I
Nous étions plusieurs enfants à pleurer la mort de mon oncle. Avant je ne pleurais que lorsqu’on me
frappait ou quand je perdais quelque chose. J’avais déjà vu des gens pleurer. C’était le temps de la
famine dans le Rif. La sécheresse et la guerre. Un soir j’eus tellement faim que je ne savais plus comment
arrêter mes larmes. Je suçais mes doigts. Je vomissais de la salive. Ma mère me disait, un peu pour me
calmer :
— Tais-toi. Nous émigrerons à Tanger. Là-bas le pain est en abondance. Tu verras, tu ne pleureras plus
pour avoir du pain. À Tanger les gens mangent à leur faim. Regarde ton frère Abdelkader, lui, il ne pleure
pas.
Les yeux d’Abdelkader : profonds et hagards. À le regarder dans cette absence, je m’arrêtais de
pleurer. Sa sérénité me procurait de la patience mais pas pour longtemps.
Mon père, furieux, me donne des coups de pied en hurlant :
— Arrête, fils de pute, tu mangeras, tu mangeras avant même ta mère.
Il me prit par le bras et me jeta par terre. Il me roua ensuite de coups avec rage. Ma culotte était
mouillée.
Nous avons pris le chemin de l’exil, à pied. Sur le bord de la route, il y avait des charognes, des
oiseaux noirs et des chiens. Ventres ouverts, déchirés. La pourriture.
La nuit, nous plantions notre tente n’importe où, là où la fatigue devenait insupportable. On entendait le
hurlement des renards, et on apercevait des gens qui enterraient vite les victimes de la faim là où elles
étaient tombées. Mon frère toussa tout au long du voyage.
— Dis, mère, est-ce que mon frère va mourir lui aussi ?
— Non, il ne mourra pas. Il est juste malade.
— Mais mon oncle est mort.
— Non, ton frère ne mourra pas.
À Tanger, je ne vis pas les montagnes de pain qu’on m’avait promises. Certes, dans ce paradis on avait
faim mais on n’en mourait pas comme dans le Rif.
Quand la faim me prenait aux tripes, je sortais dans les rues de notre quartier qui s’appelait joliment
« la source du petit chat » (Aïn Qettiouett). Je fouillais dans les poubelles. J’avalais ce qui était encore
mangeable. Là j’ai rencontré un gamin, nu-pieds, à peine vêtu.
— Tu sais les poubelles de la ville nouvelle sont plus intéressantes que celles de notre quartier. Les
détritus des chrétiens sont plus riches que ceux des musulmans 1…
Je partais ainsi loin de ma rue. Seul ou avec les autres gamins. Nous étions les enfants des poubelles.
Un jour j’ai trouvé dans un coin de rue une poule morte. Je l’ai ramassée et l’ai cachée sous ma chemise.
Je la serrais contre ma poitrine. J’avais peur de la perdre. Mes parents n’étaient pas à la maison. Seul
mon frère était étendu. Ses grands yeux éteints surveillaient l’entrée. Quand il vit la poule, une lueur
traversa son regard. Il eut un sourire. Une lueur de vie traversa son visage amaigri. Il haletait tout en
toussant. Je pris un couteau et me mis dans la direction de la prière. J’égorgeai la bête. Pas de sang. À
peine une goutte. Je me souviens avoir vu dans le Rif des voisins égorger un agneau. Ils avaient mis un
seau sous sa tête pour recueillir le sang. Ma mère qui était malade a dû boire ce sang. Elle était sur son lit
et balbutiait des mots incompréhensibles. Pourquoi la poule n’avait pas donné de sang ? Je me mis à la
plumer quand j’entendis la voix de ma mère :
— Mais que fais-tu ? Où as-tu volé cette poule ?
— Je l’ai trouvée. Elle était un peu fatiguée, alors je l’ai égorgée avant qu’elle ne rende l’âme. Si tu ne
me crois pas, demande à mon frère.
— Tu es fou ! L’homme ne mange pas de la charogne. Nous échangeâmes, mon frère et moi, un regard
bien triste. Il ferma les yeux, attendant un peu de nourriture.
Nous habitions une seule pièce. Mon père, quand il rentrait le soir, était toujours de mauvaise humeur.
Mon père, c’était un monstre. Pas un geste, pas une parole. Tout à son ordre et à son image, un peu comme
Dieu, ou du moins c’est ce que j’entendais… Mon père, un monstre. Il battait ma mère sans aucune raison.
Plusieurs fois, je l’ai entendu la menacer :
— Je vais t’abandonner, fille de pute ! Je vais te laisser seule et tu n’auras qu’à te débrouiller avec ces
deux chiots.
Il prisait du tabac, parlait tout seul et crachait sur des passants invisibles. Il nous insultait et disait à ma
mère :
— Tu es une putain et une fille de putain.
Il injuriait le monde entier, maudissait Dieu et ensuite se repentait.
Abdelkader pleure de douleur et de faim. Je pleure avec lui. Je vois le monstre s’approcher de lui, les
yeux pleins de fureur, les bras lourds de haine. Je m’accroche à mon ombre et je crie au secours : « Un
monstre nous menace, un fou furieux est lâché, arrêtez-le ! » Il se précipite sur mon frère et lui tord le cou
comme on essore un linge. Du sang sort de la bouche. Effrayé, je sors de la pièce pendant qu’il essaie de
faire taire ma mère en la battant et en l’étouffant. Je me suis caché. Seul. Les voix de cette nuit me sont
proches et lointaines. Je regarde le ciel. Les étoiles viennent d’être témoins d’un crime. Un profond
sommeil règne sur la ville. Je vois la silhouette de ma mère. Sa voix très basse. Elle me cherche dans les
ténèbres. Pourquoi n’est-elle pas assez robuste et plus forte que le monstre ? Les hommes battent les
femmes. Les femmes pleurent et crient.
— Mohamed, mon Mohamed ! Viens ! N’aie pas peur !
J’ai pris plaisir à la voir sans qu’elle me voie.
— Je suis là, mère.
— Viens !
— Non ! Il va me tuer comme il vient de tuer mon frère.
— N’aie pas peur ! Viens avec moi ! Il ne te tuera pas. Tais-toi. Il ne faut pas que les voisins nous
entendent.
Je l’ai trouvé accablé, il sanglotait tout en prisant son tabac. Étrange ! Il tue son fils et ensuite il le
pleure.
Nous avons veillé en silence. Le mort fut lavé et enveloppé dans le linceul. C’était mon premier
enterrement. Le corps de mon frère était enveloppé dans une natte et porté par un vieux cheikh. Mon père
suivait. Moi, pieds nus, je suivais en boitant. Ils l’ont mis dans une fosse mouillée. Je tremblais et
pleurais. Une tache de sang coagulé s’était accrochée à la lèvre inférieure. Le vieil homme remarqua que
mes orteils étaient blessés.
— D’où vient ce sang sur tes pieds ?
— J’ai marché sur du verre.
Mon père ajouta :
— C’est un imbécile ce gosse. Il ne sait même pas marcher.
Le vieil homme me demanda :
— Tu aimais bien ton frère ?
— Oui, beaucoup. Ma mère l’aimait beaucoup. Elle l’adorait.
— Bien sûr ! Qui n’aime pas ses enfants ?
Je me rappelai le geste monstrueux de mon père en train de tordre le coup à Abdelkader. J’ai failli
dire :
— Mon père n’aimait pas mon frère. D’ailleurs, c’est lui qui l’a tué. Oui, je dis bien tué. Assassiné. Je
l’ai vu. J’ai assisté au meurtre. C’est lui qui l’a tué. Je l’ai vu. Il lui a tordu le cou. Le sang a giclé de sa
bouche. Je l’ai vu de mes propres yeux. C’est mon père son assassin.
Pour atténuer la haine que je portais à mon père, je me suis mis à pleurer. J’avais peur. Après tout il
pouvait me tuer moi aussi.
Il se baissa sur moi et me dit à voix basse :
— Ça suffit. Arrête de pleurer.
— C’est vrai, dit le vieil homme, arrête de pleurer. Ton frère est reparti chez Dieu. À présent il est
avec les anges.
Je hais aussi cet homme qui avait enterré mon frère.
Il achetait un sac de pain et du tabac bon marché et partait très loin de Tanger retrouver des soldats
espagnols avec qui il devait faire quelque menu trafic. Le soir il revenait avec le même sac plein d’habits
militaires usés qu’il revendait aux manœuvres marocains dans le grand socco. Un soir, il n’est pas rentré.
Je me suis endormi, laissant ma mère avec son angoisse. Les jours ont passé. Aucun signe. J’essayais de
consoler ma mère, de l’aider à avoir patience. L’aimait-elle ? Ne l’aimait-elle pas ? J’ai compris la
nature de ses sentiments quand elle m’a dit :
— Nous voilà seuls. Abandonnés. Qui viendra s’enquérir de notre sort ? Nous ne connaissons
personne dans cette ville. Rquya, ta grand-mère, ta tante Fatma et ton oncle Idriss ont émigré à Oran. Les
soldats espagnols ont dû arrêter ton père. Tu sais, il avait déserté l’armée espagnole…
Nous apprîmes qu’effectivement il était dans la prison des militaires. Un soldat marocain, à qui il
refusait de vendre une couverture de l’armée, l’avait dénoncé.
Ma mère partait dans la ville à la recherche de travail. Elle avait peur, peur de revenir à la maison les
mains vides. Elle sanglotait. Des charlatans lui écrivaient des amulettes pour que mon père sorte de
prison et qu’elle trouve du travail. Elle passait le reste du temps à prier, à implorer le ciel et allumer les
bougies des marabouts. Elle consultait aussi les voyantes. Elle se lamentait :
— Il n’y aura de libération de mon mari, il n’y aura de travail et je n’aurai de la chance que si Dieu le
veut ainsi que son prophète Mohammed.
Alors je demandai à ma mère :
— Mais pourquoi Dieu ne nous donne-t-il pas un peu de chance comme aux autres ?
— Dieu seul sait. Nous, nous ne savons rien. Ce n’est pas bien d’interroger Dieu. Lui sait. Nous, nous
ne savons rien. Il est au-dessus de nous tous.
Elle vendit des objets pris dans la maison et m’envoya un jour avec une bande de gamins arracher des
herbes d’un verger voisin. J’avais peur. Je ne connaissais personne dans cette bande. J’étais seul parmi
des inconnus. Seul, je le fus vraiment quand ils se sont mis à me taper dessus. Ils n’aimaient pas les
étrangers, les nouveaux venus dans la ville. J’étais cet étranger à éliminer. Je réussis à les semer et
descendis à la médina. J’aimais beaucoup l’activité qui y régnait. J’aimais le mouvement des hommes et
des choses. Le grand socco est le centre de cette agitation. J’y ai trouvé de quoi me nourrir : quelques
feuilles de choux, des pelures d’oranges et quelques fruits abîmés.
J’ai vu un agent de police poursuivre un enfant à peine plus grand que moi. Peu de distance les
séparait. Ç’aurait pu être moi. J’étais cet enfant pris de panique. Les gens criaient : « Il va l’attraper, il va
l’attraper… Oh ! il l’a attrapé ! »
J’ai eu peur. Je tremblais de peur. Je me suis vu une seconde entre les mains du flic. J’ai prié Dieu
pour qu’il intervienne, mais il ne s’est point manifesté. Le gosse était bien dans le filet du flic. J’ai eu de
la haine et du dégoût pour ceux qui avaient crié, pour ceux qui étaient du côté de la brutalité du flic. De
loin, j’ai vu une femme, une étrangère qui s’approchait de la foule des badauds. Elle était en colère et
disait des choses dans une langue que je ne comprenais pas. Un passant fit ce commentaire :
— On ne lui a laissé que l’anse du sac sur le bras…
Je reçus un coup de bâton sur les fesses. Je bondis en l’air, criant en riffain : « Mère ! Mère ! » J’ai
insulté le flic dans ma tête. Deux autres flics étaient arrivés avec leur matraque. Bousculade et panique.
Quelle honte ! De grands gaillards frappent les petits et malmènent les hommes pauvres qui traînent sur
cette place, sans travail.
On m’avait dit que la police frappait les gens et les emprisonnait dans le cas grave d’un assassinat ou
d’un vol important… Après cet incident, je suis allé au cimetière principal Bouaraqya. Je pris quelques
branches de basilic des jolies tombes et les déposai sur celle de mon frère. Il y avait dans ce cimetière
beaucoup de tombes sans fleurs, sans dalle, juste une motte de terre et deux pierres, l’une pour désigner la
tête, l’autre les pieds. Des tombes oubliées, couvertes d’herbes quelconques. La distinction entre riches
et pauvres n’épargne pas les morts. Quand je demandai à ma mère : « Mais pourquoi l’homme meurt ? »,
elle me répondit : « Parce que Dieu le veut. »
— Mais où vont-ils après ?
— Au paradis ou en enfer.
— Et nous deux ?
— Au paradis si Dieu le veut.
— Qu’est-ce qu’il y a au paradis ?
— Tu poses trop de questions. Quand tu seras grand tu comprendras tout ça.
J’avais trouvé dans ce cimetière les herbes que je cherchais. Trois hommes assis sur le bord d’une
tombe étaient en train de boire. L’un d’eux m’appela :
— Viens par ici, petit garçon ! Viens, je vais te donner quelque chose ! » J’eus peur et pris la fuite :
« Donne-le à ta mère, bâtard ! » L’herbe était bonne. Ma mère en fit un bon repas. Moi, j’avalais plus que
je ne mâchais.
— Où l’as-tu prise ?
— Au cimetière Bouaraqya.
— Au cimetière !
— Oui, au cimetière. Qu’est-ce qu’il y a de mal à ça ? J’ai visité la tombe de mon frère, j’y ai déposé
du basilic. J’ai remarqué que la motte de terre n’est plus très haute. Si elle continue de baisser, bientôt il
n’y aura plus de tombe, ça se confondra avec la terre et nous ne retrouverons plus le lieu où repose mon
frère.
Elle cessa de manger et eut les larmes aux yeux. Je continuai :
— Cette herbe abonde au cimetière, tout autour des tombes oubliées.
— Mon fils, ce qui pousse dans les cimetières ne doit pas être consommé.
— Pourquoi ?
Elle était très embarrassée. Je mangeais avec appétit. J’ai cru un moment qu’elle allait vomir. Elle me
dit en riffain :
— Ça suffit !
— J’ai toujours faim.
— Où as-tu ramassé le basilic pour ton frère ?
— Sur certaines tombes qui étaient toutes couvertes de fleurs…
Elle était vraiment en colère :
— Demain, tu vas retourner au cimetière et tu remettras les fleurs à leur place. Tu oublies que ces
tombes ont leurs propriétaires. Fais attention. Il ne faut pas qu’on te voie en train de les remettre. Nous
achèterons des fleurs pour ton frère, et nous lui élèverons un joli tombeau.
Elle se mit à sangloter et me serra contre elle. Des larmes coulèrent sur mon visage. Je l’accompagnais
au grand socco où elle achetait du pain rassis que revendaient les mendiants sous l’arbre du saint Sidi
Makhfi. Elle trempait ce pain dans une marmite d’eau chaude avec un peu d’huile et quelques épices.
Un matin elle me dit :
— Je vais aller au marché. J’achèterai des légumes et des fruits et les revendrai. Toi, reste là. Ne joue
pas avec les gamins et n’abandonne pas la maison aux voleurs.
Entre les gosses du quartier et moi, il existe une petite distinction. Quoique certains soient plus
misérables que moi. J’ai vu un jour l’un d’eux ramasser la carcasse d’un poulet et en sucer les os en
disant : « Les habitants de cette maison ont une poubelle intéressante, généreuse… » J’étais pour eux
l’affamé venu d’ailleurs :
— C’est un Riffain. Il est arrivé du pays de la famine et des assassins.
— Il ne sait pas parler arabe.
— Les Riffains sont malades et partout où ils vont ils répandent la famine.
— Même leurs animaux sont malades.
— En tout cas, nous ne mangeons pas leurs bêtes. D’ailleurs elles les rendent encore plus malades.
— Oui, quand meurt une vache, ou une brebis, ils la mangent quand même. Ils mangent de la charogne.
Ce mépris du Riffain frappe aussi celui qui est descendu de la montagne. La différence c’est qu’on
considère le Riffain comme un traître et le montagnard comme un pauvre type, un naïf.
Notre voisin possède un poirier très riche. Je passais des heures à observer ses fruits. Un matin il me
surprit en train d’essayer de cueillir une belle poire, la plus belle, avec un roseau. Il me traîna par terre.
J’essayais de me détacher. J’ai eu tellement peur que j’ai pissé dans ma culotte.
— C’est lui qui détruit les fruits, dit-il à sa femme. C’est pire qu’une puce. Il démolit plus qu’il ne
mange. C’est un rat.
La femme me demanda gentiment :
— Où est ta mère, mon enfant ?
— Elle est allée vendre les légumes au marché.
— Arrête de pleurer. Et ton père ?
— En prison.
— En prison ?
— Oui, c’est bien ça, en prison.
— Le pauvre ! Pourquoi est-il en prison ?
Elle me répéta la question tout en me caressant le visage.
— Dis-moi, pourquoi a-t-on mis ton père en prison ?
Je me suis dit que la franchise dans ce cas-là serait une atteinte à la dignité de mes parents.
— Je ne sais pas pourquoi. Ma mère sait.
L’homme et la femme se concertèrent. Allaient-ils me garder auprès d’eux ? Leur fille était là, pieds
nus ; ses mains pures et innocentes mouillées. La mère et la fille avaient pitié de moi. Pas l’homme. Lui,
tout en prenant les choses à la légère, voulait me punir, voulait me faire sentir la faute. Il me prit par la
main et me fit entrer dans une chambre pleine d’objets cassés, une sorte de débarras, et me dit :
— Reste tranquille ici. Surtout ne te mets pas à pleurer. Je te corrigerai avec cette branche verte si tu
pleures.
Ainsi je connus pour la première fois la prison. Une prison à domicile. Étrange ! Des personnes
étrangères à ma famille avaient le droit de disposer de mon corps et de décider de mon sort. En outre, les
grosses et belles poires du jardin leur étaient destinées. Pourquoi mon Dieu avions-nous quitté notre pays,
notre terre ? Pourquoi d’autres ignorent-ils ce qu’est l’exode ?
Étrange ! Mon père en prison, ma mère se débrouille au marché, et moi, laissé seul entre les doigts de
la faim, entre les mains de cet homme, cet étranger installé confortablement avec sa femme dans une
grande maison. Pourquoi nous ne possédons rien, nous autres ? Pourquoi eux et pas nous ?
Par le trou de la serrure, j’observais la jeune fille qui s’activait à laver le parterre. Elle allait et venait,
sa robe un peu relevée. On voyait ses belles cuisses blanches. Elle avait de petits seins très beaux qui
sortaient de son chemisier quand elle se baissait pour ramasser le seau d’eau sale. Ses cheveux étaient
couverts par un fichu blanc taché de henné.
Je donnai quelques coups à la porte pour attirer son regard. J’avais peur.
— Ouvre-moi, s’il te plaît, ouvre cette maudite porte…
Elle hésita un moment. J’insistai intérieurement, sans prononcer un mot, impatient, effrayé.
— S’il te plaît, viens…
Elle s’approcha, s’essuya les mains, arrangea sa robe et me dit en ouvrant la porte :
— Me voici ! Alors que veux-tu ?
J’étais ému. Une petite larme à l’œil.
— J’étais chargé par ma mère de surveiller la maison contre les voleurs. Si elle ne me trouve pas à
mon poste quand elle sera de retour, elle me battra.
Je baissai la tête, un peu parce que je n’étais pas très sûr de moi et aussi parce que je voulais la
supplier. Elle me regarda, couvrit ses jambes et ferma son chemisier. Je ne voyais plus ses seins mais les
imaginais, blancs et tendres avec au bout comme un grain de raisin noir.
— Tu ne viendras plus cueillir les poires de notre verger ?
— Non. Plus jamais. Je te jure. Tu auras le droit de me tuer de tes propres mains si tu me retrouves
dans ce verger.
Elle sourit. Pas moi. Je sortis en courant. Elle me lança avec sa voix douce :
— Hé, viens ! N’as-tu pas faim ?
Hésitant, je dis :
— Non.
Elle insista pour que j’attende un moment. Je n’eus plus peur. Ses parents ne devaient pas être là. Je
jetai un regard sur l’arbre. Et dire que je ne mangerais plus de ses fruits ! Elle revint avec une crêpe au
miel.
— Si tu as faim, reviens nous voir. Dis-moi, tu n’as pas de chaussures ?
— Ma mère va m’en acheter.
Nous nous quittâmes avec le sourire et quelques gestes de la main. J’aurais aimé avoir cette fille
comme sœur, comme j’aurais aimé habiter cette maison. L’homme est certes plus dur que la femme. Mais
le propriétaire du verger est moins sévère, moins dur que mon père.
Un homme nous suit pas à pas. Il s’approche d’elle et lui murmure à l’oreille. Elle s’en éloigne à
chaque fois, et même change de trottoir. Elle serra ma main dans la sienne avec force comme pour
m’empêcher de lui échapper. L’homme nous rattrape en riant. Elle semble excédée et s’arrête. L’homme
nous dépasse. Nous traversons la rue. Il nous suit. Je commence à m’énerver. Je demande alors :
— Mais qu’est-ce qu’il veut ?
— Tais-toi. Ce n’est pas ton affaire.
Je le regarde, il sourit. Il continue de nous suivre. Mais que veut-il au juste cet homme, qu’attend-il de
ma mère ? Veut-il lui voler son sac ? C’est ça, c’est un voleur. C’est sûr, un brigand. Je n’aime pas sa tête.
Elle est mauvaise et n’augure rien de bon. Cette fois-ci c’est moi qui serre très fort la main de ma mère.
— Pourquoi t’accroches-tu comme ça ? Je ne vais pas t’échapper…
Je dis alors à l’homme :
— Va-t’en ! Va-t’en ! Que veux-tu ?
Que Dieu le maudisse ! Il sourit. Il me sourit et regarde ma mère. Je hais ce type. Ma mère me dit :
— Tais-toi. Ce n’est pas ton affaire !
J’étais en colère contre elle aussi mais je ne le montrai pas. Tout de même ! Je la défends et elle me
fait taire… Ce n’est pas juste.
Nous rencontrâmes une amie de ma mère. Elles se sont mises à parler de mon père toujours en prison.
L’homme s’est éloigné un peu. La femme caressa mes cheveux, puis mon visage. Je lâchai la main de ma
mère. La femme dit :
— Pourquoi cet enfant est si triste ?
La main de ma mère me caressait le cou. J’étais moins en colère contre elle.
— Il est ainsi, répondit-elle.
En partant je baisai la main de la dame, obéissant ainsi à ma mère.
Son ventre se gonflait. Des fois, elle n’allait pas au marché et vomissait dans la journée. Fatiguée. Elle
avait mal aux jambes. La nuit elle sanglotait. Son ventre ne cessait de gonfler. Et s’il éclatait ? Je devins
de moins en moins impressionnable. Je devins dur. Dur et triste. Je perdis l’habitude et le goût du jeu
dans la rue. Une nuit on me transporta dans une autre chambre où je dormis avec trois autres enfants.
C’était la maison de la voisine. Elle me dit le matin :
— À présent tu as une sœur. Sois gentil avec elle.
Elle allait voir mon père à la prison une fois par semaine. Parfois elle revenait en larmes. J’ai compris
que les femmes pleurent plus que les hommes. Elles pleurent et s’arrêtent comme les enfants. Elles sont
tristes quand on pense qu’elles sont heureuses, ou alors quand on s’attend à les voir malheureuses on les
découvre d’une humeur plutôt gaie. En fait je ne sais jamais quand elles sont heureuses et quand elles ne
le sont pas. J’ai vu ma mère pleurer tout en souriant. Est-ce une forme de folie ?
Je restais à la maison pour surveiller ma petite sœur Rhimou. Je savais comment la faire rire et
comment la faire taire quand elle se mettait à pleurer. Mais des fois je la laissais pleurer et je sortais.
Elle se débattait avec ses petits membres comme une tortue renversée sur le dos. Quand je revenais, je la
trouvais endormie ou souriante. Des mouches se rassemblaient autour de sa bouche ou sur son petit visage
mangé par les moustiques. La pauvre ! Les mouches le jour, les moustiques la nuit !
Ma sœur grandit. Ma mère pleurait moins qu’avant. Et moi, je devenais de plus en plus violent et
nerveux que ce soit à la maison ou dans la rue. Quand je suis vaincu par ma mère ou par les gamins du
quartier, je casse les objets ou alors je me jette par terre en me donnant des coups, en pleurant et en les
insultant. Un jour je lui ai demandé :
— Est-ce que la femme peut aller en prison, elle aussi ?
— Pourquoi tu me poses cette question ?
— Je demande, c’est tout.
— Oui, la femme aussi peut être enfermée dans une prison si elle fait quelque chose de mal…
Elle nous emmenait avec elle au marché. Ma sœur prenait le sein et moi j’allais me débrouiller pour
trouver quelque chose à manger. Entre le marché et les rues étroites de la médina je mendiais ou, tout
simplement, je chapardais.
Quand elle s’inquiétait de mes absences, je la menaçais :