DEUX REGIMES AFFAIBLIS FACE A FACE
Le Sénégal, la Mauritanie et leurs boucs émissaires
L 'ESCALADE verbale a succédé aux massacres interethniques du mois d'avril, en
Mauritanie et au Sénégal. M. Abdou Diouf a "perdu toute crédibilité" , affirme la radio
de Nouakchott. "On peut enfin parler à haute voix de l'apartheid maure" , proclame-t-on
à Dakar. Malgré un calme précaire, la tension entre les deux pays reste vive, créant un
nouvel abcès de fixation sur un confinent déjà épuisé économiquement. Une situation
que cherchent à exploiter les pouvoirs en place, à la recherche de boucs émissaires et
d'une nouvelle crédibilité.
"La honte" titrait le quotidien sénégalais le Soleil au lendemain de la mise à sac, le 23 avril
1989, des boutiques maures par la foule dakaroise. Le pire pourtant restait à venir. Le 25, dans
les principales villes mauritaniennes, des centaines de Sénégalais étaient massacrés "en
représailles" : deux cents à quatre cents morts, estiment les plus modérés ; bien davantage,
suivant d'autres sources pour l'heure invérifiables. Quarante-huit heures plus tard, au retour
des premiers rescapés de la tuerie, Dakar se déchaîne à nouveau et met à mort une soixantaine
de Mauritaniens coupables d'être des "beydanes" (1).
L'on s'interroge depuis lors sur les raisons, non pas d'un conflit qui couvait depuis longtemps,
mais de cette flambée de violence inouïe dans une région d'Afrique épargnée jusqu'ici par les
drames qui ensanglantent le continent. Comment l'échauffourée tragique, mais relativement
banale du 9 avril dernier, entre éleveurs et agriculteurs de la vallée du fleuve Sénégal a-t-elle
pu à ce point dégénérer ? Tous les ingrédients d'un dérapage étaient en fait réunis en ce
printemps 1989, et l'explosion a résulté de la conjonction de trois crises qui n'ont cessé de
s'aggraver au cours des dernières années : crise interne, mais de nature différente, en
Mauritanie et au Sénégal ; crise entre les deux pays, dont il faut chercher les prémices dans
l'histoire d'un voisinage intime et tourmenté.
Au début était l'histoire des relations, depuis des temps immémoriaux conflictuelles, entre
grands nomades arabo- berbères sahariens et sédentaires noirs sahéliens, les premiers ayant
continûment dominé les seconds depuis la chute de l'empire soninke de Ghana à la fin du
onzième siècle. Quand la France affirme sa présence à la fin du siècle dernier, elle intègre ces
régions troublées des confins sahélo-sahariens à la paix coloniale. Pendant toute cette période
l'actuelle Mauritanie fait partie de l'Afrique occidentale française et est rattachée
administrativement au Sénégal avec lequel elle partage la même capitale, Saint-Louis. La
puissance tutrice, pour qui les frontières entre deux possessions aux liens si étroits ne pose pas
de réels problèmes, les trace cependant, par deux décrets promulgués en 1905 et en 1933, sur
la rive droite du fleuve Sénégal.
Naissance d'une nation
LA Mauritanie existe-t-elle vraiment à la fin des années 50, à l'heure de la décolonisation ? Le
royaume chérifien la revendique au nom du grand Maroc historique et propose même au tout
jeune Sénégal indépendant un plan de partage de cette terre à cheval sur deux mondes : à
Dakar l'ensemble du bassin du fleuve Sénégal, à Rabat les étendues désertiques peuplées
d'Arabo-Berbères et riches en fer. Le président Léopold Senghor refuse, influencé par la
France qui pousse à la balkanisation de son ancien empire et peu désireux de faire de son pays
le voisin d'un Etat aux visées expansionnistes affirmées. Il souhaite que se crée un Etat-
tampon entre un Maghreb dont il s'est toujours méfié et l'Afrique noire. Paris n'a en outre
aucune intention de laisser faire Rabat : la guerre d'Algérie fait rage et il convient d'empêcher
tout renforcement d'un des principaux soutiens du Front de libération nationale (FLN). Les
intérêts français dans les mines de fer doivent aussi être protégés.
La Mauritanie naît donc en 1960 sous de bien précaires auspices. On y a baptisé en toute hâte
capitale un modeste village de tentes du nom de Nouakchott, et c'est à partir de là que l'avocat
Mokhtar Ould Daddah, le nouveau président, entend bâtir une nation. Les problèmes internes
mauritaniens et sénégalo-mauritaniens naissent avec elle. Ould Daddah entreprend
rapidement, quoique prudemment, de restaurer dans le nouvel Etat le pouvoir des Arabo-
Berbères marginalisés : durant la période coloniale, les populations du fleuve avaient fourni la
majorité du personnel administratif indigène.
Du retrait de l'Organisation commune africaine et malgache (OCAM), en 1965, à l'imposition
- non sans la violente opposition des Noirs francophones - de l'arabe comme langue officielle
en 1966, à l'adhésion à la Ligue arabe en 1973, le mouvement approfondit, à chacune de ses
étapes, le clivage entre les deux communautés. Oscillant entre la nécessité économique d'une
intégration régionale et les conséquences intérieures que ne manquerait pas d'entraîner un
enrichissement des populations riveraines du fleuve, Nouakchott n'adhère qu'avec réticence à
l'Organisation pour la mise en valeur de la vallée du Sénégal (OMVS) créée avec le Sénégal
et le Mali en 1972 pour mener à bien la construction des barrages de Diama et de Manautali et
l'irrigation des terres sur les deux berges. La Mauritanie ne lève ses réserves qu'après la
conclusion d'un accord avec le Sénégal, qui accepte définitivement de prendre le fleuve lui-
même comme frontière entre les deux pays.
Pour autant, les problèmes ne sont pas réglés. La sécheresse des années 70 donne à la
transhumance traditionnelle des troupeaux maures vers le sud des allures d'exode, et les
habitants de la rive sénégalaise du fleuve reprochent plus d'une fois à M. Senghor de se
montrer trop conciliant au nom de la coopération régionale. D'autant que les successeurs
d'Ould Daddah, renversé en 1978, accélèrent la politique d'arabisation poursuivie depuis
l'indépendance. L'abolition officielle de l'esclavage en 1980 ne remet guère en cause la
domination traditionnelle des Maures sur les Haratines (2). Les Mauritaniens noirs de la rive
droite s'alarment quant à eux de la mainmise progressive de l'agrobusiness maure sur les terres
nouvellement irriguées de la vallée. Ils se voient dépossédés d'une mise en valeur dont ils
auraient dû être les premiers bénéficiaires.
Facteurs économiques et politiques se conjuguent donc pour rompre le fragile équilibre
prévalant depuis des décennies sur les terres de la vallée, et les conflits se multiplient. Les
problèmes fonciers le long de la frontière se compliquent d'autant plus que la méfiance entre
les deux capitales s'installe durablement avec l'arrimage de la Mauritanie au Maghreb.
L'adhésion de Nouakchott, en 1983, au traité tuniso-algérien "de fraternité et de concorde" et
le renforcement constant des liens avec les voisins du Nord, qui aboutit, en février 1989, à
l'intégration dans la nouvelle Union du Maghreb arabe - sans que la Mauritanie se retire de la
CEAO et de la CEDEAO (3) - résultent en partie du poids considérable qu'acquiert la
composante panarabe au sein du régime. La tendance dite "baasiste", qui a pour objectif quasi
explicite la "beydanisation" du pays, se renforce. La tentative avortée de coup d'Etat du Front
de libération des Africains de Mauritanie (FLAM), en octobre 1987, est le prétexte à une
sanglante purge des cadres noirs de l'armée et de l'administration. La répression menée en
août 1988 contre les baasistes, jugés désormais trop puissants, ne change en rien l'équilibre
interne des forces.
D'aucuns expliquent cette fuite en avant du régime par la crainte de la composante maure de
la population, jadis majoritaire, mais à la natalité faible, d'être débordée démographiquement
par les "Négro-Africains", nettement plus prolifiques. On estime généralement que ces
derniers représentent désormais la moitié de la population, quoique les résultats des deux
recensements de 1977 et 1988 n'aient pas été publiés. Après l'incident frontalier du 9 avril
1989, les autorités mauritaniennes n'ont guère fait preuve de volonté de conciliation.
Incertitudes politiques
CETTE intransigeance aurait-elle suffi à mettre le feu aux poudres ? L'hypothèse est difficile
à admettre et l'on ne peut comprendre les explosions de Dakar qu'à la lumière d'une troisième
crise, sénégalo-sénégalaise celle-là sapant depuis le début des années 80 les
fondements d'un Etat naguère considéré comme un des plus stables de la région. Crise
économique, d'abord : la stagnation de la production agricole, la baisse des cours de l'arachide
et du phosphate, se conjuguent avec un gonflement excessif de la dette pour saigner les
finances de l'Etat. Crise sociale, ensuite, aggravée par la politique d'ajustement structurel
imposée par le Fonds monétaire international : l'arrêt des investissements et du recrutement
dans la fonction publique a provoqué un dramatique accroissement du chômage.
Crise politique, enfin, depuis les élections aux résultats contestés de février 1988 (4) et la
montée en puissance des revendications de toutes sortes cristallisées autour du Parti
démocratique sénégalais (PDS) et de son slogan "Sopi" ("changement", en wolof). Le
gouvernement du président Abdou Diouf se révèle incapable de faire front, et l'on assiste
depuis un an à un effritement de la légitimité du régime et à un délitement de l'autorité de
l'Etat. Une telle situation, l'histoire en offre assez d'exemples, est propice à la recherche de
boucs émissaires. Les pillards du 23 avril dernier, ces jeunes citadins désoeuvrés et sans
perspectives d'avenir, ont trouvé dans les épiciers maures, à la fois méprisés et enviés, des
cibles idéales pour manifester le refus de la condition qui leur est faite. Les choses auraient pu
s'arrêter là, mais l'attentisme de Dakar et les rumeurs non fondées aidant, Nouakchott s'est
déchaînée à son tour, se livrant au carnage que l'on sait.
Les raisons toutefois sont différentes, et la neutralité bienveillante des autorités, tout autant
que la complicité active des forces de l'ordre dans le massacre, accréditent la thèse selon
laquelle le régime mauritanien a saisi au bond l'"occasion historique" de régler le problème
noir. La suite des événements tend à confirmer cette explication : le rapatriement réciproque
des ressortissants des deux pays depuis le "vendredi noir" sénégalais s'accompagne, du côté
mauritanien, de l'expulsion systématique des citoyens "d'origine sénégalaise" , autrement dit
des Mauritaniens négro-africains. Plusieurs milliers d'entre eux sont déjà au Sénégal, et
l'épuration se poursuit, allant chaque jour grossir la cohorte des exilés ayant trouvé refuge
chez leurs frères de la rive gauche du fleuve. La coexistence, toujours fragile, souvent
conflictuelle, mais profondément ancrée dans les mentalités et dans l'histoire entre les deux
communautés peuplant la Mauritanie, paraît cette fois-ci bel et bien rompue.
Pour l'instant, les bruits de bottes se sont tus le long de la frontière, grâce à de multiples
médiations entreprises par les alliés communs de la Mauritanie et du Sénégal. Pourtant, l'on
peut encore craindre le pire pour l'avenir. Si un affrontement armé entre les deux pays ne
paraît pas inéluctable, les risques existent de voir éclater une guerre civile en Mauritanie.
Dans une telle hypothèse, il est peu probable que les populations sénégalaises de la vallée
restent indifférentes au sort de leurs frères du Nord. Avec l'exode de ces derniers vers la rive
gauche, la région est devenue une véritable poudrière.
Déjà, une partie de l'opinion sénégalaise juge trop modérée l'attitude du gouvernement à
l'égard de Nouakchott et revendique comme frontière "naturelle" la ligne de limite de la crue
du fleuve, à quelques dizaines de kilomètres au nord de la rive droite. Un nouveau foyer de
tension est né dans cette partie de l'Afrique déjà en proie aux maux de la pauvreté et de la
crise.