Jérôme ROGER
LA CRITIQUE
LITTÉRAIRE
3 e édition
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L’auteur
Jérôme ROGER, professeur de langue et littérature françaises, Université Bordeaux
Montaigne.
Henri Michaux, poésie pour savoir, PU de Lyon, 2000.
Ecuador et Un barbare en Asie d’Henri Michaux, Gallimard, « Foliothèque », 2005.
Œuvres poétiques et dramatiques de Charles Péguy (avec Pauline Bruley et Romain
Vaissermann, s.l.d. de Claire Daudin), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
2014.
Charles Péguy (dir.), revue Europe, no 1024-1025, août-septembre 2014.
Voix de Péguy, échos, résonances (dir.), Classiques Garnier, coll. « Cerisy Littérature »,
2016.
Conseiller éditorial : Daniel Bergez
© Armand Colin, 2016, pour la nouvelle édition
Armand Colin est une marque de
Dunod Éditeur, 11 rue Paul Bert 92240 Malakoff
La 1re édition de cet ouvrage est parue dans la collection
« Les Topos » aux éditions Dunod en l997.
ISBN 978-2-200-61612-0
www.armand-colin.fr
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Sommaire
Introduction ................................................................................... 7
La critique, épreuve de l’altérité ............................................ 8
Contre le démon du simplisme ............................................. 9
1. L’héritage des « anciens » ........................................................ 13
1. Aristote et les critères de l’œuvre poétique ...................... 13
2. Philologie et histoire littéraire ........................................... 16
3. La tradition herméneutique : l’intention sous le sens ..... 17
4. Erich Auerbach et Leo Spitzer........................................... 21
2. L’époque classique : la norme en procès ? .............................. 23
1. Paradoxes de la critique normative .................................. 23
1.1 Les codes de la création littéraire ............................... 23
1.2 La critique classique comme attention aux formes .. 26
2. De l’esthétique à la critique scientifique .......................... 27
3. La critique à l’école de l’histoire au XIXe siècle...................... 32
1. Le siècle de la critique et de l’histoire .............................. 33
1.1 Taine : l’œuvre comme document .............................. 35
1.2 Brunetière : le genre plutôt que l’œuvre .................... 36
2. Limites de l’histoire littéraire ............................................. 38
2.1 Mme de Staël, au tournant du siècle de la critique .... 38
2.2 Fortune et bilan du lansonisme .................................. 39
3. Sainte-Beuve et les portraits d’écrivains ........................... 42
4. Proust critique : style, technique et « vision » .................. 44
5. Fécondité de l’entre-deux-guerres .................................... 49
5.1 La Nouvelle Revue française .......................................... 50
5.2 Le moment Valéry ........................................................ 53
5.3 Insularité de la critique française ............................... 54
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Sommaire
4. Le XXe siècle : l’âge d’or des critiques d’interprétation........... 56
1. L’« école de Genève » et la critique thématique ............... 57
1.1 Une phénoménologie de l’imaginaire ........................ 57
1.2 Gaston Bachelard,
phénoménologue de l’image poétique ....................... 59
1.3 Jean-Pierre Richard et Jean Rousset :
la lecture « thématique » .............................................. 61
1.4 Jean Starobinski ou la relation critique ...................... 64
2. Littérature et psychanalyse ................................................ 66
2.1 Littérature et sciences de l’homme ............................. 66
2.2 Les textes fondateurs de la critique freudienne ........ 68
2.3 Charles Mauron et la méthode psychocritique ......... 70
2.4 Texte, lecture et psychanalyse .................................... 72
3. Littérature et société ........................................................... 74
3.1 Définitions .................................................................... 74
3.2 La sociocritique ............................................................ 76
3.3 Héritages de la sociocritique ....................................... 78
3.4 Les critiques de la réception ....................................... 81
5. L’œuvre comme acte de langage ............................................ 87
1. Critique et linguistique ...................................................... 88
1.1 Roman Jakobson et la notion de littérarité ................ 89
1.2 L’analyse du récit : la narratologie et ses limites ....... 91
1.3 Mikhaïl Bakhtine : dialogisme et « intertextualité » .. 95
2. Critique et poétique du discours ...................................... 96
2.1 Émile Benveniste, l’invention du discours ................ 96
2.2 Le sujet du poème avec Henri Meschonnic .............. 99
2.3 La stylistique de Mikhael Riffaterre ............................ 101
2.4 Jean-Claude Mathieu et la « conversion » de Plume . 102
3. Critique littéraire et génétique des textes ........................ 104
3.1 Découverte de « l’avant-texte ».................................... 104
3.2 Le manuscrit comme « système » ............................... 105
6. La critique d’écrivains .............................................................. 107
1. Charles Péguy ou l’opération de la lecture ...................... 108
2. André Gide, inquiéteur et traducteur............................... 111
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Sommaire
3. Jean-Paul Sartre, miroir critique de son temps ............... 113
4. Maurice Blanchot, au-delà de la critique ......................... 116
5. Roland Barthes ou le critique en mouvement ................. 118
6. Julien Gracq, la critique affective ...................................... 122
Conclusion ...................................................................................... 125
Vers une critique transfrontalière ............................................... 125
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Introduction
On identifie tout de suite le mauvais critique à ce
qu’il commence par discuter du poète et non du poème.
Ezra Pound1
Pour justifier ce diagnostic du poète Ezra Pound, il convient d’abord
d’interroger l’épithète « littéraire » qui, accolée au mot « critique »,
masque une difficulté. La critique littéraire, en effet, désigne une
pratique d’écriture, qui, en France depuis Sainte-Beuve puis Gide,
jusqu’à Milan Kundera, en Angleterre depuis Virginia Woolf2, en
langue allemande avec Walter Benjamin3, se distingue par l’engage-
ment d’un point de vue sur les œuvres littéraires particulières et la
littérature en général, jusqu’à devenir une forme spécifique de l’essai4,
ce qui a été largement le cas au cours du long et complexe XXe siècle.
Cependant, devenue tributaire des habitudes du public et des
intérêts commerciaux de l’édition, la « critique » est, dans l’esprit
de beaucoup, « réservée au compte rendu journalistique5 », faisant
oublier que « sans théorie, même inconsciente et implicite, nous ne
saurions pas ce qu’est une “œuvre littéraire’’ ni comment la lire6 ».
En ce sens la critique littéraire doit s’entendre à la fois comme une
critique et un partage de la lecture, en particulier dans le cadre de sa
transmission, c’est-à-dire de l’enseignement.
1. Ezra Pound, ABC de la lecture, 1934, traduit de l’anglais (États- Unis) par Denis
Roche, éd. Bartillat, 1966, p. 94.
2. Virginia Woolf, Essais choisis, traduction nouvelle et édition de Catherine
Bernard, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2015.
3. Walter Benjamin, Œuvres I, II, III, traduit de l’allemand par Maurice de Gandil-
lac, Rainer Rochlitz et Pierre Rush, Paris, Gallimard, « Folio », 2000.
4. Voir Théodor W. Adorno, « L’essai comme forme » (1958), Notes sur la littérature,
traduit de l’allemand par Sibylle Muller, Flammarion, 1984. Étude de référence.
5. Terry Eagleton, Critique et théorie littéraires. Une introduction, traduit de l’an-
glais par Maryse Souchard avec la collaboration de Jean-François Labouverie,
Paris, PUF, 1994.
6. Terry Eagleton, op. cit. p. 2.
7
Introduction
La critique, épreuve de l’altérité
Si, comme le souligne Denis Hollier, la notion moderne de littérature
« exige un espace divisé par des frontières » (De la littérature française,
Bordas, 1993), il convient de rappeler que la critique littéraire, comme
l’histoire littéraire, a d’abord été celle des littératures étrangères ou
anciennes et qu’elle s’est faite au contact – et même à L’Épreuve de
l’étranger1. C’est ainsi que, condamnée à l’exil, Mme de Staël écrit De
l’Allemagne (1813), amorçant, par contrecoup, la prise de conscience de
l’existence d’une littérature nationale, comme objet observable du dehors,
c’est-à-dire comme effet d’une altérité culturelle, linguistique et politique.
S’il devient dès lors impossible d’envisager la littérature comme une
catégorie objective, il devient en revanche possible de voir le littéraire
« comme une série de manières qu’ont les gens d’entrer en relation avec
l’écriture2 », et la critique littéraire comme la réflexion qui porte sur
l’historicité et les enjeux de ces manières de lire, ainsi que l’a montré
Italo Calvino dans ses stimulantes Leçons américaines3. C’est par là que
la littérature apparaît comme une réalité anthropologique ambivalente,
où l’on revendique tantôt l’héritage des Humanités, comme chez Péguy,
tantôt leur démantèlement, comme celui qu’opèrent par exemple Lautréa-
mont dans les Chants de Maldoror, ou Michaux dans toute son œuvre.
Claude Reichler, dans un article intitulé « La littérature comme inter-
prétation symbolique » (L’Interprétation des textes, Minuit, 1989) soutient
que, dans la tradition européenne, on distingue un texte littéraire, lorsque
ce dernier apparaît lui-même comme une interprétation symbolique des
modèles dominants (que ceux-ci relèvent de la mythologie, de la religion,
de l’histoire, de la science) d’interprétation du monde et de l’existence.
En d’autres termes, lorsque ce texte dissone ou dévie. À ce titre, Ray-
mond Queneau considère que « la littérature (profane – c’est-à-dire la
vraie) commence avec Homère (déjà grand sceptique) » (Bâtons, chiffres et
lettres, Gallimard, 1965).
Toute œuvre littéraire digne de ce nom serait donc toujours, à son
corps défendant, fille de la grande hérésie homérique, qui atteste que
1. Voir Antoine Berman, L’Épreuve de l’étranger. Culture et traduction dans l’Alle-
magne romantique, Paris, Gallimard, TEL, 1984.
2. Terry Eagleton, op. cit., p. 10.
3. Italo Calvino, Leçons américaines. Aide-mémoire pour le prochain millénaire,
traduit de l’italien par Yves Hersant, Seuil, 2001, pour la traduction française.
8
Introduction
« l’œuvre dure en tant qu’elle est capable de paraître tout autre que son
auteur l’avait faite » (Paul Valéry, Cahiers, t. II, éd. Judith Robinson, Gal-
limard, la Pléiade, 1974, p. 1204), révélant ainsi de nouvelles manières
d’entrer en relation avec l’écriture. Telle fut la tâche spécifiquement
politique de ce que l’on appela la « Nouvelle critique » dans la deuxième
moitié du XXe siècle, et qui n’a rien perdu de sa nécessité aujourd’hui :
« Qu’est-ce en effet qu’une œuvre artistique sinon à la fois le produit
d’une Histoire et une résistance à cette Histoire ? C’est là sa nature
dialectique et la grandeur même de la littérature que son ambiguïté :
elle vient du temps et lui tient tête […] ». De cette tension vient que
« l’œuvre est à la fois une structure et un mouvement, c’est une structure
en mouvement, et voilà pourquoi l’analyse en est si souvent difficile1 »,
interminable, et aussi source de jubilation2.
Contre le démon du simplisme
Le point de vue de Roland Barthes est d’autant plus nécessaire
aujourd’hui que le discours universitaire oppose souvent, par souci
de simplicité pédagogique, une critique dite externe, qui considère
l’œuvre par rapport au contexte social, historique, biographique
– l’analyse des conditions et de la réception de l’œuvre seront alors
des critères déterminants –, à une critique interne, qui appréhende le
texte sous l’angle des formes et des significations mises en jeu dans et
par le texte, toujours singulier par définition. Thomas Pavel proposait
ainsi de distinguer, pour comprendre les « Mutations et équilibres
dans la critique française récente » (Littérature, n° 100, déc. 1995),
entre les approches diachroniques (historiques) et synchroniques, qui
peuvent être à caractère particulier ou général.
Cependant, le protocole de sélection académique quasi immuable en
France depuis le début du XXe siècle, réduit singulièrement l’inventivité
de ces mutations. Antoine Compagnon déplore ainsi le rôle subsidiaire
voire inexistant de toute critique littéraire dans l’enseignement de la litté-
rature, du fait, notamment, de l’instrumentalisation de notions emprun-
tées à la critique interne, mais vidées de leur sens dans l’usage scolaire :
1. Roland Barthes, « Voies nouvelles de la critique littéraire en France », Politica,
Belgrade, 1959, Œuvres complètes, I, Édition d’Eric Marty, Seuil, 2002, p. 979.
2. Voir notamment Littérature et jubilation, textes réunis et présentés par Eric
Benoit, Modernités 39, PU. de Bordeaux, 2015.
9
Introduction
« Il est impossible aujourd’hui de réussir à un concours sans maîtri-
ser les distinguos subtils et le parler de la narratologie. Un candidat
qui ne saurait pas dire si le bout de texte qu’il a sous les yeux est
“homo-” et “hétérodiégétique”, “singulatif” ou “itératif”, à “focalisa-
tion interne” ou “externe”, ne sera pas reçu, comme jadis il fallait
reconnaître une anacoluthe d’une hypallage, et savoir la date de nais-
sance de Montesquieu. »
Antoine Compagnon Le Démon de la théorie :
littérature et sens commun, Paris, Seuil, 1998, p. 11.
Cet ouvrage ne se veut donc ni un inventaire de méthodes, ni une
anthologie de ce que l’on appelle parfois par métaphore les « courants »
de la critique, mais plutôt une propédeutique, selon un parcours en
partie historique. Le chapitre I propose un bilan de « L’héritage », à tra-
vers l’enseignement de la poétique, de la philologie et de l’herméneu-
tique (notamment avec les grandes figures modernes de E.-R. Curtius,
E. Auberbach et L. Spitzer). Le chapitre II considère le procès de critique
normative à l’époque classique. Le chapitre III, « La critique à l’école de
l’Histoire », s’imposait dans la mesure où, à partir du XIXe siècle, le champ
littéraire n’aspire pas seulement à l’autonomie, mais aussi à une légiti-
mité scientifique. D’où le chapitre IV, centré sur les grandes écoles d’in-
terprétation de la critique au cours du second XXe siècle, et le chapitre V
qui met l’accent sur l’apport de la théorie du langage dans la lecture
des textes. Le chapitre VI revient sur le rôle au XXe siècle de la critique
d’écrivains qui, du moins en France, a renouvelé et souvent dérangé nos
manières de lire. On interrogera pour conclure la critique des littératures
francophones qui pose un regard neuf sur ce que Goethe appelait la « lit-
térature mondiale » (Weltlitteratur) à l’horizon du XXIe siècle.
La trame chronologique adoptée pour la commodité de l’exposé ne
doit pas masquer le fait que la critique littéraire n’est pas une ligne
toute tracée, mais qu’elle constitue un espace complexe de relations
entre des projets souvent différents, parfois antagonistes. À l’instar de
J. L. Borges pour qui, à certaines conditions, « chaque écrivain crée
ses précurseurs1 », le lecteur verra qu’il en va souvent de même avec
les critiques, et que leur lecture n’exclut pas le plaisir de créer des
1. J. L. Borges, « Kafka et ses précurseurs », Autres inquisitions, Œuvres complètes,
traduites par Jean-Pierre Bernès, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1993, t. I, p. 751.
10
Introduction
rapports d’affinité et d’opposition. « Ce plaisir peut être dit : de là vient
la critique1 », comme le dit Roland Barthes – à condition de bien voir
qu’elle accompagne bien souvent le travail même de l’écrivain : « mon-
trer, démontrer, démystifier, dissoudre les mythes et les fétiches dans
un petit bain d’acide critique2 ». C’est sous ce double patronage para-
doxal que le lecteur est invité à penser et à partager l’expérience et la
pratique de la critique littéraire.
1. Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973, p. 82.
2. Jean-Paul Sartre « Les écrivains en personne », entretien avec Madeleine Chap-
sal, 1960, Situations, IX, Paris, Gallimard, 1972, p. 35.
L’héritage des « anciens »
1
Nous prendrons le parti dans ce chapitre de retracer les grandes lignes
de continuité qui marquent l’héritage épistémologique sans lequel la
critique littéraire moderne n’existerait pas. Nous examinerons donc
successivement les rapports entre la critique et la poétique fondée
par Aristote, la question de la philologie et de l’histoire littéraire, le
problème de l’interprétation des œuvres littéraires à travers la (ou
les) tradition(s) herméneutique(s).
1. Aristote et les critères de l’œuvre poétique
Si, dans la langue de Platon, l’adjectif critique (kritikos) désigne la
faculté même de penser et de discerner, propre au législateur, au
médecin, ou au philosophe, Aristote – à l’inverse de Platon qui,
comme l’on sait, exclut le Poète de sa République (ch. III et X) –
soumet pour la première fois les ouvrages de fiction à l’esprit
d’examen. La Poétique, texte à caractère didactique écrit lorsqu’il
enseigne à Athènes entre 334 et 323 av. J.-C, est un travail théorique
et critique d’une portée considérable : d’une part, Aristote procède
à la description et à la dénomination des « genres », concept dont
l’usage s’est perpétué jusqu’à nous, et, d’autre part, il fonde une
méthode qui commence par définir en compréhension son objet, en
d’autres termes qui le théorise. On voit par là le lien, souvent mal
perçu, entre théorie et critique.
En effet, les ouvrages qui relèvent de « l’art poétique lui-même »,
selon « l’effet propre » à chacun des genres qui le constituent (tels
« l’épopée, et la poésie tragique comme aussi la comédie1 »), ne
délivrent pas un savoir ordinaire (comme le font les traités scienti-
fiques même lorsqu’ils sont écrits en vers), mais ils « imitent », ou
représentent, la vie, au lieu de la reproduire :
1. Aristote, Poétique, Paris, Le Livre de Poche, trad. Michel Magnien, 1990, p. 101.
13
1 L’héritage des « anciens »
« En effet, pour peu que quelqu’un expose un sujet de médecine ou
d’histoire naturelle à l’aide de mètres, les gens ont coutume de l’appe-
ler ainsi [poète] ; rien de commun pourtant entre Homère et Empé-
docle si ce n’est le mètre : aussi est-il juste d’appeler poète le premier,
et le second naturaliste plutôt que poète. »
Aristote, Poétique, op. cit., p. 102.
En posant pour premiers critères de l’œuvre poétique (parler de
« littérature » serait en toute rigueur un anachronisme) la mimésis de
la vie, qui suppose la re-présentation et la distanciation du monde
« réel », et les effets particuliers (sur le plan des émotions en parti-
culier) de cette opération sur le public, Aristote, contrairement à ce
que feront croire les doctes des XVIe et XVIIe siècles français, ne pré-
tend nullement légiférer la production littéraire des siècles à venir.
Sa démarche procède au contraire de l’observation et du recensement
de pratiques pluriséculaires du langage en Grèce (depuis Homère).
La Poétique, en ce sens, est à la fois le premier bilan critique et la
première définition en compréhension du phénomène littéraire :
elle consacre ainsi un certain nombre d’œuvres passées et contem-
poraines en les associant à des noms d’auteurs (Homère, Sophocle,
Eschyle, Euripide, Aristophane), tout en dégageant des principes
de fonctionnement propres à des genres (ou des « espèces ») dont
relèvent ces pratiques – selon une logique classificatoire qu’Aristote
emprunte aux sciences naturelles, dont il est par ailleurs l’un des
fondateurs.
Il serait donc maladroit de parler, à propos d’Aristote, de critique
littéraire au sens moderne du terme (cf. chap. 2). Il n’en demeure pas
moins vrai que la Poétique constitue la référence implicite de toute
réflexion critique, puisqu’elle met l’accent sur le caractère construit (du
verbe grec poïein) et conscient d’œuvres dont la valeur et la puissance
résident à la fois dans l’émotion qu’elles communiquent au lecteur et
dans leur manière de penser et de représenter la condition humaine : la
mimésis (imitation ou configuration) de l’action, c’est-à-dire de « ce vaste
domaine où l’homme est d’abord un être social agissant et souffrant1 ».
Ce n’est pas un hasard si la réflexion littéraire contemporaine reven-
dique l’héritage de la Poétique, qu’il s’agisse du philosophe Paul Ricœur
qui montre comment « l’œuvre de fiction contribue à rendre le monde
1. J.-Cl. Pinson, Habiter en poète, Seyssel, Champ Vallon, 1995, p. 78.
14
L’héritage des « anciens » 1
humain plus habitable, plus compréhensible, malgré la finitude radicale
de toute compréhension1 », de Gérard Genette (cf. chap. 4, 2.2) qui
fonde sur elle sa poétique des universaux2.
Mais le lien, explicitement tenu chez Aristote entre l’éthique et l’éva-
luation esthétique des œuvres, s’est rapidement perdu après lui : dès
leur introduction à Rome, ces deux grands traités que sont la Poétique et
la Rhétorique furent interprétés dans un sens normatif et mis au service
des idéaux d’éloquence et de formation civique qui prévalurent dans
la République puis dans l’Empire romain. Aussi est-ce surtout par l’in-
termédiaire des traités de rhétorique de Cicéron, L’Orateur (en 51 av.
J.-C), de l’Épître aux Pisons, ou Art poétique, d’Horace (vers 14 av. J.-C.)
et enfin des douze livres de L’Institution oratoire de Quintilien (92-94
apr. J.-C.) que la pensée déformée d’Aristote devint progressivement la
caution de la scolastique du XIIe au XVe siècle, des « arts poétiques » qui
virent le jour en France au XVIe, et surtout de la doctrine classique au
XVIIe siècle.
En assimilant le domaine de la poétique à celui de la grammaire et
de la rhétorique, en l’occurrence à l’art de l’expression dans la poésie
versifiée, les auteurs privilégièrent une esthétisation ou une poétisa-
tion du langage, avec le souci de légitimer la langue (donc la gram-
maire) française à l’exemple des anciens, par les œuvres littéraires.
C’est ainsi que leurs critères de jugement, comme dans l’Art poétique
de Thomas Sébillet, deviennent des préceptes :
« Encore ici recourrons-nous à nos pères les Grecs et Latins, Rhéteurs
et Poètes […]. Et tout ainsi que le futur Orateur profite en la leçon du
Poète : aussi le futur Poète peut enrichir son style ; et faire son champ
autrement stérile, fertile, de la leçon des Historiens et Orateurs français. »
T. Sébillet, Art poétique français, 1548, dans Traités de poétique
et de rhétorique de la Renaissance, Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 60.
Le divorce qui s’est ainsi opéré dès l’Antiquité latine entre critique et
poétique a séparé durablement la réflexion sur le langage du jugement
sur les œuvres, spécialisant ainsi l’activité critique dans le seul relevé des
défauts et des qualités, selon le sens classique du mot « critique » encore
souvent répandu. L’examen lexicographique (nous renvoyons notamment
1. P. Ricœur, Temps et récit, vol. 3, Paris, Seuil, 1985.
2. G. Genette, Introduction à l’architexte, Paris, Seuil, 1979.
15
1 L’héritage des « anciens »
à l’article « critique » du Trésor de la langue française) révèle d’ailleurs la
prégnance du conflit entre description et évaluation des textes. De ce cli-
vage historique découle un va-et-vient incessant de la critique classique
entre définition/classification des genres, établissement des textes et inter-
prétation.
2. Philologie et histoire littéraire
Avec la philologie alexandrine fondée au cours du IIIe siècle avant l’ère
chrétienne, la science littéraire de l’Antiquité connaît son apogée : le
grammairien Aristarque de Samothrace (220-143 av. J.-C.) fonde la
bibliothèque d’Alexandrie et devient le premier « éditeur » d’Homère.
La philologie, discipline sœur de la grammaire, devient ainsi l’auxiliaire
indispensable de l’édition des œuvres, dans la mesure où l’établissement
des textes était destiné à la formation des futurs lettrés, ou des grammai-
riens. C’est au cours de cette période, en particulier, que l’on désigne
les auteurs choisis comme modèles selon le canon alexandrin, sous le
nom de kekrinoi, expression que l’on peut traduire par « ceux qui ont
été admis après examen ». Cette périphrase incommode sera traduite
plus tard à Rome par un mot – les « classiques » – dont la définition
ne cessera d’évoluer à partir de la fin du XVIIe siècle. Jusque-là en effet,
seuls les Anciens (les auteurs grecs et latins) avaient rang de classiques.
Avec Charles Perrault (Les hommes illustres qui ont paru en France pen-
dant ce siècle, 2 volumes, 1696-1700), l’introduction d’auteurs contempo-
rains dignes de figurer parmi les auteurs classiques (seule l’épithète existe au
XVIIe siècle) ouvre une lutte de pouvoir pour la maîtrise de l’histoire littéraire,
et par conséquent pour la définition des critères et des méthodes critiques
(cf. infra).
Or, ces méthodes procèdent en France, depuis le XVIe siècle, de deux
traditions rivales qui reposent sur deux conceptions divergentes du
texte, lesquelles perdurent jusqu’à nous. La tradition rhétorique étudie
la littérature en termes de catégories générales (genres, techniques nar-
ratives, figures de style, structures) comme autant d’universaux. La tra-
dition philologique, en revanche, est historique autant qu’érudite, elle
adopte le point de vue du particulier, s’intéresse au détail du texte, dans
sa spécificité comme dans sa matérialité.
Au XIXe siècle, la rhétorique prospérera dans les universités et les
lycées institués par Napoléon en 1803, jusqu’à son discrédit après la
16
L’héritage des « anciens » 1
défaite de Sedan en 1870. Une « nouvelle philologie » – issue de la
grammaire comparée et de la méthode historique – s’imposera dans
l’enseignement supérieur puis dans les lycées (cf. chap. 2, 1.3). À l’in-
verse des rhétoriciens qui, à travers un texte, cherchent à déterminer
la nature du fait littéraire dans sa totalité, les philologues montrent
comment l’œuvre « s’explique » par ses conditions particulières (bio-
graphiques, culturelles) de production. Avec l’édition critique des
œuvres, accompagnées de commentaires exhaustifs (ou « apparat cri-
tique »), la philologie se donne également pour tâche d’« établir » le
texte, comme en témoigne par exemple la « Bibliothèque de la Pléiade » :
garantir l’authenticité des textes, et, simultanément, rendre compte de
la dimension historique des manuscrits, avec l’introduction d’instru-
ments opératoires telle la « datation » des textes, de « sources », d’in-
terpolation – qui ont toutes trait à la genèse du texte. Tout lycéen était
naguère initié à ces questions lorsqu’on lui donnait en exemple le cas
des éditions Brunschvig et Lafuma des Pensées de Pascal. On verra plus
loin en quoi la récente génétique textuelle prolonge et infléchit le travail
du philologue en théorisant la notion de « manuscrit » à la lumière des
avancées de la nouvelle rhétorique et de la poétique ( cf. ch. 4).
Toutefois la méthode philologique – sans laquelle la transmission du
sens littéral des textes est impossible – sera secondée par la démarche
herméneutique qui voit le jour dès l’Antiquité, lorsque se pose le pro-
blème de l’interprétation des textes, en particulier des textes fonda-
teurs (mythologiques ou religieux). Cette démarche, constitutive de la
critique littéraire moderne, implique non seulement l’analyse rigou-
reuse de la langue dans laquelle est écrit le texte, mais elle présuppose
une intention du texte sous le sens obvie des mots.
3. La tradition herméneutique :
l’intention sous le sens
Le problème de l’interprétation des textes anciens s’est d’abord posé
à Athènes pour l’explication des deux épopées homériques, l’Iliade et
l’Odyssée devenues étrangères à leur sens originel : s’agit-il ici d’his-
toire, de mythe, de morale ou de philosophie ? Une réponse possible
passe par l’interprétation allégorique, c’est-à-dire par l’hypothèse d’une
intention supérieure. Cette démarche deviendra à Alexandrie l’objet
17
1 L’héritage des « anciens »
d’une véritable science de l’interprétation des textes, après que des
savants juifs hellénisés eurent achevé la première traduction de la
Thora (ou Loi mosaïque) en grec, encore plus éloignée de son sens
originel, une « origine » liée au contexte commun à l’auteur et à
ses premiers lecteurs. Une origine qui est donc toujours et déjà un
fonctionnement.
Sans entrer dans les questions relatives aux strates chronologiques
du texte biblique qui s’étend sur sept siècles, rappelons simplement
que le problème du sens des Écritures est lié à leur dimension histo-
rique (ce qui soulève le problème de la signification première du texte)
et à leur message spirituel – que les exégètes chrétiens appelleront par-
fois leur sens anagogique, ou mystique – par nature caché au lecteur
profane.
L’élucidation d’un tel sens sous le sens dans un texte engage donc
un rapport particulier aux signes qui le composent, ceux-ci étant traités
comme les symboles d’une réalité autre, cosmique, morale ou divine,
autrement dit d’une transcendance première par rapport à l’immanence
du texte. Cette démarche, connue des Grecs, fut appliquée pour la
première fois par Philon d’Alexandrie (env. 20 av. J.-C.-50 apr. J.-C.)
à la traduction grecque de la Thora de façon si convaincante que les
penseurs chrétiens la diffuseront et surtout l’élargiront au Nouveau
Testament.
La radicalisation de ce principe de lecture est suggérée dans la
seconde épître de l’apôtre Paul, Épître aux Corinthiens, sur « la lettre
qui tue et l’esprit qui vivifie » (2e lettre, III, 6). Mais cette lecture, légi-
timée par la recherche du sens des textes sacrés, relève en fait autant
de la philologie que d’un art spécifique : la lecture herméneutique (du
grec hermèneia : la manifestation du sens). Elle aura, au XVIIe siècle, toute
la faveur des penseurs de culture janséniste. Art avant tout exigeant,
comme l’écrira Pascal : « Deux erreurs : I. Prendre tout littéralement. II
Prendre tout spirituellement1. »
Toutefois, l’exégèse ou l’herméneutique biblique, en supposant
l’existence d’un « sens sous le sens », ne pouvait esquiver la question
de l’autorité – théologique, culturelle ou politique – qui, en dernier
ressort, ratifie l’interprétation herméneutique. Pour veiller au respect
des dogmes de l’Église, la tradition scolastique du Moyen Âge a ainsi
1. B. Pascal, Pensées, 284, éd. de Philippe Sellier, Paris, Classiques Garnier, 1991,
p. 271.
18
L’héritage des « anciens » 1
limité les risques de lectures arbitraires ou trop subjectives et a codifié
le plus souvent l’exégèse héritée des Pères de l’Église en quatre niveaux
de lecture – littéral, allégorique, moral et anagogique –, formule dont
la validité et la pérennité supposaient un lectorat restreint et spécialisé
dans l’interprétation des Écritures.
En rendant possible la lecture individuelle de la Bible, le mouvement
de la Réforme, bénéficiant de la diffusion du livre imprimé, va solliciter
un lecteur nouveau, qui se reconnaîtra dans le combat des Lumières.
À la fin du XVIIe siècle, l’œuvre subversive du protestant Pierre Bayle,
auteur du premier Dictionnaire historique et critique (1697), illustre cet
esprit de libre examen (affranchi de l’herméneutique, discipline au ser-
vice de la théologie) que les auteurs de l’Encyclopédie érigeront en véri-
table méthode de pensée.
Héritière à son tour des Lumières, l’herméneutique littéraire
moderne, à partir de présupposés théoriques issus des sciences
humaines, s’appropriera en partie l’héritage de la philologie et de la
tradition herméneutique, chaque « école » d’interprétation – théma-
tique, psychanalytique, sociologique – correspondant alors à un cou-
rant spécifique de la critique interprétative (cf. chap. 3). Mais, dans le
renouveau de la critique interprétative – qui correspond à l’essor de
la « nouvelle critique » dans les années 1960 –, il faut surtout voir le
prolongement de la philologie herméneutique allemande dont le phi-
losophe allemand, Friedrich Schliermacher (1768-1834) avait jeté les
bases à la fin du XVIIIe siècle.
La philologie traditionnelle, on l’a vu, consiste à déterminer le sens
littéral d’un texte en restituant notamment le soubassement historique
commun à l’auteur et à ses premiers lecteurs, niant paradoxalement
qu’un texte puisse continuer de signifier au cours de l’histoire. Comment
combler alors l’écart historique entre le sujet et son objet, telle est la
tâche de la méthode herméneutique en postulant un interprète capable,
par empathie, d’émettre une hypothèse globale sur le sens du texte,
de corriger cette hypothèse en analysant le texte dans le détail de ses
fonctions, de manière à proposer une « compréhension » complète du
tout. Cette lecture est connue sous le nom de « cercle herméneutique1 »,
méthode qui, en dépit de son immense fortune et de ses incontestables
résultats, a soulevé plusieurs objections :
1. On lira l’étude de Jean Starobinski, « L’herméneute et son cercle », L’Œil vivant
II, Paris, Gallimard, 1967.
19
1 L’héritage des « anciens »
– elle suppose le projet quasi « divinatoire » d’interpréter le tout de
l’œuvre ;
– elle conçoit l’œuvre comme un tout solidaire de ses parties (l’her-
méneutique se veut scientifique) ; or le texte littéraire moderne récuse
parfois toute idée de cohérence a priori ;
– elle instaure la lecture comme fusion du sujet et de l’objet (l’her-
méneutique, tributaire de ses origines théologiques, est totalisante,
exhaustive et anhistorique) ;
– elle maintient toutefois, et c’est là sa force jusqu’à nos jours, l’hy-
pothèse d’une intention de l’auteur. On verra (cf. chap. 4) tout ce que
la « nouvelle critique » (critique de la conscience, associée au nom de
l’école de Genève, critique thématique et structurale illustrée par le Sur
Racine de Barthes [1963], critique du « projet originel » tel que Sartre
tente de le retracer chez Flaubert [cf. chap. 5]) doit à ce présupposé de
l’« intention ».
Au risque de simplifier, disons que la critique d’interprétation
contemporaine, croyant faire retour à l’œuvre, a paradoxalement étendu
l’empire de l’auteur, comme conscience phénoménologique, ou comme
inconscient psychanalytique, à l’instar de Barthes, accusé par Raymond
Picard de substituer aux structures littéraires propres à l’œuvre de
Racine, « des structures psychologiques, sociologiques, métaphysiques,
etc.1 ».
Paradoxalement moins connue des littéraires que des philosophes,
l’œuvre de Jean Bollack incarne, depuis la fondation en 1967 du Centre
de recherche philologique de Lille, le renouveau d’une philologie her-
méneutique qui « repose sur l’idée que comprendre un texte consiste
aussi à s’interroger sur les lectures dont ce texte a fait l’objet tout au
long de son histoire et de sa réception2. » L’herméneutique philolo-
gique de J. Bollack est une critique de la philologie positiviste (qui
considère les textes comme des documents d’histoire) comme de l’her-
méneutique traditionnelle (platonicienne ou chrétienne) qui a fait
écran aux grands textes de l’Antiquité. J. Bollack invite non seulement
à une relecture d’Empédocle, d’Héraclite, d’Épicure, en montrant que
leur pensée entrait en contradiction avec des systèmes d’interpréta-
tion dominants, mais aussi à celle de poètes contemporains majeurs,
1. R. Picard, Nouvelle critique ou nouvelle imposture, Paris, Pauvert, 1965.
2. J. Bollack, Sens contre sens : comment lit-on ?, entretiens avec Patrick Lored, La
Passe du Vent, 2000, p. 21.
20
L’héritage des « anciens » 1
comme Paul Celan, longtemps annexé par les interprétations ontolo-
giques des philosophes.
En revanche, la dette de la critique littéraire européenne est toujours
aussi grande à l’égard de la tradition philologique allemande, à travers
ses deux illustres représentants que furent Erich Auerbach et Leo Spitzer.
4. Erich Auerbach et Leo Spitzer
Le contenu du mot « philologie » étant sensiblement plus vaste en
allemand et en italien qu’en français, il faut rappeler que cette nouvelle
science (du titre de l’ouvrage de l’italien Gianbattista Vico, la Scienza
nuova, 1724, traduit par Auerbach en 1924) annonçait l’avènement
d’une utopie : la connaissance de l’homme dans son développement
culturel collectif, la « philologie » embrassant les érudits, les grammai-
riens, les historiens, les poètes. La littérature (avec la langue) devient
par là même un équivalent de la civilisation, et la critique littéraire
– soit la « philologie » – son interprète privilégié.
Dans son grand œuvre, Mimèsis1, Auerbach élargit le sens du
concept aristolécien de mimèsis (limité à l’art dramatique) à l’ensemble
des formes narratives européennes, en s’attachant à « saisir, sous ses
formes les plus diverses […] le double effet par lequel le texte tient
aux hommes qui le vécurent, à l’espace intérieur de l’univers auquel ils
appartinrent2 ».
Évitant toute simplification abusive, toute généralisation, E. Auer-
bach (1892-1957) interprète les faits littéraires pour dégager la pensée
symbolique d’une collectivité ou d’un groupe social, depuis l’épopée
homérique jusqu’au roman de Virginia Woolf. Au fil de son enquête,
il montre comment, selon les temps et les lieux, la conscience qu’une
communauté a d’elle-même change, comme changent aussi les formes
de l’écrit « dont elle est l’origine, le milieu et la fin ». On comprend, à la
lecture de ce chef-d’œuvre de lecture, comment la littérature, à travers
les yeux de la « philologie » allemande, constitue un authentique mode
de connaissance.
1. E. Auerbach, Mimèsis. La Représentation de la réalité dans la littérature occiden-
tale (1946), Paris, Gallimard, « Tel ».
2. P. Zumthor, « Erich Auerbach ou l’éloge de la philologie », Littérature, 5,
février 1972, p. 112.
21
1 L’héritage des « anciens »
Contemporaines de l’œuvre d’Auerbach, les Études de style de Leo
Spitzer (1887-1960) cherchent à « reconnaître l’esprit d’un écrivain à
ses langages particuliers1 ». Accordant « autant de sérieux à un détail
linguistique qu’au sens d’une œuvre d’art2 », la stylistique de L. Spitzer,
portée par la culture d’un immense lecteur, est la première à « jeter un
pont entre linguistique et histoire littéraire3 ». Fondée sur l’hypothèse
que la forme interne rend compte de la totalité de l’œuvre, la démarche
de Spitzer progresse selon « un mouvement de va-et-vient » de l’étude
de détail du langage à la Wel-tanschduung (ou « vision du monde ») de
l’auteur. Bien que ponctuelles, et d’allure modeste, les études de Spitzer
n’en reposent pas moins sur la notion d’œuvre comme système : on lira
avec profit « Une habitude de style – le rappel – chez Céline4 », ainsi que
« Stylistique et critique littéraire5 ».
Les travaux d’Auerbach et de Spitzer ont inspiré des générations de
chercheurs, comme Jean Starobinski, Jean-Pierre Richard, ou Jean-
Claude Mathieu (voir infra les chapitres 4 et 5) qui ont largement
contribué à approfondir, textes à l’appui, ce que l’on entend par « vision
du monde » d’un auteur, notion inséparable de la perspective compara-
tiste et plurilingue d’Auberbach et de Spitzer. À ce titre, et en dépit du
retard de la traduction française (1968 pour le premier, 1970 pour le
second), leur œuvre demeure exemplaire et sans doute non dépassée.
1. L. Spitzer, Études de style, trad. française, Paris, Gallimard, 1970, p. 54.
2. Ibid., p. 64.
3. Ibid., p. 57.
4. In Le Français moderne, 3, 1935.
5. In Critique, 98, 1955.
L’époque classique :
2
la norme en procès ?
La critique dite normative, historiquement associée à la notion de
classicisme, fait de la qualité de la langue un critère décisif de la
qualité littéraire d’un texte. Mais cette notion complexe n’apparaît en
français qu’au XIXe siècle, où elle est définie par Sainte-Beuve dans un
article des Causeries du lundi – « Qu’est-ce qu’un classique ? » – publié
en 1850 : un classique est un écrivain qui a parlé dans un style
« nouveau et antique, aisément contemporain de tous les âges ». Pour
l’écrivain Italo Calvino, l’inscription d’un auteur ancien ou moderne
dans une continuité culturelle fait de lui un classique, en ce sens
que son œuvre « provoque sans cesse un nuage de discours critiques,
dont elle se débarrasse continuellement11 ». Il demeure que la critique
littéraire, au XVIIe et au XVIIIe siècle, désigne au public cultivé les auteurs
dont les œuvres, « considérées comme un idéal » (définition du mot
« classique » du Grand Robert), doivent être lues « dans les classes »
(définition du Dictionnaire universel de Furetière, 1690). Ce tournant
normatif – en rupture avec la liberté du lecteur telle que la concevait
encore Montaigne – est sans doute un préalable à l’enseignement de
la littérature comme transmission des « chefs-d’œuvre ».
1. Paradoxes de la critique normative
1.1 Les codes de la création littéraire
Introduit en 1565 par le grammairien Henri Estienne dans le Traité
de la conformité du langage français avec le grec, le sens du mot critique est
1. I. Calvino, Pourquoi lire les classiques, trad. française, Paris, Seuil, 1993, p 10.
23
2 L’époque classique : la norme en procès ?
resté, au cours des XVIe et XVIIe siècles, étroitement tributaire de la redé-
couverte de ces grands traités de l’Antiquité, dans lesquels Montaigne,
pour sa part, ne se reconnaissait pas : « Pour moy, qui ne demande qu’à
devenir plus sage, non plus sçavant ou éloquent, ces ordonnances logi-
ciennes et aristotéliques ne sont pas à propos1. »
Érigé au siècle suivant en système de règles de la création littéraire
par les spécialistes du langage (les « doctes »), comme par la plupart
des dramaturges classiques, la Poétique d’Aristote devint la caution
de la critique savante, au point que, comme le note Antoine Adam,
« ce sont des théoriciens qui exposèrent et soutinrent les maximes de
la nouvelle littérature. Avant de se réaliser dans des œuvres magis-
trales, le classicisme s’est affirmé dans des œuvres de critiques ».
C’est ainsi que l’académicien, critique et poète Jean Chapelain, qui
rédige les Sentiments de l’Académie sur « Le Cid », peut édicter la règle
dite « des vingt-quatre heures », à laquelle se conformeront tous les
dramaturges français du milieu du siècle, comme celle de « l’imita-
tion », selon une interprétation réductrice de la mimésis d’Aristote :
« Je pose donc pour fondement que l’imitation en tous poèmes doit
être si parfaite qu’il ne paraisse aucune différence entre la chose
imitée et celle qui imite, car le principal effet de celle-ci consiste à
proposer à l’esprit, pour le purger de ses passions déréglées, les objets
comme vrais et comme présents. »
J. Chapelain, « Lettre à Antoine Godeau sur la règle
des vingt-quatre heures », publiée par A. Adam, op. cit., p. 223.
Ainsi, les catégories critiques du classicisme français – « imita-
tion » de la nature, purgation des « passions déréglées » – qui doivent
s’étendre à tous les genres de la poésie, détournent le concept aristo-
télicien de mimésis (comme représentation-création) au bénéfice d’une
conception platonicienne de la poésie comme imitation-duplication
des Idées au service de l’éducation et de la vertu civique, conception
exposée au livre X, 591d-60lb de La République de Platon, auquel on se
reportera.
Cet infléchissement du rôle de la critique littéraire vers la défense
de la morale d’État est un phénomène proprement français et s’inscrit
1. M. de Montaigne, « Des livres », Essais, livre II, chap. X, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », p. 393.
24
L’époque classique : la norme en procès ? 2
dans le projet d’unification linguistique et politique du royaume. L’ins-
titution de l’Académie française par Richelieu en 1634 en constitue une
étape décisive, l’Académie pouvant décider du « sens exact » d’un texte,
fixer les règles qu’il doit suivre, promouvoir en un mot une véritable
législation littéraire : les Sentiments de l’Académie sur le Cid (1637) en
constituent le précédent célèbre.
Mais les jugements officiels portés sur la création littéraire se
fondent tout autant sur des critères linguistiques ou grammaticaux
(le « Commentaire » du poète Desportes par Malherbe en 1606
est le prototype de cette critique de conformité) que sur la stricte
application de préceptes puisés dans la Poétique d’Aristote et plus
encore dans l’Art poétique d’Horace. Synthétisant l’idéal classique,
l’Art poétique de Boileau (1674) est un étrange manuel de l’écrivain
sceptique, partisan des règles qui informent toute grande œuvre. Les
genres poétiques y sont, par ailleurs, classés, de l’idylle au vaude-
ville, selon une hiérarchie du goût, mais qui n’en exclut aucun des
plus modernes (chant II). Quant au théâtre, si la tragédie est le genre
noble, elle ne peut transgresser les convenances – « Jamais au spec-
tateur n’offrez rien d’incroyable : / Le vrai peut quelque fois n’être
pas vraisemblable » (Art poétique, chant III, v. 46-47) – ni se com-
promettre avec l’univers bas du romanesque : « Des héros de roman
fuyez les petitesses » (ibid., v. 103). Au nom de l’art d’écrire, Boileau
revendique même le devoir d’autocensure de l’écrivain : « Je vous l’ai
déjà dit, aimez qu’on vous censure, / Et souple à la raison, corrigez
sans murmure » (chant IV, v. 59-60). On peut comprendre que le
nom même de Boileau puisse dessiner une ligne de fracture, jusque
chez les écrivains du XXe siècle, Henri Michaux lui dédiant ses plus
virulents sarcasmes (Qui je fus, 1927), Raymond Queneau prenant fait
et cause pour L’Art poétique, « l’un des plus grands chefs-d’œuvre de
la littérature française1 ».
Il demeure que la conscience aiguë des règles de l’écriture, qui fait la
singularité du classicisme français, fut assimilée, au cours du XVIIIe siècle,
à un critère infaillible du goût, alors même que les formes littéraires
s’émancipaient des modèles anciens. Voltaire introduisant ainsi l’acadé-
misme dans la critique littéraire au XVIIIe siècle, confie la protection de
son Temple du goût à « la Critique », nouvelle divinité garante de l’ordre
dans les lettres et dans la langue :
1. R. Queneau, Les Écrivains célèbres, vol. II, Paris, Mazenod, 1956.
25
2 L’époque classique : la norme en procès ?
« Car la Critique, à l’œil sévère et juste,
Gardant les clefs de cette porte auguste,
D’un bras d’airain fièrement repoussait
Le peuple goth qui sans cesse avançait. »
Voltaire, Le Temple du goût, Mélanges,
Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 141.
1.2 La critique classique comme attention aux formes
Pourtant, cet absolutisme de la règle qui caractérise le « Grand Siècle »
officiel générait ses propres contradictions, puisque le problème de la
« règle » en art ne saurait être résolu par une autorité morale ou poli-
tique, mais relève du seul projet de l’écrivain conscient des règles qui
font de toute œuvre une forme singulière. Aussi les œuvres magistrales
du théâtre classique, en dépit de leur adéquation globale aux règles
puisées chez les Anciens, furent-elles souvent source de cabales ou de
controverses – depuis Le Cid de Corneille en 1637 jusqu’à Phèdre de
Racine en 1677 –, du fait de la liberté qu’elles déployaient dans l’utili-
sation même des codes de la représentation de l’action.
Telle est la portée des trois Discours du poème dramatique « touchant
les plus curieuses et les plus importantes questions de l’Art Poétique »,
que publie Pierre Corneille en 1660. Renvoyant ses adversaires à
leur propre dogmatisme, il entreprend en effet de substituer à leurs
arguments d’autorité une véritable critique fondée sur l’évolution des
formes : « Il est constant qu’il y a des préceptes, puisqu’il y a un art,
mais il n’est pas constant quels ils sont. On convient du nom sans
convenir de la chose, et on s’accorde sur les paroles pour contester
leur signification1. »
Molière, en revanche, dans la scène VI de la Critique de l’École des
femmes (1663), aura recours à un argument qui échappe délibérément
aux normes du Beau : « laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui
nous prennent par les entrailles », tandis que Racine, dans la préface de
Bérénice (1670), demande seulement à sa pièce « que tout s’y ressente de
cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie ».
1. P. Corneille, « Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique », dans
Œuvres complètes, Paris, Seuil, « L’intégrale », 1963, p. 821.
26
L’époque classique : la norme en procès ? 2
Enfin, s’il est vrai qu’un effort de théorisation critique sans pré-
cédent accompagne (autant qu’elle la bride) la production théâtrale
au XVIIe siècle français, ce repli autoritaire ne doit pas occulter la cri-
tique dissidente que suscite la production romanesque issue du cou-
rant de pensée libertin. Nous nous bornerons à rappeler ici le rôle
de Charles Sorel (1599-1674), auteur de La Vraye Histoire comique
de Francion (1623), mais aussi de La Bibliothèque française (1664) et
De la connaissance des bons livres (1671), deux sommes critiques. Pre-
nant en compte la double dimension historique et sociale de la pro-
duction littéraire de son époque, Sorel est l’initiateur d’une critique
littéraire encore marginale, hostile au dogmatisme et à la censure,
qui annonce l’intellectuel moderne.
Il n’est pas indifférent que cette évolution de la critique littéraire
passe par la défense du roman, ce « territoire où le jugement moral est
suspendu » comme l’écrit Milan Kundera dans Les Testaments trahis1,
ou encore cette « profanation » qui fait de la société européenne « la
société du roman ». C’est ainsi que la Lettre sur l’origine des romans
de l’érudit Pierre-Daniel Huet, publiée en 1669, esquisse une véri-
table critique « anthropologique » du genre romanesque, dont il faut
chercher la « première origine dans la nature de l’homme inventif,
amateur des nouveautés et des fictions, désireux d’apprendre, de
communiquer ce qu’il a inventé et ce qu’il a appris, et que cette incli-
nation est commune à tous les hommes de tous les temps et de tous
les lieux2 ».
2. De l’esthétique à la critique scientifique
La nécessité d’une critique littéraire qui ne se fonde plus sur une
conception immuable du Beau, ni sur une représentation exclusi-
vement normative de la langue et de la société, mais sur les senti-
ments éprouvés par le spectateur ou le lecteur, sera à l’origine de la
critique esthétique qui naît au milieu du XVIIIe siècle, en particulier
au contact de la critique d’art.
1. M. Kundera, op. cit., p. 14.
2. P.-D. Huet, Lettre sur l’origine des romans, éd. du tricentenaire 1669-1969,
Paris, Nizet, 1971, p. 51.
27
2 L’époque classique : la norme en procès ?
Parallèlement se construit, à la faveur de l’Encyclopédie, de Diderot
et d’Alembert (le premier volume paraît en 1751), un discours de type
scientifique sur le langage (voir les articles de « Grammaire » dans l’En-
cyclopédie) qui constitueront autant d’instruments précieux pour la cri-
tique littéraire de la tradition rhétorique. Ainsi, la publication, en 1730,
des Tropes du grammairien Dumarsais (l’auteur des articles de langue
de l’Encyclopédie), suivie du Manuel classique pour l’étude des tropes ou
Éléments de la science des mots et du Traité général des figures du discours,
de Pierre Fontanier (publiés de 1818 à 1827, à l’intention des lycées et
des universités), parachève l’édification du grand modèle d’analyse et de
critique de la langue littéraire entrepris au siècle précédent, en le dotant
d’une grammaire de l’expression, ou des « figures » de rhétorique :
« On nous demandera s’il est utile d’étudier, de connaître les figures.
Oui, répondrons-nous, rien de plus utile, et même de plus néces-
saire, pour ceux qui veulent pénétrer le génie du langage, approfon-
dir les secrets du style […]. Ne pas chercher à les connaître, ce serait
donc renoncer à connaître l’art de penser et d’écrire dans ce qu’il a de
plus fin et de plus délicat : ce serait à peu près renoncer à connaître
les lois, les principes du goût. »
P. Fontanier, Les Figures du discours, Paris, Flammarion,
coll. « Champs », 1977, p. 67.
Cet inventaire systématique d’exemples « tirés de nos meilleurs
écrivains », s’élevant au rang de science des « merveilleux artifices
du langage de la parole1 », procédait d’une esthétique fondée sur la
connaissance objective des propriétés internes du « beau » discours,
c’est-à-dire sur le « goût », critère de jugement qui fait abstraction du
sujet et de l’attitude que celui-ci adopte à l’égard de l’objet littéraire.
C’est pourquoi la critique littéraire officielle du XIXe siècle, formée par
l’enseignement de cette rhétorique, restera généralement hostile aux
véritables créateurs, c’est-à-dire aux inventeurs de styles, des roman-
tiques aux symbolistes.
Aussi est-ce non pas en marge, mais en avant de la littérature, comme
cela se produira souvent au cours du XIXe siècle et au début du XXe siècle
– dans la critique d’art –, qu’il faut chercher les signes d’un changement
de point de vue sur l’œuvre. Ce point de vue est celui de l’esthétique,
1. P. Fontanier, op. cit., p. 25.
28
L’époque classique : la norme en procès ? 2
discipline qui considère la sensation du beau, d’essence subjective, pro-
duite par l’œuvre d’art comme son objet de réflexion propre et autonome.
Historien de formation, familier de la philosophie sensualiste anglaise,
l’abbé Du Bos est l’auteur du premier traité d’esthétique non dogmatique
(Réflexions sur la poésie et la peinture, 1719) qui pose les problèmes de la
critique d’art d’un point de vue empirique, c’est-à-dire fondé sur l’expé-
rience du sujet :
« J’ose entreprendre […] d’expliquer l’origine du plaisir que nous
font les vers et les tableaux. Des entreprises moins hardies peuvent
passer pour être téméraires, puisque c’est vouloir rendre compte
à chacun de son approbation ou de ses dégoûts […]. Ainsi, je ne
saurais espérer d’être approuvé, si je ne parviens point à faire recon-
naître au lecteur dans mon livre ce qui se passe en lui-même, en un
mot les mouvements les plus intimes de son cœur. »
Abbé Du Bos, Réflexions sur la poésie et la peinture,
Genève, Slatkine, 1967, p. 8.
Cette entreprise fonde la première critique esthétique du juge-
ment, dans la mesure où elle procède d’un mouvement propre au
sujet sensible. Elle fera donc appel à des savoirs qui débordent le
seul domaine de l’art pictural : les facteurs d’ordre psychologique
ou historique qui interviennent dans l’appréciation, puis dans l’in-
terprétation de l’œuvre d’art, élargiront par contrecoup le champ
d’application de la critique d’art.
Ainsi, Montesquieu, dans son Essai sur le goût dans les choses de la lit-
térature et de l’art, publié dans l’Encyclopédie en 1757, mettra l’accent, à
la suite de Du Bos, sur les facteurs physiologiques et historiques fondant
« ces différents plaisirs de notre âme qui forment les objets du goût,
comme le beau, le bon, le je ne sais quoi, le noble, le grand, le sublime,
le majestueux, etc. » (article « Goût » de l’Encyclopédie1). Du même coup,
cette critique matérialiste du beau annonce aussi la critique du sujet
classique : puisque « les sources du beau, du bon, de l’agréable, etc.,
sont donc dans nous-mêmes […] en chercher les raisons, c’est cher-
cher les causes des plaisirs de notre âme » (ibid.). En d’autres termes,
la reconnaissance de l’autonomie de cette expérience de nature subjec-
tive préfigure la critique romantique, telle que l’annonce Diderot dans
1. Montesquieu, Œuvres complètes, Paris, Seuil, « L’intégrale », 1964, p. 845.
29
2 La critique à l’école de l’histoire au XIXe siècle
l’article « Génie », la même année : « Les règles et les lois du goût don-
neraient des entraves au génie ; il les brise pour voler au sublime, au
pathétique, au grand1. »
L’esthétique, au XVIIIe siècle, maintient toutefois la création littéraire
sous la tutelle traditionnelle d’une conception « picturale » (ou imitative)
du langage poétique, en vertu de l’interprétation restrictive d’une formule
extraite de l’Art poétique d’Horace promue en axiome – ut pictura poesis :
« un poème est comme un tableau » (v. 361). Ainsi, pour l’abbé Batteux,
professeur de rhétorique au Collège de France, l’esthétique englobe poésie
et peinture dans un même rapport à « la belle nature » qu’elles auraient
toutes les deux pour fonction de manifester : « Portons ce principe dans
l’épopée, dans le dramatique et dans les autres genres : on verra partout
donner la couleur poétique à la prose2. » Dès lors, la poésie ne saurait
être évaluée – critiquée – que par rapport à autre chose qu’elle-même : la
« belle nature », notion transcendante au sujet. Sur la question de « l’imi-
tation de la belle nature », on consultera l’ouvrage Introduction à la poé-
tique : approche des théories de la littérature3, de Gérard Dessons.
L’émancipation de la critique littéraire supposait donc que soit
rompue au préalable l’homologie entre création poétique et création
picturale – ce qu’entreprendra le critique et dramaturge allemand
G.E. Lessing (1729-1781) à propos Du Laocoon, ou des frontières de la
peinture et de la poésie4, en proposant une première et décisive clarifica-
tion entre les arts du langage, fondamentalement liés à la succession des
unités du discours dans le temps, et la peinture, art de la simultanéité
des objets dans l’espace.
Mais c’est Diderot, à la fois critique d’art, écrivain et philosophe, qui,
en réfutant les thèses de l’abbé Batteux dans la Lettre sur les sourds et
muets, insiste, le premier, sur le fait que la perception et la signification
d’un texte poétique sont irréductibles à la somme de ses unités. Diderot
avance ainsi la notion très moderne d’« emblème poétique ». L’emblème
étant ce qui représente et dit à la fois, l’œuvre poétique ne peut plus
être appréhendée comme l’expression d’une idée préalable, mais doit
1. D. Diderot, Œuvres esthétiques, Paris, Classiques Garnier, 1988, p. 12.
2. Ch. Batteux, Les Beaux-Arts réduits à un même principe, chap. VI, 17 46 ; Paris,
Aux Amateurs de livres, 1989, p. 194-195.
3. G. Dessons, Introduction à la poétique : approche des théories de la littérature,
Paris, (Dunod, 1995 : lre éd.) Nathan Université, 2000, p. 62-68.
4. G. E. Lessing, Du Laocoon, ou des frontières de la peinture et de la poésie, 1766 ;
Paris, Hermann, 1964.
30
L’époque classique : la norme en procès ? 2
être comprise comme une intelligence de la forme, et conçue, à l’instar
des chefs-d’œuvre de la peinture, comme l’invention d’un langage. La
critique, en ce sens, cesse d’être normative, et devient un art de déchif-
frer l’inconnu :
« Le discours n’est plus seulement un enchaînement des termes éner-
giques qui exposent la pensée avec force et noblesse, mais […] c’est
encore un tissu d’hiéroglyphes entassés les uns sur les autres qui la
peignent. Je pourrais dire en ce sens que toute poésie est embléma-
tique. Mais l’intelligence de l’emblème poétique n’est pas donnée à
tout le monde. »
Diderot, Lettre sur les sourds et muets, dans Le Rêve de d’Alembert
et autres écrits philosophiques (1751), Paris, Le Livre de poche, 1984, p. 263.
Considérant la littérature comme un processus de transformation du
langage, Diderot met ici l’accent sur la relation entre l’œuvre poétique et
le lecteur, cet inconnu qui doit entrer en « intelligence » avec elle pour
la comprendre comme forme et signification.
Dès lors, deux voies s’ouvraient à la critique littéraire au XIXe siècle : l’une
(dont le témoin serait Proust) fait de la critique une relation intersubjec-
tive entre le lecteur et le texte, seule relation garante de la singularité de
l’œuvre ; l’autre (incarnée par Taine et ses disciples) tente de faire de la
critique littéraire un savoir objectif, sur le modèle des sciences. Cette alter-
native, bien que datée, n’est pas dépassée aujourd’hui. C’est ainsi qu’An-
toine Compagnon, dans l’introduction à son Proust entre deux siècles, met
en perspective les choix qui s’offraient au critique de la fin du XXe siècle, en
esquissant le rapide bilan suivant :
« Les nouvelles critiques diverses ont eu un point commun : elles
ont tenu à l’écart les œuvres particulières au profit des techniques
générales et des formes particulières ; elles se sont désintéressées des
œuvres pour s’intéresser à la littérature, elles ont lâché l’actuel pour le
possible. Le temps paraît venu de reprendre en charge la singularité
des œuvres littéraires, momentanément laissée de côté. »
A. Compagnon, Proust entre deux siècles, Paris, Le Seuil, 1989, p. 14.
La critique littéraire du XIXe siècle est à bien des égards la répétition
générale de ce qu’ont connu les dernières décennies du siècle suivant,
mais au lieu de « méfiance », le XIXe siècle fut véritablement celui des
études historiques conçues comme des sciences positives.
3 La critique à l’école
de l’histoire au XIX e
siècle
Dans la préface de sa Physiologie de la critique, Albert Thibaudet souli-
gnait dès 1930 le rôle décisif du XIXe siècle dans l’apparition de « la cri-
tique », en tant que construction d’un savoir organisé sur la littérature :
« La critique telle que nous la connaissons et la pratiquons est un
produit du XIXe siècle. Avant le XIXe siècle, il y a des critiques. Bayle,
Fréron et Voltaire, Chapelain et d’Aubignac, Denys d’Halicarnasse et
Quintilien sont des critiques. Mais il n’y a pas la critique. »
A. Thibaudet, Physiologie de la critique,
Éd. de la Nouvelle Critique, 1930, p. 7.
Cette distinction marquait un tournant dans l’épistémologie d’une cri-
tique littéraire, constituée jusque-là « des critiques » exerçant librement leur
jugement à partir de catégories esthétiques issues de la grande tradition
rhétorique, tandis que « la critique » devient méthode raisonnée d’analyse
des textes littéraires, au confluent de plusieurs disciplines – la philologie,
comme science du sens, l’histoire, comme science des causes, la sociologie,
comme science des mœurs – liées entre elles par l’idéal positiviste.
Avec l’autonomie progressive du « champ » littéraire, la critique litté-
raire aspire au statut de discipline scientifique, d’où son rôle grandissant
dans la réception et la définition de la littérature. Si « la critique » s’est
affirmée au cours du XIXe siècle, c’est tout d’abord à travers la conscience et
la méthode de l’histoire, qui accède alors au statut de science et lui permet
de dresser tout d’abord un inventaire des œuvres littéraires, de manière
à en proposer une « construction, qui les dispose en ordre intelligible1 ».
À cet égard, le XIXe siècle peut à juste titre apparaître comme le siècle de
la critique, de ses certitudes comme de ses aveuglements. La critique au
miroir de la science, c’est aussi la critique des mirages de la science.
1. A. Thibaudet, op. cit., p. 19.
32
La critique à l’école de l’histoire au XIXe siècle 3
1. Le siècle de la critique et de l’histoire
Cette expression célèbre est de Brunetière, lors d’une leçon sur l’histoire
de la critique « depuis la Renaissance jusqu’à nos jours », prononcée à
l’École normale supérieure en 18891. Ce siècle fut pourtant profondément
divisé entre partisans de la critique et sectateurs de l’histoire, au point
que ce conflit sous-tend encore toute réflexion sur la nature et la légiti-
mité scientifique de l’activité critique, avec à l’arrière-plan la question de
l’autonomie toujours plus problématique du champ littéraire. Ces débats
expliquent, en particulier, la virulence de la polémique qui, autour des
années 1960, opposa les tenants de l’histoire littéraire, discipline universi-
taire déjà « ancienne » fondée au début du XXe siècle par un ancien élève
de Brunetière, Gustave Lanson (1857-1934), à la critique d’interprétation
(dite « nouvelle critique »), issue des sciences humaines plus récentes,
comme la sociologie, la psychanalyse ou la linguistique (voir chap. 3 et 4).
Mais une autre ligne de partage traverse le XIXe siècle, avec la critique
exercée par les écrivains – comme Charles Baudelaire, dont on lira
notamment les études remarquables sur Edgar Poe publiées de 1848 à
18592, ou Victor Hugo avec William Shakespeare (paru en 1864) – au nom
d’une conception de la littérature qui fait de la « modernité » une valeur
irréductible au déterminisme historique. Ces écrivains se heurtent à la
critique que l’on appellera « positive », telle que la fondent, sur le modèle
des sciences, quelques pionniers souvent méconnus et paradoxalement
tenus à l’écart de la crise de la critique universitaire des années 1960.
Nous retiendrons ici (en mettant résolument à part celui de Sainte-
Beuve, 1804-1869, seul véritable critique-écrivain de cette époque)
les noms d’Hippolyte Taine (1828-1893), philosophe et historien des
idées, d’Ernest Renan (1823-1892), philologue spécialiste des langues
sémitiques et auteur de L’Avenir de la science (publié en 1890), de Fer-
dinand Brunetière (1849-1906), théoricien de « l’évolution des genres »,
mais aussi l’un des premiers théoriciens de la critique (Grande Encyclo-
pédie, art. « Critique », 1890). Ces savants sont tout d’abord les témoins
de l’agonie de l’enseignement de la rhétorique, condamné, à leurs yeux,
par une conception globalement atemporelle de la littérature. Ils sont
alors conduits, à l’instar des historiens, à jeter les bases d’une science
1. F. Brunetière, Évolution des genres dans l’histoire de la littérature, réédité aux
éditions Pocket, « Agora », 2000, p. 222.
2. Ch. Baudelaire, Œuvres complètes, t. II., Paris, Gallimard, 1976.
33
3 La critique à l’école de l’histoire au XIXe siècle
des faits littéraires, dont Gustave Lanson se fera le pédagogue passionné.
Les excès de cette critique déterministe seront âprement dénoncés, par
Proust d’abord, puis par Péguy, qui l’accusera de vouloir « mettre le
génie en histoire naturelle1 ». Ces conflits, qui peuvent sembler der-
rière nous, doivent être compris dans le contexte du mouvement posi-
tiviste qui marque tout le XIXe siècle et dont a hérité en grande partie le
XXe siècle.
Le Cours de philosophie positive, publié de 1830 à 1842 par Auguste
Comte (1798-1857), constitue le socle sur lequel vont s’édifier les pre-
mières « sciences sociales », sur le modèle même qui avait assuré les
résultats incontestés des sciences physiques, ou de l’histoire naturelle :
« Le mot positif désigne le réel, par opposition au chimérique [et qua-
lifie] l’opposition entre la certitude et l’indécision2. » Réponse à l’ef-
fondrement général du monde de l’Ancien Régime et de ses valeurs,
le positivisme d’Auguste Comte a véritablement façonné la démarche
intellectuelle du XIXe siècle comme il a nourri le projet de Taine d’ap-
préhender les œuvres d’art comme des productions déterminées par
des causes :
« La méthode moderne que je tâche de suivre, et qui commence à
s’introduire dans toutes les sciences morales, consiste à considérer
les œuvres humaines et en particulier les œuvres d’art comme des
faits et des produits dont il faut marquer les caractères et chercher
les causes ; rien de plus. Ainsi comprise la science ne prescrit ni ne
pardonne ; elle constate et elle explique. »
H. Taine, Philosophie de l’art, Paris, Hachette, 1865, p. 20-21.
Privilégiant cette logique de la causalité, l’histoire positiviste sera indis-
tinctement une psychologie, une sociologie autant qu’une histoire de
l’œuvre littéraire conçue comme la résultante de trois facteurs – celui de la
« race », du « moment » et du « milieu » – que l’on retrouve par ailleurs dans
le « naturalisme » d’un Zola. C’est en ce sens que Taine peut définir le cri-
tique comme « le naturaliste de l’âme » (Essais de critique et d’histoire, 1858).
Comme l’a montré Antoine Compagnon, c’est l’application intégrale
de ce programme à l’étude de la littérature qui donnera naissance à
1. C. Péguy, « L’Argent suite », Vies parallèles, 1913, Œuvres en prose, I, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1184.
2. Cité par G. Delfau et A. Roche dans Histoire, littérature : histoire et interprétation
du fait littéraire, Paris, Seuil, 1977, p. 75. Ouvrage de référence.
34
La critique à l’école de l’histoire au XIXe siècle 3
« l’histoire littéraire […] dont l’intention, dans les années 1890 […] fut
de se distinguer de la critique, à plus forte raison de la littérature1 ».
Mais l’entreprise de Taine était d’autant plus neuve, dans le contexte
de l’époque, qu’elle concevait d’une part le texte comme un document
humain incomparable – on voit déjà la difficulté que soulève cette
conception de l’œuvre, qui ne se distingue plus du document en his-
toire – et d’autre part « l’évolution » des genres littéraires comme déter-
minée par l’attente d’un « milieu », c’est-à-dire par la culture du public.
Or, ce qui singularise l’œuvre littéraire, c’est précisément qu’elle se
délivre indéfiniment de son contexte et de son public.
1.1 Taine : l’œuvre comme document
La méthode qui découle d’une telle conception est évidemment
incompatible avec les notions de « génie » et de « création », obstiné-
ment revendiquées à la même époque par Baudelaire dans ses Salons :
« La critique touche à chaque instant à la métaphysique2. » Elle ne se
donne pas pour fin de comprendre une individualité artistique, mais
de retrouver, dans l’œuvre, un ensemble de faits relevant des structures
sociales et des mentalités. Dans l’extrait suivant, la métaphore de la lit-
térature comme instrument de mesure établit ce lien entre littérature et
véracité scientifique :
« Parmi les documents qui nous remettent devant les yeux les
sentiments des générations précédentes, une littérature, et notam-
ment une grande littérature, est incomparablement le meilleur. Elle
ressemble à ces appareils admirables, d’une sensibilité extraordinaire,
au moyen desquels les physiciens démêlent et mesurent les change-
ments les plus intimes et les plus délicats d’un corps. […] C’est donc
principalement par l’étude des littératures que l’on pourra faire l’his-
toire morale et marcher vers la connaissance des lois psychologiques,
d’où dépendent les événements. »
H. Taine, « Introduction » à l’Histoire de la littérature anglaise,
Paris, Hachette, 1868, p. 18.
1. A. Compagnon, La Troisième République des lettres : de Flaubert à Proust, Paris,
Seuil, 1983, p. 48.
2. Ch. Baudelaire, « À quoi bon la critique ? », Salon de 1846, dans Œuvres, op.
cit., t. II, p. 419.
35
3 La critique à l’école de l’histoire au XIXe siècle
Brunetière puis Lanson vulgariseront cette vision documentaire de la
littérature : « Pendant bien des années encore, lorsqu’on voudra savoir
ce qu’étaient nos mœurs de province dans la France de 1850, on relira
Madame Bovary », écrit ainsi Brunetière dans la Revue des Deux Mondes
(15 juin 1880). Une telle certitude dispensera la future histoire littéraire
de mettre en question ses propres principes, puisqu’elle n’établit pas de
distinction qualitative entre l’écriture littéraire et les archives de l’his-
toire, ou les faits consignés par la sociologie. Conception limitée, voire
erronée, dans la mesure où, précisément, le langage littéraire a trait au
phénomène de la signification, et non à celui des « faits ».
De surcroît, si l’œuvre littéraire, aux yeux de l’historien ou du socio-
logue, peut constituer sans doute un « document », il s’agit là d’un
type de document très particulier qui ne relève pas d’une rationalité
transparente. Si le critique peut dégager des « lois » de l’univers d’un
écrivain, ces lois, comme on le verra chez Proust, relèvent d’un regard
tout à fait singulier sur le monde. Ce regard, s’il prétend rivaliser avec
les principes d’observation et de rigueur des sciences, leur demeure
irréductible, en ce sens qu’il est lui-même un prisme critique fonda-
mentalement ironique et sceptique – À la recherche du temps perdu en
témoigne à chaque page.
1.2 Brunetière : le genre plutôt que l’œuvre
La théorie de l’évolution des genres, apport de Brunetière au déter-
minisme de Taine, constitue le second socle de la critique positiviste,
car il introduit le genre, ou le « modèle », parmi les causes de l’œuvre.
Lanson, dans l’avant-propos d’Hommes et livres, reconnaîtra sa dette à
l’égard de Brunetière : « Les œuvres faites déterminent – partiellement –
les œuvres à faire : elles sont nécessairement conçues comme modèles
à suivre, ou à ne pas suivre1. » Cette conception est tributaire des trois
principes méthodologiques qui, selon Brunetière, fondent l’objectivité
critique : le jugement, la classification, l’explication. L’extrait suivant du
grand article « Critique », rédigé en 1887 pour la Grande Encyclopédie de
Berthelot, conserve sa pertinence, puisque, malgré son caractère dogma-
tique, il soulève la délicate question des rapports entre la critique et les
sciences qu’elle prend pour modèles :
1. G. Lanson, Hommes et livres, Paris, Hachette, 1892, p. XII-XIII.
36
La critique à l’école de l’histoire au XIXe siècle 3
« Personne peut-être n’a mieux parlé des classifications qu’Auguste
Comte, en son Cours de philosophie positive […]. Or, des espèces, des
genres, des familles, le langage même ne fait-il pas foi qu’il y en a ?
Confondons-nous ensemble le lyrique et le dramatique ? […] Après
les avoir expliquées, il faut classer les œuvres, et selon ce que l’on a
reconnu entre elles d’analogue ou de dissemblable, d’inférieur ou de
supérieur, les ordonner dans une classification qui soit l’image ou
l’abrégé de l’histoire et de l’expérience mêmes. »
F. Brunetière, « Critique », La Grande Encyclopédie,
Lamirault et Cie, 1887, p. 419.
Méconnaissant ce qui, dans l’œuvre littéraire, résiste aux taxinomies,
Brunetière se préoccupait moins des œuvres singulières que de ces uni-
versaux qui constitueraient l’une des « essences, ou forme de l’élan vital
de la littérature1 », comme les appellera Albert Thibaudet.
Curieusement, cette question des universaux de la littérature
viendra au premier plan du colloque de Cerisy de 1966 consacré aux
« tendances actuelles de la critique ». Gérard Genette en proposera
une formulation, compatible avec le structuralisme alors dominant (cf.
chap. 4) :
« La seconde essence dont nous parle Thibaudet, en des termes peut-
être mal choisis, ce sont ces genres […] qu’il vaudrait mieux sans
doute appeler en dehors de toute référence vitaliste, les structures
fondamentales du discours littéraire. »
G. Genette, « Raisons de la critique pure »,
repris dans Figures II, Paris, Seuil, « Points », 1979, p. 14.
La nouvelle terminologie (« les structures fondamentales du discours
littéraire ») se réfère ici au nouveau modèle scientifique que représente
le structuralisme, nouveau positivisme (ou sa forme inversée) des
années 1960. Mais, au tournant du siècle, la notion de « genre » partici-
pait plutôt d’une conception évolutionniste et historiciste de la littéra-
ture, l’histoire littéraire s’étant justement édifiée, à partir de la synthèse
de Taine et de Brunetière par Lanson, pour interroger le milieu d’« ori-
gine » de l’œuvre (objet d’étude de la critique des « sources ») beaucoup
plus que l’œuvre elle-même.
1. A. Thibaudet, Physiologie de la critique, op. cit., p. 140.
37
3 La critique à l’école de l’histoire au XIXe siècle
Une telle méthode – qui, on vient de le voir, opère dans le cadre plus
large d’une refonte des savoirs – s’est développée au bénéfice de cette
discipline nouvelle, parallèle à la critique, qu’est l’histoire littéraire.
2. Limites de l’histoire littéraire
2.1 Mme de Staël, au tournant du siècle de la critique
Mme de Staël publie en 1800 De la littérature considérée dans ses rap-
ports avec les institutions sociales. Cet ouvrage développe l’idée d’une
influence réciproque de l’histoire et de la littérature, conception direc-
tement héritée de la philosophie des idéologues du XVIIIe siècle, comme
Condillac et Condorcet. D’où la nécessité de dépasser le point de vue
exclusivement formel et atemporel qui caractérisait la critique classique,
et d’inclure dans la littérature « tout ce qui concerne l’exercice de la
pensée dans les écrits, les sciences physiques exceptées1 », en prenant
donc en compte le mouvement de l’histoire dont participe la pensée.
Ce mouvement étant confondu avec celui du progrès des idéaux des
Lumières, l’originalité de l’écrivain importera moins ici que l’étude des
mœurs et des lois qui font évoluer « l’esprit de la littérature » :
« Il existe dans la langue française, sur l’art d’écrire et sur les principes
du goût, des traités qui ne laissent rien à désirer ; mais il me semble
que l’on n’a pas suffisamment analysé les causes morales et politiques
qui modifient l’esprit de la littérature. Il me semble que l’on n’a pas
encore considéré comment les facultés humaines se sont graduelle-
ment développées par les ouvrages illustres en tout genre, qui ont été
composés depuis Homère jusqu’à nos jours. »
Mme de Staël, op. cit., Discours préliminaire, p. 65.
Partageant le destin de l’esprit humain qui obéit à la loi de « la per-
fectibilité », la littérature n’est désormais concevable que dans l’ordre
du collectif et du situé. Avec Le Génie du christianisme, écrit deux ans
plus tard, Chateaubriand fera de la religion chrétienne l’instrument de
ce progrès, s’appropriant ainsi l’hypothèse matérialiste de Mme de Staël.
1. G. de Staël, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales,
éd. de G. Gengembre et J. Goldzink, Paris, Flammarion, « GF », 1991, p. 66.
38
La critique à l’école de l’histoire au XIXe siècle 3
On voit ainsi quelle brèche a pu ouvrir l’ouvrage de Mme de Staël
dans l’enseignement académique (représenté par le manuel de La Harpe,
le Lycée ou Cours de littérature ancienne et moderne, publié en 1799 et
réédité jusqu’en 1880), en associant, sans les confondre, ouvrages
d’idées (ou « Philosophie ») et « ouvrages d’imagination » (De la littéra-
ture…, seconde partie, chap. V et VI). En effet, la reconnaissance de la
spécificité des ouvrages de fiction met l’accent sur l’« œuvre », objet de
la critique, tout en postulant l’existence de l’« auteur », notion à la fois
littéraire et sociale qui justifiera, aux yeux de Lanson et de ses succes-
seurs, l’hégémonie de l’histoire littéraire sur la critique.
2.2 Fortune et bilan du lansonisme
L’Histoire de la littérature française, publiée en 1895 par Lanson (une
42e édition est parue en 1967), constitue le point d’aboutissement
d’une évolution qui avait fait de l’histoire la première science de la
littérature : « À mesure que chaque science s’arme de sa méthode, elle
échappe à la littérature », écrit Lanson en 18921. Formule frappante,
qui, dans l’esprit de son auteur, montre à quel point la critique était
alors en quête d’une légitimité intellectuelle que seule l’histoire – dite
littéraire – pouvait lui assurer. Formule équivoque aussi, puisque, au
nom de l’érudition et d’une conception linéaire et causale du temps
historique, elle ne tendait qu’à différer la lecture directe des textes,
mais aussi à marginaliser toute autre forme d’écriture de l’histoire,
comme l’histoire-remémoration expérimentée par Péguy dans Clio,
livre publié à titre posthume en 1932 (cf. chap. 6).
Enfin, l’histoire littéraire, qui pouvait être celle de l’Institution lit-
téraire, comme dimension constitutive de la littérature, s’est réduite
à celle, juxtalinéaire, des œuvres, c’est-à-dire au relevé exhaustif des
sources et des influences. Tel sera le sens de l’alternative entre « Histoire
ou littérature ? », rappelée avec force par Roland Barthes dans un article
paru en 1960 dans la revue des Annales :
« L’œuvre est essentiellement paradoxale […] elle est à la fois signe
d’une Histoire et résistance à cette histoire. C’est ce paradoxe fonda-
mental qui se fait jour, plus ou moins lucidement, dans nos histoires
1. G. Lanson, Hommes et livres, op. cit., p. 350.
39
3 La critique à l’école de l’histoire au XIXe siècle
de la littérature ; tout le monde sent bien que l’œuvre échappe, qu’elle
est autre chose que son histoire même, la somme de ses sources, de ses
influences, de ses modèles : un noyau dur irréductible, dans la masse
indécise des événements, des conditions, des mentalités collectives. »
R. Barthes, « Histoire ou littérature ? », Sur Racine, Seuil, 1979, p. 139.
En dénonçant les principes mêmes de la méthode lansonienne (l’étude
scolaire des « sources », des « influences » et des « modèles »), Barthes en
rappelle les fondements épistémologiques : il s’agissait, d’une part, de
« l’histoire événementielle » (dont les principes sont exposés dans L’In-
troduction aux études historiques de Langlois et Seignobos, en 1898) et,
d’autre part, de la jeune science des faits sociaux (fondée par Durkheim
dans Les Règles de la méthode sociologique, publié en 1895, et surtout Le
Suicide. Étude de sociologie, paru en 1897).
À cette conception cloisonnée de l’histoire, succédera l’approche plu-
ridisciplinaire de l’« école » des Annales (fondée par Lucien Febvre et
Marc Bloch en 1929), qui, substituant à l’histoire des faits une histoire
des « problèmes » et des mentalités, ne renouvellera l’approche histo-
rique du phénomène littéraire qu’après la Seconde Guerre mondiale,
notamment avec le maître ouvrage de Lucien Febvre, Le Problème de
l’incroyance au XVe siècle : la religion de Rabelais1.
L’histoire littéraire – ses limites une fois reconnues – met en évi-
dence, dans la littérature, deux types de réalités que la critique doit
soigneusement distinguer : l’Institution littéraire et l’œuvre empirique.
Ces deux réalités posent un double problème théorique que l’histoire
littéraire a légué aux « nouvelles critiques » :
– le premier – d’ordre sociologique ou « sociocritique » avant la
lettre – est celui de « la demande du public comme facteur de l’œuvre2 ».
« Le public commande l’œuvre qui lui sera présentée : il la commande
sans s’en douter », avait écrit, en effet, Lanson dans un article intitulé
« L’histoire littéraire et la sociologie3 ». En d’autres termes, Lanson, sui-
vant l’enseignement de Taine, accordait au « milieu » un rôle déterminant
1. L. Febvre, Le Problème de l’incroyance au XVe siècle : la religion de Rabelais, Paris,
Albin Michel, 1942 ; rééd. chez le même éditeur, « Évolution de l’humanité »,
1968.
2. A. Compagnon, La Troisième République des lettres, op. cit., p. 184.
3. Repris dans Essais de méthode, de critique et d’histoire littéraire, rassemblés par
Henri Peyre, Paris, Hachette, 1965, p. 68.
40
La critique à l’école de l’histoire au XIXe siècle 3
dans la réception des œuvres – analogue à ce que la critique allemande
contemporaine appellera l’« esthétique de la réception », ou théorie des
effets de la réception sur la forme ou le genre de l’œuvre (cf. chap. 4) ;
– le second, intimement lié à la spécificité de l’œuvre, et véritable
point d’achoppement du scientisme de Taine comme de l’histoire litté-
raire, fut à maintes reprises soulevé par Lanson : c’est précisément celui
de l’individualité :
« La définition de l’individualité est l’objet où l’analyse littéraire doit
aboutir : elle consiste à marquer les caractères de l’œuvre littéraire,
tous ceux qu’on explique par des causes littéraires, historiques,
sociales, biographiques et même si l’on peut, psychologiques, mais
tous ceux aussi qu’on ne peut expliquer et qui constituent l’irréduc-
tible originalité de l’écrivain. »
G. Lanson, Hommes et livres, op. cit., p. XIV-XV.
Cette « irréductible originalité » fut sans doute la plus mal perçue par
les lansoniens, qui s’attachaient pour l’essentiel aux œuvres consacrées.
Leur incompréhension des poètes symbolistes en particulier marque
la limite d’une démarche qui veut « replacer le chef-d’œuvre dans une
série, faire apparaître l’homme de génie comme le produit d’un milieu
et le représentant d’un groupe1 ». Ce type de postulat déterministe
empêche Lanson de lire Mallarmé, auquel il reproche moins de vouloir
« saisir l’inintelligible » que de « nous l’apporter, sans l’avoir converti
d’aucune manière en intelligible2 ». Cet « intelligible », englué dans le
mythe du « génie » de la langue française, interdit à la critique histo-
rique toute « attention à l’unique », à l’inverse de Félix Fénéon, critique
indépendant, proche des symbolistes, qui publia Verlaine et Rimbaud,
alors même qu’il étaient totalement incompris de leurs contemporains.
Le fossé qui se creuse ainsi entre deux conceptions de l’œuvre lit-
téraire témoigne, par contraste, de l’isolement et de l’ambiguïté d’un
Sainte-Beuve qui parvint à allier la parfaite connaissance du métier
d’écrivain et le travail rigoureux du critique. En cela, et au-delà de l’as-
pect polémique de son Contre Sainte-Beuve, Proust participera d’une
critique de création dont témoigne aussi Baudelaire. Cette « critique
de création » ne souscrit pas nécessairement au mythe romantique de
1. Ibid., p. 35-36.
2. G. Lanson, « Stéphane Mallarmé », Hommes et livres, op. cit., p. 474.
41
3 La critique à l’école de l’histoire au XIXe siècle
l’écrivain créateur, bien qu’elle en soit contemporaine. En revanche, elle
met, pour la première fois, le sujet du langage – ce « moi » littéraire qui
ne se confond pas avec l’auteur – au cœur de sa réflexion.
3. Sainte-Beuve et les portraits d’écrivains
Chez Sainte-Beuve, contemporain, ami de Hugo et de Flaubert, la
question cruciale de l’individualité littéraire a cristallisé celle des rap-
ports entre littérature et critique, d’une part, celle des liens complexes
entre l’œuvre et l’auteur, d’autre part. Si son œuvre, celle des Critiques
et portraits littéraires (1829-1849), des Causeries du lundi puis des
Nouveaux Lundis (1851-1870), demeure attachée à la naissance de la
critique au XIXe siècle, c’est, comme le rappelait Jean-Pierre Richard
en 1966, « parce qu’il est l’un de nos grands ancêtres, et […] qu’il
n’a pas été seulement critique : il a été, et s’est voulu aussi poète et
romancier1 ». Mais il est également, en tant qu’auteur du Port-Royal
(publié de 1840 à 1859), cet historien de la littérature avant la
lettre, auquel Barthes rend hommage dans l’article cité plus haut : « Si
discuté que soit son Port-Royal, Sainte-Beuve a eu l’étonnant mérite
d’y décrire un milieu véritable, où nulle figure n’est privilégiée2. »
Ce double visage de Sainte-Beuve explique aussi l’ambiguïté du lan-
sonisme qui se revendiquera de lui. Partagé entre la croyance en des
normes objectives de l’Art et l’expérience de la singularité du texte,
Sainte-Beuve est, apparemment, moins soucieux d’élucider la com-
plexité de l’œuvre elle-même que d’assigner au « génie » de l’auteur une
place définitive dans la littérature :
« La vraie critique, telle que je la définis, consiste plus que jamais à
étudier chaque être, chaque talent, selon les conditions de sa nature,
à en faire une vive et fidèle description, à charge toutefois de la clas-
ser ensuite et de le mettre à sa place dans l’ordre de l’Art. »
Sainte-Beuve, Lundis, XII, dans Pour la critique, textes présentés
par A. Prassoloff et J.-L. Diaz, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1992, p. 191.
1. J.-P. Richard, « Sainte-Beuve et l’expérience critique », dans Les Chemins actuels
de la critique, colloque de Cerisy (1967), UGE, « 10/18 », 1968, p. 109.
2. R. Barthes, Sur Racine, op. cit., p. 141.
42
La critique à l’école de l’histoire au XIXe siècle 3
Cette conception apparaît bien comme l’écran qui empêcha Sainte-
Beuve de situer à leur « juste » place ses propres contemporains (Balzac,
Stendhal, Nerval, Baudelaire), bref ceux-là mêmes qui ont transformé
« l’ordre de l’Art » : tel sera le grief majeur de Proust dans son Contre
Sainte-Beuve (cf. chap. 3).
Il demeure pourtant que, face au scientisme d’un Renan (pour qui
« la bonne critique doit se défier des individus et se garder de leur
faire une trop grande part », Pour la science) et au positivisme de Taine,
Sainte-Beuve a constamment fait valoir ce qu’il appelle une « méthode
naturelle » fondée sur la fréquentation directe du texte, étayée par la
connaissance intime de la littérature classique et moderne. En ce sens,
l’œuvre littéraire se définit, avant tout, comme le langage d’une sub-
jectivité :
« C’est là le point vif que la méthode et le procédé de M. Taine n’at-
teint pas, quelle que soit son habileté à s’en servir. Il reste toujours
en dehors, jusqu’ici, échappant à toutes les mailles du filet, si bien
tissé qu’il soit, cette chose qui s’appelle l’individualité du talent, du
génie. »
Nouveaux Lundis, 1864, ibid., p. 165-182.
Aussi, dans ses études critiques – qu’il intitule de façon significa-
tive « Portraits » – Sainte-Beuve s’efforce-t-il toujours de montrer qu’un
auteur se caractérise essentiellement par ce qu’en termes d’énoncia-
tion on appellerait aujourd’hui des formes signifiantes, irréductibles à
un modèle formel a priori. Suivre Sainte-Beuve au travail, c’est donc,
comme le montre, par exemple, l’extrait suivant de son article sur
l’Oberman de Senancour, découvrir un précurseur de la critique thé-
matique :
« Chaque écrivain a son mot de prédilection, qui revient fréquem-
ment dans le discours et qui trahit par mégarde, chez celui qui l’em-
ploie, un vœu secret ou un faible. On a remarqué que madame de
Staël prodiguait la vie […]. Tel grand poète épanche sans relâche
l’harmonie et les flots […]. La devise de Nodier, que je n’ai pas vérifiée,
pourrait être Grâce, fantaisie, multiplicité ; celle de Senancour est assu-
rément Permanence. Cette expression résume sa nature. »
Sainte-Beuve, « M. de Senancour »,
Portraits contemporains, 1832, ibid., p. 276.
43
3 La critique à l’école de l’histoire au XIXe siècle
Baudelaire se référera à cet article, pour montrer, par exemple, que
chez Théodore de Banville le mot lyre contient « ce charme mystérieux
dont le poète s’est reconnu lui-même possesseur et qu’il a augmenté
jusqu’à en faire une qualité permanente1 ».
La modernité paradoxale de la « méthode naturelle » tient donc à
ce que, tout en reconnaissant le bénéfice que le critique peut tirer de
l’Histoire, Sainte-Beuve n’écrit pas en cherchant à mimer une science
quelconque : en effet, à l’instant où l’analyse croit tenir un modèle, elle
« disparaît dans la création, le portrait parle et vit, on a trouvé l’homme.
Il y a plaisir en tout temps à ces sortes d’études secrètes, et il y aura
toujours place pour les productions qu’un sentiment vif et pur en saura
tirer2 ».
Toutefois, la critique, aux yeux de Sainte-Beuve, ne saurait s’exercer
comme si elle était tout à fait indépendante des autres savoirs, car « cet
art profitera et a déjà profité de toutes les inductions de la science et de
toutes les acquisitions de l’histoire3 ». Ainsi, la critique littéraire devient
non seulement une discipline distincte des sciences, mais aussi une
activité littéraire indépendante de l’institution universitaire et coexten-
sive au métier d’écrivain : c’est en tant que telle qu’elle commence à
s’affirmer chez des écrivains comme Remy de Gourmont (1858-1915),
et plus encore avec Proust (1871-1922) avant de se constituer en une
véritable école intellectuelle avec la Nouvelle Revue française, fondée en
1909 à l’initiative d’André Gide (1869-1951).
4. Proust critique : style, technique et « vision »
C’est à travers le Contre Sainte-Beuve – ouvrage posthume publié en
1954 et composé de fragments rédigés entre 1908 et 1910 dont les
thèmes seront développés dans À la recherche du temps perdu – que l’on
a souvent cru pouvoir lire Sainte-Beuve. C’était oublier qu’en s’oppo-
sant à son grand devancier, Proust s’interrogeait d’abord sur sa propre
vocation de critique et d’écrivain. C’est pourquoi le Sainte-Beuve dont
1. Ch. Baudelaire, Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1976, p. 164.
2. Sainte-Beuve, « Diderot », Portraits littéraires, 1831, Pour la critique, op. cit.,
p. 122.
3. Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, 1864, ibid., p. 187.
44
La critique à l’école de l’histoire au XIXe siècle 3
il conteste la méthode est, pour l’essentiel, celui qui avait été salué
par Taine pour ses qualités scientifiques, à l’aune d’une philosophie
positive incompatible avec la notion même de littérature, comme
Proust l’affirme ici :
« Mais [ces] philosophes qui n’ont pas su trouver ce qu’il y a de réel
et d’indépendant de toute science dans l’art, sont obligés de s’ima-
giner l’art, la critique, etc., comme des sciences, où le prédécesseur
est forcément moins avancé que celui qui suit. Or, en art, il n’y a pas
(au moins dans le sens scientifique) d’initiateur, de précurseur. […]
Chaque individu recommence, pour son compte, la tentative artis-
tique ou littéraire ; et les œuvres de ses prédécesseurs ne constituent
pas, comme dans la science, une vérité acquise dont profite celui qui
suit. »
M. Proust, Contre Sainte-Beuve, chap. III, Paris,
Gallimard, coll. « Folio », 1994, p. 124.
En dénonçant le scientisme de son époque, Proust proposait un véri-
table renversement de perspective, visant à concevoir l’œuvre comme
une expérience indivisible. L’idée essentielle repose sur la distinction
entre l’individu social de l’auteur, qui peut faire l’objet d’investigations
de type biographique, et le sujet de l’œuvre littéraire, ou ce que Proust
appelle le « moi » profond : « un livre est le produit d’un autre moi que
celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans
nos vices » (p. 127).
Un tel déplacement implique un double changement dans la manière
de lire. D’une part, la lecture d’une œuvre doit se libérer des stéréo-
types de la représentation sociale des auteurs, confusion fréquente chez
Sainte-Beuve. Tel est, précisément, dans À l’ombre des jeunes filles en
fleurs, le sens du différend qui oppose le narrateur aux jugements de
Mme de Villeparisis : « Elle avait de tous ces grands hommes des auto-
graphes, et semblait […] penser que son jugement à leur égard était
plus juste que celui de jeunes gens qui, comme moi, n’avaient pu les
fréquenter1. »
D’autre part, le contact avec les livres renvoie à une conception plus
profonde et plus singulière de la lecture – celle-là même que Proust dit
partager, dans Contre Sainte-Beuve, avec M. de Guermantes – conception
1. M. Proust, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », éd. de 1954, 1.1, p. 711.
45
3 La critique à l’école de l’histoire au XIXe siècle
qui va résolument à contre-courant « des critiques contemporains » de
Proust, comme le montrent les pages consacrées au « Balzac de M. de
Guermantes » :
« Un ouvrage est encore pour moi un tout vivant, avec qui je fais
connaissance dès la première ligne, que j’écoute avec déférence, à qui je
donne raison tant que je suis avec lui sans choisir et sans discuter. […]
Le seul progrès que j’aie pu faire à ce point de vue depuis mon enfance,
et le seul point par où, si l’on veut, je me distingue de M. de Guer-
mantes c’est que ce monde inchangeable, ce bloc dont on ne peut rien
distraire, cette réalité donnée, j’en ai un peu plus étendu les bornes, ce
n’est plus pour moi un seul livre, c’est l’œuvre d’un auteur. »
M. Proust, Contre Sainte-Beuve, op. cit., chap. II, p. 233-234.
L’œuvre, ainsi lue, ne se manifeste pas d’abord à l’issue d’une ana-
lyse rationnelle – ce qui ne signifie pas qu’elle doive renoncer à toute
rigueur – mais elle relève en premier lieu de cette relation particulière qui
s’établit au contact du « monde inchangeable » de l’auteur. Une œuvre,
en ce sens, n’est pas la somme des connaissances ni des réflexions de
l’écrivain, mais une unité d’affect que Proust nomme un « style », forme
et signification de part en part reconnaissables.
Irréductible au régime de la communication sociale, la lecture
découvre alors l’œuvre, autant qu’elle l’éprouve, comme un « tout
vivant ». Proust amplifiait pour lui donner une forme cohérente le grief
majeur de Flaubert à l’encontre de la critique déterministe :
« Où connaissez-vous une critique qui s’inquiète de l’œuvre en soi, d’une
façon intense ? On analyse finement le milieu où elle s’est produite et les
causes qui l’ont amenée ; mais la poétique insciente ? D’où elle résulte ? Sa
composition, son style ? Le point de vue de l’auteur ? Jamais ! »
G. Flaubert, lettre à George Sand du 2 février 1869,
Extraits de la correspondance, Paris, Le Seuil, 1963, p. 246.
Reprenant le même argument quelque trente ans plus tard, Remy de
Gourmont, critique proche des écrivains symbolistes, prenait le parti
d’une critique qui se plaçât exclusivement du point de vue de la subjec-
tivité de l’écrivain, dont la « seule excuse […] est de dire des choses non
encore dites et [de] les dire en une forme non encore formulée1 ».
1. R. de Gourmont, préface au Livre des masques, Paris, Mercure de France, 1896.
46
La critique à l’école de l’histoire au XIXe siècle 3
Le dévoilement du « moi profond » de l’auteur – étranger aux caté-
gories de la psychologie – constitue l’essentiel de la tâche assignée
par Proust à la critique et à la littérature, puisque, comme l’on sait,
À la recherche du temps perdu est un hybride inépuisable de roman et
de critique, de fiction et d’essai. L’hérésie proustienne a bouleversé
les catégories de la critique dite objective, dans la mesure où l’œuvre
littéraire devient le sujet pluriel d’un savoir insolite, qui ne signifie qu’à
l’aune du lecteur, ou plutôt de la relation que l’œuvre établit avec lui.
Les lignes suivantes, extraites du Temps retrouvé, contiennent d’une
certaine manière le programme de cette critique :
« L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument optique
qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans
ce livre, il n’eût peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en
soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre, est la preuve de la
vérité de celui-ci, et vice versa, au moins dans une certaine mesure. »
M. Proust, À la recherche du temps perdu, op. cit.,
t. III, p. 911.
La critique proustienne met à distance « l’intelligence » rationnelle, à
laquelle dit se fier à contrecœur l’auteur du Contre Sainte-Beuve « pour
écrire un essai tout critique1 ». De fait, cet « essai tout critique » s’est
forgé d’abord dans les Pastiches, véritable critique en acte qui suppose
la connaissance intime du style d’une œuvre – sa syntaxe, son rythme,
son accent particulier – « car chez un écrivain, quand on tient l’air, les
paroles viennent bien vite2 ». C’est en concevant le style comme la conti-
nuité d’un langage et d’une vision que Proust renouvelle en profondeur,
dans le Contre Sainte-Beuve, la lecture de Nerval, Baudelaire et Balzac,
écrivains dont les œuvres sont souvent confondues par Sainte-Beuve
avec la caractère ou le mode de vie de l’auteur. Cette même confusion
conduira Gide à refuser, sans le lire, le manuscrit de Du côté de chez
Swann en 1912.
Proust se situe donc bien sur l’une des grandes lignes de partage
de la critique du XIXe siècle, en opposant, aux conceptions documen-
taires de la littérature, une véritable lecture critique des œuvres, en
tant qu’elles sont génératrices de significations en rapport avec une
1. M. Proust, Pastiches et Mélanges, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1971, p. 49.
2. Ibid., p. 295.
47
3 La critique à l’école de l’histoire au XIXe siècle
subjectivité. Tout le sens de sa méthode consiste à rechercher et à
rendre compte de cette valeur :
« Dans le style de Flaubert, par exemple, toutes les parties de la réalité
sont converties en une même substance, aux vastes surfaces, d’un
miroitement monotone. Aucune impureté n’est restée, les surfaces
sont devenues réfléchissantes. Tout ce qui était différent a été
converti et absorbé […]. Dans Balzac, au contraire, coexistent non
digérés, non encore transformés, tous les éléments d’un style à venir
qui n’existe pas. Ce style ne suggère pas, ne reflète pas : il explique. Il
explique d’ailleurs avec des images les plus saisissantes. »
M. Proust, Contre Sainte-Beuve, op. cit., p. 201.
Cette mise en relief des « styles » au moyen de métaphores permet de
comprendre le texte comme univers symbolique, dégagé de tout recours
à l’intention : « Bien montrer pour Balzac (Fille aux yeux d’or, Sarrasine, la
Duchesse de Langeais, etc.) les lentes préparations, le sujet qu’on ligote peu
à peu, puis l’étranglement foudroyant et la fin. Et aussi l’interpolation des
temps […], comme dans un terrain où les laves d’époques différentes sont
mêlées » (note, p. 212).
Ce type de lecture, qui prend en compte simultanément la configu-
ration générale de l’œuvre et le trait grammatical significatif d’une indi-
vidualité est exactement contemporain des recherches menées, à l’autre
extrémité de l’Europe par les formalistes russes, dont la redécouverte en
France au début des années 1960 contribuera aussi à l’essor de la « nou-
velle critique » (cf. chap. 4, 1). Mais au lieu de considérer le fonction-
nement des grandes formes littéraires (comme le roman ou la poésie),
Proust cherche surtout à montrer comment un style constitue un enjeu
dans l’ordre de la connaissance du monde. Telle est encore la portée des
célèbres assertions du Temps retrouvé :
« Le style, pour l’écrivain, aussi bien que la couleur pour le peintre, est
une question non de technique mais de vision. Il est la révélation, qui
serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence
qualitative qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel de chacun. »
M. Proust, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. III, p. 895.
La « vision du monde » de l’écrivain, comme « différence qualita-
tive », fait alors du style un levier critique des catégories de la per-
ception et de la pensée. C’est exactement en ce sens que Proust peut
dire de Flaubert que « la révolution de vision, de représentation du
48
La critique à l’école de l’histoire au XIXe siècle 3
monde qui découle – ou est exprimée – par sa syntaxe, est peut-être
aussi grande que celle de Kant déplaçant le centre de la connaissance
dans l’âme1 ». En reconnaissant aux œuvres littéraires la possibilité de
créer leurs propres catégories mentales, c’est-à-dire leur propre ratio-
nalité, Proust assignait ainsi au critique un double rôle de médiateur
et de créateur, attaché à décrire, c’est-à-dire à recomposer, ce « pro-
duit d’un autre moi » qu’est le livre. Ce rapport de la littérature avec
la vérité, généralement négligé par la critique d’obédience structura-
liste (cf. chap. 4, 2), a suscité et suscite toujours davantage l’intérêt
croissant des critiques contemporains, notamment de philosophes
comme Gilles Deleuze2, ou d’un chercheur comme Pierre Cambion
dont on lira avec profit La Littérature à la recherche de la vérité3.
5. Fécondité de l’entre-deux-guerres
Bien que minoritaire en son temps, Proust annonce l’essor de la
critique d’écrivain qui marque la période de l’entre-deux-guerres.
La publication très tardive du Contre Sainte-Beuve en France (1954)
apparaît elle-même aujourd’hui comme l’ultime symptôme de la
crise générale qui affecta la critique littéraire au cours du XXe siècle,
dans la mesure où la lecture proustienne, ne prétendant plus
au statut de science, s’appuie sur la pluralité du sujet littéraire.
C’est en ce sens que la notion de « style » n’y est pas réductible,
comme elle pouvait l’être dans l’enseignement de la rhétorique, à
l’inventaire de procédés d’expression.
En récusant la séparation de la « forme » et du « fond » autant que
le recours aux anciennes typologies des genres, l’œuvre de Proust,
d’abord éditée par fragments dans la Nouvelle Revue française (NRF) à
partir de 1914, fut en effet la source vive de cette critique d’« identifi-
cation » ou de « sympathie », qui caractérise la critique de l’entre-deux-
guerres, de plus en plus préoccupée par ce que Jean Paulhan appelle
les incertitudes du langage4. Liée au destin des éditions Gallimard,
1. « À propos du “style” de Flaubert », Essais et articles, Paris, Gallimard, « Folio
Essais », 1994, p. 282.
2. En particulier, Proust et les signes, Paris, PUF, « Perspectives critiques », 1986.
3. P. Cambion, La Littérature à la recherche de la vérité, Paris, Seuil, 1996.
4. Cf. entretiens avec Robert Mallet, Paris, Gallimard, « Idées », 1970.
49
3 La critique à l’école de l’histoire au XIXe siècle
La Nouvelle Revue française (NRF) est la seule revue qui, ayant traversé
le siècle, constitue sans doute, à l’écart de l’université, le laboratoire
de la critique littéraire française de cette époque, ouverte sans pré-
jugés aux risques de la création, puisque son comité de lecture publie
notamment Proust, Claudel, Valéry, Saint-John Perse.
5.1 La Nouvelle Revue française
Parallèlement au dadaïsme et au mouvement surréaliste, qui, selon l’eu-
phémisme d’Aragon, ont « tenté un reclassement de certaines valeurs1 »,
l’aventure de la Nouvelle Revue française, qui portait comme sous-titre
« Littérature et critique », a montré qu’il n’y avait pas de littérature pos-
sible sans une exigence critique, sans une philosophie du discernement.
On parle parfois de critique d’accueil, ou de sympathie, pour carac-
tériser l’indépendance intellectuelle de cette critique, incarnée, surtout
après la Première Guerre mondiale, par la NRF, revue ouverte à la
jeune littérature française et étrangère autant qu’à des écrivains fran-
çais tombés dans l’oubli. De ce courant aux sensibilités très diverses,
à l’origine de la critique dite « thématique », méritent d’être retenus ici
quelques noms significatifs.
Valéry Larbaud (1881-1957) représente cette critique de décou-
vreur et de traducteur. Dans Ce vice impuni, la lecture ; Domaine fran-
çais (1941), il montre par exemple comment la forme de « monologue
bavardé » qui caractérisait un roman jusqu’alors négligé par la critique
– Les lauriers sont coupés d’Édouard Dujardin, publié en 1887 – a pro-
fondément marqué l’écriture de l’Ulysse de James Joyce (traduit par
Larbaud). V. Larbaud est, en outre, le premier critique à avoir explicite-
ment montré que la subordination de la critique à l’histoire littéraire (cf.
supra, chap. 2, 1.3) reposait sur une méconnaissance du fait littéraire :
en démontant le mécanisme de cette confusion chez Renan, il explique
du même coup pourquoi les épigones de ce dernier « se sont persuadés
facilement qu’ils étaient supérieurs aux écrivains qui faisaient l’objet de
leurs études2 ». Enfin, chez V. Larbaud, l’attention scrupuleuse portée
1. L. Aragon, Le Traité du style, Paris, Gallimard, 1927, « L’imaginaire », 1980,
p. 199.
2. V. Larbaud, « Renan, l’Histoire et la Critique littéraire », Sous l’invocation de
saint Jérôme, Paris, Gallimard, 1946, p. 274.
50
La critique à l’école de l’histoire au XIXe siècle 3
au métier de l’écrivain ouvre des perspectives toujours neuves sur les
rapports entre le langage et la littérature.
Jacques Rivière (1886-1925), directeur de la NRF de 1919 à 1925, fit
preuve d’une attitude de compréhension rare, « qui consiste à adopter
successivement le point de vue de chaque écrivain », comme l’écrit Roger
Fayolle1. Lecteur exceptionnel, il entretint, notamment, une corres-
pondance d’explication et d’amitié avec Antonin Artaud (publiée avec
L’Ombilic des limbes d’Artaud, cas unique dans l’histoire de la poésie),
où le dialogue entre l’écrivain et le critique devient partie intégrante
de l’œuvre poétique d’Artaud. Le court extrait de cette lettre du 8 juin
1924 montre comment la recherche d’une coïncidence entre deux
consciences conduit la critique, comme l’écrivait Baudelaire, au cœur
de la métaphysique :
« Proust a décrit les “intermittences du cœur” ; il faudrait maintenant
décrire les intermittences de l’être. […] Qui ne connaît pas la dépres-
sion, qui ne sent jamais l’âme entamée par le corps, envahie par sa
faiblesse est incapable d’apercevoir sur l’homme aucune vérité. »
Correspondance avec J. Rivière, dans A. Artaud,
L’Ombilic des limbes, Gallimard, coll. « Poésie », 1968, p. 45.
Si le dialogue entre les deux hommes tend naturellement ici à asso-
cier le plan de la vie et celui de l’œuvre, c’est pour extraire de l’œuvre
une connaissance qui vaille pour la vie. Encore une fois, l’accent placé
sur « la vérité » assigne à la critique un devoir de lire sans modèles
préconçus, puisque, en l’occurrence, aucun critique en 1924, hormis
Jacques Rivière, n’avait reconnu un écrivain en Antonin Artaud.
Albert Thibaudet, marginal à sa manière, introduit également dans la
Nouvelle Revue française une critique de « sympathie » qui, inspirée par
la philosophie de Bergson, appréhende les œuvres à partir du mouve-
ment créateur qu’elles communiquent. Cette aptitude à rendre compte
de la singularité d’un auteur en croisant plusieurs types d’approche
(historique, philosophique, stylistique) se manifeste non seulement
dans ses monographies comme le Gustave Flaubert (Gallimard, 1922)
ou le Montaigne, resté inachevé (Gallimard, 1962), mais aussi dans
ses Réflexions sur le roman (Gallimard, 1938). On lira en particulier,
dans ce dernier recueil, le chapitre intitulé « Les liseurs de romans »
1. R. Fayolle, La Critique littéraire, Paris, A. Colin, « U », 1978, p. 159.
51
3 La critique à l’école de l’histoire au XIXe siècle
que Thibaudet distingue des « lecteurs de romans », en ce sens que
les premiers « se recrutent dans un ordre où la littérature existe, non
comme un divertissement accidentel, mais comme une fin essentielle,
et qui peut saisir l’homme entier aussi profondément que les autres fins
humaines » (p. 250). Cette distinction permet à Thibaudet d’esquisser
une histoire du public des romans à partir d’une réflexion toujours
actuelle sur le statut de la lecture littéraire dans les sociétés modernes.
Jean Paulhan (1884-1968), enfin, a joué en tant que directeur de la
NRF de 1935 à 1968, avec une interruption de 1940 à 1953, un rôle
crucial dans la position éminente que la critique va désormais occuper
dans la champ même de la création littéraire. S’il a maintes fois répété que
« nous ne savons pas beaucoup plus qu’aux premiers jours du XIXe siècle
ce qu’est la critique1 », c’est avec le souci constant de rappeler à la critique
qu’aucune science n’enseigne « l’attention » :
« Tout ce qu’il faut dire des critiques français, c’est que, pour divers
qu’ils fussent, ils manquaient singulièrement de poigne. Ou bien ils
empoignaient à tort et à travers. Il n’en est pas un qui ait dit un mot
de Lautréamont […]. Pas un de Rimbaud […]. Pas un de Mallarmé
[…]. S’agit-il de Baudelaire, Sainte-Beuve le juge anormal, Faguet
plat, Lanson insensible et Maurras malfaisant. »
J. Paulhan, « Félix Fénéon ou le critique », op. cit., p. 88.
Dans la Petite Préface à toute critique, publiée en 1951, il examine
le sens et la portée du mot « critique », en l’appliquant non pas au
jugement de l’écrivain sur son œuvre faite – que cette œuvre se veuille
« classique » ou « romantique », ou qu’elle se réclame, selon les termes
de Paulhan dans Les Fleurs de Tarbes (Gallimard, 1941), des « Rhé-
toriqueurs » ou des « Terroristes » – mais à la réflexion consciente
sur les moyens de l’écriture. Or ces moyens (qui relèvent de la rhé-
torique au sens littéral du mot, c’est-à-dire de stratégies conscientes
ou inconscientes du discours) ne sont plus assimilables aux modèles
fixés par les rhétoriques et les arts poétiques du passé. Devenue cri-
tique d’elle-même, l’œuvre littéraire travaille sa propre forme à partir
de « modèles » choisis, qu’elle les intériorise pour les amplifier déme-
surément (Lautréamont), les exalter (les surréalistes) ou les détruire
(Dada) :
1. J. Paulhan, op. cit. p. 89.
52
La critique à l’école de l’histoire au XIXe siècle 3
« Tantôt les choix sont préparés de longue date, et tantôt subits. Mais
que ce soit en dix ans ou en deux heures, la grande part du travail
d’un auteur se passe en repentirs et retours, corrections, vérifications,
retouches. D’un mot, en critiques – ai-je dit secrètes ? Elles ne le sont
guère en tout cas de nos jours, où l’on ne trouve point de création qui
ne se double d’un système critique. »
J. Paulhan, Petite préface à toute critique, Paris,
Le Temps Qu’il Fait, 1988. p. 13.
5.2 Le moment Valéry
Réhabilitant, avec une certaine ironie, le lien dialectique qui unis-
sait, aux yeux des classiques, une œuvre avec la conscience lucide des
choix qui la forment, Paulhan s’inscrivait dans le droit fil du projet
d’enseignement de la poétique dont Paul Valéry (1871-1945) avait
tracé les grandes lignes en 1938. Ce sont presque les mêmes mots que
l’on retrouve d’ailleurs :
« Les reprises d’un ouvrage, les repentirs, les ratures, et enfin les
progrès marqués par les œuvres successives montrent bien que la
part de l’arbitraire, de l’imprévu, de l’émotion, et même celle de l’in-
tention actuelle, n’est prépondérante qu’en apparence. […] Tout ceci
résulte de la moindre observation du langage “en acte”. Mais encore,
une réflexion tout aussi simple nous conduit à penser que la Littéra-
ture est, et ne peut être autre chose qu’une sorte d’extension et d’applica-
tion de certaines propriétés du Langage. »
P. Valéry, « L’enseignement de la poétique au Collège de France »,
dans Œuvres, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 1438.
Mais Valéry propose surtout et pour la première fois une critique
de la critique : « Je ferai voir ce que valent les critiques par le degré de
précision que je leur oppose. J’ai essayé de commencer par le commen-
cement1. » C’est ce que proposent précisément les Cahiers, en déplaçant
sans cesse les problèmes les plus élémentaires, à commencer par celui
du sens des « mots », et nous confrontant à la contradiction sous-jacente
à l’histoire même des sciences du langage :
1. Paul Valéry, Ego scriptor, Poésie/Gallimard, p. 165.
53
3 La critique à l’école de l’histoire au XIXe siècle
Le langage est ce qu’il est parce qu’il n’y avait pas toujours des philo-
logues.
Les mots changeaient de sens et de figure – ils se contredisaient eux-
mêmes, dans le temps, sans obstacles. L’écriture et les philologues
jouent à contre-sens de l’oubli, empêchent d’oublier le sens qui veut
vieillir et s’altérer.
P. Valéry, « Langage », Cahiers I, La Pléiade, op. cit., p. 398.
Longtemps prisonnier de son aura de poète héritier de Mallarmé puis
de son statut d’ambassadeur des Lettres de la IIIe République, l’essen-
tiel de Valéry se trouve en réalité dans ses Cahiers, recherche de toute
une vie sur les propriétés du langage1, qui demeure largement ignorée.
On accorde plutôt à Valéry sa capacité à donner accès à la profondeur
des grands écrivains français, y compris ses contemporains (comme
Mallarmé), dans un style accessible au plus grand nombre. C’est le cas
notamment de « Variété », des « Études philosophiques », ainsi que les
textes précurseurs de la critique dite formelle regroupés sous le titre
« Théorie poétique et esthétique », que l’on gagnera à lire dans l’édi-
tion de ses œuvres, établie par Jean Hytier, pour la Bibliothèque de la
pléiade.
5.3 Insularité de la critique française
Ce n’est qu’avec la mise en question du fait littéraire et la réflexion
des écrivains sur le langage que la critique universitaire française a pris
conscience des contradictions où l’avaient enfermée les ambitions du
XIXe siècle. Le critique s’est alors trouvé brusquement jeté au carrefour
de disciplines nouvelles issues des sciences humaines, longtemps tenues
à l’écart de l’enseignement des lettres : linguistique, sociologie, psycha-
nalyse. Réciproquement, la littérature, qui met en jeu la totalité des
rapports entre le sujet, le monde et le langage, a suscité l’attention de
nouveaux chercheurs en sciences humaines.
Ce qui doit retenir l’attention aujourd’hui, c’est, à la fois, la dimen-
sion internationale et pluridisciplinaire du renouveau de la critique
entre les deux guerres mondiales ou après la Seconde Guerre, et, par
1. Voir Jérôme Roger, « Fécondité de l’esprit contradicteur : un certain Paul
Valéry », Revue Approches, no 163, septembre 2015, La Contradiction.
54
La critique à l’école de l’histoire au XIXe siècle 3
contraste, le véritable chauvinisme intellectuel qui a dominé la critique
académique en France jusque vers 19601. En atteste l’écart considérable
entre la date de première publication de la plupart des textes fondateurs
de la future « nouvelle critique » et celle de leur reconnaissance officielle
en France.
Il fallut enfin attendre 1971 pour lire en français (édité au Seuil sous
le titre La Théorie littéraire) l’ouvrage de René Wellek et Austin Warren,
Theory of Literature, paru en 1948, référence universitaire du New Cri-
ticism fondé dans les années 1930 en Angleterre, sous l’influence du
poète T.S. Eliot et du critique L.A. Richards. Ce véritable manuel béné-
ficiait d’ailleurs de l’apport des formalistes russes et des premiers struc-
turalistes, dont les principaux acteurs (notamment Roman Jakobson)
avaient émigré aux États-Unis dès les années 1930.
Les deux chapitres qui suivent (4 et 5) ne visent donc pas l’exhaus-
tivité, mais présentent les principales problématiques critiques issues
de ce renouvellement de la théorie littéraire, en situant chaque fois les
exemples dans leur contexte épistémologique.
1. Nous renvoyons à l’ouvrage d’A. Compagnon, Le Démon de la théorie, op. cit.
4 Le XX siècle : l’âge d’or
e
des critiques d’interprétation
Interpréter un texte, dans la tradition herméneutique, suppose, on
l’a vu, une conception du sens qui, en dernier ressort, renvoie à
une intention de l’« auteur ». Mais la notion d’« auteur », et par suite
le statut du « sens », ont été sensiblement bouleversés par l’introduc-
tion des méthodes propres aux sciences humaines dans les études
littéraires (rappelons qu’un décret de 1957 a marqué en France la
naissance des « Facultés des lettres et sciences humaines »). Ces der-
nières ont contribué à l’émergence de ce qu’il faudrait appeler, avec
Michel Foucault, un discours critique, en ce sens que, même si l’on
ne lit pas un chapitre de Jean-Pierre Richard comme on lit un cha-
pitre de Jean Starobinski, on y reconnaît un type d’énoncé qui fonde
son autorité critique sur la maîtrise de savoirs : or si la linguistique,
la psychanalyse, la sociologie ont bien statut de « sciences humaines »,
mieux vaut les considérer, comme le conseillait Jacques Lacan, comme
des sciences conjecturales, pour éviter de les réifier.
On voit poindre alors des difficultés – qui ne seront pas résolues
ici – inhérentes à toute tentative de typologie des critiques d’interpré-
tation. Est-il légitime par exemple de ranger la sociologie du champ
littéraire parmi les critiques d’interprétation ? Réciproquement, pour-
quoi ne pas lire Jean Starobinski comme un authentique essayiste dont
l’œuvre déploie une quête constante et multiforme de la vérité litté-
raire ? Nous répondrons que toute critique d’interprétation assigne ses
propres limites à l’objet qu’elle considère, et qu’aucune science humaine
ne peut prétendre à plus de scientificité qu’une autre. Rappelons enfin
que la linguistique, qui a joué longtemps le rôle de science humaine
pilote, n’est pas une science monolithique : de la phonologie (analyse
atomistique des langues) à la poétique (étude de la parole comme prin-
cipe de créativité), la linguistique a effectué une révolution coperni-
cienne dont l’essentiel tient en une proposition : on ne peut prendre la
littérature pour un objet linguistique comme les autres, puisqu’elle est
56
Le XXe siècle : l’âge d’or des critiques d’interprétation 4
précisément un mode de pensée ancré dans le langage d’un sujet. C’est
pourquoi la littérature résiste et contribue aux « sciences du langage »,
et constitue, de ce fait, l’élément majeur, reconnu ou non comme tel, de
toute théorie du langage. Pour cette raison, seront présentées dans un
chapitre distinct (chap. 5), les approches critiques qui, plus explicite-
ment que d’autres, sont redevables de la théorie du langage fondée par
Ferdinand de Saussure et ses successeurs.
1. L’« école de Genève » et la critique thématique
1.1 Une phénoménologie de l’imaginaire
On associe généralement l’origine de la critique dite thématique à
l’œuvre de deux Genevois, et en particulier à deux de leurs très nom-
breux ouvrages : De Baudelaire au surréalisme (Corréa, 1933) de Marcel
Raymond (1897-1984), et surtout L’Âme romantique et le Rêve (José
Corti, 1939) d’Albert Béguin (1901-1957). Nul projet de fonder un tel
courant ne présidait pourtant à ce chef-d’œuvre de la critique :
« C’est donc “notre” expérience – s’il est vrai que celle des poètes
que nous adoptons s’assimile à notre essence personnelle pour l’aider
dans sa confrontation avec l’angoisse profonde –, c’est notre expé-
rience que je pensais retrouver dans l’étude que j’entrepris. […] Ce
livre ne se propose donc pas de réduire à un système clairement
analysable les ambitions et les œuvres d’une “école” poétique. Pareil
propos me semble inintelligible. »
A. Béguin, L’Âme romantique et le Rêve, p. X.
Deux notions capitales marquent ici une double rupture avec la
tradition universitaire de l’époque : le refus du classement positiviste
de la littérature par « écoles » et l’aveu d’une interrogation personnelle
comme source et raison de la critique. Le mouvement qui porte Albert
Béguin vers la compréhension des poètes romantiques, à travers les
multiples aspects que recouvre, dans leurs œuvres, la vie onirique, pro-
cède ainsi d’un désir de connaissance spirituelle, qui, on le verra plus
loin, le distingue de la démarche psychanalytique. La valeur centrale de
cette connaissance repose sur ce que Béguin appelle, dans sa préface,
« l’image » : « le poète est celui qui, utilisant à d’autres fins ce qu’il a de
57
4 Le XXe siècle : l’âge d’or des critiques d’interprétation
commun avec le névrosé, arrive à couper le fil qui retient en lui l’image :
dès lors, elle est autre chose » (p. XVI). C’est dans l’investigation métho-
dique de cette découverte romantique, l’« âme » – du poète Jean-Paul à
André Breton –, qu’apparaît en filigrane la notion de thème, c’est-à-dire
l’univers sensible de l’écrivain dont l’imagination est le foyer. C’est à
l’appui de cette thèse, en effet, que Béguin cite le philosophe roman-
tique allemand Herder :
« La connaissance supérieure provient des mille sensations internes,
dont le faisceau convergent constitue l’imagination, véritable faculté
centrale ; elle produit non seulement les images, mais aussi les
sons, les mots, des signes et de sentiments pour lesquels souvent le
langage n’a pas de nom. »
A. Béguin, ibid., p. 58.
Ces mots de l’indicible, pour ainsi dire dictés sous la pression de
« mille sensations internes », constituent dans un texte un réseau com-
plexe de significations, révélateur d’un imaginaire, ou d’une « âme »,
dépassant la notion très générale de thème « qui désigne une catégorie
sémantique qui peut être présente tout au long du texte, ou même
dans l’ensemble de la littérature (le “thème de la mort”)1 ». Il ne s’agit
ici, on le voit, que d’une définition canonique, qui ne rend précisé-
ment pas compte de ce que Jean-Pierre Richard appellera l’essentielle
« profondeur » que produit tout langage poétique – le « Calme bloc
ici-bas chu d’un désastre obscur » de Mallarmé, auquel Jean-Pierre
Richard a d’ailleurs consacré sa première grande étude critique2.
C’est au nom de cette conception de la lecture littéraire comme
processus d’identification du critique à un imaginaire (ou à une
« conscience ») chaque fois unique, et révélant toujours une parcelle
de son infini, que des personnalités aussi diverses que Georges Poulet,
Jean Rousset, Jean Starobinski et Jean-Pierre Richard, ont souvent
reconnu leur dette envers leur précurseur genevois.
C’est, par conséquent, une même conception de l’œuvre comme
« avènement d’un ordre en rupture avec un ordre existant, affirmation
1. O. Ducrot, T. Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage,
Paris, Seuil, « Points », 1972, p. 283.
2. J.-P. Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, Paris, Seuil, 1962.
58
Le XXe siècle : l’âge d’or des critiques d’interprétation 4
d’un règne qui obéit à ses lois et à sa logique propre1 », qui désigne,
sous le nom d’école de Genève, l’un des courants majeurs de la critique
contemporaine, autant qu’un mouvement de pensée cohérent.
En d’autres termes, c’est la reconnaissance de l’œuvre comme « rela-
tion différentielle et polémique avec la littérature antérieure ou avec la
société environnante2 » qui permet de sceller une authentique rela-
tion critique par laquelle l’œuvre devient sujet autant qu’objet de la
conscience :
« Un travail s’accomplit en moi par le déroulement du langage de
l’œuvre […]. Mais, comme l’a si bien dit Georges Poulet, elle a besoin
d’une conscience pour s’accomplir, elle me requiert pour se manifes-
ter, elle se prédestine à une conscience réceptrice en qui se réaliser. »
J. Starobinski, « La Relation critique », op. cit., p. 16.
La notion de « conscience », plus encore que celle d’imaginaire,
sépare ainsi la critique thématique de la critique structurale à laquelle
elle aura pourtant recours : la notion de « structure », en toute rigueur,
présuppose un fonctionnement indépendant de toute perception du
monde, tandis que l’approche thématique cherche plutôt à circonscrire
dans l’œuvre cette expérience première que constitue la conscience au
monde d’un écrivain. Mais, d’un point de vue plus conceptuel, la struc-
ture peut désigner, comme c’est notamment le cas chez Jean Rousset
(cf. infra), la fonction déterminante d’un thème dans la forme d’une
œuvre.
1.2 Gaston Bachelard, phénoménologue de l’image poétique
Qu’elle s’attache à la conscience ou à l’imaginaire, la critique dite
thématique revendique sa filiation avec la phénoménologie herméneu-
tique du philosophe allemand Edmund Husserl (1859-1938), ou de
philosophes français comme Maurice Merleau-Ponty (1908-1961), qui
envisagent la perception comme une activité mettant en jeu les objets
extérieurs, non pas tels qu’ils « apparaissent », mais tels que les construit
la conscience.
1. J. Rousset, Forme et signification. Essai sur les structures littéraires de Corneille à
Claudel, Paris, J. Corti, 1961, p. 11.
2. J. Starobinski, « La Relation critique », L’Œil vivant II, Paris, Gallimard, 1967, p. 22.
59
4 Le XXe siècle : l’âge d’or des critiques d’interprétation
Conçue comme relation au monde, la conscience des phénomènes
– dite phénoménologique, pour la distinguer de la conscience réflexive
du cogito cartésien comme présence à soi – est un acte de conscience qui
est toujours conscience de quelque chose. Il n’y a donc plus lieu d’op-
poser la subjectivité à l’objectivité, puisque cette conscience (que Hus-
serl appelle intentionnalitê) se manifeste à partir de l’expérience de la
« sensation », définie comme point originel d’intersection du sujet et
du monde. C’est en ce sens qu’il faut lire la plupart des avant-propos
de Jean-Pierre Richard : « tous ces poètes ont été saisis au niveau d’un
contact originel avec les choses […]. Ainsi se formaient devant moi
autant d’univers imaginaires1 ».
Mais cette notion d’« univers imaginaire » se réfère en toute rigueur à
la pensée de Gaston Bachelard (1884-1962). Philosophe de la connais-
sance scientifique2, Bachelard s’est également interrogé sur les mythes
fondamentaux inspirés des grandes catégories élémentaires de l’univers
(comme l’eau, l’air, le feu, la terre, l’espace) qui structureraient notre
présence au monde sensible sous forme de schèmes fondamentaux – ou
images. Les travaux de Bachelard équivalent, pour la critique théma-
tique, à une transposition de la phénoménologie à l’étude de l’image
poétique, puisqu’ils s’appuient essentiellement sur le témoignage des
poètes de tous les temps :
« En nous obligeant à un retour systématique sur nous-même, à un
effort de clarté dans la prise de conscience à propos d’une image
donnée par un poète, la méthode phénoménologique nous amène à
tenter la communication avec la conscience créante du poète. »
G. Bachelard, Poétique de la rêverie, Paris, PUF, 1960, p. 1.
Cette double filiation explique que la critique thématique doive,
comme l’écrit Jean-Pierre Richard, situer « son effort de compréhen-
sion et de sympathie en une sorte de moment premier de la création
littéraire », dans la mesure où « ce moment est aussi celui où le monde
prend un sens par l’acte qui le décrit, par le langage qui en mime et en
résout matériellement les problèmes3 ».
1. J.-P. Richard, Onze études sur la poésie moderne, Paris, Seuil, 1964, p. 7.
2. G. Bachelard, La Philosophie du non, Paris, PUF, 1940 ; « Quadrige », 1994.
3. J.-P. Richard, Poésie et Profondeur, Paris, Seuil, 1955, p. 9.
60
Le XXe siècle : l’âge d’or des critiques d’interprétation 4
1.3 Jean-Pierre Richard et Jean Rousset :
la lecture « thématique »
Le langage étant supposé, en effet, mimer une « intention fondamen-
tale » qui lui préexiste, l’enquête thématique – voisine mais distincte en
cela de la critique psychanalytique qui, sous le texte, dévoile un sens
inconscient – s’attache à expliciter comment les thèmes d’une œuvre
suggèrent l’expérience d’une conscience unique :
« […] les thèmes majeurs d’une œuvre, ceux qui en forment l’in-
visible architecture, et qui doivent pouvoir nous livrer la clef de
son organisation, ce sont ceux qui s’y trouvent développés le plus
souvent, qui s’y rencontrent avec une fréquence visible exception-
nelle. La répétition, ici comme ailleurs, signale l’obsession. »
J.-P. Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, op. cit., p. 24-25.
Fonctionnellement, le thème, repérable par sa « fréquence visible »
et sa « répétition », peut s’apparenter à la notion de variation dans une
partition musicale, puisqu’il en détermine à la fois, pour celui qui se
propose de l’interpréter, la cohérence et l’originalité. Au plan de la
signification littéraire, l’analyse thématique ne saurait en rester là, mais
tente toujours, comme le montre J.-P. Richard, de coïncider avec cette
sensation primitive dont parlait déjà Proust à propos du « rappel de
rouge » et de « la couleur pourprée » dans Sylvie – la fille du feu – de
Gérard de Nerval.
L’analyse thématique prend donc le plus souvent appui sur des
extraits courts, qu’elle commente d’un point de vue phénoménologique,
pour les relier à de nouveaux extraits – le commentaire dessinant ainsi,
de fragments en fragments, un parcours au terme duquel apparaît ce
que le critique appelle un « paysage ». Voici par exemple comment, au
cours de sa lecture de Verlaine, J.-P. Richard découvre l’imaginaire de la
« fadeur » ou de la « neutralité », qu’il fait partager au lecteur :
« Les états de conscience les plus typiquement verlainiens semblent ainsi
suspendus dans un climat de neutralité indifférente. Nul n’en reven-
dique la propriété, et Verlaine moins que personne. […] Il les fait vivre
hors de lui, loin de lui, dans une objectivité trouble, sur le mode du cela :
C’est l’extase langoureuse,
C’est la fatigue amoureuse,
C’est tous les frissons des bois,
61
4 Le XXe siècle : l’âge d’or des critiques d’interprétation
C’est vers les ramures grises
Le chœur des petites voix… [« Ariettes oubliées »]
[…] Ou bien, et inversement, ce sont eux qui visitent la sensibilité,
s’y glissent clandestinement, comme des étrangers indésirables.
Et c’est alors le verbe impersonnel qui proclame l’irresponsabilité
du moi et son refus de vivre ses états sur le plan de l’intimité sentie :
Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville… [ibid.]
Tristesse aussi anonyme, aussi gratuite qu’une tombée de pluie… »
J.-P. Richard, Poésie et profondeur, op. cit., p. 176.
Si l’interprète, dans la fluidité de sa phrase, s’efface donc ici derrière
l’auteur, c’est pour mieux établir avec lui ce duo sans lequel il n’est pas
de véritable lecture. Les citations qui ponctuent le discours critique n’ont
donc pas pour fonction d’illustrer un propos qui serait extérieur à l’œuvre,
mais plutôt de révéler la découverte progressive d’un univers dont la
cohérence n’est pas donnée d’avance, ni jamais totalement reconnue.
On remarquera en outre, comme l’observe lui-même J.-P. Richard
dans l’avant-propos des Onze études sur la poésie moderne, que « le
domaine propre du langage n’y intervient que çà et là, à titre de confir-
mation trop particulière, ou de conclusion trop générale, et toujours
rapidement ». L’analyse thématique procède ainsi d’une intuition ini-
tiale indispensable, que vient confirmer ou infirmer une lecture tou-
jours consciente du paradoxe qu’il y a à vouloir rendre compte, pas à
pas, voire mot à mot, d’une signification poétique insécable. C’est préci-
sément cet écueil de la division, que tente de surmonter la notion même
de « réseau thématique », qui vise à retrouver, les plis de la parole poé-
tique une fois déployés, l’origine, la vacuité ou l’horizon de cette parole.
Au contact de la psychanalyse et de la linguistique, les travaux les
plus récents de J.-P. Richard attestent l’évolution de la démarche thé-
matique vers l’analyse plus minutieuse des traits de langage de l’écri-
vain. Ainsi, dans Microlectures, c’est en partant « de l’analyse des faits
textuels pour rejoindre les structures thématiques », comme le relève
Michel Collot1, que le critique tente de repérer, à l’instar du psycha-
nalyste, les répétitions comme les disséminations d’éléments de sens
qui révèlent la forme structurante, au niveau du texte, d’un désir ou
1. M. Collot, Territoires de l’imaginaire. Pour Jean-Pierre Richard, textes réunis par
Jean-Claude Mathieu, Paris, Seuil, 1986, p. 229.
62
Le XXe siècle : l’âge d’or des critiques d’interprétation 4
d’une obsession. Mettant à l’épreuve des auteurs les plus contempo-
rains (L’État des choses [Gallimard, 1990], Terrain de lecture [Gallimard,
1996]) sa pratique de la critique (« la critique : cette écriture au service
des écritures »), J.-R Richard poursuit dans la discrétion une œuvre rare
qui témoigne de la critique comme expérience charnelle du langage.
À la méthode du « parcours », propre à J.-R Richard, répond en
quelque sorte la lecture plus globale pratiquée par Jean Rousset, qui n’an-
nule pas l’analyse successive des motifs, mais suspend celle-ci à la décou-
verte préalable de la forme unifiante de l’œuvre. Par exemple, l’attention,
dans Madame Bovary, aux « doublets, petites cellules qui se font pendant
et écho de loin en loin [et] superposent deux épisodes qui se réfléchissent
mutuellement », montre de façon exemplaire la prédilection de Flaubert
« pour une litanie accablée […] où le retour au point antérieurement par-
couru ramène, un degré plus bas, en position dégradée et parodique1 ».
C’est pourquoi, dès le titre de l’ouvrage le plus connu de Jean
Rousset, Forme et signification2, la conjonction « et » peut se lire comme
un lien causal, dans la mesure où la forme y a naturellement « un rôle
de choix dans l’univers mythique, dans l’expérience imaginaire de
l’auteur » (p. 64). Cette conception de la forme, ou de la structure, ne
recoupe pas exactement, on le verra, celle des théoriciens formalistes,
dans la mesure où, pour la critique thématique, les réalités formelles de
l’œuvre – à la différence des structures inconscientes de la langue ou des
mythes – renvoient toujours à la conscience singulière qui les conçoit.
On notera que Jean Rousset hésite toutefois à fixer l’œuvre dans telle
forme (« Polyeucte ou la boucle et la vrille », « Marivaux ou la structure
du double registre », titres de chapitres de Forme et signification), comme
si cette notion recelait en quelque sorte sa propre limitation :
« Chaque fois qu’elle [la critique] touche à un foyer ou à un nœud
central, qu’elle tient une piste ou un relief significatif, elle pressent
d’autres centres et d’autres pistes et se trouve finalement renvoyée à
un sentiment interrogatif, à la perception d’un au-delà des formes
saisies, qui est encore l’œuvre. »
J. Rousset, Forme et signification, op. cit., p. 70.
1. J. Rousset, « Les réalités formelles de l’œuvre », dans Les Chemins actuels de la
critique, UGE, « 10/18 », 1968, p. 64.
2. J. Rousset, Forme et signification. Essais sur les structures littéraires de Corneille à
Claudel, Paris, J. Corti, 1961.
63
4 Le XXe siècle : l’âge d’or des critiques d’interprétation
Cet « au-delà » des structures révélerait en fin de compte, non pas
l’insuffisance des réalités formelles mais plutôt la vocation créatrice
de l’école de Genève, moins soucieuse de construire des concepts que
d’incarner ce que Jean Starobinski appelle « un idéal critique, composé
de rigueur méthodologique (liée aux techniques et à leurs procédés
vérifiables) et de disponibilité réflexive (libre de toute astreinte systé-
matique)1 ». Cet idéal critique repose non seulement sur ce que sait,
mais aussi et peut-être surtout sur ce que cherche le lecteur, et qu’il ne
connaît donc pas encore.
1.4 Jean Starobinski ou la relation critique
À la différence de son aîné Georges Poulet, qui expose en 1971 sa
théorie de l’activité critique dans La Conscience critique, Jean Starobinski,
médecin et historien des sciences par sa formation (il est l’auteur d’une
thèse qui a fait date sur l’Histoire du traitement de la mélancolie) a éla-
boré un mode de « lecture qui s’efforce de déceler l’ordre ou le désordre
interne des textes qu’elle interroge, les symboles et les idées selon les-
quels la pensée de l’écrivain s’organise » (introduction de Jean-Jacques
Rousseau, la transparence et l’obstacle, Gallimard, 1958). Beaucoup plus
qu’une analyse de type thématique, l’explication de texte devient, « une
fois accomplie, le moyen à travers lequel notre intérêt lui-même s’inter-
prète et se comprend2 ». Cette méthode signifie qu’il n’est pas d’interpré-
tation de l’œuvre qui ne mette à l’épreuve (et ne confirme) les propres
choix méthodologiques de l’interprète et ne l’oblige à un incessant
retour sur lui-même, mouvement typique du « cercle herméneutique » :
« Contrairement à l’explication de l’objet strictement scientifique,
soumise au verdict de la vérification expérimentale, l’interprétation
de l’objet significatif (de l’objet “sensé” qui s’offre à nous dans toute
étude de caractère “humaniste”) n’aura d’autre critère que sa cohé-
rence, sa non-contradiction, la mention de tous les faits pertinents, la
rigueur de sa formalisation, si formalisation il y a. »
J. Starobinski, « La Relation critique », op. cit., p. 168.
1. J. Starobinski, « La Relation critique », op. cit., p. 31.
2. J. Starobinski, « Le progrès de l’interprète », dans « La Relation critique », op.
cit., p. 82.
64
Le XXe siècle : l’âge d’or des critiques d’interprétation 4
Cette mise au point contribue à faire de la critique, non plus une affaire
de technique d’analyse de texte, mais une expérience singulière qui vise la
reconnaissance et la restitution de l’univers d’autrui. Ce n’est d’ailleurs pas
un hasard si les études de critique littéraire de Starobinski ont privilégié
les œuvres de Rousseau et de Montaigne qui, chacune à leur manière, se
déploient à la fois sur le plan de l’expérience et de l’expression du « moi ».
Par là, il s’agit de définir ce que serait un « style de l’autobiographie », la
notion de style – ici empruntée aux Études de style de Leo Spitzer que Sta-
robinski a fait éditer en France en 1970 – recouvrant alors l’ensemble de
tous les faits pertinents considérés comme symptomatiques d’une indivi-
dualité : « Dans ce cas, la notion même de style obéit secrètement à un sys-
tème de métaphores organiques, selon lesquelles l’expression procède de
l’expérience, sans discontinuité aucune1. » La démarche de J. Starobinski se
distingue donc de celle de Georges Poulet pour qui la critique se veut avant
tout identification à la conscience des auteurs étudiés ; dans ce cas, en effet,
la lecture traverse la matérialité linguistique des textes « comme un milieu
optiquement neutre » pour « aller droit à l’expérience spirituelle2 ». Le dis-
cours littéraire s’apparente alors à l’expression pure d’une conscience.
Puissamment influencée par l’esthétique romantique de ses débuts,
la critique thématique a mis l’accent sur la définition de l’œuvre comme
originalité, avatar du « moi profond » dont parle Proust, et sceau de
l’authentique création. Les notions cardinales d’« Imaginaire » et de
« Conscience », sur lesquelles elle se fonde, sont donc indissociables
d’une conception idéaliste du sujet, en ce sens que l’œuvre, comme
l’écrit G. Poulet, donnerait accès aux structures inaltérables du « Cogito
original » de l’écrivain3. Mais, au-delà de l’univers singulier de l’au-
teur, ce sont toujours sinon des essences, du moins des catégories
de la perception, comme le temps et l’espace, que retrouve G. Poulet
dans toute œuvre, comme le soulignent les titres de ses plus célèbres
recueils critiques, les quatre volumes d’Études sur le temps humain (Plon,
1950-1968) ou Les Métamorphoses du cercle.
Dès lors, la tâche du critique consiste moins à discerner ce qui fait
l’œuvre qu’à « s’identifier » à elle, c’est-à-dire à s’en faire l’identique
selon une relation du même au même – « Recommencer au fond de soi
1. J. Starobinski, ibid., p. 87.
2. J. Starobinski, préface aux Métamorphoses du cercle, de Georges Poulet, Plon
1961 ; rééd. Flammarion, « Champs », 1979, p. 8.
3. G. Poulet, La Conscience critique, Paris, J. Corti, 1971, p. 307.
65
4 Le XXe siècle : l’âge d’or des critiques d’interprétation
le Cogito d’un écrivain, ou d’un philosophe, c’est retrouver sa façon de
sentir et de penser, voir comment elle naît et se forme1 » – en mettant
sur le même plan l’acte littéraire et le logos du philosophe.
La même remarque vaudrait pour l’étude des formes thématiques
chez J.-P. Richard en ce sens que, préférant à l’examen du « domaine
propre du langage » la saisie immédiate du « volume du sens2 », il
laisse entendre, comme l’écrivait déjà Charles Mauron à propos du
Mallarmé de J.-R Richard, que « l’artiste […] est remplacé par un philo-
sophe qui parle en images3 ».
2. Littérature et psychanalyse
2.1 Littérature et sciences de l’homme
La rupture que provoqua au cours des années 1960 l’introduction
des sciences humaines dans la lecture des œuvres littéraires consom-
mait en réalité un divorce plus ancien entre la tradition de G. Lanson,
qu’incarnait la Sorbonne, et le renouvellement général de la critique
qui s’était amorcé dans le monde anglo-saxon dès les années 1930. En
France, la littérature, d’objet d’étude relevant de méthodes historiques
et philologiques jusqu’alors incontestées, devenait soudain un phéno-
mène anthropologique multiple : outre la linguistique saussurienne
(cf. chap. 5), la découverte de l’inconscient puis la sociologie d’inspi-
ration marxiste, qui avaient déjà mis à l’épreuve l’unité du mouvement
surréaliste quarante ans plus tôt, proposaient cette fois des approches
du texte littéraire incompatibles avec l’hégémonie de l’histoire littéraire.
Serge Doubrovsky, dans un ouvrage qui a fait date, reprenait ainsi les
termes du diagnostic de Roland Barthes : « Quelque chose de vital avait
sans doute été touché… » Quoi ? La réponse de Barthes nous éclaire :
« Le nouveau critique a enfreint certains tabous, en touchant à l’ordre
des langages4. »
1. Ibid.
2. J.-P. Richard, Onze études sur la poésie moderne, op. cit., p. 11.
3. Ch. Mauron, Des métaphores obsédantes au mythe personnel, Paris, J. Corti,
1963, p. 46.
4. S. Doubrovsky, Pourquoi la nouvelle critique : critique et objectivité, Paris,
Mercure de France, 1964 (p. IX).
66
Le XXe siècle : l’âge d’or des critiques d’interprétation 4
Au-delà des passions et des vocations qu’il suscita, le conflit entre
« nouvelle critique » et histoire littéraire a, de façon irréversible,
démontré l’impossibilité, en tout cas dans le champ de la critique uni-
versitaire, d’ignorer les questions posées par Marx et Freud :
« Tous deux, résolus à faire œuvre de savants, s’appliquent à décou-
vrir dans l’homme, dans la société, un fond latent, quelque chose
de dissimulé, de déguisé, mais d’essentiel [dont] le dévoilement
nous révèle, en deçà des superstructures illusoires, quelque chose de
simple, d’universel, et d’apparemment ignoble : le besoin – dans son
sens économique ou dans son sens “instinctuel”. »
J. Starobinski, « La Relation critique », op. cit., p. 262.
Bien que ne se situant pas sur le même plan, la découverte de l’in-
conscient comme l’hypothèse marxiste ont permis d’appréhender
l’œuvre d’art, et notamment la littérature, comme une pratique humaine
paradoxale, à la fois productrice de formes signifiantes, et portée par
le mouvement continu des conflits qui font et défont les sociétés – les
pulsions individuelles étant elles-mêmes agencées dans et par l’Histoire.
Récusant ainsi la conception romantique de l’individu créateur (ou
de l’unicité de la conscience), la psychanalyse et la sociologie propo-
saient de réinscrire les œuvres littéraires soit dans le champ de l’in-
conscient social qu’est l’idéologie, soit dans le champ des productions
de l’inconscient individuel, à l’instar du travail du rêve notamment.
Du fait de leur caractère empirique, les quelques textes de Freud
consacrés aux œuvres littéraires ont contribué à ouvrir des voies
jusque-là inexplorées par la critique littéraire. Ce rapport ambigu
entre la théorie freudienne et la littérature est à l’origine de deux
grands types d’approche psychanalytique de l’œuvre littéraire. L’une,
la plus ancienne, est la méthode d’investigation psychocritique éla-
borée dès les années 1940 par Charles Mauron pour rechercher dans
l’œuvre, sinon la clé, du moins la configuration originelle de la psyché
de l’auteur réel.
L’autre, la textanalyse, terme forgé par Jean Bellemin-Noël1, solli-
cite à la fois vigilance et abandon de la part du lecteur, non pour y
traquer le secret d’un inconscient individuel, mais pour se prêter à
« l’inconscient du texte », puisque « c’est à lui qu’il revient d’obliger la
1. J. Bellemin-Noël, Le Texte et l’Avant-Texte, Paris, Larousse, 1972.
67
4 Le XXe siècle : l’âge d’or des critiques d’interprétation
lecture à ne jamais se contenter d’un sens, d’un sujet (qui parle et dont
on parle). Sans trêve il répète qu’il n’y a rien ni personne dans le texte
qui soit autorisé à dire “moi”1 ». En ce sens « l’inconscient du texte »
parle de l’inconscient du lecteur.
Sensiblement différentes dans la visée comme dans la méthode, ces
deux approches du texte littéraire supposent la connaissance précise
d’un certain nombre de textes de référence.
2.2 Les textes fondateurs de la critique freudienne
Il convient de rappeler brièvement les principes de l’investigation
psychanalytique de la littérature. Dans un premier temps, celle-ci joue
le rôle d’un véritable laboratoire de concepts nucléaires – Œdipe, Nar-
cisse, mais aussi Sade et Sacher-Masoch – qui nomment les contenus
latents que décèle Freud dans sa propre autoanalyse comme dans
l’écoute de ses patients. Le modèle même de l’interprétation de l’in-
conscient que Freud découvre donc dans les œuvres de fiction,
procède d’une démarche consistant à expliciter l’incohérence ou la
monstruosité du sens manifeste par la prégnance d’un sens caché.
L’analyste interprète tel personnage ou tel univers onirique à partir
d’un événement originaire enfoui dans l’enfance de l’auteur (on lira
en particulier « Un souvenir d’enfance » dans Fiction et vérité de Gœthe,
19172). Ou bien encore, c’est un motif récurrent (comme « Le thème
des trois coffrets » dans le théâtre de Shakespeare, ibid.) qui apparaît
comme l’une des « grandes figures sur lesquelles pivote la théorie du
désir : Eros et Thanatos3 ».
Si l’expression de « psychanalyse appliquée » illustre bien le statut
privilégié de la littérature aux yeux des premiers traducteurs de Freud,
elle dit aussi que l’œuvre littéraire n’est pas lue pour elle-même, mais
comme voie d’accès à la connaissance des grandes pulsions ou des
grands fantasmes humains.
Dans un second temps (c’est la célèbre monographie intitulée Délires
et rêves dans la Gradiva de Jensen publié en 1907), Freud infléchit la
1. Ibid., p. 130.
2. Dans Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, 1933 ; « Folio », 1988.
3. J. Bellemin-Noël, Psychanalyse et littérature, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1993
(4e édition), p. 71.
68
Le XXe siècle : l’âge d’or des critiques d’interprétation 4
perspective et lit cette fois la nouvelle fantastique d’un écrivain contem-
porain, comme un « document » anticipant et vérifiant ses propres
hypothèses cliniques. Il ne s’agit plus alors d’associer la fiction à tel
complexe universel, mais de commenter un texte littéraire, comme s’il
dévoilait, allusivement, son propre fonctionnement, à la manière de
l’inconscient dans l’élaboration du rêve, donc comme lieu d’un savoir
spécifique. Le commentaire de la Gradiva est l’amorce d’un type de lec-
ture résolument nouveau :
« Poètes et romanciers nous sont de précieux alliés et leur témoi-
gnage doit être placé très haut, car ils connaissent entre ciel et terre,
bien des choses que notre sagesse scolaire ne saurait encore rêver. Ils
sont, dans la connaissance des âmes, nos maîtres à nous, hommes
vulgaires, car ils s’abreuvent à des sources que nous n’avons pas
encore rendues accessibles à la science. »
S. Freud, Délires et rêves dans la Gradiva de Jensen, Paris,
Gallimard, nouv. trad. « Folio », 1996, p. 127.
Mais si le savoir du romancier rivalise avec celui de l’homme de
science (en ce sens, il s’agit bien, comme l’écrit Jean Bellemin-Noël,
d’un « texte de référence, moins pour la doctrine que pour observer
une pratique d’une rare efficacité1 »), la création littéraire, dans un texte
célèbre de 1908, se trouve du même coup étroitement appariée au fan-
tasme :
« Le créateur littéraire atténue le caractère du rêve diurne égoïste par
des modifications et des voiles, et il nous enjôle par un gain de plaisir
purement formel, c’est-à-dire esthétique, qu’il nous offre à travers
la présentation de ses fantaisies. Un tel gain de plaisir, qui nous est
offert pour rendre possible par son biais la libération d’un plaisir
plus grand par des sources psychiques plus profondes, c’est ce qu’on
appelle une prime de séduction ou plaisir préliminaire. »
S. Freud, « Le créateur littéraire et la fantaisie », L’Inquiétante Étrangeté
et autres essais, Paris, Gallimard, nouv. trad. « Folio », 1996, p. 46.
Souvent commentées, ces lignes expriment l’idée fondamentale
selon laquelle la forme littéraire provoque une séduction qui, si elle
n’explique pas le phénomène de la création proprement dit, fait de la
1. Ibid., p. 102.
69
4 Le XXe siècle : l’âge d’or des critiques d’interprétation
connivence unique qui s’établit entre un lecteur et un texte, la dimen-
sion irréductible, et probablement inconsciente, de ce phénomène.
2.3 Charles Mauron et la méthode psychocritique
Il revient à Charles Mauron d’avoir redécouvert les travaux précur-
seurs de Marie Bonaparte sur Edgar Poe (Edgar Poe, Denoël et Steele,
1933) pour introduire en France le point de vue de la psychanalyse en
critique littéraire (Mallarmé l’obscur, Denoël, 1941) et d’en exposer les
buts dans un ouvrage de référence, Des métaphores obsédantes au mythe
personnel : introduction à la psychocritique (J. Corti, 1963).
En substituant à la méthode dite des libres « associations », requise
dans la cure (mais « inapplicable en critique où l’on ne saurait dire
à Mallarmé : “Associez”1 »), celle de la superposition des textes d’un
même auteur, Charles Mauron se propose de « chercher le rêve pro-
fond, sous l’élaboration qui le cachait au regard le plus lucide », en
prenant soin, tout d’abord, de comparer, pour les distinguer vigou-
reusement, la psychocritique de l’étude thématique. En effet, si les
thèmes que révèlent les réseaux de répétitions ou de motifs mis en
évidence par G. Poulet ou J.-P. Richard « appartiennent à la pensée
consciente, en tant que catégories (temps, cercle, profondeur, trans-
parence) », concède Charles Mauron, « à quel niveau se forment-ils ?
Appartiennent-ils à l’auteur ou au critique ? […] La psychocritique
voudrait éviter ces confusions2 ». Pour les éviter, on doit émettre
l’hypothèse que les réseaux d’associations que révèle la confron-
tation des textes débordent les catégories conscientes du style ou
de la syntaxe, en ce qu’ils « témoignent d’une pensée encore plus
primitive, prélogique, reliant les images selon leur charge émotion-
nelle. Cette pensée primitive a toutes les chances d’être largement
inconsciente3 ».
Dans un premier temps (IIe et IIIe parties), l’ouvrage passe ainsi
successivement de la recherche des associations obsédantes à l’étude
rigoureuse de « réseaux associatifs », entrelacs d’images latentes qui
1. Ch. Mauron, Des métaphores obsédantes au mythe personnel : introduction à la
psychocritique, Paris, J. Corti, 1983, p. 23.
2. Ibid., p. 29-30.
3. Ibid., p. 30.
70
Le XXe siècle : l’âge d’or des critiques d’interprétation 4
permettent de « saisir des situations dramatiques constantes », qui
relèvent de l’activité fantasmatique de l’auteur. Mais les fantasmes
auxquels a affaire la psychocritique ont ceci de particulier qu’ils ne ren-
voient pas au modèle œdipien anonyme, mais qu’ils « parlent » de façon
toute personnelle, et chez un même écrivain, à travers des personnages,
des scènes, des vers ou des strophes, qui, superposés, trahissent une
même hantise non formulée, que la psychocritique propose d’appeler
(IVe partie) un « mythe personnel ». Voici comment s’impose, selon
Mauron, l’idée d’un tel « mythe » :
« Mallarmé […] ne sait pas que les vitres et les miroirs sont pour sa
personnalité profonde, des dalles de tombeau ; quand il écrit Victo-
rieusement fui, il ne relie pas ce sonnet, selon une filiation consciente, à
Plainte d’automne ou au Château de l’Espérance. Baudelaire ignore que
le Mauvais Vitrier est encore l’Albatros ou le “monstre” de son rêve.
[…] L’idée de mythe personnel, qui veut exprimer la constance et la
cohérence structurée d’un certain groupe de processus inconscients
n’a de sens que par rapport à la durée de ces processus eux-mêmes. »
C. Mauron, Des métaphores obsédantes
au mythe personnel, op. cit., p. 211.
Le mythe personnel intègre donc la durée dont est faite une
œuvre (ainsi que la connaissance aussi précise que possible de la
vie de l’écrivain) et n’exclut pas les méthodes de l’histoire littéraire
pour montrer comment une œuvre d’art s’édifie sur des processus
inconscients qui font par exemple surgir « chez Mallarmé l’image de
la danseuse, dans Baudelaire celle de l’être rendu vulnérable par le
poids de sa Chimère, chez Nerval celle d’un duel à mort avec le
double pour la possession de la mère, chez Valéry enfin, l’image de
la dormeuse angoissante1 ».
Le concept de « mythe personnel » a suscité plusieurs réserves : tri-
butaire d’un parti pris d’objectivité – « pareille découverte est objec-
tive et ne saurait être confondue avec un commentaire2 » –, il risque
de rétablir une causalité entre l’individu et l’œuvre, alors même que
la fécondité de la méthode dite des superpositions implique des
choix subjectifs de lecture.
1. Ibid., p. 194.
2. Ibid., p. 335.
71
4 Le XXe siècle : l’âge d’or des critiques d’interprétation
Envisageant, en revanche, la notion de mythe personnel à partir
d’un texte moins connu de Freud1, Marthe Robert (1914-1995)
montre comment le roman, depuis Don Quichotte, devient ce « genre
indéfini » dont il faut reconstituer l’histoire à partir du roman originel
que tout individu « se forge consciemment dans son enfance, mais
qu’il oublie, ou plutôt “refoule”, sitôt que les exigences de son évolu-
tion ne lui permettent plus d’y adhérer2 ». En comparant les œuvres
romanesques de Cervantès, Defoe, Flaubert et Kafka, M. Robert émet
l’hypothèse de deux grandes tendances inconscientes et opposées du
roman familial – celle de « l’Enfant Trouvé » et celle du « Bâtard » – qui
sous-tendent la quête du héros dans le roman moderne, comme elles
sont parmi les plus puissants ressorts du pouvoir de fascination des
contes traditionnels3.
2.4 Texte, lecture et psychanalyse
En privilégiant l’énigme du texte comme puissance de séduction – et
moyennant la mise entre parenthèses de l’auteur – la lecture psycha-
nalytique, depuis une vingtaine d’années, a presque changé de projet.
Tirant argument de ces effets d’identification « dont la littérature four-
mille d’exemples, depuis Don Quichotte de Cervantès jusqu’aux Mots de
Jean-Paul Sartre, en passant par Mme Bovary4 », le critique formé à la
psychanalyse conduit le lecteur à reconnaître dans un texte une part de
son propre inconscient. Tel un objet d’amour, le texte renverrait alors à
ce lieu toujours opaque d’investissement du désir, dans sa triple dimen-
sion subjective, culturelle mais aussi idéologique. Si donc l’on pose que
le texte littéraire « rêve », cela ne peut être que de façon médiatisée : c’est
le sens de la notion d’« inconscient du texte » que Jean Bellemin-Noël
met au cœur de l’écriture : « C’est le travail de l’écriture dans un texte
qui me paraît fascinant, et donc la manière qu’y a l’inconscient d’in-
former une forme signifiante. L’aventure volée, violée, violente d’une
1. « Le roman familial des névrosés » inséré en 1909 dans le livre d’Otto Rank,
Le Mythe de la naissance du héros.
2. M. Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, Grasset, 1972, p. 43.
3. On lira en particulier la préface de Marthe Robert aux Contes de Grimm, Paris,
Gallimard, « Folio », 1976.
4. J. Bellemin-Noël, Psychanalyse et littérature, op. cit., p. 45.
72
Le XXe siècle : l’âge d’or des critiques d’interprétation 4
parole contagieuse1. » Pour comprendre les effets de cette fascination, la
textanalyse peut s’avérer précieuse, à la condition de ne pas faire de la
notion d’inconscient une réalité autonome, en quoi J. Bellemin-Noël, se
sépare très nettement de Charles Mauron :
« Mon premier souci n’est pas de “diagnostiquer”, de repérer la
présence (gratifiante ou dérangeante) d’une formation inconsciente,
– c’est-à-dire d’un fantasme, originaire (appartenant à tous les
humains) ou singulier (fruit d’une histoire unique) […]. L’essen-
tiel est de saisir comment cela “se fait texte” ; comment cela s’est fait
d’abord objet d’art, comment cela devient ensuite foyer permanent
d’émotions affectives autant qu’esthétiques. »
J. Bellemin-Noël, « Textanalyse et psychanalyse »,
Essais de textanalyse, PU de Lille, 1988, p. 50.
Il ne s’agira donc pas de réduire la séduction exercée par le poème
à l’expression d’un fantasme, mais d’en rendre pensables les effets, en
décryptant, à travers l’organisation inconsciente du texte, l’activité fan-
tasmatique du lecteur lui-même, comme le montre par exemple l’ana-
lyse d’un poème de Verlaine – « Le piano que baise une main frêle », de
Romances sans paroles2. L’inconscient d’un texte ne se confond donc pas
avec celui de l’écrivain et mobilise par le travail de l’écriture celui d’un
lecteur qui s’y reconnaît.
On peut généraliser cette remarque à l’étude plus globale que Jean-
Michel Delacomptée fait du roman de Mme de La Fayette3. Sa lecture
« psychopolitique » du texte, fondée sur l’énigme du renoncement final
– « Le refus pose énigme […] comme si le lecteur, éprouvant le sentiment
d’une connaissance intime, retrouvait un texte imprimé en lui » (p. 11) –,
intègre en effet la dimension de l’impensé social d’une époque (systèmes
de parenté, valeurs aristocratiques et religieuses) à la dimension affective
de l’écriture.
Lire l’œuvre, et surtout le chef-d’œuvre, selon cette perspective
anthropologique, c’est, en fin de compte, lui reconnaître une portée
critique insoupçonnée dans la mesure où, par-delà le contexte qui
l’a vu naître et la détermine en partie, l’œuvre forte peut être définie
comme celle qui délivre au lecteur un savoir autant qu’elle l’en délivre.
1. J. Bellemin-Noël, Vers l’inconscient du texte, Paris, PUF, « Quadrige », 1997, p. 200.
2. Ibid., p. 85 et suiv.
3. M. Delacomptée, La Princesse de Clèves : la mère et le courtisan, Paris, PUF, 1990.
73
4 Le XXe siècle : l’âge d’or des critiques d’interprétation
La textanalyse montre que le texte littéraire inclut l’inconscient d’un
sujet à celui d’une société.
De façon plus générale, le champ de la psychanalyse littéraire n’est pas
monolithique. Des textes critiques émanent aussi bien de praticiens de
la psychanalyse – c’est le cas d’Octave Mannoni sur le théâtre (Clefs pour
l’imaginaire ou l’autre scène, Seuil, 1969), des recherches de Didier Anzieu
sur le travail créateur (Le Corps de l’œuvre, Gallimard, 1981). Réciproque-
ment, la critique universitaire commence à dévoiler ce que doivent cer-
tains concepts de la psychanalyse aux écrivains, comme en témoigne les
livres de Pierre Bayard, notamment Maupassant, juste avant Freud (Minuit,
1994), incitant les psychanalystes eux-mêmes (cf. Lacan, sous la direction
de Gérard Miller, Bordas, 1996) à reconnaître leur dette : c’est le cas de
la notion cardinale d’Unheimliche – ou d’« Inquiétante étrangeté » – que
Maupassant, met en scène dans Le Horla en 1887, et que formule Freud
en 1919 dans L’Inquiétante Étrangeté et autres essais1. Il demeure que la
critique littéraire est redevable à Freud d’avoir non seulement mis en
lumière la relation amorale – voire asociale – qui lie le lecteur à l’œuvre lit-
téraire, mais aussi d’avoir placé cette relation au cœur même de la lecture,
à savoir que « le créateur littéraire nous met en mesure de jouir désormais
de nos propres fantasmes, sans reproche et sans honte2 ».
3. Littérature et société
3.1 Définitions
A contrario, la sociocritique considère l’œuvre, comme le lecteur,
comme des sujets collectifs. Toutefois, l’analyse des relations entre la
société et les œuvres littéraires a connu au cours du XXe siècle deux
développements distincts, selon que la critique a porté son attention
tantôt sur la lecture intrinsèque de l’œuvre comme production sociale,
tantôt sur sa réception, c’est-à-dire sur les rapports entre l’œuvre et le
lecteur comme destinataire collectif de la littérature.
1. S. Freud, op. cit., « Folio », 1996, p. 209-264.
2. S. Freud, « Le créateur littéraire et la fantaisie », ibid., p. 46. Voir également
E. G. Mango et J.-B. Pontalis, Freud avec les écrivains, Paris, Gallimard, « Tracés »,
2012, et plus généralement l’œuvre de J.-B. Pontalis.
74
Le XXe siècle : l’âge d’or des critiques d’interprétation 4
Les présupposés théoriques de ces deux perspectives ne se recoupent
pas : la première, héritière de la pensée d’Auguste Comte et de Karl
Marx, et plus connue sous le nom récent de sociocritique (mot
construit, semble-t-il, sur le même modèle que celui de psychocritique),
est attentive à la façon dont sont « représentés », analysés, ou révélés
dans l’œuvre romanesque les conflits d’une société. Voici par exemple
comment le philosophe hongrois Georg Lukâcs (1885-1971), fondateur
de la critique littéraire d’inspiration marxiste, aborde le problème du
réalisme balzacien :
« Les forces sociales n’apparaissent jamais chez Balzac comme
des monstres romantiques ou fantastiques, comme des symboles
surhumains tels que Zola les représentera. Au contraire, Balzac
décompose toute institution sociale en un réseau de luttes person-
nelles d’intérêts, d’oppositions concrètes entre des personnes, d’in-
trigues. »
G. Lukâcs, Balzac et le réalisme français (1936),
Paris, Maspero, 1979, p. 41.
Pour Lukâcs, la tâche du critique consiste donc à interpréter les
œuvres en montrant que les formes littéraires ne relèvent pas des
« dispositions intérieures de l’écrivain » mais tiennent aux « données
historico-philosophiques qui s’imposent à sa création1 ». Publié en
français plus de quarante ans après sa parution à Berlin en 1920, cet
ouvrage contient l’essentiel de la première sociocritique d’inspiration
marxiste.
La seconde perspective, fondée sur une phénoménologie de la lecture,
rejoint la sociologie et l’histoire littéraires en postulant que le sens d’une
œuvre ne s’actualise qu’en fonction des « attentes » d’un public – attentes
déterminées par les modèles esthétiques d’une époque. Cette hypothèse,
connue sous le nom d’esthétique de la réception, soutenue par l’école de
Constance, et diffusée en France à la fin des années 1970, s’appuie essen-
tiellement sur les ouvrages de deux critiques allemands : L’Acte de lecture :
théorie de l’effet esthétique, de Wolfgang Iser et Pour une esthétique de la
réception, ainsi que Pour une herméneutique littéraire, de Hans Robert Jauss.
En prélude à la lecture de la réception du Spleen II de Baudelaire,
Hans Robert Jauss présente ainsi son programme et sa méthode :
1. G. Lukâcs, La Théorie du roman, Paris, Denoël-Gonthier, 1963, p. 49.
75
4 Le XXe siècle : l’âge d’or des critiques d’interprétation
« Quelles attentes des lecteurs contemporains Spleen II a-t-il comblées
ou mises en question ? Quelle était la tradition littéraire, la situation
historique et sociale auxquelles se réfère le texte ? Comment l’au-
teur lui-même a-t-il compris son poème ? Quelles significations la
première réception lui a-t-elle donnée ? […] Face à de telles ques-
tions, la compréhension historique […] doit mettre en évidence
comment le sens du poème s’est déployé historiquement par une
interaction constante entre l’effet et la réception. »
H.R. Jauss, Pour une herméneutique littéraire,
Gallimard, 1988, p. 394.
Il n’y a pas lieu d’analyser ici chacune de ces démarches, mais l’on
verra en revanche comment elles s’articulent avec la critique littéraire.
La ligne de partage entre ces deux problématiques se dessine tout
d’abord assez clairement : la sociologie de la littérature se veut dialec-
tique – ce que désigne par raccourci le terme sociocritique – et interroge
les œuvres du point de vue de leur idéologie, c’est-à-dire du « rapport
imaginaire des individus à leurs conditions réelles d’existence1 ».
L’école de Constance, en revanche, ne prend pas en compte cette
dimension, selon elle extérieure au texte, mais entreprend d’élaborer
un modèle esthétique de la lecture littéraire en montrant que le sens
d’une œuvre s’élabore à travers une histoire des modèles de lecture (et
parmi eux les genres littéraires). Cette perspective renoue ainsi avec le
projet non réalisé de Gustave Lanson de fonder une sociologie de la
réception, considérant que « l’histoire de chaque chef-d’œuvre contient
en raccourci une histoire du goût et de la sensibilité de la nation qui l’a
produit et des nations qui l’ont adopté2 ».
3.2 La sociocritique
Comme l’observe Pierre V. Zima dans un article du Dictionnaire
des littératures de langue française, ce terme « désigne de nombreuses
approches théoriques disparates qu’il est impossible de subsumer sous
une définition à la fois univoque et nuancée3 ». S’il est vrai que ces
1. L. Althusser, Positions, Paris, Éd. Sociales, 1976, p. 101.
2. Gustave Lanson, Études françaises, 1/1, 1925, p. 42.
3. Beaumarchais, Couty et Rey, Dictionnaire des littératures de langue française,
Paris, Bordas, 1987, p. 2344.
76
Le XXe siècle : l’âge d’or des critiques d’interprétation 4
approches ne se sont imposées en France qu’à partir des années 1960,
il convient d’en situer les prémisses dès la fin de la Libération, avec
les essais de Jean-Paul Sartre sur la fonction sociale de l’écrivain dans
Qu’est-ce que la littérature ? (Gallimard, 1948), et surtout avec les tra-
vaux de Lucien Goldmann, philosophe d’origine roumaine, qui remet
en cause la théorie marxiste orthodoxe de l’œuvre comme « reflet » des
rapports de production, en redécouvrant celle de « vision du monde »
introduite au début du siècle par la figure marquante de Georg Lukâcs.
Bien que continuateur des travaux du premier Lukâcs, Lucien Gold-
mann (1913-1970) met ses concepts à l’épreuve des œuvres et des
ensembles d’œuvres en tant que révélateurs d’une « vision du monde »
structurant une réalité sociale. Tel est l’enjeu de son principal ouvrage
Le Dieu caché (Gallimard, 1959), contribution la plus importante à ce
jour de la sociocritique, en ce sens que Goldmann fait de la « vision
tragique » du jansénisme un principe de cohérence dans l’explication
d’un ensemble d’œuvres du passé :
« Notre hypothèse est que le fait esthétique consiste en deux paliers
d’adéquation nécessaire : – a) Celle entre la vision du monde comme
réalité vécue et l’univers créé par l’écrivain. – b) Celle entre cet
univers et le genre littéraire, le style, la syntaxe, les images, bref les
moyens proprement littéraires qu’a employés l’écrivain pour s’expri-
mer. Or, si l’hypothèse est juste, toutes les œuvres littéraires sont cohé-
rentes et expérimentent une vision du monde. »
L. Goldmann, Le Dieu caché, p. 349.
Ce postulat de cohérence est d’autant plus nécessaire à l’auteur
qu’il lui permet de mettre la « vision tragique » commune aux Pen-
sées de Pascal et au théâtre de Racine en adéquation avec l’univers
sociopolitique de la noblesse sous la monarchie de Louis XIV, comme
avec « l’idéologie du jansénisme “extrémiste” » (préface du Dieu caché,
p. 7), et de valider ainsi la méthode qui consiste à montrer comment
« les faits humains constituent toujours des structures significatives
globales, à caractère à la fois pratique, théorique et affectif » (ibid.).
Sans confondre pour autant l’œuvre avec un quelconque « reflet »
de ces structures, Lucien Goldmann, sous l’influence du courant
structuraliste, systématisera sa démarche en lui donnant le nom de
« structuralisme génétique », dénomination qui rend compte du fait
que « les structures de l’univers de l’œuvre sont homologues aux struc-
tures mentales de certains groupes sociaux ou en relation intelligible
77
4 Le XXe siècle : l’âge d’or des critiques d’interprétation
avec elles, alors que sur le plan des contenus, c’est-à-dire de la créa-
tion d’univers imaginaires régis par ces structures, l’écrivain a une
liberté totale1 ».
On ne sait pas quels infléchissements probables Goldmann, disparu
prématurément, eût donnés à ses recherches après le reflux du structu-
ralisme, dans la mesure où la notion d’« homologie » laisse entier le pro-
blème de la spécificité littéraire des œuvres : comment penser, en effet,
une « liberté totale de l’écrivain », quant aux contenus, en la dissociant
des structures de l’œuvre ?
On comprend dès lors l’objection (elle est de taille) de Serge Dou-
brovsky :
« À suivre Goldmann, on ne sent guère de différence (et il ne la sent
guère lui-même) entre un littérateur et un philosophe, entre Racine et
Pascal […]. Aussi le critique confond-il volontiers poètes et penseurs,
en les citant indistinctement dans ses énumérations. »
S. Doubrovsky, Pourquoi la nouvelle critique ?, op. cit., p. 162.
3.3 Héritages de la sociocritique
Au-delà du désaccord qui, avec le recul historique, porte sans doute
moins sur la problématique du Dieu caché que sur les risques d’y voir
un modèle reproductible, cette objection soulève deux questions quant
à la finalité de la sociologie littéraire.
La première, explicitement posée par Goldmann, celle de la « liberté
totale » de l’écrivain, peut recevoir différentes réponses, selon l’époque
considérée, mais aussi selon la philosophie de la liberté du critique. Ainsi,
dans son essai de 1948, Sartre, avait noté qu’à partir du XVIIIe siècle,
« la littérature, qui n’était jusque-là qu’une fonction conserva-
trice et purificatrice d’une société intégrée, prend conscience
en lui [l’écrivain] et par lui de son autonomie […]. De ce fait
même, elle aboutit à poser, contre la spiritualité ossifiée de
l’Église, les droits d’une spiritualité nouvelle en mouvement,
1. G. Lukâcs, Pour une sociologie du roman, Paris, Gallimard, 1964, p. 345.
78
Le XXe siècle : l’âge d’or des critiques d’interprétation 4
qui ne se confond plus avec aucune idéologie et se manifeste comme
le pouvoir de dépasser perpétuellement le donné, quel qu’il soit. »
J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard,
coll. « Folio », 1985, p. 130-131.
Ce « pouvoir de dépasser perpétuellement le donné », qui ne pouvait
alors s’entendre qu’à partir d’une conception « existentialiste » de la lit-
térature, a l’intérêt de faire de l’acte d’écrire et surtout du choix d’une
forme d’écriture – notion que Barthes développe en 1953 dans Le Degré
zéro de l’écriture (cf. chap. 5) – le lieu de la liberté de l’écrivain.
La seconde question, en revanche, met en cause le choix même des
textes étudiés (comment, en effet, comparer l’écriture fragmentaire des
Pensées au canon de la tragédie classique ?) et, au-delà, déplace l’objet de
ce que devrait être une véritable sociocritique, au sens où Pierre V. Zima
la définit1, c’est-à-dire une sociologie du texte, et non plus des œuvres.
La différence entre les deux disciplines tient essentiellement à ce que la
sociologie du texte considère ses différentes composantes comme des
valeurs sociales autant que des structures linguistiques : « les valeurs
sociales n’existent guère indépendamment du langage2 ». On peut se
demander, toutefois, si, dans cet ouvrage, les analyses sociocritiques
de L’Étranger, de Camus, de L’Homme sans qualités, de Musil, de À la
recherche du temps perdu, de Proust, n’aboutissent pas à une socio-
linguistique des discours dont s’imprègne toute littérature, laissant
inexpliquée la rupture opérée par l’écriture au sein même des pratiques
discursives dominantes.
Ce n’est pas ici le lieu d’inventorier les multiples courants de la
sociocritique qui, pour ne pas se référer nécessairement à une école
de pensée, n’en apportent pas moins de précieux éclairages sur les
conditions de production du texte littéraire, romanesque ; on citera,
en particulier, Henri Mitterand (Le Discours du roman), Pierre Bar-
béris et ses nombreux ouvrages sur le XIXe siècle (dont Balzac et le
mal du siècle), Jacques Leenhard enfin (Lecture politique du roman « La
Jalousie » d’Alain Robbe-Grillet, éd. de Minuit, 1973), auteur de l’article
« Sociologie de la littérature » de l’Encyclopœdia Universalis.
Puisque l’un des traits communs à ces critiques est d’introduire d’em-
blée la dimension politique au centre du phénomène littéraire, il faut
1. P. V. Zima, Manuel de sociocritique, Paris, Picard, 1985.
2. Ibid., p. 141.
79
4 Le XXe siècle : l’âge d’or des critiques d’interprétation
ici mentionner l’importance décisive de celui qui fut en ce domaine un
précurseur, Walter Benjamin (1892-1940), figure marquante de l’Ins-
titut de recherches sociales de Francfort (devenu après la guerre l’école
de Francfort).
Dans un article-programme de 1931, W. Benjamin proposait, en ces
termes, de faire de la temporalité historique la condition même de la
littérature : « Il ne s’agit pas de présenter les œuvres littéraires en corré-
lation avec leur temps, mais bien, dans le temps où elles sont nées, de
présenter le temps qui les connaît – c’est-à-dire le nôtre1. »
Cette formulation, par son tour dialectique, rend compte, non seu-
lement du caractère fondamentalement temporel de la lecture et des
formes littéraires, mais aussi de leur historicité, en ce sens qu’elles ne
peuvent signifier, par-delà leurs conditions socio-historiques d’émer-
gence, qu’en se transformant, puisque les conditions mêmes de notre
perception ne cessent et ne cesseront de se modifier. En d’autres termes,
si la littérature nous « lit » autant, sinon plus, que nous ne la lisons,
elle ne saurait jamais se définir par une quelconque totalité, ni s’appré-
hender sur le mode de la causalité historique ou biographique.
Se démarquant par avance de la sociologie de la littérature telle
qu’on l’a présentée, et récusant surtout l’autorité d’une critique tra-
ditionnelle qui prétendait appliquer à la littérature des concepts à
valeur de totalité (comme le « génie » ou le « créateur »), W. Benjamin
a montré avec sa lecture de Baudelaire comment « l’allégorie » dans
Les Fleurs du mal était une réponse à la transformation de l’œuvre
d’art en marchandise :
« Ce sont ces transformations qui, par la suite, à côté d’autres trans-
formations dans le domaine de l’art, ont conduit surtout au déclin de
la poésie lyrique. Le caractère unique des Fleurs du mal vient du fait
que Baudelaire répond à ces transformations par un livre de poésie.
C’est en même temps l’exemple le plus extraordinaire d’attitude
héroïque que l’on puisse trouver dans sa vie. »
W. Benjamin, Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée
du capitalisme, Paris, Payot, 1982, p. 234.
Bien que restée isolée en son temps, l’étude de W. Benjamin demeure
exemplaire par sa méthode en se distinguant de la plupart des actuelles
1. W. Benjamin, « Histoire littéraire et science de la littérature », Poésie et révolu-
tion, Paris, Denoël, 1971, p. 7.
80
Le XXe siècle : l’âge d’or des critiques d’interprétation 4
approches sociocritiques tant par son objet – un recueil poétique – que par
la nouveauté du problème qu’elle pose : « Baudelaire a écrit un livre qui,
d’entrée de jeu, avait peu de chance de toucher immédiatement le public »
(p. 149). En faisant du divorce entre l’œuvre et sa réception l’axe de sa lec-
ture des Fleurs du mal, il posait les jalons d’une critique centrée sur la
question, longtemps laissée dans l’ombre, du destinataire de la littérature.
3.4 Les critiques de la réception
De quel lecteur parle-t-on ?
Si, comme le soulignait Vincent Kaufmann en 1981, « une grande
partie des travaux de la critique et de la théorie littéraires s’articulent
aujourd’hui autour de la question de la lecture1 », cette question va à
contre-courant de la thèse structuraliste de l’autonomie de la littérature
ou de son autoréférentialité.
Il faut, en effet, prendre en compte, d’une part, la nouveauté de la
question « Pour qui écrit-on ? » posée en 1948 par Jean-Paul Sartre dans
Qu’est-ce que la littérature ? et, de l’autre, les théories allemandes de la
réception (rassemblées sous le nom d’« école de Constance », voir plus
haut), auxquelles la revue Poétique a consacré un numéro spécial (no 3,
1979).
Si ces deux courants de pensée semblent confirmer l’intuition de
Valéry, selon laquelle c’est moins l’auteur que les fluctuations du lec-
teur qui « constitueraient le vrai sujet de l’histoire de la littérature2 »,
ils ne partagent aucunement la même conception du lecteur. Tandis
qu’aux yeux de Sartre, le lecteur pose toujours à l’écrivain la question
de l’autre, l’esthétique de la réception pose le lecteur comme « modèle »
préalable de l’écriture.
Le lecteur dans l’histoire
Il s’agit essentiellement pour Sartre de montrer (à partir d’exemples
limités à la réception des Nourritures terrestres, du Silence de la mer,
ou du Mariage de Figaro) en quoi « écriture et lecture sont les deux
1. V. Kaufmann, « De l’interlocution à l’adresse », Poétique, no 46, p. 171.
2. P. Valéry, Cahiers, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1974,
p. 1167.
81
4 Le XXe siècle : l’âge d’or des critiques d’interprétation
faces d’un même fait d’histoire », et que « chaque livre propose une
libération concrète à partir d’une aliénation particulière. Aussi y a-t-il
en chacun un recours implicite à des institutions, à des mœurs, à cer-
taines formes d’oppression et de conflit, à la sagesse, à la folie du
jour1 ». Si l’on conteste à la littérature toute prétention à l’autonomie,
pour l’envisager comme une réalité inéluctablement intersubjective
– analogue au « Nous sommes embarqués » de Pascal2 – il devient alors
nécessaire d’opposer au postulat positiviste de l’explication des œuvres
par le milieu, l’existence de l’« autre », comme question et non comme
réponse. Voici comment Sartre analyse chacun des termes du débat :
« On sera tenté de reprocher sa vaine subtilité et son caractère indi-
rect à tout essai d’expliquer un ouvrage de l’esprit par le public
auquel il s’adresse. […] Ne convient-il pas de s’en tenir à la notion
tainienne du “milieu” ? Je répondrai que l’explication par le milieu
est en effet déterminante : le milieu produit l’écrivain ; c’est pour cela
que je n’y crois pas. Le public l’appelle au contraire, c’est-à-dire qu’il
pose des questions à sa liberté. Le milieu est une vis a tergo ; le public
au contraire reste une attente, un vide à combler, une aspiration, au
figuré et au propre. En un mot c’est l’autre. »
J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 96.
Puisque l’altérité fonde la communication littéraire, alors la socio-
logie de la littérature ne saurait plus être l’histoire linéaire de ce qui la
détermine, mais au contraire une histoire discontinue des « situations »
– selon le mot de Sartre – par lesquelles un auteur accepte ou refuse de
s’inscrire dans cet « appel » informulé du public (cf. chap. 4).
Un improbable « modèle » du lecteur
C’est pour tenter de comprendre les rapports entre la forme d’une
œuvre et cette « attente » (non plus d’un point de vue existentiel mais
exclusivement esthétique) que l’école de Constance a élaboré une
théorie de la réception des œuvres à partir de la description des modèles
culturels (en particulier les genres littéraires) qui permettraient au lec-
teur de lire une œuvre nouvelle, et, réciproquement, à cette œuvre
d’être « lisible ».
1. J.-P. Sartre, Qu ’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 90.
2. Ibid., p. 97.
82
Le XXe siècle : l’âge d’or des critiques d’interprétation 4
Ce changement de perspective implique que l’« attente » du lec-
teur s’inscrive cette fois dans le cadre d’une théorie de l’interprétation
(d’où le recours à la notion d’« herméneutique historique ») fondée sur
la notion d’« horizon d’attente ». Chez Hans Robert Jauss, la notion
« d’horizon d’attente » désigne tout d’abord, comme chez l’historien
des sciences Thomas Kuhn, l’ensemble des catégories de référence qui
rendent possibles la compréhension d’une œuvre d’art ou d’une théorie
scientifique à tel moment de l’histoire. Transposées à la littérature,
ces catégories de la réception supposent que « la lecture, tenue pour
le lieu d’une autre histoire littéraire, est présente dans le texte sous la
forme d’un schéma avec lequel l’œuvre joue, comme une norme qu’elle
déplace, modifie ou bouscule1 ».
L’horizon d’attente constitue ainsi une pièce essentielle de l’her-
méneutique de la réception, qui considère que l’œuvre contient à la
fois le texte et la possibilité de sa réception par le lecteur. L’histoire
des horizons d’attente successifs de l’œuvre, telle qu’elle peut être
reconstituée, actualise ainsi le sens « possible » de l’œuvre, ce qui
fait que l’école de Constance rejoint les présupposés d’une socio-
logie, voire d’une pragmatique de la lecture, puisque de tout texte
on peut soutenir, en dernier ressort, qu’il est écrit de manière à
faire agir ou à réagir le lecteur. Ce qui explique que les programmes
français de l’enseignement secondaire aient puisé aux fondements
théoriques de l’école de Constance dans les années 1980, pensant
trouver là une réponse au défi de l’hétérogénéité des nouveaux
publics lycéens2.
La recherche d’un modèle de la lecture, capable de décrire d’un point
de vue rhétorique comment un texte construit et ordonne sa lecture,
constitue l’autre pôle de la critique de la réception, avec les travaux
d’Umberto Eco3, et surtout ceux de Michel Charles :
« Il s’agit d’examiner comment un texte expose, voire “théorise”
explicitement ou non, la lecture ou les lectures que nous en faisons
ou que nous pouvons en faire. »
M. Charles, Rhétorique de la lecture, Paris, Le Seuil, 1977, p. 9.
1. A. Compagnon, Proust entre deux siècles, op. cit., p. 17.
2. On lira sur cette question l’utile mise au point de Violaine Houdart-Mérot, La
Culture littéraire au lycée depuis 1880, PU de Rennes, 1997, notamment p. 189-190.
3. Umberto Eco, Lector in fabula, Paris, Grasset, 1985.
83
4 Le XXe siècle : l’âge d’or des critiques d’interprétation
En procédant, par exemple, à l’examen détaillé des stratégies de
séduction et de provocation du lecteur que mettent en œuvre la pre-
mière strophe des Chants de Maldoror de Lautréamont, ou le prologue
du Gargantua de Rabelais, Michel Charles fonde une théorie d’ensemble
de la lecture littéraire :
« De fait tout livre, plus ou moins consciemment, plus ou moins
fortement, tend à ébranler un mode de lecture (ou une habitude de
lecture). Dès lors le lecteur se trouve devant une alternative : ou bien
il “résiste” et préserve soigneusement, jalousement, son mode de
lecture – il manque ainsi la “nouveauté” du livre qu’il lit – ou bien il
“se laisse faire”, se laisse lire, donc lit vraiment. »
Ibid., p. 24.
Enfin, les travaux de Philippe Lejeune, fondés sur l’hypothèse d’un
« pacte de lecture » implicitement scellé entre l’auteur et le lecteur, ont
renouvelé l’approche d’un genre mal connu : l’autobiographie. Ainsi,
l’épigraphe choisie par Michel Leiris pour L’Afrique fantôme – relation
d’une mission ethnographique – suggère au lecteur le caractère pour le
moins paradoxal du texte, puisqu’elle provient des Confessions de Jean-
Jacques Rousseau1.
Pierre Bourdieu, critique de l’absolu littéraire
Avec le coup d’éclat des Règles de l’art : genèse et structure du champ
littéraire (Seuil, 1992) de Pierre Bourdieu, on sortait de l’interpré-
tation du texte considéré comme un tout clos sur lui-même, pour
entrer dans l’analyse du microcosme social (de la mondanité à l’édi-
tion, en passant par l’école et l’université) qu’ignore « la foi forma-
liste (ou internaliste) », soit « l’absolutisation du texte » comme seul
principe d’intelligibilité des œuvres. Reprochant aux approches struc-
turales de « traiter l’objet littéraire comme une entité autonome » et
de décontextualiser la lecture des textes avec pour effet de « mettre
entre parenthèses l’histoire des œuvres culturelles » (Les Règles de l’art,
p. 321-323), Bourdieu leur oppose une conception de la littérature
comme mode d’agir et comme champ de forces inscrits dans une his-
toire sociale et culturelle conflictuelle.
1. Nous renvoyons au Pacte autobiographique, de P. Lejeune, Paris, Seuil, 1975,
p. 266 et suiv.
84
Le XXe siècle : l’âge d’or des critiques d’interprétation 4
« L’habitus littéraire n’aime guère qu’on lui fasse la leçon1 » : pour
fonder sa thèse, Bourdieu choisissait de montrer comment L’Éducation
sentimentale était « une œuvre mille fois commentée, jamais lue vraiment »
(Les Règles de l’art, p. 19). La polémique qui s’ensuivit visait l’intrusion
dans le temple des études littéraires d’un sociologue de la culture qui
s’attachait à dénoncer, au-delà du textualisme dominant, le rapport reli-
gieux que l’on peut entretenir avec la littérature, de Martin Heidegger à
Maurice Blanchot. Par sa volonté affichée de « rompre avec l’idéalisme de
l’hagiographie littéraire » (Les Règles de l’art, p. 14), il ouvrait surtout un
nouveau champ de recherches, celui de l’inconscient social de la littéra-
ture, tel qu’il est dévoilé par exemple dans L’Éducation sentimentale, où la
restitution « extraordinairement exacte » de la structure du monde social,
offre une vision du pouvoir « que l’on pourrait dire sociologique si elle
n’était pas séparée d’une analyse scientifique par la forme dans laquelle
elle se livre et se masque à la fois » (Les Règles de l’art, , Seuil, 1992, p. 59).
Ce travail s’est poursuivi après la mort de Bourdieu dans deux
directions, l’une plus spécifiquement orientée vers une sociologie de
la condition d’écrivain, avec Bernard Lahire (La Condition littéraire. La
double vie des écrivains, La Découverte, 2006 ; Franz Kafka. Éléments pour
une théorie de la création littéraire, La Découverte, 2010), l’autre justi-
fiée par une « exploration de l’inconscient littéraire » selon le titre de la
préface de Bourdieu au livre de Jérôme Meizoz, L’Âge du roman parlant
1919-1939. Écrivains, critiques, linguistes et pédagogues, Droz (2001). Ce
que montre cet ouvrage important, à travers l’exemple de Ramuz, Cen-
drars, Aragon, Giono, Poulaille, Queneau, Céline, c’est que l’innovation
littéraire, trop souvent assignée à un individu unique (le « génie », que
Péguy se refusait à « sociologiquer2 »), tient en fait à un travail collectif
souvent invisible que l’histoire littéraire tend toujours à personnaliser
sinon à héroïser.
Dans la lignée de Pierre Bourdieu, Alain Viala a ainsi analysé les chan-
gements du statut social du « champ littéraire » durant l’âge classique
dans un ouvrage qui a fait date (Naissance de l’écrivain. Sociologie de la lit-
térature à l’âge classique, Minuit, collection « Le sens commun », 1985).
Travaillant sur une autre échelle, Pascale Casanova, dans La République
1. Jean-Pierre Martin, « Avant-propos » à Bourdieu et la littérature, suivi d’un entre-
tien avec Pierre Bourdieu, ( J.-P. Martin, dir.), Cécile Deffaut, 2010, p. 15.
2. Charles Péguy, « Brunetière » ( posthume, 1906), Œuvres en prose complètes,
t. II, éd. Robert Burac, la Pléiade, p. 636. Voir plus loin sur ce texte capital.
85
4 Le XXe siècle : l’âge d’or des critiques d’interprétation
mondiale des lettres (Seuil, 1999, rééd. 2008) a proposé une approche
mondiale de « l’espace littéraire » qui doit permettre de comprendre
comment « les lois qui régissent cette étrange et immense république
– de rivalité, d’inégalité, de luttes spécifiques – contribuent à éclairer
de façon inédite » les œuvres réputées « les plus révolutionnaires de ce
siècle » (op. cit.), souvent issues de cultures et de langues minoritaires ou
« ex-centriques » (comme c’est le cas de Franz Kafka, James Joyce, Samuel
Beckett, Kateb Yacine, Charles-Ferdinand Ramuz, Henri Michaux, Emil
Cioran, V. S. Naipaul, notamment).
Enfin, en s’ouvrant aux problèmes de la traduction (Sapiro, Trans-
latio. Le marché de la traduction en France à l’heure de la mondialisation,
CNRS Éditions, « Culture et société », 2008), la sociologie de la litté-
rature1 rejoint la recherche comparatiste, amenée à faire du plurilin-
guisme l’un des enjeux cruciaux de la critique littéraire contemporaine2.
1. On ajoutera l’ouvrage collectif Littérature et sociologie réuni par Philippe
Baudorre, Dominique Rabaté, Dominique Viart, PUB de Bordeaux, 2007, issu
du premier colloque organisé sur le sujet par la Société d’Études de la littérature
française du XXe siècle (SELF XX). Voir également, Gisèle Sapiro, La sociologie de la
littérature, Paris, La Découverte, coll. « Repères Sociologie », 2014.
2. Voir notamment Critique et plurilinguisme, textes réunis par Isabelle Poulin,
Société Française de Littérature Générale et Comparée, 2013.
L’œuvre comme acte
5
de langage
Considérer les œuvres littéraires comme des événements de langage
implique de reconnaître un sujet du langage différent du sujet de
l’inconscient, du sujet social ou encore du sujet philosophique.
Rappelons, en effet, que pour le fondateur de la linguistique moderne,
Ferdinand de Saussure, le langage est une propriété humaine qui peut
être envisagé à la fois sous l’angle de la « langue » comme système, et sous
l’angle de la « parole » ou du « discours », comme activité radicalement
historique. Dans cette perspective, le discours littéraire ne se prête pas
seulement à l’interprétation (cf. chap. précédent), il résiste tout autant à
l’interprétation, en tant qu’activité signifiante continue. À la différence
de n’importe quel autre type de discours, le texte littéraire agit sur le
langage par lequel nous interprétons le monde, tout en utilisant les
« mêmes » matériaux que tout le monde : un lexique, une syntaxe, une
prosodie, des lieux communs, mais de manière telle qu’il les transforme.
Sans doute la linguistique pragmatique a-t-elle fait de la parole sociale
en acte son domaine de prédilection, tout discours pouvant se définir,
comme l’a montré le philosophe anglais John L. Austin1, par son type
d’action sur autrui. Cependant la compréhension du texte littéraire fait
intervenir une variable décisive, celle du mode d’agir spécifique de la lit-
térature sur ce que l’on appelle le « sens ». La littérature invite en effet à
réfléchir sérieusement sur la capacité d’un texte à signifier indéfiniment,
par delà ses conditions historiques de production, et par-delà, aussi, les
nomenclatures grammaticales ou rhétoriques.
En d’autres termes, toute œuvre littéraire transforme indéfiniment la
« forme » en « fond », dans la mesure où il est toujours artificiel de séparer,
par exemple, le « sujet » d’une tragédie de Racine de sa configuration,
de sa mélodie propre, les « personnages » de Balzac de l’ordonnancement
1. J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970.
87
5 L’œuvre comme acte de langage
de La Comédie humaine, l’« image » surréaliste du poème d’où elle surgit.
Toutes les dissociations entre le sens, la forme, le genre, l’école littéraire,
etc., ne rendent pas compte du fait pourtant simple qu’une « forme »
littéraire n’existe ou ne vaut que si elle devient un événement de langage.
Dans cette mesure, une véritable histoire de la littérature serait celle qui
s’efforcerait de penser ces événements que sont les œuvres poétiques.
1. Critique et linguistique
Autour des années 1940 (cf. chap. 2), les conditions d’une approche
« formelle » de la littérature, aussi distincte de l’histoire littéraire que
de la critique interprétative, étaient sans doute réunies en France,
avec la création, en 1937, de la chaire de poétique au Collège de
France qu’occupa Paul Valéry jusqu’à sa mort en 1945. Conscient de
la connotation passéiste de ce mot, Valéry lui préférait même celui
de « poïétique », plus proche de l’étymologie : « Le faire, le poïein,
dont je veux m’occuper, est celui qui s’achève en quelque œuvre et
que je viendrai à restreindre bientôt à ce genre d’œuvres qu’on est
convenu d’appeler œuvres de l’esprit1. » Mettant l’accent sur le fait
qu’une « œuvre de l’esprit n’existe qu’en acte2 », autrement dit que son
existence suppose une « vertu » et une « nécessité », il en appelait à une
critique consciente des modes de fonctionnement des textes littéraires.
C’est à la diffusion très tardive des textes théoriques des formalistes
russes écrits entre 1915 et 1930 – réunis dans un ouvrage capital publié
sous le titre Théorie de la littérature par Tzvetan Todorov (Seuil, 1965),
lui-même précédé de la publication des Essais de linguistique générale
de Roman Jakobson (Minuit, 1963) – que le structuralisme, autour des
années 1960, dut sa percée dans les études littéraires. Aux yeux des « for-
malistes », désignés ainsi par leurs détracteurs, la littérature met en évi-
dence la matérialité linguistique des messages verbaux, le but et le résultat
de cette mise en évidence étant la défamilarisation (ostranenie) du langage,
qui produit la perception des procédés des discours. Cependant, « l’étude
isolée d’une œuvre ne nous donne pas la certitude de parler correctement
1. P. Valéry, « Première leçon du cours de poétique », 1937, Œuvres, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 1342.
2. Ibid. p. 1350.
88
L’œuvre comme acte de langage 5
de sa construction, voire de parler de la construction elle-même de
l’œuvre1 ». C’est pourquoi la définition même de la qualité littéraire (ou
de ce que Jakobson appellera sa « littérarité ») doit considérer l’œuvre
comme système, en prenant en compte les dimensions sociale, historique,
rhétorique des textes avec et contre lesquelles toute œuvre s’écrit et se lit.
Condamnées comme subversives par le pouvoir bolchevique, les
thèses des formalistes furent réactualisées, en réalité interprétées, par
le structuralisme, méthode d’analyse linguistique qui, s’inspirant du
Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure (publié en
1916), lie le « sens » des signes au système de relations et d’opposi-
tions internes qui régit « la langue ». Or le structuralisme, appliqué
tout d’abord avec succès à l’étude des mythes amérindiens par l’ethno-
logue Claude Lévi-Strauss, a cru pouvoir placer la littérature sur le ter-
rain de l’analyse de la langue, estimant qu’« on avait assez longtemps
regardé la littérature comme un message sans code pour qu’il devînt
nécessaire de la regarder un instant comme un code sans message2 ».
Mais cette analyse dite « immanente » des textes, qui, selon l’expres-
sion de Roland Barthes, implique « un travail qui s’installe dans l’œuvre
et ne pose son rapport au monde qu’après l’avoir entièrement décrite de
l’intérieur, dans ses fonctions, ou, comme on dirait aujourd’hui, dans sa
structure3 », conduit à disjoindre fâcheusement structure et histoire, à
séparer le monde et le langage.
1.1 Roman Jakobson et la notion de littérarité
Pour Roman Jakobson, tenter d’élucider le fonctionnement du langage
poétique équivaut à « répondre à la question : Qu’est-ce qui fait d’un
message verbal une œuvre d’art4 ? » C’est à cette fin que, linguiste et poète
resté fidèle à ses amis, les futuristes et les formalistes russes, il propose
une réflexion qui fait date sur les différentes fonctions du langage, au sein
desquelles la « fonction poétique » occupe une position centrale. Dans sa
1. Y. Tynianov, « De l’évolution littéraire », 1927, Théorie de la littérature, Paris,
Seuil, 1965, p. 125.
2. G. Genette, « Structuralisme et critique littéraire », Figures I, Paris, Seuil,
« Points », 1976, p. 150.
3. R. Barthes, « Les deux critiques », Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 251.
4. R. Jakobson, « Linguistique et poétique », Essais de linguistique générale, Paris,
Minuit, 1963.
89
5 L’œuvre comme acte de langage
toute première définition, en 1920, la fonction poétique apparaît comme
la mise en œuvre « esthétique » du langage (son passage dans l’ordre
du sensible) susceptible de faire l’objet d’une approche « scientifique »,
affranchie de la psychologie traditionnelle et de l’histoire littéraire :
« La poésie c’est le langage dans sa fonction esthétique. Ainsi l’objet
de la science de la littérature n’est pas la littérature mais la littérarité,
c’est-à-dire ce qui fait d’une œuvre donnée une œuvre littéraire. Pour-
tant, jusqu’à maintenant les historiens de la littérature se servaient de
tout : vie personnelle, psychologie, politique, philosophie. […] Si les
études littéraires veulent devenir science, elles doivent reconnaître le
procédé comme leur “personnage” unique. Ensuite la question fonda-
mentale est celle de l’application et de la justification du procédé. »
R. Jakobson, « La nouvelle poésie russe », 1921,
dans Questions de poétique, Paris, Le Seuil, 1973, p. 15.
Ouvrant la voie aux approches du texte qui excluent le recours à
l’histoire ou la psychologie, Jakobson donne un exemple localisé, mais
explicite, d’application d’un « procédé » à la fonction poétique :
« Lorsque Maïakovski dit :
Je vous ouvrirai avec des mots simples comme un mugissement
Vos âmes nouvelles qui hurlent comme des arcs des réverbères…
Le fait poétique est dans “mots simples comme un mugissement”,
alors que l’âme est un fait secondaire, accessoire, surajouté. »
Ibid., p. 15.
L’équivalence des traits phoniques récurrents (qui rapprochent des
mots différents) est ici promue au rang de procédé grammatical consti-
tutif de la construction comparative. La paronomase attire ainsi l’atten-
tion du lecteur sur l’acte de dire et révèle ainsi la fonction poétique du
langage ou « l’accent mis sur le message pour son propre compte1 ». Au
même titre que les autres fonctions rhétoriques du langage, la fonction
poétique révèle donc une dimension intrinsèque de la parole, à laquelle,
toutefois, on prendra garde de ne pas réduire la poésie.
Roman Jakobson en vient donc logiquement à postuler que la texture
d’un poème repose sur une « grammaire » interne : écrit en collaboration
avec C. Lévi-Strauss en 1962, le célèbre commentaire du sonnet « Les
1. Ibid., p. 218.
90
L’œuvre comme acte de langage 5
Chats » de Charles Baudelaire progresse, en effet, en dégageant métho-
diquement les systèmes d’équivalences qui organisent le sens du poème.
C’est ainsi, par exemple, qu’au cours de l’analyse « le rapport étroit entre
le classement des rimes et le choix des catégories grammaticales met en
relief le rôle important que jouent la grammaire ainsi que la rime dans la
structure de ce sonnet1 ». Mais la nouveauté de ce commentaire résidait
surtout dans le déploiement d’une méthode « structurale », qui parve-
nait à établir explicitement l’homologie entre la grammaire textuelle et
la grammaire symbolique du poème, sous-tendue par exemple ici, par
« le motif de vacillation entre mâle et femelle », qui « transparaît sous des
ambiguïtés intentionnelles (Les amoureux… Aiment… Les chats puis-
sants et doux… Leurs reins féconds)2 ».
Si ce commentaire, au-delà des imitations simplificatrices qu’il a, à son
corps défendant, engendrées – dans la mesure où, selon Gérald Antoine,
« l’on ne voit nulle par expliqué en quoi ni pourquoi ces structures sont
poétiques3 » –, il n’en a pas moins transformé les rapports, traditionnelle-
ment distants, entre critique et linguistique. Selon Jakobson, en effet, « la
poésie ne consiste pas à ajouter au discours des ornements rhétoriques :
elle implique une réévaluation totale du discours [nous soulignons] et de
toutes ses composantes quelles qu’elles soient4 ». Cette réévaluation du
discours – qui sera poursuivie par Émile Benveniste (cf. infra), mais aussi
par Jacques Lacan dans ses Écrits (Seuil, 1966) – conduit à faire du fonc-
tionnement du poème la pierre d’achoppement de la théorie du langage.
1.2 L’analyse du récit : la narratologie et ses limites
L’analyse structurale des récits est le pendant de l’analyse structurale
de la poésie versifiée, mais elle s’est développée, cette fois, à la faveur des
travaux d’un ethnologue russe proche des formalistes, Vladimir Propp
(1895-1970), dont l’ouvrage de référence, Morphologie du conte, parut
en 1928 (en 1970 dans une traduction française). Le mot clé du titre,
« morphologie », condense les résultats d’une méthode comparative
visant à dégager de l’infinie variété de contes populaires slaves, non des
1. Ibid., p. 402.
2. Ibid., p. 418.
3. G. Antoine, Vis-à-vis ou le double regard critique, Paris, PUF, 1982, p. 9.
4. R. Jakobson, Essais de linguistique générale, op. cit., p. 248.
91
5 L’œuvre comme acte de langage
symboles ni même des interprétations, mais une trame formelle plus ou
moins constante, dont l’aspect systématique lui vaudra une singulière
fortune pédagogique dans l’enseignement secondaire et primaire.
Précurseur de Claude Lévi-Strauss, qui en recommanda la lecture à
Roland Barthes avant sa diffusion en France, Vladimir Propp a introduit
dans l’analyse des genres narratifs un parti pris de formalisation visant
à fonder une sémiotique – ou, en d’autres termes, une combinatoire
d’éléments signifiants – susceptible de rendre compte de l’agencement
des personnages selon la fonction qu’ils occupent (la fonction étant
l’« action d’un personnage, définie du point de vue de sa signification,
pour le développement du conte dans sa totalité1 ») dans le processus du
récit. Ces notions, apparemment simples, ne doivent pas faire oublier la
limite avouée du modèle de Propp, à savoir que l’objet pourtant multi-
forme de l’analyse est pris comme un ensemble clos (analogue au sys-
tème d’une langue), de manière à dégager des traits communs à tous les
contes rassemblés. Cette méthode, dont se réclamera le structuralisme,
permet de postuler l’existence de modèles d’organisation sous-jacents
aux productions de l’esprit, et permet surtout, par réduction, d’observer
un grand nombre de discours liés à la mise en œuvre d’autres genres de
récits (le mythe, l’épopée, la fable, la nouvelle, le roman).
L’efficacité de la méthode permit ainsi de faire passer l’étude du récit dans
le cadre plus général d’une science, la « narratologie ». Tel fut le projet des
théoriciens et des critiques (dont C. Brémond, A. J. Greimas, T. Todorov,
U. Eco, G. Genette) réunis autour de Roland Barthes, pour rassembler en
1966 leurs contributions dans un numéro de la revue Communications qui
a fait date : L’Analyse structurale du récit. Le modèle fonctionnel de Propp
fut alors diversement complété, notamment par celui des « possibles nar-
ratifs », c’est-à-dire des « contraintes logiques que toute série d’événements
ordonnée en forme de récit doit respecter sous peine d’être inintelligible2 »,
d’une part, et celui des « actants », ou actions constantes qui ordonnent les
« relations contractuelles » des personnages, d’autre part. Répartis selon une
structure binaire (Donateur/Destinataire, Sujet/Objet, Adjuvant/Opposant),
ces actants, comme le souligne Barthes dans son introduction, « définissent
une classe, qui peut se remplir d’acteurs différents, mobilisés selon les
règles de multiplication, de substitution, ou de carence3 ».
1. V. Propp, Morphologie du conte, Paris, Seuil, 1970, p. 31.
2. C. Brémond, « L’analyse structurale du récit », Communications, 1966, p. 66.
3. A. J. Greimas, ibid., p. 51.
92
L’œuvre comme acte de langage 5
Par son abstraction même, la grammaire des actants permet de rendre
compte des « forces » agissantes dans tout récit, qu’il s’agisse des contes
merveilleux ou de la tragédie classique. C’est ce modèle implicite que Bar-
thes fait jouer avec brio dans son essai sur Racine, en montrant les liens
paradoxaux qui unissent plusieurs personnages-Sujets : à la fidélité d’An-
dromaque (Sujet) envers Hector (qui, pour elle, occupe donc la double
place de Donateur et de Destinataire), s’oppose le désir et le pouvoir de
Pyrrhus (dont elle est l’Objet) ; au cours de la pièce, Hermione (qui agit
au nom de son père Ménélas) revendique en vain son droit sur Pyrrhus
(Objet menacé de son désir jaloux), tandis qu’Oreste, mandaté par les
Grecs pour obtenir le fils d’Hector, mais prisonnier de sa passion pour
Hermione (Objet de son désir), devient le jouet de celle-ci : il est le Sujet/
Objet d’avance sacrifié de la tragédie. En superposant les diverses confi-
gurations des forces, Barthes a pu construire une interprétation mythique
de la pièce de Racine faisant appel à la psychanalyse et à l’anthropologie,
qui se démarquait ainsi de la critique traditionnelle de l’époque :
« Hermione est déléguée par le Père. Andromaque par l’Amant.
Andromaque est exclusivement définie par sa fidélité à Hector, et
c’est vraiment l’un des paradoxes du mythe racinien que toute une
critique ait pu voir en elle la figure d’une mère. »
R. Barthes, Sur Racine, op. cit., p. 75.
L’approche structurale des différents actants du « récit » dans le
théâtre racinien n’exclut donc pas chez Barthes la critique interprétative,
mais elle lui donne une assise formelle aisément vérifiable.
La narratologie, discipline sœur de la rhétorique qui s’élabore pro-
gressivement dans les trois recueils de Figures, de Gérard Genette, sera
finalement conçue comme « une théorie générale des formes littéraires,
disons une poétique1 ». L’abandon de la critique pour une nomenclature
d’invariants formels a rapidement conduit la narratologie à réduire la
lecture littéraire à la description de « formes » qui préexisteraient au
texte. Ce fut la position défendue à l’époque par Tzvetan Todorov : « Le
texte particulier ne sera qu’une instance qui permet de décrire les pro-
priétés de la littérature2. »
1. Ibid., p. 23. G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 10.
2. T. Todorov, Qu’est-ce que le structuralisme ? Paris, Seuil, 1968, « Points », 1973,
p. 20.
93
5 L’œuvre comme acte de langage
Ce même postulat a permis à Gérard Genette d’élaborer, en logicien,
une « grammaire » du récit à partir de À la recherche du temps perdu,
lue non plus dans sa « spécificité […] irréductible1 », mais comme l’ac-
tualisation de divers « possibles du discours2 », analysés en terme de
structures de la langue. La grammaire narrative appliquée à la Recherche
s’ordonne ainsi selon cinq chapitres qui correspondent aux catégories
de la morphosyntaxe du verbe : « Ordre », « Durée », « Fréquence »
(ou catégorie de l’aspect des grammairiens), « Mode », « Voix », autant
d’« éléments universels ou du moins transindividuels, qu’elle assemble
en une synthèse spécifique3. Aussi la critique doit-elle ici « s’effacer
devant la “théorie littéraire”, et plus précisément ici la théorie du récit
ou narratologie4 ». Un tel « effacement » est lourd de conséquences :
Paul Ricœur objecte notamment (dans Temps et récit II, section 3), que,
pour l’essentiel, le matériau fuyant du temps, qui fait tout le sens de la
Recherche, devient, pour la narratologie, la grammaire d’un temps inté-
gralement dominé. Sans doute, comme le concède Michel Charles dans
L’Introduction à l’étude des textes, « la narratologie ne prétend pas (du
moins sous ses formes rigoureuses) traiter du texte », mais simplement
« le réduire à l’objet récit ». Il demeure que cette logique de réduction
conduit finalement Gérard Genette5, à désancrer l’instance du « narra-
teur » de celle de « l’auteur ». Or, à l’expérience, pareille dissociation
ignore des phénomènes énonciatifs fondamentaux qui relèvent bien du
discours de l’« auteur » comme sujet de la voix dans l’écriture. Comme
l’a montré Dominique Rabaté, les multiples formes de monologue inté-
rieur expérimentées par les romanciers depuis un siècle apparaissent, en
effet, comme autant de manières de faire éprouver au lecteur le contact
physique d’une « voix » qui ne saurait être assignée à la seule hypothé-
tique instance de narration, irréductible aux catégories structurales des
narratologues6.
1. G. Genette, Figures III, op. cit., p. 68.
2. Ibid., p. 10
3. Ibid., p. 68.
4. Ibid.
5. Dans Nouveau discours du récit, Paris, Seuil, 1983.
6. D. Rabaté, Vers une littérature de l’épuisement, Paris, J. Corti, 1991 ; Poétiques de
la voix, Paris, J. Corti, 1996.
94
L’œuvre comme acte de langage 5
1.3 Mikhaïl Bakhtine : dialogisme et « intertextualité »
Le mot « dialogisme » – traduit du russe par Julia Kristeva dans sa
présentation de la traduction française de La Poétique de Dostoïevski de
Mikhaïl Bakhtine (1895-1975), penseur marxiste contemporain des
formalistes russes – ne désigne pas le dialogue mais le fait, essentiel,
qu’il n’y a pas d’énoncé possible sans relation aux autres énoncés. En
d’autres termes, tout énoncé renvoie à l’hétérogénéité constitutive du
discours : « Le style, c’est l’homme ; mais nous pouvons dire : le style
c’est, au moins, deux hommes, ou plus exactement l’homme et son
groupe social, incarné par son représentant accrédité, l’auditeur, qui
participe activement à la parole intérieure et extérieure du premier1. »
L’hétérogénéité spectaculaire du langage romanesque, revendiquée
par les romantiques (avec l’insertion des idiolectes et des sociolectes
des personnages chez Balzac ou Hugo), n’est donc que l’une des facettes
de ce que l’on appelle en France l’« intertextualité », terme qui a fini
par recouvrir au moins trois acceptions sensiblement différentes : pour
Michael Riffaterre (cf. infra, 4.4) elle se définit comme « la perception,
par le lecteur, de rapports entre une œuvre et d’autres qui l’ont pré-
cédé ou suivie2 ». Pour Gérard Genette, elle désigne « tout ce qui met le
texte en relation manifeste ou secrète avec d’autres textes3 ». Enfin, pour
Antoine Compagnon, elle concerne dans l’écriture littéraire tout ce qui
relève des pratiques de la citation depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque
moderne4.
De cette « relation manifeste ou secrète » d’un texte avec un autre, il
découle que l’« inter-texte », pas plus que le « texte », n’est donné : il faut,
au contraire, considérer qu’en citant, transformant ou détournant tous
les types de discours en usage dans une société, l’œuvre révèle et utilise
pour de multiples effets (de la parodie carnavalesque à la polyphonie
romanesque) la condition dialogique du langage, comme Bakhtine l’a
montré dans sa lecture de Rabelais et de Dostoïevski (L’Œuvre de Fran-
çois Rabelais, 1965, trad. fr., Gallimard, 1970 ; Les Problèmes de l’œuvre
de Dostoïevski, 1929, trad. fr., Seuil, 1967). On lira également une
1. Cité par T. Todorov, Mikhaïl Bakhtine : le principe dialogique suivi des Écrits du
Cercle de Bakhtine, Paris, Seuil, 1981, p. 98.
2. M. Riffaterre, « La trace de l’intertexte », La Pensée, no 215.
3. G. Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982, « Points », 1992, p. 7.
4. A. Compagnon, La Seconde Main ou le Travail de la citation, Paris, Seuil, 1979.
95
5 L’œuvre comme acte de langage
brillante application de la théorie bakhtinienne aux romans de R. Que-
neau, dans l’étude de Thomas Aron « Le roman comme représentation
de langages » (Europe, no 650-651, juillet 1983, Raymond Queneau).
On doit noter toutefois que la théorie bakhtinienne, qui fixe « l’orien-
tation dialogique du discours » dans la prose romanesque1, évacue la
question du poème, puisque, selon Bakhtine, « le style poétique est
conventionnellement aliéné de toute action réciproque avec le discours
d’autrui2 ». Cet ostracisme méconnaît le dialogisme radical – c’est-à-
dire non représenté – du poème, au sens où, si, comme l’écrivait Ossip
Mandelstam (1891-1938), poète contemporain de M. Bakhtine, « la
poésie en tant que telle aura toujours pour objet quelque destinataire
inconnu3 », alors le poème porte aussi le discours d’autrui. En considé-
rant que « la linguistique c’est la sociolinguistique4 », la théorie bakh-
tinienne tend à faire des déterminations sociologiques du discours la
réalité indépassable du langage, occultant du même coup l’activité du
sujet de l’énonciation, subjectivité pensée par Émile Benveniste comme
« l’émergence dans l’être d’une propriété fondamentale du langage5 ».
2. Critique et poétique du discours
2.1 Émile Benveniste, l’invention du discours
Les deux principaux recueils d’articles du grand linguiste et anthro-
pologue du langage Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale
(abrégé en PLG, Gallimard, t. I, 1966, t. II, 1974), ont, dans un style
d’une limpidité rare, mis l’accent sur le rôle de la subjectivité dans le
fonctionnement du langage. À ce titre, ces recueils sont devenus d’iné-
puisables auxiliaires de la critique littéraire.
La clarification essentielle apportée par Émile Benveniste à l’étude
du langage (et par extension au langage littéraire) repose sur la notion
1. M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1970, p. 99.
2. Ibid., p. 107.
3. O. Mandelstam, « De l’interlocuteur », 1913, De la poésie, Paris, Gallimard,
« Arcades », 1990, p. 68.
4. J. Peytard, Mikhaïl Bakhtine : dialogisme et analyse du discours, Paris, Bertrand-
Lacoste, 1995.
5. É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale I, Paris, Gallimard, 1966, p. 260.
96
L’œuvre comme acte de langage 5
d’énonciation, « qui suppose la conversion de la langue en discours »
(t. II, p. 81). En renversant la priorité accordée par Ferdinand de Saus-
sure à l’étude de la langue sur l’étude de la parole comme processus
d’individuation, Benveniste rend possible une approche empirique de
l’œuvre littéraire conçue comme discours impliquant un sujet d’énon-
ciation construit par et dans l’écriture.
Ce point de vue suppose un double niveau d’étude du langage, ou
de lecture des textes : une lecture sémiotique, qui consiste à identifier
les unités d’articulation que sont les signes, d’une part, et une lecture
sémantique qui « nous introduit au domaine de la langue en emploi et
en action » (p. 224), d’autre part. Benveniste reprend donc ici le mot
grec sêmeion (signe ou marque distinctive) qui, dès l’Antiquité, permet-
tait de distinguer les deux niveaux du signe et de la signification : tandis
que le domaine de la sémiotique relève de l’observation ou de la recon-
naissance des signes, celui de la sémantique est toujours confronté à la
compréhension de ce qui n’est pas encore connu :
« Le sémiotique (le signe) doit être RECONNU ; le sémantique (le
discours) doit être COMPRIS. La différence entre reconnaître et
comprendre renvoie à deux facultés distinctes de l’esprit : celle de
percevoir l’identité entre l’antérieur et l’actuel, d’une part, et celle
de percevoir la signification d’une énonciation nouvelle, de l’autre. »
É. Benveniste, « Sémiologie de la langue », PLG, t. II, p. 65.
De l’un à l’autre domaine, il n’y a pas de transition mais bien un « hiatus »
(ibid.). Dans le premier cas, le point de vue sémiotique décrit les unités qui
entrent en jeu dans l’élaboration des énoncés, sans se prononcer sur leur
valeur (appliqué au récit, ce point de vue définirait le champ de la narrato-
logie présenté plus haut).
Dans le second cas, en revanche, le lecteur est sollicité par « la vie
même du langage en action » (PLG I, p. 129), et tout texte devrait alors
susciter un double regard, selon un va-et-vient critique entre la saisie
momentanée des unités et la compréhension du langage en mouve-
ment, telle que les unités de la langue en sont toujours transformées
ou déplacées. Dans cette perspective, l’analyse, souligne Benveniste,
« aura besoin d’un appareil nouveau de concepts » (PLG II, p. 65). Telle
sera, pour situer l’importance de la notion de sémantique, la tâche
d’une nouvelle poétique du discours, qui considère que chaque œuvre
invente sa forme. Un concept tel que celui de « destinée signifiante des
97
5 L’œuvre comme acte de langage
formes » chez Gérald Antoine1, et plus encore celui de « forme-sens »
chez Henri Meschonnic cherchent précisément à rendre compte, selon
des voies exigeantes, de l’œuvre comme événement.
Les articles fondamentaux de Benveniste analysent les points sen-
sibles de l’énonciation, comme l’expression du temps et de la personne
(on lira en particulier « Structure en linguistique », « Les relations de
temps dans le verbe français », « La nature des pronoms » et « De la sub-
jectivité dans le langage », PLG I). Ces études ponctuelles ont contribué,
tant par leur précision que par leur profondeur, à transformer de façon
irréversible l’approche des problèmes de l’écriture, en révélant l’impor-
tance des choix d’énonciation dans l’emploi des temps verbaux, notam-
ment pour la configuration du « temps » romanesque.
Concernant l’expression de la personne, Benveniste affirme surtout
le caractère discursif de la subjectivité : « Est “ego” qui dit “ego”. Nous
trouvons là le fondement de la subjectivité, qui se détermine par le
statut linguistique de la “personne” » (« De la subjectivité dans le lan-
gage », PLG I, p. 260). On citera ici, à titre d’illustration, un court extrait
de l’étude de Maurice Blanchot sur Le Bavard de Louis-René des Forêts
qui met en scène l’énigme du « je » parlant :
« Tout commence par la fraude qu’introduit le mode de narration à
la première personne. Rien de plus sûr que la certitude du “Je” […].
Mais le “Je” du Bavard, s’il nous attire insidieusement, c’est en son
défaut qu’il nous attire. Nous ne savons à qui il appartient ni de qui
il témoigne. »
M. Blanchot, « La parole vaine », dans Le Bavard de Louis-René des
Forêts, UGE, « 10/18 », 1963, p. 169.
Cette crise du sujet de la narration dans le « monologue intérieur »
fut contemporaine de la distinction fondamentale qu’opérait Benveniste
entre le sujet énonciateur, transcendant au procès linguistique, et le sujet
d’énonciation qui ne se constitue que dans et par l’énonciation : « C’est
dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet ; parce que
le langage seul fonde en réalité, dans sa réalité, qui est celle de l’être, le
concepts d’“ego” » (PLGI, p. 259).
La critique contemporaine, confrontée à la question du sujet de
l’écriture, a proposé des voies de recherches très différentes. Henri
1. G. Antoine, Vis-à-vis ou le double regard critique, op. cit., p. 65 et suiv.
98
L’œuvre comme acte de langage 5
Meschonnic, linguiste, poète et traducteur, a construit une œuvre
critique qui inclut poétique, histoire et théorie du langage. Outre-
Atlantique, Mikhael Riffaterre a fondé une stylistique structurale qui
renouvelle la compréhension des textes poétiques en y incluant le
« texte » du lecteur ; combinant l’approche intertextuelle de Riffaterre
et l’ambition herméneutique, Jean-Claude Mathieu a frayé une voie
originale d’analyse dont nous donnerons un exemple.
2.2 Le sujet du poème avec Henri Meschonnic
Les premiers travaux d’Henri Meschonnic (1932-2009) sont soli-
daires de ceux de Jean-Claude Chevalier qui, dans un petit ouvrage
qui a fait date1, a mis en évidence les « formes-matrices » qui consti-
tuent la sémantique subjective d’Apollinaire. Dans cette perspective,
H. Meschonnic a d’abord entrepris une critique générale de la linguis-
tique, des sciences humaines et de la phénoménologie (en particulier
dans Le Signe et le Poème, Gallimard, 1975), qui n’est pas toujours com-
prise par ses détracteurs, dans la mesure où cette critique, inspirée par
les philosophes de l’école de Francfort, interroge ces disciplines sur
leur conception même du langage ! Il suffit pourtant de citer l’un de
ses plus illustres représentants, Max Horkheimer (1895-1973), pour
comprendre la portée d’une telle question : « La théorie qu’élabore la
pensée critique ne travaille pas au service d’une réalité donnée, elle
en dévoile seulement la face cachée2. » Cette entreprise iconoclaste a
conduit H. Meschonnic à s’engager dans la « recherche des concepts
avec lesquels on pense le fonctionnement de la littérature3 ».
Cette recherche repose sur l’inclusion réciproque de trois concepts :
« rythme », « sens », « sujet du poème », sachant que le rythme, ici,
n’est pas de l’ordre de l’imitation (comme dans la théorie de l’har-
monie imitative), ni de l’ornement, mais qu’il est constitutif du
« sens » conçu comme activité et non comme résultat. Défini comme
« l’inscription du sujet dans l’ensemble de l’œuvre comme système
des valeurs de langage », le rythme est donc « ce par quoi le sujet
1. Cl. Chevalier, Alcools : essai d’analyse des formes poétiques, Paris, Minard,
« Lettres modernes », 1970.
2. M. Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, 1970, trad. fr. 1974,
Paris, Gallimard, p. 291.
3. H. Meschonnic, Les États de la poétique, Paris, PUF, 1985, p. 33.
99
5 L’œuvre comme acte de langage
n’est pas un emploi des pronoms personnels, mais tout son langage,
sémantique jusque dans l’infrasémantique1 ».
Le primat du rythme – notion ordinairement restreinte par les lin-
guistes au niveau suprasegmental de la chaîne parlée – ne renvoie pas
à tel trait physiologique ou psychologique. Inscrit dans l’organisation
consonantique et vocalique du discours (comme une sorte de syntaxe
prosodique intempestive), le rythme, défini encore comme le « sujet
du poème », est toujours transsubjectif, en ce sens que sa vocation est
de passer « de je en je2 ». C’est ainsi que « À la recherche du temps perdu
n’est peut-être un événement du langage que parce que c’est une orga-
nisation subjective du discours, un rythme qui traverse les mots mais
n’est dans aucun mot. Travail du discours, non du mot. Du discours
sur le mot3 ».
Si le sujet du poème n’est donc réductible à aucune des catégories de
la langue, c’est qu’il fait sa propre « grammaire ». Dans Pour la poétique
III : une parole écriture (Gallimard, 1973), c’est, par exemple, la décou-
verte du « Langage-solitude » d’Éluard « à tous les niveaux du dire dans
La Vie immédiate (p. 181). C’est aussi une grammaire « sérielle », en ce
sens qu’elle produit des effets de paronomase et d’accentuation dans
la prosodie du discours : dans Les Travailleurs de la mer4, Meschonnic
remarquait ainsi une prosodie du nom de « Gilliat », diffuse dans les
mots de son entourage immédiat, comme il relève dans Hamlet, une
sorte de diffusion des consonnes et des voyelles du nom « Ophélia »
dans les mots avoisinants : « là commence le récitatif dans la chose
littéraire, quelle qu’elle soit, roman, théâtre, poème5 ».
Dès lors, la notion de discours relève d’une physique du langage que
seule l’activité concrète du poème et de sa lecture permet de décou-
vrir. Pour une illustration de cette conception de la critique comme
« lecture-écriture », on se reportera notamment aux études sur Maurice
Scève, Eugène Guillevic, ou Henri Michaux, dans La Rime et la Vie ainsi
qu’aux traductions de la Bible hébraïque, notamment Cinq rouleaux
(Gallimard, 1970).
1. H. Meschonnic, Critique du rythme : anthropologie historique du langage,
Lagrasse, Verdier, 1982, p. 363.
2. H. Meschonnic, La Rime et la Vie, Lagrasse, Verdier, 1989, p. 256.
3. H. Meschonnic, Les États de la poétique, op. cit, p. 85.
4. H. Meschonnic, Écrire Hugo : pour la poétique IV, Paris, Gallimard, 1977.
5. H. Meschonnic, Poétique du traduire, Lagrasse, Verdier, 1999, p. 248.
100
L’œuvre comme acte de langage 5
2.3 La stylistique de Mikhael Riffaterre
Henri Meschonnic et Mikhael Riffaterre s’accorderaient peut-être sur
la nécessité de substituer à la mimèsis ou à « l’illusion référentielle1 » du
langage, la « signifiance » du discours poétique. Mais, chez le critique
américain, cette signifiance – synonyme de sémiosis – découle des seules
relations qui s’établissent entre les mots du texte, dont l’autonomie lin-
guistique est ainsi réaffirmée. « Autonomie » signifie que l’analyse, ici
structurale, peut et doit faire l’économie de ce qui apparaît essentiel non
seulement dans les Études de style de Leo Spitzer, à savoir l’individualité
de l’auteur ou l’expression d’une pensée symbolique préexistante, mais
aussi chez Meschonnic, à savoir l’avènement d’un sujet de l’écriture.
« Linguistique » signifie que la lecture sera immanente au texte – non
pas que le texte soit considéré comme un îlot coupé de l’univers, mais,
au contraire, qu’il soit relié de part en part, et selon une configuration
unique, au monde des « textes » et à lui seul. Dans cette perspective
– l’intertextualité étant une des conditions d’existence de tout texte, et
de toute lecture – le problème est de savoir comment le texte, en parti-
culier le texte poétique moderne se donne à « comprendre » au lecteur.
Suivons donc le lecteur de Mikhael Riffaterre. Lorsque l’on dit
d’un poème qu’il « parle » au lecteur, cela peut s’entendre de deux
manières. C’est ce que vérifie une double lecture du texte : une pre-
mière lecture qui s’effectue du texte vers le monde – c’est la compré-
hension référentielle, qui se heurte souvent dans la poésie moderne à
de multiples difficultés (densité des métaphores, incohérences, etc.) –
en sorte que c’est le monde, ou l’expérience que j’en ai, que je fais
parler à travers le texte. D’où la nécessité d’une seconde lecture, que
l’on peut appeler critique, parce que, faisant retour sur la première,
elle montre que si le texte me « parle » de telle manière et non d’une
autre, c’est qu’il inclut et déploie un autre texte matrice, non formulé,
qui le transforme ou « convertit ». Cette lecture immanente n’a pas
manqué de soulever des réticences – pourquoi refuser, par exemple,
qu’un texte ouvre sur une interprétation qui le dépasse (ou le trans-
cende) ? Un tel refus tient peut-être à la reconnaissance de la triviale
condition de l’écriture, qui, à moins d’être sacralisée, opère à partir
d’une incessante « conversion » de textes. On peut même montrer,
comme le fait M. Riffaterre, que la façon dont le texte signifie (la
1. M. Riffaterre, Littérature et réalité, collectif, Paris, Seuil, 1982.
101
5 L’œuvre comme acte de langage
sémiosis ou la signifiance) procède d’une phrase « matrice » que la lec-
ture seconde permet de découvrir.
Dans l’analyse d’un Spleen de Baudelaire, « Pluviose irrité contre la
ville entière », Riffaterre montre par exemple que ce qui « distingue et
rend particulièrement effectif le traitement que Baudelaire fait subir
à ce thème séculaire [descriptions d’après-midi pluvieux à l’abri de
la maison], c’est la permutation structurale qui convertit une mimèsis
d’intimité en un code négativant l’intimité et le bonheur qui l’accom-
pagne1 ». À titre d’hypothèse, le critique propose une matrice – qui
structure le texte à la façon d’un « paragramme » – et « qui pourrait
se lire à peu près ainsi : pas de refuge contre le malheur. L’expression
“contagieuse mélancolie” ferait aussi bien l’affaire2 ». Cette seconde
lecture met évidemment à distance le « vécu » ou le réel supposé,
pour mettre en évidence le travail sur les codes de la représenta-
tion auquel le poème convie le lecteur. Elle fait surtout appel à la
mémoire « intertextuelle » du lecteur, sans laquelle aucun texte n’est
lisible.
2.4 Jean-Claude Mathieu et la « conversion » de Plume
Les analyses de Riffaterre, prolongées, étoffées par des critiques de
talent, se révèlent d’une rare pertinence : Jean-Claude Mathieu, tout en
opérant une synthèse originale de la philologie allemande d’Erich Auer-
bach, a su mettre la théorie de Riffaterre à l’épreuve d’un texte célèbre
d’Henri Michaux, dans une étude publiée sous un titre qui est déjà une
poétique, « Légère lecture de Plume »3.
Cette analyse montre comment l’écriture de Michaux joue de la
plus insolente et insolite façon avec la mémoire du lecteur, saturée des
clichés dont se nourrit, comme chacun sait, le langage de la vie dite
« quotidienne ». Pris au pied de la lettre dans l’univers de la fiction, ces
clichés transforment le personnage de Plume en un redoutable anar-
chiste du langage, courant « à travers les locutions courantes ; le lieu
de ses “passages”, c’est le lieu commun. Il ne convient pas d’estomper,
1. M. Riffaterrre, Sémiotique de la poésie, Paris, Seuil, 1983, p. 90.
2. Ibid., p. 92.
3. Dans l’ouvrage collectif Ruptures sur Henri Michaux, sous la direction de Roger
Dadoun, Paris, Payot, 1976.
102
L’œuvre comme acte de langage 5
avec quelque gêne, le prosaïsme de Plume : il est consubstantiel au
texte » (p. 121). Or, paradoxalement, ce prosaïsme est le plus souvent
imperceptible à la première lecture, prise au piège de la brièveté de
la forme, de la logique des séquences sans continuité entre elles, de
leurs chutes qui déçoivent l’attente, bref de tout ce que l’on pourrait
mettre au compte de la « poésie » de ces textes. Il faut littéralement finir
par entendre les clichés, comme le fait Jean-Claude Mathieu, pour com-
prendre comment le texte de Plume est en réalité une trappe ouverte
sur l’intertexte le plus ordinaire qui soit, devenant du même coup « une
expérimentation des lieux communs. Par là s’opère une naturalisation
de l’absurde […] ; mais le récit reste vraisemblable pour le lecteur parce
qu’il repose sur des lieux communs qui expriment des vérités accep-
tables, admises par lui » (p. 127).
Dès le premier épisode de Plume, « L’homme paisible », J.-C. Mathieu
observe qu’« une légère “conversion” transforme un dicton qui com-
mande l’ensemble du texte – l’infortune vient en dormant. De sommeil
en sommeil, l’“homme paisible” va du vol de sa maison au morcellement
de sa femme et à sa condamnation à mort » (ibid.). Le repérage de cette
« légère » transformation initiale conduit la lecture à prendre conscience
de l’étendue du tissu de formules figées intégrées à l’histoire (« payer le
prix », « s’attirer des histoires », « d’un rien font un monde », « un beau
morceau »), du rôle des clichés informulés qui se transforment en évé-
nements (Plume, à Casablanca, alors qu’il parcourt en tous sens la ville
au pas de course, se souvient qu’il a « quantité de courses à faire »), et
à découvrir, enfin, que l’histoire est elle-même produite par ces clichés
traités comme de purs signifiants : dans Plume au restaurant, tous les
démêlés de Plume avec le contenu de son assiette, avec le menu récalci-
trant, n’ont d’autre but que « d’accomplir ce qu’il avait cru faire en toute
innocence : se mettre à table » (p. 131).
L’intérêt majeur de cette analyse, qui n’est qu’une étape de la
« Légère lecture de Plume », est d’ouvrir sur une interprétation opé-
ratoire pour l’ensemble de l’œuvre de Michaux : « Plume victime
de l’autonomie du langage dans le cliché, du code de la quotidien-
neté, est aussi constitué en sujet par le déport perpétuel du signi-
fiant » (p. 132). Ainsi ce texte, qui peut évoquer le burlesque acide
de Charlie Chaplin, ou l’univers incongru de Magritte, se dresse en
réalité comme une machine de guerre contre « la connivence idéolo-
gique » qui garantit le fonctionnement même du cliché comme vio-
lence exercée par le discours grégaire.
103
5 L’œuvre comme acte de langage
3. Critique littéraire et génétique des textes
3.1 Découverte de « l’avant-texte »
L’actuelle génétique des textes se distingue de « l’étude des sources »
dont G. Rudler, disciple de G. Lanson, faisait un préalable à toute lec-
ture des textes. Mieux vaut donc, comme le fait Raymonde Debray-
Genette dans un numéro de Littérature intitulé Genèse du texte, situer la
génétique par rapport à la poétique. Celle-ci,
« en s’attachant à analyser des textes achevés, c’est-à-dire constitués en
œuvre, semblait avoir oublié la vieille génétique, réduite, il est vrai, le plus
souvent à l’étude des “sources”, ou plutôt avoir esquivé les problèmes véri-
tables que soulèverait une génétique pleine et entière. […] Entre l’étude
du hors-texte comprise comme l’exploration des alentours, et celle, achar-
née, de ce qu’on voudrait appeler l’intexte, fermé sur lui-même, il existe
une étendue, plus ou moins considérable, qui ne se réduit ni à l’un ni à
l’autre, et dont on ne sait s’il faut l’appeler un texte, ni même du texte ».
Littérature n° 28, décembre 1977, p. 19.
Le premier travail de la nouvelle génétique a donc consisté à construire
son objet, en distinguant « trois ordres de finalité ou de compétence :
– le manuscrit est un ensemble de supports matériels portant du
texte […] ;
– les brouillons sont l’ensemble des documents qui ont servi à la rédac-
tion d’un ouvrage […] ;
– un avant-texte est une certaine reconstruction de ce qui a précédé un
texte, établie par un critique à l’aide d’une méthode spécifique, pour faire
l’objet d’une lecture en continuité avec le donné définitif1 ».
Mais cette géographie préalable soulève une question inattendue : quel
sera, aux yeux du généticien, le texte de référence ? Si c’est le texte achevé,
comme on s’en doute, celui-ci devient alors texte primitif opposé à l’avant-
texte. Il serait alors du plus banal positivisme que d’opposer une perfection
du texte par rapport à l’avant-texte, « alors qu’il ne saurait exister d’autre
attitude rigoureuse que celle qui pose à chaque fois deux textes2 ».
1. J. Bellemin-Noël, « Reproduire le manuscrit, présenter les brouillons, établir
un avant-texte », Littérature, op. cit., p. 9.
2. J. Bellemin-Noël, Le Texte et l’avant-texte, op. cit., p. 25.
104
L’œuvre comme acte de langage 5
Cette égalité de traitement ne saurait toutefois faire l’économie de
la notion de finitude du texte (comme état arrêté), laquelle ne saurait
éluder celle de finition et plus encore celle de finalité du texte. Devant
tout texte inachevé (le manuscrit des Pensées de Pascal par exemple,
ou tel roman retrouvé de Georges Perec, comme 53 jours, dont la fin
manquante est restituée par Harry Matthews), le critique sera amené à
redéfinir le « fini » d’un texte, à envisager en somme une poétique de la
génétique, évitant de réduire cette dernière à des problèmes d’« évolu-
tion » ou de « progrès ».
Si le généticien a été considérablement aidé dans sa tâche par les écri-
vains contemporains eux-mêmes – qui ont souvent théorisé les formes de
production de leur œuvre (c’est le cas bien connu de La Fabrique du pré,
de Francis Ponge), quand ils n’ont pas simplement légitimé les ambitions
scientifiques de la génétique, comme Aragon faisant don de ses manus-
crits au CNRS en 1970 –, cette aide pourrait bien être un obstacle pour
la poétique, dans la mesure où la genèse est ici programmée par l’auteur.
L’étude de l’avant-texte, en revanche, peut se révéler très féconde
pour tout un ensemble d’écrits de travail, comme les Carnets et dossiers
de Zola ou la correspondance de Flaubert avec Louise Colet, puisque
l’on y « voit » l’œuvre en travail, le passage du chantier à l’œuvre
organisée, le transfert du document, ou du savoir, vers la fiction, le
renversement du général en singulier, et peut-être la mutation de la
philosophie en littérature. Quant à l’analyse des manuscrits propre-
ment dite, elle montre surtout le récit en ses métamorphoses (pour
paraphraser le titre d’un ouvrage important de R. Debray-Genette1).
Pour la conduite de l’interprétation des états successifs d’un « même »
texte, nous renvoyons à l’analyse éclairante que Pierre-Marc de Biasi
propose des sept manuscrits de l’incipit du conte de Flaubert, « La
légende de Saint Julien l’hospitalier »2.
3.2 Le manuscrit comme « système »
R. Debray-Genette qui a coordonné un ouvrage critique de réfé-
rence3 n’excluant de la génétique aucune approche, aucune référence
1. R. Debray-Genette, Les Métamorphoses du récit, Paris, Seuil, 1988.
2. P.-M. de Biasi, La Génétique des textes, Paris, Nathan Université, « 128 », 2000.
3. R. Debray-Genette, Travail de Flaubert, Paris, Seuil, 1983.
105
5 L’œuvre comme acte de langage
théorique, propose de distinguer deux types d’effets dans le procès de
genèse d’une œuvre, des effets d’exogenèse et des effets d’endogenèse1.
Les premiers (qui ne sauraient se réduire aux « sources » et
« influences » de la critique traditionnelle) ressortissent à la façon dont
se sont formés les « stéréotypes poétiques, les constellations d’images
qui donnent naissance à un motif, voire au sujet d’un livre. Par exemple,
le rôle considérable de la lecture dans l’imaginaire de Flaubert a été
mis en évidence par Michel Foucault à propos de La Tentation de Saint
Antoine2, par Claude Mouchard3, ainsi que par Jacques Neefs4 et Ray-
monde Debray-Genette5.
Les seconds relèvent de ce qui fait système dans la façon dont
chaque écrivain s’approprie ces éléments du « dehors ». Les brouillons
deviennent ici, peu à peu, ce manuscrit spécifique, où tous les modèles
abstraits du texte (« récit », « description », etc.) se désagrègent, partent
en pièces, voire en loques, selon le cas. La génétique peut ainsi tirer
parti d’une véritable poétique du manuscrit : le manuscrit-collage de
Balzac remet en cause l’idée reçue des « unités organiques » (en réa-
lité un artefact scolaire) qui composeraient ses romans, tandis que le
manuscrit kaléidoscope de Flaubert montre qu’il compose en fugue et
multiplie les thèmes incomplets, si bien qu’il y aurait ici homologie
entre la genèse du texte et l’allure cinématographique d’un récit comme
celui de L’Éducation sentimentale qui préfigure les « montages » des plus
grands romans de Raymond Queneau.
La critique génétique élargit sans nul doute l’horizon de la lecture,
puisqu’elle remet en cause le préjugé selon lequel le texte serait un objet
fini, alors qu’il n’est, même achevé, qu’un « état », un mode de lisibilité,
ou pour reprendre la formule célèbre de Joyce, un « work in progress ».
1. Ibid., p. 24 et suiv.
2. M. Foucault, « La bibliothèque fantastique », Travail de Flaubert, op. cit.
3. Cl. Mouchard, « La consistance des savoirs dans Bouvard et Pécuchet », ibid.
4. J. Neefs, « Salambô, textes critiques », Littérature, no 15, oct. 1974, Modernité
de Flaubert.
5. R. Debray-Genette, « Science et écriture », ibid..
La critique d’écrivains
6
La critique d’auteurs, ou « critique des maîtres », notion avancée pour
la première fois en 1930 par Albert Thibaudet dans Physiologie de la
critique, fut reprise un peu plus tard, par Albert Béguin qui voyait
l’expression de cette critique autant chez Maurice Blanchot, Georges
Blin, Jean-Paul Sartre que chez Julien Gracq (« Le critique dans son
temps », 1948, Création et Destinée, Seuil, 1973, p. 189-193), et, plus
tard encore, par Tzvetan Todorov, chez Sartre, Blanchot et Barthes,
dans son panorama autocritique, Critique de la critique. Un roman d’ap-
prentissage (Seuil, coll. « Poétique », 1984). C’est dire l’intérêt de cette
notion qui permet à cette critique de se démarquer de la « critique
spontanée », assurée par le journalisme, et surtout, toujours dans l’esprit
de Thibaudet, de la « critique des professeurs » (il visait alors Lanson et
Brunetière) « qui a essayé de nous persuader que son sceptre régissait le
monde critique tout entier1 ». Cette analyse par anticipation du « champ
de la critique » que n’aurait pas désavoué Pierre Bourdieu, permettait
de reconnaître des chefs-d’œuvre de la critique devenus aujourd’hui
méconnus, comme Le Génie du christianisme de Chateaubriand, William
Shakespeare de Hugo, ou L’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci
de Valéry, que l’on rangerait aujourd’hui dans la classe des essais, genre
incertain par lequel avait commencé Proust.
On se propose ici de repérer les lignes de force de la critique telle
que l’ont pratiquée des auteurs du XXe siècle dont la singularité n’est pas
contestable : Péguy, qui, à la charnière des XIXe et XXe siècles du fait de
sa vie brève, s’est toujours proclamé vrai lecteur2 plutôt que « critique »,
terme trop professionnel qu’il eût sans doute raillé ; Gide, qui, « par
son œuvre et la manière dont il l’a liée à sa vie, a donné une significa-
1. Albert Thibaudet, Physiologie de la critique, réédité par Jean-Claude Zylberstein,
Les Belles Lettres, coll. « Le goût des idées », 2013, p. 103. Il s’agit d’un recueil de
six conférences prononcées en 1922.
2. Charles Péguy, voir notamment Victor-Marie Comte Hugo ainsi que Clio,
Œuvres en prose complètes, t. III, édition de Robert Burac, la Pléiade.
107
6 La critique d’écrivains
tion nouvelle au mot essai1 » ; Sartre, Blanchot, Barthes, qui participent
des ruptures autant que des engagements (1940-1970) ; Gracq, enfin,
dont le parcours solitaire s’est montré réfractaire à toute théorie. Cette
périodisation gagnera toujours à être interrogée2 et confrontée à d’autres
regards, comme celui que, réfugié en France, porte Walter Benjamin sur
l’actualité littéraire parisienne à la fin des années 19303.
1. Charles Péguy ou l’opération de la lecture
Les trois volumes de l’édition des Œuvres complètes en prose de
Charles Péguy dans l’édition de R. Burac (Bibliothèque de la Pléiade)
permettent de mesurer l’ampleur de l’activité critique de Péguy, et de
reconnaître enfin son influence sur l’évolution ultérieure de la critique
littéraire en France. Péguy, contre le positivisme de son époque,
affirme en effet le primat de la relation avec le texte, que sa condi-
tion temporelle (en un sens diamétralement opposé au point de vue
chronologique des historiens) rend inépuisable. À l’inverse de ce
scientisme, qui croit pouvoir épuiser son objet, Péguy anticipe, à sa
manière, sur les théories de la réception et met l’accent sur le rôle
décisif du lecteur : « la lecture est l’acte commun, l’opération commune du
lisant et du lu, de l’œuvre et du lecteur, de l’auteur et du lecteur4 ».
Écrivain engagé dans l’aventure des Cahiers de la quinzaine qu’il
fonde en 1900, Péguy invente une critique atypique entre journalisme
et texte d’auteur – dont s’inspirent les Situations de Sartre (voir infra) –
qu’il « essaie » à l’occasion des débats que soulèvent la parution de tel
ouvrage, l’impact de tel événement politique comme l’affaire Dreyfus
ou la crise de l’enseignement laïc5. Quatre textes – deux articles, « Zan-
1. Maurice Blanchot, « Gide et la littérature d’expérience », La Part du feu, Galli-
mard, 1949, p. 217.
2. Sur cette question on se reportera à l’ouvrage de Denis Labouret, Littérature
française du XXe siècle, Armand Colin, coll. « Lettres Sup », 2013.
3. Walter Benjamin, Lettres sur la littérature, édition établie et préfacée par Muriel
Pic, traduite de l’allemand avec Lukas Bärfuss, Zoé, 2016. Il s’agit de sept « essais
épistolaires » exceptionnels adressés à Max Horkheimer entre 1937 à 1940.
4. Ch. Péguy, Clio, édition posthume, Paris, Gallimard, 1932, p. 20.
5. Nous renvoyons à l’anthologie de Jean Bastaire, Péguy tel qu’on l’ignore, Paris,
Gallimard, 1973, « Folio », 1996. La meilleure introduction à l’œuvre en prose.
108
La critique d’écrivains 6
gwill » (1904) et « L’Argent suite » (1913), et deux livres, Victor-Marie
Comte Hugo (1910) et Clio (édition posthume, 1932) – donnent un
aperçu significatif de la manière de Péguy.
Dans « Zangwill », article de circonstance sur l’écrivain Israël Zan-
gwill, Péguy, n’hésitant pas à caricaturer l’adversaire, décoche ses
flèches contre le déterminisme de Taine appliqué à La Fontaine, et plus
généralement contre le scientisme de Renan :
« L’idée moderne, la méthode moderne revient essentiellement à
ceci : étant donnée une œuvre, étant donné un texte, comment le
connaissons-nous ; commençons par ne point saisir le texte ; surtout
gardons-nous bien de porter la main sur le texte ; d’y jeter les yeux »
Ch. Péguy, Œuvres complètes, op. cit., p. 1397.
« [car] telle est bien la pensée de derrière la tête de tous ceux qui
ont fondé la science historique moderne, introduit les méthodes
historiques modernes, c’est-à-dire de tous ceux qui ont transporté,
en bloc, dans le domaine de l’histoire les méthodes scientifiques
empruntées au sciences qui ne sont pas des sciences de l’histoire »
Ibid., p. 1415.
Ces arguments ne sont pas éloignés de ceux que Barthes utilisera
contre l’histoire littéraire : « Enfermer Racine dans le siècle de Louis XIV,
quand aujourd’hui, ayant pris toute la reculée nécessaire, nous savons
qu’il est une colonne de l’humanité éternelle, quelle inintelligence et
quelle grossièreté, quelle présomption, au fond quelle ignorance »
(p. 1439). Le reproche, fondé, vise surtout la prétention des techniciens
du texte – les philologues comme Renan – à évacuer tout l’inconnais-
sable qu’oppose le chef-d’œuvre, ce que Péguy dénonce comme une
« anticipation métaphysique, une usurpation théologique » (p. 1436).
La cible de « L’Argent suite » vise G. Lanson (et son disciple G. Rudler,
fondateur de la critique des « sources »), le célèbre cours de Lanson sur
l’histoire du théâtre français :
« Il arriva une catastrophe. Ce fut Corneille.[…] On sentait presque
que M. Lanson faisait des avances à Corneille. Il ne demandait pas
mieux que d’expliquer Corneille, et d’épuiser [nous soulignons]
par l’enfilement des causes secondes. […] Mais tout le monde
avait compris que celui qui comprend le mieux Le Cid, c’est celui
109
6 La critique d’écrivains
qui prend Le Cid au ras du texte ; dans l’abrasement du texte ; dans
le dérasement du sol ; et surtout celui qui ne sait pas l’histoire du
théâtre français. »
Ibid., p. 862.
La lecture de Péguy, méditation sur la condition temporelle, donc
toujours inachevée de l’œuvre, procède par allers et retours, zigzags,
boucles, selon le mouvement en spirale de la lecture. Ce processus très
concerté, déjà illustré par la manière dont Montaigne égarait « l’indili-
gent lecteur », est lié au type particulier d’attention qu’il requiert. Lec-
teur de Bergson, Péguy a découvert, dans Matière et mémoire, la réalité
de cette forme d’attention qui, loin d’obéir à la loi de la causalité, se
meut par cercles concentriques, à la manière d’un « télégraphiste qui,
en recevant une dépêche importante, la réexpédie mot pour mot au lieu
d’origine pour en contrôler l’exactitude1 ». Contre ceux qui ne voient
dans l’œuvre qu’un résultat, ou contre ceux qui en vénèrent les manus-
crits comme une « source », « un absolu », « un commencement absolu »
– alors que « l’opération de l’œuvre est essentiellement un problème,
un problème de l’organisation même de la mémoire2 » – Péguy invente
une prose inclassable, à laquelle Raymond Queneau rendra hommage
comme « expression d’une “pensée” qui fait travailler le larynx, un lan-
gage intérieur à la limite même de l’explosion orale3 ».
Voici un passage représentatif qui donne à comprendre, dans ses
métaphores et ses reprises, le rapport métaphysique du texte au Temps,
du texte comme Mémoire des textes non écrits affleurant pourtant sur
la page, et dont chaque lecteur, selon l’époque, ne saisit jamais qu’une
parcelle :
« Saurons-nous jamais combien de fois et en combien de langages
et sous combien de formes l’œuvre s’est jouée avant que de tomber
sur le papier […] d’autant qu’il est bien rare, dit-elle, que la main
de l’auteur marche comme sa tête. […] Mais l’auteur, s’il est vrai-
ment un auteur, vit dans un affleurement perpétuel de textes.
[…] Une masse énorme, (et non pas seulement des pensées),
1. H. Bergson, Matière et mémoire, Paris, PUF, « Quadrige », 1985, p. 111.
2. Ch. Péguy, Clio, op. cit., p. 43.
3. R. Queneau, « Lectures pour un front », 1945, Bâtons chiffres et lettres, Paris,
Gallimard, 1965, p. 181.
110
La critique d’écrivains 6
des mondes veulent à chaque instant passer par la pointe de sa plume.
C’est un océan qui doit, qui veut s’écouler par une pointe. Or il ne
peut passer à la fois, que l’épaisseur, que la largeur d’une pointe. »
Ch. Péguy, Clio, op. cit., p. 137.
2. André Gide, inquiéteur et traducteur
Contemporain de Proust, de Péguy et de Claudel, André Gide est
peut-être le seul écrivain de sa génération qui, avec Valéry, s’affran-
chit progressivement de toute religion littéraire (celle du symbolisme
en particulier), et même de toute religion, devenant, entre les deux
guerres, le « découvreur » insatiable de la modernité, pour reprendre
le titre d’une conférence de 1941 sur Henri Michaux1. Cette vocation
sera inséparable de son engagement pour la vérité : vérité personnelle
avec Corydon (l’homosexualité) en 1924, et politique avec le Voyage
au Congo (contre le despotisme colonial) en 1934 et le Retour d’URSS
(contre l’imposture du régime bolchévique) en 1937.
Dans le numéro Hommage à André Gide (Éd. du Capitole, 1928), le
grand critique Jean Prévost commençait son article en déclarant que
Gide « eût pu être le plus grand des critiques français » s’il n’avait
« préféré être un écrivain créateur », sachant que chez lui c’est « l’esprit
critique qui crée », et conclut ainsi : « Gide a été parfait critique de soi-
même, pour jamais ne se recommencer, toujours se renouveler d’un
livre à l’autre […]. Cette autocritique est l’une des causes dominantes
de sa grandeur2. » De fait, la singularité de Gide réside d’abord dans
une invention romanesque critique, toute forme littéraire contenant déjà
sa propre interrogation, comme l’annonce le tout début de Paludes en
1895 : « Avant d’expliquer aux autres mon livre, j’attends que d’autres
me l’expliquent », car « ce qui surtout m’y intéresse, c’est ce que j’y ai
mis sans le savoir, – cette part d’inconscient que je voudrais appeler la
part de Dieu. » La critique impliquera donc une critique de soi comme
1. André Gide, « Découvrons Henri Michaux », Essais critiques, édition présen-
tée, établie et annotée par Pierre Masson, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », p. 733-749.
2. Jean Prévost, « André Gide critique », in Les critiques de notre temps et Gide,
p. 74-77.
111
6 La critique d’écrivains
sujet plein et autosuffisant, ce dont Roland Barthes (voir plus loin) se
souviendra : « Gide est ma langue originelle1. »
Éduqué dans un milieu bibliste protestant, Gide n’a pas la religion du
grand homme ou du grantécrivain. C’est ainsi qu’il faut comprendre sa
vibrante apologie de « L’influence en littérature », conférence prononcée
à Bruxelles en 1900 : « Dois-je citer le mot de l’Évangile ? Oui, car je ne
pense pas le détourner de son sens : “Celui qui veut sauver sa vie (sa vie
personnelle) la perdra ; mais qui veut la perdre la sauvera’’ (ou pour tra-
duire plus exactement le texte grec : “la rendra vraiment vivante”)2. » Par
là Gide indique ce que signifiera pour lui sa quête proprement critique :
« ne jamais craindre les influences, mais au contraire les rechercher avec
une sorte d’avidité qui est comme l’avidité d’Être » (ibid).
Invité en 1913 par un « grand quotidien, d’indiquer les dix
romans français qu’[il] préfère », il propose La Chartreuse de Parme,
Les Liaisons dangereuses, puis « après ces deux romans, si l’on ne res-
treint pas mon choix à la France, je ne cite que des étrangers. […]
qu’est-ce qu’un Lesage auprès d’un Fielding, ou d’un Cervantès ?
Qu’un abbé Prévost en regard d’un Defoë ? Et même : Qu’est-ce
qu’un Balzac en face d’un Dostoïevski3 ? »
Si Dostoïevski, dont Gide fut l’un des ambassadeurs en France,
occupe, avec Goethe et Shakespeare (dont il traduit Hamlet), une large
part de son œuvre critique, il faut aussi compter Pouchkine (La Dame de
pique), R. Tagore (L’Offrande lyrique), Taha Hussein (Le Livre des jours),
Knut Hamsum (La Faim), Hermann Hesse (Voyage en Orient), tout
Conrad, que lui avait recommandé Claudel et dont il traduit Typhon,
Thomas Mann (La Montagne magique, la trilogie de Joseph), Rilke, dont il
traduit les Cahiers de Malte Lauris Bridge, et tant d’autres qui s’inscrivent
dans la perspective d’une littérature mondiale (ou Weltlitteratur).
À la « critique des professeurs » en crise au moment où il entre en litté-
rature, Gide répondra qu’« il n’y a pas de critique intéressante en tant que
genre, et il y a des critiques intéressants4 ». D’autant plus intéressant est
le cas de Gide que, musicien autant que lecteur, il pratique la critique à
l’oreille en accordant une place déterminante à la diction (Gide lisait sou-
1. Roland Barthes par Roland Barthes, Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1975, p. 103.
2. André Gide, « De l’influence en littérature », Essais critiques, op. cit, p. 410.
3. « Les dix romans français que… », Essais critiques, p. 271.
4. Réponse à l’enquête de Georges le Cardonnel et Charles Velay, in Essais
critiques, p. XXII.
112
La critique d’écrivains 6
vent à la voix) et à la citation : « Il faudrait presque tout citer ; mieux vaut
renvoyer au livre ; je n’écris que pour y amener le lecteur1. » Avec Gide,
la critique implique désormais le dépassement de son propre savoir au
bénéfice de la vérité de l’autre : « Le meilleur moyen pour apprendre à se
connaître, c’est de chercher à comprendre autrui2. » Œuvre à deux voix,
sa correspondance avec Roger Martin du Gard3 donne l’accès le plus
juste à celui qui, selon son propre mot, fut un « inquiéteur ».
3. Jean-Paul Sartre, miroir critique de son temps
« Mais quand nous consumerions notre vie dans la critique, qui donc
pourrait nous le reprocher ? La tâche de la critique est devenue totale, elle
engage l’homme entier. » Cette proclamation de 1947, extraite de Situa-
tions II4, fait de Sartre (1905-1980) sinon le plus grand critique de son
époque, du moins celui qui « a découvert, dans sa pratique plutôt que
dans sa théorie, que dans la connaissance de l’homme et de ses œuvres,
la “forme” prise par notre recherche est indissociable de la recherche
même5 ». Cette forme – « pont jeté entre la “prose” et la “critique”6 »
– définirait l’essai tel qu’il se diffuse dans tous les genres d’écriture
pratiqués par Sartre : roman (La Nausée, 1938), philosophie (L’Être et le
Néant, 1943), théâtre (Huis clos, 1944). La revue Les Temps modernes,
qu’il fonde en octobre 1945 avec Maurice Merleau-Ponty, occupait la
place laissée vacante par la Nouvelle Revue française (qui ne reparaîtra
qu’en 1953) pour devenir la première tribune des critiques-écrivains
– de même que la revue Critique, fondée avec l’aide de Georges Bataille,
accueillait, dès l’année suivante, Roland Barthes et Maurice Blanchot.
L’activité critique de Sartre inclut des textes de natures très différentes :
à l’ensemble des dix volumes d’articles publiés de 1947 à 1976 sous le
titre de Situations, il faut ajouter des monographies classiques (Baudelaire,
1. « Dostoïevski d’après sa correspondance », Essais critiques, p. 473.
2. André Gide, Journal. Une anthologie (1889-1949), choix et présentation de Peter
Snyder avec la collaboration de Juliette Solvès, p. 221.
3. Correspondance : Gide – Martin du Gard, établie par Jean Delay, tome 1 :
1913-1934, tome 2 : 1935-1954, Gallimard 1968.
4. J.-P. Sartre, Situations II, Paris, Gallimard, 1948 ; réédité sous le titre Qu’est-ce
que la littérature ?, p. 348.
5. T. Todorov, Critique de la critique, op. cit., p. 66.
6. Ibid.
113
6 La critique d’écrivains
Gallimard, 1947, « L’engagement de Mallarmé », 1952, publié dans le
no 18-19 de la revue Obliques en 1979), l’essai inclassable sur Jean Genet
(Saint-Genet, Comédien et martyr, Gallimard, 1952), le roman analytique
sur Flaubert, L’Idiot de la famille (Gallimard, 3 vol., 1971 et 1972).
Aux yeux de Sartre, philosophe de « l’existence », si l’homme ne se
définit en creux que par le devoir-être que lui impose la conscience, alors
il n’est pas de littérature qui puisse s’écrire hors de l’histoire concrète de
cette conscience perceptive (c’est l’histoire de Roquentin dans La Nausée).
D’où l’allure de manifeste de son premier essai sur la littérature (si décrié
plus tard par Julien Gracq) : « la fonction de l’écrivain est de faire en sorte
que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne puisse s’en dire inno-
cent1 ». Sartre s’est appliqué à lui-même cette exigence de lucidité dans
Les Mots, en démontrant, avec cette ironie acide qui traverse son œuvre,
comment sa vocation précoce d’écrivain résultait du renversement de
l’héritage des Belles-Lettres transmis par son éducation bourgeoise.
De fait, les textes de Situations consacrés à la critique littéraire (en
particulier dans les volumes I et IV) constituent le miroir critique de la
culture que Sartre a voulu tendre au public de son époque, en lui pro-
posant une lecture philosophique, politique et esthétique de la littéra-
ture moderne, française et étrangère. Mais les innovations narratives des
romanciers, surtout des romanciers américains qu’il contribue large-
ment à faire lire, ne sont jamais étudiées pour elles-mêmes : « Une tech-
nique romanesque renvoie toujours à la métaphysique du romancier.
La tâche du critique est de dégager celle-ci avant d’apprécier celle-là2. »
Rendant compte du Parti pris des choses de Francis Ponge, il veut
y voir simultanément une expérience de la conscience phénoménolo-
gique et une pratique de la poésie radicalement neuve :
« Les poèmes de Ponge se présentent comme des constructions biseautées
dont chaque facette est un paragraphe. À travers chaque facette, on voit
l’objet entier. Mais chaque fois d’un autre point de vue. L’unité organique
est donc le paragraphe : il se suffit. […] On ne passe pas d’une facette à
l’autre, mais plutôt il faut imprimer à la construction entière un mouve-
ment de rotation qui amène une facette nouvelle sous notre regard. »
J.-P. Sartre, « L’Homme et les choses », Situations I, op. cit., p. 270.
1. J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 31.
2. J.-P. Sartre, « La temporalité chez Faulkner », Situations I, Paris, Gallimard,
1947 ; rééd. « Folio », sous le titre Critiques littéraires, 1996, p. 71.
114
La critique d’écrivains 6
Par le va-et-vient constant entre l’analyse et l’appel à la coopération
du lecteur, autant que par le recours peu académique à la métaphore,
Sartre a contribué, plus qu’aucun autre critique de sa génération, à
rapprocher la littérature moderne du grand public, tout en comblant
le fossé qui, traditionnellement, sépare la philosophie de l’enseigne-
ment des lettres. Ce faisant, il mettait en avant chez les écrivains de
son choix, non seulement un style particulier, mais aussi et surtout ce
que Roland Barthes, son contemporain – et dans une certaine mesure
son successeur – appellera une écriture, c’est-à-dire « une morale de
la forme ».
À première vue, le projet sartrien de comprendre l’œuvre « géné-
tiquement », par la vie de son auteur (Baudelaire, Genet, Mallarmé,
Flaubert) peut sembler anachronique après le Contre Sainte-Beuve
de Proust, et surtout après l’avènement de la critique structurale.
Réservé toutefois quant à la pertinence du structuralisme (estimant
que celui-ci, appliqué à la littérature, ne peut l’appréhender que de
l’extérieur), Sartre s’approprie en réalité les postulats des sciences
humaines, en particulier ceux de la psychanalyse et de la sociologie
marxiste, mais en les dépassant, afin de retrouver le choix qu’un écri-
vain fait de son existence. Cette conception met en jeu une philo-
sophie de l’homme défini par sa liberté ou, comme l’écrit Sartre en
1960, par son « projet » :
« Donc l’homme se définit par son projet. Cet être matériel dépasse
perpétuellement la condition qui lui est faite […]. C’est ce que nous
nommons l’existence et par là, nous n’entendons pas une substance
stable qui se repose en elle-même mais un déséquilibre perpétuel, un
arrachement à soi de tout le corps. »
J.-P. Sartre, « Question de méthode », Critique de la raison dialectique,
Paris, Gallimard, 1960, p. 95.
De cette philosophie découle « la méthode d’approche existentia-
liste » que Sartre définit comme une « méthode progressive-régressive »
qui, en procédant par va-et-vient dialectique, fait surgir le conflit vivant
qui oppose « l’objet », c’est-à-dire l’œuvre, à l’époque (tandis que les
marxistes voyaient l’œuvre intégrée dans l’histoire). Prenant l’exemple
de Gustave Flaubert, Sartre suggère que faute de faire toute sa place
à cette contradiction, « on ne parviendra à comprendre ni cet étrange
monstre qu’est Madame Bovary ni l’auteur ni le public. Bref, une fois de
115
6 La critique d’écrivains
plus, on jouera avec les ombres » (ibid., p. 94). Telle est la complexité
du cas de Flaubert – choisi parce qu’il est aux antipodes des concep-
tions existentialistes – dont Sartre entreprendra l’élucidation sous le
titre éminemment romanesque de L’Idiot de la famille (Gallimard, 3 vol.,
1971 et 1972) avec l’ambition de répondre à la question suivante :
« Que peut-on savoir d’un homme aujourd’hui ? » – projet encyclopé-
dique, explicitement sous-tendu chez Sartre par l’écriture narrative que
permet et encourage la méthode progressive-régressive.
Mais comment rendre compte d’une œuvre non seulement pour ce
qu’elle dit de l’auteur et de la névrose de son époque, mais aussi pour
ce qu’elle vaut en tant qu’œuvre d’art ? L’ambition dialectique de L’Idiot
de la famille (le dernier tome prévu pour l’étude « littéraire » proprement
dite de Madame Bovary ne paraîtra pas) transforme la méthode en un
torrent romanesque, qui répondrait peut-être à la définition du « roman
critique » – comme forme totale de la critique – que Sartre donnait
à propos d’un roman d’André Puig, L’Inachevé, dans Situation IX, en
19701.
4. Maurice Blanchot, au-delà de la critique
Réplique négative de Sartre, qui conçoit la critique comme une péda-
gogie pratique à l’usage de ses contemporains, l’écriture de Maurice
Blanchot (1907-2003) a exercé une rare fascination sur ses lecteurs,
car elle se situe de façon indécidable entre une métaphysique, voire
une théologie du sens, et un mythe romantique de l’art conçu
comme expérience de la mort : celui d’Orphée – « Quand Orphée
descend vers Eurydice, l’art est la puissance par laquelle s’ouvre la
nuit2 » – comme celui des Sirènes de l’Odyssée : « Le récit est […] le
récit d’un seul épisode, celui de la rencontre d’Ulysse et du chant
insuffisant et attirant des Sirènes3 ». Cette conjonction inédite du
discours conceptuel et d’une parole oraculaire confère à la voix de
M. Blanchot la tonalité d’une plainte sans fond, à la mesure de la
déréliction qui l’inspire :
1. On consultera l’ouvrage de J.-Fr. Louette, Jean-Paul Sartre, Paris, Hachette,
« Portraits littéraires », 1993, p. 217-220.
2. M. Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 227.
3. M. Blanchot, Le Livre à venir, op. cit., p. 13.
116
La critique d’écrivains 6
« Il n’y a pas de langage vrai sans une dénonciation du langage par
lui-même, sans un tourment de non-langage, une obsession d’ab-
sence de langage de laquelle tout homme qui parle sait qu’il tient le
sens de ce qu’il dit. »
M. Blanchot, La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949 p. 265.
Cette solitude originelle de l’œuvre « ne signifie pas qu’elle reste
incommunicable, que le lecteur lui manque. Mais qui la lit entre dans
cette affirmation de la solitude de l’œuvre, comme celui qui l’écrit
appartient au risque de cette solitude1 ». Une étrange parenté semble
s’établir entre celui qui lit et celui qui écrit, l’un « comme » l’autre pre-
nant part, en quelque sorte, au même « secret de l’écriture2 », secret
dont la littérature déploierait l’évidence inépuisablement : le pouvoir
des mots nous sépare et nous exclut du monde :
« Dans la parole meurt ce qui donne vie à la parole ; la parole est la
vie de cette mort, elle est “la vie qui porte la mort et se maintient en
elle”. Admirable puissance, mais quelque chose était là qui n’y est
plus. Quelque chose a disparu. Comment la retrouver, comment me
retourner vers ce qui est avant, si tout mon pouvoir consiste à en
faire ce qui est après ? Le langage de la littérature est la recherche de
ce moment qui la précède. »
« La littérature ou le droit à la mort », La Part du feu, op. cit., p. 329.
Tel le feu qui consume ce dont il vit, « l’espace littéraire » est fatale-
ment celui où se joue la « mort » de l’écrivain (comme origine supposée
de son discours), puisque parle à travers lui une absence irrémédiable.
L’assertion célèbre selon laquelle « La littérature se passe maintenant de
l’écrivain3 » fut reçue par nombre d’écrivains et de théoriciens contem-
porains comme l’expression la plus haute d’une nouvelle religion litté-
raire. Cet anonymat de la parole conduit en effet à concevoir l’expérience
littéraire comme une dramaturgie du langage, cherchant à rejoindre ce
qu’Emmanuel Levinas, dans De l’existence à l’existant (publié en 1947)
avait « mis en “lumière” sous le nom d’“Il y a”, ce courant anonyme et
impersonnel de l’être qui précède l’être » (La Part du feu, p. 334).
1. M. Blanchot, L’Espace littéraire, op. cit., p. 11.
2. M. Blanchot, Le Livre à venir, op. cit., p. 19.
3. M. Blanchot, La Part du feu, op. cit., p. 329.
117
6 La critique d’écrivains
Cette posture radicalise le discours de Blanchot, qui s’efforce de
dégager la littérature de tout ce qui la fait exister (l’auteur, sa psy-
chologie, son histoire, mais aussi les notions reçues de « genre », de
« style », de « langue », bref, tout ce qui a trait au matériau linguistique
de l’œuvre). En délestant ainsi l’œuvre de toutes ces déterminations
sociales ou individuelles, Blanchot veut faire apparaître la littérature
comme une parole de l’origine perdue, bannière sous laquelle il range
les écrivains (parmi lesquels Pascal, Joubert, Hölderlin, Mallarmé,
Kafka, Musil, Broch, Artaud, Rilke, Michaux) auxquels il a consacré
l’essentiel de ses lectures, et qu’il a puissamment contribué à faire lire.
5. Roland Barthes ou le critique en mouvement
L’assertion selon laquelle « toute critique est critique de l’œuvre et
critique de soi-même1 » dit peut-être l’essentiel de la problématique
de l’essayisme critique de R. Barthes. Reconnu comme théoricien de
la littérature avec son entrée au Collège de France en 1977 où il
occupa jusqu’à sa mort la chaire de sémiologie littéraire, R. Barthes
(1915-1980) jouit toutefois d’un statut ambigu dans la critique uni-
versitaire. Lui-même a souvent souligné le caractère composite de
son entreprise, plus soucieuse d’expérimenter un regard décapant
sur la société française des années cinquante (Mythologies, Seuil,
1957), puis de mettre les nouvelles sciences humaines à l’épreuve
des faits que de leur prêter allégeance : « s’il est vrai que j’ai voulu
longtemps inscrire mon travail dans le champ de la science, lit-
téraire, lexicologique et sociologique, il me faut bien reconnaître
que je n’ai produit que des essais, genre ambigu où l’écriture le
dispute à l’analyse2. »
C’est en posant sans détour la question de la critique comme forme
d’écriture, que Barthes s’est révélé cet écrivain indirect, tour à tour vili-
pendé puis annexé par la critique universitaire.
Les recherches de Barthes s’inscrivent sur plusieurs plans hétéro-
gènes. Les volumes d’Essais critiques, dont la parution s’échelonne de
1. R. Barthes, « Qu’est-ce que la critique ? », Essais critiques, op. cit., p. 254.
2. R. Barthes, Leçon inaugurale au Collège de France, Seuil, 1978 ; « Points », 1989,
p. 7.
118
La critique d’écrivains 6
1964 à 1984, prolongent, d’une certaine manière, la démarche de Sartre
dans les Situations. Mais, de la critique à la réflexion sur l’enseignement
de la littérature, de la science du Texte (dont le programme fait l’objet
de l’article célèbre rédigé en 1973 pour l’Encyclopœdia universalis) à la
critique comme « plaisir du texte », Barthes s’est ingénié à déplacer les
frontières qui séparent les spécialités (littérature, linguistique, psycha-
nalyse, histoire, sociologie). De part et d’autre de cette ligne fluctuante,
Barthes s’est livré, d’une part, à l’écriture de l’essai sur le mode de l’auto-
portrait fragmentaire (Roland Barthes par Roland Barthes, Seuil, 1975) et,
d’autre part, à l’investigation des systèmes de signes, dont l’essentiel est
paru dans un ouvrage posthume, L’Aventure sémiologique (Seuil, 1985).
Ces oscillations font de l’œuvre proprement critique de Roland
Barthes celle d’un chercheur dont l’objet est moins la littérature (qui
se confondait, à l’époque, avec les genres littéraires) que l’« écriture »,
définie comme une morale de la forme. Par exemple, Barthes peut
considérer que « l’écriture de Robbe-Grillet est sans alibi, sans épais-
seur et sans profondeur : elle reste à la surface de l’objet et la parcourt
également, sans privilégier telle ou telle de ses qualités ; c’est donc le
contraire même d’une écriture poétique1 ». Un écrivain, en effet, ne
se définit pas seulement par sa langue, ni même par son style, mais
surtout par le choix de son « écriture », notion définie en 1953 dans
Le Degré zéro de l’écriture, écho inversé du Qu’est-ce que la littérature ?
de Sartre, paru cinq ans plus tôt. Si la dimension de l’engagement
n’en a pas disparu, elle renvoie désormais à la fonction idéologique
de toute forme littéraire, dont R. Barthes date l’émergence, dans la
littérature moderne, de l’œuvre de Flaubert :
« Dès l’instant où l’écrivain a cessé d’être un témoin de l’universel
pour devenir une conscience malheureuse (vers 1850), son premier
geste a été de choisir l’engagement de sa forme, soit en assumant, soit
en refusant l’écriture de son passé. »
R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1953,
Introduction, p. 9.
La critique de l’« écriture » (qui se distingue peu d’une histoire des
« écritures ») transcende donc « la diversité des “genres” » (p. 81). D’où
1. R. Barthes, « Littérature objective » (1954), dans Essais critiques, Paris, Seuil,
« Points », 1981, p. 30.
119
6 La critique d’écrivains
l’attention de Barthes à des phénomènes apparemment grammaticaux, en
réalité idéologiques, comme la valeur d’emploi de la troisième personne
ou du passé simple dans le roman du XIXe siècle : « Le passé narratif […]
constitue l’un de ces nombreux pactes formels établis entre l’écrivain et la
société, pour la justification de l’un et de l’autre. Le passé simple signifie
une création : c’est-à-dire qu’il la signale et qu’il l’impose » (p. 49).
C’est lorsque le passé simple est remplacé par des formes « plus
fraîches, plus denses et plus proches de la parole (le présent ou le
passé composé) » (p. 50) qu’il y a rupture de ce pacte, comme cela se
produit dans L’Étranger de Camus, dans les récits de Maurice Blan-
chot, ou, d’une autre manière, dans les effets de parlé introduit dans
l’écrit par Raymond Queneau.
On a parfois voulu voir dans l’adhésion provisoire de Barthes aux
thèses structuralistes un abandon de ce programme, comme si la
période des années 1960-1980 constituait l’horizon indépassable de la
critique. En réalité, la démarche de R. Barthes ne se réduit ni à l’un ni
à l’autre des grands courants de ce que l’on a appelé la « nouvelle cri-
tique ». La seule attitude exigible de la part du critique, c’est, dit-il, un
« pouvoir d’étonnement, difficilement mesurable » (ibid.), étonnement
analogue à celui qu’éprouva Barthes en découvrant le théâtre de Bertold
Brecht auquel il dédiait ses premières critiques : « le théâtre doit cesser
d’être magique pour devenir critique, ce qui sera encore pour lui la
meilleure façon d’être chaleureux1 ».
L’alliance de ces deux termes, « critique » et « chaleureux », caracté-
rise, en effet, la période sémiologique de R. Barthes, de « L’introduction à
l’analyse structurale des récits » en 1966, à l’« Analyse textuelle d’un conte
d’Edgar Poe » en 1973 (repris dans L’Aventure sémiologique). Ces analyses,
en effet, ne prétendent pas « décrire la structure d’une œuvre […] mais
plutôt produire une structuration mobile du texte (structuration qui se
déplace de lecteur en lecteur tout le long de l’Histoire)2 ». Avec S/Z (Seuil,
1970), Barthes donnera l’unique exemple en France de ce type de lec-
ture, « en procédant à l’analyse détaillée du texte littéraire sans prendre
en compte sa nature intentionnelle3 », ce qui, avec le recul du temps,
1. R. Barthes, « La révolution brechtienne », 1955, dans Essais critiques, op. cit.,
p. 51.
2. R. Barthes, L’Aventure sémiologique, op. cit., p. 330.
3. T. Pavel, « Mutations et équilibres dans la critique française récente », art.
cité, p. 100.
120
La critique d’écrivains 6
paraît irrecevable – voire entaché d’un certain narcissisme critique,
comme le soutient Thomas Pavel – et exposé à l’arbitraire le plus total.
En effet, l’analyse de Sarrazine, testée au cours d’un séminaire, s’emploie
à défaire le « tissu » du texte pour montrer comment s’y agencent les
divers « codes » constitutifs, le critique passant le texte au crible de ces
codes et le découpant en segments (ou lexies) de volume variable pour en
faire le procès : « Nos lexies seront, si je puis dire, des tamis aussi fins que
possible, grâce auxquels nous “écrémerons” le sens, les connotations1. »
Si le texte, selon cette hypothèse, ne se distingue plus des codes qui le
traversent, la critique n’a plus pour objet des œuvres, définies par leur
« littérarité », entité introuvable, mais à du Texte – conçu comme frag-
mentation et productivité infinies de « sens ». Cette démarche assigne
au Texte une fonction de symptôme : « ce que les sciences humaines
découvrent aujourd’hui, en quelque ordre que ce soit, sociologique,
psychologique, psychiatrique, linguistique, etc., la littérature l’a tou-
jours su ; la seule différence, c’est qu’elle ne l’a pas dit, elle l’a écrit2 ».
Si la posture de R. Barthes, critique, a souvent oscillé entre le statut
de chercheur indépendant mais respecté, et celui, plus énigmatique,
de libertaire de la critique, son évolution vers une forme de lecture
hédoniste, peut s’expliquer par la crainte d’être assimilé à un théoricien
positiviste de la littérature :
« “L’arbre est à chaque instant une chose neuve ; nous affirmons la
forme parce que nous ne saisissons pas la subtilité d’un mouvement
absolu.” (Nietzsche). Le texte serait lui aussi cet arbre dont nous
devons la nomination (provisoire) à la grossièreté de nos organes.
Nous serions scientifiques par manque de subtilité. »
R. Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Le Seuil, 1973, p. 96.
Le choix de l’écriture fragmentaire qui s’est imposé progressivement
à Barthes du Plaisir du texte (1973) à Fragments d’un discours amoureux
(1977) correspond sans doute à la forme inquiète, et finalement beau-
coup plus nomade qu’on ne l’a dit, d’un discours qui n’a pas toujours
évité les pièges du dogmatisme. En dernier ressort, l’écriture de l’essai,
chez Barthes, transforme la critique en une quête inapaisée du sujet
1. R. Barthes, L’Aventure sémiologique, op. cit., p. 332.
2. R. Barthes, « De la science à la littérature » (1967), Le Bruissement de la langue,
Paris, Seuil, « Points », 1984, p. 19.
121
6 La critique d’écrivains
même de l’écriture, comme en témoignent les Cours et séminaires au
Collège de France publiés à titre posthume (Seuil, Imec, 2002, 2003)
sous la direction d’Éric Marty.
6. Julien Gracq, la critique affective
Julien Gracq a toujours dénoncé les dogmatismes d’une critique qui
promeut l’académisme des avant-gardes en critère de qualité : on lira
avec la plus grande attention le texte d’une conférence prononcée à ce
propos à l’École normale supérieure en 1960, « Pourquoi la littérature
respire mal1 ». On lira aussi son analyse acide de l’institution littéraire
en 1951 (La Littérature à l’estomac, J. Corti, 1951) qui démonte les
stratégies commerciales de l’édition et de la critique littéraire pari-
siennes dans une France où, plus généralement, sévissait une « crise
du jugement littéraire2 ».
En réponse à cette crise de l’esprit critique, J. Gracq, romancier et
essayiste, propose, dès son premier essai et coup de maître (André
Breton, J. Corti, 1948), une critique qui cherche, pour chaque écri-
vain, « le problème original que pose sa manière d’écrire ». Une critique
qui comprend qu’une écriture se distingue avant tout en ce qu’elle
est capable de rendre « une pensée entièrement sensible tout au long
de son cheminement3 ». L’attention passionnée portée aux moyens
formels de l’écrivain ne vise donc pas l’inventaire de lois générales,
mais la reconnaissance d’une qualité, ou d’une « vertu », indivisible :
« par là, l’œuvre d’art me livre son caractère opératoire distinctif, qui
est d’occuper immédiatement et sans différenciation aucune toute ma
cavité intérieure [nous soulignons]4 ». Par ces mots, Gracq reconnaît sa
dette envers le surréalisme, en particulier Breton, chez qui la meilleure
critique est une critique de « l’émoi5 ».
Julien Gracq ne se prévaut ni des sciences humaines (sans pour autant
les ignorer, ni les mépriser) ni d’une métaphysique qui surplomberait la
littérature. La théorie, à ses yeux, est toujours suspecte de courir après
1. J. Gracq, Préférences, Paris, J. Corti, 1961, p. 73-104.
2. Repris dans Préférences, op. cit., p. 12.
3. J. Gracq, André Breton, op. cit. ; rééd. 1989, p. 143.
4. J. Gracq, En lisant en écrivant, Paris, J. Corti, 1982, p. 172.
5. J. Gracq, Lettrines, Paris, J. Corti, 1967, p. 46.
122
La critique d’écrivains 6
des abstractions : « Tout ce qui théorise, tout ce qui généralise par trop
dans la “science de la littérature”, et même dans la simple critique, me
paraît sujet à caution » (En lisant, en écrivant, p. 179). Auxiliaire désin-
téressé de l’écrivain, le critique s’inscrit de façon active dans la marge
de ses livres préférés (notamment ceux de Balzac, Stendhal, Nerval,
Lautréamont ou Proust). Les analyses de Julien Gracq, comme il le dit
lui-même, « naissent d’une observation presque ponctuelle » (ibid.).
Cette ponctualité donne aux recueils critiques de J. Gracq leur allure
paradoxale de poèmes en prose, ou d’essais poétiques, qui constituent
autant de « fragments de cartes à très grande échelle » (p. 180), seul
moyen fiable dont dispose le cartographe de la littérature pour rendre
compte des affects que l’œuvre provoque chez le lecteur. En somme,
le critique essayiste aborde les œuvres « là où aucun label de garantie
encore ne les désigne et ne les distingue » (p. 173). L’analyse de la struc-
ture importe donc moins que le type de communication que la littéra-
ture propose, ce « courant » (ibid.) qu’elle fait passer, en d’autres termes
ce « plaisir qui ne se prête à aucune substitution » (p. 178), l’œuvre
n’étant pas un objet mais un événement « qui s’appelle le ton » et qui
suscite, en retour, une écriture critique marquée par le trouble subi.
« Au fond, comme l’écrit justement Philippe Berthier, le grief majeur de
Gracq à l’égard de la critique professionnelle, c’est sa frigidité, ou son
détachement, l’impression qu’elle donne de s’occuper de quelque chose
qui ne la concerne pas vraiment, qui n’a aucune chance de la modifier1. »
Si l’intelligence du « ton » ne relève pas plus d’une science que d’un
hédonisme littéraire, elle suppose en revanche une mémoire vivante du lan-
gage, « la connaissance de son maniement, produit d’un long usage, d’une
passion invétérée et d’un instinct alerté de ses automatismes cachés, de ses
liaisons enterrées » (En lisant en écrivant, p. 256). D’où le mirage des caté-
gorisations, puisque « presque tout, dans le mot, est frontière » (p. 257) :
« En matière de critique littéraire, tous les mots qui commandent
à des catégories sont des pièges. Il en faut, et il faut s’en servir, à
condition de ne jamais prendre de simples outils-pour-saisir, outils
précaires, outils de hasard, pour des subdivisons originelles de la
création. »
J. Gracq, En lisant en écrivant, p. 174.
1. Ph. Berthier, Julien Gracq critique : d’un certain usage de la littérature, Lyon, PUL,
1990, p. 50.
123
6 La critique d’écrivains
On comprendra que l’avertissement de J. Gracq, qui exhortait la cri-
tique à ne pas confondre la « littérature à l’estomac » et « ceci d’essen-
tiel qu’aujourd’hui elle oublie, et qui est, je crois bien sa respiration1 »,
résonne toujours comme un appel à la relation singulière qui s’établit
entre le texte et son lecteur, comme raison d’être de la critique.
1. J. Gracq, Préférences, op. cit., p. 104.
Conclusion
Vers une critique transfrontalière
Sans la critique, écrit Milan Kundera, toute œuvre est livrée « aux
jugements arbitraires et à l’oubli rapide ». Pire, on la confond souvent
avec « une simple information sur l’actualité littéraire » – confusion
qui, dans le cas des Versets sataniques de l’écrivain Salman Rushdie,
entraîna « la condamnation à mort d’un auteur […], et le texte du
livre n’avait plus aucune importance, il n’existait plus ». Sans la cri-
tique littéraire « en tant que méditation, en tant qu’analyse, qui sait
lire plusieurs fois le livre dont elle veut parler, nous ne saurions rien
aujourd’hui ni de Dostoïevski, ni de Joyce, ni de Proust1 ».
Ce diagnostic lucide vaut plus encore pour les littératures dites
d’« expression française », enseignées tardivement dans les départe-
ments de lettres des universités françaises2. L’élection récente de Dany
Laferrière à l’Académie française et le recrutement d’Alain Mabanckou
en 2016 pour la chaire annuelle de création artistique du Collège de
France sont une exception qui confirme la règle. Mais cette évolution
est d’abord redevable aux essais de Michel Leiris, premier écrivain
ethnographe de langue française, notamment Contacts de civilisation
en Martinique et en Guadeloupe (1955), Brisées (1966) et Zébrage (pos-
thume, 1992), et à trois préfaces majeures de Jean-Paul Sartre : l’une,
Orphée noir3, pour la première anthologie de poètes noirs, éditée par le
poète sénégalais L. S. Senghor (1948) ; une autre pour Les Damnés de
la terre du Martiniquais Frantz Fanon (1956) ; et la troisième pour le
Portrait du colonisé, du juif tunisien Albert Memmi (1957).
1. Milan Kundera, Les Testaments Trahis, Gallimard, 1993, « Folio », p. 35-36.
2. Voir Christiane Chauley-Achour, « Qu’entend-on par ‘‘francophonies litté-
raires’’ ? Quels enjeux de transmission ? », Convergences francophones, P.U. de
Cergy-Pontoise, 2006.
3. Voir Kathleen Gyssels, « Sartre postcolonial ? Relire Orphée noir plus d’un
demi-siècle après », Cahiers d’études africaines, no 179-180 (3), 2005.
125
Conclusion
Souvent perçues comme périphériques d’un centre légiférant que
représenterait la République des Lettres1, les francophonies littéraires
impliquent des aires linguistiques, plurilinguistiques et pluriculturelles
longtemps considérées comme subordonnées à l’empire colonial fran-
çais, dont elles ont dû s’émanciper pour conquérir, parfois de haute
lutte et dans des conditions encore souvent méconnues en France, leur
existence littéraire.
Pour ces raisons, ces littératures gagnent à être comprises de deux
façons conjointes : comme des Contre-littératures, selon le titre de Ber-
nard Mouralis2 qui, avant Edward Saïd3, montrait que le questionne-
ment postcolonial en littérature devait éclairer le renouveau des études
culturelles, et comme des « écritures en deux langues »4 – ce que sont
la plupart de ces littératures. Qu’il s’agisse de redéfinir les genres litté-
raires et parfois même de les oublier, de repenser la modernité à l’aune
d’une oralité multiple, de renverser la notion d’exotisme, de déplacer
une notion aussi restrictive que celle de « langue maternelle », la tâche
qui s’annonce devrait susciter chez les étudiants un nouveau désir de
décentrement, sans lequel toute critique est appelée à se répéter, et à
dépérir5.
1. Voir encore à Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, op. cit.
2. Bernard Mouralis, Les Contre-littératures, Hermann, « Fictions pensantes »,
2011. Nouvelle édition revue et corrigée avec une préface inédite de l’auteur et
un avant-propos d’Anthony Mangeon.
3. Edward W. Saïd, L’Orientalisme : l’Orient créé par l’Occident (1978), traduit par
Catherine Malamoud, Seuil, 1980, Points/essais, 2005, avec préface et postface de
l’auteur, dont la lecture s’impose.
4. Alain Ricard, Littératures d’Afrique noire. Des langues aux livres, Karthala, 1995,
p. 151.
5. Note de l’auteur : pour les références bibliographiques de cet ouvrage on se
reportera aux ouvrages cités dans le corps du texte et dans les notes de bas de
page.
Achevé d’imprimer
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