Vous traiterez, au choix, l’un des deux sujets suivants :
1- Commentaire (20 points)
Objet d'étude : La poésie du XIXe siècle au XXIe siècle
Vous commenterez le texte suivant :
Valéry LARBAUD, Les Poésies de A.O. Barnabooth, 1913
Poète et voyageur du début du XXème siècle, Valéry Larbaud (1881-1957) invente le
personnage d’Archibald Olson Barnabooth, qui partage avec lui le goût des voyages.
Larbaud se présente seulement comme l’éditeur de cet original Américain
cosmopolite.
L’ancienne gare de Cahors
Voyageuse ! ô cosmopolite1 ! à présent
Désaffectée, rangée, retirée des affaires.
Un peu en retrait de la voie,
Vieille et rose au milieu des miracles du matin,
5 Avec ta marquise2 inutile
Tu étends au soleil des collines ton quai vide
(Ce quai qu’autrefois balayait
La robe d’air tourbillonnant des grands express)
Ton quai silencieux au bord d’une prairie,
10 Avec les portes toujours fermées de tes salles d’attente,
Dont la chaleur de l’été craquèle les volets…
Ô gare qui as vu tant d’adieux,
Tant de départs et tant de retours,
Gare, ô double porte ouverte sur l’immensité charmante
15 De la Terre, où quelque part doit se trouver la joie de Dieu
Comme une chose inattendue, éblouissante ;
Désormais tu reposes et tu goûtes les saisons
Qui reviennent portant la brise ou le soleil, et tes pierres
Connaissent l’éclair froid des lézards ; et le chatouillement
20 Des doigts légers du vent dans l’herbe où sont les rails
Rouges et rugueux de rouille,
Est ton seul visiteur.
L’ébranlement des trains ne te caresse plus :
Ils passent loin de toi sans s’arrêter sur ta pelouse,
25 Et te laissent à ta paix bucolique3, ô gare enfin tranquille
Au cœur frais de la France.
1 Personne qui voyage à travers le monde sans se fixer, par goût ou par nécessité.
2 Auvent vitré placé au-dessus de la porte d'entrée, du perron d'un bâtiment, ou au-dessus d'un quai
de gare, et qui sert d'abri.
3 Qui a rapport avec la campagne, la vie simple et paisible des gardiens de troupeaux.
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Éléments de réponse
Commentaire
PRÉAMBULE
Ce document présente une lecture littéraire du texte proposé.
Son objectif est d’accompagner la réflexion des professeurs.
Il ne saurait donc, en aucun cas, représenter ce qu’une copie d’élève pourrait produire.
A sa manière et à son niveau, un candidat de 1 ère abordera sans doute et développera quelques-
uns de ces éléments. S’il proposait d’autres pistes d’interprétation, s’il adoptait un angle de lecture
que ce document ne présente pas, il conviendrait bien entendu de les examiner dans un esprit
d’ouverture et en toute bienveillance.
La commission d’harmonisation académique appréciera la qualité des copies en examinant :
-d’une part, ce qui relève des attentes liées à l’exercice (un devoir organisé autour d’un projet
de lecture cohérent, rédigé dans une langue correcte ; une démarche interprétative étayée par des
analyses précises)
-d’autre part, tous les éléments qui pourraient valoriser, jusqu’à l’excellence, le travail du
candidat (la finesse et la pertinence des analyses et des interprétations ; un devoir qui mènerait
progressivement à une démonstration aboutie ; la mobilisation de connaissances personnelles au
service d’une lecture sensible du texte).
*****
Plusieurs pistes de lecture sont envisageables : le candidat peut mettre en évidence l’insistance du
poète à opposer le passé et le présent ; il peut aussi s’attacher à la célébration originale de cette
gare alors même qu’elle semble inutile. Un parcours qui envisagerait le caractère pictural, sensible,
du poème, serait évidemment bienvenu.
Nous proposons ici de développer l’idée que ce poème met en place une véritable transfiguration
du monde ; il nous offre en effet tout à la fois le tableau d’une « ancienne gare » désormais hors du
temps des hommes, et celui d’un monde dicté par une autre nécessité, celle de la nature qui reprend
ses droits.
Une gare à la retraite
Une gare à l’abandon :
- Le titre d’abord nous invite à considérer un lieu privé de sa fonction initiale : c’est le
sens qu’on peut déceler dans la polysémie de l’adjectif « ancienne » qui signifie tout
à la fois « vieux » et « qui n’exerce plus sa fonction ». En outre, les deux premiers
vers du poème exposent brièvement, en une introduction succincte – dans une phrase
non verbale – l’histoire professionnelle du lieu, depuis son activité « cosmopolite » à
sa retraite ; la dernière expression du ternaire (vers 2) rend pleinement compte du
nouvel état de la gare : « retirée des affaires », elle goûte un repos bien mérité.
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L’image est reprise au vers 17, grâce au verbe « reposes » et est matérialisée par le
nouvel espace attribué à la gare : les trains « passent loin », et elle est maintenant
« un peu en retrait de la voie » et de la vie agitée et mouvementée des hommes à
laquelle elle a longtemps participé.
- Le poème est un parcours dans la gare « désaffectée ». On la découvre d’abord dans
son ensemble, « vieille et rose » ; puis le tableau se précise : une marquise « inutile »
puisque les passagers ont disparu, un quai « vide » et « silencieux », des salles
d’attente interdites dont l’aspect et les volets « craqu[elés] » disent le délabrement et
l’abandon. Cette image culmine aux vers 20 et 21 ; face à la grâce de la nature aux
« doigts légers », les vers font entendre, par les allitérations en [r] (rails, rouges,
rugueux, rouille) la matérialité et la pesanteur d’un métal maltraité par le temps.
De l’activité au repos
Le poème déploie une série d’oppositions qui exprime ce glissement de l’activité au
repos :
- L’ensemble du poème joue d’abord sur l’opposition entre le passé, dynamique, et le
présent, contemplatif, de la gare. Cette opposition se manifeste dans les jeux entre
les adverbes et locutions adverbiales de temps : « à présent » (v.1), « désormais »
(v. 17), qui contrastent avec « autrefois » (v. 7). Les temps verbaux, opposant le passé
(« balayait », v. 7, « as vu », v. 12) à un présent qui progressivement prend possession
du texte, jusqu’au vers ultime, (« tu étends » v.6, « tu reposes » v.17, « laissent »
v. 26) renforcent l’idée d’un temps révolu, qui même s’il en reste une mémoire –
conformément à la valeur du passé composé – s’enfonce dans un oubli progressif.
Cette opposition structure le poème, qui est en effet divisé en deux temps, comme
deux vagues, construits sur le même modèle : d’abord l’évocation du temps passé
(vers 1 et vers 12 à 16), puis la bascule vers le présent et la rupture qu’il représente,
soulignée par l’emplacement symbolique des adverbes (en fin du vers 1 ou au début
du vers 17), enfin un long développement sur le temps présent (vers 3 à 11 et 17 à
26). L’augmentation du nombre de vers consacré au temps de l’inactivité participe de
l’insistance voulue par le poète à exprimer le caractère irrémédiable du temps.
- Le monde de l’activité se traduisait par le mouvement et le bruit ; la gare était traversée
par des « grands express », c’est-à-dire des trains internationaux, dont la rapidité
puissante résonnait partout : l’air s’agitait, « tourbillonnant » (v.8), « balayait » (v.7) le
quai. Même des trains plus modestes apportaient leur contribution à cette vie
turbulente, en « ébranl[ant] » (v.23) la gare. Or, cette tornade s’est métamorphosée
en un souffle presque imperceptible : le vent est tout au plus une « brise » (v.18) ou
un « chatouillement » (v.19). Larbaud insiste sur cette légèreté nouvelle : il personnifie
le vent qui ne fait qu’effleurer de ses « doigts légers » l’herbe des rails. Plus aucun
mouvement ne bouleverse ce lieu qui n’est plus qu’immobilité, et qui « repose » et
« étend » ses quais comme des membres inertes.
- Le mouvement était aussi celui des voyageurs, dont le nombre est suggéré en creux
par la vacuité et le silence actuels du lieu. Les deux notions de silence et de vide
apparaissent comme complémentaires à l’observation des vers 6 à 9 : le quai est
d’abord « vide » et le mot est suspendu à la fois par sa place en fin de vers et le fait
que la phrase est interrompue par une parenthèse, puis le mot « quai » est repris,
cette fois-ci avec la caractérisation de « silencieux », qui apparaît comme un
synonyme de l’adjectif précédent. La parenthèse renforce l’écart entre passé et
présent : ce qu’a été la gare est une parenthèse dans le temps comme dans la phrase,
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elle est encadrée et absorbée par les références au présent, dont la dernière se
prolonge encore par l’utilisation des points de suspension.
- La gare était un espace sans cesse fréquenté ; dans les vers 12-13, Larbaud a recours
à plusieurs procédés d’amplification : le ternaire oratoire (adieux, départs, retours) et
l’anaphore de l’adverbe de quantité « tant » chargent le lieu d’une intensité qu’il n’a
plus, de même que le mouvement imprimé aux vers semble mimer les tours de roue
comme le rythme cardiaque de la gare. Mais aujourd’hui, la gare est précisément
l’inverse, un lieu où l’on ne retourne plus et elle n’est plus que traversée fugacement
par des lézards, dessinant un « éclair froid » sur les pierres, ou par le vent : la cadence
mineure des vers 19 à 22 exprime le déséquilibre apparent d’un lieu qui semble ne
plus savoir pourquoi il existe.
- La gare était un symbole de l’ouverture au monde. Il ne reste plus rien de cette
ouverture ; au contraire, les portes des salles d’attente sont « toujours fermées », mais
le poème développe longuement ce que pouvait représenter le voyage en train au
début du 20ème siècle. Le premier vers, par une amplification, identifie la nature
profonde de la gare : « voyageuse », « cosmopolite ». Le second mouvement du
poème développe cette idée ; la gare était une « double porte » ouverte sur le monde :
si l’adjectif « double » suggère le mouvement des trains se croisant sur les voies, il
invite aussi, en une sorte d’hypallage, à voir dans la gare le lieu par excellence d’une
double découverte du monde, réelle et symbolique. En effet, comme l’impliquait par
son étymologie l’adjectif « cosmopolite », la gare permet de toucher « l’immensité »,
le confins d’une « Terre » encore élargie par l’enjambement des vers 14 à 15. Mais
cette extension géographique se charge d’une valeur symbolique : découvrir le
monde, c’est découvrir le bonheur ; l’adjectif « charmante » conserve ici son sens
originel : la Terre enchante parce qu’elle permet d’atteindre – et c’est donc ce que la
gare rendait possible – l’absolu. La découverte du monde acquiert ici une dimension
mystique, le voyage devenant initiatique, préfiguration d’un bonheur de l’ordre de la
révélation. La « joie de Dieu » constitue la promesse de la félicité offerte par le voyage,
et les deux adjectifs « inattendue, éblouissante » peuvent à ce titre rappeler le
bouleversement de Paul sur le chemin de Damas.
L’exaltation, la fièvre ont disparu : la gare n’est plus que l’ombre abandonnée de ce qu’elle a été.
Mais, par la grâce qu’elle conserve, la nostalgie qu’elle éveille, elle garde le pouvoir d’enchanter.
Une belle endormie
Le poème est une célébration de cette vieille dame qu’est la gare de Cahors.
- De nombreux éléments dans le poème contribuent à faire de la gare une vieille dame
pleine d’un charme suranné. Les deux termes qui la dépeignent d’abord sont
traditionnellement appliqués aux êtres humains, de même que l’expression « retirée
des affaires » : seul le début du vers 2 (et le titre) indiquent que le poème évoque une
gare. L’adresse à la seconde personne participe également de cette humanisation et
de la proximité teintée de tendresse entre le locuteur et le lieu. Par touches
successives, le lieu est féminisé : le doublet « vieille et rose » ne renvoie pas
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seulement à l’âge et aux matériaux de construction de la gare, mais suggère une
femme âgée, quoiqu’encore éclatante ; la marquise est un élément architectural, mais
il évoque une image féminine que les vers suivants concourent à confirmer : la gare
« étend » son quai, comme on étend son linge « au soleil des collines », elle
« repose » et « goûte », elle est chatouillée par le vent et conserve la mémoire de la
« caresse » des trains et de ses nombreux « visiteur[s] ». Les express participent
aussi de cette humanisation, avec leur « robe d’air tourbillonnant ».
- Le ton lyrique et élégiaque domine tout le poème, d’abord grâce aux apostrophes
nobles qui le ponctuent, aux vers 1, 12, 14 et 25. Plus encore, les apostrophes des
vers 12 et 14 entrent en résonance musicale en jouant sur un chiasme sonore : « ô
gare / gare ô ». Le poème exprime une douce mélancolie qui n’est pas sans évoquer
la tranquillité de la mort : la gare est étendue (v.6) et « repose » en « paix » au soleil.
Quelques échos rimbaldiens se font entendre, empruntés au Dormeur du Val, dans la
tournure négative « ne te caresse plus » ( « ne font plus frissonner sa poitrine »), dans
la mise en relief de l’adjectif « tranquille » ou dans le paysage « bucolique » : la gare
aussi, avec son « soleil des collines » baignant l’herbe de la pelouse est peut-être
« Pâle dans son lit vert où la lumière pleut ». Le poème touche enfin à la sérénité dans
les deux derniers vers, avec l’expression d’une harmonie « enfin » atteinte : plus rien
ne vient troubler la gare, plus aucun « air tourbillonnant » ni aucun « ébranlement » ;
à la place un état « tranquille » – l’adjectif pouvant là encore s’appliquer à un inanimé
ou à un animé – et une paix savourée (« tu goûtes les saisons »). La gare devient
l’image et l’âme, le « cœur », de cette France rurale et paisible, dont le nom sonne
deux fois grâce à l’allitération « frais / France ».
Cette harmonie ultime à laquelle accède la gare est celle que lui confère la nature.
Le poème dépeint en un double mouvement de resserrement et d’élargissement une
gare désaffectée qui, en se coupant du temps des hommes, s’ouvre au temps
universel de la nature.
- La nature imprime à la gare le rythme de la Terre : elle n’est plus régie par les
« retours » des voyageurs, mais par les « saisons/qui reviennent » et la baignent de
« brise » ou du « soleil » ; elle s’éveille aux « miracles du matin ».
- L’atmosphère « bucolique » est perceptible tout au long du poème, dans la tendreté
ou la clarté des couleurs par exemple, « rose » et « rouges », ou dans l’évocation
d’une lumière encore douce : le « soleil des collines » est un soleil encore matutinal,
avant la chaleur intense de l’été.
Par le travail sur la lumière, et les touches colorées dispersées au fil du poème, cette
évocation fait penser à la peinture impressionniste dans la mesure où elle s’intéresse
à la fois aux objets de la modernité et aux effets de la lumière sur le paysage. (« Nos
artistes doivent trouver la poésie des gares, comme leurs pères ont trouvé celle des
forêts et des fleuves. » Zola, Commentaire de la troisième exposition impressionniste,
1877.)
- La nature envahit paisiblement la gare, l’absorbe et la transfigure. Ce mouvement se
repère par exemple quand on observe le jeu des vers 6 à 9 : le poète évoque le « soleil
des collines », puis le quai vide, le quai silencieux ; enfin, il revient au « bord d’une
prairie » : la nature envahit cet espace que la désaffection lui rend. Les pierres ne
connaissent plus que les « lézards » et les rails se perdent dans « l’herbe » que vient
chatouiller le vent.
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Plutôt qu’une image de mort, il serait plus judicieux de voir dans cette évocation de la gare de
Cahors la glorification d’un temps cosmique. La découverte du monde est appréhendée comme
une révélation quasi mystique, chaque matin constituant un « miracle » par sa beauté. Le poème
est donc une double célébration, de la gare et du monde.
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