devant la polylexicalité, certains linguistes comme Gaston Gross (1996) ont employé
le terme mot polylexical, peut-être sur le modèle de mot composé. Un tel terme pourrait
être une solution au flottement terminologique. Le souci avec une telle proposition,
c’est qu’il faut disposer d’un autre terme pour rendre compte de la monolexicalité du
mot, dans un usage courant (mot monolexical). Or aucune trace à une telle proposition.
De plus, la dénomination mot polylexical souffre d’un double héritage problématique :
celui de mot et celui de mot composé. Le premier terme ne pourrait être appliqué qu’à
une unité lexicale formée d’un composant unique ; ce qui conduit en quelque sorte à
une contradiction dans la dénomination : il s’agit à la fois d’un mot (monolexical) ayant
la polylexicalité comme caractéristique fondamentale. Pour ce qui est du terme mot
composé, hérité de la tradition lexicographique, il comporte un ensemble d’incohé-
rences qui mélangent l’idée de construction lexicale, celles de pluralité des formants,
de leur plénitude sémantique et de leurs origines :
- La composition lexicale s’applique à des unités lexicales construites, en dehors de
la dérivation, au moyen de composants (anthropomorphe);
- Comme on le voit dans cet exemple, il s’agit d’une unité monolexicale, bien qu’elle
soit le résultat de la jonction de deux formants ;
- Dans la composition lexicale, telle qu’elle se reflète à travers les classements
effectués (cf. Darmesteter, Guilbert, etc.), on distingue, sur la base du critère
de la plénitude sémantique des éléments constitutifs (éléments de sens plein), les
mots dérivés (base + affixe) des mots composés (formants de sens plein). Une telle
analyse, malgré la monolexicalité partagée, pose problème parce que le critère
choisi est difficilement vérifiable. C’est la raison pour laquelle les listes des affixes
du français ne sont jamais identiques d’un auteur à un autre (cf. des dictionnaires
comme le TLF et le Grand Robert, mais également celles de J. Dubois pour les
suffixes 1962, de L. Guilbert pour tous les affixes 1971, et de J. Reytard pour les
préfixes 1971). S’y ajoute que les formants pour les mots composés peuvent être
d’origine gréco-latine ou des mots français.
- Cette distinction d’origine ajoute à la complexité de la problématique parce qu’elle
a recours à un critère étymologique dont la pertinence théorique du point de vue
systématique pose problème pour ou moins deux raisons :
. Que faire des affixes hérités du latin et du grec ?
. Que faire des unités polylexicales figées, appelées par la tradition locutions,
puisqu’elles ne sont pas répertoriées parmi les mots composés ?
Devant de tels questionnements, certains auteurs ont apporté des solutions de
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Le cas de la phraséologie (en hommage à Franck Neveu)
nature à harmoniser la description au moins des unités monolexicales construites,
considérant que toute unité monolexicale construite au moins de deux formants
constitutifs non autonomes répond à cette structure : base + affixe (mobil-ité,
in-capable, é-dent-é). Quand les composants ne peuvent pas prétendre au statut
de base, on les considère tout simplement comme des interfixes ou des confixes
(Arrivé et alii, 1989) ;
- Cette analyse laisse entier le problème des mots composés d’origine française :
que faire des unités comme porte-manteau, montre-bracelet et pomme de terre ?
S’agit-il de séquences figées, de mots… ?
L’une des solutions serait de conserver cette analyse et de considérer ces unités
comme des mots composés tout en leur attribuant une caractéristique qui les distingue
des séquences figées : l’agrammaticalité des moules à l’origine des paradigmes générés :
N à N, N de N, N à infinitif, V N, etc. (verre à vin, ver de terre, machine à coudre,
saute-mouton, etc.). Nous pensons que ce critère, qui a le mérite de rendre compte
de la notion de moule et des régularités de formation lexicale, alourdit la description
sans pour autant apporter un éclairage nouveau à un mode polylexical de formation
lexicale. Nous considérons qu’il s’agit d’une forme de polylexicalité qui, malgré ce trait
d’agrammaticalité, obéit aux mêmes mécanismes qui gouvernent toutes les séquences
polylexicales. Ainsi considérés, les procédés de formation lexicale complexes se présen-
teraient comme suit :
dérivés affixés (préfixés et suffixés)
monolexicales mots
unités construites unités interfixées ou confixées
composées (de la tradition lexicologique)
polylexicales
figées
Avec les unités polylexicales, comme on le voit, se pose la problématique de la
syntaxe. À ce propos, trois aspects sont à retenir : la syntaxe interne, la syntaxe catégo-
rielle et la syntaxe externe :
- La syntaxe interne se pose pour la structuration de la formation polylexicale
elle-même. On l’a vu pour les mots composés (unités polylexicales composées de
la tradition), certains considèrent que la structure interne de ces formations est
agrammaticale. Nous nuancerons cela en disant qu’elle est tout simplement non
conforme à la combinatoire des syntagmes réguliers. Elle relève néanmoins de la
syntaxe du français. Si la syntaxe est l’ensemble des règles qui régissent les unités
lexicales dans les cadres syntagmatiques et phrastiques, ces combinatoires, tout
en étant relativement marginales, relèvent bel et bien de la syntaxe du français3 ;
- La syntaxe catégorielle concerne l’appartenance des unités polylexicales à toutes
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les parties du discours de la langue, la partie du discours étant une catégorie
morpho-syntactico-sémantique qui regroupe l’ensemble des paradigmes comme le
nom, le verbe, l’adjectif, l’adverbe, etc. (Lemaréchal, 1989). L’une des
particularités de la polylexicalité est qu’elle englobe des séquences non
intégrables dans les parties du discours, soit parce qu’elles ont la forme d’une
phrase incomplète (la balle est dans le camp de…), soit celle d’un syntagme
quelconque mais dont l’emploi ne s’inscrit pas dans les catégories syntaxiques,
comme c’est le cas pour les pragmatèmes (Blanco, Mejri 2018), soit encore celle
de phrases, qu’elles soient sentencieuses ou pas (à bon entendeur, salut !) ;
- La syntaxe externe couvre l’ensemble des contraintes syntaxiques gouvernant
l’emploi de la séquence polylexicale, tout comme n’importe quelle unité lexicale.
En croisant ces trois types de syntaxe, on est confronté pour les séquences
polylexicales à la question relative au degré de figement et aux conséquences qui
s’ensuivent. Encore faut-il rappeler que cette question a pour explication, en réalité,
l’origine discursive des séquences polylexicales. Les séquences polylexicales, produit
du principe de fixité, sont à l’origine des séquences variables, comme toutes les
formations syntagmatiques libres. Elles héritent, malgré leur fixité, pour certaines,
d’une partie de leurs variations internes ou externes, les deux étant intimement liées.
Si l’on admet que la polylexicalité intervient au niveau lexical pour pourvoir le
lexique d’unités dont le signifiant est à la fois pluriel et fixe, l’on est en droit de se
demander quelles pertinences particulières cette caractéristique polylexicale apporte
au système linguistique. La réponse est dans les principales fonctions assurées par les
unités polylexicales :
- elles servent à dénommer, permettant ainsi d’assurer la jonction entre le discours
où s’élaborent les dénominations polylexicales et la langue où elles sont stockées
pour être partagées et réemployées par les locuteurs de la communauté linguis-
tique. Il est à rappeler à ce propos que les dénominations dépassent la langue
générale pour englober les domaines spécialisés et tout ce qui relève de la signalé-
tique (Bosredon, 1997) ;
- elles servent également à réemployer des mots de la même langue dans des
catégories grammaticales nouvelles par rapport aux catégories grammaticales des
constituants : en tant que nouvelles unités émergentes, elles dotent le système
d’une très grande puissance d’adaptation et de renouvellement. Toute langue, grâce
au principe de fixité, moyennant son filtre normatif (Martin, 2021), dispose d’une
infinité d’associations syntagmatiques théoriquement candidates au figement ;
- comme on l’a précisé précédemment, le lexique se trouve enrichi également
de nouvelles unités non intégrables dans les parties du discours. Cette nouvelle
fonctionnalité est loin d’être insignifiante. Elle apporte son lot d’interrogations qui
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Le cas de la phraséologie (en hommage à Franck Neveu)
ne sont pas sans conséquence pour la théorie linguistique : le lexique de la langue
est-il réductible aux unités lexicales rangées dans les parties du discours ? Si ce
n’est pas uniquement le cas, ne faudrait-il pas prévoir des zones intermédiaires
ou nouvelles pour rendre compte de toutes les unités non intégrables en tant que
telles dans les classes de mots partageant les mêmes propriétés catégorielles et
combinatoires ?
En rapport avec ce dernier point, il y a lieu de mentionner les unités polylexicales
discontinues, celles qui se situent entre le syntagme et la phrase et celles qui dépassent
le cadre phrastique :
- Pour les unités discontinues, la question concerne la manière dont il faut les
traiter : si elles sont formées de deux segments, ne serait-il pas pertinent de les
considérer comme une seule unité même si leur fonctionnement se fait moyennant
une distance (un espace) saturée par des éléments de l’énoncé ? L’exemple proto-
typique est celui des marques de la négation, même si elles peuvent s’employer
d’une manière continue, notamment devant la forme infinitive4. On peut y ajouter
des marques de corrélation syntaxique du type plus… plus, moins… moins. Comme
l’emploi d’un élément appelle celui de l’élément qui lui est associé et que le
contenu sémantique de la séquence globale est associé à tous les constituants, ce
type d’analyse milite en faveur du traitement de ces unités d’une façon unitaire ;
- la polylexicalité ajoute à la discontinuité des formations hybrides qui ne sont
ni des syntagmes commutables avec des unités monolexicales ni des phrases.
Ces séquences se distinguent par une appartenance phrastique comportant un sujet
et un verbe conjugué, sans que l’aspect phrastique soit complet. Une séquence,
comme La balle est dans le coup de…, laisse un espace à saturer librement selon
les besoins de l’énonciation. Ce genre d’unités est loin d’être anecdotique.
Elles ont une productivité assez importante5. L’une des conséquences théoriques de
ce constat consiste à considérer que le figement, en tant qu’universel linguistique
(Martin, 2021), assure à la langue une souplesse extraordinaire qui vient contrôler
l’extrême puissance des régularités du système linguistique. Grâce à ce genre de
séquences figées, la langue se dote d’unités qui échappent aux paradigmes des
catégories grammaticales et libère ainsi une partie du lexique d’une régularité qui
lamine une partie de l’idiomaticité ;
- les séquences phrastiques et celles qui vont au-delà de la phrase représentent un
autre pan du lexique qui échappe également aux contraintes paradigmatiques.
Nous ne reprenons pas toute la littérature consacrée aux énoncés sentencieux.
Nous renvoyons entre autres aux travaux de Jean-Claude Anscombre, Georges
Kleiber et Irène Tamba6. Nous rappelons que leur réhabilitation en tant qu’objets
de la recherche linguistique a apporté plusieurs informations relatives aux unités
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phrastiques en général et aux phrases sentencieuses en particulier. L’on a appris
entre autres que toutes les phrases figées ne sont pas sentencieuses. Des séquences
comme les carottes sont cuites ; les dés (en) sont jetés ; un ange passe, etc. sont
des unités phrastiques qui s’insèrent dans le discours en tant que phrases toutes
faites. Pour les phrases sentencieuses, elles intègrent le discours sous forme de
citations impliquant une polyphonie qui renforce leurs emplois argumentatifs et
renvoient par la même occasion à l’inscription de leurs contenus dans des univers
de croyances partagés. S’y ajoutent tous les contenus culturels qu’elles impliquent
(cf. §3). Contrairement à ce que l’on croit, ces associations syntagmatiques sont
doublement productives : elles se prêtent à toutes les variations qu’elles subissent
dans le discours (défigement, jeux de mots, commentaires épi-linguistiques) ;
elles servent également de moules pour une créativité dont le fruit est l’ensemble
des aphorismes,7 le plus souvent insérés dans le discours à la manière des proverbes,
dictons, etc., comme ces exemples empruntés à Antonio Pennacchi (2012) :
. « […] les bonnes manières ne suffisent pas, les mauvaises manières sont néces-
saires, comme l’affirmait ma grand-mère » (p. 88)
. « […] ce qui ne vous étouffe pas vous engraisse » (p. 80)
. « Chez nous, on dit que l’type qui prend la vache prend aussi les veaux. Sinon,
coup de couteau. » (p. 307).
Ce dernier exemple introduit le dépassement phrastique, qu’on rencontre dans
plusieurs formules comme À vos marques ! Prêts ? Partez ! Cette séquence fixe dans
la langue trois constituants correspondant aux trois phases ultimes avant le commen-
cement de la course. Dans leur sémantisme global une dimension aspectuelle se
trouve partagée par toute la séquence, même si le dernier segment y ajoute à lui seul
l’inchoativité. De tels assemblages syntagmatiques sont récurrents dans plusieurs types
de formules. On peut en citer celles dont on se sert pour faire les présentations, les
échanges de salutations, etc. Ces dictons dépassent clairement le cadre phrastique :
. « Le jour de la Sainte-Félicité se voit venir avec gaieté. Car on l’a toujours
remarqué, c’est le plus beau jour de l’année ».
. « Quand, au printemps, la lune est claire, peu de noix espère. Si la lune est
trouble, la noix redouble ».
. « La vigne me dit : en mars me lie, en mars me taille, en mars il faut qu’on me
travaille ».
Comme on le constate, la polylexicalié, avec tous les problèmes qu’elle pose à la
délimitation des unités lexicales, aide malgré tout à se poser les bonnes questions
conduisant à découvrir un certain nombre d’aspects linguistiques peu connus. En plus de
la définition opératoire proposée pour le mot, en tant qu’unité monolexicale, on a pu
200
Le cas de la phraséologie (en hommage à Franck Neveu)
inclure dans les unités lexicales une grande diversité de formes remettant en question
certains éléments de la doxa en matière de lexique. Encore faut-il ajouter une nouvelle
question qui découle de la polylexicalité, celle qui se rapporte à la notion de moule que
nous avons déjà évoquée, dont les dictionnaires essaient de rendre compte au moyen
de formules combinant lexique, syntaxe et sens, comme celle qui est proposée par le
TLF pour l’un des emplois du verbe prendre :
Prendre qqch à + synt. nom. indiquant [le point de vue sous lequel le référent du complément est envisagé] :
prendre à témoin.
sens
lexique s
syntaxe
3. La place dey la phraséologie dans le fonctionnement des langues
Le réseau terminologique et conceptuel élaboré autour de la polylexicalité emporte
dans son sillon non seulement d’autres réseaux terminologiques ; il y ajoute une
conception qui situe la phraséologie au cœur du fonctionnement de la langue. En plus
de toutes les configurations que les unités polylexicales peuvent avoir, la phraséologie
couvre les parties du discours et implique dans leur structure interne de
l’interphrastique ; elle concerne aussi bien l’unité grammaticale que la valeur de
vérité partagée par tous les univers de croyance. Elle s’avère ainsi capable d’apporter
des éléments de réponse de nature théorique sur la relation entre discours (parole) et
langue, sur le rôle de la polylexicalité dans la structuration du discours et sur ses
dimensions culturelles.
À la sempiternelle question relative à la primauté des deux termes de la fameuse
dichotomie de Saussure parole / langue, l’on trouve dans la polylexicalité, qui naît
dans le discours, des preuves tangibles qui montrent comment le lexique se forme dans
la production langagière. Nous en avons pour preuve la nature discursive des unités
polylexicales qui portent en elles les traces de leur origine : un lexique usité lors de
la synchronie de la formation, des significations des constituants fixées une fois pour
toute dans les séquences figées, des synthèses sémantiques marquées par des contenus
culturels spécifiques. Le domaine des dénominations polylexicales nous servira de poste
d’observation. Qu’il s’agisse de langue générale ou de domaines spécialisés, l’on dispose
d’une documentation importante montrant comment les unités polylexicales occupent
une place centrale dans la créativité néologique. Nous avons eu l’occasion d’évoquer
cet aspect dans le numéro de Langages consacré à la néologie (Mejri, 2011) pour attirer
l’attention sur la nécessité d’intégrer la polylexicalité dans les études portant sur ce
phénomène. Nous avons fait le constat depuis notre ouvrage sur la néologie lexicale
(Mejri, 1995), que le figement et la phraséologie occupent une place marginale dans
la littérature portant sur le renouvellement lexical. Malheureusement, cette margi-
nalité est toujours d’actualité, même si les terminologues ont complètement intégré
la polylexicalité, sans toutefois en tirer les conclusions théoriques. Pour rester dans
201
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la terminologie polylexicale, rappelons que la première étape de toute dénomination
est une simple désignation discursive de ce que l’on cherche à fixer dans les mots.
Ces désignations qui peuvent être éphémères, concurrentes, mettent du temps
pour se fixer durablement dans la langue. Deux moyens sont à l’origine de la fixité
polylexicale : une décision émanant d’une autorité habilitée à le faire, comme les
spécialistes, les dictionnaires, etc. ; un usage généralisé. Dans les deux cas, un pacte
sémiologique est scellé entre un signifiant, ici pluriel, et un signifié. Nous trouvons dans
l’épidémie du coronavirus (2020-2021) des exemples qui illustrent bien ce processus de
fixation polylexicale : l’exemple de variants du virus de la Covid19 montre comment
dans une première phase, on a opté pour l’origine géographique des différentes
nouvelles mutations connues par le virus, ce qui a donné des syntagmes comme variant
sud-africain, variant indien, variant colombien ; après quoi l’OMS a généralisé le recours
à l’alphabet grec : variant alpha, variant beta, variant delta, variant … Quand il s’agit
de la langue générale, la création néologique est moins perceptible parce qu’elle se
dissimule dans le foisonnement syntagmatique de la production langagière : si dans les
nouvelles formations monolexicales, il est très facile de repérer le nouveau signifiant,
il n’en est pas de même des unités polylexicales. Depuis les travaux de Sinclair et
de Mel’čuk, on s’intéresse au phénomène collocationnel, considérant la collocation
comme étant « une co-occurrence conventionnelle, résultant d’une forte contrainte
sémantique de sélection qui se manifeste dans la valence d’une unité lexicale et qui a
pour effet de restreindre la compatibilité des mots avec l’unité en question » (Neveu,
2004). Sinclair l’aborde sur la base des co-occurrences dans le discours et Mel’čuk
sous celui des fonctions lexicales. L’un et l’autre ont aidé à installer durablement
cette notion dans les études se rapportant aux phénomènes lexicaux récurrents dans
le discours. Malheureusement l’aspect néologique n’est pas abordé8. Pourtant, tout
segment qui finit par se fixer dans la langue, commence nécessairement par être néolo-
gique. On pourrait trouver dans la notion de segment répété, que l’on doit aux travaux
en lexicométrie (Lafon, Salem, 1983), l’une des pistes fructueuses dans ce domaine.
Grâce aux outils informatiques et aux gros corpus disponibles, il serait possible d’obtenir
les associations syntagmatiques propres à un auteur, à un domaine, etc., et les suivre
dans le temps pour vérifier si elles restent éphémères ou si elles finissent par se fixer
sous la forme d’une collocation ou d’une séquence polylexicale. Ainsi l’étude de la
néologie, grâce aux outils informatiques et statistiques, se croise-t-elle avec celle de
l’histoire des mots. Aussi faudrait-il retenir également que ce type de créativité lexicale
engage la polylexicalité sous un angle spécifique, celui de la pluralité du signifiant dont
un seul élément est fixe, l’autre subit l’attraction lexicale qui en fait une sorte de
satellite du premier.
202
Le cas de la phraséologie (en hommage à Franck Neveu)
L’unité polylexicale invite par le caractère pluriel de son signifiant à revisiter la
configuration du signe linguistique telle que Saussure l’a conçue, un signifiant et un
signifié constituant les deux faces inséparables du signe. Avec la polylexicalité, un
dédoublement systématique structure les deux faces : un signifiant double associant
chacun des signifiants des constituants dont la fixité donne lieu à un signifiant global
dont la synthèse sert de signifiant propre à la séquence figée ; un signifié double corres-
pondant pour le premier au sens compositionnel du signifiant pluriel d’origine et un
signifié global pour toute la séquence, qui peut être en rupture avec le premier signifié
qui est de nature analytique.
Quand le signifié global est en rupture avec le signifié analytique, l’opacité du sens
s’inscrit dans un continuum allant du moins opaque au plus ou moins opaque, jusqu’à
l’opacité totale. Les travaux consacrés à cette dimension sémantique retiennent en
particulier les facteurs d’opacification comme l’intervention des noms propres dans
la formation de l’unité lexicale, le nom propre pris comme facteur d’opacification du
moment qu’il n’a pas de sens spécifique (Ce n’est pas le Pérou). S’y ajoute l’inter-
vention des tropes et figures dont le choix des domaines sources et cibles obéit à des
filtres normatifs (Œil du cyclone, reprendre du poil de la bête, sur les chapeaux de
roues, à brûle pourpoint, etc.). Les signifiant et signifié globaux subissent, à la suite de
leur fixité, des synthèses respectives renforçant l’autonomie de l’unité polylexicale :
la synthèse du signifiant peut se traduire par toutes sortes de modifications qui
conduisent parfois à faire estomper le caractère polylexical des séquences. Cela laisse
des traces à la fois dans la prononciation et dans l’orthographe (souvent la soudure
des constituants comme agglutination ultime) comme dans enivrer ou vinaigre.
Dans ce dernier exemple, la dénasalisation de la voyelle de [vɛ̃], et la récupération
du graphème in, prononcé comme deux phonèmes séparés, conduisent à une transfor-
mation de la configuration du signifiant global, versé avec la soudure graphique dans
la monolexicalité. Il en est de même au niveau du signifié. Dans l’adjectif lie de vin,
l’intervention de l’excentricité, qui renvoie au moyen d’un transfert métonymique à la
notion de couleur, l’on remarque comment toutes les autres dimensions matérielles de
la lie et du vin s’estompent au profit de la couleur « rouge violacé ».
Si le discours alimente par le biais de la polylexixcalité le fonds lexical de la langue
en séquences figées, en est-il de même pour la structuration du discours lui-même.
C’est là qu’on trouve dans le figement une grande source de la grammaticalisation,
souvent traitée en dehors du figement comme s’il s’agissait d’un phénomène
indépendant. Le principe de fixité agit d’une manière aveugle et aléatoire conduisant à
figer aussi bien des séquences lexicales que grammaticales. Ce que l’on vient de dire à
propos des différentes mutations du signifiant et du signifié des unités lexicales comme
lie de vin ou vinaigre, on peut l’appliquer aisément à unité grammaticale comme
dorénavant ou d’ores et déjà. Signifiants et signifiés globaux sont l’aboutissement du
203
Synergies Tunisie n° 6 - 2023 p. 189-207
même processus général, le figement. Ce qui change, c’est la nature du signifié global
de l’unité grammaticale, dont le contenu, très général, sert à structurer l’enchaî-
nement prédicatif, que cet enchaînement soit réalisé au sein de la phrase ou dans le
cadre d’empans renfermant des relations interphrastiques.
Pour illustrer la fonction structurante des enchaînements prédicatifs, nous choisissons
l’expression de la relation concessive (Mejri, 2019). L’expression avoir beau est une
séquence dont l’emploi permet d’opposer deux prédicats dont la relation de causalité
se trouve contrariée. On peut présenter cette structure comme suit :
Avoir beau + P1, P2 : relation causale entre P1 et P2 contrariée.
Cet exemple de Daudet montre comment avoir beau structure l’ordonnancement de
l’ensemble des prédicats constitutifs de l’énoncé conformément au schéma concessif :
« Et la rafale avait beau souffler (…) secouer et inonder la barque, la chanson
du douanier allait son train, balancée comme une mouette à la pointe des vagues »
(Alphonse Daudet, Lettres de mon moulin, « Les douaniers », cité par le GR).
L’ensemble des prédicats concaténés, obéissant à une structure concessive, peut
englober tout un empan, impliquant des relations transphrastiques :
« Certes, les élus du château font leur mea culpa. Bien sûr ils prennent quelques
mesures qui s’imposent. Effectivement, ils ne sous-estiment plus le désastre.
En revanche sont-ils « politiquement corrects » avec eux-mêmes et les électeurs ?
Le courage, le vrai courage politique eût été de démissionner collectivement et de
se représenter devant les urnes » (Le matin, 5/3/1995, cité par Adam 1997 : 8).
L’enchaînement prédicatif, qu’il soit explicitement marqué ou pas, nécessite une
structuration qui assure la cohérence et la cohésion prédicative. La polylexicalité
est l’un des outils nécessaires à l’organisation discursive. Pour plus de détails, nous
renvoyons au travail d’Imen Mizouri (2021).
Comme on l’a déjà indiqué, certaines séquences polylexicales, sans être des unités
grammaticales, participent à la structuration des énoncés. Il s’agit des énoncés senten-
cieux qui se caractérisent par un sémantisme qui comporte une vérité inscrite dans
tous les univers de croyance, suffisamment générale pour s’appliquer à toutes sortes
d’enchaînements prédicatifs. Prenons cet exemple pour illustrer la manière dont ce
genre de séquence structure les énoncés :
« […] comme vous le savez, le matin du 28 avril 1945, les cadavres du Duce et
de ses hiérarques qui s’étaient rendus sans se battre – ainsi que de Parolini qui, lui,
s’était battu – ont été emmenés à Milan à bord d’un camion. Y compris celui de
Claretta Petacci. Pendus par les pieds – pour les montrer aux gens – à la marquise
d’une station-service, piazza Loreto, où moins d’un an plus tôt ils avaient, eux,
exécuté et exposé à la risée les cadavres de cinq partisans antifascistes. « Chacun a
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Le cas de la phraséologie (en hommage à Franck Neveu)
ses raisons, disait mon oncle Adelchi. Ce qu’ vous donnez vous s’ra rendu ». (Antonio
Pennacchi, 2012, Canal Mussolini, Liana Levi : 460).
La formule, dont la structure binaire exprime à la fois l’identité et la symétrie, vient
faire en quelque sorte la synthèse de tout ce qui précède : ce que Mussolini a fait aux
partisans et le sort qui lui a été réservé, sont identiques. C’est cette sorte de paral-
lélisme entre la structure interne de l’aphorisme et celle de l’enchaînement prédicatif
assurant la structure de l’énoncé par la formule proverbiale, qui sert en quelque sorte
de moule formel générique s’appliquant à toutes sortes d’enchaînements prédicatifs
pouvant correspondre à cette forme de sens.
Dénomination et structuration des énoncés ne sont pas les seuls apports de la
polylexicalité. Il faut y associer les contenus culturels (Mejri, 2021), qui s’inscrivent
dans la dimension pragmatique de la phraséologie. Nous en retenons les rituels langa-
giers, la performativité de certaines formules et les croyances partagées. Pour les
rituels langagiers, toutes les formules rattachées à des comportements et à des situa-
tions précises font que les séquences polylexicales font partie de normes stéréotypées
qu’il faut produire telles quelles. Les formules de salutation et de présentation (Mejri,
2017) : C’est très gentil ; Vous êtes bien aimable, Monsieur ! ; Merci bien sont autant
d’expressions toutes faites à reproduire oralement pour remercier quelqu’un. On peut
évoquer à ce propos la dimension performative de certaines formules comme « Au nom
de la loi, je vous déclare mari et femme », prononcée par le représentant de l’autorité
civile lors de la célébration du mariage, actant ainsi l’union officielle du couple9.
Si dans ce genre d’expressions la langue participe de l’acte, il y a des séquences qui
renferment une mémoire commune encapsulée dans les séquences polylexicales.
L’exemple type de ces expressions concerne les séquences renfermant des indications
religieuses, généralement opaques pour ceux qui ignorent les références concernées.
Dans une expression comme faire Pâques avant les Rameaux, les deux fêtes chrétiennes
servent de repères temporels où l’ordre est inversé. Normalement, on fête d’abord les
Rameaux puis Pâques. L’opacité de la séquence devient plus grande si l’on ignore tout
de la résurrection du Christ et de l’accueil que lui a été réservé lors de son entrée à
Jérusalem (Mejri, 2018).
Conclusion
Au terme de ce développement, nous retenons les points suivants :
- L’introduction d’un nouveau terme dans une terminologie ne se réduit pas à l’ajout
d’un nouvel élément isolé à un corpus terminologique bien établi ;
- Sa sélection par un dictionnaire augmente les chances d’extension de ses emplois,
surtout que le dictionnaire qui l’a retenu l’a saisi dans le réseau dans lequel il
s’inscrit ;
205
Synergies Tunisie n° 6 - 2023 p. 189-207
- un terme comme la polylexicalité, tel qu’il est traité par le DSL de Franck Neveu,
illustre bien comment un lexicographe, grâce à la pertinence de ses choix, fournit
à sa discipline le moyen de dynamiser les échanges et de fructifier les nouveaux
concepts mis en débat ;
- L’apport de Frank Neveu, de nature méthodologique, réside dans son choix non
prescriptif dont l’objectif est de faire « apparaître un ensemble de métalangue
d’une grande diversité » (2004 : 6) ;
- Toutes les évolutions qui en découlent, on les doit peu ou prou à cette approche
lexicographique innovante.
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science normale comme suit : « le terme science normale désigne la recherche solidement fondée
sur un ou plusieurs accomplissements scientifiques passés, accomplissements que tel groupe scien-
tifique considère comme suffisants pour fournir le point de départ à d’autres travaux » (p. 37).
2. Dubois J. et alii. 2012. Le dictionnaire de linguistique et des sciences du langage, Paris,
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3. Il est évident que cette conception ne repose pas sur une conception normative de la syntaxe.
4. Voir le traitement des marques de négation par Damourette et Pichon en termes de discor-
dantiel et de forclusif (1911-1940).
5. Marton Naray-Szabo, Les phrases à sujet figé : Etude pragmatique, syntaxique et sémantique,
thèse soutenue à l’Université Paris 13 en 2006.
6. Cf. notamment le numéro 139 de Langages (2000).
7. Le TLF définit l’aphorisme comme suit : « Proposition concise formulant une vérité pratique
couramment reçue ».
8. Le dernier ouvrage de Jean-François Sablayrolles (2019), consacré à une synthèse sur la
néologie, ne considère pas que les collocations peuvent être d’abord néologiques avant de se fixer
durablement dans la langue.
9. Cf. pour les pragmatèmes d’une manière générale Blanco Xavier et Mejri Salah. 2018.
Les pragmatèmes. Classiques Garnier : Paris.
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