Du Système Linguistique Aux Actions Langagières. Mélanges en L'honneur D'alain Berrendonner
Du Système Linguistique Aux Actions Langagières. Mélanges en L'honneur D'alain Berrendonner
© De Boeck Supérieur
Mélanges en l’honneur d’Alain Berrendonner
Du système linguistique
aux actions langagières
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Champs linguistiques Collection dirigée par Marc Wilmet (Université libre de Bruxelles) et
Dominique Willems (Universiteit Gent)
Recherches
Brès J., La narrativité
Cervoni J., La préposition. Étude sémantique et pragmatique
Corminboeuf G., L’expression de l’hypothèse en français. Entre hypotaxe et parataxe
Defrancq B., L’interrogative enchâssée
Demol A., Les pronoms anaphoriques il et celui-ci
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Dostie G., Pragmaticalisation et marqueurs discursifs. Analyse sémantique et traitement lexicographique
Englebert A., L’infinitif dit de narration
Fløttum K., Jonasson K., Norén C., ON. Pronom à facettes
Fuchs C. (Éd.), La place du sujet en français contemporain
Furukawa N., Grammaire de la prédication seconde. Forme, sens et contraintes
Furukawa N., Pour une sémantique des constructions grammaticales. Thème et thématicité
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Gosselin L., Sémantique de la temporalité en français. Un modèle calculatoire et cognitif du temps et de l’aspect
Gosselin L., Temporalité et modalité
Grobet A., L’identification des topiques dans les dialogues
Hadermann P., Étude morphosyntaxique du mot Où
Heinz M., Le possessif en français. Aspects sémantiques et pragmatiques
Huyghe R., Les noms généraux d’espace en français. Enquête linguistique sur la notion de lieu
Léard J.-M., Les gallicismes
Marchello-Nizia Ch., Grammaticalisation et changement linguistique.
Marengo S., Les adjectifs jamais attributs. Syntaxe et sémantique des adjectifs constructeurs de la référence
Martin F., Les prédicats statifs. Étude sémantique et pragmatique
Rézeau P., (études rassemblées par), Richesses du français et géographie linguistique. Volume 1
de Saussure L., Temps et pertinence. Éléments de pragmatique cognitive du temps
Schnedecker C., De l’un à l’autre et réciproquement…Aspects sémantiques, discursifs et cognitifs des pronoms anaphoriques corrélés
Thibault A. (sous la coordination de), Richesses du français et géographie linguistique, Volume 2
Van Goethem K., L’emploi préverbal des prépositions en français. Typologie et grammaticalisation
Manuels
Bal W., Germain J., Klein J., Swiggers P., Bibliographie sélective de linguistique française et romane. 2e édition
Bracops M., Introduction à la pragmatique. Les théories fondatrices : actes de langage, pragmatique cognitive, pragmatique intégrée.
2e édition
Chiss J.-L., Puech C., Le langage et ses disciplines. XIXe -XXe siècles
Delbecque N. (Éd.), Linguistique cognitive. Comprendre comment fonctionne le langage
Englebert A., Introduction à la phonétique historique du français
Gaudin Fr., Socioterminologie. Une approche sociolinguistique de la terminologie
Gross G., Prandi M., La finalité. Fondements conceptuels et genèse linguistique
Klinkenberg J.-M., Des langues romanes. Introduction aux études de linguistique romane. 2e édition
Kupferman L., Le mot «de». Domaines prépositionnels et domaines quantificationnels
Leeman D., La phrase complexe. Les subordinations
Mel’čuk I. A., Clas A., Polguère A., Introduction à la lexicologie explicative et combinatoire.
Coédition AUPELF-UREF. Collection Universités francophones
Mel’čuk I., Polguère A., Lexique actif du français. L’apprentissage du vocabulaire fondé sur 20 000 dérivations
sémantiques et collocations du français
Revaz Fr., Introduction à la narratologie. Action et narration
Recueils
Albert L., Nicolas L. (sous la direction de), Polémique et rhétorique de l’Antiquité à nos jours
Bavoux C. (dir.), Le français des dictionnaires. L’autre versant de la lexicographie française
Bavoux C., Le français de Madagascar. Contribution à un inventaire des particularités lexicales.
Coédition AUF. Série Actualités linguistiques francophones
Béjoint H., Thoiron P. (Éds), Les dictionnaires bilingues. Coédition AUPELF-UREF. Collection Universités francophones
Benzakour F., Gaadi D., Queffélec A., Le français au Maroc. Lexique et contacts de langues.
Coédition AUF. Série Actualités linguistiques francophones
Bouchard D., Evrard I., Vocaj E., Représentation du sens linguistique. Actes du colloque international de Montréal
Bres J., Haillet P.-P., Mellet S., Nolke H., Rosier L., Dialogismes et polyphonies
Chibout K., Mariani J., Masson N., Neel F., (sous la coordination de), Ressources et évaluation en ingénierie des langues.
Coédition AUPELF-UREF. Série Actualité scientifique
Conseil supérieur de la langue française et Service de la langue française de la Communauté française de Belgique (Eds), Langue
française et diversité linguistique. Actes du Séminaire de Bruxelles (2005)
Corminboeuf G., Béguelin M.-J. (sous la direction de), Du système linguistique aux actions langagières. Mélanges en l’honneur
d’Alain Berrendonner
Defays J.-M., Rosier L., Tilkin F. (Éds), A qui appartient la ponctuation ? Actes du colloque international et interdisciplinaire de
Liège (13-15 mars 1997)
Dendale P., Coltier D. (sous la direction de), La prise en charge énonciative. Études théoriques et empiriques
Evrard I., Pierrard M., Rosier L., Van Raemdonck D. (dir.), Représentations du sens linguistique III. Actes du colloque international de
Bruxelles (2005)
Francard M., Latin D. (Éds), Le régionalisme lexical. Coédition AUPELF-UREF. Série Actualité scientifique
Englebert A., Pierrard M., Rosier L., Van Raemdonck D. (Éds), La ligne claire. De la linguistique à la grammaire.
Mélanges offerts à Marc Wilmet à l’occasion de son 60e anniversaire
Hadermann P., Van Slijcke A., Berré M. (Éds), La syntaxe raisonnée. Mélanges de linguistique générale et française offerts à Annie
Boone à l'occasion de son 60e anniversaire. Préface de Marc Wilmet
Queffélec A., Derradji Y., Debov V., Smaali-Dekdouk D., Cherrad-Benchefra Y.
Le français en Algérie. Lexique et dynamique des langues. Coédition AUF. Série Actualités linguistiques francophones
Rézeau P. (sous la direction de), Variétés géographiques du français de France aujourd’hui. Approche lexicographique
Service de la langue française et Conseil de la langue française et de la politique linguistique (Eds), La communication avec le citoyen :
efficace et accessible ? Actes du colloque de Liège, Belgique, 27 et 28 novembre 2009
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Sous la direction de
Gilles CORMINBOEUF
et Marie-José BÉGUELIN
Du système linguistique
aux actions langagières
Mélanges en l’honneur d’Alain Berrendonner
C h a m p s l i n g u i s t i q u e s
Publié avec l’aide de la Communauté française de Belgique, Service de la langue française.
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de spécialisation, consultez notre site web: www.deboeck.com
Imprimé en Belgique
Dépôt légal :
Bibliothèque nationale, Paris : décembre 2011 ISSN 1374-089X
Bibliothèque royale de Belgique, Bruxelles : 2011/0035/008 ISBN 978-2-8011-1647-0
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AVANT-PROPOS
Alain Berrendonner est né le 20 décembre 1946 à Belfort. C’ est dans cette ville
de l’ Est de la France qu’ il fait ses classes primaires avant d’ intégrer le lycée
d’ État, où il optera – à la déception de son professeur de mathématiques – pour
la filière latin-grec. Une fois obtenu son baccalauréat, il poursuit sa formation à
Lyon, au lycée du Parc. En 1968, il réussit successivement le concours du CAPES
et celui de l’ Agrégation de Grammaire. Il est nommé, dans la foulée, assistant
de linguistique française à l’ Université de Lyon II, où il deviendra ensuite maître
de conférences. Pendant plusieurs années, il assume de surcroît une charge de
cours à l’ Université de Saint-Étienne.
Le 5 mai 1978, Alain Berrendonner soutient à Lyon II sa thèse de doctorat d’ État
sur Les référents nominaux du français et la structure de l’ énoncé, réalisée sous la
direction de Michel Le Guern1. Puis sa carrière le conduit à l’ Université de Fri-
bourg (Suisse), où il est chargé de cours avant d’ être élu, en 1980, sur la chaire
de linguistique française qu’ il occupe toujours aujourd’ hui.
Au cours des dernières décennies, Alain Berrendonner a été plusieurs fois pro-
fesseur invité à l’ Université du Québec à Chicoutimi ; il a aussi été professeur
invité aux Universités de Lausanne, de Genève et de Neuchâtel. Il a pris part à
de nombreuses formations doctorales, notamment dans le cadre du réseau de
linguistique française qui associe les Universités de Berne, de Neuchâtel et de
Fribourg (BeNeFri). Il a également assumé les fonctions de doyen de la Faculté
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université (1992-1993). De 1996-1998, il a présidé la Société Suisse de Linguis-
tique, et dirige actuellement le Département des Langues et Littératures de
l’ Université de Fribourg.
Au début des années 1980, Alain Berrendonner a été sollicité par Jean-Blaise
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Grize pour lancer et codiriger, chez Peter Lang, la collection « Sciences pour la
communication ». Il en a signé le premier titre, L’ éternel grammairien 2, dont
l’ écho a dépassé les frontières du petit monde des linguistes. La collection
« Sciences pour la communication » continue à suivre son chemin : elle en arrive
bientôt à son centième volume. Ces dernières années, notre collègue s’ est aussi
engagé, aux côtés de Claire Blanche-Benveniste, dans le projet Encyclopédie
grammaticale du français, entreprise de longue haleine dont le but est de fournir
une synthèse critique des connaissances accumulées au cours du xxe siècle sur
les différents aspects de la langue française.
En quelque quarante ans d’ enseignement universitaire, ce sont plusieurs généra-
tions d’ étudiants et de jeunes chercheurs qui ont été formées par Alain Berren-
donner, bénéficiant de sa perspicacité et de sa vaste culture. De la morphologie
à la pragmatique et à la sémiologie, en passant par la syntaxe, la sémantique
lexicale ou interprétative, la rhétorique, la stylistique, l’ argumentation, la réfé-
rence, les théories de la variation, l’ histoire de la langue, les pratiques normatives,
la grammaire scolaire, l’ analyse de l’ oral, le traitement automatique, on peut
dire que rien de ce qui concerne le fait langagier n’ est étranger à Alain Berren-
donner, qui jamais n’ hésite à mettre au programme de ses cours tel ou tel de ces
sujets, au gré de ce qu’ il estime être les besoins de ses étudiants. Inutile de dire
que, grâce à lui, plusieurs générations de diplômés de l’ Université de Fribourg
ont bénéficié d’ une formation en linguistique française particulièrement diver-
sifiée et solide.
Sans cesse à l’ affût de données empiriques pertinentes, de modélisations et de
généralisations inédites, Alain Berrendonner est un savant et un professeur-né.
Perfectionniste, il se fait un devoir – et souvent même un plaisir – de remplacer
lui-même au pied levé tel ou tel de ses collaborateurs grippé ou absent, quel que
soit le thème du séminaire au programme. Connu pour être un lève-tôt (à l’ aube,
l’ esprit est léger !), il repense inlassablement la matière à enseigner, révise et
enrichit ses supports de cours, les adaptant aux progrès du savoir et à l’ évolu-
tion du public.
L’ engagement d’ Alain Berrendonner au service de son métier est total. Dans la
meilleure tradition de l’ école française républicaine et laïque, dont il se réclame,
il se fait une idée élevée des missions de l’ université. C’ est pourquoi il n’ admet
guère que les contraintes administratives ou protocolaires empiètent sur les
2. Berrendonner, 1982.
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Avant-propos
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nocratique, si puissante fût-elle, n’ est jamais parvenue à entamer son sens aigu
des priorités.
Par nature, Alain Berrendonner est rétif aux effets de mode, aux stéréotypes et
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bourg qu’ il anime, donnera une meilleure audience à ses idées, et l’ on souhaite
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que cette parution soit suivie de beaucoup d’ autres.
Comme l’ écrit Henning Nølke dans sa contribution au présent volume : « Par
l’ inspiration qu’ on y trouve toujours, le fruit du travail d’ Alain Berrendonner
dépasse de loin le contenu de sa propre production ». On ne saurait mieux dire :
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ses élèves, collaborateurs et collègues, ainsi que ceux qui ont la chance de dia-
loguer avec lui, peuvent en témoigner. Conscients du peu de penchant d’ Alain
Berrendonner pour les entreprises encomiastiques, ses élèves et ses amis ont
néanmoins souhaité lui offrir ce recueil d’ hommages, pour le remercier à la fois
de sa grande générosité intellectuelle et de tous les débats passionnants que ses
écrits suscitent.
N.B. : Le lecteur trouvera dans ce recueil un des tout derniers textes de Claire
Blanche-Benveniste, qui a tenu à participer à cet hommage, malgré les graves
problèmes de santé qui allaient l’ emporter le 29 avril 2010, soit quelques semai-
nes seulement après avoir envoyé son texte (le 11 mars 2010).
Les éditeurs expriment leur reconnaissance à Corinne Rossari, Denis Apothé-
loz, Janine Jespersen, Ayça Dursen, Florence Rohrbach pour leur précieux
soutien, ainsi qu’ à Emmanuelle Narjoux Vogel pour sa participation très effi-
cace au travail de correction des épreuves. Ils remercient également le rectorat
de l’ Université de Fribourg et la Commission des publications de l’ Université de
Neuchâtel, qui ont subventionné généreusement la parution de ce livre.
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1976
« De quelques aspects logiques de l’ isotopie », Linguistique et sémiologie 1, 117-
135.
1977
« Le fantôme de la vérité », Linguistique et sémiologie 4, 127-160.
« Deux formes de la variation polylectale », Travaux du Centre de Recherches
Sémiologiques 43, 1-29.
« Présentation », Linguistique et sémiologie 4 (L’ illocutoire), 5-15.
1978
Les référents nominaux du français et la structure de l’ énoncé, Lille, Atelier natio-
nal de reproduction des thèses.
1979
« De “ci”, de “là” : exploration dans la structure textuelle », Text vs Sentence : basic
questions of Textlinguistics, J.S. Petöfi (éd.), Hamburg : Buske, 345-355.
11
Du système linguistique aux actions langagières
1980
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« Les grammaires du romantisme », Romantisme. Actes du Colloque de Sonnen-
will, Fribourg, Éditions universitaires, 33-48.
(avec R. Bouché, M. Le Guern & J. Rouault), « Pour une méthode d’ interaction
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1981
« Zéro pour la question », Cahiers de linguistique française 2, 41-69.
« Qu’est-ce que la sémantique », Feuillets 4, 121-125.
1982
L’ éternel grammairien : étude du discours normatif, Berne, P. Lang.
(avec J. Cosnier, J. Coulon & C. Kerbrat-Orecchioni), Les voies du langage, com-
munications verbales, gestuelles et animales, Dunod, Paris.
Éléments de pragmatique linguistique, Paris, Minuit.
« Les modèles linguistiques et la communication », Les voies du langage, J. Cos-
nier & al., Paris, Dunod, 15-111.
1983
(avec M. Le Guern & G. Puech) Principes de grammaire polylectale, Lyon, PUL.
Cours critique de grammaire générative, Lyon, PUL.
« Note sur la déduction naturelle et le connecteur donc », Logique, argumenta-
tion, conversation, P. Bange, & al., Berne ; Francfort/M., P. Lang, 209-222.
« Connecteurs pragmatiques et anaphore », Cahiers de linguistique française 5,
215-246.
« Généralités sur la pragmatique linguistique », Feuillets 5, 9-12.
1984
« Préface », Actes de discours et performativité en français, O. Ben Taleb, 11-15.
« De l’état présent des “sciences” de la communication », Catalogue des éditions
Peter Lang, 19-26.
1985
« Faux aléthique et Faux helvétique », Protée 13-1, 73-79.
12
Bibliographie des travaux d’Alain Berrendonner
1986
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« Discours normatif vs discours didactique », Étude de Linguistique Appliquée
61, 9-17.
« Jargon et persuasion chez les linguistes », Les discours du savoir, P. Oullet &
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1987
« Stratégies morpho-syntaxiques et argumentatives », Protée 15/3, 48-58.
« L’ ordre des mots et ses fonctions », Travaux de linguistique 14-15, 9-19.
« La logique du soupçon », Pensée naturelle, logique et langage. Hommage à
J.-B. Grize, 287-297.
1988
« Variations sur l’ infinitif », L’ infinitif : une approche comparative, S. Rémi-
Giraud & L. Basset (éds), Lyon, PUL, 149-166.
« Normes et variations », La langue française est-elle gouvernable ? Normes et
activités langagières, G. Schoeni, J.-P. Bronckart & P. Perrenoud, Neuchâtel,
Delachaux et Niestlé, 43-62.
1989
« Éléments pour une sémiotique des évidences », Semiotics and Pragmatics :
Proceedings of the Perpignan Symposium, G. Deledalle (éd.), Amsterdam, J. Ben-
jamins, 179-195.
« Sur l’ inférence », Modèles du discours, C. Rubattel (éd.), Berne, P. Lang, 105-
125.
(avec M.-J. [Reichler-]Béguelin), « Décalages : les niveaux de l’ analyse linguisti-
que », Langue française 81, 99-125.
1990
(avec H. Parret, éds), L’ interaction communicative, Berne, P. Lang.
« Grammaire pour un analyseur. Aspects morphologiques », Les Cahiers du
CRISS 15, 88 p.
« Pour une macro-syntaxe », Travaux de linguistique 21, 25-36.
« Système et interactions », L’ interaction communicative, A. Berrendonner &
H. Parret (éds), Berne, P. Lang, 5-15.
« Attracteurs », Cahiers de linguistique française 11, 149-158.
13
Du système linguistique aux actions langagières
1991
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« Écrire, ordonner, et plus si entente », Revue de Belles-Lettres 3-4, 61-68.
« Variations sur l’ impersonnel », L’ impersonnel, M. Maillard (éd), Grenoble,
Ceditel, 125-132.
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(avec J. Rouault), « Sémantique des objets et Calcul des Noms », KMET’ 91, 1-8.
1992
« Note sur les SN définis “génériques” : objets extensionnels vs intensionnels »,
Dialangue 3, 9-14.
« Périodes », La temporalité du discours, H. Parret (éd.), Louvain, Louvain Uni-
versity Press, 47-61.
(avec M. Fredj, F. Oquendo & J. Rouault), « Un système inférentiel orienté objet
pour des applications en langue naturelle », COLING-92, 461-467.
(avec M.-H. Stefanini, G. Lallich & F. Oquendo), « Talisman : un système multi-
agents gouverné par des lois linguistiques pour le traitement de la langue natu-
relle », COLING-92, 490-497.
1993
« Sujets zéro », Complétude et incomplétude dans les langues romanes et slaves,
Karolak, S. & T. Muryn (éd.), WSP., Cracovie, 17-45.
« La phrase et les articulations du discours », Le Français dans le monde, numéro
spécial, G. Kahn (éd.), 20-26.
1994
« Anaphores confuses et objets indiscrets », Recherches linguistiques XIX, 209-
230.
1995
(avec M.-J. Béguelin, éds), Du syntagme nominal aux objets-de-discours.
SN complexes, nominalisations, anaphores, Tranel 23.
« Anaphore associative et méréologie », Recherches sur la philosophie et le lan-
gage 16, 81-98.
« Redoublement actanciel et nominalisations », Scolia 5, 215-244.
« Quelques notions utiles à la sémantique des descripteurs nominaux », Tranel 23,
9-39.
(avec M.-J. [Reichler-]Béguelin), « Accords associatifs », Cahiers de praxéma-
tique 24, 21-42.
14
Bibliographie des travaux d’Alain Berrendonner
1996
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(avec M.-J. [Reichler-]Béguelin), « De quelques adjectifs à rendement anapho-
rique : premier, dernier, autre », L’ adjectif : une catégorie hétérogène, Gross G.,
Lera P. & Molinier C. (éds), Studi italiani di linguistica teorica e applicata XXV-3,
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475-502.
1997
(avec D. Miéville & C. Tripet, éds), Logique, discours et pensée. Mélanges offerts
à J.-B. Grize, Berne, P. Lang.
« Pléonasmes syntaxiques : dédoublement ou hybridation ? », Langue française
115, 75-87.
(avec V. Clavier), « Examen d’ une série morphologique dite “improductive” en
français : les noms dénominaux en –age », Silexicales 1, 35-44.
(avec M.-J. Béguelin), « Left dislocation in French : varieties, use and norm »,
Taming the vernacular, J. Cheshire & D. Stein (éd.), London, Longmann, 200-
217.
« L’ auto-représentation du discours comme espace », Espace et temps dans les
langues romanes et slaves, K. Bogacki & T. Giermak-Zielinska (éds), Varsovie,
Publications de l’ Institut de philologie romane, 111-123.
« Schématisation et topographie imaginaire du discours », Logique, discours et
pensée. Mélanges offerts à J.-B. Grize, D. Miéville, A. Berrendonner & C. Tripet
(éds), Berne, P. Lang, 219-237.
1998
« Μηδoν αγαν. Normes d’ excellence et hypercorrections », Cahiers de linguisti-
que française 20, 87-101.
« Aspects pragmatiques de la dérivation morphologique », Analyse linguistique et
approches de l’ oral ; recueil d’ études offert en hommage à C. Blanche-Benveniste,
M. Bilger, K. van den Eynde & F. Gadet (éds), 23-31.
1999
« Histoire d’ une transposition didactique : les “types de phrases” », Tranel 31,
37-54.
2000
(avec P. Sériot, éds), Le paradoxe du sujet. Les propositions impersonnelles dans
les langues slaves et romanes, Cahiers de l’ ILSL 12.
15
Du système linguistique aux actions langagières
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et de rhétorique, Scolia 14.
« Que reste-t-il de nos actants ? Les passifs impersonnels en français », Cahiers
de l’ ILSL 12, 43-53.
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2001
(avec M.-J. Béguelin), « Circulation des termes et dérive terminologique »,
Métalangage et terminologie linguistique, B. Colombat & M. Savelli (éds),
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« L’ alternance que / #. Subordination sans marqueur ou structure périodique ? »,
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« Il est beau le lavabo, il fait problème cet intonème », L’ énonciation dans tous ses
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C. Norén (éds), Berne, P. Lang, 669-686.
« Pour une praxéologie des parenthèses », Verbum XXX-1, 5-23.
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A. Horak (éd.), Berne, P. Lang, 127-144.
« Unités syntaxiques et unités prosodiques », Langue française 170, 81-94.
À paraître
(avec le Groupe de Fribourg), Grammaire de la période I, Berne, P. Lang.
(avec le Groupe de Fribourg), Grammaire de la période II : les parenthèses, Berne,
P. Lang.
(avec le Groupe de Fribourg), Dérivations morphologiques et typages des entités
sémantiques, Tranel.
« Polyphonie (I) : Énonciation et mimésis », Essais de néo-rhétorique, A. Berren-
donner & al. (éds.), Berne, P. Lang.
« Autour de la rection », Penser les langues avec Claire Blanche-Benveniste,
S. Caddéo, M.-N. Roubaud, M. Rouquier & F. Sabio (éds), Publications de
l’ Université de Provence, Aix-en-Provence.
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Franziska Heyna
ATILF (Nancy Université – CNRS) et Université de Fribourg
1. On distingue généralement deux préfixes dé–, l’ un à valeur dite intensive (débattre, dévisa-
ger), l’ autre à valeur globalement négative (Boons 1984, Muller 1990, Gerhard 1997 et 1998,
Benetti et Heyna 2006). Seuls les verbes construits sur le préfixe à valeur « négative » nous inté-
ressent ici.
21
Morpho-syntaxe et catégories
Dans une seconde partie, nous exposerons des arguments en faveur de la pré-
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sence d’ un suffixe dérivationnel. Dans la dernière partie, nous chercherons à
faire valoir que les verbes parasynthétiques, composés d’ un préfixe, d’ un mor-
phème base et d’ un suffixe, comportent une structure interne hiérarchisée.
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2. Bien que la création du terme de « parasynthèse » doive effectivement être attribuée à Dar-
mesteter, Butet de la Sarthe (1818) a décrit ce mécanisme de formation des mots bien avant
Darmesteter, sous l’ étiquette de « composés-dérivés » (Heyna 2009).
3. Toutes les mises en évidence dans les citations sont de notre fait.
4. Corbin avance principalement deux objections au critère « de non-attestation ». D’ une part,
l’ auteur critique le flou de la notion, qui relève, selon elle, bien souvent du sentiment intuitif et
subjectif des linguistes (1987 : 21 ssq. et 122). D’ autre part, elle condamne l’ introduction de
notions comme « attestation » ou « familiarité » dans le modèle de la compétence, alors que dans le
paradigme de la GGT, ces notions ne peuvent relever que du domaine de la performance (1980 :
185-186).
5. À savoir : p = préfixe, s = suffixe et X = base.
22
Bérurier débâillonne (comme le jambon) notre ravissante meurtrière…
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préfixé en raison de l’ attestation du verbe beurrer, alors que désherber ferait
partie de la classe des verbes parasynthétiques (désormais VPS).
6. ON abrège l’ objet-de-discours instancié par le nom base et OY celui auquel réfère l’ argument
externe.
7. Une autre conséquence d’ une approche purement lexicaliste concerne la nature des faits
analysés : ceux-ci seront forcément des dérivés très normés et déjà lexicalisés, puisque répertoriés
dans des ouvrages lexicographiques. Les résultats d’ analyse seront par conséquent incomplets,
étant donné la nature lacunaire des faits retenus (cf. les emplois « atypiques » de certains préfixes
cités au § 3.1.2).
23
Morpho-syntaxe et catégories
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du fait que le verbe simple visser connaît deux constructions, comme le confir-
ment les deux paraphrases issues du TLFi :
(2) visser1 « fixer une chose… à l’ aide d’ une vis… »
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Dans visser1, l’ actant8 interne <vis> peut être décrit comme un actant-instru-
ment, alors que l’ actant interne dans visser2 renseigne au contraire sur la façon
de faire, d’ où la possibilité de gloser ce verbe par « serrer… à la manière d’ une
vis »9 ou plus simplement par « tourner ». Qu’ en est-il du verbe dévisser10 ?
(3) Le savant passa une partie de la nuit à dévisser, essuyer, visser et revisser
les verres de sa longue-vue. (f, Verne)11
(4) Minoret dévissa la serrure au moyen d’ un couteau avec la prestesse des
voleurs. (f, Balzac)
La question que soulèvent ces exemples est de savoir si un même verbe, faisant
l’ objet d’ une seule entrée de dictionnaire, ne présente pas plusieurs analyses
morphologiques. En (3), le verbe dévisser se paraphrase empiriquement par
« desserrer », ce qui exclut le verbe visser1 comme base dérivationnelle, dans la
mesure où le patient du procès est autre chose qu’ une vis, les verres d’ une lon-
gue-vue en l’ occurrence. La glose de visser2 au sens de « tourner sur un pas de
vis » convient par contre parfaitement et dévisser en (3) s’ interprète comme
« procès inverse12 » de visser2. Sur le plan morpho-syntaxique, le verbe dévisser
en (3) doit donc être analysé comme résultant d’ une préfixation de dé– sur le
verbe visser2 :
24
Bérurier débâillonne (comme le jambon) notre ravissante meurtrière…
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[dé – [visser2] schème interprétatif <faire l’ action inverse de V>
La présence du verbe simple et du verbe préfixé par re– dans l’ entourage proche
du verbe dévisser parle également en faveur de l’ interprétation d’ un procès
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inverse.
Pour l’ occurrence (4), en revanche, le verbe dévisser doit être glosé par « enlever
la/les vis de OY », ce qui correspond à l’ interprétation privative des VPS du type
dénoyauter par exemple. Vu la nature du complément, l’ interprétation privative
semble plausible, « la serrure » ayant été fixée par des vis. Un complément cir-
constanciel précise finalement les modalités de ce procès privatif, à savoir « au
moyen d’ un couteau ». Étant donné le contexte, le verbe dévisser tel qu’ il est
employé en (4) ne peut pas relever du même parenthésage des morphèmes que
celui proposé en (5). Pour cette occurrence, il faut reconsidérer le type de bran-
chements binaires et envisager la possibilité que l’ interprétation privative cor-
responde à une différence au niveau de la structure interne, sans que celle-ci
puisse être figurée pour l’ instant :
(6) ?[pXs] analyse dite « parasynthétique »
schème interprétatif <enlever ON de OY > ou <enlever OY de ON>
25
Morpho-syntaxe et catégories
Dans les occurrences (7), (8) et (9), l’ analyse la plus adéquate du verbe dévisser
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semble être la même que pour (3), à savoir la segmentation [dé– [visser2]].
Contrairement à ce qu’ on peut observer dans les dé-Verbes parasynthétiques
(Benetti et Heyna 2006), les actants externes couvercle, bouchon et vis n’ entre-
tiennent pas de rapports de type partie-tout avec l’ actant interne <vis>, mais se
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caractérisent par le fait qu’ ils se fixent par un mouvement rotatif. À titre
d’ exemple : le SN « la grosse vis » en (9) désigne le patient du procès dévisser et
la mention d’ un « pas de vis » dans le contexte étroit du verbe dévisser précise
les modalités du procès.
En revanche, dans (10) à (12), le procès dénoté par le verbe dévisser correspond
bien à une action privative – telle que schématisée en (6) – dont l’ état résultant
est que les vis ont été ôtées :
(10) La bière était en chêne, et ils se mirent à dévisser la paroi supérieure qui
faisait couvercle. L’ humidité de la terre avait rouillé les vis et ce ne fut pas
sans efforts que la bière s’ ouvrit. (f, Dumas fils)
(11) Heureusement pour lui, la gâche de la serrure était fixée en dehors par qua-
tre grosses vis. À l’ aide du poignard, il put dévisser, non sans de grandes
peines, la gâche qui le retenait prisonnier, et posa soigneusement les vis sur
le bahut. (f, Balzac)
(12) La porte, dont il tourna le bouton jusqu’ à tordre le fouillot, résista à l’ effort
de ses mains puissantes. Il entreprit alors d’ en dévisser la serrure avec un
canif, mais les deux lames se cassèrent sans avoir pu faire tourner une seule
des quatre vis. (f, Green)
(13) J’ ai fait glisser le rasoir, la cire venait toute seule… Après, j’ ai pensé qu’ en
étant très soigneux on pourrait ramollir aussi les cachets des lettres pour les
détacher. Je me suis exercé sur les billets que je vous écrivais. Vous vous
souvenez ? Je les ai toujours cachetés. Pour pouvoir les décacheter, et les
recacheter avant de vous les donner… (f, Chandernagor)
Les verbes simple et préfixé par re–, ainsi que le caractère itératif du procès
argumentent plutôt en faveur d’ une préfixation sur le verbe simple. La descrip-
tion du procès au début de l’ extrait oriente au contraire en faveur d’ une inter-
prétation privative du procès, qui consiste à détacher la cire de l’ enveloppe…
26
Bérurier débâillonne (comme le jambon) notre ravissante meurtrière…
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la notion d’ « ajout simultané » de deux affixes. Nous chercherons à faire valoir
que la notion de « dépendance », empruntée à Hjelmslev (1968-1971), est un
outil adéquat pour décrire le lien entre préfixe, base et suffixe (infra, § 3.1.1).
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13. Chez Fradin, la rubrique phonologique ne comporte qu’ un préfixe (réalisé par la nasale
ᾶ…), ce qui indique clairement que ces verbes sont considérés comme des préfixés sans suffixe
dérivationnel. Quant aux verbes parasynthétiques en –iser (dératiser, dévirginiser, décafardiser),
ils résulteraient d’ une préfixation sur une base reconstruite (°ratiser, °virginiser, °cafardiser) (Fra-
din 2003 : 295-298).
27
Morpho-syntaxe et catégories
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La règle de troncation dite « de Schane-Dell » décrit les variations de forme de
certains adjectifs qui présentent une alternance entre une forme courte et une
forme longue, telle qu’ elle apparaît par exemple dans [pla]-[plat] (plat-plate).
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Partant de cette alternance, Dell soutient que tous les lexèmes à finale conso-
nantique possèdent une représentation phonologique unique qui correspond à
la forme longue :
Nous pouvons postuler pour tous les morphèmes, qu’ ils soient susceptibles ou non
d’ alternances en genre, une représentation sous-jacente unique qui correspond
à la forme longue, et dont la forme courte se déduit par soustraction du segment
final si celui-ci est une obstruante. (Dell 1985 : 181)
28
Bérurier débâillonne (comme le jambon) notre ravissante meurtrière…
En (14), on a clairement affaire à un verbe non construit : les sons /i/~/is/ dans
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le verbe agir font nécessairement partie du radical verbal, les flexifs de person-
nes étant notés entre parenthèses dans la transcription orthographique.
La situation est un peu plus complexe pour le verbe adoucir en (15). Selon le
postulat de Dell, /dus/ est la représentation sous-jacente de l’adjectif-base. Le
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14. Selon Boyé (2000 : 41), le segment « /is/ apparaît si et seulement si l’ affixe flexionnel est à
initiale vocalique ou semi-vocalique », ce qui explique son apparition dans les personnes du pré-
sent pluriel [-7], [-e] et [-e].
29
Morpho-syntaxe et catégories
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sons. En revanche, les verbes du 1er groupe contiennent un segment vocalique
[œ] – /bO{d+ə+ra/ – qui ne s’explique pas par les contraintes morphophonolo-
giques usuelles. Là aussi, nous devons admettre qu’ il s’ agit du suffixe verbal
schwa.
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Bérurier débâillonne (comme le jambon) notre ravissante meurtrière…
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mots contractent entre eux dans la phrase, dépendances susceptibles d’ une ana-
lyse et d’ une description de même nature. (Hjelmslev 1968-1971 : 40)
interne d’ une clause ou d’ un mot construit peuvent être ramenés à une seule
relation, qui est une relation de dépendance ou d’ implication entre occurrences.
Dans cette perspective, la combinatoire morpho-syntaxique englobe un ensem-
ble de procédures qui, dans certains cas, aboutissent à la création de mots
construits suite à des règles de « dérivation morphologique », et dans d’ autres, à
la création de syntagmes et de clauses par le biais de marques d’ intégration
syntaxique.
Les deux types de dépendances se distinguent par le fait que les deux consti-
tuants x et y sont solidaires dans le cas de l’ implication réciproque, alors que
l’ élément régi peut être supprimé dans le cas de la dépendance unilatérale, ce
qui revient à dire qu’ il est facultatif.
16. La notation « pré-m. » abrège « pré-morphème » : il s’ agit d’ une nouvelle unité catégorielle,
posée à titre d’ hypothèse, qui regroupe certains préfixes et prépositions (voir infra, § 3.1.2.).
31
Morpho-syntaxe et catégories
t MFT QSÏQPTJUJPOT RVJ TPOU TVTDFQUJCMFT EÐUSF FNQMPZÏFT TBOT BSHVNFOU PO
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parle alors de prépositions orphelines (Zribi-Hertz 1984) :
(23) π1 : [pré-m. (SN)]SP {pour, sur, sans, etc.}17
Pierre vote pour Jeanne. Pierre vote18 pour.
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17. On notera que les trois prépositions à sens local sur, sous et dans privilégient la variante
longue (dessus/dessous/dedans) pour les contextes à argument zéro.
18. Le verbe voter connaît également une construction directe, ce qui explique l’ absence de pour
dans certains emplois : « La majorité des électeurs qui ont autrefois voté communiste, votent
aujourd’ hui socialiste » (f, Mendès-France).
19. Les étiquettes « emplois non autonomes » et « éléments non autonomes » sont manipulées
sans avoir été définies au préalable, si ce n’ est de façon quelque peu circulaire : l’ emploi autonome
est synonyme d’ un « emploi en tant que préposition et/ou adverbes » (Amiot 2004 : 68, n. 5) et, à
l’ inverse, est implicitement considéré comme préfixe tout élément qui n’ assume que des emplois
non autonomes (ibid. : 68-69).
32
Bérurier débâillonne (comme le jambon) notre ravissante meurtrière…
prépositions n’ ont pas « la même capacité combinatoire » (Melis, 2002 : 17). Par
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ailleurs, force est de constater que le critère d’ autonomie dans son acception
syntaxique ne permet pas de rendre compte du comportement combinatoire
des prépositions fonctionnelles, comme à, de et en : ces dernières se caractéri-
sent justement par le fait qu’ elles exigent un argument plein, l’ absence d’ argu-
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(24) <à propos d’ invités irrévérencieux> « De plus, ils doivent être tout ce qu’ il y
a de plus anti, et galonnards », avait dit M. Verdurin. (f, Proust)
(25) D’ Estrème est avant tout un anti, nous explique-t-il. Antianglais, antialle-
mand, antirusse, etc. (f, Abellio)
(26) Être ultra, c’ est aller au-delà. C’ est attaquer le sceptre au nom du trône et la
mitre au nom de l’ autel […]. (f, Hugo)
(27) Nuits exécrables. Bruxelles. Samedi. Tous les degrés entre la haine et
l’ amour, entre l’ hypo et l’ hyper, entre n’ importe quel sentiment et son
contraire, comme, en physiologie, entre le trop et le pas assez. (f, Gide)
(28) Cette lampe faisait jaillir de son verre, au contact de l’ index magique, des
pointillés naïfs, lourds d’ un sens instructif, qui représentaient on ne sait
quelle force, quelque chose d’ infra ou de supra quelque chose, propre au
fluide de M. (f, Vialatte)
20. Comme le note Melis (2003 : 20), pour les prépositions à et de, il n’ existe que quelques rares
exemples d’ emploi absolu, dont voici une illustration : « Il n’ est pas un homme qui se complaît,
qui accepte, qui se morfond, pour qui la torpeur succède au sommeil, l’ amertume à la ferveur, qui
reste dans. Il est un homme qui va à. » (Vailland, cité dans Cervoni 1991). Sur ce sujet, voir aussi
Ilinski (2003).
21. Ces occurrences contredisent l’ affirmation selon laquelle les préfixes « non autonomes »
dans la typologie d’ Amiot ne connaissent pas d’ emplois autonomes (2004 : 68).
22. Si l’ on considère la liste des « préfixes-prépositions » d’ Amiot (2004), on observe que la plu-
part des éléments recensés ne connaissent aucune variation formelle selon qu’ ils figurent dans un
contexte prépositionnel (sommairement assimilé à la position à droite d’ un terme recteur et
régissant un SN) ou dans un contexte préfixal (i.e. en position intralexicale) : après(–), arrière(–),
avant(–), contre(–), entre(–), pour(–), sans(–), sous(–), sur(–), etc. Cette analogie du signifiant
s’ étend également au paradigme des préfixes « traditionnels », puisqu’ un grand nombre d’ entre
eux possède une préposition morphologiquement identique, éventuellement à un allophone
près : a–/à, dé–/de, en–/en, etc.
23. Il existe une série de préfixes qui se distinguent de la classe des pré-morphèmes par l’ absence
de variante prépositionnelle et par un comportement combinatoire particulier : contrairement
aux pré-morphèmes, les préfixes archi–, extra–, hyper–, hypo– et macro– sont intracatégoriels et
forment des noms de type <N, N> (archiprêtre, hypermarché, hypotension) ou des adjectifs de
33
Morpho-syntaxe et catégories
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gorie seront notés en italiques et en petites majuscules.
Pour pouvoir décrire la structure interne des dé-Verbes, il est nécessaire d’ iden-
tifier le comportement distributionnel du pré-morphème de (dé–, de). Le pré-
morphème de entre dans deux contextes : en tant que constituant d’ un syntagme
prépositionnel – c’ est le contexte π2, illustré par l’ exemple (29) ; et en tant que
constituant d’ un dé-Verbe – c’ est le contexte φ2, exemplifié par (30) :
t $POUFYUFπ2 : … [ __ SN]SP
(29) Pour sortir la plante de son pot, inversez-le en tenant la tige entre vos
doigts et tapez solidement sur le fond du pot. (w, http://www.jardinage.net/
planinte/ ?id=un-rempotage-reussi, consulté le 20 avril 2011)
SP V
[pré-m. 1 SN]
de son pot sortir
type <A, A> (archiplein, extrafin, ultrachic). Par ailleurs, ils comportent une valeur sémantique
spécifique qu’ on pourrait qualifier approximativement d’ augmentative ou d’ intensifiante (cf. les
étiquettes de préfixes intensifieurs ou évaluatifs, Guilbert et Dubois 1961).
34
Bérurier débâillonne (comme le jambon) notre ravissante meurtrière…
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suppression : le SP étant supprimable, on a affaire à un rapport de dépendance
unilatérale entre le verbe et son régime prépositionnel.
SP 1 sfxSP>V
[pré-m. 1 ON]
de pot /e/
24. Cf. les emplois des locutions prépositionnelles correspondantes : « on nous fait mettre en
dimanche pour « chanter »… » (f, Ozouf) ; « Au bout de quelques instants, un dîneur entre et
s’ attable à la table de mon voisin, qu’ il connaît. » (f, frères Goncourt).
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Morpho-syntaxe et catégories
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Adj. 1 sfxAdj.>V
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bleu(t) /e/
rouge /i~is/
Un autre argument est fourni par les verbes formés sur une locution préposi-
tionnelle complexe, comme c’ est le cas dans s’ aplatventrir :
(34) φ2 s’ aplatventrir
SP 1 sfxSP>V
[pré-m. 1 ON]
à plat ventre /i~is/
3. Considérons, pour conclure cette partie sur la structure interne des VPS à
base nominale, un exemple emprunté à Frédéric Dard :
(35) Bérurier débâillonne (comme le jambon) notre ravissante meurtrière.
(San-Antonio, Bouge ton pied que je voie la mer)
Comme souvent dans les romans de Frédéric Dard, le calembour naît par
l’ ajout d’ une parenthèse (ou d’ une incidente, cf. Rullier-Theuret 1996). Ici, le
calembour repose précisément sur la paronymie (ou quasi-homophonie) de la
forme verbale (il) débâillonne et du syntagme prépositionnel « de Bayonne » :
cette ressemblance de sons est rendue explicite par la parenthèse qui fait allu-
sion au fameux jambon de Bayonne. Au procès exprimé par le VPS se superpose
donc une autre lecture, qui procède de la décomposition des morphèmes
constitutifs du SP intralexical, provoquant ainsi le sourire complice du lecteur
qui retrouve l’ appétit dévorant de Bérurier.
4 Conclusions
1. Une modélisation de la structure interne des VPS ne fait sens que si elle peut
être comparée à celle des verbes préfixés. C’ est donc dans cet objectif que nous
reconsidérons l’ exemple (3) et l’ exemple (36) :
(36) Voyez une petite fille passer la journée autour de sa poupée, lui changer
sans cesse d’ ajustement, l’ habiller, la déshabiller cent et cent fois, chercher
continuellement de nouvelles combinaisons d’ ornements, bien ou mal
assortis […]. (f, Rousseau)
36
Bérurier débâillonne (comme le jambon) notre ravissante meurtrière…
En (3) et (36), on observe une cooccurrence des verbes simples et préfixés. Cela
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montre que dé– est supprimable dans ce contexte ou commute avec re– ; par
conséquent, on a affaire à un rapport de dépendance unilatérale, les verbes
simples visser et habiller étant le terme régissant :
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de [habiller]
[visser2]
Les rapports de rection notés en (32) et en (37) montrent clairement que les VPS
et les verbes préfixés se distinguent par une différence sur le plan de leur struc-
ture interne :
t QPVSMFTWFSCFTQBSBTZOUIÏUJRVFT
(38) φ2. [[pré-m. 1 N]SP 1 sfx]V ex. dépoter, dératiser, dégourdir
t QPVSMFTWFSCFTQSÏGJYÏT
(39) φ1. [(pré-m.) [verbe]V]V ex. découdre, dévisser2, déshabiller
2. De façon plus indirecte, nous avons cherché à mettre en cause une certaine
façon d’ aborder les phénomènes dérivationnels et de compartimenter l’ analyse
de faits linguistiques en domaines étanches – syntaxe versus morphologie. La
prise en compte du contexte est nécessaire, notamment lorsqu’ on a affaire à des
verbes qui connaissent plusieurs constructions et qui pourraient donc être sus-
ceptibles de relever de plusieurs analyses concurrentes (cf. § 1.2.1). Dans
d’ autres cas, le travail empirique permet simplement de rendre compte d’ emplois
moins courants, plus marginaux, aboutissant par ce biais à une analyse dis-
tributionnelle plus fine, mais également plus proche des phénomènes décrits
(cf. § 3.1.2).
37
Morpho-syntaxe et catégories
Bibliographie
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Amiot, D. (2004), « Préfixes ou prépositions ? Le cas de sur(-), sans(-), contre(-)
et les autres », Lexique 16, 67-83.
Apothéloz, D. (2002), La construction du lexique français, Paris & Gap, Ophrys.
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Bérurier débâillonne (comme le jambon) notre ravissante meurtrière…
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Troisième partie : formation des mots et vie des mots, publ. par les soins de
Léopold Sudre, Paris, Librairie Ch. Delagrave.
Dell, F. (1985), Les règles et les sons. Introduction à la phonologie générative,
2e édition revue et augmentée. Paris, Hermann.
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1 Introduction
Alain Berrendonner a manifesté tout au long de sa carrière la même sensibilité
et le même respect pour la « grammaire des fautes » que le linguiste suisse Henri
Frei, qui voyait dans les fautes un moyen de « prévenir ou de réparer les déficits
du langage correct ». Nous lui dédions cet article1 qui est consacré à des formes
non canoniques attestées à l’ oral (et que l’ on trouve également sur Internet).
Ces formes concernent la construction causative2 en faire et plus particulière-
ment le choix du clitique qui renvoie à ce que la grammaire traditionnelle appelait
le « sujet » de l’ infinitif, désigné comme « contrôleur » en grammaire générative
depuis le modèle du Gouvernement et du Liage.
Dans les constructions causatives le clitique se met en principe à l’ accusatif (1)
ou au datif (2) selon que l’ infinitif est un verbe intransitif ou transitif 3 :
1. Ce texte reprend et étoffe une version préalable présentée lors du Second Congrès Mondial de
Linguistique Française, Nouvelle Orléans, juillet 2010 (Lamiroy et Charolles 2010).
2. La littérature consacrée à la construction causative étant énorme, nous nous limiterons ici à
mentionner les sources pertinentes dans le cadre de notre article.
3. Nous utilisons, à la suite de plusieurs auteurs (notamment Blanche-Benveniste 2007, Gre-
visse-Goosse 2007), les termes d’ accusatif et de datif pour des raisons de commodité.
41
Morpho-syntaxe et catégories
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(1b) Max les a fait rire
(2a) Max fait chanter une chanson à Léa
(2b) Max lui fait chanter une chanson
Tous les syntacticiens qui ont analysé la structure causative en français prévoient
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d’ une façon ou d’ une autre cette double règle dans leur système, qu’ elle soit for-
mulée en termes descriptifs d’ alternance datif vs accusatif (Blanche-Benveniste
et al. 1987, Blanche-Benveniste 2007, Damourette et Pichon 1911 : § 1105, Dan-
nell 1979, Fournier 1998 :112, Grevisse-Goosse 2007 : § 903, Herslund 1988 : 63
et 243, Le Goffic, 1993 : 323, Riegel 1996 : 230, Tasmowski 1985 : 225 et 329),
ou qu’ elle corresponde à un mécanisme formel (transformationnel) dans des
modèles tels que la grammaire générative (Kayne 1977 : 196 ff., Roberts 1980,
Rouveret et Vergnaud 1980) ou la grammaire relationnelle (Comrie et Polinsky
1993, Perlmutter 1983, Postal 1981, Fauconnier 1982)4.
Si la construction causative a retenu l’ intérêt de tant de linguistes, c’ est qu’ elle
est particulière du point de vue de la complémentation : contrairement à la
structure infinitive à deux membres dont chacun peut avoir ses arguments
comme en (3), la construction causative constitue un complexe verbal5, c’ est-
à-dire un ensemble qui traite tous les arguments comme appartenant au verbe
principal, comme le montre (4b), argument qui fait parfois traiter le verbe faire
dans cette structure comme un auxiliaire diathétique (cf. Riegel 1996 : 229) :
(3a) Léa a prié Paul de répondre à la lettre
(3b) Léa l’ a prié d’ y répondre
(3c) *Léa l’ y a prié de répondre
(4a) Léa a fait répondre Paul à la lettre
(4b) Léa l’ y a fait répondre
(4c) Léa l’ a fait y répondre6
Comme la construction causative, quelle qu’ en soit la marque formelle, est attes-
tée dans un très grand nombre de langues (Shibatani 1976, 2002), de nombreux
linguistes se sont efforcés d’ en fournir une définition sémantique universelle
(e.a. Talmy 1976, Wierzbicka 1998, Wolff 2008). Du point de vue sémantique,
les énoncés causatifs mettent toujours en jeu deux éléments au moins, une
entité causatrice et une entité qui subit l’ effet résultant de la causation (en
anglais causee). L’ entité causatrice est une force extérieure qui agit sur le « cau-
see » : c’ est soit un agent, défini comme un être doué de volonté et capable de
42
Des formes aux sens : les clitiques dans la construction causative en faire
poursuivre un but, soit une force (aveugle). La situation causative est soumise à
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deux conditions essentielles : (a) l’ évènement causé est temporellement posté-
rieur à l’ évènement causateur et (b) l’ évènement causé est entièrement dépen-
dant de l’ occurrence de l’ évènement causateur (Shibatani 2002). Toutefois, et
c’ est là sans doute un élément clé dans les données que nous allons traiter, le
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degré d’ autonomie de l’ entité qui subit la causation varie selon le cas et plu-
sieurs types de causation peuvent être distingués en fonction du degré d’ auto-
nomie des acteurs en jeu et de la « directness » de la causation (Dixon 2000 : 67),
c’ est-à-dire selon que l’ effet causé est obtenu directement ou indirectement.
Dans les exemples suivants7, on comprend en effet dans (5a) que le professeur
est l’ instigateur direct de l’ action de réfléchir, tandis que dans (5b), la cause
(New York) réalise de manière indirecte (par son architecture) l’ effet obtenu
(évoquer Hong Kong) :
(5a) Le professeur fournit aux élèves des outils d’ analyse pour l’ image animée ; il
les fait réfléchir à la problématique de l’ adaptation d’ une œuvre litté-
raire…
(5b) Aujourd’ hui les enfants nous disent que New York les fait penser à Hong
Kong !
Entre ces deux extrêmes il existe un continuum causal (Tasmowski 1985 : 340,
Shibatani 2002) allant du prototypiquement causatif à un effet affaibli de causa-
tion. Une des questions que nous poserons ici est de savoir s’ il y a un lien entre
le degré d’ agentivité des sujets et la distribution des clitiques. Celle-ci, bien que
la norme prévoie une règle qui consiste à alterner datif et accusatif selon le cas,
s’ avère en effet bien plus irrégulière qu’ il n’ y paraît à première vue. C’ est cette
distribution irrégulière qui retiendra notre attention ici. Notons que des contre-
exemples à la règle ont été relevés par la plupart des linguistes qui ont examiné
la question8. On trouve en effet le clitique datif avec des infinitifs intransitifs
(6) et l’ accusatif avec des verbes transitifs (7) :
(6a) Si vous croyez que c’ est commode de lui faire changer d’ idée (P. Benoît cité
par Grevisse-Goosse 2007 : § 903)
(6b) … Un coup (…) qui l’ a pourtant suffisamment effrayé pour lui faire renon-
cer à son projet (A. Robbe-Grillet cité par Grevisse-Goosse 2007 : § 903)
(6c) Elle lui fera téléphoner à ses parents (Kayne 1977 : 203, note 9)
(6d) Il est vrai que la forme de ce gros nuage lui fait penser à une silhouette de
cheval ailé
(6e) Que Maman lui y fasse penser (Damourette et Pichon 1911 :§ 1092, exem-
ple oral)
7. Tous nos exemples, sauf indication contraire, ont été trouvés sur Internet (Google). Nous les
reproduisons tels quels.
8. Il est intéressant de noter que les spécialistes de l’ acquisition relèvent le même genre de
« faute » chez de jeunes enfants, par ex. La fille lui fait rire (Bezinska et al. 2010).
43
Morpho-syntaxe et catégories
(6f) Ça lui fera réfléchir / ça lui fera changer d’ avis (Morin 1981)
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(6g) Ça lui fait recourir à Marie (Tasmowski 1985 :300)
dessous montrent qu’ on en trouve des exemples dans la langue actuelle, notam-
ment dans les écrits de linguistes respectés :
(7a) Les vrais Juifs et les vrais chrétiens ont toujours attendu un Messie qui les
ferait aimer Dieu (Pascal).
(7b) On ne la fera point dire ce qu’ elle ne dit pas (Madame de Sévigné, cité par
Grevisse-Goosse 2007 : § 903)
(7c) Il m’ est impossible de le faire aborder ce sujet (A. Duhamel, cité par Grevisse-
Goosse 2007 : § 903)
(7d) Il se sent fatigué, comme s’ il venait de s’ éveiller d’ une nuit agitée et trop
courte, et le frottement de ses pantoufles sur le plancher de bois nu le fait
penser à du papier d’ émeri (Paul Auster, Dans le scriptorium)
(7e) Le pénétrant parfum des lilas blancs la fit ouvrir la fenêtre (Damourette et
Pichon 1911 : § 1080, exemple de presse)
(7f) Ça la fait répondre des bêtises (Rouveret et Vergnaud 1980)
(7g) Ça le faisait me répondre / me fuir (Tasmowski 1985 : 330)
Notons qu’ on trouve parfois les deux clitiques chez le même auteur :
(8a) L’ étonnement lui avait fait se dire tout bas… (P. Bourget, cité par Skårup
1985)
(8b) Cette admiration qui la faisait se dire… (P. Bourget, ibidem)
ou avec le même infinitif, comme dans les exemples ci-dessous trouvés sur
Internet :
(8c) Leur incarcération volontaire (…) les poussait à la mélancolie et leur faisait
broyer du noir
(8d) Pour moi, les méthodes Ricci étaient trop violentes, elle déstabilisait les
élèves, les faisait broyer du noir
Il est évident que l’ utilisation de Google comme corpus demande des précau-
tions, dans la mesure où on ne connaît pas l’ identité des utilisateurs, qui peu-
vent en outre laisser des fautes de frappe. On peut néanmoins estimer qu’ un
locuteur qui utilise une structure aussi complexe que la causative en faire est
quelqu’ un qui manie le français avec une certaine compétence de la langue.
Autrement dit, nous pensons que la confusion entre LE et LUI qu’ on observe
dans les données prises sur Internet mérite d’ être signalée : ce que nous voulons
faire ici n’ est autre que d’ attirer l’ attention sur des cas attestés sur Google qui
sont déviants par rapport à la norme traditionnelle (scolaire). Ils demande-
44
Des formes aux sens : les clitiques dans la construction causative en faire
raient à être soumis à une étude systématique et surtout à être complétés par
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une recherche sur un corpus oral soigneusement transcrit. Des sondages ponc-
tuels sur Google montrent que la confusion va dans les deux sens, des infinitifs
transitifs apparaissant avec l’ accusatif, comme en (9) et des infinitifs intransitifs
avec le datif, comme en (10)9 :
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(9a) Mon fils de 7 mois et demi refusait le biberon du matin et du soir (…) et
pour le soir plus de biberons je le fais manger un petit pot à base de laits et
2 petit suisses et tout se passe bien
(9b) J’ ai justement le livre la cabane magique » : Panique à Pompéi, Le terrible
empereur de Chine… Je le fais lire un chapitre quand il veut me faire
plaisir
(9c) Une fois que j’ ai suffisamment d’ or, je le fais construire un ziggourat, nor-
malement, le tout ne prend pas plus de 2 min
(9d) Donc je le fais acheter un câble ADSL blindé de 15 m de long. Et on rées-
saye ; ça marche, mais coupé toutes les 5 mn environ
(9e) Rédacteur en chef du journal Le Matin, il la fait écrire quelques chroni-
ques
(9f) Quand je veux couper les griffes, je couche mon chat, je le fais sentir la
pince
(10a) Puis, discrètement elle me dit que ça lui fait rigoler car elle adore qu’ on soit
brutal avec elle
(10b) Son mec est venu l’ embrasser et lui 10 gratifier d’ un cunni qui lui fait mou-
rir d’ excitation
(10c) Si c’ est vrai, c’ est sûrement parce que ça leur fait déprimer d’ en avoir
une petite donc ils se rabattent sur la bouffe mais je pense que c’ est une
connerie
Nous nous intéresserons dans ce qui suit à l’ alternance des deux clitiques illus-
trée ci-dessus. Afin de mieux comprendre leur distribution, nous nous sommes
penchés sur un petit échantillon d’ exemples qui se limitent aux infinitifs penser
et réfléchir. Comme notre étude concerne les clitiques, elle ne prend pas en
considération un certain nombre de structures apparentées :
(11a) On a fait planter des choux aux linguistes (Herslund 1988 : 238)
(11b) Je ferai partir John immédiatement (Kayne 1977 : 196)
9. Nous faisons abstraction ici de l’ aspect quantitatif du problème qui demanderait évidemment
à être pris en compte dans une étude systématique. Ainsi, dans notre sondage, pour je le/la/les fais
manger un/une… nous avons obtenu un seul cas, alors que je lui/leur fais manger un/une… donne
41 occurrences. Avec le verbe construire, les proportions étaient de 2 accusatifs vs 14 datifs.
10. L’ auteur semble utiliser systématiquement le datif au détriment de l’ accusatif, indépendam-
ment de la structure causative, ce qui va dans le sens de notre analyse (cf. ci-après).
45
Morpho-syntaxe et catégories
(11c) En lui donnant un coup de pied, elle a fait faire un tour à la boîte de cho-
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colats11
t DFMMFPáMFEBUJGDPSSFTQPOEOPOQBTËMBHFOUNBJTBVEFTUJOBUBJSFEFMJOGJOJ-
tif (Herslund 1988 : 243, Hulk 1984, Tasmowski 1983, Tayalati 2008) ; cette
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t DFMMFPáMFTDMJUJRVFTDPSSFTQPOEFOUËMBQSFNJÒSFPVEFVYJÒNFQFSTPOOFPV
au pronom réfléchi puisque l’ opposition entre datif et accusatif y est neutra-
lisée :
(13a) C’ est alors que Jean Paulhan m’ a fait avoir un prix prestigieux (R-J. Clot,
cité par Skårup 1985)
(13b) Fais-moi voir
(13c) Ils se sont fait sursauter mutuellement
t DFMMFPáMBHFOUFTUFYQSJNÏQBSVODPNQMÏNFOUQSÏQPTJUJPOOFMFOpar :
(14) On a fait planter les choux par les linguistes (Herslund 1988 : 64)
11. Les cas où le référent de l’ objet de faire est inanimé, comme dans cet exemple, sont rares pour
des raisons évidentes : l’ objet de la causation est un patient « responsable » (Damourette et Pichon
1911, Herslund 1988), c’ est-à-dire qu’ il doit être doué d’ une certaine autonomie pour pouvoir
réaliser l’ action indiquée par V-inf.
12. Cette analyse rejoint en fait celle de Kayne (1977 : 227), qui analyse la construction causative
avec par SN à partir d’ un V-inf passif. C’ est bien la même intuition (on notera le passif soit opéré
dans la paraphrase ci-dessous) qu’ on retrouve chez Damourette et Pichon (1936 : § 2047), selon
qui Le chirurgien fit opérer ce malade à son interne signifie que « la fin principale (…) c’ est de faire
que l’ interne opère », tandis que dans Le chirurgien fit opérer ce malade par son interne « la fin
principale (…) c’ est que le malade soit opéré et par là débarrassé de son mal ».
46
Des formes aux sens : les clitiques dans la construction causative en faire
2 État de la question
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Comme nous l’ avons indiqué ci-dessus, la confusion qui s’ observe quant à la
distribution des deux clitiques a été remarquée par plus d’ un linguiste. Dans la
littérature, deux hypothèses en gros ont été proposées pour en rendre compte.
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L’ une est d’ ordre syntaxique (2.1.), l’ autre propose en revanche une explication
sémantique (2.2.).
2.1 Selon Dannell (1979 : 79), le datif apparaîtrait avec un infinitif transitif
indirect, là où on s’ attendrait à un accusatif, quand le verbe admet dans sa
valence à la fois un objet direct et un objet indirect. C’ est le cas de verbes tels que
croire, changer ou penser, par exemple : on trouve croire, penser à quelque chose
mais aussi croire, penser quelque chose, changer de quelque chose mais aussi chan-
ger quelque chose. L’ emploi du datif s’ expliquerait alors par une contamination
des deux constructions :
(15a) Mais toute tolérance accordée aux fanatiques leur fait croire immédiate-
ment à de la sympathie pour leur cause (M. Yourcenar, cité par Skårup 1985)
(15b) Un élu UMP déclare que Ségolène Royal lui fait penser à sa femme de
ménage
(15c) Dans l’ espoir de lui faire changer d’ avis (Beja, cité par Herslund 1988 : 246)
47
Morpho-syntaxe et catégories
(17a) Des nouvelles un peu moins bonnes les firent précipiter leur départ (Gide,
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cité par Grevisse-Goosse 2007 : § 903)
(17b) Les femmes les plus naïves ont un sens merveilleux qui (…) les fait ressaisir
bientôt tout l’ empire qu’ elles ont laissé perdre (Martin du Gard, cité par
Grevisse-Goosse 2007 : § 903)
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(17c) L’ inquiétude naturelle aux malades qui les fait essayer sans cesse de nou-
veaux régimes (Bourget, cité par Grevisse-Goosse 2007 : § 903)
Damourette et Pichon (1911 : § 1105) qui avaient observé des cas qui n’ obéis-
sent pas à la norme, proposaient déjà une double analyse prévoyant une inter-
prétation différente selon que la phrase se construit avec datif ou accusatif :
Dans l’ exemple suivant, l’ accusatif serait préférable parce que le sujet principal
est hautement agentif alors que celui de V-inf ne l’ est aucunement, il n’ est que
patient de faire et prend par conséquent l’ accusatif ; (20b) serait douteux parce
qu’ un verbe statif comme ressembler est incompatible avec un « patient respon-
48
Des formes aux sens : les clitiques dans la construction causative en faire
sable » (Herslund 1988), rôle qui correspond au datif. Qu’ il y ait un lien entre
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l’ agentivité du sujet de l’ infinitif et le choix du datif est également suggéré par
le fait que les verbes ergatifs, dont le sujet grammatical ne porte jamais le rôle
d’ agent, semblent simplement exclure le datif (21b) :
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L’ analyse de Abeillé et al. (1997 : 66) rejoint celle esquissée ci-dessus. Selon ces
auteurs, dans la paire :
« l’ individu dénoté par l’ n’ a pas eu d’ autre choix que de manger les épinards,
alors que la phrase contenant lui n’ autorise pas cette inférence ». Mais Abeillé
et al. notent également que les jugements d’ acceptabilité concernant la structure
causative varient fort selon les locuteurs. C’ est ce que soulignent également
Tasmowski et Van Oevelen (1987 : 56) qui remarquent à propos des exemples
(19a-b) de Blanche-Benveniste qu’ il « existe indubitablement des variantes idio-
lectales ici. Pour nous [= T et VO], les gloses sont exactement inverses (nous
soulignons) ». Selon les mêmes auteurs, de surcroît, « certains jugent que (a) mais
non (b) possède les deux lectures. Ils interprètent alors (b) avec la glose de (a) ».
Autrement dit, aucune interprétation ne semble vraiment exclue et le moins
qu’ on puisse dire est que la signification de ce genre de phrases ne fait pas l’ una-
nimité des locuteurs, même linguistes. Ou pour le dire encore autrement, la
zone d’ alternance entre datif / accusatif dans la structure causative en faire sem-
ble instable. Comme le suggèrent les exemples ci-dessus, un des facteurs qui
rend l’ analyse de la structure causative si difficile, et qui pourrait être à la base
de la confusion des deux clitiques chez le locuteur, réside dans le fait qu’ il y a
13. Ces données nous ont été suggérées par Andrée Borillo (c.p., XIXe Colloque Lexique-
Grammaire, Belgrade, septembre 2010).
49
Morpho-syntaxe et catégories
toujours deux éléments potentiellement agentifs en jeu, et qu’ ils peuvent l’ être
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à des degrés divers selon le cas. C’ est ce que suggèrent également les données
que nous analysons ci-après (section 3), et c’ est la raison pour laquelle nous
invoquerons l’ hypothèse du marquage différentiel de l’ objet, phénomène bien
connu des typologues (section 4).
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3 Étude de cas
Les exemples suivants sont tous tirés de Google14, ils contiennent soit penser à
soit réfléchir à. Nous avons ainsi examiné deux structures syntaxiques compa-
rables : les deux verbes sélectionnent forcément un sujet [+ humain] et sont
intransitifs. Penser admet bien sûr également un complément d’ objet direct
dans sa valence, à l’ encontre de réfléchir qui est toujours intransitif dans cette
acception d’ activité mentale (transitif indirect dans la terminologie de la gram-
maire traditionnelle). Du point de vue quantitatif, penser semble bien plus
courant après faire que réfléchir : une même consultation de Google fournit
1424 attestations de faire penser, contre 82 attestations de faire réfléchir15.
Quant à la distribution entre datif et accusatif, les deux verbes présentent des
proportions inverses : alors que pour faire penser, 80 % des exemples apparais-
sent avec le datif (lui/leur) contre 20 % avec l’ accusatif (le/la/les), 82 % des
phrases contenant faire réfléchir prennent l’ accusatif et 18 % seulement le datif.
Mais on trouve des exemples de chaque cas pour chacun des verbes, penser
(exemples en 24-25) comme réfléchir (exemples en 26-27) :
Datif :
(24a) Elle m’ a dit que mon ami lui faisait penser à moi et que sa femme lui faisait
penser à son père !
(24b) Les élèves revoient les éléments du poème de la création ; ils choisissent et
expliquent un élément qui leur fait penser à Dieu
(24c) Puis il se met ensuite à embrasser la pâte à modeler et me parler de son
odeur qui lui fait penser à celle d’ un bébé
Accusatif :
(25a) Il y a des gens qui disent que je les fais penser à Michel Serres. Je souris et
je pense que ça vient des cheveux !
14. Il s’ agit d’ une consultation faite le 11/11/2009 à partir de la requête le/la/les fait penser à/aux
et le/la/les fait réfléchir à/aux. Nous avons analysé 82 cas pour chacun des verbes.
15. Une des raisons ici peut être la lexicalisation de faire penser qui signifie « évoquer, rappeler » :
il n’ y a pas de phénomène équivalent où faire réfléchir aurait un sens lexicalisé (figé).
50
Des formes aux sens : les clitiques dans la construction causative en faire
(25b) De même que le crépuscule le fait penser à Clélia, il peut aussi symboliser
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le point de changement dans la vie de Fabrice
(25c) Le ruisseau d’ or la fait penser à l’ argent
Datif :
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(26a) Lors de cet entretien, la directrice évalue le profil de l’ étudiant, lui fait réflé-
chir aux défis à relever et propose les solutions de suivi
(26b) La Vertu de Prudence est une qualité qui dirige l’ homme vers le Bien et lui
fait réfléchir aux moyens d’ y arriver
(26c) Aussi, il leur fait réfléchir à d’ autres solutions pour envisager un dévelop-
pement durable, tout en satisfaisant à leurs besoins
Accusatif :
(27a) Elle sensibilise les enfants et les fait réfléchir à leurs habitudes de consom-
mation
(27b) Vu leur âge c’ est uniquement la situation qui les fait réfléchir à leur passé
(27c) Cette visite les fait réfléchir à d’ autres possibilités d’ orientation que les
lycées généraux
La prépondérance de datifs avec penser (alors que l’ accusatif est dominant dans
le cas de réfléchir) plaide en faveur de l’ hypothèse syntaxique de Dannell (1979),
puisque penser a une double valence, admettant soit un objet direct soit un
objet indirect. On notera toutefois que, comme l’ a remarqué Skårup (1990) en
parlant d’ un exemple de Herslund16, ces cas avec datif sont syntaxiquement
étonnants dans la mesure où la phrase contient deux compléments indirects
pour un seul verbe, complexe il est vrai : en principe un verbe n’ est jamais
accompagné de deux objets indirects à la fois. Comme l’ illustrent les exemples
ci-dessus, de manière flagrante, le caractère animé ou non du sujet principal ne
semble pas jouer de rôle décisif dans la distribution du datif/accusatif, ni dans
le cas de penser ni dans celui de réfléchir d’ ailleurs : quand le sujet de faire est
animé, on observe le datif (penser : ex. 24a, réfléchir : 26a-26c) tout comme
l’ accusatif (penser : ex. 25a, réfléchir : 27a). Il en va de même lorsque le sujet est
inanimé : le clitique est soit un datif (penser : ex. 24b-c, réfléchir : 26b), soit un
accusatif (penser : ex. 25b-25c, réfléchir : ex. 27b-27c). Nos données brouillent
donc non seulement les pistes concernant la distribution datif vs accusatif, mais
semblent remettre également en question l’ hypothèse, très plausible à première
vue, selon laquelle la causation directe serait plutôt associée à des SN de type +
animé, la causation indirecte aux SN de type –animé (Verhagen et Kemmer
1997) : la réflexion des enfants, due à cette visite en (27c), ne semble pas a priori
causée de manière plus indirecte que celle due à elle dans (27a).
16. L’ exemple dont il s’ agit est « la luminosité des feux arrière lui fit penser à une voiture alle-
mande ».
51
Morpho-syntaxe et catégories
Même si tous les objets de faire sont nécessairement de type [+ humain] dans
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nos exemples, puisque les deux infinitifs penser et réfléchir sélectionnent par
définition un sujet humain, force est d’ admettre qu’ il existe une différence
importante entre les deux : avec réfléchir, le sujet est nécessairement agentif, il
est activement impliqué par sa pensée tandis qu’ avec penser, le degré d’ agenti-
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vité varie selon le cas, comme l’ avait bien remarqué Blanche-Benveniste au sujet
des exemples (19a-b). Dans la première série d’ exemples ci-dessous (28a-d), le
sujet de l’ infinitif est bien l’ agent de la pensée, alors que dans la deuxième série
(29a-d), il n’ en est que le siège : dans ces cas, faire penser est proche du sens
« évoquer, rappeler » et la causation est indirecte, passant souvent par le biais
d’ une image. On a donc affaire à une lexicalisation de faire penser, analogue à
celle qu’ on observe dans faire comprendre, faire voir, etc. Ce qui est pourtant
crucial, c’ est que le degré d’ agentivité de celui qui pense ne semble pas être un
critère absolument décisif pour le choix du clitique puisqu’ on trouve avec faire
penser aussi bien le datif que l’ accusatif, comme le montrent encore les exem-
ples suivants. Dans la première série (28a-d), il est difficile de remplacer faire
penser par « rappeler, évoquer » et la lecture préférentielle est donc bien celle où
le sujet de penser est agentif, tandis que dans la seconde (29a-d), faire penser
peut être lu comme un synonyme de « rappeler, évoquer ». Ce qui est frappant
c’ est qu’ on observe dans les deux séries aussi bien le datif que l’ accusatif :
(28a) Il se trouve que celle-ci a très peu d’ amis et se retrouve donc souvent seule
ce qui la fait penser à son passé
(28b) Aussi quand le petit prince fait de la montagne, il fait une expérience qui le
fait penser aux gens. Au sommet de la montagne il écoute l’ écho et il
trouve…
(28c) Car la confrontation d’ un enfant à la mort lui fait penser à sa propre mort,
sans doute pour la première fois
(28d) L’ enseignante leur fait penser aux documentaires qu’ ils ont vus dans leur
passé. Étaient-ils équitables ? Auraient-ils dû l’ être ?
(29a) Parce que la lumière des éoliennes la fait penser à un incendie
(29b) Pour la petite histoire, mes frangines me disent que cette photo les fait pen-
ser à Wilma Petersen, ou Gil Grissom du feuilleton télé « Les Experts »
(29c) Les hommes sont si attirés par les seins des femmes car ça les fait retourner
en enfance, ça leur fait penser au sein de leur mère
(29d) Depuis quelque temps il lui dit qu’ elle lui fait penser à la Gestapo ! Trop
c’ est trop pour Marie
Dans certains cas d’ ailleurs, les phrases sont indéterminées entre une lecture
agentive et non agentive du sujet de l’ infinitif, comme dans les exemples en (30)
où on trouve également les deux clitiques :
(30a) Après avoir fait le ménage dans sa vie, voilà qu’ elle s’ attaque à ce qui lui fait
penser à son ex
52
Des formes aux sens : les clitiques dans la construction causative en faire
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l’ espoir dans un pays étranger qui le fait penser à sa patrie
Il est évident que de plus amples recherches, tant du point de vue de la taille des
corpus que du choix des infinitifs se combinant avec faire sont indispensables
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17. Environ 300 langues, incluant des langues de familles génétiquement indépendantes tels le
hindi, le roumain ou le macédonien par exemple.
18. « Some entities are more likely to function as subjects than as objects. When they are used
as objects, they are MARKED in a special way » (Bossong 1991).
53
Morpho-syntaxe et catégories
naturelle) d’ objet. Quant à la question de savoir quelles entités sont ressenties par
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les locuteurs comme hautement agentives et topicales, on sait que si toutes les
langues ne traitent pas les choses de la même façon, elles semblent tout de
même respecter une hiérarchie universelle d’ agentivité (Givon 1976, Silverstein
1976) et de topicalité (Du Bois 2003)19 qu’ on peut représenter comme suit :
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Ce qui est important pour notre propos est que les pronoms personnels (le
Pro1, c’ est-à-dire « je », serait ainsi le topique par excellence) se situent plus haut
sur l’ échelle que les SN lexicaux20 : nous y reviendrons ci-dessous.
Le phénomène du DOM n’ affecte pas le français, mais est attesté dans une lan-
gue qui est génétiquement proche du français, à savoir l’ espagnol. En espagnol,
l’ objet direct connaît deux types de marquage selon que le N est [± hum] et/ou
[± spécifique] : en effet on introduit la préposition A devant l’ objet « direct »
quand le référent est [+hum] et [+spéc]21, auquel cas on parle d’ un « accusatif
prépositionnel », ce qui est en fait une contradiction dans les termes, puisque la
préposition A marque normalement, en espagnol comme en français, le com-
plément d’ objet « indirect ». Le clitique correspondant à « l’ accusatif préposi-
tionnel » est bien sûr le datif le, et non l’ accusatif lo, phénomène bien connu de
l’ espagnol et décrit comme « leismo ». L’ objet direct dont le référent est [+hum]
est formellement marqué comme un objet indirect, parce que celui-ci est plus
proche, sémantiquement, du sujet : l’ objet indirect porte le plus souvent le trait
[+hum] et il est plus topical que l’ objet direct (Lazard 1994, Herslund 1988)22.
Ce qu’ il importe de noter ici est qu’ il y a dans des langues à DOM comme
l’ espagnol, une neutralisation manifeste entre l’ objet direct et l’ objet indirect
(31a), ou entre l’ accusatif et le datif pour ce qui est des clitiques (31b), puisque
le datif s’ utilise pour marquer ce qui est fonctionnellement un objet direct :
19. S’ il y a un lien évident entre agentivité et topicalité, cela ne signifie évidemment pas que les
deux concepts soient entièrement assimilables : nous les regroupons ici (à la suite de Du Bois
2003) dans le contexte du DOM.
20. De même, un SN défini est plus haut sur l’ échelle de l’ agentivité/topicalité qu’ un SN – défini
+ spécifique, qui l’ est à son tour par rapport à un SN – spécifique. Un SN singulier est également
plus haut placé dans cette même hiérarchie qu’ un SN pluriel (Du Bois 2003).
21. En fait la distribution de l’ accusatif dit prépositionnel en espagnol est une question bien plus
complexe qu’ on ne le dit ici, et son extension a évolué au cours de l’ histoire et varie selon la région
(Melis et Flores 2009).
22. Ce serait la raison pour laquelle le complément d’ objet indirect apparaît le plus souvent dans
les corpus sous la forme d’ un pronom, celui-ci se plaçant plus haut dans la phrase qu’ un SN lexical
(ce qu’ ont remarqué Herslund 1988 pour le français, et Du Bois 2003 pour l’ anglais).
54
Des formes aux sens : les clitiques dans la construction causative en faire
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je-vis à Jean dans le cinéma
J’ ai vu Jean au cinéma
(31b) Le vi en el cine
PRO-DAT :3SG je-vis dans le cinéma
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Mais précisément, l’ on sait que les langues n’ ont pas toutes le même « cut-off
point » sur l’ échelle hiérarchique relative à l’ agentivité/topicalité des N indiquée
ci-dessus : certaines langues incluent par exemple les N [+ animés] dans les cas
à DOM, alors que d’ autres s’ arrêtent « avant », aux N [+ humains] (Melis et
Flores 2005). Ici on observe que si l’ espagnol étend le DOM jusque dans la zone
des SN lexicaux, le français le limite à la zone des clitiques seulement, à l’ exclu-
sion des SN lexicaux (et dans la structure causative seulement).
55
Morpho-syntaxe et catégories
5 Conclusions
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Nous avons montré dans cet article dédié à Alain Berrendonner que la syntaxe de
la construction causative est complexe parce que le sens à exprimer est complexe.
En effet la structure causative met en jeu, à la fois, du point de vue syntaxique,
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A B
Agentif Agentif Volitionnel
1 Je le (lui) fais manger sa soupe + – –
2 Je le (lui) fais manger sa soupe + – +
3 Je lui (le) fais manger sa soupe + + –
4 Je lui fais manger sa soupe + + +
1. : B n’ est pas en mesure physiquement de manger sa soupe et il n’ en a pas la volonté (les grands
malades, les bébés)
2. : B voudrait manger mais ne peut pas manger sa soupe sans une aide
3. : B peut la manger mais ne le veut pas
4. : je fais simplement penser à B qu’ il devrait manger sa soupe parce qu’ il a faim (les enfants qui
peuvent manger seuls, qui ont faim, mais qui ne pensent pas à manger)
Le datif est possible dans tous les cas mais on l’ attendrait plus à partir de 3. et
même de 2., et il serait quasiment obligatoire dans 4. On comprend aisément
qu’ indépendamment des considérations syntaxiques, l’ accusatif sera d’ autant
56
Des formes aux sens : les clitiques dans la construction causative en faire
plus facilement « confondu » avec le datif que l’ agent de V-inf porte le trait
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[+ humain], comme c’ est le cas avec les verbes penser et réfléchir examinés ici.
La « confusion » entre datif et accusatif confirme par ailleurs une idée chère à
Alain Berrendonner (1982, 1988) que les règles normatives, même celles qui
touchent à une zone aussi centrale de la grammaire comme celles portant sur la
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Des formes aux sens : les clitiques dans la construction causative en faire
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Dominique Willems
Université de Gand
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Morpho-syntaxe et catégories
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arbitraire : les trois réalisations représentent différents degrés d’ autonomie syn-
taxique et fonctionnent à des niveaux linguistiques distincts avec des portées
différentes. Elles présentent également des différences importantes sur le plan
de la fréquence d’ utilisation : en français parlé, la structure V que P est de loin
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t -BSÏBMJTBUJPOFOJODJTF C FTUVOQFVNPJOTBVUPOPNFRVFMBQSÏDÏEFOUF
bien que mobile, le verbe faible est toujours proche de l’ élément qu’ il modifie.
Il porte aussi très majoritairement sur ce qui précède, mais il a une portée
variable qui peut se réduire à un fragment de l’ énoncé et ne prend donc pas
nécessairement en charge tout ce qui précède. Ses modalités jouent en écho
avec celles de l’ énoncé précédent. Avec un énoncé négatif, l’ incise peut être
négative ou positive ; avec un énoncé positif, elle ne peut être que positive :
(6) cependant je trouve que mes professeurs sont peut-être trop euh puristes
(7) il y a des jours où je trouve que les mots français me viennent plus facile-
ment
(8) dans le fond je trouve que c’ est c’ est une super idée d’ unifier de faire ce
mouvement d’ unification
Le verbe faible peut avoir sa modalité propre, mais est régulièrement soumis au
phénomène de la montée de la négation, prenant alors à son compte la négation
62
Les degrés d’intégration syntaxique de la modalité épistémique
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verbe penser dans (9) :
(9) ça fera pas de mal je pense pas je pense pas que ça fera du mal
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autonomie croissante
63
Morpho-syntaxe et catégories
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comme le verbe devoir dans l’ exemple (10) :
(10) il est jamais là alors il doit être parti je sais pas où il est
Un niveau d’ intégration encore plus grand peut se manifester lors d’ une prédi-
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Les marques de non validation peuvent donc intervenir à divers niveaux syn-
taxiques, tout en présentant à chaque niveau des marques spécifiques. L’ échelle
présentée supra, appliquée à l’ ensemble de la modalité épistémique, devrait
donc être complétée vers la gauche :
Comme mentionné dans les études sur les verbes faibles citées précédemment, la
définition syntaxique proposée pour ces verbes est provisoire et de nature essen-
tiellement opératoire. La question se pose en effet de savoir si d’ autres structures
ne devraient pas être intégrées dans la configuration proposée. Il en va ainsi en
particulier de trois distributions fréquemment présentes dans les corpus des ver-
64
Les degrés d’intégration syntaxique de la modalité épistémique
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d’ une part et les structures attributives (à attribut de l’ objet ou attribut du sujet)
d’ autre part, qu’ on retrouve avec un même sens dans les mêmes environne-
ments.
La question est complexe et nous ne prétendons pas l’ épuiser dans cette contri-
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bution. Nous nous concentrerons sur le cas de paraître et de sembler et les rap-
ports complexes que semblent entretenir ces deux verbes avec l’ ensemble des
constructions sous étude.
3 Le verbe paraître
Le verbe paraître est particulièrement intéressant sur le plan du rapport entre
construction et sens. Ce verbe apparaît, en dehors de son emploi comme verbe
plein (ex. 16), que nous ne commenterons plus par la suite, dans trois structures
« modales » différentes, véhiculant à chaque fois un sens spécifique.
(16) et vous venez de faire paraître un deuxième roman
65
Morpho-syntaxe et catégories
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~ il y a un truc qui me semble bizarre
~ il y a un truc que je trouve bizarre
Fréquences
Structures Sens
(total : 255)1
V faible Sens évidentiel de ouï-dire 78
t il paraît que P t 53
t il paraît : incise t 21
t il paraît : réponse t 4
V attributif : x me paraît y Évaluation subjective, prise de 86
y = adjectifs évaluatifs (normal, intéressant, précaution
important, difficile, aberrant…) Cf. x me semble y, je trouve x y
V attributif : x paraît y Impression erronée ; apparence 61
y = adjectifs évaluatifs (évident, /v/ réalité
important, banal, rigolo, dingue…) (contexte contrastif)
5. Le verbe plein (« apparition », « parution ») est représenté dans le corpus par 25 exemples, la
structure infinitive par 5 exemples.
66
Les degrés d’intégration syntaxique de la modalité épistémique
Le verbe paraître illustre donc bien l’ indépendance des trois constructions envi-
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sagées et le bien-fondé de la définition provisoire des verbes faibles.
6. Ceci est également le cas pour le verbe trouver, contrairement à d’ autres verbes, tels croire ou
penser, qui connaissent une variante infinitive, proche de la structure en que P, bien qu’ elle soit
rare à l’ oral et qu’ elle réponde souvent à des conditions textuelles précises (enchâssement dans
une proposition relative par ex.).
7. Nous entendons par « construction » un ensemble de réalisations syntaxiques présentant un
lien intrinsèque avec un sens spécifique (cf. grammaire constructionnelle).
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Morpho-syntaxe et catégories
4 Le verbe sembler
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Le cas du verbe sembler est plus complexe. Nous avons relevé quatre construc-
tions différentes, chacune liée à un sens spécifique du verbe.
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La prise de précaution propre à cet emploi est encore renforcée par l’ accumula-
tion fréquente de verbes faibles (ex. 32 et 33).
(32) j’ espère qu’ il me parle euh je l’ imagine en tout cas il me semble qu’ il me parle
euh il me parle complètement différemment
(33) je crois qu’ on a enfin il me semble on a banni ces contrôles
68
Les degrés d’intégration syntaxique de la modalité épistémique
être l’ absence d’ exemples en emploi disjoint (emploi qui nous paraît tout à fait
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possible, plus particulièrement à la forme conditionnelle il semblerait). Cette
structure est sans doute une candidate pour l’ inventaire des VF.
8. Pour une analyse sémantique comparative des deux verbes, nous renvoyons à Bourdin
(1986), Thuillier (2004b) et Nølke (1994).
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Morpho-syntaxe et catégories
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Fréquences
Structures Sens
(total : 170 ex)
V faible : il me semble Opinion mitigée basée 70
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Tout comme pour le verbe paraître, mais de façon moins tranchée, les structu-
res attributives semblent donc constituer des constructions différentes de celles
des verbes faibles, avec un sémantisme sui generis.
4.5 En ce qui concerne les structures infinitives, notons tout d’ abord qu’ elles
sont plus fréquentes avec sembler (29 sur 170) qu’ avec paraître (5 sur 255).
Comme pour ce dernier verbe, elles ne présentent toutefois pas de sémantisme
spécifique et peuvent être considérées comme des sous-structures d’ autres
constructions.
Les exemples relevés se distribuent de la façon suivante sur le tableau des struc-
tures décrites supra : dans la grande majorité des cas, la structure infinitive peut
être décrite comme une variante syntaxique de la construction il semble que
Psubj, obtenue par montée du sujet (cf. ex. 43). Cette structure, plus compacte
que la structure complétive de base, se retrouve le plus souvent dans un contexte
d’ enchâssement (dans une relative ou une complétive).
(43) une jeune fille qu’ il ne semble pas connaître
(44) et la grand ville quand même qui qui semble t’ attirer par ailleurs
70
Les degrés d’intégration syntaxique de la modalité épistémique
Dans quelques cas (2/29), la structure peut être décrite comme une variante de
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la construction il me semble que Pind :
Dans d’ autres cas, peu fréquents eux aussi, et en particulier avec des infinitifs
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(46) (…) qui était un personnage très spécial, qui semblait être très riche
(47) elle portait des ce qui m’ a semblé être des jeans d’ un d’ un bleu très passé
5 Conclusion
À partir d’ une analyse de l’ ensemble des emplois modaux des verbes sembler et
paraître, il apparaît clairement que la configuration syntaxico-sémantique pro-
posée pour leurs emplois en tant que verbes faibles ne peut pas aisément être
élargie à d’ autres structures, en particulier aux structures attributives. Le cas de
paraître est particulièrement net : le sémantisme des deux constructions attribu-
tives diffère considérablement de celui de l’ emploi faible du verbe. Il en va de
même pour sembler, bien que l’ analyse sémantique soit ici plus subtile.
La polyvalence bien connue de la structure infinitive pouvant fonctionner tant
comme structure de base que comme sous-structure de nombreuses autres
constructions, ne permet pas non plus de la considérer comme une réalisation
typiquement « faible ». Son emploi dépend de facteurs syntaxiques plus généraux
(tel le contexte d’ enchâssement par exemple), indépendants du sémantisme pro-
pre à la construction impliquée. Notre analyse ne concerne bien sûr que les deux
verbes sembler et paraître et devrait être étendue à l’ ensemble des verbes faibles.
Bibliographie
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(éds), Les états de la question, Québec, Nota bene, 147-171.
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Morpho-syntaxe et catégories
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Nunzio La Fauci
Universität Zürich
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Morpho-syntaxe et catégories
tato come l’ argomento che subisce l’ azione, quello dell’ attivo è invece interpre-
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tato come l’ argomento che la fa ; dall’ altro, la forma del verbo di una proposizione
passiva è diversa da quella del verbo di una proposizione non-passiva.
Secondo il principio saussuriano della coincidenza, nell’ analisi linguistica, tra
proprietà e valore di un rapporto, la diatesi è proprietà squisitamente combina-
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Diatesi, lemma per un ideale dizionario di sintassi
sul trattamento dei dati linguistici pertinenti che sono (state) tanto catastrofi-
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che esattamente quanto di norma inavvertite.
Per es., forme di applaudire ricorrono tanto in Il tenore ha applaudito quanto in
Il tenore è applaudito. Il rapporto che, come predicato della proposizione, tale
verbo vi intrattiene con il soggetto grammaticale è però lungi dall’ essere il
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Morpho-syntaxe et catégories
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posta da un ausiliare perfettivo e dal participio passato, la differenza viene del
resto alla luce e si allinea al diverso esito del semplice esperimento che si è con-
dotto. Ugo ha reagito e Ugo è perito si oppongono l’ una all’ altra formalmente,
per la presenza di schemi di ausiliazione diversi.
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Diatesi, lemma per un ideale dizionario di sintassi
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sono stati accolti dagli applausi, Emma si è avvelenata, Gertrude si era pentita, I
bimbi sono stati buoni, Le nozze erano state un fallimento, Si sono gettati i rifiuti
etc. Lo sono allo stesso titolo (e solo in modo meno trasparente) tutte le corris-
pondenti in cui il predicato non ha forma di perifrasi perfettiva. Sono non-
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Morpho-syntaxe et catégories
siderate allo stesso titolo attive. In una prospettiva sistematica, però, il modo
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con cui la passiva si oppone a ciascuna delle non-passive è differente. I contesti
sperimentalmente trasparenti lo dicono in modo lampante. Dati tali contesti,
con la media e non-passiva Le tariffe sono rincarate, la passiva Le tariffe sono state
rincarate dai gestori condivide forma dell’ ausiliare e concordanza del participio
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MEDIO
NON-MEDIO
PASSIVO NON-PASSIVO
Le tariffe sono rincarate dai gestori Le tariffe rincarano I gestori rincarano le tariffe
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Diatesi, lemma per un ideale dizionario di sintassi
Distinto dal sotto-insieme delle passive ma contenuto anch’ esso nell’ insieme
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delle medie, c’ è poi il sotto-insieme delle proposizioni la cui diatesi è formal-
mente manifestata anche da una particella. Secondo tradizione, qui si chiamerà
riflessiva tale particella, genericamente. Essa è una sorta di imbuto fenomenico
in cui collassa una vasta gamma di costruzioni funzionalmente diverse. Tutte
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Morpho-syntaxe et catégories
Saussure, cioè secondo i due assi oppositivi della combinazione e della sosti-
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tuzione.
Ci sono proposizioni il cui soggetto grammaticale condivide proprietà (che,
in quanto linguistiche, sono tanto interpretative quanto formali) dell’ oggetto
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Diatesi, lemma per un ideale dizionario di sintassi
e funzione di oggetto diretto sia consustanziale con l’ idea stessa di una riflessi-
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vità sintattica.
Un soggetto grammaticale che condivide proprietà dell’ oggetto diretto ha
quindi buona evidenza sperimentale e concettuale nelle proposizioni medie più
trasparenti dal punto di vista funzionale, oltre che meglio caratterizzate da quel-
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Morpho-syntaxe et catégories
non a Rinaldo ferì Ferraù, quello di Ferito Ferraù, la zuffa terminò si correla
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categoricamente a Rinaldo ferì Ferraù e non a Ferraù ferì Rinaldo.
L’ affermazione che il soggetto grammaticale delle proposizioni sopra definite
medie condivide proprietà dell’ oggetto diretto ha dunque solida evidenza spe-
rimentale ed è possibile sulla sua base cogliere in modo modulare l’ articola-
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zione interna della classe che è nel suo complesso caratterizzata, quanto alla
forma, da ausiliare essere e/o da concordanza del participio passato col soggetto
grammaticale, cioè la classe delle proposizioni dalla diatesi media e, per oppo-
sizione, quella dalla diatesi non-media.
La condivisione di proprietà che si verifica nelle medie può prendere origine
funzionale da una convergenza sintagmatica : la marca superficiale del modulo
è il ricorrere d’ una particella variabile per persona in funzione del soggetto
grammaticale. Le proposizioni riflessive sono il caso più trasparente (Emma si
è avvelenata), ma la portata del modulo si spinge ben oltre la manifestazione
interpretativa fornita appunto dalle riflessive : Perpetua si è allontanata ; Ger-
trude si è pentita hanno forma eguale alle propriamente riflessive e interpreta-
zioni diverse ; la circostanza non dovrebbe a questo punto suonare scandalosa.
La condivisione di proprietà può non prendere origine da una convergenza
sintagmatica e prenderla, invece, da una semplice sostituzione, sull’ asse para-
digmatico. La sostituzione può realizzare una correlazione che ha, come ter-
mine oppositivo, una proposizione non-media in cui soggetto e oggetto diretto
intrattengono una relazione sintagmatica non-convergente. È il caso del medio
che è, in più, passivo, con la sua caratterizzazione semantica e formale : Renzo
era stato ingannato dall’ oste si correla a L’ oste aveva ingannato Renzo. La sosti-
tuzione può d’ altra parte non realizzare una correlazione del genere. Ed è
questo, per concludere, il caso del medio e non-passivo, D’ incanto, la dimora di
Argante è svanita, per il quale nella recente tradizione di studi grammaticali è
stato coniato il termine di inaccusativo.
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Bernard Combettes
Université de Nancy 2 et UMR-ATILF
Le cadre dans lequel se situe cette étude est celui de la problématique générale
des relations que l’ on peut établir entre la langue et le discours, entre les phéno-
mènes linguistiques et la textualité. Cette problématique, qui est loin d’ être
toujours explicitée, peut être ramenée à deux grandes tendances. Dans l’ une
d’ elles, c’ est la textualité qui est mise en avant comme objectif, comme but final
de l’ étude, les marques linguistiques étant considérées comme des indices per-
mettant de déterminer la présence de telle ou telle propriété discursive, ce qui
conduit d’ ordinaire à une certaine hétérogénéité des faits de langue pris en
compte. Dans l’ autre optique, à l’ inverse, c’ est le fonctionnement des sous-sys-
tèmes linguistiques qui constitue l’ objet d’ étude, la dimension textuelle permet-
tant de rendre compte de telle ou telle caractéristique des formes. La démarche
que nous adopterons ici combinera en fait ces deux grandes tendances : nous
partirons en effet, dans un premier temps, d’ une construction syntaxique par-
ticulière, dont nous étudierons le rôle dans le codage d’ un aspect de la cohé-
rence textuelle, alors que, dans un deuxième temps, nous envisagerons comment
l’ accent mis sur le niveau textuel conduit à élargir le champ d’ observation à
d’ autres structures syntaxiques qui ont une fonction discursive identique.
Du côté syntaxique, c’ est la construction que la tradition dénomme « subordi-
nation inverse » qui sera notre objet d’ étude, l’ opposition premier plan / second
plan (cf. Reinhard, 1984 ; Combettes, 1992) constituant le domaine textuel mis
en relation avec les formes linguistiques. Un de nos objectifs sera donc de déter-
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Morpho-syntaxe et catégories
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faits de langue à observer, si on met en avant le fonctionnement de la cohérence
textuelle. Le domaine discursif nous semblant difficilement séparable de la
question de la typologie des textes, nous avons par ailleurs jugé pertinent de
faire porter nos observations sur un corpus nettement délimité, à la fois dans le
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Subordination inverse et opposition des plans à l’époque classique
répartition des plans, tendances qui font coïncider premier plan et proposition
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régissante, alors que les subordonnées sont plutôt réservées à l’ expression du
second plan (cf. Hopper et Thompson, 1980 ; Combettes, 1992).
D’ un point de vue formel, cette inversion de la présentation habituelle des plans
se réalise dans deux grands types syntaxiques qui se distinguent par le type de
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mot subordonnant mis en œuvre. Ce dernier peut en effet être une conjonction
temporelle (lorsque, quand), aucun indice ne signalant dans la principale qu’ il
s’ agit de SI :
(1) Je prenais pour cela le chemin de chez moi, quand je rencontrai le comte
(Le Portefeuille, 597)
Comme dans tous les types de SI, l’ ordre des propositions est contraint et le jeu
des temps verbaux, par l’ opposition des aspects, joue par ailleurs un rôle impor-
tant dans l’ identification de la SI comme telle. Le contraste entre la forme de
vision sécante et la forme de vision globale s’ accompagne souvent d’ un effet
d’ interruption, ou d’ imminence contrecarrée, le déroulement du premier pro-
cès se trouvant borné par le début du second :
(2) elle allait dire qu’ elle se trouvait mal […] lorsque la Duchesse de Valentinois
entra, qui dit […] (Clèves, 198)
Dans une autre série de constructions, le terme subordonnant est la forme que, qui
ne suffit pas à elle seule, du moins en français moderne, pour assurer la SI, mais
doit être corrélée à une autre expression située dans la principale ; il peut s’ agir
d’ adverbiaux comme à peine, pas plus tôt, ou même de la simple négation :
(3) À peine étaient-elles assises que le visage de la princesse se couvrit de
larmes (Tende, 392)
(4) Elle n’ eut pas sitôt vu […] qu’ elle jugea que […] (Qu’ on ne peut donner…,
638)
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Morpho-syntaxe et catégories
dans lequel apparaissent les deux temps verbaux : la place en début d’ énoncé de
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la forme à vision sécante fait fonctionner la première proposition comme une
sorte de circonstanciel cadratif où va s’ insérer le prédicat de premier plan. Sou-
vent obtenu dans cette linéarisation, l’ effet d’ interruption d’ un état, d’ un procès
déjà en cours, ne peut que renforcer la distinction des deux plans, la proposition
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(5) J’ étais dans ces dispositions lorsqu’ un jour mon père me dit […] (Zayde, 126)
(6) et il commençait à ne plus songer à cet accident, quand on vint lui dire que
[…] (Qu’ il n’ y a point…, 654)
(7) Il y avait trois mois qu’ elle passait sa vie fort agréablement lorsque le carna-
val arriva (Bonneville, 976)
(8) Il était dans le fort de ses réflexions […] lorsqu’ on lui amena un gentil-
homme de Mme de Guise. Elle le conjurait par cet envoyé de lui donner
passage […] (Qu’ il n’ y a point…, 677)
(9) Il n’ y avait pas longtemps qu’ elle était dans ces violentes douleurs lorsque le
comte de Tende arriva […] l’ arrivée de son mari lui donna un trouble et une
confusion qui lui fut nouvelle. (Montpensier, 397)
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Subordination inverse et opposition des plans à l’époque classique
valeur cadrative, les mêmes effets en ce qui concerne l’ opposition des plans ;
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ainsi, dans les exemples suivants, la construction en comme pourrait-elle être
remplacée, avec le même effet textuel, par une SI en quand :
(10) Comme elle parlait ainsi, Consalve parut à la porte (Zayde, 260)
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2 Élargissement
On peut se demander si la notion de SI doit être réservée aux constructions que
nous venons de rappeler rapidement, ou s’ il est envisageable de procéder à un
certain élargissement, comme le fait par exemple A. Le Draoulec (2006), en
opposant les subordonnées à valeur présuppositionnelle et les subordonnées à
valeur assertive, opposition qui, toutes proportions gardées, correspondrait à
celle du second plan et du premier plan. En ce qui concerne le niveau textuel, il
nous semble pertinent d’ étendre l’ observation à des structures qui sont analy-
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Morpho-syntaxe et catégories
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dans la mesure où la « circonstance » apparaît bien dans la proposition dépen-
dante, mais qui peuvent jouer un rôle discursif proche de celui de la SI dans la
distribution des plans. Le fait que la notion traditionnelle de « circonstance » ne
coïncide pas obligatoirement avec celle de second plan explique en grande par-
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Subordination inverse et opposition des plans à l’époque classique
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et répartition des plans peut également être marqué par une locution conjonc-
tive et non par une corrélation. Nous retrouvons ici le parallèle que l’ on pouvait
établir, dans le cas de la SI, entre : P1 lorsque P2 et : à peine P1 que P2. Ce sont
des locutions comme de sorte que, de telle sorte que, en sorte que qui jouent le
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Morpho-syntaxe et catégories
l’ organisation discursive est bien celle de la SI, avec un second plan correspon-
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dant à un monde possible dont l’ accomplissement est annulé par un procès qui,
sous une forme négative, fait référence à une des étapes, effectivement réalisée,
du déroulement chronologique du premier plan. Une paraphrase possible, dans
le système « normal » de la SI, pourrait être : il allait porter son audace plus loin
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(25) […] si vivement qu’ ils l’ allaient percer si Consalve ne se fût jeté au milieu
d’ eux (Zayde, 167)
(26) il eût longtemps juré inutilement si l’ officieux Colomne ne fût arrivé à son
secours (Nogaret, 579)
2.3 La parataxe
Nous avons rapidement comparé plus haut la SI et la subordination circonstan-
cielle marquée par comme ou aussitôt que. Il convient de prendre également en
compte, à l’ autre extrémité du continuum, les cas de parataxe qui, sans présen-
ter de lien particulier de dépendance syntaxique, n’ en expriment pas moins une
disposition identique de l’ alternance des plans. Deux cas nous semblent devoir
être distingués. Dans un premier type d’ enchaînement, la relation entre les deux
procès est identique à celle que l’ on peut observer dans la séquence P1 quand P2,
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Subordination inverse et opposition des plans à l’époque classique
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premier. L’ adverbial enfin souligne fréquemment cette relation chronologique :
(28) Les paroles d’ Alamir augmentaient mon trouble […] Enfin Zayde vint nous
interrompre (Zayde, 230)
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(29) il s’ en défendait toujours […] Enfin un jour elle le pressa […] (id., 236)
(30) Il s’ ennuyait partout, il changeait de place […] Mais enfin ce jour tant sou-
haité arriva (Nogaret, 578)
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vant acceptant par exemple facilement une paraphrase par la SI
(37) Il allait en dire bien davantage ; mais elle fit un cri […] (Combes, 448)
(37’ ) Il allait en dire bien davantage quand elle fit un cri […]
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Subordination inverse et opposition des plans à l’époque classique
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classique, à mettre en avant les explications, les justifications, le commentaire,
qui prennent nettement le pas sur la trame narrative. On voit ainsi le renverse-
ment qui s’ opère par rapport aux textes médiévaux, dans lesquels les rares passa-
ges descriptifs ou explicatifs étaient construits sur le modèle de la narration, la
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Bibliographie
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Morpho-syntaxe et catégories
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par quand et lorsque et les propositions qui les complètent en français contem-
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Textes étudiés
Nouvelles du xviie siècle, éd. R. Picard & J. Lafond, Gallimard, La Pléiade, 1997.
La vengeance malicieuse = Camus, La vengeance malicieuse (1628), in Nouvelles
du xviie siècle, 89-100.
Banneville = Abbé de Choisy, Histoire de la Marquise-Marquis de Banneville
(1695), in Nouvelles du xviie siècle, 971-988.
Combes = Fléchier, Mademoiselle de Combes (1665), in Nouvelles du xviie siècle,
434-461.
Zayde = Mme de Lafayette, Zayde (1669), Flammarion, 2006.
Clèves = Mme de Lafayette, La Princesse de Clèves (1678), Flammarion, 2009.
Tende = Mme de Lafayette, Histoire de la comtesse de Tende (1718), in Nouvelles
du xviie siècle, 388-400.
Nogaret = Mme de Villedieu, Histoire de Nogaret et de Mariane (1670), in Nou-
velles du xviie siècle, 563-583.
Qu’ on ne peut donner = Mme de Villedieu, Qu’ on ne peut donner si peu de puis-
sance en amour qu’ il n’ en abuse (1676), in Nouvelles du xviie siècle, 624-652.
Qu’ il n’ y a point = Mme de Villedieu, Qu’ il n’ y a point de désespoir où l’ amour
ne soit capable de jeter un homme bien amoureux (1676), in Nouvelles du
xviie siècle, 652-698.
Le Portefeuille = Mme de Villedieu, Le Portefeuille (1674), in Nouvelles du
xviie siècle, 584-623.
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CAR AJOUTIEZ-VOUS :
« UN CAS D’ INCISE ANTÉPOSÉE ? »
Frédéric Gachet
Université de Fribourg
Le présent article ne nourrit pas une ambition démesurée : il traite d’ une ques-
tion de détail, et examine des faits plutôt rares et peu exemplaires… Un projet
si modeste est-il digne de l’ hommage rendu à Alain Berrendonner dans ce
volume ? Lui-même a souvent montré qu’ on pouvait, à partir de faits langagiers
apparemment insignifiants, ouvrir des perspectives prometteuses, ou tirer
d’ utiles enseignements sur le fonctionnement du système linguistique et sur le
comportement de ses usagers. Je risque donc ma modique contribution à ces
Mélanges, avec l’ espoir que les configurations particulières sur lesquelles elle se
penche offriront un peu de matière aux réflexions de son dédicataire.
On rencontre sporadiquement, depuis quelques années, les appellations d’ incise
antéposée ou d’ incise en position initiale. Elles sont employées entre autres
lorsqu’ un verbe parenthétique du type recteur faible (je crois, je pense) est placé
en tête d’ un énoncé sans être suivi de que [par ex. Thompson et Mulac 1991 ;
Andersen 1997 ; Avanzi à par.], ou lorsque des formules comme si tu veux,
comme on dit, j’ en conviens servent de préambule à une autre construction syn-
taxique. Ces séquences initiales présentent-elles des caractéristiques et un fonc-
tionnement qui justifient de les classer sous le terme d’ incises (bien mal
nommées en ce cas) ou se distinguent-elles de manière significative des séquen-
ces identiques placées au sein d’ un énoncé ? Mon propos n’ est pas de traiter
cette question dans son ensemble, mais d’ y apporter un éclairage très partiel, en
observant un cas bien particulier d’ incise de discours rapporté :
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Morpho-syntaxe et catégories
(1) Vous me disiez aussi combien vous regrettiez de n’ avoir pas eu le temps
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d’ étudier la musique. Car ajoutiez-vous : « Je suis prêtre et la prêtrise m’ a
demandé un engagement immédiat » [Texte préfaçant un ouvrage d’ his-
toire, N. Moret, 1993]
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1 Présentation du problème
(2) Je lui ai dit : « Allez, reste tranquille. » Il m’ a dit que je n’ étais pas un homme.
[Albert Camus, L’ Étranger, 1942, f1]
(3) *Lui ai-je dit : « Allez, reste tranquille. » *M’ a-t-il dit que je n’ étais pas un
homme. [exemple modifié]
1.1.2 L’ incise de discours rapporté (IDR) connaît deux positions. Elle peut être
placée après le segment de discours rapporté :
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Car ajoutiez-vous : « un cas d’incise antéposée ? »
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(5) Respirez fort par la bouche, me dit le docteur Oskar, pour que ça entre
bien, vous allez avoir la tête qui va tourner un peu. [Hervé Guibert, Le pro-
tocole compassionnel, 2007, f]
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(6) – C’ est, dit-il, le plus célèbre détecteur privé de notre temps. [Raymond
Queneau, Journaux, 1996, f]
(7) « Quoi ! » dit-elle, « ce sont aussi des hommes. » [Simone de Beauvoir,
Mémoires d’ une jeune fille rangée, 1958, f]
1.1.3 L’ appellation d’ incise est peu satisfaisante : elle ne rend pas compte des
faits dans leur ensemble, puisqu’ elle ne prévoit pas la position postposée.
De Cornulier fait remarquer à juste titre que « malgré une première apparence,
les prétendues incises ne sont pas incises, ni même incises-ou-postposées, mais
bien postposées » [de Cornulier 2004 : 110]. En effet, l’ incise ne porte à stricte-
ment parler que sur le segment de DR qui la précède et qui lui sert ainsi de
support. Si elle peut porter en plus sur le segment qui la suit, ce n’ est que de
manière indirecte, le segment initial support fonctionnant comme une sorte
d’ amorce pour l’ ensemble du discours rapporté.
Il est facile de vérifier que l’ incise ne renseigne directement que sur le segment
qui la précède, et qu’ un calcul inférentiel est nécessaire pour évaluer si celui qui
la suit est encore sous sa portée. Deux cas sont à distinguer. Lorsque la construc-
tion syntaxique placée avant l’ incise est inachevée, sa complétion après l’ incise est
naturellement attribuée au même discours rapporté, comme dans l’ exemple (6).
Si, au contraire, c’ est une construction syntaxiquement complète – une clause –
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Morpho-syntaxe et catégories
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interprétatif :
Dans ces exemples, différents indices (temps des verbes, contenus proposition-
nels, connecteurs, év. ponctuation) aident à identifier le segment suivant l’ incise
comme appartenant a) au discours rapporté ou b) à la narration du locuteur
citant (que j’ appellerai par convention L0).
On peut conclure avec de Cornulier que les incises sont à proprement parler
postposées. L’ incise porte de manière directe sur le segment qui la précède.
Parfois, ce segment initial est représentatif d’ un DR qui s’ étend après l’ incise, et
celle-ci peut alors « porter indirectement sur une chaîne plus longue que l’ élé-
ment sur lequel [elle] est strictement greffé[e] en postposition » [de Cornulier
2004 : 110].
il existe une forte restriction sur la « position initiale » d’ une incise de citation,
c’ est-à-dire avant la citation : ce cas de figure ne s’ observe que lorsque l’ incise est
précédée d’ un connecteur de discours [Danlos et al. 2010 : 2239]
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Car ajoutiez-vous : « un cas d’incise antéposée ? »
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(11) Pierre nous a annoncé son arrivée et, a-t-il précisé, « j’ arriverai avec une
fiancée » [<Danlos et al. 2010 : 2239]
Dans leur exemple, la citation au discours direct, entourée des guillemets, com-
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mence après le verbe à inversion. Comme dans (1), celui-ci est précédé d’ un
connecteur, ce qui semble conforme à la description qu’ ils proposent2.
2. Bonami et Godard (2008) donnent au même type de faits une explication un peu différente :
« Elles [les incises de citation] ont une certaine liberté de positionnement ; elles sont exclues en
position initiale d’ énoncé, mais pas en tête d’ une phrase non-initiale. » Pour illustrer leur idée, ils
donnent cet exemple :
« Cette décision, dit le président, est bonne. Et, ajouta-t-il, je ne reviendrai pas dessus. » [<Bonami et
Godard, 2008 : 2408]
Il est à noter que, contrairement à leur description, l’ incise n’ est pas « en tête » de la deuxième
phrase, mais qu’ elle y est précédée du connecteur et. Peut-être considèrent-ils que le connecteur
est situé entre les deux phrases, et non au début de la deuxième. Quoi qu’ il en soit, ce n’ est pas le
caractère non-initial de la phrase qui permet l’ incise, mais bien la présence du connecteur.
L’ exemple modifié le montre a contrario :
Cette décision, dit le président, est bonne. *Ajouta-t-il, je ne reviendrai pas dessus.
3. On aurait pu envisager l’ hypothèse selon laquelle le connecteur en position initiale suffirait
à entraîner l’ inversion, comme le fait aussi dans l’ exemple suivant :
Il ne pouvait admettre qu’ il fût moins instruit que lui. Aussi lui dit-il : « Ami Ned, vous êtes un tueur de
poissons, un très habile pêcheur […]. » [Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, 1870 <Frantext]
Le fait que les connecteurs le plus souvent rencontrés dans nos exemples (mais, et, car, parce que)
ne sont pas habituellement des déclencheurs d’ inversion permet de négliger cette hypothèse.
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Morpho-syntaxe et catégories
possibles… » car, concluais-je, « plus nous serons forts, plus tôt nous serons
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victorieux, mieux nous serons écoutés. » [Maréchal Foch, Mémoires de la
guerre de 1914-1918, 1929, f]
(13) Vainement, un directeur des beaux-arts, qui dans cette Béotie passait pour
un Athénien, expliquait qu’ il fallait pourtant apprendre la musique aux
musiciens : car, disait-il, « quand vous envoyez un soldat à la caserne, vous
lui apprenez progressivement à se servir de son fusil et à tirer. […] »
[Romain Rolland, Jean-Christophe, 1908, f]
entre un élément de discours autre4 plutôt décrit que rapporté (ou représenté), et
un fragment de discours rapporté (ici au DD) :
(16) Je rassure Spiro et nous buvons un verre de résiné qu’ il a d’ abord énergique-
ment refusé parce que, dit-il, « j’ en ai déjà bu deux kilos au magasin avec
des camarades ». [Michel Déon, Le Balcon de Spetsai, 1961, f]
4. La désignation discours autre, empruntée à Authier-Revuz (2004), mais avec une acception
légèrement différente, englobera ici tous les cas où un discours étranger est présent dans le dis-
cours de L0, même sous des formes qui ne sont pas habituellement recensées comme discours
rapporté (par exemple, un énoncé comme Bruno a accepté son engagement, n’ est pas toujours
traité comme du DR, même s’ il fait référence à un discours autre tenu par Bruno ; cf. discours
narrativisé).
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Car ajoutiez-vous : « un cas d’incise antéposée ? »
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rences (notamment aux indications suggérées par les guillemets),
appartient au discours rapporté, et c’ est sur lui que s’ appuie et porte
l’ incise (fût-ce à l’ insu du locuteur citant).
Selon cette hypothèse, l’ incise ne contrevient pas aux contraintes observées par
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de Cornulier [2004].
2.1 Ponctuation
La présence des virgules qui entourent l’ incise dans la plupart des exemples
apporte déjà un petit indice en faveur de cette troisième hypothèse5. Elle incite
en effet à placer l’ incise sur un autre plan que le reste du discours, et favorise
ainsi la continuité entre les segments qui l’ entourent. Cette ponctuation laisse
penser que le connecteur relie le contexte antérieur non pas au verbe à inversion,
mais au discours rapporté qui suit. Les guillemets qui s’ ouvrent juste après l’ incise
fournissent cependant un indice contraire : ils semblent plutôt indiquer que le DR
ne commence qu’ à cet endroit. L’ hypothèse que je défends m’ oblige à ne pas les
considérer comme des bornes délimitant le DR. J’ y reviendrai infra, § 3.2.
5. Je reviendrai infra (§ 3.3) sur l’ exemple (1), qui est à cet égard différent.
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Morpho-syntaxe et catégories
et par suite avoir dans nos armées toutes les ressources possibles… » car,
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concluais-je, « plus nous serons forts, plus tôt nous serons victorieux,
mieux nous serons écoutés. » [Maréchal Foch, Mémoires de la guerre de
1914-1918, 1929, f]
Dans cet énoncé, le car marque clairement l’ enchaînement entre le contenu des
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Or, cette lecture n’ est guère convaincante. Selon une troisième interprétation, le
car relierait deux articulations du discours citant :
(19) j’ avais dans une lettre récente demandé à M. Clemenceau de convoquer la
classe 1920 dès le mois d’ octobre 1918, et je lui en avais donné les raisons, car
je concluais : « plus nous serons forts, plus tôt nous serons victorieux, mieux
nous serons écoutés. » [exemple modifié]
Cette version ( j’ avais demandé x et j’ en avais donné les raisons car je concluais
y ) ne donne pas un résultat plus vraisemblable. Il s’ avère donc que c’ est bien les
deux extraits de DR que met en contact le connecteur car. On peut en conclure
qu’ il appartient au discours rapporté. Par conséquent, l’ incise en est bien une,
postposée qu’ elle est à un fragment de DR, et on peut abandonner l’ idée qu’ il
s’ agirait en réalité d’ un discours introducteur.
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Car ajoutiez-vous : « un cas d’incise antéposée ? »
(20) Je rassure Spiro et nous buvons un verre de résiné qu’ il a d’ abord énergique-
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ment refusé parce que, dit-il, « j’ en ai déjà bu deux kilos au magasin avec
des camarades ». [Michel Déon, Le Balcon de Spetsai, 1961, f]
Le sujet pluriel de l’ incise manifeste clairement que le DD est ici une synthèse
des paroles exprimées par les deux personnes interviewées : on imagine mal
qu’ elles les aient prononcées d’ une même voix. Le mais précédant l’ incise
6. Ce dernier énoncé pourrait être interprété, mais avec un sens différent : la proposition intro-
duite par parce que n’ exprimerait pas la cause du refus, mais l’ explication permettant de com-
prendre qu’ il a refusé (j’ infère son refus grâce à son aveu d’ ébriété).
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Morpho-syntaxe et catégories
atteste également que le discours autre est « organisé » par L0. Placé entre la
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relation des propos de l’ un des interviewés et celle des paroles attribuées aux deux
ensemble, il est certainement le fait du rédacteur. Il ne s’ interprète pas moins
comme faisant partie du discours rapporté, en dépit de sa position à l’ extérieur
des guillemets. Il articule en effet deux mouvements argumentatifs du DR :
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7. Du reste, le choix de ce connecteur n’ est peut-être pas très heureux : on le devine peu fidèle
aux intentions argumentatives des locuteurs interviewés. En effet le premier extrait des propos
rapportés insiste déjà, comme le second, sur l’ adéquation de la musique aux paroles patoises
(« âpreté rythmique qui colle au patois »). Les deux extraits ne sont donc pas aussi sûrement anti-
orientés que ne laisse entendre la présence intercalée du mais. Mais L0 est maître du discours
rapporté !
104
Car ajoutiez-vous : « un cas d’incise antéposée ? »
éléments du discours citant n’ en est qu’ une conséquence fortuite, d’ ailleurs peu
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surprenante. En effet, bien souvent, une séquence du type « x dit P » peut
enchaîner sur les mêmes contextes que P. En d’ autres termes, communiquer
que quelqu’ un informe de P ou dit que P peut jouer le même rôle argumentatif
qu’ affirmer P. On s’ en convaincra au moyen de quelques couples d’ énoncés
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forgés :
Dans ces exemples, l’ ajout à P d’ une séquence « x dit que » ou « x dit », s’ il modi-
fie le sens de l’ énoncé, n’ invalide pas, cependant, les enchaînements argumen-
tatifs marqués par parce que, puisque ou mais. C’ est le même phénomène qui
permet d’ ajouter un verbe introducteur entre deux segments de DR articulés
par un connecteur, ou de le substituer à une incise, comme en (22) et (23).
Précisons tout de même que l’ équivalence argumentative entre P et une
séquence x dit P n’ est pas généralisable, et qu’ il existe bien sûr des contextes où
l’ ajout d’ un verbe de DR modifie les possibilités d’ enchaînement :
3 Synthèse et discussion
3.1 Les pages qui précèdent montrent que, dans les configurations observées,
le connecteur peut toujours être interprété comme articulant deux éléments du
discours autre, sous quelque forme que celui-ci se présente. Cela autorise à
penser qu’ il appartient lui-même au discours rapporté, et qu’ il fournit ainsi un
support sur lequel se greffe l’ incise.
3.1.1 Il faut rejeter l’ hypothèse selon laquelle le verbe à inversion serait en fait
un verbe introducteur : on l’ a vu, la modification qui rétablit l’ ordre canonique
105
Morpho-syntaxe et catégories
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« standard », n’ est pas toujours possible sans altérer l’ acceptabilité ou le sens de
l’ énoncé. Les cas où l’ on peut transformer l’ incise en discours introducteur
s’ expliquent par le fait qu’ un énoncé P et une séquence du type x dit que P par-
tagent souvent des possibilités d’ enchaînement (v. supra § 2.4).
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3.1.2 L’ hypothèse que proposent Danlos et al. [2010], selon laquelle l’ incise
peut, lorsqu’ un connecteur la précède, et uniquement dans ce cas, être antépo-
sée, ne semble pas non plus à retenir. Ils mentionnent d’ ailleurs cette particularité
sans la justifier. Il est pourtant légitime de se demander pourquoi un connec-
teur serait le seul élément permettant de placer l’ incise devant le discours rap-
porté. La seule explication qui me paraisse plausible découle de l’ hypothèse que
j’ ai défendue ici : ce connecteur appartient en fait au DR et offre ainsi un sup-
port à l’ incise. On imagine mal comment une incise pourrait se greffer sur un
élément n’ appartenant pas au DR, i.e. échappant à sa portée… Il faut encore
signaler que les connecteurs ne sont pas les seuls éléments qu’ on puisse rencon-
trer devant une incise suivie de guillemets ouvrants :
(28) Marie lui manquait. J’ étais, disait-elle, « passée dans le camp de Lucien ».
[Claire Etcherelli, Élise ou la vraie vie, 1967, f]
(29) ce sont, dit-il, « les animaux qui accroissent les maux de la femme en tra-
vail » [Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, 1958, f]
(30) Pêcheur n’ est pas un métier reconnu officiellement, même si l’ Association
suisse romande des pêcheurs professionnels (ASRPP) se bat pour que cette
situation change. Il faut donc, explique Claude Delley, « trouver un pêcheur
qui soit d’ accord de montrer le métier et travailler deux ou trois mois avec
lui. […] » [presse, La Gruyère, 30.08.07]
Dans ces exemples, les séquences en italique servent de support à l’ incise, mais
sont placées à l’ extérieur des guillemets, et il n’ est nullement exclu que leur
formulation soit imputable à L0. Si Danlos et al. [2010] ne les mentionnent pas
au titre d’ éléments capables de provoquer l’ antéposition de l’ incise, c’ est proba-
blement parce qu’ elles se présentent plus clairement comme le début de la cons-
truction syntaxique qui se poursuit après l’ incise. Leur appartenance au DR est
plus apparente grammaticalement que celle des connecteurs. Cela explique que
ces derniers aient seuls été pris en compte par Danlos et al. [2010].
3.2 En fin de compte, les exemples traités dans cette petite étude ne présentent
pas de différence fondamentale avec le suivant, dans lequel les guillemets indi-
quent explicitement que le connecteur fait partie du DR :
(31) 21 janvier 1924. Thaumaturgie et médecine : j’ ai entendu autrefois un
médecin raisonnable qui enviait ceux qui ne soignent que des bêtes. « Car,
disait-il, les bêtes ne parlent point. Elles n’ entreprennent nullement de me
faire connaître ce qu’ elles sentent. […] » [Alain, Propos, 1936, f]
106
Car ajoutiez-vous : « un cas d’incise antéposée ? »
À cet égard, il faut répéter que les guillemets ne marquent pas de manière fiable
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les frontières du discours rapporté. Authier-Revuz [1998] a montré que, dans le
domaine du DR, ils sont redondants par rapport à d’ autres indices, et que le
statut du discours rapporté est « marqué, de façon univoque, par la construc-
tion » [Authier-Revuz 1998 : 374]. Ainsi, entre il dit je veux et il dit « je veux », il n’ y
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a pas « de différence de sens, mais de degré de redondance » [loc. cit.]. Lorsqu’ ils
sont placés aux limites du DR, les guillemets constituent donc une sorte de
surmarquage. Cependant, on l’ a vu à maintes reprises dans cette étude, leur
position ne coïncide pas nécessairement avec les frontières du DR. Quel est alors
leur rôle ? Ils ne servent pas à baliser une citation strictement littérale8. En témoi-
gnent déjà les exemples où ils entourent une citation au DIL, comme dans (15).
Même au service du DD, ils ne signalent pas une citation littérale. Le DD obéit
rarement à une contrainte de littéralité ; il en est empêché, en particulier
lorsqu’ il cite un discours oral, par des raisons tenant à la mémoire du rappor-
teur, et à l’ acceptabilité du texte citant (les bribes, hésitations, reformulations et
autres dysfluences caractéristiques de l’ oral spontané ne sont généralement pas
bienvenues). En se basant sur les exemples de cette étude, la seule valeur mini-
male commune qu’ on puisse attribuer aux guillemets serait de marquer une
citation que L0 veut signaler explicitement comme telle, après des formes de DR
moins ouvertement déclarées.
Quoi qu’ il en soit, on ne peut pas s’ appuyer sur la position des guillemets pour
arguer que le connecteur des exemples cités n’ appartiendrait pas au DR. Par
conséquent, je maintiens que l’ incise ne peut pas être considérée comme anté-
posée, contrairement à ce qu’ en disent Danlos et al. [2010].
3.3 Une question de détail reste à élucider. On a vu que, dans la plupart des
exemples, l’ IDR est placée entre virgules, ce qui l’ isole du discours environnant
et favorise la continuité entre le connecteur et la suite du discours autre. Cepen-
dant, l’ exemple (1) se présente sous une forme un peu plus troublante, ne com-
portant pas de virgule avant le verbe à inversion. Cela pourrait indiquer une
continuité entre le connecteur et le verbe. Relisons-le :
8. Cette fonction leur est dévolue dans les textes scientifiques. Ils y indiquent la citation rigou-
reusement exacte d’ un écrit autre, toute infraction devant être signalée entre crochets droits.
107
Morpho-syntaxe et catégories
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tiez de n’ avoir pas eu le temps d’ étudier la musique car vous ajoutiez : Je suis prêtre
et la prêtrise m’ a demandé un engagement immédiat), mais balise l’ enchaîne-
ment entre deux éléments du DR (je n’ ai pas eu le temps d’ étudier la musique
car je suis prêtre et la prêtrise m’ a demandé un engagement immédiat). Com-
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Car ajoutiez-vous : « un cas d’incise antéposée ? »
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pause entre eux, et avec une proéminence plus forte sur ils que sur la syllabe
finale de instruction. L’ accentuation sur le clitique est encore renforcée par la
pause de 33 centisecondes qui suit. C’ est à une réalisation prosodique de ce type
qu’ invite la ponctuation des exemples (32) et (33). Les scripteurs ont vraisem-
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blablement ponctué selon un schéma prosodique qu’ ils ont « dans l’ oreille », au
lieu d’ obéir à une pratique analytique qui isole l’ incise au moyen de virgules.
3.4 Les énoncés examinés dans ces pages conduisent finalement à s’ interroger
sur le rapport entre le savoir pratique du sujet parlant – sa compétence – et le
savoir métalinguistique de l’ analyste. Le linguiste averti sait (au moins depuis
de Cornulier 2004) qu’ une incise de discours rapporté porte sur le segment de
discours qui la précède et lui sert de support. L’ usager de la langue, en revanche,
ne paraît pas en avoir une connaissance pleinement consciente (en général, il
n’ a pas lu de Cornulier). Lorsqu’ il place les guillemets ouvrants après l’ incise, il
a vraisemblablement le sentiment de faire commencer le discours rapporté à cet
endroit. Pourtant, sa compétence linguistique le contraint à placer l’ IDR après
un segment sur lequel elle porte : (i) il ne produit jamais un énoncé commen-
çant par une IDR (*Ajoutiez-vous : « je suis prêtre »), (ii) l’ élément qu’ il place
devant l’ incise peut toujours être interprété comme appartenant au DR, et un
élément incompatible avec le DR paraît impossible dans cette position. On peut
s’ en convaincre avec le couple d’ exemples suivant :
(35) Ce matin, il m’ a dit : ce soir, je m’ en vais.
(36) ? Ce matin, m’ a-t-il dit : ce soir, je m’ en vais.
Alors que l’ énoncé (35) est tout à fait banal, (36) ne « passe » pas, du fait que ce
matin ne fait pas partie du DR9.
La compétence linguistique, bien que moins consciente, paraît paradoxalement
plus infaillible que le savoir métalinguistique. Apparemment, le sujet parlant
greffe toujours l’ IDR sur un segment de DR qui la précède. Le linguiste, en revan-
che, ignore parfois cette contrainte : on l’ a vu proposer des analyses – erronées –
selon lesquelles une IDR peut dans certaines conditions être antéposée au DR.
Comment s’ explique ce décalage ? La question servira de conclusion perplexe à
cette petite étude.
9. La seule solution pour interpréter cet énoncé serait d’ imaginer une situation permettant de
comprendre ce matin comme un élément du DR (comme si, par exemple, LR voulait dire « ce
matin, ce soir (n’ importe quand), je m’ en vais »).
109
Morpho-syntaxe et catégories
Bibliographie
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www.linguistiquefrancaise.org/index.php?option=com_article&access=sta
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110
Car ajoutiez-vous : « un cas d’incise antéposée ? »
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Mathieu Avanzi
Université de Neuchâtel
1 Introduction
À travers de nombreuses publications, Alain Berrendonner a contribué à une
meilleure connaissance de ce que l’ on appelait naguère des énoncés de « syntaxe
segmentée » (Bally 1944), en particulier des dislocations (Berrendonner et
Béguelin 1997 ; Berrendonner 2007 ; Groupe de Fribourg à par.), des incises
(Berrendonner 2008a) et des asyndètes (Berrendonner 2008b). Dans cet article,
je m’ intéresserai aux propriétés prosodiques d’ une autre construction de cette
classe de structures, la clivée1. Les exemples (1) et (2) en sont des représentants
prototypiques2 :
(1) c’ est Marcel qui était battu par son grand-père [PFC]
(2) c’ est le pied dans la porte que ça s’ appelle [PFC]
113
Morpho-syntaxe et catégories
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Les recherches récentes portant sur le français font état de deux grands sous-
types de clivées, auxquels sont attachées des propriétés grammaticales et discur-
sives spécifiques (Doetjes et al. 2004 ; Scappini 2008 ; Blanche-Benveniste 2010 :
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(3) et je suis sûre que c’ est à moi que c’ est arrivé pas à elle [PFC]
(4) c’ est les mairies qui gèrent les cantines c’ est pas l’ éducation nationale [PFC]
(7) j’ aime tout ce qui est artistique, tout ce qui est peinture et j’ aime tout ce qui
est danse (…) donc c’ est pour ça que j’ ai commencé à faire ces études de
psychomotricité [PFC]
(8) on s’ est connu comme ça les uns les autres et puis on s’ est dit ben tiens on
va faire une association et c’ est comme ça qu’ à Brunoy on a fait une associa-
tion [PFC]
(9) c’ est à à partir du lycée qu’ on a commencé à se séparer un peu parce que y
en avait d’ autres qui voulaient faire autre chose [PFC]
(10) (…) enfin, l’ affirmation du « grand Ouzbékistan » sur la scène régionale,
comme le rappelle Olivier Roy. C’ est également Olivier Roy qui coordonne
114
Note sur la prosodie des clivées du type c’est x qu- v en français parlé
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par la Revue du monde musulman et de la Méditerranée [< Brault-Scappini
2008 : 79]
La frontière du premier segment dans les clivées de type I est marquée par un
ton appartenant au paradigme des tons terminaux du français3. Dans (11), le
marqueur B-B-, qui note une syllabe assortie d’ une mélodie descendante au
registre infra-grave, signale que le premier membre de la clivée peut fonctionner
de façon autonome sur le plan discursif4. Le symbole b-b- transcrit en revanche
un contour d’ appendice au niveau infra-grave, i.e. une suite de syllabes non
accentuées, typique des incises post-finales et des parenthèses (cf. figure 15) :
3. J’ utilise pour la transcription des frontières intonatives les symboles de l’ alphabet tonal de
Mertens (2011).
4. Le premier terme se suffit à lui-même pour former un énoncé, comme le montrent les résul-
tats des tests perceptifs obtenus après manipulation de phrases lues effectuées par Rossi (1973).
5. Les figures présentées dans cet article sont des copies d’ écran du logiciel d’ analyse prosodi-
que Analor (Avanzi et al. 2010, 2011). L’ évolution de la f0 (en traits noirs) peut être mesurée en
demi-tons (en filigrane, la distance entre deux lignes fines vaut 1 demi-ton, la distance entre deux
traits épais une quarte (4 demi-tons)) ou en hertz (les valeurs numériques sont affichées sur la
gauche) ; la durée des segments étiquetés est donnée en millisecondes au-dessus de la bande dans
laquelle évolue la courbe de f0. Les chiffres plus foncés au-dessus indiquent le temps en secondes
du segment par rapport à l’ enregistrement du fichier total. Les différentes couches d’ alignement,
importées directement depuis les fichiers d’ alignement Praat (Boersma et Weenink 2011) au
format Textgrid, sont affichées en dessous de cette bande, en l’ occurrence, de haut en bas : les
phonèmes et les syllabes en alphabet SAMPA, la tire tonale (seules les frontières de constituants
prosodiques majeurs sont étiquetées) et la transcription des mots graphiques.
115
Morpho-syntaxe et catégories
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Note sur la prosodie des clivées du type c’est x qu- v en français parlé
Dans les faits, les patrons (11) et (12) peuvent avoir des réalisations phonétiques
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différentes. Ainsi, il n’ est pas rare que le premier membre des clivées de type I
soit assorti d’ un ton montant-descendant (ton noté HB- dans l’ alphabet tonal
de Mertens, cf. le morphème intonatif expressif de Rossi 1999, cf. figure 3), et/
ou que le contour du second terme ne soit pas exempt de modulation, mais
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« copie » le contour précédent, comme c’ est le cas pour les autres types de seg-
ments postfocus (Rossi 1999 ; Berrendonner 2008a ; Avanzi 2011, cf. figure 4,
qui présente un cas de clivée à modalité interrogative) :
117
Morpho-syntaxe et catégories
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Je voudrais dans les pages qui suivent discuter de cette modélisation. La discus-
sion se fera sur la base de l’ analyse de 60 exemples, sélectionnés à la suite d’ une
recherche dans les bases de données PFC (Durand et al. 2002), CRFP (DELIC
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4 Analyse
À l’ issue du traitement prosodique, on constate que 19/60 des items sont actua-
lisés par le patron figurant sous (11), contre 20/60 occurrences actualisées par
le patron présenté sous (12). Restent 21/60 occurrences qui ne relèvent ni de l’ une
ni de l’ autre configuration. Ces « inclassables » sont de deux types. Les premiers
sont des clivées dont le patron prosodique amalgame des propriétés de (11) et
de (12), cf. § 4.1 ; les autres sont des clivées qui ne présentent pas de frontière
prosodique interne, cf. § 4.2.
6. Le but n’ était pas de faire un relevé exhaustif des clivées dans ces corpus, mais de recueillir
un nombre d’ énoncés suffisant pour tester les hypothèses prédictives formulées au § 2.2.
118
Note sur la prosodie des clivées du type c’est x qu- v en français parlé
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copie pas le contour précédent, il n’ est pas en plage basse, mais contient au
contraire des modulations internes ou finales de degré supérieur à celles de la
construction initiale. Ces exemples ne sont pas prédits par Doetjes et al. (2004)
ou Mertens (2011). Selon ces auteurs, en effet, si la seconde construction fait
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partie du focus, alors la première ne peut être assortie que d’ un contour non
terminal en raison de son statut thématique. Or des exemples tels que celui
donné sous la figure 5 et la figure 6 infirment une telle prédiction.
119
Morpho-syntaxe et catégories
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minale, actualisée par un ton descendant au niveau infra-bas (à partir du lycée).
La qu-construction qui la suit (qu’ on a commencé à se séparer un peu) ne pré-
sente pas le contour d’ un appendice standard, puisque l’ on observe une légère
remontée à la finale de ce constituant (notée BB). Cette remontée semble être
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Note sur la prosodie des clivées du type c’est x qu- v en français parlé
que majeure est obligatoire entre les deux termes de la clivée, en raison des
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règles d’ appariement entre les niveaux de structuration syntaxique, information-
nelle et prosodique. Or, on observe des contextes (13/60) dans lesquels on ne
perçoit aucune frontière prosodique entre les deux termes. Dans la moitié des
cas, cette absence de réalisation se produit aussi bien lorsque le constituant clivé
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Dans un cas comme dans l’ autre, ce sont des raisons rythmiques qui permettent
d’ expliquer le fait que cette frontière ne soit pas réalisée. En français parlé, cer-
tains locuteurs ont tendance à produire des groupes accentuels métriquement
plus lourds qu’ en parole lue (Guaïtella 1997). Ainsi, lorsque le constituant mis
en vedette forme avec son entourage un groupe de moins de 7/8 syllabes, il peut
ne pas être assorti d’ une frontière prosodique perceptible auditivement (Martin
1987 ; Avanzi 2011). Il est intéressant de constater que cet effacement de fron-
tière se fait aussi bien dans des contextes de type II, où la clivée a une fonction
enchaînante (figure 7), que dans des contextes de type I, où elle est impliquée
dans un contraste (figure 8).
121
Morpho-syntaxe et catégories
5 Conclusion
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Contrairement aux autres structures de syntaxe segmentée, la prosodie des clivées
n’ a pas fait l’ objet d’ une littérature abondante. Comme cela a été montré avec
l’ étude d’ autres constructions détachées (Berrendonner 2007, Avanzi 2011), les
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clivées ne constituent pas des exceptions, et s’ affranchissent elles aussi des règles
de bonne formation de l’ interface syntaxe/structure informationnelle/prosodie.
Les réalisations prosodiques de ces constructions ne se laissent pas prédire aisé-
ment. Pour décrire leurs propriétés prosodiques de façon satisfaisante, il faut
aussi prendre en compte les phénomènes interactionnels, de même que les
contraintes métriques. L’ influence de ces paramètres dans la réalisation effec-
tive des frontières à l’ intérieur des constructions de syntaxe segmentée a trop
longtemps été sous-estimée.
6 Remerciements
Ce travail a été financé par le Fond National Suisse de la recherche scientifique
dans le cadre du projet « La structure interne des périodes : nouveaux dévelop-
pements », dirigé par Marie-José Béguelin à l’ Université de Neuchâtel (subside
n° 100012-126745). Il s’ inscrit également dans le cadre des activités de l’ ANR
Rhapsodie dirigé par Anne Lacheret-Dujour (ANR-07-CORP-030-01).
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Note sur la prosodie des clivées du type c’est x qu- v en français parlé
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Morpho-syntaxe et catégories
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férentes, organisations rythmiques différentes », Travaux de l’ Institut de Pho-
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José Deulofeu
Université Aix-Marseille I
125
Morpho-syntaxe et catégories
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connu : « facts » et « analysis »). Ces présentations utilisent généralement un
vocabulaire de base comme : phrase, sujet, prédicat, acte de langage, question. Le
principe de leur utilisation n’ est pas contestable. Nous avons besoin d’ un méta-
langage commun, fût-il approximatif, pour assurer le caractère cumulatif de nos
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connaissances sur telle ou telle langue. Certains linguistes ont d’ ailleurs proposé
l’ utilisation d’ un cadre théorique minimal, proche de cette métalangue com-
mune, pour présenter les descriptions de langues peu connues et insuffisamment
décrites : c’ est l’ idée défendue par Dixon (2009) sous l’ appellation Basic Linguistic
Theory. Que le métalangage proposé (sentence, clause, subject, subordination…)
soit proche des notions de grammaire que nous avons apprises à l’ école peut
sembler une solution pragmatique sans conséquence. Le problème est que ces
termes sont loin d’ offrir un cadre neutre pour classer les observations. Alain
Berrendonner et Marie-José Béguelin en ont discuté en détail un premier danger :
le principe d’ incertitude qui préside à leur application. En effet, tantôt ils ren-
voient à des notions intuitives tirées d’ une certaine pédagogie de la langue
normative, tantôt ils désignent, indirectement, des concepts descriptifs définis
en principe rigoureusement par le descripteur. Cette ambivalence fait que les
généralisations présentées en leurs termes sont peu falsifiables. En deuxième lieu,
comme conséquence de ce statut initial, ces termes charrient tout un ensemble de
présupposés sur l’ organisation des composantes de la description linguistique qui
peut avoir des conséquences indésirables sur l’ objectivité de la description :
t %onner l’ impression qu’ un problème est résolu, parce que l’ on a donné un
nom à la difficulté d’ analyse : dire « c’ est une prédication seconde » iden-
tifie sans le résoudre un problème : une forme verbale non finie « sans
sujet » fonctionne « en relation avec » une construction verbale finie.
Mais quelle est de fait la nature de cette relation : syntaxique ou sémanti-
que ? Quelle est la composition interne de la construction non finie ?
t 6UJMJTFSEFTUFSNFTTVGGJTBNNFOUWBHVFTQPVSÐUSFJOUFSQSÏUÏTFOUFSNFT
syntaxiques comme sémantiques, de sorte que les généralisations formu-
lées dans ces termes sont souvent indéterminées et par là infalsifiables ;
t -JNJUFSMFSÙMFEFTNPSQIÒNFT QSÏQPTJUJPOT DPOKPODUJPOT QSPOPNTy
au codage de la fonction linguistique de représentation de la réalité, au
détriment de la fonction communicative. Concrètement, l’ approche tra-
ditionnelle rabat par exemple le fonctionnement discursif des unités
linguistiques de type « connecteur » sur leur fonctionnement grammati-
cal au prix de multiples distorsions et approximations.
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Deux notions toxiques en linguistique française : prédicat et prédication
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de telle ou telle argumentation. Le fondement de son attitude critique est que ce
qui donne à la linguistique son caractère spécifique de science du langage, c’ est
qu’ elle est une étude des signes construits dans les langues comme des associa-
tions conventionnelles de forme et de sens. À cette fidélité à la tradition structu-
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raliste pour l’ étude des unités significatives, il ajoute la volonté de rendre compte
des régularités selon lesquelles les signes, considérés alors comme unités com-
municatives, sont combinés dans les énoncés authentiquement produits. Pour
un linguiste de l’ école d’ Aix, qui partage l’ essentiel de cette conception, les tra-
vaux d’ Alain Berrendonner sont une référence indispensable et la dette à son
égard est immense.
C’ est dans cette perspective que je propose de ne pas inclure dans la liste des
outils de description les notions de prédicat et de prédication. Il me semble que
ce sont des notions « toxiques » aux divers titres signalés plus haut. Ma démar-
che sera la suivante : dans un premier temps, je développerai l’ hypothèse qu’ une
linguistique descriptive doit définir ses concepts en s’ appuyant sur la tradition
structuraliste dont je préciserai les choix théoriques. Dans un deuxième temps,
je montrerai que la notion de prédication ou de prédicat ne devrait pas figurer
dans un cadre descriptif inspiré de cette tradition. Dans la dernière partie, je déve-
lopperai l’ exemple des constructions de type « nexus » (Jespersen 1924, traduction
1971 : 148-196, Eriksson 1993), pour l’ analyse desquelles on pourrait penser à
première vue que la notion de prédicat ou de prédication est un outil éclairant.
Je montrerai qu’ elle ne contribue qu’ à en masquer le caractère spécifique. Je
conclurai en appelant à la construction d’ un cadre préthéorique de référence
qui permette de comparer les descriptions des diverses langues.
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Morpho-syntaxe et catégories
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Précisons d’ abord en quoi consiste le point de vue linguistique sur les faits de
langue selon la tradition structuraliste, dont il reste à mon sens beaucoup à
apprendre.
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Pour cette tradition, l’ objectif prioritaire reste de décrire en détail les formes spé-
cifiques que, par sédimentations successives, chaque communauté linguistique
a construites pour permettre à ses locuteurs de se communiquer leur expé-
rience. Les structuralistes ne remettent pas en cause l’ idée que les faits de langue
peuvent être abordés avec profit de divers points de vue. Ainsi, la confrontation
des descriptions linguistiques avec des systèmes de représentation dérivés des
techniques de la logique ou de préoccupations de psychologie cognitive sont
sans doute utiles et peuvent permettre d’ éclairer des aspects de l’ interprétation
des structures linguistiques et surtout d’ aider à comparer les descriptions de
langues particulières les unes avec les autres. Mais la démarche « déductive » qui
consiste à prendre ces structures a priori comme la réalité linguistique et non
comme des points de vue sur cette réalité, conduit, comme le fait remarquer
Lazard (2000), à dissoudre le « noyau dur » qui fait la spécificité de l’ approche
linguistique :
Le défaut inverse semble aujourd’ hui plus répandu. Il consiste à prendre pour des
vérités établies des constructions sémantiques plus ou moins arbitraires, fondées
ou non sur des hypothèses cognitives ou autres, et à en faire le cadre de la descrip-
tion de n’ importe quelle langue. Il est évident que pareille procédure aboutit à une
méconnaissance totale des articulations propres à la langue décrite. Elle couche
toute langue dans un lit de Procuste, ni plus ni moins que nos prédécesseurs de jadis,
missionnaires ou dogmans, qui décrivaient les langues exotiques dans les cadres de
la grammaire latine et trouvaient nominatif, accusatif, génitif, etc., dans des lan-
gues sans morphologie. Leurs successeurs d’ aujourd’ hui oublient que ces cadres
conceptuels, quoique assurément nécessaires dans la deuxième étape du travail
typologique,
1) ne doivent intervenir que dans cette deuxième étape, comme instrument pour
la comparaison de langues dûment décrites au préalable de telle manière que leurs
catégories propres ont été soigneusement définies ;
2) ne sont que des hypothèses de travail, fondées sur l’ intuition et appelées, selon
toute probabilité, à être modifiées ultérieurement à la lumière de l’ expérience.
La critique de Lazard vise évidemment les modèles qui proposent d’ analyser les
langues à partir de systèmes conceptuels a priori plus ou moins proches des for-
malismes logiques standard, dont l’ exemple pourrait être la logique de Montague
et ses descendantes. Mais on pourrait l’ étendre à ceux qui, comme les derniers
avatars du modèle chomskien, ou même des grammaires syntagmatiques (HPSG)
ou fonctionnelles (Role and Reference Grammar) adoptent une démarche axio-
matique proposant des structures syntaxiques universelles associées aux mêmes
formalismes logiques.
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Deux notions toxiques en linguistique française : prédicat et prédication
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lement que le linguiste doit choisir entre une conception réaliste et une concep-
tion idéaliste de sa science. Une conception idéaliste ne s’ intéresse au détail des
« constructions » des langues particulières qu’ en ce qu’ elles lui permettent de
caractériser « une faculté de langage » supposée universelle et ancrée dans le
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Morpho-syntaxe et catégories
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et constructions propres à une langue » ?
1.2.2.1 S’ assurer que les signes issus de la description ont bien un signifiant
Un principe fondamental qui définit l’ approche linguistique est celui selon lequel
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Deux notions toxiques en linguistique française : prédicat et prédication
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possible de caractériser syntaxiquement l’ énoncé comme composé de deux uni-
tés : un thème Pierre et un propos il a rendu le livre à Marie. On voit que « thème »
a été utilisé ici dans deux acceptions qu’ il convient de distinguer soigneuse-
ment : terme d’ analyse du contenu des énoncés et terme désignant un consti-
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Morpho-syntaxe et catégories
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à privilégier la construction « sujet – verbe conjugué » comme forme linguistique
représentant directement la prédication entendue au sens logique (un prédicat
affirmé d’ un sujet). Le sujet logique a été associé au sujet du verbe et le prédicat
logique à la catégorie verbe. Le terme prédicat peut alors par abus de langage
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jouer sur les deux tableaux. Les linguistes bons logiciens ne sont d’ ailleurs pas
dupes. Ainsi Wierzbicka (1996) qui a construit avec des arguments proprement
sémantiques son Natural Semantics Metalanguage établit un parallélisme sans
chevauchement terminologique entre les deux domaines quand elle dit « Ele-
ments of NSM which can only occur as predicates can be regarded as analogues
of verbs… ». Le terme predicate est réservé à la composante sémantique, il est
opposé à celui de verb dans la composante syntaxique. D’ autres approches,
encore plus prudentes, éliminent purement et simplement le terme de prédicat
de l’ ensemble de leurs outils, qu’ il s’ agisse du vocabulaire de leur formalisme
(Culicover et Jackendoff (2005) utilisent le terme Function vs Verb ; HPSG
emploie SOA ou Situation (Abeillé 2007), pour la sémantique, Tête pour la syn-
taxe.), ou tout simplement de leur vocabulaire descriptif. Ainsi Dixon (2004 : 7)
souligne le caractère redondant ou inadéquat du terme : « a predicate in linguis-
tics is a verb and its modifiers, not (as in Greek logic) what remains of a clause
after subtracting the subject, so that a copula complement should not be called
“predicate nominal” »1. De même, dans sa présentation du français parlé, qui se
réclame explicitement de la Basic Linguistic Theory de Dixon, Claire Blanche-
Benveniste (2010) n’ utilise jamais la notion de prédicat ou de prédication, mais
oppose catégorie constructrice verbale, adjectivale ou nominale et structure
sémantique des lexèmes qui l’ instancient2.
1.2.2.3 Travailler avec une syntaxe à deux modules : syntaxe des catégories
ou microsyntaxe, syntaxe énonciative ou macrosyntaxe
Toutes les formes que prennent les énoncés ne sont pas réductibles à une com-
binatoire fermée de signes entendus comme des unités significatives. Beaucoup
d’ énoncés sont fondés sur des routines discursives articulant des unités com-
municatives dont la composition grammaticale est ouverte.
Le premier avatar de cette conception duale de la syntaxe se retrouve dans
l’ opposition de la syntaxe par hypotaxe et de la syntaxe par parataxe formulée
par Meillet (1924), qui a été reprise par les approches les plus rigoureuses se
1. Dans la Basic Linguistic Theory (op.cit.), il conserve ce terme au sens de « the central struc-
tural element of a clause, generally realized by a verb phrase (with the verb as head) ». Descripti-
vement, le terme est donc redondant et équivalent de Head (Tête). Il fonctionne en fait comme
un « concept comparatif » au sens employé dans ma conclusion, sans doute jugé nécessaire étant
donné la variété des catégories réalisant les têtes de « clauses » dans les diverses langues.
2. Par la suite on assimilera la notion de constructeur syntaxique (verbal ou nominal) de
l’ Approche Pronominale et celle de tête utilisée par les approches syntagmatiques.
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Deux notions toxiques en linguistique française : prédicat et prédication
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forme : syntaxe de l’ énoncé et syntaxe du message. On en retrouve l’ écho dans
la théorie d’ A. Culioli, qui dès les années soixante soulignait que le même effet
sémantique de prédication « le guidon… est naze » pouvait être obtenu par des
formes d’ énoncés superficiellement très différentes. Nous reprenons en les radi-
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Si la syntaxe de (3) peut être entièrement décrite dans les termes de relations de
dépendance entre catégories grammaticales (hypotaxe), dans (4), les liens syn-
taxiques entre les éléments de la prédication logique sont d’ une autre nature. Il
n’ y a pas de relations de dépendance, mais l’ organisation par un système de
hiérarchisation de constituants en parataxe opposant un ensemble de termes
caractérisables comme « support » d’ information il y a… eh ben à un terme fonc-
tionnant comme « apport » d’ information complètement naze quoi. Le signifiant
de cette construction support-apport est constitué par un schéma prosodique
opposant grossièrement une partie support à intonation ouvrante non contras-
table à la partie apport qui reçoit une intonation interprétable comme une
« action communicative » d’ assertion et qui pourrait être contrastée avec une
intonation « interrogative » ou « jussive ». La forme de la construction est égale-
ment repérable au jeu des « particules énonciatives » eh ben et quoi dont la
position est contrainte comme en témoigne l’ inacceptabilité de :
(5) ? Il y a mon frère sa moto le guidon quoi complètement naze eh ben
Le même effet de prédication logique est donc obtenu par des moyens syntaxi-
ques différents, chaque construction ajoutant à cette valeur logique ses propres
valeurs pragmatiques. Parmi celles-ci, nous relèverons le fait que si la forme
grammaticale repose sur la mise en œuvre de structures « préconstruites » :
construction sujet-verbe, lexème verbal constructeur présent dans le lexique de
la langue et dégageant un système de valence, la paraphrase énonciative com-
porte deux éléments de signifiant : le schéma intonatif distinguant les deux unités
support-apport et les éléments qui remplissent ce schéma. Ces éléments sont très
variés aussi bien en termes de catégories grammaticales que dans leur nature
sémiotique : « l’ apport », ce que « l’ on dit » du guidon de la moto…, peut prendre
la forme d’ un adjectif, d’ une construction verbale, mais aussi d’ un petit dis-
cours, voire d’ une interjection ou même d’ un geste :
le guidon eh ben il est cassé
le guidon eh ben je le prends il se casse d’ un coup et je me ramasse
le guidon eh ben zut ! pardon
133
Morpho-syntaxe et catégories
Dans une perspective descriptive, il faut retenir l’ idée d’ une syntaxe à deux
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modules, celui des relations de dépendance entre catégories ou syntaxe du pré-
construit et celui des relations de parataxe hiérarchisées entre unités discursives
de forme catégorielle quelconque ou syntaxe construite au cours même de l’ énon-
ciation. Ce type d’ organisation a été deuis peu étudié en détail par quelques
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Deux notions toxiques en linguistique française : prédicat et prédication
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microsyntaxiques et organisations macrosyntaxiques, au prix d’ une perte d’ adé-
quation descriptive.
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Une spécificité de la phrase averbale est alors signalée. En effet, si, pour la
phrase verbale, on peut invoquer des arguments formels pour définir le sujet
comme un constituant spécifique de la construction verbale, critères résumés
par Hagège sous le terme de « servitude subjectale » (accord, caractère obliga-
toire, position spécifique), Lefeuvre (ibid., 35) indique que « ces contraintes sont
valables le plus souvent pour la phrase verbale, mais ne le sont que rarement
pour la phrase averbale » et conclut : « un critère d’ ordre sémantique doit être
invoqué : le sujet représente le point de départ de la construction sémantique ».
Ainsi la spécificité de la phrase averbale en français serait qu’ à la différence de
la phrase verbale, son sujet, non obligatoire, ne serait pas caractérisé par des pro-
priétés syntaxiques, mais sémantiques. Mais, ainsi définie, la phrase averbale
est-elle encore une structure syntaxique spécifique ? L’ appellation ne recouvre-
t-elle pas plutôt un ensemble de constructions regroupées par la seule propriété
sémantique d’ être interprétables selon une relation prédicat-argument ? Pour
répondre, nous allons d’ abord examiner la cohérence de la typologie des énon-
cés qui résulte de cette définition :
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Morpho-syntaxe et catégories
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(1) Traversée interdite
(2) Merveilleuse, cette fille
(3) Celui-ci, sur le bureau
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(5) Mensonge
(6) Étonnant ! (non ?)
(7) Un silence
(8) Première réunion de notre cercle d’ études
J’ ai montré dans Deulofeu (2003a) que cette typologie n’ était pas satisfaisante
d’ un point de vue descriptif, car elle mêlait dans les rubriques des constructions
à propriétés formelles très différentes. Je renvoie à cet article pour le détail de
l’ argumentation. J’ en retiendrai ici les conclusions essentielles au présent propos,
qui vise à éliminer la notion de prédicat des concepts descriptifs. L’ idée centrale
de caractériser l’ ensemble des structures syntaxiques majeures du français comme
des phrases organisées autour d’ un prédicat relève bien d’ une conception de la
syntaxe à un seul module puisqu’ elle ne comporte qu’ un ensemble d’ unités :
phrase, sujet, prédicat. Dans Deulofeu (2003a), je montre que pour rétablir une
typologie cohérente, on ne peut faire l’ économie de la distinction microsyntaxe
vs macrosyntaxe. Cette distinction permet de travailler avec deux unités qui ne
se recouvrent pas : le constructeur ou tête syntaxique de la construction majeure
de l’ énoncé et le noyau, partie de l’ énoncé communicativement autonome. Ces
deux unités permettent de définir respectivement des constructions grammati-
cales caractérisées par des relations tête-sujet, tête-compléments, têtes-ajouts,
etc. et des regroupements macrosyntaxiques noyau-préfixe, noyau-postfixe, noyau
suffixe. Les propriétés syntaxiques et sémantiques des unités micro et macro
étant différentes, il est trompeur de désigner par un même terme « prédicat » le
noyau et le constructeur micro. Si on construit la typologie à partir de la macro-
syntaxe, on pourra répartir les exemples précédents en deux ensembles cohé-
rents :
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Deux notions toxiques en linguistique française : prédicat et prédication
(7) Un silence
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(8) Première réunion de notre cercle d’ études
Pour le cas de 1, il n’ est pas nécessaire d’ y voir une structure spécifique prédicat-
sujet, on peut en effet tout simplement l’ analyser comme une construction nomi-
nale tête – ajout dans un emploi de type « étiquette » : c’ est une entrée interdite.
L’ interprétation par prédication : l’ entrée est interdite résulte d’ une inférence
contextuelle et n’ est pas directement reliée à la structure syntaxique. Cette infé-
rence serait bloquée dans une structure syntaxiquement identique : entrée prin-
cipale (? ? cette entrée est principale).
Les emplois à « sujet implicite » (5, 6) et les emplois « sans sujet » (7, 8) n’ illustrent
pas nécessairement deux constructions syntaxiques distinctes3. Syntaxiquement,
on peut les analyser comme des constructions nominales ou adjectivales. La
distinction entre les deux groupes pourrait simplement être mise au compte de
l’ interface syntaxe – sémantique. Les groupes nominaux qui forment des noyaux
peuvent en effet avoir deux fonctionnements sémantiques. Comme ils jouissent
par nature d’ une autonomie sémantique, ils peuvent constituer un énoncé auto-
interprétable (par exemple avec valeur existentielle : (il y a) un silence). Mais ces
mêmes groupes nominaux noyaux peuvent aussi fonctionner comme « noms
attributs » et, à l’ instar des adjectifs, constituer des noyaux, certes microsyntaxi-
quement autonomes, mais dont l’ interprétation comme prédicats sémantiques
doit se faire en relation avec le contexte discursif qui fournit l’ instanciation de
la variable qu’ ils contiennent (5, 6).
3. Les cadres syntaxiques (par exemple HPSG) qui distinguent une fonction grammaticale
sujet d’ un constituant sujet pourraient traiter la différence en termes de sujet à réalisation (non
canonique) zéro versus absence pure et simple de fonction sujet. Mais ceci au prix d’ une entorse
au principe d’ association signifiant-signifié.
137
Morpho-syntaxe et catégories
Ce serait donc seulement pour l’ exemple 4 que l’ on aurait besoin d’ une analyse
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syntaxique propre. Cette séquence ne peut être ramenée à une construction
nominale, dont elle n’ a pas la distribution : ?? j’ ai parlé à chacun à sa place 4. Pour
ce genre d’ exemples on doit donc proposer une analyse spécifique. On pourrait
par exemple faire appel à la construction désignée par « nexus prédicatif sans
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4. J’ ai mis chacun à sa place est possible, mais il s’ agit là d’ une construction à double objet.
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Deux notions toxiques en linguistique française : prédicat et prédication
sée. Elles en présentent les propriétés essentielles : relation de solidarité, ordre fixe,
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accord obligatoire quand le prédicat l’ exige (Deulofeu 2003a) et s’ opposent par
là aux regroupements macrosyntaxiques.
Encore une fois, le point commun entre tous ces exemples est celui d’ une inter-
prétation sémantique en termes de prédicat – argument. Mais du point de vue
syntaxique, il n’ est pas sûr qu’ il s’ agisse dans tous les cas de structures spécifi-
ques. Précisons ce point en discutant les trois exemples précédents qui ont « en
surface » la forme d’ une séquence nominale.
139
Morpho-syntaxe et catégories
Cette solution a l’ avantage théorique d’ être la plus simple : celle qui impose le
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moins de contraintes à la grammaire dans son ensemble. Elle permet également
de prévoir, sans autre stipulation, que le supposé sujet du nexus est strictement
une catégorie nominale
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Elle reçoit enfin une justification indépendante de cas où il ne saurait être ques-
tion d’ associer les deux types d’ interprétations à deux structures différentes. C’ est
par exemple le cas de la coordination de SN Jean et Marie dans : Jean et Marie, ça
me surprendra toujours, dont l’ interprétation prédicative : « que Jean vive avec
Marie me surprendra toujours » contraste avec la lecture en simple addition
d’ entités dans : Jean et Marie, ils me surprendront toujours « Jean ainsi que Marie
me surprendront toujours ». On serait bien en peine de donner une structure
sujet-prédicat à la coordination dans le premier cas. Cette solution par irrégu-
larité de l’ interface a été proposée par Emonds (2000 : 18) dans le cadre de la
grammaire chomskienne : « Kubo (1993) provides evidence that such predica-
tions have both the internal structure and external distribution not of clauses
but of DPs ». Si une telle solution était retenue et généralisée, on remarquera
qu’ elle ne suppose pas que prédicat et prédication soient des concepts descriptifs
syntaxiques. On peut en effet les réserver à la structure interprétative et consi-
dérer que des coordinations de groupes nominaux ou des constructions nomi-
nales tête-ajout peuvent recevoir plusieurs interprétations sémantiques dont
une propositionnelle.
Mais il est sans doute des séquences à effet de « nexus » pour lesquelles la
meilleure solution est de prévoir une structure syntaxique particulière associée
à l’ interprétation prédicative.
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Deux notions toxiques en linguistique française : prédicat et prédication
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De fait, elle commence par limiter le champ d’ application de la construction à
nexus en en excluant un cas où l’ interprétation prédicative d’ une séquence peut
être associée à une analyse syntaxique attestée par ailleurs et ne suppose donc
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Une justification indépendante peut être trouvée dans des exemples comme :
beaucoup / trop reste à faire, qui montrent que, de toute façon, des quantifieurs
peuvent fonctionner comme têtes nominales sans article. La paraphrase par
prédication sémantique est d’ ailleurs trompeuse, il serait plus juste de proposer
une interprétation « substantivant » trop comme dans trop reste à faire. De cui-
siniers fonctionnerait alors comme un modifieur de la tête.
141
Morpho-syntaxe et catégories
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peut proposer, là aussi, d’ associer les deux interprétations à deux structurations
syntaxiques distinctes.
L’ interprétation entité-modifieur : « des cuisiniers surnuméraires sont en train
de gâter la sauce », peut être associée à une structure banale de groupe nominal
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Le test révèle donc que, dans le premier cas, des cuisiniers n’ a pas une propriété
caractéristique des têtes nominales de groupe nominal à modifieur. On est donc
dans ce cas justifié d’ analyser la séquence comme une structure spécifique. Tout
naturellement on pourra recourir à l’ analyse en « nexus » d’ Eriksson, où « en
trop » occupe une position de tête syntaxique :
[nexus [sujet des cuisiniers] [tête en trop]] gâte la sauce
Mais a-t-on réellement besoin de voir dans le nexus une construction spécifique
ou peut-on se contenter de l’ analyser comme une réalisation particulière de la
construction sujet-tête, celle où la tête n’ est pas une construction verbale finie ?
Ce que va montrer Blanche-Benveniste dans la suite de son article, c’ est que
cette construction à nexus présente de fait une propriété spécifique qui interdit
d’ y voir une construction sujet-tête identique à la catégorie près à la construc-
tion canonique sujet-verbe fini :
Toutes ces organisations syntaxiques (avec effet de nexus) peuvent être explicitées
par le recours à des prédications verbales. Elles ne semblent pas pour autant pou-
voir être réduites à un modèle unifié de prédicat à base verbale.
142
Deux notions toxiques en linguistique française : prédicat et prédication
Stage Level, limitées dans le temps, les seconds ont des propriétés d’ Individual Level,
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non limitées dans le temps. Cette différence rend compte de la construction des
verbes de perception, qui prennent seulement des prédicats de Stage Level :
(36) I saw John drunk (*intelligent)
(37) The sight of John drunk (*tall)
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Elle remarque que c’ est cette valeur de Stage Level qui est sélectionnée dans les
constructions à effet de nexus dont sont exclues les interprétations « perma-
nentes » :
(39) [Workers drunk on workdays] drive Melvin crazy
(49) [les enfants très beaux] sont faciles à aimer
(50) J’ aime [de la confiture sur mes tartines le matin]
On peut gloser (49) par « les enfants, à la condition qu’ ils soient très beaux » et (50)
par « de la confiture, mais seulement sur mes tartines ». Le [nexus] est interprété
avec une valeur non statique alors que la forme prédicative avec verbe peut avoir
valeur stative : les enfants sont très beaux. Donc le terme nominal [du nexus] n’ est
absolument pas l’ équivalent d’ un sujet de l’ adjectif employé prédicativement avec
verbe copule.
On peut ajouter qu’ il n’ est pas possible de construire un nexus avec un syn-
tagme nominal comme tête avec effet d’ identification, une interprétation non
stative étant impossible5 :
Le fait que Jean soit mon cousin ne me gêne pas
*[Jean mon cousin] ne me gêne pas
Si l’ on rapproche cette propriété de la tête des nexus et le fait que ce qui y tient
lieu de sujet est restreint en termes de catégories6, on peut considérer que le
nexus est une construction syntaxique idiosyncrasique associant une interpré-
tation de prédication Stage Level à une forme syntaxique sujet-tête différente de
celle que l’ on trouve dans les constructions verbales finies.
En tout état de cause, que le nexus soit au bout du compte analysé comme une
construction autonome ou comme une forme particulière du type général
sujet-tête, on voit clairement que l’ on peut fort bien se passer de la notion de
prédicat pour en décrire la syntaxe : l’ analyse en sujet-tête avec spécifications
suffit. On peut limiter l’ utilisation de prédicat à la description sémantique de
cette construction.
143
Morpho-syntaxe et catégories
3 Conclusion
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Il me semble donc salutaire d’ éliminer le terme de prédicat des concepts des-
criptifs permettant d’ analyser les constructions du français. En syntaxe, employé
de façon étendue, il contribue à regrouper sous le même label des constructions
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144
Deux notions toxiques en linguistique française : prédicat et prédication
Bibliographie
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Abeillé, A. (2007), Les grammaires d’ unification, Paris, Hermès.
Berrendonner, A. (1999), « Histoire d’ une transposition didactique : les “Types
de phrase” », Tranel 31, 37-54.
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145
Morpho-syntaxe et catégories
Dixon, R.M.W. (2009), Basic Linguistic Theory, Vol. 1, Oxford, Oxford University
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Press.
Dixon, R.M.W. & Aikhenvald, J. (1999), Amazonian languages, Cambridge,
Cambridge University Press.
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Michel Le Guern
1. Essai sur les voix de la langue françoise, ou Recherches sur l’ accent prosodique des voyelles ;
suivi d’ un Traité ou examen analytique de la phrase et de la période, par leurs membres ou parties
constitutives ; terminé par un Traité de la concordance du participe prétérit, ou distinction entre le
participe prétérit et le supin, Seconde édition, revue, corrigée et augmentée, par P. Morel, associé
de l’ Institut National, et membre de l’ Académie de Lyon, Paris, Le Normant, an XIII (1804).
2. La réponse de Pierre Morel à l’ abbé Grégoire, datée du 2 novembre 1790, a été publiée dans
Une Politique de la langue de Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel (Paris, Galli-
mard, 1975), pages 213 à 230.
147
Morpho-syntaxe et catégories
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d’ Athénée de Lyon. Jusqu’ à sa mort, le 10 mai 1812, il participe assidûment aux
travaux de l’ Académie : il y présente une dizaine de communications3.
Le 3 juin 1806, la communication que Pierre Morel présente à l’ Académie de Lyon
est intitulée « De l’ adverbe ». L’ auteur s’ en prend d’ abord aux imperfections de
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Après avoir constaté que l’ adverbe n’ aurait pas dû tirer son nom de la proximité
du verbe, Morel déclare que son intention n’ est pas de modifier la dénomina-
tion de cette partie du discours, mais de connaître sa nature ; pour cela, il faut
considérer la forme du mot et l’ emploi qu’ il remplit dans la phrase. Cette partie
essentielle de la définition est posée sous forme d’ une thèse, qui sera confrontée
aux opinions que les principaux grammairiens ont exprimées sur le sujet :
« Quelle est la nature de l’ adverbe ? C’ est la propriété qu’ il a de modifier l’ attri-
but, c’ est-à-dire d’ exprimer de quelle manière et dans quelle circonstance l’ at-
tribut a lieu. »
Encore faut-il distinguer modifier et qualifier. Modifier, au sens large, peut
s’ appliquer à l’ adjectif : quand on dit « une pierre blanche », l’ adjectif blanche est
une modification de la substance pierre. Si on prend modification dans ce sens
large, on ne peut pas dire, avec l’ abbé Girard, que l’ adverbe est établi pour
modifier ceux des autres mots qui sont susceptibles de modification.
3. Ce sont sans doute des textes qu’ il a rédigés depuis longtemps déjà. On n’ y trouve pas de
référence à des livres publiés après 1780. Très novateurs au moment de leur rédaction, ce qui
explique la réputation de Morel comme grammairien, ils suscitent encore un succès d’ estime au
moment de leur présentation, même s’ ils paraissent moins neufs. Certains écrits de Morel, qui
avaient circulé en manuscrit, ont été plagiés, par son vieil ami Urbain Domergue, entre autres.
148
De l’adverbe de Pierre Morel (1806)
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la distinction qu’ il établit entre modifier et qualifier :
Dire, comme l’ abbé Régnier, que l’ adverbe sert à marquer quelque qualité de ce qui
est signifié par un adjectif, un verbe, un participe, c’ est abuser des termes et mettre
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Morel passe en revue les définitions proposées par les grammairiens qui l’ ont
précédé, et les soumet à un rigoureux examen critique. Il commence par une
citation de la Grammaire de Port-Royal : « Ces particules ne sont que pour signi-
fier en un seul mot ce qu’ on ne pourrait exprimer que par une préposition et un
nom. » Morel souscrit au jugement que Duclos portait sur cette définition, mais
en le précisant. Notons en passant que l’ admiration qu’ il exprime souvent à
l’ égard de Duclos ne l’ empêche pas d’ avoir un regard critique sur les propos de
celui qu’ il reconnaît comme son maître :
M. Duclos a fait voir que cette définition est incomplète, en ce que, dit-il, les adver-
bes ne sont point des particules, et que la plupart ne dit pas assez. Tout mot, ajoute-
t-il, qui peut se rendre par une préposition et un nom, est adverbe, et tout adverbe
peut s’ y rappeler. J’ espère faire voir bientôt que, quoique tout adverbe puisse se
rendre par une préposition et un nom, tout mot qui peut se décomposer ainsi n’ est
pas adverbe.
Outre que la définition de Port-Royal ne comprend pas tout le défini, elle est
encore imparfaite, en ce qu’ elle ne parle pas de la nature de l’ adverbe, de sa desti-
nation, ni de son service dans la phrase, où elle sert à modifier l’ attribut, à en
former un membre circonstanciel.
149
Morpho-syntaxe et catégories
la Méthodique. On aurait envie d’ en déduire que cette étude sur l’ adverbe a été
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composée avant la publication de l’ Encyclopédie méthodique.
À propos de la relation entre l’ adverbe et le verbe, faisant référence à Beauzée
et à Court de Gébelin, Morel rappelle une théorie du verbe qui venait en fait de
Port-Royal. Le seul vrai verbe est le verbe abstrait, le verbe être. Tous les autres,
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les verbes concrets, peuvent se rendre par le verbe abstrait suivi d’ un participe.
Morel en tire la conséquence que l’ adverbe ne porte jamais sur le verbe réel, le
verbe abstrait, mais seulement sur le participe joint au verbe pour former un
verbe concret :
Aimer, verbe concret, se rend par être aimant. Aimer n’ est réputé verbe que parce
qu’ il contient en lui la valeur du verbe abstrait et du participe. Dans cette phrase :
Alexandre aimait passionnément la gloire, c’ est-à-dire, était aimant passionnément
la gloire, passionnément est un adverbe qui modifie l’ attribut aimant, mais il ne
modifie pas le verbe était. Alexandre n’ était pas passionnément, il était aimant
passionnément. Qu’ est-ce qui était passionnément dans Alexandre ? Ce n’ est pas
l’ existence, c’ est l’ amour de la gloire, attribut de la phrase : c’ est l’ attribut qui est
modifié, non le verbe, soit que cet attribut soit exprimé hors du verbe, comme, il
est extrêmement bon, soit qu’ il soit exprimé par un verbe concret, comme dans il
aime passionnément. Cette observation doit faire sentir combien il est intéressant
dans le verbe concret, de distinguer l’ attribut et le verbe.
Les grammairiens qui n’ ont pas vu que l’ adverbe ne modifiait que l’ attribut
compris dans le verbe concret et qui ont cru qu’ il portait sur le verbe lui-même
lui ont donné cette dénomination inadéquate, à partir de laquelle on a défini
l’ adverbe « mot qui modifie le verbe ».
Morel, qui adopte généralement les vues de Beauzée, approuve aussi ce qu’ il dit
de l’ adverbe. Il cite et commente sa définition : « Les adverbes sont des mots qui
expriment des rapports généraux déterminés par la désignation du terme con-
séquent, avec indétermination du terme antécédent. » Il adhère au principe for-
mulé par Beauzée que l’ adverbe peut se décomposer en une préposition et un
nom. Mais son approbation n’ est pas totale, et il émet certaines réserves :
Ce grammairien n’ a pas donné dans l’ erreur de ceux qui veulent que l’ adverbe
modifie le verbe : mais n’ ayant pas parlé dans sa définition de la propriété qu’ a ce
mot, celle de modifier l’ attribut, il est tombé dans un autre inconvénient, qui est
de ne rien dire de sa nature, ni de l’ emploi qu’ il remplit dans la phrase. De plus sa
définition est plus étendue que le mot défini. Et en effet tout mot qui exprime des
rapports généraux déterminés par la désignation du terme conséquent avec indé-
termination du terme antécédent n’ est pas un adverbe s’ il ne modifie pas un attri-
but et s’ il ne forme pas le membre circonstanciel de la phrase, s’ il ne marque pas
la manière ou la circonstance dans laquelle l’ attribut a lieu.
Les objections que Morel oppose à la définition de l’ adverbe par Beauzée sont
d’ une grande subtilité. Parmi les mots qui expriment des rapports généraux
150
De l’adverbe de Pierre Morel (1806)
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terme antécédent, Morel range tous les verbes concrets. Il prend comme exemple
l’ homme pense, c’ est-à-dire l’ homme est pensant, qu’ il compare à agir prudem-
ment ou avec prudence :
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Enfin je terminerai l’ examen des définitions que les grammairiens ont données de
l’ adverbe par celle qu’ on lit dans la Grammaire universelle de M. de Gébelin ;
« On les appellera avec raison adverbes, c’ est-à-dire mots faits pour le verbe, pour
l’ accompagner, pour le qualifier. »
Il expose ensuite le développement de cette définition d’ une manière qui paraît ne
rien laisser à désirer. Cependant, malgré la profondeur des connaissances de
l’ auteur, et la célébrité qu’ il s’ est acquise à si juste titre, je prendrai la liberté de
hasarder quelques réflexions. On les trouvera peut-être un peu hardies ; mais je
proteste que je ne les fais point dans la vue de critiquer un savant tel que M. de
Gébelin. J’ avoue que je ne l’ ai pas compris, je cherche à le comprendre. Le doute,
dit-on, est le premier pas vers la vérité, et mes observations ne sont que des doutes
que je propose, et dont je désire être éclairci.
151
Morpho-syntaxe et catégories
Le bilan de cet examen des grammaires les plus prestigieuses n’ est guère positif ;
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Morel s’ en trouve justifié de présenter sa propre définition de l’ adverbe :
Je crois avoir prouvé que les définitions que j’ ai rapportées ne conviennent pas à
l’ adverbe, en ce que les unes restreignent trop l’ idée qu’ on doit avoir de ce mot, et
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Je dis en premier lieu que c’ est un mot, pour empêcher qu’ on ne le confonde avec
d’ autres modificatifs qui s’ expriment en plusieurs mots, tels que depuis peu, dans
peu, à la file, à la hâte, à tort, à travers, etc., qui sont des expressions adverbiales,
et non des adverbes.
Je dis en second lieu que c’ est un mot invariable ; ce qui est vrai en général, si on
en excepte l’ adverbe tout, signifiant totalement. […]
Troisièmement je dis que l’ adverbe peut se décomposer par une préposition et un
nom abstrait, et ce nom peut être qualifié. Exemples : il a parlé fortement, il est situé
avantageusement, c’ est-à-dire avec force ou d’ une manière forte, il est situé avec
avantage ou d’ une manière avantageuse. Tout ceci ne regarde que la forme du mot.
Quant à sa nature et sa propriété, je dis qu’ il modifie, et non qu’ il qualifie, l’ attribut
de la phrase ; parce qu’ on ne peut qualifier que des êtres qui ont une substance
physique ou métaphysique ; et qu’ un attribut étant exprimé, ou par un adjectif, ou
par un participe, ou par un verbe concret, qui ne sont ni des êtres ni des substan-
ces, il ne saurait être qualifié ; mais il peut être modifié. On peut dire de quelle
manière et dans quelle circonstance il a lieu. Par exemple : il est aimable, il fut sur-
pris, il aime ; ces attributs, aimable, surpris, aime, ne peuvent pas être qualifiés par
152
De l’adverbe de Pierre Morel (1806)
des adjectifs (car on ne qualifie pas avec d’ autres mots). On ne peut pas dire, il est
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aimable infini, il fut surpris extrême, il aime médiocre. Mais on modifiera ces attri-
buts, c’ est-à-dire, on exprimera par des adverbes la manière dont ils ont lieu : on
dira, il est infiniment aimable, il fut extrêmement surpris, il aime médiocrement.
Dans les phrases suivantes, Je dis premièrement, il rit quelquefois, il reviendra tan-
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tôt, les attributs dis, rit, reviendra, sont modifiés par les adverbes premièrement,
quelquefois, tantôt, et le sont par des idées de circonstances et non de manière.
L’ abbé Girard parlait déjà de « circonstanciel »4, mais Beauzée est le premier,
semble-t-il, à employer, dans sa Grammaire générale, l’ expression « complément
circonstanciel », qu’ on retrouvera dans le Traité ou examen analytique de la
phrase et de la période, publié par Morel en 1804. Dans ce Traité, Morel adopte
la distinction que l’ abbé Girard établissait entre le circonstanciel et le termina-
tif 5, et c’ est cette distinction qui permet de comprendre pourquoi, dans la suite
de son mémoire, il dénie la qualité d’ adverbes à des mots reconnus habituelle-
ment pour tels, hors, autour, auprès, qui sont des terminatifs et non des circons-
tanciels.
Pierre Morel donne une nouvelle formulation de sa définition, pour déterminer
les critères permettant d’ affirmer si un mot donné est ou non un adverbe :
Il faut donc, pour qu’ un mot soit réputé adverbe, 1° qu’ il soit un ; 2° qu’ il soit
invariable dans sa formation, à l’ exception de tout, qu’ on a fait plier par abus à
marquer le genre et le nombre dans un cas seulement ; 3° qu’ il puisse se décompo-
ser par une préposition et un nom abstrait ; 4° qu’ il modifie un attribut et forme le
membre circonstanciel de la phrase. Tout mot auquel manquerait une de ces
conditions serait tout autre chose qu’ un adverbe.
4. Pierre Morel se situe par rapport à l’ abbé Girard comme son disciple, mais un disciple criti-
que. Réfutant dans son Traité ou examen analytique de la phrase et de la période par leurs membres
ou parties constitutives (Paris, Le Normant, 1804, p. 47) une affirmation maladroite de Girard, il
écrit : « J’ ai cru devoir placer ici cette observation, non dans l’ intention de critiquer l’ abbé Girard,
que je reconnais pour mon maître, et à qui je dois le peu de connaissances que j’ ai acquises en
grammaire ; mais simplement dans la vue d’ empêcher la propagation d’ une erreur que la réputa-
tion de l’ auteur pourrait faire adopter sans examen. »
5. Il n’ est peut-être pas inutile de rappeler les définitions que donne l’ abbé Girard dans Les
Vrais Principes de la langue françoise (Paris, Le Breton, 1747, t. I, p. 97) : « Ce qui doit marquer le
but auquel aboutit l’ attribution, ou celui duquel elle part, présente naturellement un terme. Cette
fonction le fait nommer Terminatif. Ce qu’ on emploie à exposer la manière, le temps, le lieu et
les diverses circonstances dont on assaisonne l’ attribution, gardera le nom de Circonstanciel ;
puisque toutes ces choses y paraissent d’ un air de circonstance. »
153
Morpho-syntaxe et catégories
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plusieurs mots que Beauzée y rangeait : dont, hors, autour, auprès, en, y. En
revanche, il réintègre parmi les adverbes toujours et jamais, dont Beauzée faisait
des noms. Pour Beauzée, un nom est toujours nom, un adverbe toujours adverbe,
une préposition toujours préposition, etc. Morel constate que cette rigoureuse
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154
De l’adverbe de Pierre Morel (1806)
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question ; ce qui la décide, c’ est l’ emploi du mot dans la phrase. S’ il modifie un
attribut, s’ il en est le membre circonstanciel, et s’ il peut se rendre par une préposi-
tion et un nom, il doit être regardé comme un véritable adverbe. Dans toute autre
circonstance, il sera une autre partie du discours, quoique ayant la même analogie
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Après avoir rappelé le principe qu’ il partage avec Court de Gébelin, « un prin-
cipe qu’ il ne faut jamais perdre de vue, c’ est que la différence ou l’ identité des
mots ne dépend pas de leur forme, mais de leur signification », Morel revient
sur la question de la différence entre bien et beaucoup :
Dans les dernières lignes de son mémoire, Morel examine le cas d’ un adverbe
modifié par un autre adverbe :
Dans les exemples que j’ ai cités au commencement de cette dissertation, on lit cette
phrase : il agit très prudemment. On pourrait me dire qu’ on voit bien que l’ adverbe
prudemment modifie l’ attribut agit ; mais qu’ on ne voit pas quel est l’ attribut que
modifie très, qui est pareillement un adverbe. Il ne modifie pas agit. On dit bien
agir prudemment, mais on ne dira pas agir très, sans addition : l’ adverbe très modi-
fie donc l’ adverbe prudemment, qui est lui-même un modificatif.
La réponse à cette objection est aisée. On a vu que tout adverbe contient en soi la
valeur d’ une préposition et d’ un nom accompagné d’ un adjectif. Prudemment se
décompose par d’ une manière prudente. Or prudente est l’ attribut de une manière ;
et cet attribut peut être modifié par un adverbe. Dans cette phrase ainsi décom-
posée, il agit d’ une manière très prudente, ou qui est très prudente, d’ une manière
prudente modifie agit et très modifie l’ attribut prudente. On peut analyser ainsi
toutes les phrases où il se trouve un adverbe modifié par un autre adverbe, et cette
analyse servira de réponse à toutes les objections semblables qu’ on pourrait faire.
155
Morpho-syntaxe et catégories
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de lui qu’ un volume publié : Essai sur les voix de la langue françoise, ou Recher-
ches sur l’ accent prosodique des voyelles ; suivi d’ un Traité ou examen analytique
de la phrase et de la période, par leurs membres ou parties constitutives ; terminé
par un Traité de la concordance du participe prétérit, ou distinction entre le par-
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Au surplus, nous pouvons annoncer que le vœu formé par notre collègue, au sujet
de l’ adverbe, se trouve tout à fait accompli. Un auteur qui remplit d’ une manière
distinguée la place où l’ abbé de L’ Épée avait précédemment déployé tant d’ habileté
mais surtout tant de vertus douces et aimantes, M. Sicard vient de nous donner
une grammaire française raisonnée, dans laquelle on trouve, à l’ article adverbe, ces
phrases remarquables :
« L’ adverbe est donc un mot elliptique… »
« L’ adverbe remplace la préposition et son complément. »
« La préposition et son complément ne peuvent pas être toujours remplacés par
l’ adverbe… »
« Partout où il y a un verbe, autre que le verbe être, il y a toujours une qualité pro-
pre à être modifiée ; et voilà pourquoi un adverbe suppose un verbe dans une
phrase. »
« Jamais il n’ y a d’ adverbe là où il n’ y a pas d’ affirmation, parce qu’ on ne doit
modifier que ce qui est lié à un sujet avec lequel la modification convient plus ou
moins. »
« Nous dirons donc que l’ adverbe ne modifie pas le verbe proprement dit, mais la
qualité unie au verbe, … exprimée par des adjectifs, ou par des participes, ou par
des qualificatifs… Sa dénomination, donc, aurait dû lui venir de la place nécessaire
qu’ il occupe auprès de ces mots considérés seulement comme adjectifs. »
Il nous paraît clair que Messieurs Sicard et Morel pensent ici absolument l’ un
comme l’ autre ; cette conformité d’ opinion ne peut être qu’ honorable pour tous les
deux, et très avantageuse à la science. Quant à nous, félicitons-nous qu’ elle ne nous
7. L’ indication « Seconde édition » ne concerne sans doute que le troisième des opuscules, dont
une première édition avait paru à Genève en 1777 sous le titre Traité de la concordance du parti-
cipe prétérit avec le participe présent et le supin.
8. Bibliothèque de l’ Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon, Ms 153, folios 72 à 75.
9. Jean-Louis Piestre, membre de l’ Académie de Lyon dès 1800, était chef de bureau à la préfec-
ture du Rhône ; il sera révoqué sous la Restauration et quittera Lyon en 1816. Il meurt en 1869.
156
De l’adverbe de Pierre Morel (1806)
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son érudition grammaticale.
Morel n’ avait sans doute pas lu Sicard avant d’ écrire son petit traité De l’ adverbe,
et c’ est en écoutant Piestre qu’ il a pu penser que ses vues sur l’ adverbe n’ étaient
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Et ce n’ est pas Morel qui a copié Sicard. L’ abbé Sicard est lié à Urbain Domergue.
Domergue, qui connaissait Pierre Morel avant 1784, et qui avait eu certainement
communication de ses travaux inédits, aurait pu informer Sicard de la théorie
de Morel, sans dire qui en était l’ auteur. Aux vues de Morel, Domergue ajoute
la suggestion de remplacer adverbe par surattributif, comme Sicard lui-même
nous l’ apprend :
Ce n’ est donc pas mal à propos que Domergue a changé la dénomination de
l’ adverbe, pour lui en donner une plus raisonnable, plus précise, plus juste et plus
conforme à la fonction qu’ il remplit dans la phrase. […] Et de même qu’ au lieu de
donner le nom d’ adjectif au mot qui modifie le substantif, on pouvait l’ appeler
sursubstantif, Domergue a appelé l’ adverbe surattributif.
Morel, méfiant à l’ égard des innovations abusives, ne va pas jusque-là. Et, pour-
tant, appeler l’ adverbe surattributif, c’ est d’ une certaine manière lui donner
raison.
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Claire Blanche-Benveniste
Université de Provence
Pour qui n’ a pas affronté d’ exemples plus délicats, la réponse paraît tomber sous
le sens ; l’ effet de coordination représente des référents distincts qui s’ ajoutent
les uns aux autres, par exemple quatre personnages bien distincts en (1), mère,
père, grand-mère, marraine et trois matériaux faciles à distinguer en (2), les
peintures, le bois et le fer. À l’ inverse, il n’ y a en (3) et en (4) qu’ un seul référent
visé par plusieurs désignations, deux désignations pour un seul et même adulte
1. Pour ne pas faire un sort particulier à la langue parlée, les exemples seront choisis aussi bien
dans des productions orales (CORPAIX) que dans des écrits de littérature du xxe siècle.
161
Les unités en débat
dans l’ exemple (3), un adulte qui les couve, un adulte responsable, et cinq pour
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un seul phénomène de lumière dans l’ exemple (4) un trou, un entonnoir, une
pyramide, l’ orifice, la projection d’ un cône. Cette différence entre référence mul-
tiple et unique a été utilisée par de nombreux grammairiens s’ inspirant de la
logique (Guimier 2000).
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Les beautés de l’énumération
[…] le fait de s’ y prendre à plusieurs reprises pour exécuter une opération ou le fait
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de l’ abandonner avant terme au profit d’ une autre plus efficace sont des virtualités
ordinaires inhérentes à l’ agir humain. (Berrendonner, à par., chap. 14 : 299)
est tentant d’ y voir des « disfluences » propres à la langue parlée (Fox, Hayashi
et Jasperson 1996), qu’ on aurait intérêt à ne surtout pas rapprocher des coordi-
nations et qu’ il faudrait même écarter de l’ analyse grammaticale en tant que
telle. Ces disfluences gênent en effet le déroulement linéaire des énoncés, en
interrompant ce qui est parfois désigné comme la « connexité rectionnelle ».
Mais il est bien difficile de cantonner ces phénomènes aux productions orales :
ils se retrouvent dans toute une partie de la prose du xxe siècle, chez Blaise
Cendrars, Georges Perec ou Claude Simon par exemple (sans compter les poè-
tes) fascinés par ces phénomènes de multiples désignations. S’ agit-il de deux
domaines de descriptions différents, grammaire des coordinations d’ une part et
traces de comportements cognitifs particuliers d’ autre part ? Peut-on au contraire
intégrer les deux types dans un même domaine de description, en subordon-
nant les attitudes énonciatives à une syntaxe qui les englobe ? La question est
tout à fait passionnante.
On comprend qu’ Alain Berrendonner ait choisi de différencier les conduites
pragmatiques mises en œuvre. Je serais tentée, pour ma part, d’ insister sur la
similarité des formes syntaxiques qu’ utilisent ces deux types. C’ est un exemple
des débats que nous menons ensemble depuis déjà longtemps.
2 Faits d’ interprétation
La confrontation entre coordination et désignation a intéressé quelques obser-
vateurs, souvent hors du champ de la description strictement linguistique.
Des psycholinguistes comme W. Levelt (1983) avaient remarqué, au cours de
leurs protocoles expérimentaux, que les corrections apportées par un locuteur
aux propos qu’ il vient de tenir ont la même forme que les coordinations. La
simple considération de la forme ne permet pas, par exemple, de décider si dans
les exemples (9) et (10) fournis par Levelt, il s’ agit d’ une correction ou d’ une
addition :
(9) To the right is a green, a blue node
(10) To the right is a green node [and] a blue node
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ou hasardeux d’ ensembles homogènes ».
Toutes ces listes, remarque-t-il, peuvent donner le vertige aux logiciens : gran-
des listes de Dante Alighieri, de Rabelais, de Jorge Luis Borges, immenses énu-
mérations chez Italo Calvino, Blaise Cendrars, James Joyce ou Georges Perec.
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U. Eco distingue les listes ouvertes ou fermées et les listes de « quantité indici-
ble » : combien de guerriers face à face devant Troie ? Combien d’ anges dans le
ciel ? Et combien de noms donnés au diable ? Il mentionne un type particuliè-
rement productif, celui de la liste de propriétés se rapportant à un même objet,
quand on est dans l’ incapacité de fournir une définition qui serait fondée sur
l’ essence (souvent dans des situations d’ indicible) et qu’ on ne peut fournir une
définition qu’ en énumérant des propriétés (Eco, 2009 : 49) :
Quand on ne connaît pas les limites de ce qu’ on veut représenter, quand on ne peut
pas faire le décompte des choses dont on parle […] ou encore quand, ne pouvant
pas fournir une définition « par essence », on est obligé d’ en énumérer les pro-
priétés4.
Pour couvrir tous ces phénomènes, qui font partie d’ une sorte de « poétique de
l’ et caetera », U. Eco hésite entre plusieurs termes et choisit finalement celui de
lista 5 :
ho proposto como tema l’ elenco, ovvero la lista (e come vedremo si potrà anche
parlare di catalogo o di enumerazione).
Le terme englobe dans un grand ensemble les deux types d’ énumérations, addi-
tives et à multiples désignations.
Les grammaires, qui ont peu souvent mentionné le deuxième type, le signalent
à propos de la conjonction ou, intervenant aussi bien dans les coordinations
(11) que dans des processus de désignation (12) :
3. Après en avoir fait le thème d’ une exposition à Paris (Le Louvre, 7 novembre 2009 – 8 février
2010).
4. « quando di ciò che si vuole rappresentare non si conoscono i confini, quando non si sa quante
siano le cose di cui si parla […] o quando ancora di qualcosa non si riesce a dare una definizione
per essenza e quindi, per parlarne, per renderlo comprensibile, in qualche modo perceptibile, se
ne elencano le proprietà » (Eco, 2009 : 15).
5. Nous utilisons depuis longtemps le terme de liste pour rendre compte de différents phéno-
mènes de coordination et de désignation attestés en français parlé (Blanche-Benveniste et Jean-
jean, 1987).
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Les beautés de l’énumération
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622-3), seraient généralement signalées par l’ absence de déterminant sur le
deuxième terme :
(13) la coccinelle ou bête à bon Dieu
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Mais, même avec ce ou bien catalogué, on peut hésiter à trancher en (15) entre
un seul référent (des objets qu’ on désigne comme coupelles ou comme soucoupes)
ou deux référents (deux sortes d’ objets, les uns coupelles, les autres soucoupes) :
(15) […] et quand toutes ces coupelles ou soucoupes étaient pleines, je les vidais
l’ une après l’ autre. (écrit, Cendrars 269)
Une autre spécification prend la forme de ou autrement dit, souvent utilisée pour
signaler le passage entre une désignation technique et une autre plus courante :
(17) on enlève toute la partie grasse pour faire du savon et après la partie acide
– qu’ on appelait stéarique – autrement dit sérine – pour que ce soit assez
dur (oral)
(18) alors la pibale autrement dit la civelle - - se pêche en hiver – c’ est tout petit
c’ est de la petite anguille (oral)
Une notion importante se fait jour dans ces gloses : il est impossible de décider
par quel terme, bien adapté et déjà prêt à l’ avance, on devrait désigner le réfé-
rent dont il est question, plusieurs désignations étant également licites :
(20) Ici et là apparaissent des étangs (ou peut-être des lacs : comment savoir de si
haut ?) (écrit, Simon 52)
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un N), en (21), ou carrément une interrogation comme en (22) :
(21) Quelque chose comme un phoque nageait dans l’ eau gris verte. (écrit,
Simon 309)
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Rares sont les descriptions qui ont intégré ces phénomènes en termes d’ analyse
syntaxique. Mortureux (1993) fait exception lorsqu’ elle note que l’ interpréta-
tion des énumérations repose sur la connaissance des référents, qui est souvent
une affaire de connaissance du monde. Citant un exemple du scientifique
H. Reeves,
(24) ils citent aussi Démocrite etc. bon – les atomistes - - mais pas Saint-Thomas
ni Aristote (oral)
(25) Les lois sociales le droit de grève et tout ça ça s’ est fait ça s’ est fait sur des
dizaines et des dizaines d’ années (oral, S. Kahane, Rhapsodie à par.).
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jours le même référent que son support, Bizet’ s most popular opera et Carmen :
(26) Bizet’ s most popular opera, Carmen, was first produced in 1875
Les auteurs signalent que les deux ont parfois les mêmes formes apparentes, mais
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ils estiment qu’ on peut – et qu’ on doit – toujours trancher en faveur de l’ une
des deux interprétations. Les formes de supplementation, moins souvent étudiées
que les coordinations, donnent sans doute une impression de liens syntaxiques
plus lâches avec le reste de la construction. Elles occupent une place considéra-
ble dans les exemples attestés, tant dans l’ écrit que dans l’ oral, aussi bien en
anglais qu’ en français.
3 Formes syntaxiques
Les formes syntaxiques qui entrent ici en jeu ne peuvent pas se définir seule-
ment par des marques. Certains phénomènes couverts par le terme de « coordi-
nation » sont signalés par des marqueurs, et, et tout, ni, ou, mais toutes les
opérations additives ne sont pas marquées par et. Voici deux exemples oraux de
coordination dont l’ un comporte une marque et et l’ autre non :
(27) j’ adore ça les bêtes - - en plus de ça j’ aime vraiment les grosses parce que
j’ aime les baleines et les éléphants (oral)
(28) alors on met deux noix deux amandes deux figues deux dattes voilà (oral)
Selon tous les ouvrages qui en traitent, l’ opération de coordination (ou de jux-
taposition) se fait entre termes qui occupent la « même fonction » avec un « statut
syntaxique équivalent ». La fonction identique, comme la similitude de statut
syntaxique, doit se calculer par rapport à un élément responsable de cette fonc-
tion. Dans une description fondée sur les phénomènes de rection, c’ est ce qui
occupe la même place de rection par rapport à un terme recteur7. Dans la pers-
6. Il s’ agit d’ un type particulier de ce qu’ on peut appeler « apposition ». On entend souvent par
ce terme bien d’ autres phénomènes encore.
7. Il ne s’ agit pas ici de traiter du type il [a ouvert et fermé] la porte, avec non-répétition du
sujet, ce qui est d’ un autre domaine d’ analyse.
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possibles pour un même élément régi, ces réalisations formant un paradigme.
Ce sont des éléments qui ont une relation d’ équivalence telle qu’ on pourrait
les représenter par une même pro-forme (Bilger 1997). En (29), on pourrait
reconstruire je lui apprenais à lire / je lui apprenais ça ; je lui apprenais à lire à
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écrire / je lui apprenais ça ça. En (30), ses bandes racolées parmi ceux-là, ceux-là,
ceux-là :
(29) je lui apprenais à lire à écrire (oral)
(30) […] avec ses bandes racolées parmi les bergers, les chasseurs, les mineurs,
les coureurs de bois qui sont tous un peu hors-la-loi. (écrit, Cendrars)
Si on interprète cette liste comme une coordination, ce sont trois types de réfé-
rents distincts, un scandale, une fissure, un danger. Si on interprète la liste
comme une liste de désignations fournies pour un même phénomène, ce sont
trois façons de nommer un même référent. Le contexte ne fournit pas d’ indice
décisif en faveur d’ un choix plutôt que de l’ autre. Dans les deux cas, il s’ agit
d’ une même forme syntaxique, représentant une portion du paradigme possi-
ble des compléments de qu’ il y ait.
Ces paradigmes produisent donc des effets différents, entre lesquels il n’ est pas
toujours facile de distinguer s’ il s’ agit d’ énumérations additives ou de multiples
désignations. Dans l’ exemple (32), il paraît naturel d’ interpréter la liste des deux
termes son oncle, l’ officier de cavalerie à la retraite, comme une « apposition
identifiante » : son oncle, [celui qui était] l’ officier de cavalerie à la retraite :
(32) Au parloir, il trouve son oncle, l’ officier de cavalerie à la retraite. (écrit,
Simon 226)
Mais pour qu’ un effet d’ addition soit possible, il suffirait d’ ajouter un troisième
terme, le jeune curé, par exemple, qui se situerait dans le même domaine séman-
tique des personnages susceptibles de rendre une visite au pensionnaire, sans
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lerie :
(32’ ) Au parloir, il trouve son oncle, l’ officier de cavalerie à la retraite, le jeune
curé
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L’ effet de désignation multiple est évidemment d’ autant plus facile que les syn-
tagmes nominaux de la liste semblent pouvoir s’ appliquer à un même référent.
Dans l’ exemple (33) L’ or, titre de roman, semble pouvoir s’ appliquer au même
objet que trois autres termes, un livre, un manuscrit quasi abandonné et une
histoire merveilleuse :
(33) C’ est au retour de ce premier voyage dans la province de São Paulo que j’ ai
publié L’ Or chez Grasset, un livre auquel je pensais depuis plus de dix ans,
un manuscrit quasi abandonné et auquel je ne travaillais que par intermit-
tence, une histoire merveilleuse que je me mis tout à coup à élaguer. (écrit,
Cendrars 286)
En revanche, en (34) il est peu probable que le ciel, les nuages, les prés, les haies
soient des désignations multiples d’ un même objet :
(34) Jamais je n’ avais tant désiré vivre, jamais je n’ avais regardé avec autant d’ avi-
dité, d’ émerveillement, le ciel, les nuages, les prés, les haies. (écrit, Simon 303)
4 Conclusion
Les exemples pris chez les écrivains contemporains ont servi d’ appui aux exem-
ples relevés dans les productions orales. Ces écrivains exploitent des procédés
qu’ on aurait tendance à attribuer exclusivement à la langue parlée, comme en (35)
l’ aveu d’ une difficulté à trouver un terme qui correspondrait à un texte […] à
signer :
(35) On ne m’ avait jamais dit qu’ il y aurait un texte ou je ne sais quoi comment
appelez-vous ça à signer. (écrit, Simon 102)
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n’ est pas qu’ ils copient la langue parlée. Ils s’ intéressent aux phénomènes de
désignation en général et particulièrement aux désignations problématiques,
mais il est rare qu’ ils utilisent en même temps les marques d’ hésitation ou les
amorces de mots qu’ on voit dans les productions orales.
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Pour les productions orales, A. Berrendonner préfère choisir une analyse qui
s’ appuie sur des stratégies de communication :
Il s’ agit du rapport entre deux énonciations dont la seconde est présentée comme
une remplaçante de la première (en tout ou en partie), c’ est-à-dire comme
une autre tentative pour accomplir le même pas communicatif. (Berrendonner
2004 : 255)
Une telle approche peut-elle s’ appliquer aux exemples écrits que j’ ai cités ? Il
faudrait pouvoir en discuter longuement. Il serait utile de faire intervenir cer-
taines conceptions « constructivistes de la référence » dont parlent Apothéloz et
Béguelin (1995) ou encore la notion de « construction textuelle du référent »
(Willems 1998). En tout cas, les listes accumulées par les écrivains nous mon-
trent que, loin de masquer les difficultés de désignation, ils les déclarent ouver-
tement comme telles. Il ne paraît pas possible de lire ces listes en les élaguant
pour n’ en retenir que le dernier terme : tout est à retenir et l’ ensemble de la liste
doit être cumulé, surtout quand il s’ agit, comme l’ explique Perec, de parler de
l’ informe, à la limite du dicible :
Il me semble qu’ on ne peut pas rendre compte de ces phénomènes par une
analyse qui consisterait à voir comment l’ auteur cherche à améliorer la commu-
nication avec autrui. Il s’ agit d’ une autre dimension que celle de la stricte com-
munication.
Bibliographie
Abeillé, A. (1993), Les nouvelles syntaxes, Paris, Colin.
Apothéloz, D. & Béguelin, M.-J. (1995), « Construction de la référence et stra-
tégies de désignation », TRANEL 23, 227-271.
Berrendonner, A. (2004), « Grammaire de l’ écrit VS grammaire de l’ oral : le jeu
des composantes micro- et macro-syntaxiques », Interactions orales en con-
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264.
Berrendonner, A. & Le groupe de Fribourg, Grammaire de la période, À paraître.
Bilger, M. (1997), « Pour une nouvelle approche des phénomènes de coordina-
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linguistique à la grammaire, Mélanges offerts à Marc WILMET. Englebert A.,
Pierrard M., Rosier L. & Van Raemdonck D. (éds.), Louvain, Duculot, 137-
145.
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Exemples écrits
Cendrars, B. (1949), Le Lotissement du ciel, Paris, Denoël.
Perec, G. (1980), Récits d’ Ellis Island. Histoires d’ errance et d’ espoir, Paris, Édi-
tions du Sorbier.
Simon, C. (1997), Le Jardin des Plantes, Paris, Éditions de Minuit.
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LES CONSTITUANTS
À AUTONOMIE ÉNONCIATIVE :
GRAMMAIRE ET/OU DISCOURS ?
Jeanne-Marie Debaisieux
Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle
1 Introduction
L’ analyse des corpus oraux fait apparaître de nombreux faits de non-congruence
entre prosodie et structure syntaxique. On relève ainsi des segments tels que celui
en gras dans l’ exemple (1), qui sont précédés d’ une frontière prosodique forte
(marquée par le signe //) les séparant de la construction dont ils semblent dépen-
dre, comme le laisse penser la présence de la préposition sous :
(1) alors regardons ce qui se passe à l’ intérieur de la fleur // sous cet énorme
pétale / qu’ on appelle le label (coralrom)
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Les unités en débat
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segment énoncé de façon autonome. L’ épexégèse (E) est définie comme une
« information ajoutée après coup à un énoncé auquel elle aurait pu s’ intégrer
syntaxiquement ».
L’ objectif de cet article est d’ interroger le statut syntaxique de ces structures
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L’ autonomie énonciative des segments en gras est marquée dans (2) par une
frontière prosodique terminale, signalée par le signe //. Dans (3), la construc-
tion est énoncée par un autre locuteur. Le cadre d’ analyse est celui de l’ Approche
Pronominale (Blanche-Benveniste et al. 1984) étendue à la composante macro-
syntaxique (Blanche-Benveniste et al. 1990, Deulofeu 1999). Conformément à
cette approche et compte tenu de l’ articulation modulaire des composantes
micro- et macro-syntaxique, nous postulerons la possibilité pour une relation
de rection de franchir les frontières d’ une énonciation et poserons l’ axiome
qu’ une construction peut être énoncée en plusieurs segments y compris par des
locuteurs différents2, autrement dit qu’ une frontière macro-syntaxique peut
découper une séquence micro-syntaxique. Nous montrerons que les structures
illustrées de 1 à 3 peuvent relever de deux analyses distinctes et que les construc-
tions dites en épexégèse constituent une configuration spécifique qui partage
des propriétés et avec les éléments régis par le verbe et avec des éléments indé-
pendants de la rection verbale. Nous verrons également que le comportement
des segments phrastiques diffère de celui des segments non phrastiques.
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Les constituants à autonomie énonciative : grammaire et/ou discours ?
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d’ abord nécessaire de distinguer modalité et illocution. L’ illocution concerne la
position du locuteur envers l’ interlocuteur « the interactive activation of this
position in speaker-interlocutor interaction » (Verstraete, 2007 : 17). La moda-
lité, signale Cresti 2003, reprenant Bally, concerne la position du locuteur
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Pierre n’ a pas parlé de cela à Jean hier [ne… pas] modalité de relation
Jean n’ a parlé de cela qu’ à Pierre hier [ne… que] modalité de termes
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Les unités en débat
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t MFT NPEBMJUÏT EF DPOTUSVDUJPO RVJ TPOU NBSRVÏFT QBS EFT NPSQIÒNFT
spécialisés ou par des organisations formelles particulières :
est-ce que tu viens
est-il venu
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1. les modalités d’ énoncé, qui sont révélées par des marques intonatives :
tu viens <3
Les modalités interprétables en termes de force illocutoire s’ inscrivent dans une
opposition paradigmatique4. Elles constituent « un domaine en soi dans lequel
interviennent des positions avec des entités du même type, à savoir des opposi-
tions entre les différentes illocutions » (Cresti 2003 : 148). Ce qui se traduit par
la possibilité dans une construction de substituer par exemple une modalité
interrogative à une modalité assertive.
(4) Régine prévient ses frères // afin qu’ ils tentent une intervention auprès de
Leduc // (coralrom)
(5) ben galère / parce que bon l’ hôpital / euh enfin je le souhaite à personne //
moi c’ était pas un cas forcément grave mais bon // euh mis à part la télé ou
la lecture / on peut pas faire grand chose // sauf que là / dans le cas présent /
je ne pouvais ni lire ni regarder la télé // je ne voyais rien // (coralrom)
Les deux types de segments se différencient tout d’ abord par des propriétés liées
à leur syntaxe externe, c’ est-à-dire la relation syntaxique du segment avec le
contexte d’ apparition.
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Les constituants à autonomie énonciative : grammaire et/ou discours ?
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(4b) Régine prévient ses frères // surtout (essentiellement) afin qu’ ils tentent une
intervention auprès de Leduc //
(4c) Régine prévient ses frères // et cela afin qu’ ils tentent une intervention
auprès de Leduc
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(4d) c’ est afin qu’ ils tentent une intervention auprès de Leduc que Régine pré-
vient ses frères
(4e) ?? Régine ne prévient pas ses frères // afin qu’ ils tentent une intervention
auprès de Leduc mais afin qu’ ils soient informés //
(4f) ?? Est-ce que Régine prévient ses frères // afin qu’ ils tentent une interven-
tion auprès de Leduc
(5a) ? mis à part la télé ou la lecture / on peut pas faire grand chose // justement
sauf que là dans le cas présent / je ne pouvais ni lire ni regarder la télé
(tcof)
(5b) ? mis à part la télé ou la lecture / on peut pas faire grand chose // et cela sauf
que là / dans le cas présent / je ne pouvais ni lire ni regarder la télé
(5c) ? c’ est sauf que là / dans le cas présent / je ne pouvais ni lire ni regarder la
télé que…
(5d) ? mis à part la télé ou la lecture / on peut pas faire grand chose // sauf que
là dans le cas présent / je ne pouvais ni lire ni regarder la télé mais sauf que
je pouvais…
5. La proforme peut sembler orienter vers la cause mais permet de valider le test en l’ absence
de proforme marquant strictement le but.
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Les unités en débat
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(5) ne possède aucune des caractéristiques des éléments régis. Nous dirons qu’ il
constitue une unité grammaticalement indépendante de la construction qui pré-
cède. Cette différence de statut syntaxique a un corollaire en termes de syntaxe
interne. Les deux types de segments ne sont pas soumis aux mêmes contraintes
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Ils peuvent néanmoins présenter des main clause phenomena6 de type 2, cf. l’ élé-
ment adjectival détaché, fini dans l’ exemple (7) et la structure nous on dans (8) :
(7) L1 : le point d’ honneur c’ est de faire ressortir tous les clous sur la même
ligne du pied tu vois
L2 : ah oui d’ accord
L1 : tu vois pour que fini ça fasse joli tu vois (tcof)
(8) L2 : on a fait qu’ un peu plus les affamer eux
L1 : ouais c’ est vrai
L2 : pour que nous on continue à avoir du du manioc au même prix (tcof)
En tant qu’ éléments régis ils peuvent être porteurs de modalités de termes
(cf. 7f) :
(7f) L1 : le point d’ honneur c’ est de faire ressortir tous les clous sur la même
ligne du pied tu vois
L2 : ah oui d’ accord
L1 : tu vois non pas pour que fini ça fasse joli mais pour que ça tienne bien
Ils peuvent également recevoir une modalité d’ énoncé qui peut différer sous
certaines conditions de celle de la construction qui précède. On peut imaginer
6. À l’ instar de Verstraete 2007, on peut distinguer deux catégories de main clause phenomena,
c’ est-à-dire, selon la définition de Green 1976 : « A number of syntactic constructions claimed by
linguists to be restricted to main clauses […] ». La première (type 1) recouvre les possibilités de
modulation énonciative de la construction, c’ est-à-dire la possibilité qu’ elle a d’ accepter « all
basic clause type (declarative, interrogative and imperative) » (2007 : 107). La seconde (type 2)
concerne les phénomènes d’ organisation de l’ information – focalisation, éléments détachés – qui
éloignent la construction de la structure du schéma canonique.
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Les constituants à autonomie énonciative : grammaire et/ou discours ?
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construction à modalité assertive (cf. 8a et b) :
(8) L2 : l’ Europe va être obligée de subventionner à mort ses paysans +
L1 : pour qu’ ils puissent
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Cette contrainte est un indice du fait que la modalité d’ énoncé ne porte pas
strictement et exclusivement sur le segment en épexégèse mais interroge en fait
la relation entre ce segment et la construction qui précède. Le segment ne peut
d’ ailleurs pas recevoir de modalité de construction propre (cf. 6a) :
(6a) ?? EST : <et tu le donnes à Christophe> //
DEL : ah #
EST : pour que qu’ est-ce qu’ il va en faire
179
Les unités en débat
Ces derniers segments ont des possibilités de modalités identiques à celles des
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énonciations indépendantes de « principales ». Ils constituent ce que nous appel-
lerons, en termes macro-syntaxiques, des noyaux introduits.
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Cet ajout après coup d’ une information qui porte sur le procès énoncé précé-
demment et en restreint les conditions de validité crée un effet de décumul infor-
matif. Les segments en épexégèse constituent en effet une énonciation autonome
mais ne sont pas challengeable (Verstraete 2007). Ils portent des informations
qui sont « shielded from challenge » (Givon 1982), c’ est-à-dire qui ne donnent
pas lieu à infirmation ou à confirmation de la part de l’ interlocuteur. En effet ce
qui peut être contesté c’ est la relation de cause à effet ou de concomitance entre
le procès porté par la construction verbale et la modification sémantique expri-
mée, et non la valeur de vérité de l’ assertion énoncée précédemment (cf. 11a-b) :
(11a) L1 : oh mais souvent ils finissent par chanter ou comme ça oui
L2 : hum hum quand ils ont bu un petit coup
L1 : non c’ est surtout quand ils ont gagné
(11b) L1 : ?? non ils ont pas bu
Les noyaux introduits peuvent, quant à eux, avoir une portée sémantique large.
Ainsi dans 12, le contenu du segment introduit par parce que porte sur l’ ensem-
ble des questions qui précèdent auxquelles il apporte une justification.
(12) L1 : oui mais tu peux bien le bloquer d’ une façon
L2 : oui tu peux après tu peux le bloquer avec ça
L1 : définitivement avec quoi
L2 : avec ça
L1 : le blocage tu le mets où à droite
7. Les segments en épexégèse peuvent être introduits par une sorte d’ élément relais de type tout
ça qui leur permet d’ avoir une portée large, cf. Deulofeu (à paraître).
180
Les constituants à autonomie énonciative : grammaire et/ou discours ?
L2 : tu arrêtes comme ça
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L2 : voilà
L1 : sur arrêt
L2 : ouais
L1 : parce que l’ autre jour dans la journée j’ étais là et ton appareil a marché
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De même, dans l’ exemple qui suit, le segment introduit par surtout que consti-
tue une assertion qui renforce l’ inférence de type « c’ était nécessaire » induite de
l’ assertion précédente et en met en évidence la nécessité.
(14) CHA : voilà en panne / réparée / puis je sais que maintenant j’ aurai pas
de problème d’ allumage // surtout que j’ ai appelé mon père / il m’ a dit
qu’ effectivement / l’ allumage / il l’ avait jamais vérifié (corarom)
Les noyaux introduits constituent des énonciations autonomes qui sont « open
to challenge » contrairement aux segments en épexégèse qui sont « shielded from
challenge » comme nous l’ avons signalé plus haut (Givon 1982)8. On peut aisé-
ment imaginer que l’ interlocuteur oppose à l’ énoncé (15), un énoncé du type
(15a), ou du type (15b) :
8. Verstraete (2007 : 151) note : « If a clause is open to challenge by the interlocutor, this implies
that the proposition in this clause takes a more central position in speaker-interlocutor interac-
tion than when it is not open to challenge. In this sense, the secondary clause […] is back-
grounded relative to the main clause ».
181
Les unités en débat
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L2 : ça a fermé tout d’ un coup je sais pas + parce que ça travaillait quand
même hein (tcof)
(15a) non ça a pas fermé d’ un coup ça a mis longtemps
(15b) non ça travaillait plus ils avaient de moins en moins de commandes
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Les segments introduits constituent avec ce qui précède une séquence discursive
et sont interprétables dans la terminologie de Berrendonner comme un nou-
veau programme praxéologique9, par exemple de type rectification dans (14), et
justification dans (15).
Construction
Syntaxe externe Noyau introduit
en épexégèse
Équivalence avec une proforme oui non
Insertion d’ un adverbe paradigmatisant oui non
Déplacement par extraction oui non
sous-modalité du verbe oui non
Syntaxe interne
Contraintes catégorielles oui non
Main clause phenomena 1 oui oui
Main clause phenomena 2 non oui
Modalité de terme oui non
Modalité d’ énoncé oui oui
Modalité de construction non oui
Portée et statut discursif
Portée large non oui
Relation sémantique compositionnelle oui non
Challengeable non oui
Constitue un segment discursif non oui
182
Les constituants à autonomie énonciative : grammaire et/ou discours ?
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taxe externe, force est de constater que les épexégèses et les noyaux introduits
ne partagent aucune propriété. Il en est de même en ce qui concerne la consti-
tution interne des segments. Les propriétés internes des segments en épexégèse
sont majoritairement celles des éléments régis alors que les noyaux introduits sont
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(16) JUL : ce sont les oiseaux / qui passent // euh sur la maison / qui déposent
leurs brindilles dans la cheminée // et ça forme cette espèce de masse ici //
(coralrom)
(16a) ce sont les oiseaux> / qui passent // là /
183
Les unités en débat
(17) mais euh c’ est vrai que suivant certaines familles / ça change quand même //
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surtout nous au niveau des règlements / (crfp)
(18) CLE : il est jaloux // comme un tigre // (coralrom)
(18a) c’ est comme un tigre qu’ il est jaloux
Tout comme les segments phrastiques, ils sont hors de la portée des diverses
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Les constituants à autonomie énonciative : grammaire et/ou discours ?
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monarchie\/ (Tout arrive, 18.10.2006. 22’ 35’ ’ ; ex. de Denis Apothéloz)11
(24) au cours de l’ année j’ avais soutenu mon diplôme d’ études supérieures avec
des remplaçants de monsieur Lhermet // avec un monsieur Flandin qui me
convoquait au cours des vacances scolaires / pour préparer / des candidats
au baccalauréat / à la deuxième session / (coralrom)
(25) Alain lui il est complètement fou / il il fait n’ importe quoi // avec sa femme
Christine d’ ailleurs qui était dans le même état que lui // euh qui qui était
bien chaude // avec Barbara qui s’ inquiétait de voir ses parents euh dans
dans un tel état / qui commençait à se dire mais qu’ est-ce que c’ est que ces
parents ? (coralrom)
(24a) au cours de l’ année j’ avais soutenu mon diplôme d’ études supérieures avec
des remplaçants de monsieur Lhermet // en particulier avec un monsieur
Flandin qui me convoquait au cours des vacances scolaires / pour préparer /
des candidats au baccalauréat / à la deuxième session / (coralrom)
(25a) ?? Alain lui il est complètement fou / il il fait n’ importe quoi // en particu-
lier avec sa femme Christine d’ ailleurs qui était dans le même état que lui //
euh qui qui était bien chaude // en particulier avec Barbara qui s’ inquiétait
de voir ses parents euh dans dans un tel état / qui commençait à se dire mais
qu’ est-ce que c’ est que ces parents ? (coralrom)
11. L’ exemple est présenté selon les conventions de transcription de l’ auteur. Ce qui permet de
relever la présence d’ une intonation fermante finale, signalée par le signe \. après le participe de
la première construction verbale.
185
Les unités en débat
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interprétable en termes de proposition. Une telle structure peut donc former à
l’ instar des constructions verbales finies une macro-proposition à valeur des-
criptive dans une séquence narrative. D’ autres exemples seraient nécessaires pour
poursuivre l’ analyse. Néanmoins cet exemple constitue un cas de figure jusqu’ à
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Néanmoins, il ne paraît pas régi de façon claire par une catégorie du contexte.
On pourrait suggérer que le segment est coordonné à de violences et donc régi par
accompagné. La construction est de type accompagné par, mais l’ interprétation
paraît plus satisfaisante si on le considère comme simplement rattaché « par le
sens » directement à l’ ensemble de la construction régie par « s’ accompagne ». Il
en est de même pour le segment présent dans 27 :
(27) MAR : on accuse monsieur yyy d’ avoir retardé la sortie d’ un bus pendant
cinq minutes / euh euh sur le [/] sur son lieu de travail quoi //
SAN : < incroyable //
MAR : donc d’ avoir fait le piquet de grève quoi hein finalement // pour
avoir distribué des tracts // (coralrom)
Il paraît difficile de poser une construction du type on accuse M. yyy pour avoir
distribué et de considérer en conséquence que le lien entre le segment et le verbe
serait de nature syntaxique. Dans l’ exemple suivant, la difficulté d’ analyse vient
du fait que le segment introduit par par semble pouvoir se rattacher à l’ ensem-
ble du contexte évoqué et non pas à un verbe en particulier.
(28) LIS : l’ histoire d’ Angleterre / elle est liée à l’ histoire de de France de toute
façon //
ANO : bah oui // c’ est pas loin // c’ est
LIS : vachement // ouais // puis il y a eu des rois euh français qui ont gou-
vern- qui sont allés en Angleterre et l’ inverse quoi //
ANO : ouais ouais // par mariage / (coralrom)
186
Les constituants à autonomie énonciative : grammaire et/ou discours ?
On remarque néanmoins que ces cas de raccrochage imprécis mettent en jeu des
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segments qui fonctionnent sémantiquement comme une épexégèse introduisant
une modification sémantique du ou des procès exprimés par les verbes qui pré-
cèdent y compris dans l’ exemple ci-dessus. Ces raccrochages imprécis peuvent
être ramenés à des cas de rection non standard, de « mise en facteur commun »
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7 Conclusion
La comparaison entre les segments verbaux et les segments non verbaux montre
que les constructions en épexégèse fonctionnent à peu près de la même façon
dans les deux cas. En revanche, la construction en noyau introduit concerne
essentiellement les segments verbaux. L’ analyse des segments non verbaux
révèle quelques cas dont le statut semble ambigu, mais qui fonctionnent néan-
moins généralement sur le modèle de la répartition informative d’ un contenu
propositionnel sur deux constructions, interprétables en deux énonciations. Les
seuls cas de noyaux prépositionnels sont ceux où la construction non verbale
peut être interprétée sémantiquement comme une proposition, ce qui semble
nécessaire pour entrer sémantiquement dans une séquence discursive. Le
recours à un cadre macro-syntaxique permet justement de prendre en compte
la dimension et syntaxique et discursive de ce type de configuration.
Bibliographie
Bally, C. (1950), Linguistique française et linguistique générale, Berne, Francke.
Benzitoun, C. (2006), Description morphosyntaxique du mot quand en français
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187
Les unités en débat
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perspectives, Couper-Kuhlen, E. & Kortmann, B. (éds), Berlin, Mouton de
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Debaisieux, J.-M. (2004), « Les conjonctions de subordination : mots de gram-
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Copenhague, Muunksgaard.
Verstraete, J.C. (2007), Rethinking the coordinate-Subordinate Dichotomy, Berlin,
New York, Mouton de Gruyter.
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Lorenza Mondada
Laboratoire ICAR (CNRS, Université de Lyon) ; Institut Universitaire de France
1 Introduction
Depuis le développement des grammaires de l’ oral et l’ avènement de plusieurs
modèles prenant en compte à la fois la grammaire et le discours, des avancées
importantes ont caractérisé les approches fonctionnelles du langage. Parmi elles
on peut relever entre autres :
t MBOÏDFTTJUÏEBSUJDVMFSEFTEJNFOTJPOTEJGGÏSFOUFT OPUBNNFOUTZOUBYJ-
ques et pragmatiques, en tendant vers un modèle intégré, voire holisti-
que des ressources linguistiques – permettant à terme d’ intégrer aussi les
dimensions prosodiques et gestuelles ;
t MBOÏDFTTJUÏEFEÏWFMPQQFSEFTHSBNNBJSFTOPOTFVMFNFOUCBTÏFTTVSMFT
usages des locuteurs (usage-based grammars) mais intégrant aussi la
dimension actionnelle, voire inter-actionnelle, dans la grammaire (i.e.
intégrant celle qu’ on peut appeler avec Berrendonner la « troisième arti-
culation » du langage « selon laquelle le discours s’ analyse en actions
communicatives successives », 2002 : 23) ;
t Mimportance de considérer que la grammaire n’ est pas un système abstrait
et atemporel mais un ensemble de ressources mobilisées dans le temps
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Les unités en débat
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ner, 1993 : 47).
192
Projections, organisation syntaxique, séquentielle et multimodale…
temps réel, moment par moment, sur ses doubles dynamiques rétrospectives et
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prospectives et sur les phénomènes d’ anticipation – de projection – qui carac-
térisent cette syntaxe incrémentale (Auer, 2000).
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Projections, organisation syntaxique, séquentielle et multimodale…
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par des pratiques multimodales finement coordonnées
Si l’ on reprend ce fragment en s’ appuyant sur l’ enregistrement vidéo, on remar-
que qu’ il est produit dans un contexte spécifique, ayant des implications impor-
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Yan
Sophie
Elise
Jean
Yan fait ainsi face à une tâche interactionnelle complexe, dans un contexte de
mobilité (il est en train de marcher, tout comme les autres devant lui), de focus
disparates de l’ attention (chaque participant est en train de regarder autre
chose) et de non-compacité du groupe des participants (figure 1). Cette tâche
interactionnelle se fonde de manière cruciale sur l’ établissement d’ un espace
interactionnel (Mondada, 2005, 2009) fonctionnel pour l’ activité, i.e. sur le
réarrangement des postures corporelles des participants de manière à permet-
tre une coordination mutuelle et une attention conjointe. La production pas à
pas de la description référentielle de Yan répond à ces exigences interactionnel-
les, d’ une manière qui intègre la mobilisation des constructions grammaticales
dans un ensemble varié mais cohérent de ressources multimodales.
Reprenons le début de l’ extrait en annotant cette fois les regards et les gestes
de Yan :
195
Les unités en débat
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Projections, organisation syntaxique, séquentielle et multimodale…
tites successives – sont caractérisées par un fort potentiel projectif : elles ouvrent
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une, voire plusieurs, constructions, projetant une suite, sans que le référent visé
soit encore spécifié.
Ces constructions sont coordonnées avec ce que Yan découvre en regardant
vers ses interlocuteurs : pendant qu’ il produit la première partie de la première
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Transcription 1.2.
197
Les unités en débat
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début de la pseudo-clivée effectue un pas en avant dans la préparation de la
mention du référent, qui ne vient qu’ ensuite (Mondada, 2005) : une fois le
regard sécurisé sur lui, Yan le redirige vers le futur référent.
Les co-participants réorientent en effet lentement leur regard vers le haut :
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Transcription 1.3.
198
Projections, organisation syntaxique, séquentielle et multimodale…
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Figure 4 Figure 5
On comprend donc que Yan ne se limite pas à nommer le référent vers lequel il
a attiré l’ attention de ses interlocuteurs. Il produit une longue expansion qui per-
met de stabiliser l’ attention, introduite par une relative locative (« où ») et qui
énumère une série d’ éléments. Cette liste est accompagnée de gestes iconiques.
À nouveau, Yan montre son orientation vers ses destinataires et ainsi la dimen-
sion recipient-designed de la description : il regarde le groupe au début de son
développement référentiel (3), puis lève la tête vers le haut, et regarde enfin à
nouveau le groupe sur le dernier mot de sa description (5). Sa structure de liste
est sensible aux regards des co-participants (voir transcription 1.5), qui se por-
tent successivement sur la verrière (contour pointillé), puis sur lui (contour
plein) :
199
Les unités en débat
Transcription 1.5
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Transcription 1.6
Les participants suivent donc le pointage de Yan vers le référent, regardent ses
gesticulations mais projettent aussi la clôture de sa description. Celle-ci est
accomplie par l’ ajout, en miroir, de la même construction qu’ au début (7), alors
que Yan se remet à marcher vers ses interlocuteurs :
200
Projections, organisation syntaxique, séquentielle et multimodale…
Alors que les participants ont déjà anticipé la fin de la description, notamment
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en se remettant à marcher (Jean) ou en regardant devant eux dans le sens de
leur marche (Élise – alors que Sophie le fait au début du tour conclusif 7), et
qu’ ils n’ ont pas dit un mot en réponse, Yan organise une fin observable de sa
description, marquée par la reprise de « c’ est… que j’ adore » (7), constituant
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201
Les unités en débat
Les participants se trouvent dans une salle de cours du bâtiment ; alors que Jean,
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Sophie et Élise s’ arrêtent au pied de la porte, Yan traverse la pièce, s’ approche
d’ une fenêtre et contemple une partie visible du même bâtiment. Après un
moment de silence, il utilise une construction pseudo-clivée similaire à la pré-
cédente :
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Yan introduit par la pseudo-clivée « moi c’ que j’ adore/ c’ est que :.. » une cons-
truction avec que-phrase (Müller, 2008) (vs avec SN dans le premier extrait) qui
décrit ce qu’ il voit. Alors que ligne 2 son tour pourrait être complet, après une
longue pause, il continue en commençant par « et », qui permet de faire le lien
avec ce qui précède, et avec une clivée (5-6) qui s’ ouvre sur un énoncé introduit
par « parce que » laissée inachevée. Après une nouvelle pause pendant laquelle
personne ne répond (7), Yan relativise ce qu’ il vient de dire, en le rapportant à
sa catégorie professionnelle (8, 10). C’ est alors qu’ en chevauchement avec le
début de ce tour, Élise répond avec un change-of-state token (Heritage, 1984) et,
à la fin du tour, à nouveau inachevé (10), Jean répond en proposant une com-
plétion collaborative (12). Elle est acceptée mais aussi modifiée par Yan (13, 14),
dans un tour à nouveau inachevé, collaborativement complété par Jean (15) et,
en retard, par Sophie (16) – dans des formulations qui sont à nouveau retou-
chées par Yan (17).
Contrairement à ce qui se passait dans la première occurrence, celle-ci est donc
reçue avec plusieurs prolongements collaboratifs des interlocuteurs – sans doute
sollicités par le caractère inachevé des énoncés de Yan. Mais de façon similaire
à ce qui se passait dans le premier fragment, le problème pratique initial que
résout Yan avec la pseudo-clivée est le même. Les autres participants sont restés
202
Projections, organisation syntaxique, séquentielle et multimodale…
au fond de la salle, de sorte qu’ ils ne sont pas en mesure d’ apercevoir ce qu’ il dit
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voir par la fenêtre. Yan répond à ce problème pratique en produisant un tour
qui prend appui sur une construction ouvrante et projetante comme la pseudo-
clivée et dont la temporalité va s’ ajuster finement au déplacement de ses inter-
locuteurs.
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Avant de commencer son tour, Yan se tourne vers ses interlocuteurs et découvre
qu’ ils sont loin de lui :
Transcription 2.1.
Fig. 6
203
Les unités en débat
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Sophie se détourne même de lui, en regardant en arrière vers Jean. Ce n’ est que
durant le segment suivant que les participants commencent à se mettre en mou-
vement vers Yan :
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Transcription 2.2.
204
Projections, organisation syntaxique, séquentielle et multimodale…
Transcription 2.3.
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Les unités en débat
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dans la temporalité émergente de l’ action
Les extraits 1 et 2 partagent une série de caractéristiques séquentielles :
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t :BODPNNFODFQBSDPOUFNQMFSMPCKFUEFNBOJÒSFJOEJWJEVFMMFFUTJMFO-
cieuse ;
t JMTFUPVSOFWFSTTFTJOUFSMPDVUFVSTBWBOUEJOJUJFSTPOUPVS
t BVEÏCVUEFTPOUPVS JMDPOTUBUFRVFMFTQBSUJDJQBOUTOFMFSFHBSEFOUQBT
ou sont dans une position qui rend impossible le partage de son focus
visuel ;
t EVSBOUMBQSFNJÒSFQBSUJFEFMBQTFVEPDMJWÏF MFTQBSUJDJQBOUTTFNFUUFOU
en mouvement et adoptent une nouvelle position dans l’ espace qui va
leur donner accès au référent visé ;
t MBTFDPOEFQBSUJFEFMBDPOTUSVDUJPO EÏDSJWBOUMFSÏGÏSFOU FTUJOUSPEVJUF
et développée (y compris par des moyens gestuels) alors que les partici-
pants commencent à partager un focus d’ attention commun ;
t MFYQBOTJPOEFMBTFDPOEFQBSUJFEFMBQTFVEPDMJWÏFPGGSFMPDDBTJPOEF
stabiliser ce focus ;
t MBDMÙUVSFEFMBEFTDSJQUJPOTPSJFOUFWFSTVOFSÏQPOTFEFTQBSUJDJQBOUT
qui est attendue, projetée voire invitée par des techniques comme les
expansions, les constructions pivot, les énoncés collaboratifs.
206
Projections, organisation syntaxique, séquentielle et multimodale…
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paration + action] dont parlent Berrendonner, à paraître, de manière générale
et Apothéloz, à paraître, pour les pseudo-clivées) – et par conséquent aussi tou-
tes les ressources – en l’ occurrence multimodales – que les participants jugent
localement pertinentes pour construire, de manière à la fois systématique et
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Bibliographie
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Hakulinen, A. & Selting, M. (eds.) (2005), Syntax and Lexis in Conversation,
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207
Les unités en débat
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Berkeley Linguistics Society » 13, 139-157.
Hopper, P. (2004), « The openness of grammatical constructions », Chicago
Linguistic Society 40, 153-175.
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Avec Marie-José Béguelin, Alain Berrendonner a initié, depuis la fin des années
1980, une démarche de réflexion portant sur le statut et les conditions d’ identi-
fication des unités syntaxiques englobantes, c’ est-à-dire des entités linguisti-
ques au sein desquelles s’ organisent les relations entre morphèmes, lexèmes et
syntagmes. Soucieux de se dégager des pseudo-évidences issues de la tradition
grammaticale, il a tenté de jeter les bases d’ une approche rationnelle et scienti-
fique de cette question ; ce qui l’ a conduit à mettre en évidence les multiples
problèmes de définition et de délimitation que posait l’ entité phrase, à recom-
mander l’ abandon de cette notion, et à introduire en contrepartie les notions de
clause et de période, la première ayant le statut d’ entité maximale de la syntaxe
de rection, la seconde d’ entité de rang supérieur relevant d’ une pragma-syntaxe
d’ ordre discursif.
Dans la présente contribution, nous rappellerons d’ abord les principaux élé-
ments de l’ argumentation, à la fois critique et proactive, développée par Alain
Berrendonner et Marie-José Béguelin (ci-après respectivement AB et MJB) ;
nous énoncerons ensuite les problèmes que nous semblent poser et la critique
de la notion de phrase et le statut des notions de clause et de période ; nous
formulerons enfin quelques propositions susceptibles de réactiver et de prolon-
ger la démarche des deux auteurs.
209
Les unités en débat
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Pour AB et MJB, la quasi totalité des approches syntaxiques sont fondées sur les
postulats selon lesquels, d’ une part les productions verbales effectives consis-
tent en enchaînements de phrases, d’ autre part ces dernières constituent les
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Sur la base de ces constats, les deux auteurs soutiennent que les modalités effec-
tives de découpage des entités de la chaîne écrite engendrent, chez les sujets par-
lants, une forme de connaissance « spontanée » ou « naturelle » de l’ organisation
syntaxique de leur langue :
Le mode particulier de spatialisation de la chaîne auquel contraint l’ écriture
s’ accompagne toujours d’ une proposition d’ analyse qui, dans d’ autres conditions,
n’ aurait pas trouvé à s’ exprimer. L’ articulation « naturelle » ainsi assumée par les
démarcations de l’ écrit conditionne profondément la connaissance spontanée des
structures linguistiques par les sujets parlants : elle remplit une fonction dérivée de
nature quasi épistémologique. (AB & MJB, 1989, p. 99)
210
Clause, phrase, proposition ? Des enjeux d’un débat conceptuel
L’ objectif de leur démarche est dès lors de développer, en regard de cette gram-
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maire intuitive, une approche reposant sur des procédures consistantes et repro-
ductibles et visant à l’ élaboration d’ une syntagmatique intégrée, qui s’ étendrait
sans discontinuité du morphème à l’ énoncé et déboucherait sur l’ identification
et la conceptualisation d’ unités opératoires valides tant pour les productions
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Cette même clause, au plan fonctionnel, constitue une unité minimale relevant
de l’ acte ou du comportement, et contribuant, non plus à marquer des différences
de sens (comme le font les lexèmes et les syntagmes), mais à réaliser des actes
énonciatifs :
Nous définirons la clause par sa fonction spécifique, qui n’ est plus, comme aux
rangs inférieurs, de marquer des différences de sens, mais de servir à l’ accomplis-
sement d’ un acte énonciatif. […] Un acte énonciatif [est] une conduite à la fois
verbale et mimo-gestuelle, apte à opérer des transformations dans la mémoire
discursive (= le stock structuré d’ informations M que gèrent coopérativement les
interlocuteurs). Une clause est ainsi une unité minimale virtuelle de comporte-
ment, un rôle langagier élémentaire. (AB & MJB, 1989, p. 113)
211
Les unités en débat
Contrairement aux unités de rang inférieur qu’ elle organise, la clause ne peut
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être appréhendée en termes de distribution, et on ne peut dès lors l’ examiner que
sous l’ angle des « conditions d’ appropriété » dépendant de l’ état de la « mémoire
discursive », entité qui organise des informations issues de diverses sources
(entourage verbal, topoï, savoirs encyclopédiques, etc.) :
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Pour pouvoir dire sans incongruité Il ne pleut pas, il faut se trouver dans un état de
savoir où règne la croyance qu’ il pleut ; pour qu’ il ne soit pas déplacé d’ affirmer Le
roi de France est sur le paillasson, il faut que soit déjà validée l’ information d’ exis-
tence « la France a un roi » […] (ibid., p. 114)
La période constitue quant à elle une unité infra-ordonnée eu égard aux textes/
discours, consistant en une suite d’ énonciations, d’ une part bornée par des
marques prosodiques spécifiques (dont l’ intonème conclusif) et aboutissant
d’ autre part à un état de la mémoire discursive caractérisé par l’ atteinte d’ un
but. La période en conséquence « se compose non seulement de clauses, mais
aussi d’ états cognitifs interstitiels, produits par inférence à partir de la clause
qui précède, et présupposés par celle qui suit » (AB & MJB, 1989, p. 124).
De manière plus générale, l’ analyse des auteurs s’ adosse explicitement à la dis-
tinction posée par Benveniste entre l’ univers de « la langue comme système de
signes » et celui de « la langue comme instrument de communication, dont
l’ expression est le discours » (1966, pp. 129-130) :
[…] à partir du rang de la clause, la syntaxe change de nature : un texte ne doit pas
être regardé comme une séquence de signes, mais comme un assemblage d’ actes
ou de comportements, dont tous ne sont pas nécessairement énonciatifs. (AB &
MJB, 1989, p. 114)
2 Questions et problèmes
Si elle est en soi pertinente et salutaire, la démarche d’ AB et MJB nous paraît
néanmoins poser un ensemble de problèmes que nous regrouperons en quatre
rubriques.
212
Clause, phrase, proposition ? Des enjeux d’un débat conceptuel
de mots que tout sujet parlant est capable non seulement de produire et d’ inter-
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préter, mais dont il sent aussi intuitivement l’ unité et les limites » (1994, p. 103).
Dans son commentaire, AB qualifie ces définitions de « touchants efforts de
légitimation rhétorique »… des découpages du discours en phrases graphiques
(cf. 2002, p. 24), mais il ne nous paraît guère évident que ces deux types de
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En tant qu’ unité grammaticale, la phrase est une entité abstraite au moyen de laquelle
le linguiste rend compte des relations distributionnelles qui existent à l’ intérieur
des énoncés. Dans ce sens du mot, les énoncés ne consistent jamais en phrases,
mais en un ou plusieurs segments de discours (ou de texte écrit) qui peuvent être
mis en correspondance avec les phrases générées par la grammaire. (Lyons, 1970,
p. 136)
La définition de Riegel et al. renvoie quant à elle à une autre dimension encore,
qui est celle du vécu de la langue par les sujets parlants, et des connaissances de
la langue que ces mêmes sujets élaborent ; connaissances qui, à nouveau, ne
s’ adressent pas en particulier à ces découpes de l’ écrit que constituent les phra-
ses graphiques.
Il s’ avère dès lors que la notion de phrase qui est critiquée désigne de fait trois
types de phénomènes distincts :
t VOFFOUJUÏEÏDPVQÏFEBOTMFDPVSTEFTUFYUFTÏDSJUT QISBTFHSBQIJRVF
t VOFDPOTUSVDUJPOMJOHVJTUJRVF WJTBOUMFDBESFGPSNFMEFEJTUSJCVUJPOTZO-
taxique (phrase syntaxique) ;
t MFQSPEVJUEFMFYQÏSJFODFEFTTVKFUTQBSMBOUT WJTBOUËMBGPJTDFDBESFFU
l’ entité sémantique qui lui correspond (proposition ?).
213
Les unités en débat
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rection ; ensuite une approche de l’ organisation de ces clauses en périodes ; enfin,
sans doute (nous n’ avons pas trouvé d’ explicitation de ce niveau), l’ articulation
de ces périodes en discours/textes.
Telle qu’ elle est aujourd’ hui remise à l’ honneur par la plupart des courants
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cognitivistes, cette approche est solidaire d’ une conception selon laquelle les
productions langagières seraient les produits exclusifs de la mise en œuvre
d’ opérations mentales individuelles, et ne comporteraient aucune dimension
véritablement sociale (et partant véritablement sémiotique). AB et MJB adoptent
quant à eux une conception pragmatique du langage, selon laquelle les énoncés
constituent des actions verbales en lien avec des situations de communication
ayant une dimension sociale (cf. MJB, 2000, p. 241). Mais on est en droit de se
demander si cette approche issue de la théorie des actes de langage est apte à
prendre en compte le rôle des faits sociaux en tant que tels (et non seulement
au travers du vécu et/ou de la connaissance qu’ en ont les individus) ; et en outre,
dans cette perspective le texte demeure de facto une « entité-horizon » perpé-
tuellement fuyante, dont certains pragmaticiens soutiennent d’ ailleurs qu’ il ne
peut constituer l’ objet d’ une véritable démarche scientifique.
Comme Volochinov (1927/2010) l’ avait pourtant démontré avec une particu-
lière clarté, dès lors que l’ on prend réellement en considération les dimensions
sociales et communicatives du langage, on doit adopter d’ abord une perspective
descendante. Toute production langagière s’ inscrit dans un texte qui exhibe une
modalité particulière de relation aux activités humaines non verbales, et qui, ce
faisant, relève d’ un genre déterminé ; par ailleurs, quel que soit le genre dont il
relève, chaque texte a une organisation interne particulièrement complexe,
caractérisée par la co-intervention de divers réseaux de détermination hétéro-
gènes (univers sémantiques, types de discours, mécanismes de connexion, de
cohésion, de prise en charge énonciative, etc. – cf. Bronckart, 2008) ; et les pro-
priétés du genre, comme les divers réseaux de structuration textuelle exercent
une influence évidente sur l’ allure possible des clauses et sur leurs modes
d’ enchaînement.
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Clause, phrase, proposition ? Des enjeux d’un débat conceptuel
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(4) Les maths en terminale, y a intérêt à s’ accrocher. (in AB, 2002, p. 27)
On l’ a vu également, les périodes sont des secteurs de discours qui « sont déli-
mités par des marques prosodiques ad hoc, [fonctionnant] à la fois comme ins-
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[les] membres de période n’ ont pas le statut de signes mais d’ actions communica-
tives […] On ne doit pas les envisager comme des clauses (= grands signes), mais
comme des énonciations de clauses. […] Ce qui suggère que leur statut sémiotique
est bien celui d’ actes ostensifs, exhibant une clause verbale. […] Derrière la linéa-
215
Les unités en débat
rité apparemment monotone des textes, se cachent ainsi deux modes d’ enchaîne-
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ment bien différents : sémiotiques et arbitraires dans la clause, praxéologiques et
motivés dans la période. (AB, 2002, pp. 30-32)
Une telle position implique donc que les relations attestables au sein des clauses
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Et nous ajouterons que toute mise en œuvre du langage par des personnes
implique de leur part un ensemble d’ opérations psychologiques, et ce, également,
quel que soit le niveau (morphologique ¦ rhétorique) auquel se situe cette mise
en œuvre.
216
Clause, phrase, proposition ? Des enjeux d’un débat conceptuel
t 2VFMFMBOHBHFDPOTUJUVFQSJNBJSFNFOUVOQSPDFTTVTÏNJOFNNFOUEZOB-
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mique, qui se manifeste sous la forme de textes (oraux ou écrits) consti-
tués de structures complexes de signes, dont les valeurs se constituent et
se transforment au cours de la transmission, synchronique et diachroni-
que, desdits textes ;
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Dans ce cadre, il apparaît d’ abord que l’ organisation des textes doit impérative-
ment être abordée dans une perspective descendante ; parce que leur dimension
générique est première, et conditionne les niveaux d’ organisation infra-ordonnés
(et les opérations que ceux-ci semblent requérir). Lorsque, pour justifier l’ intro-
duction des concepts de « mémoire discursive » ou d’ « état informationnel », AB
commentait des exemples du type « Elle ne s’ est jamais occupée de moi, <Geste>
(= ce sera aussi tintin pour elle) » (cf. 2002, pp. 30-31), il se centrait sur un genre
conversationnel particulier, et son analyse des opérations impliquées n’ est nul-
lement généralisable aux genres narratifs ou scientifiques-argumentatifs.
Dans ce cadre, il apparaît ensuite que la langue interne et la langue externe jouent
un rôle essentiel dans la circulation permanente du langage, et qu’ il n’ y a nulle-
ment lieu de considérer que l’ une (celle des savants linguistes) a pour objet de
se substituer à l’ autre (celle des alphabètes standards) ; il s’ agit de deux réalités de
statuts différents, et si AB et MJB ont parfaitement raison de contester l’ absence
de rigueur des analyses théoriques fondées sur les seuls découpages graphiques,
ce type d’ erreur nous paraît sans rapport avec la problématique des savoirs
« pratiques » de la langue que se constituent les personnes individuelles.
217
Les unités en débat
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cendante ; en l’ état des recherches, il nous semble qu’ aux niveaux supra-ordon-
nés, les notions de genres de textes et de types de discours (cf. Bronckart, 1996)
sont pertinentes, et qu’ au niveau inférieur, celle de clause l’ est également, telle
qu’ elle a été conceptualisée par AB et MJB. Par contre, la notion de période ne
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nous paraît pas opérationnelle, notamment parce que, en raison des critères
prosodiques de sa démarcation, elle n’ est pertinente que pour certains genres
de textes, et inadéquate pour les textes primairement produits en modalité
écrite.
Par ailleurs, les textes sont produits et reçus par les personnes singulières, qui
mettent en œuvre à cet effet divers types d’ opérations psychologiques, et qui
construisent également un certain type de connaissance des régularités d’ orga-
nisation textuelle. La notion de proposition nous paraît pouvoir être conservée
à ce niveau, pour désigner la plus basique de ces opérations ; mais celle-ci s’ intè-
gre à bien d’ autres opérations, relevant des raisonnements, dont la conceptua-
lisation reste aujourd’ hui largement insuffisante.
Enfin, les linguistes entreprennent des démarches d’ identification et de classe-
ment des catégories d’ entités sémiotiques mobilisées dans les textes, et sont tentés
ce faisant d’ élaborer les structures en lesquelles ces catégories pourraient « logi-
quement » s’ emboîter. La phrase syntaxique (de Bloomfield ou de la grammaire
générative) nous paraît avoir ce dernier statut, et reste ouverte la question de
savoir dans quelle mesure cette entité diffère de la clause promue par AB et MJB.
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Béguelin, M.-J. (2000), De la phrase aux énoncés : grammaire scolaire et descrip-
tions linguistiques, Bruxelles, De Boeck Duculot.
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218
Clause, phrase, proposition ? Des enjeux d’un débat conceptuel
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Saussure, Genève, Droz.
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Marc Wilmet
Université libre de Bruxelles
1 Introduction
Le titre de l’ article et l’ épigraphe empruntée à Diderot jouent cartes sur table.
La phrase graphique resterait cette « petite lumière » dont dispose le linguiste
« égaré » pour se guider dans la « forêt immense » des textes. Personne, d’ ailleurs,
ne conteste son existence. De même que les mots graphiques, isolés par deux
blancs, cohabitent avec des mots phoniques et des mots sémantiques, une phrase
graphique occupe tout l’ espace linéaire compris entre une majuscule et un point
sans préjudice d’ éventuelles variétés concurrentes de phrases fondées sur la
mélodie et/ou le sens qui la déborderaient ou la restreindraient.
Évidemment, puisque le français ne réserve pas l’ usage des majuscules à l’ ini-
tiale de phrase ni le point à la finale, d’ inévitables tâtonnements s’ annoncent au
moment du repérage. Il faudra vérifier côté gauche que le mot orné de la majus-
cule est susceptible de la perdre (hors fantaisies typographiques) et commence
le texte ou suit un point. Côté droit, les points d’ exclamation, d’ interrogation, de
suspension – admissibles à l’ intérieur des phrases – faisant çà et là office de
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Les unités en débat
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leur rôle devra être testé à la majuscule ou à la minuscule du mot d’ après… ou
d’ une doublure de ce mot si la majuscule en est inséparable (ou s’ il est imprimé
en capitales).
Une démarche certes besogneuse, médiocrement excitante, mais rien de rédhi-
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bitoire au total.
Quand on quitte le français écrit pour la langue parlée, plus de majuscule ni de
point (au mieux des pauses, de durée élastique : les « pausettes » et les « pausules »
de Damourette et Pichon). L’ attention récente accordée aux productions orales
devait fatalement remettre en débat la pertinence de la phrase graphique. L’ écri-
ture poétique dénuée de ponctuation et affublant chaque vers d’ une majuscule
ne facilitait déjà pas les choses : « La pluie tombait très droite dans la nuit perdue
/ Rectiligne la pluie tombait sur le pavé / La pluie sans arrêt tombait du ciel sur
la rue / Rendue luisante de cette eau du ciel tombée » (Émile Verhaeren), etc.
L’ investigateur actuel a dès lors le choix de deux attitudes : ou la fuite en avant
vers des entités de remplacement comme la « clause », la « période » (Béguelin,
Berrendonner et alii à l’ Université de Fribourg) et le « noyau », la « construc-
tion » (Blanche-Benveniste, Deulofeu et alii à l’ Université d’ Aix-en-Provence),
ou un réaménagement substantiel. Les principales références relatives à la pre-
mière option sont mentionnées en bibliographie. La présente contribution choi-
sit le second volet. « Il ne s’ agit dans ce cas plus de “remercier” la phrase, mais
uniquement de la redéfinir de meilleure façon » (Kleiber 2003 : 18).
2 Redéfinition
Les éditions successives de la Grammaire critique du français (11997, 52010)
utilisent à quelques nuances près la définition suivante.
On appelle phrase la première séquence quelconque de mots née de la réunion
d’ une énonciation et d’ un énoncé qui ne laisse en dehors d’ elle que le vide ou les
mots d’ un autre énoncé.
222
Plaidoyer pour la phrase graphique
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interrogative, injonctive), 2° effectue une prédication par la mise en rap-
port explicite ou implicite d’ un thème (le support de la prédication) et d’ un
rhème (l’ apport de la prédication) au moyen d’ une copule (visible ou invi-
sible).
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3 Problèmes de frontières
Ils sont au moins cinq.
223
Les unités en débat
« bien que les défenseurs eussent été peu nombreux, [César] ne réussit pas
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à s’ emparer de la ville »), la « subordonnée participe » excipe en français de
toute une gamme de relations de temps, de cause, d’ opposition, de condi-
tion ou de manière avec une prétendue « proposition principale ». Exemple
canonique : Le chat parti, les souris dansent, glosable par « quand le chat est
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Plaidoyer pour la phrase graphique
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(2) Le nez de Cléopâtre, s’ il eût été plus court, toute la face de la Terre aurait
changé (Blaise Pascal).
(3) La Normandie, il pleut tous les jours.
(2a) Si le nez de Cléopâtre eût été plus court, toute la face de la Terre aurait
changé.
(2b) S’ il eût été plus court, le nez de Cléopâtre, toute la face de la Terre aurait
changé.
De (2b) à (2), la différence n’ est que d’ une cataphore (il ¦ le nez de Cléopâtre)
à une anaphore (le nez de Cléopâtre ¥ il), qui avait pour but sous la plume de
Pascal de placer le SN en position de sujet psychologique (i.e. le propos ou le
« thème » de l’ énoncé au sens banal du terme). La phrase unique sort intacte.
La fonction de ma mère dans (1) prête davantage à caution. Sujet psychologique
et, risquons l’ hypothèse (elle sera controversée), apposition à l’ apposé de troi-
sième personne inhérent au quantiqualifiant son = « le + d’ elle ».
Rien de pareil en tout cas pour (3) : le sujet psychologique la Normandie demeure
« en l’ air », SN résiduel d’ une phrase primitivement lancée sur le patron syntaxi-
que d’ un sujet logique et d’ un prédicat (par ex. La Normandie est pluvieuse)
avant que l’ énonciateur se ravise et modifie son plan.
En résumé, des phrases uniques (1), (2), et une phrase multiple (3) : 3 ¦ P1 à
prédication avortée + P2.
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Les unités en débat
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peut en avoir un.
Partie prenante de la polyphonie, le discours rapporté (DR) profile derrière
l’ énonciateur un candidat à l’ énonciation ici nommé discoureur, de plus en
plus présent au fur et à mesure que l’ on progresse du discours narrativisé
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4. Un exemple authentique signé René Fallet : « Fais-lui toutes tes excuses. Dis-lui je t’ aime,
reviens veux-tu, ton absence a brisé ma vie » (L’ Angevine, Paris, Denoël, 1982 : 154).
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Plaidoyer pour la phrase graphique
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t’ aime ».
(2) L’ incision contribue de pair avec l’ enchâssement à créer des phrases
complexes par insertion à la phrase matrice de sous-phrases généralement
courtes et mobiles qui complémentent l’ énonciation personnelle (ques-
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5. La « conjonction de coordination » et est censée dans cet exemple assumer une fonction
adverbiale de complément circonstanciel = « d’ ailleurs », alors que car ouvrant la parenthèse res-
terait une ligature (cf. n. 3 et comparer chapitres 3.4, 2 et 3.5, 2 infra).
6. Le relecteur anonyme de ces pages s’ étonne qu’ on puisse revendiquer un enchâsseur
zéro (ou plus loin une conjonction zéro) après avoir taxé l’ ellipse de « peu glorieuse échappatoire »
(cf. 3.1, 3). C’ est que pour le signataire la conjonction Ø ne marque pas plus une absence de
conjonction que l’ article Ø de Pierre qui roule n’ amasse pas mousse, etc. n’ est un article absent. La
chose, bien sûr, se discute.
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Les unités en débat
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t MFTDPODFTTJWFTËTVKFUJOWFSTÏSi épris soit-il, Marie ne fera pas de Pierre
ce qu’ elle veut, etc. (fût-ce, dussé-je, dussions-nous, dussiez-vous, n’ était,
n’ eût été…) ;
t MFTIZQPUIÏUJRVFTRVFEÏOPODFVOFJOUPOBUJPOBEÏRVBUFJe serais Pierre,
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7. Louis Aragon (apud Rosier 1999 : 225) profite de l’ enchâsseur Ø pour rompre la « concor-
dance des temps » : « Georges donc, la taquinait très fort, disant qu’ il ne savait plus choisir d’ elle
ou de sa fille, que ah ! ah ! Diane n’ était pas mal, mais Christiane a plus de chien » (taquinait ¦
savait ¦ était ¦ a) [P complexe à prédication première Georges donc la taquinait très fort + pré-
dication seconde (Georges) disant '1 '2 '3 ('1 sous-phrase enchâssée conjonctivale qu’ il ne
savait pas choisir d’ elle ou de sa fille complément premier du verbe savait, '2 sous-phrase enchâs-
sée conjonctivale complexe que '4 Diane n’ était pas mal complément premier du verbe disant
juxtaposée à '1 {'4 sous-phrase incise ah ! ah ! complément circonstanciel de l’ énonciation
modale}, '3 sous-phrase enchâssée conjonctivale Ø Christiane a plus de chien complément pre-
mier du verbe disant coordonnée par mais à '2].
228
Plaidoyer pour la phrase graphique
geable contre une coordination : Pierre supplierait cent fois Marie qu’ elle lui
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ferait cent fois la même réponse (P complexe à enchâsseur que) ⇒ Pierre
supplierait cent fois Marie et elle lui ferait cent fois la même réponse (3 mul-
tiple ¦ P1 + P2 coordonnée à P1) ⇒ Pierre supplierait cent fois Marie, elle
lui ferait cent fois la même réponse (alternative indécidable : P complexe à
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Notre panorama de la phrase ne demande plus qu’ un bref retour sur le « point
final ».
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Les unités en débat
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qui répercutait un conseil de François Cavanna à ses confrères écrivains.
et ne mènent à rien qu’ au galimatias, alors, arrête-toi. Ferme les yeux. Respire un
grand coup. Deux, trois grands coups, bien profonds. Et distribue des points. De
beaux gros points ronds (Mignonne, allons voir si la rose…, Paris, Albin Michel,
22001 : 47-48).
Admettons que les « beaux gros points ronds » contraignent la description. Surgit
aussitôt le défi des « énoncés mal coupés, mais bien cousus, où les frontières de la
phrase graphique sont exploitées en conflit manifeste avec les relations de dépen-
dance syntaxique existant de part et d’ autre d’ un point » (Gautier 2010 : 92).
En pratique, le diktat affronte deux obstacles.
(1) Les « ajouts », les « annexes » ou les « orphelines » dont les romanciers et
les journalistes modernes — bien qu’ ils n’ en aient pas l’ apanage — font une
consommation effrénée.
Trois illustrations parmi des centaines : « On est venu le chercher : il est Malek
Boutih, président de SOS racisme. Orgueilleux, frémissant, tendu par l’ enjeu, per-
suadé au fond de réussir. Il est chevalier de l’ Ordre du Mérite, ne porte pas de
costard, “ça ne va pas aux petits”, mais arbore le ruban sur son blouson » (Le Nouvel
Observateur, cité d’ après Delorme et Lefeuvre 2004 dans Gautier 2010 : 93). « Vieille
femme, elle avait les mêmes yeux. Bleus. Froids. Rieurs » (Henri Courtade apud
Wilmet, op. cit., § 689). « La guerre est une maladie. Comme le typhus » (Antoine
de Saint-Exupéry apud Grevisse-Goosse, op. cit., § 210).
dans ma chambre, je résolus… » (Hervé Bazin apud Dessaintes 1960 : 113) [3 multiple P1 + P2
{¦ P + P + P} emboîtée dans P1 par des parenthèses].
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Plaidoyer pour la phrase graphique
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sitionnel comme le typhus au noyau nominal maladie de la phrase 1)9.
Grammaticalement parlant, il serait tout aussi inopportun de recréer un réseau
fonctionnel mis à mal par les raccourcis de la prédication. Le détail des manœu-
vres – audaces, licences, servitudes et exclusives – ne regarde plus la linguisti-
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4 Conclusion
Retournons à la métaphore sylvestre du début. L’ « inconnu » obscurantiste était
chez Diderot un théologien. Aux voyageurs aventurés dans la jungle des dis-
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Les unités en débat
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On a défendu en ces pages la thèse que la phrase graphique dûment revisitée
tient la route (voir aussi Gautier 2006 et 2010). La plupart des objections nais-
sent à l’ expérience d’ un déficit de grammaire. Surtout, la phrase graphique
procure ou confectionne l’ outil potentiellement capable d’ élaguer le fouillis de
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232
Plaidoyer pour la phrase graphique
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Constantin de Chanay, H., « Les rections orphelines : une illusion verbo-centri-
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Les unités en débat
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Roulet, E. (2002), « Le problème de la définition des unités à la frontière entre
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L’ ÉTERNEL SYNTACTICIEN
Denis Miéville
Centre de Recherches Sémiologiques, Université
de Neuchâtel
1 Préambule
Imagine, Alain, l’ espace d’ une langue potentielle à l’ image d’ un plan infini sur
lequel une infime partie est occupée par un nombre fini et très modeste
d’ expressions bien formées. Il ne s’ agit pas de schémas d’ expressions, mais bien
de quelques informations bien écrites et portant en elles les propriétés essentiel-
les suffisantes pour caractériser une signification primitive. Hormis ce nombre
fini de caractères bien organisés, explicitement, il n’ existe rien d’ autre ! Il n’ y a
pas à disposition de grammaire explicite associée à un vocabulaire précisément
défini et décidable, et réglant la formation de l’ ensemble des expressions bien
formées que la langue envisagée est censée circonscrire à partir de cet acquis
originel. Il n’ en reste pas moins que, à partir de cette base minimale, l’ intention
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Les unités en débat
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être contraint par une grammaire explicite.
236
L’éternel syntacticien
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rapport à laquelle la signification d’ un caractère dépend du contexte dans lequel
il apparaît.
Ainsi, c’ est à partir de cette perspective contextuelle, Alain, qu’ il est dès lors
envisageable de concevoir une démarche structurée permettant d’ une part de
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Je dirai plus loin les raisons pour lesquelles j’ ai choisi ces expressions quan-
tifiées.
237
Les unités en débat
La problématique posée au départ devient plus concrète dès lors que l’ on consi-
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dère l’ exemple précis d’ un langage logique conçu sur la base de ces uniques
trois expressions A1, A2 et A3 à l’ exclusion de toute autre inscription préalable-
ment fixée et liée à des règles de formation. À partir de cet acquis, en appliquant
une règle de définition explicite et appréhendée sous l’ égide d’ une détermination
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Les inscriptions du deuxième type sont toutes les inscriptions qui possèdent
une symétrie axiale triviale :
+, ñ, ∀, <, A, 2, –, ȓ, V, ǎ ,…
238
L’éternel syntacticien
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mais au contexte dans lequel l’ inscription apparaît. Dans cet esprit, il est aisé
d’ en conclure que la catégorie syntaxico-sémantique d’ un terme variable ou d’ un
terme constant sera également déterminée par le contexte dans lequel il est mis
en scène. Un contexte catégoriel est une association de deux inscriptions symétri-
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Les unités en débat
A1 sont des termes variables car elles ne sont pas des inscriptions du premier
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type et parce qu’ elles possèdent des inscriptions équiformes dans le quantifica-
teur. De plus, elles appartiennent à la catégorie S car elles occupent une place
d’ un contexte catégoriel à deux places dont les parenthèses sont équiformes à
(, respectivement à). L’ inscription ǎ devant le contexte ( - - ) appartient à la
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catégorie S/SS uniquement parce qu’ elle est placée devant le contexte ( - - ) et
elle ne porte la signification de la biconditionnelle qu’ en fonction du choix bien
pensé des expressions A1, A2 et A3. L’ inscription ǎ pourrait être d’ une autre
catégorie si elle était placée devant un contexte différent ! Pour être conforme à
l’ esprit de cette nouvelle manière de concevoir une langue, je propose à titre
d’ exemple l’ inscription contextuelle de l’ axiome A2.
A2 : ⎣xov⎦ ⎡ǎ ( ǎ (x ǎ (ov)) ǎ (ǎ (xo) v) )⎤
240
L’éternel syntacticien
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attachées à toute définition explicite (Carnap, 1949), conditions que je rappelle
ici-même :
Toute définition explicite est une relation d’ équivalence entre un definiendum et
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un definiens, D ↔ d.
Toute définition explicite s’ inscrit dans le langage qui la concerne comme l’ expres-
sion d’ une thèse, Ȑ ǎ ( D d ).
Le definiendum inscrit un foncteur constant nouveau par rapport à la catégorie
syntaxico-sémantique à laquelle il est destiné à appartenir.
Le foncteur du definiendum opère sur des arguments qui ont le statut de termes
variables.
Les inscriptions qui composent l’ expression definiendum ne sont pas répétées.
Les inscriptions variables du definiendum possèdent des inscriptions équiformes
dans le definiens.
Les inscriptions du definiens possèdent des inscriptions équiformes dans l’ expres-
sion definiendum.
L’ expression du definiens ne peut s’ inscrire qu’ en faisant usage d’ inscriptions
constantes et variables (et donc de leur contexte) actuellement inscrites dans la
langue en développement.
Ainsi donc, et de manière schématisée, une bonne définition a la forme globale
suivante et porte le statut de théorème :
Ȑ ⎣xy…oi⎦ ⎡ǎ (+[ xv…oi ] Exv…oi)⎤, [ et ] étant des parenthèses schématiques
241
Les unités en débat
ambiguïté par rapport aux contextes qui ont été préalablement inscrits. Étant
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donné qu’ un contexte est construit sur la base d’ une paire d’ inscriptions du pre-
mier type (les parenthèses) et d’ un nombre de places que celles-ci délimitent,
toute construction, en ce cas, est possible pour autant qu’ elle diffère soit par la
forme des parenthèses, soit par le nombre de places qu’ elles délimitent des
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⎣8⎦ ⎡8 ⎤ peut se lire : quelle que soit la valeur de la proposition, elle est le cas, ce
qui exprime bien l’ idée du faux : « 0 ».
ǎ ( x ⎣8⎦ ⎡8 ⎤) ce definiens explicite l’ opération de la transformation négative.
En effet si l’ inscription x, de la catégorie des propositions en vertu du contexte
( - - ) dans laquelle elle est inscrite, est interprétée comme le vrai « 1 », ǎ ( « 1 »
« 0 » ) possède la valeur « 0 ». Et si l’ inscription x est interprétée comme le faux,
« 0 », ǎ ( « 0 » « 0 » ) possède la valeur « 1 ». Cela simule donc fort bien le jeu
opératoire de la négation.
Disposant de la signification de la biconditionnelle et de la négation proposi-
tionnelle, je peux maintenant définir le foncteur binaire suivant, de la catégorie
S/SS que le système connaît actuellement :
⎣xo⎦ ⎡ǎ (п(xo) ~ (ǎ ( xo ))) ⎤
242
L’éternel syntacticien
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à faire appel au contexte ( - - ) ; la signification de п est celle du ou exclusif.
Le système connaît actuellement trois catégories syntaxico-sémantiques S, S/S,
S/SS et trois constantes :
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243
Les unités en débat
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sente aucune ambiguïté ni confusion, et autorise même l’ usage d’ homonymie
inscriptionnelle, comme dans la langue naturelle. Il vient d’ en être proposé une
à l’ aide de l’ inscription ǎ.
La chose est plus belle encore lorsque l’ on ajoute à cet édifice une expression
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3 Conclusion
Ce qui a été exposé ci-dessus est la présentation d’ une langue qui se développe
au gré des nécessités expressives et progressives des concepts descriptifs et créa-
tifs qu’ elle contient en germe. Cette manière ouverte de présenter un système est
axée sur des préoccupations logiques, mais des préoccupations qui ne négligent
pas la communication et toute une réflexion sur la dimension vivante de toute
langue quand elle est conduite à créer des termes portant de nouvelles idées.
Cette merveilleuse création est due à Stanislas Lesniewski [1886-1939] qui, peu
installé dans la tradition mathématicienne des logicistes et donc peu influencé
244
L’éternel syntacticien
par leur style et leur manière de penser, s’ est déterminé à concevoir et à exposer
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des langues plus conformes à la manière laïque de parler et de penser des con-
cepts fondamentaux. Dans cette perspective, il a développé une logique des
propositions (la protothétique), des prédicats et des ensembles distributifs
(l’ ontologie) maximale et non contradictoire, une théorie appliquée sur le con-
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4 Épilogue
Au crépuscule de mon temps académique officiel, j’ ai, Alain, un grand regret !
Nous nous connaissons depuis de nombreuses années. Nos pas se sont croisés
à maintes reprises. Les termes d’ « objet de discours », de « classe objet » et de
« logique naturelle » nous sont familiers. L’ étude de la communication ne nous
est pas indifférente. Je n’ ai cependant pas su créer l’ espace d’ une réflexion sou-
tenue à deux dans laquelle la logique naturelle et la logique développementale
aurait pu, aurait dû être cet objet de science que j’ aurais voulu tant partager avec
toi. Le temps académique ne laisse guère de temps au temps, mais c’ est là un
autre objet d’ études et… de colère.
Bibliographie
Carnap, R. (1949), The logical Syntax of Language, London, Routledge & Kegan.
Gessler, N. (2005), Introduction à l’ œuvre de S. Lesniewski. Fasc. III : La méréolo-
gie, Travaux de logique, Université de Neuchâtel.
Gessler, N. (2007), Introduction à l’ œuvre de S. Lesniewski. Fasc. V : Lesniewski,
lecteur de Frege, Travaux de logique, Université de Neuchâtel.
Joray, P. (2001), La subordination logique. Une étude du nom complexe dans
l’ ontologie de S. Lesniewski, Berne, Frankfurt, New York, Peter Lang.
Joray, P. (2005), La quantification dans la logique moderne, Paris, L’ Harmattan.
Joray, P. & Miéville, D. (éds) (2008), Définition. Rôles et fonctions en logique et
en mathématiques. Actes du colloque de Neuchâtel, 19-20 octobre 2007, Tra-
vaux de logique 19, Université de Neuchâtel.
Lesniewski, S. (1929), « Grundzüge eines neuen Systems der Grundlagen der
Mathematik », Fundamenta Mathematicae 14, 1-81.
Lesniewski, S. (1992), Collected Works I, II, S.J. Surma, J.T. Srzednicki, D.I. Bar-
nett (éds), Varsovie, Polish Scientific Pub. Dordrecht, Boston, Kluwer.
Miéville, D. (1984), Un développement des systèmes logiques de S. Lesniewski.
Protothétique-Ontologie-Méréologie, Berne, Frankfurt, New York, Peter Lang.
245
Les unités en débat
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Travaux de logique 13, Université de Neuchâtel.
Miéville, D. (1999b), « Expansion catégorielle en logique », Rôle et enjeux de la
notion de catégorie en logique, Travaux de logique 13, Miéville, D. (éd.),
Université de Neuchâtel, 1-41.
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1 Introduction
L’ emploi de l’ adverbe déjà que nous nous proposons d’ examiner ici a été repéré
depuis longtemps dans la littérature sur les adverbes et a reçu divers qualifica-
tifs : « logique » (Martin 1980), « argumentatif » (Paillard, s.d.) et « connectif »
(Mosegaard Hansen 2008), notamment. Cependant, il est généralement men-
tionné assez rapidement, relégué dans le domaine des faits oraux et n’ a donné
lieu, à notre connaissance, à aucune étude particulière. Par ailleurs, son identi-
fication même paraît entourée d’ une certaine confusion, qui tient probablement
au fait que sa position dans l’ énoncé varie davantage qu’ on ne l’ écrit habituel-
lement. On retrouve parfois cette même confusion dans les typologies qui ont
été proposées des emplois de déjà. Quoi qu’ il en soit, il nous a paru que le lien
qu’ entretient déjà justificatif avec la dimension argumentative du discours
méritait qu’ on lui consacre une petite étude. Tel est le but du présent article.
On entendra ici par « justificatifs » les emplois de déjà illustrés par les exemples
suivants1 :
(1) De Pradts aurait pu ne pas te le répéter, et surtout en le déformant. Déjà je
barbouille toujours un peu quand je parle ; s’ il faut encore que ce soit
déformé quand on le répète… (Montherlant, 1951, F)
1. Les exemples notés « F » ont été trouvés grâce à la base de données Frantext, hébergée à
l’ ATILF.
249
Études sémantiques et pragmatiques
(2) J’ aime pas ceux qui nagent avec des palmes à la piscine. Déjà que je
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n’ avance pas, ils me flanquent des complexes. (Méril, 1997, F)
(3) C. Allègre ne maîtrisant déjà pas l’ acronyme G.I.E.C., faut-il porter atten-
tion au reste de son ouvrage ? (Titre de rubrique, journal Internet)
tique auquel déjà est associé diffère très sensiblement de celui qu’ on rencontre
dans les emplois suivants (liste non exhaustive)2 :
t EFTVSWFOBODFQSÏDPDFIl est déjà midi,
t GBDUVFMTPVBTTPDJÏTËVOQBSGBJUEFYQÏSJFODFBVTFOTEF$PNSJF DBTEBOT
lesquels la présence de l’ adverbe ne modifie pas vraiment le sens de l’ énoncé :
Avez-vous déjà commandé ?, J’ ai déjà été en prison,
t JUÏSBUJGTIl faisait déjà ce bruit hier,
t DBUÏHPSJFMTUn poing c’ est déjà une arme,
t QSPTQFDUJGTJe vais déjà lui écrire,
t NÏNPSJFMTC’ est comment déjà votre nom ?
t EFNJOJNJTBUJPO RVF,ÚOJH HMPTFQBS« Don’ t worry » : Nous trouverons
déjà de l’ argent.
Il paraît intuitivement clair que dans le contexte des exemples (1)-(3), la valeur
associée à déjà diffère passablement de celle des exemples ci-dessus. En pre-
mière approximation, on peut dire que dans (1)-(3), l’ adverbe contribue à don-
ner un statut discursif particulier au fait désigné par l’ énoncé dans lequel il
figure. Il laisse par ailleurs entendre que d’ autres faits pourraient être évoqués
dans le cadre de la justification de la même conclusion. À savoir : dans (1),
d’ autres faits que « je barbouille toujours un peu quand je parle » ; dans (2), que
« je n’ avance pas quand je nage » ; dans (3), que « C. Allègre ne maîtrise pas l’ acro-
nyme G.I.E.C. ».
Le propos de cet article est donc d’ étudier les propriétés discursives et argu-
mentatives de l’ adverbe déjà tel qu’ il est employé dans les exemples (1)-(3).
Pour ce faire, il s’ agira en particulier de mettre en œuvre diverses notions issues
du champ de l’ argumentation.
Petite remarque avant de commencer cette étude : on aura remarqué que nous
ne parlons jamais de telle ou telle « valeur » ni de tel ou tel « sens » de déjà. C’ est
que nous sommes convaincus, à l’ instar par exemple de Franckel (1989), que le
fonctionnement de cet adverbe peut s’ expliquer à partir d’ un unique ensemble
de propriétés, et que les divers effets de sens qu’ il est susceptible de produire
2. Pour une réflexion typologique plus approfondie, voir notamment Muller (1975), Hoepelman
et Rohrer (1980), Martin (1980), Fuchs (1988), Franckel (1989), Paillard (1992, s.d.), Nøjgaard
(1992-1995), Mosegaard Hansen (2002, 2008), Tahara (2006), Buchi (2007), Métrich et al. (2009
et à par.), Apothéloz et Nowakowska (à par.). Voir aussi König (1977) et Métrich et al. (à par.)
pour l’ allemand schon, van der Auwera (1993) pour l’ anglais already, et Nowakowska et Apothé-
loz (2011) pour le polonais już.
250
Déjà en emploi justificatif
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ronnement sémantique et pragmatique dans lequel se trouve l’ adverbe. En
d’ autres termes, nous pensons que les approches polysémiques de déjà s’ expo-
sent à une prolifération non contrôlée de valeurs et, surtout, passent à côté de
généralisations descriptivement des plus intéressantes. Ce point est développé
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1. Il indique que le contenu auquel il est associé est lié à une argumentation,
autrement dit à l’ articulation de deux contenus propositionnels, dont l’ un a le
statut de conclusion et l’ autre (celui auquel déjà est associé), le statut de justi-
fication donnée en faveur de cette conclusion. Plus exactement, déjà justificatif
caractérise le statut de la séquence qui est sous sa portée comme ayant une
fonction de justification. Comme on le verra, les contenus correspondant à la
conclusion et à la justification ne sont pas toujours formulés de façon complète.
La conclusion peut par exemple être totalement implicite, auquel cas l’ adverbe
marque seulement que le contenu auquel il est associé possède une orientation
argumentative particulière3. Pour cette raison, l’ interprétation d’ un énoncé
comportant cet emploi de déjà sollicite fortement les activités inférentielles et
les principes pragmatiques habituellement convoqués quand il y a implicite,
avec tous les effets d’ ambiguïté et d’ indétermination sémantique que cela peut
impliquer.
Tentons d’ appliquer aux exemples (1)-(3) ce qui vient d’ être dit.
Dans (1), « je barbouille toujours un peu quand je parle » se voit attribuer par
déjà un statut de justification. Le contenu en direction duquel cette justification
est dirigée (la conclusion) pourrait être reconstruit comme « il ne faut pas défor-
mer ce que je dis ».
Dans (2), déjà fait de « je n’ avance pas quand je nage » un fait à valeur justifica-
tive. La conclusion que ce fait vise à accréditer peut être formulée comme « je
n’ aime pas ceux qui nagent avec des palmes à la piscine », ou « ceux qui nagent avec
des palmes à la piscine vont tellement vite qu’ ils me flanquent des complexes ».
Dans (3), le fait suivant lequel « C. Allègre ne maitrise pas l’ acronyme G.I.E.C. »
est une justification. La conclusion visée par celle-ci doit être cherchée dans la
3. Notion bien évidemment empruntée aux travaux d’ Anscombre et de Ducrot (cf. par ex.
Anscombre et Ducrot 1976, Ducrot 1980).
251
Études sémantiques et pragmatiques
question qui suit, de toute évidence rhétorique, et peut être formulée ainsi : « il
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ne vaut pas la peine de porter attention à l’ ouvrage de C. Allègre ».
temps à deux faits, celui que met en évidence déjà, et un autre) : non seulement
notre déjà signale que le contenu propositionnel sur lequel il porte est donné
comme justification en faveur d’ une certaine conclusion4, mais il laisse égale-
ment entendre que d’ autres justifications pourraient être évoquées en faveur de
la même conclusion – tout en indiquant que la justification à laquelle l’ adverbe
est associé a une certaine priorité sur les autres. Cette priorité n’ est pas néces-
sairement, comme cela a parfois été écrit, celle de « meilleur argument », ni
même d’ argument décisif ; bien plus souvent il s’ agit seulement de marquer la
justification comme la première qui vient à l’ esprit, voire plus trivialement la
première qui est énoncée5. Mais parfois cette priorité peut s’ accompagner
d’ une certaine antériorité logique, causale ou temporelle. Tel est précisément le
cas de (1), dont on peut maintenant compléter l’ analyse ainsi (avec les nuances
d’ usage dans ce type de reconstruction) :
Mais, dans tous les cas, il semble bien que la justification soit présentée comme
suffisante, ainsi que le notent Métrich et al. (à par.). Les autres justifications sont
parfois implicites, comme dans (2)-(3), si on accepte les analyses données plus
haut ; mais elles peuvent aussi être expressément désignées, comme dans (1). Dans
ce cas, elles sont assez souvent introduites par une expression comme alors si en
plus, encore, etc., d’ où des constructions corrélatives caractéristiques, du type :
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Déjà en emploi justificatif
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t déjà X, (et) en plus Y
t déjà X, et puis Y
t déjà X, et maintenant Y
t FUD
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Études sémantiques et pragmatiques
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les énoncés gnomiques (König 1977, pour l’ all. schon, mais ses observations valent
aussi pour déjà), ce qui est d’ ailleurs assez compréhensible, compte tenu du
caractère en principe atemporel de ce type d’ énoncé. Or cette contrainte dispa-
raît, elle aussi, quand il est en emploi justificatif. Par exemple, à quelqu’ un qui
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t VOFQSFNJÒSFKVTUJGJDBUJPO + TVSMBRVFMMFQPSUFdéjà ;
t VOFTFDPOEFKVTUJGJDBUJPO + EFNÐNFPSJFOUBUJPOBSHVNFOUBUJWFRVF+FUWJT
à-vis de laquelle J1 se voit attribuer une certaine priorité ;
t VODPSSÏMBUFVS JOUSPEVJTBOU+FUMJBOU+Ë+SFMBUJWFNFOUËMBDPODMVTJPO
t VOFDPODMVTJPO $ RVF+FU+TPOUDFOTÏTÏUBZFSPVBDDSÏEJUFS
(5) – La ministre de la Santé assure que nous sommes prêts à faire face à une
éventuelle pandémie.
D.R. : Tout en ayant un vaccin à disposition, on ne sait déjà pas gérer la
grippe saisonnière en France ! Il y a chaque année plus de 2 millions de cas
de grippe et 5000 morts dans notre pays, alors imaginez ce qui peut se
passer avec un nouveau variant et sans vaccin. On court à la catastrophe.
(Site La Provence.com)
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Déjà en emploi justificatif
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de solliciter toutes sortes de contenus implicites.
3 Variantes positionnelles
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t &O QPTJUJPO JOJUJBMF JM QFVU QSFOESF MB GPSNF EVOF FYQSFTTJPO SFDUSJDF EF
complétive (déjà que…), comme dans (2). Il serait évidemment intéressant
d’ examiner s’ il y a des différences sémantiques entre « déjà P » et « déjà que P »
– chose impossible à faire dans le cadre de cet article. Mosegaard Hansen (2008,
Chap. 7) relève plusieurs différences, touchant à la force justificative et au statut
informatif (présupposition) du contenu sur lequel porte déjà, mais ses conclu-
sions sur ces deux points ne nous paraissent pas complètement convaincantes.
Cet auteur mentionne cependant un troisième point qui mérite d’ être noté :
déjà que, contrairement à déjà tout court, est presque toujours orienté vers des
conclusions « détrimentales », c’ est-à-dire dont le contenu est considéré comme
non souhaitable par l’ énonciateur (ou par une autre instance, par exemple
l’ énonciataire)6. Petit échantillon d’ exemples trouvés sur Frantext, dont nous ne
donnons ici que l’ amorce, en elle-même suffisamment évocatrice :
(7) déjà que je n’ avance pas…
déjà que ça coûte ultra cher de surfer en 3G…
déjà que notre cote n’ était pas brillante…
déjà que ce n’ est jamais folâtre […] de veiller les morts…
déjà que s’ endormir n’ est pas drôle…
déjà que ce salaud ne me laisse pas souvent les voir…
déjà que c’ est plein d’ obèses aux States…
déjà que j’ étais cataloguée snobarde…
déjà qu’ on est tous des artistes ratés…
déjà que l’ Europe traverse une crise sans précédent…
6. D’ où le fait que déjà que introduit très souvent une P négative. Cela dit, nous avons quelques
exemples dans lesquels déjà que n’ a rien de détrimental, ce qui montre que ce problème mériterait
un examen plus approfondi.
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Études sémantiques et pragmatiques
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dans (3), (5) et dans les exemples ci-dessous, ce qui ne l’ empêche pas – notons-
le – de conserver son statut méta-énonciatif.
(8) On ne sait déjà pas quand on commencera à travailler, alors savoir quand
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4 Structures discursives
Les éléments identifiés ci-dessus (C, J1, J2, corrélateur) permettent de décrire
les différentes structures discursives que peut induire la présence d’ un déjà
justificatif. Le principal point à prendre en considération est la position respec-
tive de J1 et J2, qui conditionne l’ apparition du corrélateur. Les cas suivants ont
été observés :
t BCTFODFEF+
t PSESF+o+
t PSESF+o+
t PSESF+o+o+ +ÏUBOUVOFWFSTJPOSFGPSNVMÏFEF+
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Déjà en emploi justificatif
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Absence de J2. – Elle est fréquente, mais difficile à « prouver » exemple à
l’ appui : il est en effet toujours possible de soupçonner qu’ elle n’ est qu’ un artefact
de la manière dont l’ extrait a été découpé, et que J2 vient peut-être « plus loin »
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ou « avant ». Disons que (3), repris ci-dessous, pourrait en être une illustration.
(3) C. Allègre ne maîtrisant déjà pas l’ acronyme G.I.E.C., faut-il porter atten-
tion au reste de son ouvrage ? (Titre de rubrique, journal Internet)
(15) L’ Abbé : […] Ce qu’ il faut, c’ est que vous disparaissiez totalement.
Sevrais : Comment cela ?
L’ Abbé : Il ne faut plus revoir du tout Soubrier.
257
Études sémantiques et pragmatiques
Sevrais : Quoi ! Quand déjà, si je restais deux jours sans le voir… mais
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non, ce n’ est pas cela que vous voulez dire !…
L’ Abbé : C’ est cela. (Montherlant, 1951, F)
Cet extrait est assez délicat à analyser, car tous les éléments doivent plus ou
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Par comparaison avec le cas précédent, on pourrait dire ici que déjà – plus exac-
tement le segment comportant déjà –, parce qu’ il renvoie à une autre justifica-
tion antérieurement formulée, du moins à un fait auquel ce statut de justification
est attribué, a une dimension anaphorique.
Voici un exemple non dialogal, lui aussi anaphorique au sens ci-dessus :
(16) Ce jour-là, donc, pas un mot à poser sur le papier. On serait derniers, c’ est
sûr. C’ était le redoublement assuré. Déjà que notre cote n’ était pas brillante…
Je fous un coup de coude et dix coups de tatane dans les chevilles de mon
voisin […] (Bayon, 1987)
On a ici :
t +« ce jour-là, pas un mot à poser sur le papier »
t $« on serait derniers, c’ est sûr », ou : « c’ était le redoublement assuré »
t +« notre cote n’ était pas brillante »
L’ idée de gradient signalée plus haut, dont découle la notion de « priorité » impli-
quée par déjà, coïncide ici avec l’ ordre temporel : notre cote n’ était pas brillante
désigne en quelque sorte l’ arrière-plan situationnel dans lequel s’ inscrit l’ événe-
ment consistant à ne pas poser un seul mot sur le papier.
Ordre J2–J1–J2’ . – C’ est le cas où, comme précédemment, J2 est formulé avant
la proposition comportant déjà (J1), et reformulé après cette dernière (d’ où J2’ ).
Telle est l’ analyse qu’ on peut donner de l’ extrait ci-dessous :
(17) [Propos tenus par un publicitaire :] Au bout d’ un certain nombre de créa-
tions refusées, on devient complètement désabusé, même si on fait sem-
blant de s’ en foutre, ça nous ronge. Déjà qu’ on est tous des artistes ratés, en
258
Déjà en emploi justificatif
plus on nous force à ravaler notre amour-propre et remplir nos tiroirs avec
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des maquettes jetées. (ex. repris de Métrich et al., à par.)
Il nous semble en effet qu’ on peut interpréter la séquence (en plus) on nous force
à […] remplir nos tiroirs avec des maquettes jetées comme une reformulation de
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Si cette analyse est correcte, on peut considérer que J2’ fonctionne ici comme
une métalepse ou une métonymie temporelle.
5 Conclusion
Parce qu’ il est fondamentalement argumentatif, l’ emploi de déjà examiné dans
cet article induit une séquence discursive relativement complexe. Cette séquence
est « à géométrie variable », car elle admet une multitude de variantes de formu-
lations : d’ une part, l’ ordre des éléments qui la constituent n’ est pas fixe ; d’ autre
part, certains de ces éléments peuvent être omis (la justification secondaire, le
corrélateur, la conclusion). Au plan du discours, déjà justificatif participe ainsi
d’ un petit « programme d’ actions communicatives » – pour reprendre une
expression utilisée par Alain Berrendonner dans sa Grammaire de la période. Il
est donc associé à des unités discursives de type « périodes », mais en un sens
différent de celui évoqué plus haut, et vraisemblablement plus proche de la
période au sens où l’ entendait la rhétorique classique.
Bibliographie
Anscombre, J.-C., Ducrot, O. (1976), « L’ argumentation dans la langue », Lan-
gages 42, 5-27.
Apothéloz, D., Nowakowska, M. (à paraître), « Déjà et le sens des énoncés »,
Cahiers Chronos, Amsterdam, Rodopi.
259
Études sémantiques et pragmatiques
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Buchi, E. (2007), « Approche diachronique de la (poly)pragmaticalisation de
français déjà », Actes du XXIVe Congrès international de Linguistique et de
Philologie Romanes (Aberystwyth), Trotter D. (éd.), Tübingen, Niemeyer,
251-264.
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260
Déjà en emploi justificatif
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maticale 55, 33-37.
Paillard, D. (s.d.), « Déjà : adverbe ou marqueur discursif ? », Communication
présentée au colloque Chronos 6, Genève, 2004. Document téléchargeable à
l’ adresse <www.unige.ch/lettres/latl/chronos/paillard.rtf>.
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ALORS VS DONC :
À LA RECHERCHE DE DIVERGENCES
DANS DES STRUCTURES SIMILAIRES
Ana Kallen-Tatarova
Université de Fribourg
263
Études sémantiques et pragmatiques
Sans vouloir renverser les habitudes, je voudrais montrer, dans une perspective
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comparative, les particularités d’ emploi de alors consécutif et de donc marqueur
d’ organisation discursive. À cet effet, j’ aurai recours à des exemples authenti-
ques, tirés principalement des corpus4 CTFP et CRFP.
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(1) L1 mais moi j’ étais pas dure comme mes patrons ont été durs avec moi hein
– le temps avait changé hein il était passé des années alors c’ était mieux –
(CTFP, La fleuriste, l. 156-157)
En (1), le fait que le temps passe en créant des changements n’ implique pas for-
cément que la relation patron(s)-employé(s) s’ améliore. Pourtant si donc ne
commute pas avec alors pour tout marquage de conclusion, il ne faut pas en
conclure que alors ne peut pas introduire une conclusion typique. À considérer
les exemples (2) et (3), on constate que alors est compatible aussi avec le mar-
quage d’ un lien consécutif fort :
(2) ben le muguet ben ça tourne facile hein – (…) si un il fait trop chaud il
tourne alors il faut l’ envelopper alors6 on l’ enveloppe on le mouille bien on
le prépare (…) (CTFP, La fleuriste, l. 305-307)
(3) il me dit ça mets ça au bout de ta canne ça devrait y aller là-bas - alors
je fous ça au bout de ma ligne et puis – entre j’ étais pas commode entre
4. Voir bibliographie.
5. Voir par exemple Rossari (2000).
6. Pour l’ analyse de cet exemple, je ne prendrai pas en considération cette deuxième occur-
rence de alors.
264
Alors vs donc : à la recherche de divergences dans des structures similaires
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173-176)
paraîtrait d’ ailleurs tout à fait naturel à cet endroit, sans que le lien consécutif
soit perçu comme plus fort. En (3) aussi, alors est parfaitement remplaçable par
donc et dans les deux cas, la règle de passage serait la suivante : s’ il me dit de faire
quelque chose, alors je fais cette chose. Les deux connecteurs sont interchangea-
bles sans que l’ on puisse dire, du fait que la conclusion soit introduite au moyen
de alors, qu’ elle est présentée comme hautement facultative. On pourrait se
demander alors si la notion de connecteur faible s’ avère explicative pour l’ ensem-
ble des emplois consécutifs du marqueur. D’ autant plus qu’ à l’ instar de donc,
alors peut entrer dans deux routines argumentatives particulières au moyen
desquelles le locuteur insiste sur le caractère véridique de la conclusion.
La première de ces routines (v. (4) et (5)) consiste à introduire la prémisse (P)
et à la justifier préalablement à l’ aide d’ une causale (Q) en vue de faciliter le
passage à la conclusion (R) :
P ¥ CAR / PUISQUE Q
DONC / ALORS R
265
Études sémantiques et pragmatiques
à l’ avance les talons coupés à l’ avance dans toutes les grandeurs dans toutes
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les mesures tandis qu’ avant non - avant on se coupait tout dans les grandes
feuilles - alors pour les ouvriers il fallait aller à cinq heures du matin pour
couper les semelles couper les les talonnettes il fallait tout couper - tout
préparer pour les ouvriers (CTFP, Le cordonnier, l. 280-287)
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Au vu des exemples cités, force est de constater que si, à la différence de donc,
alors apparaît effectivement dans des cas où le lien entre les arguments du
connecteur est moins contraignant, les contextes de consécution stricte ne lui
sont pas étrangers. En conséquence, il ne semble pas juste de dire que l’ emploi
de alors implique « une certaine insécurité quant à la validité d’ une conclusion
(…) » (Jayez, 2004 : 26). La notion clé qui me semble explicative pour un tel état
de fait est celle de permission / autorisation, suggérée par Chanet (2001) : « l’ état
de schématisation7 permet d’ effectuer une action discursive donnée » (2001 : 50).
Selon cette analyse, le marqueur alors introduit, au sein de l’ activité discursive,
une nouvelle action discursive qui est présentée comme licite. Dans le cas des
emplois consécutifs, l’ action discursive autorisée consiste dans la formulation
d’ une conclusion possible8, pertinente vu le contexte précédent. Or, la qualifi-
cation de la conclusion comme possible rend alors compatible et avec les contex-
tes où le lien entre les objets est moins déterminé (la conclusion est présentée
uniquement comme possible, i.e. tout au plus possible (v. (1)), et avec les contextes
de consécution stricte (la conclusion est pour le moins possible, ce qui sous-entend
qu’ elle pourrait être plus que possible (v. (2), (3)). Pour mieux comprendre
l’ interaction entre contexte gauche du connecteur et marquage d’ action discur-
sive possible, il sera utile de considérer certains contextes d’ emplois micro-syn-
taxiques de alors consécutif pour lesquels l’ apparition de donc ne serait pas
toujours naturelle.
7. La linguiste emprunte la notion de schématisation à Grize (1996 : 68-71). Voir aussi la notion
de mémoire discursive (M) du modèle fribourgeois (Berrendonner (2002) et Berrendonner et al.,
Grammaire de la période, à par.).
8. L’ idée que alors introduit des conclusions possibles est exprimée aussi chez Rossari et Jayez
(1996). Se plaçant dans un cadre strictement sémantique, ils considèrent que alors relie deux ou
plusieurs propositions, dont la dernière est introduite, au moyen du connecteur, en qualité de
conclusion possible. Le concept de marquage d’ action licite s’ avère plus opératoire parce qu’ il ne
se limite pas aux contextes propositionnels : il peut s’ agir de l’ activation d’ une conclusion possible
(comme dans le cas des emplois résultatifs), mais aussi de l’ activation d’ une nouvelle étape de
discours (comme quand le marqueur assume une fonction d’ organisation discursive – v. § 2.3.2.).
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Alors vs donc : à la recherche de divergences dans des structures similaires
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en puisque – puisque P alors Q (v. (10)) :
(8) Si un quadrilatère est un losange alors ses côtés sont égaux. (internet)
(9) et puis après ben quand j’ ai été plus grande alors on m’ a appris à faire des
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Études sémantiques et pragmatiques
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d’organisation discursive : quand la reprise rejoint
la transition et vice versa
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Certaines analyses insistent sur le fait que alors ne peut pas avoir une valeur de
reprise :
(…) contrairement à donc, alors ne peut pas avoir, (…), valeur de reprise. (Zenone
1982 : 132)
(…) contrairement à donc, en fonction de structuration du discours, le terme
introduit [par alors] ne peut pas être la reprise, dans la matérialité même, d’ un
terme antérieur. (Hybertie, 1996 : 38)
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Alors vs donc : à la recherche de divergences dans des structures similaires
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L1 c’ est exactement comme un lapin - ça a la même morphologie d’ ailleurs
il y a que les côtes qui changent - bon alors on allait chez Marius on man-
geait du lapin frites - et puis on allait voir les filles et puis on allait coucher
à l’ hôtel voilà - (CTFP, La guerre d’ Algérie, l. 40-60)
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En (13), le locuteur pose un fait (v. les passages en italique) qu’ il reprend après
une digression – la discussion sur le goût du chat. On pourrait néanmoins trou-
ver des nuances qui distancieraient le fonctionnement de alors de celui de donc
dans de tels cas. Premièrement, le phénomène de la reprise est assez répandu
avec donc et très marginal avec alors. Deuxièmement, dans le cas concret, il ne
s’ agit pas de n’ importe quel type de reprise mais d’ une reprise-retour à la nar-
ration. La fonction de alors est de signaler la continuation narrative. Il faut
encore souligner qu’ en (13), les suites narratives sont ponctuées par « et puis »,
marqueur qui, dans le cadre narratif, fait en principe couple avec « alors »12.
D’ autre part, le marquage d’ ouverture et/ou de transition que l’ on identifie habi-
tuellement pour alors ne semble pas exclu pour donc. À considérer la brève
remarque de Roulet selon laquelle, donc peut, au même titre qu’ alors « opére[r]
au niveau de l’ activité énonciative comme MSC ». Pour illustrer l’ analogie entre
les deux marqueurs, l’ auteur donne l’ exemple suivant :
(14) ce soir le thème de cette émission va être si j’ ose dire triple – nous parlerons
tout d’ abord du rôle de l’ État central – des rapports de la Confédération
avec les cantons (…) puis nous parlerons de la politique étrangère (…) – et
enfin de la défense nationale de l’ armée (…) – donc premier thème le pro-
blème du rôle de la Confédération (…) (ibid., p. 153)
Sans proposer une analyse détaillée de cette occurrence de donc, Roulet consi-
dère qu’ il s’ agit d’ une sorte de réactualisation13 qui rapproche le connecteur du
fonctionnement de alors marqueur de structuration. De son côté, Chanet
constate une similitude de fonctionnement entre les occurrences de donc ini-
tiant une série de segments (v. (15)) et celles de alors ponctuant les segments
successifs dans une suite narrative (v. (16)) :
(15) (…) donc on imagine un premier individu avec un train avec trois wagons
(…) donc le but pour nous pour identifier un individu est simple (…) donc
on nous fournit généralement deux types de prélèvements (…) (2001 : 51).
12. Pour plus de détails sur le fonctionnement de puis et alors en tant que locutions d’ enchaîne-
ment narratif, voir Weinrich (1973 : 306) et Reyle (1998).
13. L’ auteur ne définit pas cette notion et ne précise pas en quoi exactement consiste le fonction-
nement de donc. Dans l’ exemple cité, le rôle du marqueur est double : par l’ emploi de donc, le
journaliste reprend tel quel le premier des thèmes annoncés en début d’ émission, en vue de le
développer et d’ ouvrir ainsi la discussion. Il y a donc à la fois reprise et début de réalisation de la
tâche discursive annoncée.
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Études sémantiques et pragmatiques
(16) (…) et puis le patron des fois pour pas – nous faire aller trop – les c- les
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couronnes aussi – le patron il livrait pas – alors – il voulait pas prendre un
taxi parce que ça coûtait cher alors il y avait les autobus dans ce temps-là
– qui étaient ouverts derrière où il y avait une plate-forme – alors on mon-
tait derrière heureusement que les les receveurs étaient gentils on accrochait
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Des analogies entre les deux connecteurs se retrouvent donc aussi au niveau de
la planification discursive. Analogies et non pas équivalences, car au milieu des
similitudes, des divergences surgissent.
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Alors vs donc : à la recherche de divergences dans des structures similaires
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tique en accompagnant l’ introduction d’ un topique nouveau (voir les séquences
soulignées). Pour expliquer de telles occurrences de alors, Mosegaard Hansen
se sert de la notion de distinction, souvent évoquée pour ce marqueur14 : l’ emploi
de alors produit un effet de « re-perspectivizing or reorienting ». Comment dès
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(19) tout en haut des chapiteaux il y a des accroches donc une sorte de de + de de
on va dire de grande hum + comment dire euh hum hum + euh + un grand
tour15 de de de fer où on accroche les euh les trapèzes tout ça (…) (CRFP,
Pri-ami-1)
(20) pour combattre ça j’ ai euh - mes gris-gris - alors mes gris-gris c’ est - la musi-
que – (…) - je mets ma musique – c’ est-à-dire l- les morceaux qui qui me
– qui me me rassurent (…) – alors l’ autre gris-gris c’ est le bouquin - je peux
pas euh sortir dans la rue sans un livre – (…) (CTFP, Les gris-gris pour le
quotidien, l. 175-190)
Une analyse tripartite pourrait être appliquée à ces deux exemples. Il y a tout
d’ abord introduction d’ un objet-de-discours inédit (X). Il s’ agit d’ un objet qui
est à la fois nouveau et inconnu pour l’ interlocuteur. En (19), la locutrice se
rend compte que le terme technique « les accroches » risque de ne pas être com-
14. Voir la notion de « connexion disjonctive », introduite par Franckel (1987) et reprise par Hyber-
tie (1996) sous le terme de « reprise disjonctive », ainsi que celle de « distance » chez Jayez (1988).
15. Sic.
271
Études sémantiques et pragmatiques
pris par un non spécialiste. Elle prévoit une réaction interrogative de l’ interlo-
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cuteur (c’ est quoi les accroches ?) et anticipe sur celle-ci en apportant la réponse
(une sorte de (…) grand tour…). En (20), la locutrice introduit un nouvel objet-
de-discours (mes gris-gris) qui est en attente de prédicats. Elle sait que l’ allocu-
taire voudrait obtenir plus d’ information concernant l’ objet (en quoi consistent
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Pour (19) :
Introduction de l’ objet inédit X ¦ prévision mentale d’ une question concernant
l’ emploi du terme X (c’ est quoi X ?) ¦ recours au marqueur donc pour introduire la
réponse à la question prévisible
Pour (20) :
Introduction de l’ objet inédit X ¦ prévision d’ une demande de spécification de l’ objet
(en quoi consiste X ?) ¦ recours au marqueur alors pour reprendre l’ objet en vue de
lui fournir une détermination ultérieure
(21) (…) j’ ai commencé je faisais euh + je faisais du fil + donc du fil de fer +
j’ étais très nulle (…) (CRFP, Pri-ami-1)
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Alors vs donc : à la recherche de divergences dans des structures similaires
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Il s’ agit d’ un cas d’ inférence abductive et donc de nature forcément conjecturale
– si la locutrice dit qu’ elle a fait du fil, l’ interlocuteur n’ est pas obligé d’ inférer
qu’ il s’ agit du fil de fer. Il pourrait s’ agit par exemple de fil de bois.
En (22), prémisse et conclusion sont en relation d’ expansion :
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16. Dans Grammaire de la période, plusieurs types d’ attentes discursives sont présentés (ibid.).
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Études sémantiques et pragmatiques
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sémantico-logique entre les contenus propositionnels des arguments reliés, le
locuteur relie l’ objet et son expansion en vue de rendre le discours maximale-
ment précis. Il crée ainsi de lui-même l’ image d’ un locuteur scrupuleux qui,
soucieux de satisfaire à l’ impératif discursif de précision optimale, veille à ce
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qu’ aucune des informations, pouvant être utiles à l’ interlocuteur ne soit omise.
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Alors vs donc : à la recherche de divergences dans des structures similaires
reconnaissance envers mon directeur de thèse et de lui adresser tous mes meil-
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leurs vœux !
Bibliographie
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par raisonnement inférentiel », Cahiers de linguistique française 15, 7-49.
Rossari, C. (1994), Les opérations de reformulation : analyse du processus et des
marques dans une perspective contrastive français-italien, Berne, Peter Lang.
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Corpus consultés
GARS (CTFP) : Choix de texte de français parlé : 36 extraits, Claire Blanche-
Benveniste et al., Paris, H. Champion, Genève, Diff. Slatkine, 2002.
CRFP : Corpus de Référence du Français parlé, DELIC 2004.
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Henning Nølke
Université d’ Aarhus
1 Introduction
Depuis mes premiers pas en linguistique j’ ai trouvé une grande inspiration dans
le travail d’ Alain Berrendonner. Spécialiste dans des domaines aussi divers que
la syntaxe, la sémantique, la pragmatique, la langue parlée, il sait toujours mettre
le doigt sur les problèmes et présenter des idées nouvelles qui ne cessent d’ ins-
pirer ses collègues.
Grande fut ma joie quand j’ ai appris qu’ il s’ était également inspiré de quelques
articles que j’ avais commis, et qu’ il considère que nous partageons le même
277
Études sémantiques et pragmatiques
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Enfin, j’ apporterai quelques remarques concernant une explication possible des
effets de sens auxquels donnent lieu ces exemples.
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1. Pour une analyse du rapport entre les adverbes d’ énoncé et la focalisation, voir Nølke, 2001 :
237-254.
2. Pour une introduction à la théorie énonciative de la focalisation sur laquelle je m’ appuie,
voir Nølke, 2006.
3. Je reviendrai sur cet effet au § 5.2.
278
Note sur peut-être, détaché à droite
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On peut distinguer deux types d’ interprétation : une première où peut-être garde
sa valeur « logique » fondamentale de possibilité, et une deuxième où l’ adverbe
perd cette valeur pour s’ investir d’ une fonction de « renforceur ». Les exemples
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(2) et (3) sont des exemples du premier type, (4) et (5) du deuxième. Nous
pouvons constater qu’ à l’ intérieur de chaque type une deuxième bipartition
s’ impose : dans (2) on a l’ impression nette que peut-être est ajouté après-coup
alors que (3) se prête plutôt à une lecture où l’ adverbe introduit une focalisation
de contraste portant sur sa voiture. Force est d’ ajouter, cependant, que l’ intona-
tion est fort différente dans les deux cas. J’ y reviendrai. Pour ce qui est de la
fonction de renforceur, l’ énoncé (4) reçoit plutôt une lecture négative qui est ren-
forcée par peut-être, l’ énoncé voulant dire que nous ne sommes certainement
pas milliardaires, alors que l’ énoncé (5) est plutôt positif, le message étant que
j’ ai (certainement) droit à la parole4.
Comment se fait-il que peut-être reçoive des interprétations si divergentes dans
ces énoncés ? Quelles sont les propriétés qui nous conduisent à ces quatre lec-
tures ? Sont-elles à chercher dans la forme linguistique (les lexèmes utilisés, la
structure syntaxique…) ? dans le contexte (la situation énonciative, les attentes
ou connaissances des interlocuteurs…) ? dans l’ intonation appliquée ? ou dans
une combinaison de ces facteurs ? C’ est même plus compliqué. En effet, nous
verrons plus loin que les interprétations des quatre exemples que j’ ai proposées
ne sont pas les seules possibles. Quoi qu’ il en soit, tout porte à penser que la
prosodie joue un rôle décisif. En effet, à y regarder de près, si l’ énoncé de (3) reçoit
la même prosodie que celle présupposée pour (2), peut-être se prêtera immédia-
tement à une lecture d’ après-coup, là aussi. Jusqu’ ici, ce rôle central de la proso-
die a été presque complètement négligé dans les études portant sur le détachement
à droite de peut-être, mais grâce aux analyses de Berrendonner nous sommes
maintenant en mesure de mieux préciser ce rôle. Pour pouvoir nous approcher
d’ une explication, il nous faudra donc d’ abord rappeler ce que nous apprend
Berrendonner sur cet intonème.
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Études sémantiques et pragmatiques
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Comme indiqué déjà dans le titre de son article, Alain Berrendonner a bien
montré que l’ intonème qui assiste le détachement à droite fait problème. On a
l’ habitude de le considérer comme bas et plat. Le problème est pourtant, comme
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Berrendonner le montre très clairement, qu’ il n’ est pas toujours bas et qu’ il n’ est
généralement pas plat. Bien au contraire. La forme de l’ intonème dépend cru-
cialement tant de l’ intonème qui le précède que de l’ élément détaché : il hérite
normalement de l’ intonème précédent le niveau de plateau ainsi que la mélodie
sous une forme réduite, et le type de l’ élément détaché a lui aussi une influence
décisive. Après examen d’ une série d’ exemples différents, et en commentant
l’ exemple de hein détaché à droite, Berrendonner conclut
[…] que la mélodie des articulateurs détachés à droite n’ est pas un simple reflet
conditionné de l’ unité prosodique qui précède, mais varie en fonction de leur
contenu sémantique propre : l’ intonation montante de hein tient évidemment au
fait que ce morphème sollicite une réaction de l’ allocutaire, contrairement à quoi.
(2008 : 673)
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Note sur peut-être, détaché à droite
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elle chercherait à fournir une explication qui tienne compte à la fois de l’ apport
(sémantique) proprement linguistique et des propriétés contextuelles (au sens
large) associées aux occurrences particulières des énoncés renfermant peut-être.
Ici, je me contenterai cependant de considérer l’ influence de l’ intonème. Il est
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Berrendonner décrit l’ effet d’ après coup comme une opération annexe qui
se donne pour improvisée après coup, par un locuteur dont la préoccupation prin-
cipale, telle qu’ elle transparaît de la clause-noyau qui précède, était d’ abord autre
chose de plus urgent. (Ibid. 676)
Il me semble cependant que l’ effet de sens observé dans (2) est légèrement dif-
férent : on a plutôt l’ impression que le locuteur se reprend en quelque sorte. Il
reste néanmoins que la courbe prosodique est bien celle décrite par Berrendon-
ner : il s’ agit d’ une copie réduite de la mélodie qui assiste la clause-noyau :
(6)
281
Études sémantiques et pragmatiques
Nous verrons dans les sections suivantes que d’ autres schémas prosodiques
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peuvent s’ appliquer dans d’ autres conditions.
Remarquons tout de suite que l’ énoncé de (3) est également susceptible de rece-
voir une lecture pareille à celle discutée à propos de (2) pourvu qu’ il soit pro-
noncé de la même manière. Or intuitivement, on a plutôt tendance à prononcer
voiture avec une courbe mélodique à montée forte après quoi peut-être reçoit un
intonème plat et (probablement) bas :
(7)
Cela entraîne un effet de mise en relief de voiture : c’ est sa voiture que Paul a
peut-être vendue, et non pas son bateau, par exemple.
On retrouve ici le même schéma prosodique que celui qui s’ impose si peut-être
est dans la position 2 de (1) :
282
Note sur peut-être, détaché à droite
Dans ces conditions, il est d’ autant plus intéressant de noter que la courbe
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mélodique appliquée est à peu près la même que celle discutée pour (3) :
(7)
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Dans (9) il est difficile de savoir s’ il s’ agit toujours d’ une exclamation ou d’ une
question, les deux types d’ actes se rejoignent ici. Dans quelles conditions faire
cette exclamation ? On imagine facilement une situation où le père adresse (9)
à son adolescent dispendieux. Dans ce cas, l’ exclamation servirait plutôt de
reproche, car il serait évident pour les deux interlocuteurs qu’ ils ne sont pas des
milliardaires. Or, postuler sous forme d’ exclamation quelque chose qui, de
toute évidence, est faux, c’ est ironiser. Le père se présente comme un « faux naïf »
– pour reprendre la belle expression proposée par Alain Berrendonner (2002) –
qui, naïvement, croit quelque chose de contraire à toute évidence. Plus précisé-
ment, il « construit ainsi un “faux l0”5, un imposteur, qu’ il démasque à l’ aide des
indices » (Atayan et Nølke 2010 : 11).
Si cette analyse est bonne, quel est le rôle de peut-être dans (4) ? Intuitivement,
peut-être accentue d’ une certaine façon l’ ironie. Peut-être semble souligner que
c’ est l’ allocutaire (l’ adolescent) qui est la cible de l’ ironie (ibid. : 13) : c’ est son
allocutaire que cite le locuteur et à qui, comme faux naïf, il fait confiance. Le
sens communiqué serait donc proche de « tu penses peut-être que nous sommes
283
Études sémantiques et pragmatiques
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dans la fonction de peut-être. En tant qu’ adverbe de phrase, et en tant qu’ expres-
sion à sens montré, peut-être est toujours pris en charge par le locuteur qui ne
peut déléguer la responsabilité au faux naïf qu’ il a construit. Or, si on faisait
porter peut-être sur l’ affirmation faite par le faux l0 on aurait le sens : « Peut-être
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que je pense que nous sommes milliardaires tout en sachant que c’ est faux », ce
qui semble seulement possible dans un cas de schizophrénie. Peut-être doit
donc forcément porter sur l’ affirmation qui, selon le locuteur, est prise en
charge par son allocutaire et on arrive ainsi au sens intuitivement observé : « Tu
penses peut-être que nous sommes des milliardaires ».
Notons en passant qu’ il se peut, bien sûr, que le locuteur soit effectivement
milliardaire et que l’ exclamation soit un cri de joie. Cette interprétation semble
cependant bloquée par l’ adjonction de peut-être, à moins de prononcer peut-
être avec une copie réduite de l’ intonème appliqué pour l’ exclamation :
(10) Nous sommes des milliardaires ! Peut-être !
Ici, le locuteur se reprend en modifiant sa joie : « ce n’ est quand même pas tout
à fait sûr qu’ on soit milliardaire ».6 Cette observation fait voir que la position
détachée de peut-être joue un rôle pour la dérivation ironique. En effet, dans
une situation où le locuteur vient d’ hériter une grande somme d’ argent, on pour-
rait imaginer une exclamation de joie comme dans (11) :
(11) Nous sommes peut-être des milliardaires (maintenant) !
Intégré dans la phrase, peut-être peut donc garder sa valeur de possibilité épis-
témique, bien que (11) puisse probablement aussi recevoir la même interpréta-
tion que (4). La postposition assistée de l’ intonème illustré dans (7) favorise
fortement cette lecture, mais elle n’ est pas obligatoire.
284
Note sur peut-être, détaché à droite
malement) dans une situation où « nous » ne sommes pas des milliardaires, (5)
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est plutôt énoncé par quelqu’ un qui désire prendre la parole dans une situation
où, selon lui, il y a effectivement droit.
Pour répondre à cette question il nous faudra considérer la fonction de (5) de
plus près. L’ énoncé semble servir à rappeler à l’ ordre l’ allocutaire (ou les allocu-
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taires) qui vient de réagir comme s’ il ignorait que le locuteur a droit à la parole.
L’ adverbe peut-être, qui, rappelons-le, est toujours pris en charge par le locuteur,
porte ainsi sur un contenu comme « tu penses que je n’ ai pas droit à la parole »,
donc la négation de la clause-noyau de (5). Les mécanismes interprétatifs mis
en fonction sont ainsi analogues à ceux qui donnent lieu à l’ interprétation néga-
tive de (4) ; seulement cette fois la conversion ironique agit deux fois : d’ abord
le locuteur ironise sur les croyances de son allocutaire qui agit comme s’ il ne
savait pas que le locuteur avait droit à la parole bien qu’ il sache bien que tel est
le cas. Cette première étape ironique transforme le contenu en « selon toi, je n’ ai
pas droit à la parole ». Peut-être porte alors sur ce contenu, ce qui donne « Tu crois
peut-être que je n’ ai pas droit à la parole » ; or s’ il ressort de la situation, comme
nous le présupposons, que le locuteur a bien droit à la parole, on aura une
deuxième conversion ironique qui fait de l’ énoncé une affirmation énergique.
Selon cette analyse, il y aurait double ironie : c’ est le contexte et notamment le
savoir (supposé partagé) qui joue le rôle discriminant. Mais c’ est la structure
qui impose la première lecture ironique7.
On trouve un argument en faveur de cette analyse dans le fait que le même
énoncé puisse recevoir aussi bien une interprétation positive que négative. C’ est
le cas de l’ exemple célèbre :
(12) Je suis le roi, peut-être ! (Jarry : Ubu roi ; cité par Blinkenberg, 1928 : 231)
7. Cette analyse corrobore la conclusion de Berrendonner qui dit : « […] pour rendre compte
des faits d’ intonation, on n’ a pas tant besoin d’ une théorie de la structure informationnelle, que
d’ une théorie des actions discursives et des postures adoptées dans l’ interaction. Bref d’ une
praxéologie du discours » (2008 : 679).
285
Études sémantiques et pragmatiques
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Nous avons vu que le même schéma prosodique peut donner lieu à deux inter-
prétations nettement différentes, à savoir soit la mise en relief du dernier élé-
ment de la clause-noyau soit une valeur exclamative de l’ énoncé. Ce parallèle
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n’ est cependant qu’ un trompe-l’ œil. En effet, la montée forte qui accompagne la
dernière syllabe de la clause-noyau s’ explique différemment dans les deux cas,
ce qui devient clair si on efface peut-être. En ce cas, la mise en relief de (3) dis-
paraît et on aura un simple intonème conclusif… :
(13) Paul a vendu sa voiture.
… alors que l’ exclamation dans (4) gardera la montée forte comme nous l’ avons
vu au § 5.3. Dans le premier cas, la prosodie particulière s’ explique donc par
l’ adjonction de peut-être qui fait changer automatiquement le premier into-
nème en intonème continuatif, alors que dans le deuxième cas, la présence de
peut-être ne semble avoir aucune influence prosodique notable : on a la proso-
die exclamative de toute façon.
6 Conclusion
Une collègue m’ a demandé l’ autre jour : « Comment peux-tu continuer à travail-
ler sur peut-être ? » Je crois que la raison en est que ce petit mot continue à révéler
des secrets nouveaux. Ainsi cette note sur peut-être détaché à droite, si superfi-
cielle qu’ elle soit, a-t-elle fait entrevoir une complexité prodigieuse des effets de
sens auxquels cette structure se prête. Je n’ ai pu que gratter la surface : une véri-
table analyse explicative demanderait un travail empirique beaucoup plus
poussé, y compris des études de laboratoire phonétique.
Mais j’ espère que cette note a toutefois servi à témoigner encore une fois, si besoin
était, du fait que le vrai progrès dans les sciences s’ appuie (le plus souvent) sur
l’ inspiration qu’ on trouve chez les grands scientifiques. En effet, ma petite étude
n’ aurait pas été possible sans l’ analyse minutieuse qu’ a présentée Berrendonner
de cet intonème qui fait problème. Par l’ inspiration qu’ on y trouve toujours, le
fruit du travail d’ Alain Berrendonner dépasse de loin le contenu de sa propre
production.
286
Note sur peut-être, détaché à droite
Bibliographie
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Atayan, V. & Nølke, H. (2010), « L’ ironie ducrotienne : Ducrot analysé à la
Ducrot », Ironie et un peu plus. Hommage à Oswald Ducrot pour son 80e anni-
versaire, Atayan, V. & Wienen, U. (éds), Berne, etc., Peter Lang, 9-25.
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Michèle Noailly
Université de Brest
On présentera ici quelques remarques sur le tout adverbial, celui que l’ on ren-
contre dans Jules est tout triste ce matin. On a beaucoup épilogué, dans l’ histoire
de la langue, sur les bizarreries de cet adverbe parfois accordé : il est inutile que
nous y revenions. Nous chercherons plutôt à préciser la valeur de cette forme,
mal et peu définie dans les grammaires, rattachée le plus souvent à l’ expression
de l’ intensité, sans plus de détails, mais qui présente quelques particularités de
distribution qui ont pu intriguer. On essaiera de comprendre ce qu’ elles révè-
lent de l’ instruction interprétative portée par ladite forme.
1 Extensité/intensité
En français contemporain, dans la combinaison « tout + Adj », il est possible de
distinguer deux sous-classes d’ emplois, selon l’ interprétation de tout, 1a) vs 1b).
Tout marque en effet, soit une extension maximale, soit une intensité élevée1.
On paraphrasera l’ une par « totalement, en totalité », et l’ autre par « très », pour
faire simple. On admettra en outre l’ existence de cas indécis où la différence
entre les deux interprétations semble se neutraliser (1c) et même de cas où
aucune de ces deux analyses ne semble bien convenable (1d) :
1. C’ est cette seconde analyse qui est donnée comme principale dans les grammaires à propos
de tout Adj. (Wagner et Pinchon classent ce tout dans le groupe des adverbes d’ intensité, Riegel
et al. sont plus nuancés).
289
Études sémantiques et pragmatiques
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Une pelouse toute jaune’ = jaune en totalité
Une fille toute nue = totalement nue
Un pavage tout irrégulier = irrégulier en totalité
Une maison toute pleine de souvenirs = totalement pleine de souvenirs
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2. Cette distinction a un effet direct sur les principes d’ accord de tout, puisqu’ on (l’ Académie
Française) recommande devant adjectif au féminin et à initiale vocalique, d’ accorder tout au sens
de « entièrement », et de le laisser invariable s’ il a une interprétation intensive : une soirée toute
calme (calme dans son entier) / une soirée tout calme (très calme). Mais l’ usage n’ a pas suivi.
3. Cicéron, Or. 111 (dans le Gaffiot).
290
Tout + Adj et l’illusion empathique
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est de savoir en quoi tout se distingue des autres marqueurs d’ intensité haute,
en particulier de leur parangon, très. Les tests syntaxiques font apparaître bien
des différences4. En particulier tout est assez mal adapté aux contextes de suren-
chère :
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L’ enchaînement avec tout, sans être absolument exclu, est insolite, et moins bon
qu’ avec très.
Autre différence : très accepte fort bien d’ être redoublé, très très marquant alors
une intensité plus forte et, selon Lambert 2004, une plus forte prise en charge
énonciative. Tout, s’ il était intensif, devrait permettre le même traitement. Or il
ne l’ accepte pas :
(4a) Les grandes personnes sont décidément très très bizarres. (A. de Saint-Exu-
péry, cité par Lambert p. 123)
(4b) Antoine est revenu tout bizarre de son expédition
*Antoine est revenu tout tout bizarre de son expédition5
À l’ inverse, l’ ensemble tout Adj peut être répété une seconde fois, beaucoup plus
facilement que la suite très Adj, cf. ci-dessous, 5a et b, et plus loin, l’ exemple 15b :
Enfin, alors même que le marquage de l’ intensité par très est considéré comme
absolu, non relatif (puisqu’ il n’ y a pas, à proprement parler, de comparaison), il
est toutefois possible d’ introduire, dans la phrase, sous la forme « pour un N »,
une référence à l’ ensemble dans lequel on range l’ entité considérée (6a)6.
L’ introduction de ce « repère » ne convient pas aussi bien aux énoncés compor-
tant tout (6b) :
291
Études sémantiques et pragmatiques
(6a) Jules nous a paru ce matin très pâle, pour un garçon qui revient de vacances
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(6b) ?Jules nous a paru ce matin tout pâle, pour un garçon qui revient de vacances
totales d’ une part (7a), dans les énoncés à l’ impératif d’ autre part (7b), mais
aussi, ajouterons-nous, dans les énoncés négatifs (7c) :
Donc tout n’ est pas, dans ces emplois, un marqueur de haut degré de même type
que très. Simplement, tout, qui dit fondamentalement l’ extensité maximale, peut,
quand il porte sur un adjectif gradable, basculer du côté d’ une certaine forme
d’ intensité. Il arriverait alors à tout ce qui arrive à tant d’ autres adverbes : ce phé-
nomène bien reconnu (cf. entre autres Noailly 1999, p. 56) qui fait que, devant
adjectif gradable, les adverbes en –ment s’ absorbent dans l’ expression de l’ in-
tensité (haute, ou moyenne, ou faible). C’ est par exemple follement, passablement
ou faiblement quand on dit Il est follement amoureux, passablement malade,
faiblement motivé 8. En gros, c’ est la faute de l’ adjectif et de sa gradabilité fon-
cière. Ajoutons toutefois que cette « altération » du contenu de tout devant
adjectif gradable n’ est pas un fatalisme absolu : il arrive qu’ on le rencontre avec
sa valeur d’ extensité maximale devant des adjectifs par ailleurs parfaitement
gradables (cf. II. ci-dessous). C’ est la nature du N caractérisé par tout Adj qui
joue alors, répétons-le, un rôle déterminant.
7. Une comparaison avec bien montre que ce dernier adverbe ne présente pas les mêmes
contraintes : Lise a-t-elle été bien gentille avec toi ? Sois bien gentille avec maman. Seule la négation
est difficile : Tu n’ as pas été bien gentille ce matin.
8. Ou, plus proche de tout par l’ étymologie, totalement, dans des contextes comme Votre remar-
que est totalement incongrue.
292
Tout + Adj et l’illusion empathique
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Il semble qu’ il y ait, dans la distribution de l’ adverbe tout, des secteurs préfé-
rentiels.
Dans les cas où tout relève de l’ extensité maximale, il est parfaitement apte à
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renforcer des adjectifs non gradables. C’ est le cas avec tout entier, tout premier,
tout dernier, tout autre, tout pareil ou même tout seul. En effet, on n’ a pas *très
entier, *très premier, *très dernier, *très autre, *très pareil et si très seul est parfai-
tement acceptable, c’ est dans une acception tout à fait différente du seul de tout
seul. De même, on trouvera également tout devant adjectif ethnique (9a et b),
ou devant participe passé (9c), ni l’ un ni l’ autre n’ étant gradables :
(9a) Tant qu’ un espoir de paix a pu flatter ma peine
Oui j’ ai fait vanité d’ être toute romaine. (Corneille, Horace)
(9b) Je lus, j’ étudiai, j’ annotai […] avec […] une rigueur, une abnégation toutes
militaires. (D. Podalydès, Scènes de la vie d’ acteur, Seuil, 2006, p. 154)
(9c) Un pauvre bûcheron tout couvert de ramée
[…] Gémissant et courbé marchait à pas pesants. (La Fontaine, Fables, I, 16)
Tout peut porter aussi sur des participes passés9 de verbes transitifs à objets
affectés : mon jouet est tout cassé, le couteau est tout tordu, on m’ a rendu un vête-
ment tout froissé, le bâtiment est tout couvert de vigne vierge, un oiseau tout
déplumé, une pelouse toute détrempée, une voile toute gonflée, etc. Le passif dit le
résultat d’ une intervention extérieure sur le référent dénommé par N (cf. des
commentaires du type : ton jouet est peut-être cassé, mais il ne s’ est pas cassé tout
seul !). Dans d’ autres cas, il s’ agit de décrire un maintien, le plus souvent d’ hu-
mains (pelotonné, blotti, recroquevillé, enroulé, courbé, déplié, aplati etc.) Là, en
revanche, l’ intervention extérieure est improbable.
Rien n’ empêche par ailleurs, comme il a été noté en I., que tout marque l’ exten-
sité maximale devant des adjectifs gradables aussi, si le N s’ y prête : un pavage
tout irrégulier, un mur tout lisse, une chambre toute jaune, « quatre semaines
toutes pleines » (La Fontaine, Fables, VIII, 27). Les N concernés sont alors des N
qui renvoient à une substance étendue (dans l’ espace ou le temps). Quand il
s’ agit d’ adjectifs de couleur, comme dans une chambre toute jaune, il est intéres-
sant de préciser que ce qui est en jeu, c’ est bien l’ extensité de la couleur (dont
on comprend qu’ elle est présente sur toute la surface du référent considéré), et
non son intensité : une chambre toute jaune peut être d’ un jaune très doux, et
n’ est pas une chambre très jaune10.
9. Et aussi devant des participes présents, mais le phénomène me semble moins étendu.
10. On a noté ailleurs les difficultés et les contraintes de l’ emploi de très avec les adjectifs de
couleur (Noailly 2005) : on aurait peut-être là une preuve supplémentaire de la très faible compa-
tibilité de ces adjectifs avec la gradabilité : leur alliance avec tout dit, dans tous les cas à ma
connaissance, l’ extensité maximale.
293
Études sémantiques et pragmatiques
Pour ce qui est de l’ intensité élevée, elle se manifeste avec des adjectifs gradables11,
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certes, mais pas avec tous indifféremment : dans Anscombre 2008, il est dit de
ceux qui acceptent tout qu’ ils sont du type subjectif (vs objectif)12. Par adjectif
subjectif, cet auteur entend les adjectifs qui renvoient à une propriété linguisti-
quement représentée comme acquise à la suite d’ une intervention externe. Les
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Pour tous ces adjectifs-là, on note une affinité de tout avec la description d’ états
passagers (10a). Et s’ il arrive que certains d’ entre eux soient susceptibles de
dénoter des états soit stables, soit passagers, tout ne sera convenable que dans un
contexte qui explicite le caractère passager de la disposition (10b vs c ; 10d vs e).
(10a) Jules est tout fiévreux, tout songeur, tout malade, tout intimidé
(10b) Jules est tout triste / tout calme / tout fier / tout timide aujourd’ hui
(10c) *Jules, de caractère, est tout triste, tout calme, tout fier, tout timide14
(10d) Au piano, Arthur H., tout beau en chemise blanche. (M. 12/03/2010,
p. 21)
(10e) *Cet acteur, je le trouve tout beau
11. Il n’ est pas exclu que, parmi tous les participes passés donnés ci-dessus, certains ne soient
pas gradables : ?un jouet très cassé vs un vêtement très froissé.
12. Anscombre tente de multiples oppositions pour essayer de cerner les limites de l’ usage de
tout devant Adj : adjectifs, subjectifs vs objectifs ; propriétés intrinsèques vs extrinsèques. On peut
relever d’ ailleurs une certaine fluctuation, d’ un article à l’ autre, dans la définition de ces notions.
13. Il peut aussi s’ agir de participes passés en emploi adjectival (acceptant par exemple la grada-
bilité).
14. N.B. aussi Antoine est tout heureux de retrouver Lise aujourd’ hui vs *Antoine est un homme
tout heureux.
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Tout + Adj et l’illusion empathique
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stables, on observera qu’ ils seront très difficilement modifiés par tout (10f vs g) :
(10f) Jules, de tempérament, est quelqu’ un de courageux, de paresseux, de lucide,
d’ orgueilleux, de maladif15
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15. Ce test de Kupferman permet de sélectionner les adjectifs dénotant des propriétés stables :
cf. a contrario *X est quelqu’ un de tout pâle, de tout malade.
16. C’ est probablement pour cette raison que tout petit se rencontre plus souvent que tout grand.
Mais dès qu’ on affecte grand d’ un diminutif, la présence de tout est plus naturelle : un gamin tout
grandet.
295
Études sémantiques et pragmatiques
évidente, mais on peut en retenir que cette affectation d’ une valeur « affective »
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au tout qui nous occupe est ancienne. Simplement, avec le temps, le vocabulaire
a un peu évolué, on ne parlera plus d’ « affectivité » mais de « nuance subjective »
(chez Bally), ou, plus récemment, de participation du locuteur dans le jugement
qu’ il énonce. J.-C. Anscombre, dans ses deux articles sur le sujet, fait de tout un
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adverbe énonciatif.
« Degré émotif » ou « nuance subjective », on veut bien admettre que les énoncés
comportant tout Adj ne semblent pas toujours strictement, objectivement des-
criptifs. L’ observation de certains contextes immédiats où apparaît tout renforce
ce sentiment :
(11) Mais il est bien trop tôt pour Montfort-l’ Amaury, il n’ y a rien ni personne
qu’ une petite Peugeot 201 toute grise et plus très jeune. (J. Echenoz, Ravel,
Minuit, p. 9)
(12) Un pauvre bûcheron, tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans,
Gémissant et courbé, marchait à pas pesants. (La Fontaine, Fables, I, 16)
(13) Je ne parviens pas à briser la monotonie de ma voix, toute blanche, toute
triste, toute molle. C’ est une voix qui renonce, de plus en plus, à chaque mot
avalé, et qui poursuit sa pauvre route sonore, rectiligne et désabusée ; (D.
Podalydès, Scènes de la vie d’ acteur, Seuil 2006, p. 90)
On s’ apitoie sur une petite voiture qui n’ a rien de flambant (petite + grise + plus
très jeune), sur un vieux bûcheron (pauvre, gémissant, courbé, etc.), sur les aléas
de la vie d’ acteur (monotonie, triste, molle, pauvre, désabusé), et tout semble par-
ticiper de cette rhétorique de l’ attendrissement. Nous voilà tentés de rapprocher
tout Adj d’ autres manifestations linguistiques de participation émotive. Ainsi ce
pauvre, qui accompagne tout, justement, dans (12) et (13) ou dans les pauvres
estivants, la pauvre Juliette, notre pauvre France. Pauvre, qui est également fré-
quent en interpellation (Mon pauvre ami, mon pauvre amour, ma pauvre petite,
etc.), manifesterait, selon Leeman 2005, que je m’ apitoie et que je pousse l’ inter-
locuteur à être pris lui aussi par la compassion. Ce mouvement, cette manière
d’ afficher sa position en essayant d’ y entraîner l’ interlocuteur, cela ne pourrait-il
pas s’ appliquer aussi à tout Adj ? Ce serait là, pour user d’ un mot désagréable-
ment de mode, de l’ empathie toute pure. Tout exprimerait alors, comme l’ excla-
mation, une surcharge émotive : « Tout présente le locuteur comme l’ auteur
(virtuel) d’ une exclamative qui lui est en quelque sorte arrachée par la situation.
Cette exclamative est de type Mais S est Adj ! ou Qu’ est-ce que S est Adj ! » (Ans-
combre 2008). L’ incompatibilité de tout Adj avec les énoncés exclamatifs vien-
drait de ce que ce sont là deux façons de dire la même chose. Mais cette option,
toute originale et séduisante qu’ elle est, ne convient guère : car l’ incompatibilité
dont il s’ agit est un phénomène très général, qui concerne toutes les phrases où
figure devant l’ adjectif des adverbes de type évaluatif, comme très, bien, trop :
296
Tout + Adj et l’illusion empathique
*Comme il est très calme / bien calme / trop calme / tout calme ! Elle ne saurait
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donc être définitoire des énoncés comportant tout Adj.
L’ option empathique, au-delà même, se heurte à un obstacle principal : c’ est
qu’ elle ne peut rendre compte que des cas où tout dit un certain type d’ intensité
devant un certain type d’ adjectif gradable. Le tout d’ extensité maximale a des
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emplois plus banals, qui ne sont pas du registre émotif. Dans une musique toute
simple, un mur tout uni, une robe toute neuve, un livre tout entier, un tout dernier
virage, une attention toute particulière, l’ effet empathique semble bien loin, et la
« paraphrase exclamative » bien difficile ( ? ?Qu’ est ce que ce mur est uni !
*Qu’ est-ce que cette robe est neuve !). Ce sont au contraire des emplois tout à fait
compatibles avec des descriptions à visée objective :
(14) Un grand soleil sur la France ; le plus souvent un ciel tout bleu (bulletin
météo, FI, 9h, 07/04/11)
Les cas d’ extensité maximale, qui peuvent servir à décrire des états stables aussi
bien que passagers, et qui n’ impliquent pas de participation émotive, seraient-
ils donc à traiter à part ? Faut-il établir l’ existence de deux adverbes tout devant
adjectif ? Sachant (cf. I.) que bien des exemples sont ambigus, ou intermédiaires,
que l’ origine de tous les emplois est commune, il y aurait vraiment de l’ artifice
à les traiter séparément.
Par ailleurs, on peut aussi prendre quelque recul, et observer l’ ensemble des
emplois de l’ adverbe tout. D’ abord, point commun avec les autres adverbes de
constituant, il peut porter non sur un adjectif mais sur un adverbe (tout simple-
ment, tout particulièrement, tout doucement, tout bonnement, tout bêtement, tout
près), un « adjectif invarié » tout juste, tout haut, tout bas, tout fort, tout net, tout
droit (avoir tout juste un an, parler tout haut, tout bas, tout fort, dire tout net,
aller tout droit)17, ou sur un adverbial, du type tout en larmes, tout en rondeurs,
tout de travers18. Pourquoi ne pas convoquer aussi le tout des gérondifs : tout en
marchant, tout en écoutant. Enfin, on peut ouvrir encore la perspective jus-
qu’ aux tours concessifs, autre emploi de tout Adj et qui, dans la langue classique,
pouvait se passer du « support » de que p :
(15a) Nos pères, tous19 grossiers, l’ avaient beaucoup meilleurs. (Molière, Le Misan-
thrope)
(15b) Tout dédaigné, je l’ aime. (Corneille, La suivante)20
17. Je laisse de côté les formations plus figées, tout à coup, tout de go, tout de suite, tout à fait, etc.
18. Damourette et Pichon sont les seuls à ma connaissance à rapprocher l’ ensemble de ces cas.
19. L’ accord pluriel de tout était régulier en ce début du xviie. L’ acception est bien malgré tout
celle qui nous intéresse ici, et non pas « eux tous ».
20. Il n’ est pas aberrant non plus de rapprocher X est tout Adj des énoncés attributifs à attribut
nominal du type X est tout N (Jules est tout faible /toute faiblesse, Son écriture est toute fine / toute
finesse etc.) : dans les deux cas, le même genre de paraphrase peut être proposé : Tout est faible /
faiblesse en N, Tout dans son écriture est fin / finesse.
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Études sémantiques et pragmatiques
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fait pas de sélection préférentielle. Mais si ces divers emplois de tout ont suivi
des voies divergentes, on ne peut ignorer tout à fait qu’ ils ont une origine com-
mune. Et que, dans cette origine, l’ émotivité présumée de tout n’ avait rien à
faire. Cet élargissement de la perspective conduit donc à revenir avec plus de
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(16a) Je vois à ma fenêtre un beau soleil tout rond (oral spontané et téléphonique,
2009)
(16b) Un nouveau printemps tout neuf tout neuf
Un nouveau ciel clair tout bleu tout bleu
Sont venus bousculer toute loi sur la terre […]
Des amours naissants tout neufs tout neufs
Des serments joyeux tout bleus tout bleus
Ont apporté l’ espoir et la joie… (chanson de G. Bécaud)
21. Curieusement, une telle réflexion semble anticiper sur la notion de « centre attracteur », telle
qu’ on la trouve dans tous les écrits de Culioli et de ses exégètes.
22. Cf. la définition de l’ emphase, comme terme de rhétorique, chez Molinié 1992 (p. 129).
23. Et en plus, cela fait un vers faux…
24. Et pas seulement parce que les deux adjectifs ont la même étymologie !
298
Tout + Adj et l’illusion empathique
(*des amours naissants neufs), et que, si le ciel est « clair », c’ est qu’ il est bleu25.
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Qu’ apporte donc tout, qui rende ces quasi épithètes de nature parfaitement
pertinentes ? Il permet de renchérir sur l’ appropriation parfaite de l’ adjectif au N.
Ce n’ est pas d’ intensité qu’ il s’ agit, mais de dire à quel point la qualité dénotée
par tout Adj est omniprésente dans la perception de l’ objet de discours consi-
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Bibliographie
Andersson, S. (1954), Études sur la syntaxe et la sémantique du mot français
tout, Lund, C. Bloms Boktryckeri A.-B.
Anscombre, J.-C. (2005), « Temps, aspect et agentivité, dans le domaine des
adjectifs psychologiques », Lidil, 32 | 2005.
Anscombre, J.-C. (2008), « Il est tout jeune, ce Nølke : contraintes sémantiques
régissant l’ emploi de tout + Adj. », L’ énonciation dans tous ses états. Mélan-
25. Il n’ y a guère que les « serments joyeux » qui ne soient pas bleus par définition, encore que…
26. C’ est le terme finalement retenu dans Anscombre 2008, tout étant alors rangé dans la même,
rubrique que franchement, rudement, vraiment, mais je ne vois pas trop quelle parenté aurait tout
avec ces adverbes, qui ont un comportement syntaxique très différent du sien.
27. Souvenons-nous que ces deux exigences fondamentales, de simplicité et d’ exhaustivité, sont
présentes depuis très longtemps dans la réflexion linguistique d’ Alain Berrendonner (par exem-
ple dans sa thèse de 1978, Les référents nominaux du français et la structure de l’ énoncé, p. 9).
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Études sémantiques et pragmatiques
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(éds), Berne, Peter Lang, 561-586.
Anscombre, J.-C. (2009), « Des adverbes d’ énonciation aux marqueurs d’ atti-
tude énonciative : le cas de la construction tout + Adjectif », Langue fran-
çaise 161, 59-80.
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Georges Kleiber
Université de Strasbourg
1 Introduction
Ce n’ est pas à une sémantique « clôturée » des noms et désignations d’ odeurs
que sera consacré notre travail1. Son objectif est beaucoup plus limité : nous nous
proposons uniquement de résoudre quelques-unes des questions que pose l’ ana-
lyse des SN indéfinis une odeur de X d’ énoncés tels que (1), (2) et (3) :
(1) Ce soir, avant de regagner sa chambre, Lucie s’ est faufilée dans la nouvelle
qu’ elle va bientôt occuper. Une odeur de peinture fraîche y règne. (Sylvie
Germain, L’ enfant Méduse, 69)
(2) Quelques minutes s’ écoulèrent, puis une jeune négresse qui répandait une
forte odeur de transpiration posa une assiette pleine de soupe devant le
nouveau venu… (Julien Green, Moira, 1950 : 10)
(3) Et puis j’ ai senti une odeur de jasmin, ça sentait le jasmin comme tout.
(Google)
1. Ce travail s’ inscrit dans un programme de recherche sur la « linguistique des odeurs » (voir
Kleiber, à paraître a, b et c, les différentes contributions du numéro 181 de Langages (Kleiber et
Vuillaume, éds, 2011 b) et Vuillaume, à paraître). Nous remercions le relecteur anonyme dont les
remarques et suggestions pertinentes nous ont permis d’ améliorer sensiblement notre texte.
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Études sémantiques et pragmatiques
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une odeur de N employée pour des occurrences particulières d’ odeur de N.
on devrait pouvoir avoir une quantification plurielle pour indiquer une plura-
lité d’ occurrences de la catégorie odeur de N, comme c’ est le cas avec voiture
dans (5) :
(6) *Ce soir, avant de regagner sa chambre, Lucie s’ est faufilée dans la nouvelle
qu’ elle va bientôt occuper. Deux odeurs de peinture fraîche y règnent
2. Ce qui n’ est pas véritablement le cas lorsqu’ il s’ agit des SN du type odeur de N, voir Kleiber
(à paraître a, b et c) et Kleiber et Vuillaume (2011 a).
302
Odeurs : problèmes d’occurrences
(7) *Quelques minutes s’ écoulèrent, puis une jeune négresse qui répandait
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deux fortes odeurs de transpiration posa une assiette pleine de soupe devant
le nouveau venu
(8) *Et puis j’ ai senti deux odeurs de jasmin…
On nous objectera sans doute que le pluriel n’ est pas totalement exclu du pre-
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3. Sauf évidemment dans des conditions très spéciales (cf. par exemple pour un collectionneur
de types de sable), comme suggéré par un relecteur, que je remercie ici.
303
Études sémantiques et pragmatiques
Velde, 2000) 4, il est généralement souligné que l’ expansion est nécessaire pour
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avoir l’ indéfini et que l’ article partitif ne peut subsister, comme le rappellent les
données classiques de (9) :
(9) Paul éprouve de la tristesse
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Si l’ idée de bornage qualitatif n’ est pas à rejeter, on ne saurait appliquer tel quel
le modèle esquissé pour expliquer le fonctionnement des N de matières et celui
des N de propriétés. L’ obstacle majeur est que le N odeur est intrinsèquement
comptable qualitativement, tout comme le N couleur. Couleur et odeur prennent
en effet sans difficulté aucune les déterminants qui impliquent le trait « dénom-
brable » comme un, trois, des, les, quelques, plusieurs, etc., et se mettent au plu-
riel, lorsqu’ ils se combinent avec assez de, peu de, beaucoup de, pas mal de,
combien de, etc. :
(16) Une couleur / une odeur
Deux / des / les / quelques / plusieurs couleurs / odeurs
Assez de / peu de / beaucoup de / pas mal de couleurs / d’ odeurs
Combien de couleurs / d’ odeurs ?
4. Flaux et Van de Velde (2000) et Van de Velde (1995) parlent de degré d’ intensité (d’ où
l’ appellation de noms intensifs).
304
Odeurs : problèmes d’occurrences
de, et ont du mal à rester au singulier après assez de, peu de, beaucoup de, pas
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mal de, combien de :
(17) (?) de la couleur 5 / ( ?) de l’ odeur
(?) un peu de couleur / ( ?) un peu d’ odeur
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Partant, on ne saurait pas non plus retenir ce modèle pour expliquer le fonc-
tionnement des SN indéfinis olfactifs de (1)-(3).
Le statut intrinsèque de N comptable qualitatif commun aux N odeur et couleur
incite à aller voir du côté des couleurs. La situation n’ est de nouveau pas totale-
ment identique. Outre le fait, déjà signalé, qu’ il y a des dénominations de cou-
leurs, alors que les odeurs, à ce même niveau, n’ ont principalement que des SN
« désignateurs » du type odeur de N, on constate, avec des exemples comme (25),
qu’ au niveau des catégories de couleurs l’ emploi du partitif du est possible pour
5. Lorsque couleur est employé avec le partitif, comme dans Il faudrait de la couleur dans cette
chambre, c’ est avec son sens restreint de « couleur autre que noir, blanc et gris ».
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Études sémantiques et pragmatiques
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difficilement 6 des SN du type de l’ odeur de jasmin :
(25) Il y a du bleu et du jaune sur ce mur
Cette différence ne fait que renforcer l’ énigme que constituent les SN une odeur
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3 Occurrences d’ odeurs
3.1 De la difficulté d’avoir de l’odeur et une odeur
Nous ne répondrons qu’ aux trois premières de ces questions et commencerons
donc par essayer d’ expliquer pourquoi il est difficile d’ avoir le SN massif de
l’ odeur pour renvoyer à une occurrence d’ odeur, alors que l’ on a sans difficulté
6. Mais ce n’ est pas impossible, comme le souligne notre relecteur avec l’ exemple : Il y a de
l’ odeur de jasmin dans l’ air.
306
Odeurs : problèmes d’occurrences
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pourquoi le SN indéfini nu une odeur n’ apparaît pas non plus comme un bon
candidat pour remplir une telle tâche.
La première difficulté, rappelée par (22)-(24) repris ici sous (26)-(28) :
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(26) *Ce soir, avant de regagner sa chambre, Lucie s’ est faufilée dans la nouvelle
qu’ elle va bientôt occuper. De l’ odeur y règne
(27) *Quelques minutes s’ écoulèrent, puis une jeune négresse qui répandait de
l’ odeur posa une assiette pleine de soupe devant le nouveau venu
(28) ? Et puis j’ ai senti de l’ odeur
montrent, même s’ ils ne sont pas très nombreux, que le partitif n’ est pas totale-
ment exclu. Mais on voit bien qu’ il s’ agit à chaque fois d’ un emploi où odeur est
restreint et ne désigne plus qu’ un sous-ensemble ou zone qualitatifs, susceptible
donc d’ un emploi massif : les odeurs qui sentent fort, comme par exemple dans
l’ exemple de Clochemerle8.
La difficulté d’ avoir le partitif de l’ odeur a un corollaire inattendu sur le plan
morphologique. Il permet d’ expliquer d’ une manière complémentaire à celle
d’ Anscombre (2002 : 25-26)9 l’ absence d’ opposé adjectival positif à l’ adjectif
inodore. Si on n’ a pas odore, c’ est pour les mêmes raisons que l’ on n’ a pas le par-
titif de l’ odeur (en emploi non restrictif spécial). Les adjectifs odorant et odorifé-
rant ne sont pas des antonymes exacts de inodore, puisque tous deux présentant
307
Études sémantiques et pragmatiques
un aspect processif absent chez inodore et que le second se restreint aux odeurs
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agréables10.
On pourrait s’ attendre à ce que la quasi-exclusion du partitif de l’ odeur pour
renvoyer à une occurrence particulière ouvre la voie au SN indéfini une odeur.
Or, nous avons vu avec (10)-(12), repris sous (30)-(32), qu’ il était plutôt difficile
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S’ il en va ainsi, ce n’ est pas pour les mêmes raisons qui font que l’ on ne peut
avoir avec un N de propriété un SN un N sans modificateur :
(33) * Paul éprouve une tristesse
10. On peut expliquer de la même manière l’ absence de colore face à incolore (Kleiber, à paraî-
tre, a).
11. S’ il y a une restriction — si odeur est pris dans le sens de « une drôle d’ odeur » — l’ accepta-
bilité est meilleure (remarque du relecteur).
12. Un SN indéfini un N employé pour une occurrence particulière de N a pour effet de présen-
ter cette occurrence particulière comme étant identique aux autres occurrences de la classe de N
et non pas comme étant de type différent.
13. L’ explication d’ Anscombre (2002) utilisée pour expliquer l’ absence d’ odore, rapportée en
note 4, trouve toute sa pertinence ici.
308
Odeurs : problèmes d’occurrences
mais également par l’ ajout d’ un modificateur comme nauséabonde, qui, sans rien
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révéler sur la nature de l’ odeur elle-même, suffit cependant à lui donner la qua-
lité distinctive nécessaire pour lui garantir un seuil d’ informativité suffisant :
À l’ exception peut-être de des, parce qu’ il tend plutôt vers l’ identité que la dif-
férence, un déterminant de pluralité peut remplir le même rôle en pointant sur
la différence de types d’ odeurs :
(38) Ça sent
309
Études sémantiques et pragmatiques
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L’ illustration est simple à faire. Imaginons deux promeneurs dans les bois dont
l’ un dit à l’ autre15 :
(39) Tiens, voilà un champignon
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et qui, ensuite, quelques mètres plus loin devant une autre occurrence de
champignon, dit :
(40) Tiens, en voilà un autre
ou bien :
(41) En voilà un deuxième !
310
Odeurs : problèmes d’occurrences
que liée à la situation dans laquelle elles se trouvent localisées, elles ne vérifient
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pas la contrainte d’ identité ou d’ homogénéité, ce qui par avance rend impossi-
ble tout dénombrement.
Quoique le sable qu’ il y a dans ma cour et le sable qu’ il y a dans le jardin du
voisin soient deux occurrences particulières de sable, je ne puis les compter
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comme étant « deux » sables16, parce qu’ elles ne vérifient pas la contrainte d’ iden-
tité ou d’ homogénéité : l’ occurrence de sable de ma cour peut être formée par
le sable qu’ il y a dans deux brouettes et l’ occurrence de sable du jardin voisin
peut être constituée par un grand tas de sable. Impossible évidemment d’ addi-
tionner ces deux occurrences sur le mode 1 + 1 = 2, puisque je n’ ai pas « un »
sable dans la cour ni « un autre » dans le jardin du voisin. Ce qui est identique
dans les deux situations, c’ est uniquement la matière, à savoir qu’ à chaque fois,
c’ est du et non un sable.
Il en va de même avec les couleurs : on ne peut compter les occurrences de bleu,
parce que la surface ou étendue que met en jeu chaque occurrence de bleu n’ est
pas bornée a priori17, mais se trouve délimitée à chaque fois de façon contin-
gente dans ou par la situation même de localisation, ce qui fait que, même si on
retrouve d’ une situation à une autre la couleur bleue, ce n’ est que du bleu et non
un bleu que l’ on retrouve18.
Avec les odeurs, l’ affaire ne se présente pas tout à fait de la même manière, car
les odeurs n’ ont plus de dimension spatiale comme les matières et les couleurs,
ce qui interdit par avance de parler, à propos de leurs occurrences particulières,
de « formatage » contingent pouvant, comme avec les N de matières et de cou-
leurs, varier selon la situation de localisation. L’ explication de l’ impossibilité à
dénombrer leurs occurrences particulières identiques reste toutefois la même.
Elles ne peuvent être comptées, parce que ce qui les constitue comme occur-
rence, ce n’ est que la situation spatio-temporelle où elles se manifestent : elles ne
peuvent avoir comme les N de matières et de couleurs des « formes » ou des
« limites » à l’ intérieur de la situation de localisation et qui sont susceptibles de
changement avec la situation. Les « limites », si l’ on entend parler de limites, de
leurs occurrences particulières sont donc aussi celles de leur situation de parti-
cularisation, ce qui exclut par avance toute identité d’ une occurrence particu-
lière à une autre, étant donné que la situation spatio-temporelle qui leur assure
le statut d’ occurrence est nécessairement différente pour chaque occurrence.
On comprend à présent pourquoi, après « une odeur de jasmin » particulière, on
ne peut avoir « une deuxième odeur de jasmin ». Cette deuxième odeur de jas-
16. On ne peut dire que ce sont « deux » sables différents que dans une interprétation de diffé-
renciation qualitative (donc de deux types de sables).
17. Pour la relation couleur-espace, voir Kleiber (2009).
18. Là encore le un se trouve justifié dans le cadre d’ une interprétation qualitative (qui distingue
plusieurs types de bleu).
311
Études sémantiques et pragmatiques
min étant établie comme occurrence par une situation spatio-temporelle diffé-
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rente de la première, n’ est identique à la première que par le côté qualitatif
olfactif – à savoir qu’ il s’ agit d’ odeur de jasmin – mais n’ a occurrentiellement
parlant rien d’ identique à la première et ne saurait donc être « une deuxième
odeur de jasmin ». Voici pourquoi notre promeneur après (45) Tiens, une odeur
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de jasmin ne peut dire que (46) Tiens, encore une odeur de jasmin et non (47)
Tiens, une autre / une deuxième. Et voici également pourquoi on ne peut avoir
deux odeurs de jasmin pour deux occurrences d’ odeur de jasmin olfactivement
identiques comme on a deux voitures pour deux occurrences de voiture.
4 Conclusion
Le parcours n’ est, bien entendu, pas terminé : il reste à traiter les questions
(iv) et (v), et tout particulièrement la quatrième, qui s’ avère tout particulière-
ment redoutable19, mais les réponses que nous avons proposées pour les ques-
19. Voir à ce sujet la notion de lecture individualisante proposée dans Kleiber (2003).
312
Odeurs : problèmes d’occurrences
tions (i), (ii) et (iii) retenues fournissent, du moins nous l’ espérons, un bon
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marchepied pour partir à l’ assaut de ces deux dernières questions. Pour le
moment, et c’ est l’ essentiel, nous tenons à dire, simplement, sans entrechat rhé-
torique, la profonde estime que nous portons au récipiendaire de ces Mélanges.
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Vuillaume, M. (à paraître), Schmilblick.
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ON-LOCUTEUR / ?ON-LOCUTRICE :
QUELQUES TRIBULATIONS DU GENRE
DANS LES LANGUES ROMANES
Jean-Claude Anscombre
Centre National de la Recherche Scientifique – LDI-Université de Paris XIII1
1 Introduction
Depuis un certain temps, l’ Académie Française recommande (sans guère
d’ ailleurs fournir de justifications) de former le féminin de certains noms (qui
n’ en possèdent pas) – en particulier des noms d’ agent – par ajout d’ un e final2 :
ainsi, parmi les plus courants, écrivaine, auteure, professeure, procureure et
quelques autres. À l’ inverse, la Real Academia Española a récemment condamné
ce genre de pratique et déclaré que « … El empleo de circunloquios y sustitu-
ciones inadecuadas : “diputados y diputadas, electos y electas”, o llevaré “los
niños y las niñas” al colegio, etc., resulta empobrecedor, artificioso y ridí-
1. Je remercie Irène Tamba (EHESS-CRAO) pour les nombreuses discussions que nous avons
eues sur le sujet : ce texte lui doit beaucoup.
2. Suggestion qui repose sur une vulgate, à savoir que le féminin linguistique s’ obtient en fran-
çais par adjonction d’ un –e muet au masculin. Cette règle est largement fausse dans la mesure où
le féminin par simple adjonction d’ un e muet (qui n’ embrasse pas la majorité des cas) provoque
souvent un changement sensible de prononciation – il y a souvent réapparition d’ une consonne
muette au masculin : voisin/voisine, boulanger/boulangère, époux/épouse, veuf/veuve. Sans comp-
ter les exceptions… Par ailleurs, cette vulgate réduit le genre linguistique à une simple opération
formelle, ce qui n’ est certainement pas le cas. Enfin, les études menées sur le sujet montrent que
le e muet final est équiréparti entre le masculin et le féminin (environ 47 % contre 53 %), ce qui
rend donc son usage non pertinent. Sur ce point, cf. Khaznadar : 1988.
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Études sémantiques et pragmatiques
culo… ». Mon intention n’ est pas de prendre parti dans ce débat pour l’ un ou
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pour l’ autre camp, mais de proposer sur ce sujet une réflexion linguistique évi-
tant autant que faire se peut tout débat passionnel. Que peut en effet nous dire
la linguistique à propos de ces formations, d’ autant qu’ on n’ a pas cru nécessaire
de demander aux linguistes leur avis en l’ occurrence, sans doute sur la base du
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principe qui veut que ce sont les cordonnier(e)s les plus mal chaussé(e)s. Nous
allons voir en effet que le statut de l’ opposition masculin/féminin ainsi que
l’ histoire de cette opposition sont loin d’ être transparents, et que leur étude
réserve plus d’ une surprise. Il convient donc d’ être prudent et d’ examiner avec
attention faits et hypothèses plutôt que d’ asséner de façon péremptoire des
conclusions plus souvent le fruit du politiquement correct que de l’ analyse fon-
dée. Les tenants du féminisme à tout crin ont en effet proposé des arguments
qui ne sont bien souvent que pseudo-linguistiques, issus de la volonté d’ appuyer
à n’ importe quel prix une vision considérée comme une vérité incontestable et
intangible. Or il faut être conscient qu’ une loi rhétorique banale fait qu’ un argu-
ment qui se révèle être faux devient ipso facto un argument pour la fausseté de
la théorie considérée. Voici un (petit) exemple de raisonnement à mon avis
erroné. Leeman (1989), avance l’ énoncé Le loup se jeta sur le petit Chaperon
rouge et la mangea comme argument montrant que la pronominalisation peut
obéir à des contraintes ne relevant pas du genre mais du sexe. Or on remarque
que d’ une part, … le mangea est ici tout à fait possible. Que d’ autre part, il suf-
fit de savoir que petit Chaperon Rouge est de genre masculin, que petite fille est
de genre féminin, et que la phrase Le petit Chaperon Rouge est une petite fille est
vraie pour être capable de construire les deux possibilités d’ anaphore, indépen-
damment de toute référence et même de tout sens.
Mon but ici sera par conséquent ici d’ examiner le statut en langue de l’ opposi-
tion masculin/féminin, en particulier par rapport à son statut référentiel.
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On-locuteur / ?On-locutrice: quelques tribulations du genre…
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que dans les langues indo-européennes contemporaines, la répartition du genre
ne présente aucune unité : certaines langues possèdent les trois genres linguis-
tiques (ainsi le russe et l’ allemand), d’ autres deux genres et des survivances plus
ou moins abondantes d’ un genre neutre (catalan, espagnol, italien), certaines
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Études sémantiques et pragmatiques
Mais aussi le catalan full (Gmasc, singulier) « feuille de papier » et fulla (Gfem,
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singulier) « feuille d’ arbre »8, avec une opposition identique pour l’ italien foglio/
foglia9. D’ où des résultats non nécessairement convergents dans les différentes
langues romanes, comme on peut le voir sur l’ échantillonnage suivant : a) les
noms de plante : latin salix (Gfem), cat. salze (Gmasc), esp. sauce (Gmasc)10, fr.
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saule (Gmasc) ; lat. fagus (Gfem), cat. faig (Gmasc), esp. haya (Gfem), fr. hêtre
(Gmasc.), port. faia (Gfem.), it. faggio (Gmasc), etc. b) les noms latins en –or
comme calor sont tous Gmasc sauf une demi-douzaine, dont arbor « arbre », cor
« cœur », marmor « marbre », uxor « épouse » et soror « sœur » ; ils sont tous
Gmasc en espagnol, sauf quatre (sor « religieuse », labor « travail », flor « fleur »,
coliflor « chou-fleur ») ; Gmasc (dolor, favor, sabor, valor) ou Gfem (calor, flor,
por, suor) en catalan ; tous Gfem en français (chaleur, douleur, peur, saveur,
valeur, etc.) ; et enfin Gmasc (dolore, favore, sapore, valore, calore, fiore, sudore)
en italien11.
Ces divergences sont dues à divers facteurs : évolution propre à chaque système,
influence de certains substrats, chute de certaines consonnes et/ou voyelles
finales, confusions12, etc. Elles ont le mérite de montrer que le phénomène du
genre est linguistiquement complexe, et qu’ on ne peut en borner l’ étude à une
simple appréhension superficielle.
8. À l’ origine, full était le générique, et fulla, copié sur le pluriel folia du latin folium, était un
collectif désignant exclusivement le feuillage (la fulla de l’ arbre). Le mot en est venu à désigner
toute feuille végétale, reléguant dès le moyen-âge full à la dénomination de supports d’ écriture ou
assimilés.
9. Ce phénomène déborde largement les langues romanes : le Gmasc russe list « feuille » ; a deux
pluriels : listij « feuilles de papier » et list’ ja « feuilles d’ arbre ». Le premier pluriel a une morpho-
logie suffixale de masculin, le second une morphologie suffixale qui appartient à la fois au fémi-
nin singulier (comme njanja « nounou ») et au pluriel neutre (comme polja « plaines »).
10. Tant en catalan qu’ en espagnol, beaucoup de noms d’ arbres et d’ arbustes – surtout sauvages
– sont des Gfem : espagnol encina, haya, retama, gayomba, palmera, etc. ; cat. alzina, ginesta, pal-
mera, olivera, pomera, etc.
11. Notons cependant que le latin pavor (masc.) a donné l’ italien paura (fem.).
12. Un cas bien connu est le glissement à l’ oral surtout de l’ espagnol hambre (féminin) à hambre
(masculin) sous l’ influence de l’ apocope dans el hambre, un hambre. En français, coriandre et
réglisse sont féminins, mais il n’ est pas rare d’ entendre dire du coriandre et du réglisse.
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parallélisme parfait entre l’ opposition de genre Gmasc/Gfem et l’ opposition de
sexe Smasc/Sfem. Parallélisme qui cesse d’ être fondé dès lors qu’ on a affaire a
des inanimés, du moyen le croyons-nous. Or les inanimés peuvent éventuelle-
ment être vus comme des entités sexuées dans des civilisations animistes, et il
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n’ est nul besoin d’ aller chercher des exemples exotiques relatifs à des contrées
lointaines. Ainsi en latin classique, les noms de fleuve comme Sequana, Garu-
mna, Ana13 – morphologiquement appartenant à Gfem, comme rosa, parangon
du Gfem – étaient Smasc car considérés comme représentant des êtres mâles14.
À l’ inverse, les noms d’ arbre et de pays étaient généralement Sfem, même
appartenant à la catégorie Gmasc, parce que considérés comme des êtres femel-
les : populus alba, Aegyptus incognita15.
On peut estimer que dans le cas des animés humains, les choses se passent dif-
féremment, puisque les référents de tels noms sont susceptibles d’ être subdivi-
sés en deux sous-classes, à savoir les êtres de sexes mâle et femelle respectivement.
Nous serons en particulier amené à nous poser les questions suivantes :
(Q1) Les noms renvoyant à des animés sont-ils toujours classables dans l’ une des
deux catégories masculin/féminin, i.e. selon l’ axe Smasc/Sfem ?
(Q2) La morphologie d’ un nom indique-t-elle toujours la catégorie de genre ?
(Q3) L’ opposition de genre est-elle isomorphe à l’ opposition de sexe ?
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Études sémantiques et pragmatiques
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consul. On comprend donc que la première déclinaison adjectivale, qui com-
porte trois paradigmes correspondant grosso modo aux trois genres, ait servi de
critère pour le genre linguistique : populus alba « peuplier blanc » fait ainsi de
peuplier un Gfem, et magnus Garumna « la grande Garonne » de Garumna un
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Gmasc. On constate alors que la répartition des genres dans ces groupes
flexionnels ne donne pas lieu à des règles générales même si, dans le cas des
animés, on remarque des tendances. Ainsi, la 1re déclinaison (rosa) comporte
surtout des animés Gfem (filia « fille »), mais aussi des Gmasc (scriba « scribe,
greffier », agricola « cultivateur »). La seconde (dominus) comprend surtout des
noms Gmasc, mais aussi des Gfem (noms de pays – Aegyptus) et des Gneutre
comme vulgus « foule ». Notons également des Gmasc comme puer « enfant »
indéterminés quant au sexe (= « garçon ou fille », cf. l’ espagnol niño « enfant »
dans los niños ou encore le français enfant). La troisième (civis « citoyen ») com-
prend des Gmasc comme judex « juge », des Gfem comme mater « mère » et soror
« sœur », des Gneutre (animal), mais aussi des indéterminés comme civis
« citoyen(ne) », hostis « ennemi(e) » et parens « parent(e) ». La quatrième décli-
naison (manus, -us « main »/cornu, -us « corne ») comporte des Gmasc (senatus),
des Gfem (tribus) et des Gneutre (cornu). Enfin, tous les noms de la cinquième
déclinaison (dies, -ei « jour ») sont Gfem (plebs « foule ») sauf dies « jour » et ses
dérivés, qui sont des Gmasc18. Signalons quelques incohérences sémantiques :
vulgus (deuxième déclinaison) « foule » est Gneutre mais plebs (cinquième
déclinaison) « foule, plèbe » est Gfem. On pourrait continuer. Cet état des cho-
ses un peu brouillé provient en fait de ce que la tripartition (masculin, féminin,
neutre) : a) Doit être appliquée à cinq déclinaisons nominales distinctes, alors
qu’ il n’ y a que trois paradigmes adjectivaux distinctifs ; b) Provient d’ une bi-
partition (animé, inanimé) en proto-indo-européen. Notre Gmasc vient en fait
du genre animé, alors que le féminin serait issu du neutre pluriel – i.e. d’ un
inanimé – en passant par une fonction de collectif. C’ est pourquoi, en latin, il y
a certaines ressemblances entre le neutre pluriel (templa, fulgura, cornua) et le
féminin singulier (rosa). Cet état de choses a d’ ailleurs laissé de nombreuses
traces : en latin hortus (nominatif sg.) « jardin », mais horti (nominatif plur.)
« parc » ; auxilium (nominatif sg.) « secours », auxilia (nominatif plur.) « troupes
auxiliaires » ; liberi « enfants » n’ existe pas au singulier, car indifférencié quant
au sexe. Castra « camp » n’ existe qu’ au pluriel, sans doute est-ce un ancien col-
lectif. En espagnol, cesta « panier » désigne le même objet que cesto, mais plus
17. Et seulement au nominatif et à l’ accusatif, ainsi qu’ à l’ accusatif singulier : veterem (acc.
masc. sg.) versus vetus (acc. neutre sg.). Je laisse de côté le cas des parisyllabiques qui ne joue
aucun rôle dans le débat.
18. Dies semble avoir été masculin à l’ origine, mais il n’ est pas rare au féminin, d’ une part parce
que tous les autres noms de la cinquième déclinaison sont des Gfem, et d’ autre part, sous
l’ influence du Gfem nox « nuit », auquel il est régulièrement associé et opposé. Dès le latin vul-
gaire, dies devient exclusivement un Gfem.
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noms de lieux plantés d’ arbre sont des féminins en espagnol : álamo/alameda
(tremblaie), fresno/fresneda (frênaie), sauce/salceda (saulaie), et surtout en fran-
çais19 : cerisaie, chênaie, hêtraie, pommeraie, etc. De même, les noms de quantités
contenues : cucharada, palada, carretada, camada, tonelada, etc. ; pour l’ espagnol ;
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cuillerée, charretée, bolée, pincée, cuvée, etc., pour le français, cucchiata, palata,
nidiata, tavolata, manciata, etc. pour l’ italien.
Des faits précédents, on déduit les réponses suivantes à nos questions, à savoir
qu’ en latin20 :
(R1) Les noms renvoyant à des animés ne sont pas toujours classables en Gmasc/
Gfem : il y a des indéterminés et des neutres.
(R2) La morphologie d’ un nom (animé ou non) n’ indique pas toujours son
genre.
(R3) L’ opposition de genre linguistique ne coïncide que très partiellement avec
l’ opposition de genre sexuel, en particulier pour les animés.
Qu’ est devenu cet héritage dans les langues romanes, en nous bornant aux cas
des animés du français et de l’ espagnol ?
a) Dans les deux langues, le Gneutre a quasiment disparu, et n’ a subsisté que
l’ opposition Gmasc/Gfem, le Gneutre ayant été récupéré en général par le
Gmasc21. Le Gneutre latin templum « temple » a ainsi donné le Gmasc espagnol
templo et le Gmasc français temple.
b) En français :
(F1) Les noms d’ animés ne sont pas toujours classables en masculin/féminin :
il y a des indéterminés : enfant, juge, ancêtre, architecte, syndicaliste, mem-
bre, etc.
(F2) La morphologie d’ un nom (animé) n’ indique pas toujours son genre : une
sentinelle, un assassin, un modèle, une personne, une vigie, un escroc, etc.
(F3) Certains noms morphologiquement masculins n’ ont pas de féminin : un
témoin/*une témouine, un escroc/*une escrocque, un écrivain/*une écrivaine,
un modèle/*une modèle, un procureur/*une procureuse, un successeur/*une
successrice, etc. ce qu’ il convient d’ expliquer puisque dans d’ autres cas, la
formation du féminin se fait sans problème : avocat/avocate, président/prési-
dente, etc. Par ailleurs, et essentiellement chez les animés supérieurs (i.e. les
humains plus les animaux communs), le féminin ne se fait pas par dériva-
tion morphologique, mais par variation lexicale : homme/femme, garçon/
fille, père/mère, cheval/jument, bouc/chèvre, gendre/belle-fille, etc.
19. L’ espagnol est en effet plus limité dans cette suffixation : robledo « chênaie », manzanar
« pommeraie », cerezal « cerisaie », sont des Gmasc.
20. Pour une étude fouillée du genre en latin, cf. Carvalho : 1993.
21. Il y a par exemple coïncidence entre les pronoms masculin et neutre accusatifs dans lo veo
« je le vois ».
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Études sémantiques et pragmatiques
Il peut se faire que la diachronie nous offre une piste intéressante, ainsi dans le
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cas de témoin. En effet, témoin provient de testimonium « témoignage », et a
gardé ce sens jusqu’ au xvie siècle22. Il en reste des traces en français contempo-
rain, ainsi prendre à témoin « invoquer le témoignage », et surtout dans la tour-
nure témoin, p, ainsi : « … c’ était un grand cuisinier, témoin les nombreux plats
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22. D’ où des formes intermédiaires comme testemoigne, ou encore des usages comme : « …en
tesmoing de ma fidélité envers le roy mon seigneur… » (1585, cité par Godefroy, Dict.).
23. Asistente/asistenta, ayudante/ayudanta, cliente/clienta, dependiente/dependienta, presidente/
presidenta, regente/regenta.
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par variation lexicale : hombre/mujer, yerno/nuera, caballo/yegua, toro/vaca,
padre/madre, etc24.
avoir joué un rôle. Considérons par exemple testigo « témoin » : on peut s’ éton-
ner de *testiga, alors qu’ on a par ailleurs amigo/amiga « ami(e) ». La raison en
est qu’ alors que amigo s’ analyse synchroniquement en am-igo (lat. am-icus),
testigo n’ est pas une forme en –igo. Il provient en fait du latin testificare en pas-
sant par testivigar, puis testiguar. Testigo apparaît d’ abord sous la forme testiguo
(xiie siècle selon Corominas-Pascual), et il s’ agit vraisemblablement d’ une
dérivation impropre d’ une forme verbale, quelque chose comme « un je-suis-
témoin » ; cf. un hazmerreir, fr. un je-sais-tout, esp. recibo, pagaré, fr. reçu,
anglais a yes-man, a gopher, etc. Ce qui pourrait expliquer la répugnance des
sujets parlants à fléchir de tels mots, et montrerait par là même qu’ un mot garde
des traces de son parcours diachronique, au moins dans certains cas. Pour
médico/*médica, la forme médico a été formée sur le latin medicus, lui-même
issu du verbe mederi « soigner ». L’ existence de l’ adjectif féminin médica rend
mystérieuse une absence de substantif féminin sur laquelle nous reviendrons.
Notons enfin que l’ espagnol escribano, de même origine et formation que le
français écrivain, ne connaît pas non plus le féminin escribana, sans doute pour
la même raison. Une première conclusion semble s’ imposer, à savoir que les
unités lexicales semblent garder en synchronie des traces contraignantes de leur
parcours diachronique25.
C’ est à la nature de telles traces que je vais consacrer le prochain paragraphe.
Mon idée de départ est qu’ il y a une logique dans la (non-)formation de ces fémi-
nins, logique que je voudrais expliciter. Je vais m’ y employer au travers de l’ analyse
contrastive des noms d’ agent en –eur en français, -or en espagnol, ainsi voya-
geur, travailleur, navigateur, constructeur ; conductor, escultor, trabajador, suce-
sor, etc.
24. Notons que même si le recouvrement entre les deux langues est important, il n’ est pas total.
A garçon/fille l’ espagnol répond par chico/chica. À l’ inverse, au français beau-fils/belle-fille corres-
pond l’espagnol yerno/nuera.
25. Ce qui ne signifie pas que les sujets parlants en soient conscients, mais que toute unité lexi-
cale se trouve sur une trajectoire qui en détermine les caractéristiques dans le système à un
moment donné. C’ est, me semble-t-il, une idée semblable qu’ on trouve chez Carvalho : 1993, qui
parle pour les mots d’ itinéraires pré-établis, et d’ une « … morpho-syntaxe du mot… porteuse, et
productrice également, d’ une sémantique préalable… » (p. 71).
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Études sémantiques et pragmatiques
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4.1 Thèmes verbaux et thèmes nominaux
Je vais reprendre dans ces grandes lignes une idée utilisée dans Anscombre
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(2001a, 2001b, 2003)26, pour traiter les noms d’ agent espagnols et français en
–or/-eur respectivement. J’ appellerai thème d’ une unité lexicale la forme à par-
tir de laquelle est dérivée cette unité, en d’ autres termes, la base dérivationnelle :
les deux notions de thème et de dérivation sont donc intimement liées. Ainsi,
ferme/fermette/fermier/fermage ont en commun le thème ferm-. Je dirai que ce
thème est verbal s’ il est celui d’ un verbe, et nominal s’ il est celui d’ un substantif.
Parmi les thèmes verbaux, je distinguerai le thème de présent (celui du gérondif)
et le thème d’ infinitif (celui de l’ infinitif). Parmi les thèmes nominaux, un thème
particulièrement important est le thème de supin, qui est le thème nominal cor-
respondant aux noms d’ action (en français, ce sont essentiellement les noms en
–ion/-ure/-age). Voici quelques exemples : sauv-eur (thème de présent, sauv-
ant), sauvet-eur (thème de supin, sauvet-age) ; constructor (thème de supin,
construc-ción) ; oyente (thème de présent, oi-iendo) ; corredor (thème d’ infinitif,
corre-dor). La règle de formation est la suivante, comme on pourra le vérifier :
(F) Les noms d’ agent français en –eur sont formés sur des thèmes de présent ou
des thèmes de supin. Les noms d’ agent en –or en espagnol sont formés sur
des thèmes d’ infinitif (-dor) ou des thèmes de supin (-sor/-tor).
26. Cette idée trouve son origine dans l’ opposition entre thème de présent/thème de supin de
Plénat : 1988. La notion de supin recoupe celle de nom prédicatif du lexique-grammaire de
M Gross.
27. Cf. Anscombre : 2001a, 2001b.
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concepts de thème verbal et de thème nominal pour élucider le problème de la
formation du féminin dans le cas de ces noms d’ agent en –eur (fr.)/-or (esp.).
(FF) Les noms en –eur du français forment le féminin en –euse si le thème est
verbal, et en –trice si le thème est nominal.
(FE) Les noms en –or de l’ espagnol forment presque tous le féminin en –or-a,
que le thème soit verbal ou nominal. Les exceptions concernent une (petite)
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de supin.
5 La position du problème
32. Mais cantatriz concerne uniquement l’ opéra, et est un emprunt à l’ italien. Pour le flamenco,
on a cantaor/cantaora.
33. Embajatriz et tutriz figurent encore dans les dictionnaires, mais sont totalement sortis de
l’ usage oral.
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réel d’ un Smasc, et donc d’ un Sfem qui soit son symétrique. Il doit donc
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y avoir un Gfem correspondant.
c) C’ est la terminaison d’ un nom humain qui détermine s’ il s’ agit d’ un
Gmasc ou d’ un Gfem, du moins pour les animés.
d) À toute terminaison impliquant un genre masculin correspond (la plu-
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mot comme désignant sans ambiguïté son genre (linguistique). Dans le cas
d’ une langue comme l’ espagnol (qui a conservé des voyelles finales permettant
du moins en apparence de mieux distinguer les terminaisons Gmasc des termi-
naisons Gfem, au moins pour les animés ou les humains), une vulgate fort
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35. Tucker, Gr., Lambert, W.E., Rigault, A.A., 1977, The French Speaker’ s Skill with Grammatical
Gender : an Example of Rule Governed Behaviour, Mouton, La Haye.
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Nous avons en effet jusqu’ à présent utilisé de façon complètement intuitive les
concepts de dérivation et de terminaison. Il convient en fait de distinguer trois
termes, à savoir terminaison, flexion et dérivation, et nous allons voir qu’ il ne
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s’ agit pas là d’ une mince affaire36. Nous mènerons l’ exposé sur l’ espagnol, la
présence régulière de voyelles finales facilitant l’ exposé. Nous commencerons
par le concept de terminaison, qui est en fait de nature morphophonologique.
La terminaison d’ une unité lexicale est la partie finale de cette unité qui est
effacée lorsqu’ un processus de formation d’ une autre unité lexicale lui est appli-
quée. Par exemple, colegio a pour terminaison –o, du fait de l’ existence de
colegi-al et colegi-ado. En revanche, le français maison, bien que –on provienne
historiquement d’ une ancienne marque latine d’ accusatif, n’ a pas de terminai-
son selon notre définition, du fait de l’ existence de maison-nette et maison-née.
Bien entendu, tous les exemples sont loin d’ être aussi idylliques, et la définition
devra inclure certains processus phonologiques (d’ où l’ affirmation ci-dessus
qu’ il s’ agit d’ une définition morphophonologique). Ils permettront de regrou-
per dans une même famille école, scolaire, scolarité, de même noyau scol-. De
même pour le noyau monac- commun à l’ espagnol monje, monja, monacal,
monaguillo. Une terminaison sera une flexion si elle s’ oppose à une autre termi-
naison sur le même noyau sans changement de sens. Un exemple typique est
celui des déclinaisons : ainsi, l’ accusatif latin civem est une flexion qui s’ analyse
en civ-em, du fait de l’ existence du nominatif singulier civ-is et du génitif pluriel
civ-ium. Par contraste, la dérivation produit sur un même noyau une nouvelle
entité de sens différent. C’ est le cas de l’ espagnol –or déjà vu comme suffixe de
formation d’ agent : trabaja-r/trabaja-dor, suce-sión/suce-sor. On considère habi-
tuellement que le genre et le nombre linguistiques font partie de la flexion d’ une
entité lexicale, et ne relèvent donc pas de la dérivation. Ce qui permet de distin-
guer le passage de niñ-o à niñ-a (flexion) du passage de naranj-o « oranger » à
naranj-a « orange » (dérivation). Notons cependant que les limites entre flexion
et dérivation sont floues, ainsi pour les augmentatifs en -ón : sill-a/sill-ón
« chaise/fauteuil », abeja/abejón « abeille/bourdon », lágrima/lagrimón, fortuna/
fortunón, etc. Alors que naranja/naranjo est une opposition qui peut être rame-
née à l’ opposition générale partie/tout ou produit/producteur, rien de tel pour
silla/sillón ou niña/niñita37. On voit toute la complexité du problème. Les très
imparfaites définitions que nous venons de donner nous permettent cependant
de jeter quelque clarté sur notre problème de Gmasc/Gfem. On note en effet
que pour qu’ il y ait une alternance Gmasc/Gfem marquée dans la terminaison,
il faut qu’ il y ait flexion, ce qui ne peut se faire qu’ en présence d’ un noyau pro-
36. On pourra consulter sur ce sujet l’ excellente mise au point de Serrano-Dolader : 2010.
37. Sauf peut-être à voir de telles oppositions comme scalaires, ou d’ écart par rapport à un stan-
dard. Cf. certaines propositions de Millán-Chivite : 1994, sur ce sujet.
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Études sémantiques et pragmatiques
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de sens. Ainsi, naranj-o est un Gmasc et naranj-a un Gfem, mais naranj-a n’ est
pas le correspondant féminin de naranj-o. En revanche, l’ existence de niñ-ez,
niñ-era, niñ-ato, etc., montre l’ existence d’ un noyau sémantique niñ- qui fait de
niñ-o/niñ-a les deux faces flexionnelles Gmasc et Gfem d’ une même entité. On
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38. À l’ italien modello. On sait que les emprunts sont fréquemment rétifs à toute modification.
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On-locuteur / ?On-locutrice: quelques tribulations du genre…
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médica « médical(e) ». Et par ailleurs, le Gfem catedrática est bien accepté. Le
problème n’ est donc pas dans la formation d’ un féminin, mais dans les circons-
tances de cette formation, et il semble être général, si l’ on considère la liste
suivante : físico/ ?física (profession)/física (domaine)/ físico/física (adjectifs) ;
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39. Les acceptabilités sont une moyenne des opinions des sujets parlants, qui vont du refus pur
et simple à une acceptabilité mitigée.
40. Selon Corominas-Pascual.
41. Cette très pertinente paire minimale m’ a été signalée par S. Gómez-Jordana (Univ. Complu-
tense de Madrid).
331
Études sémantiques et pragmatiques
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(viii) Juan es un químico muy competente/??Margarita es una química muy com-
petente.
42. Par exemple : perro/perra, gato/gata, oso/osa, pavo/pava, etc. ; chien/chienne, chat/chatte,
ours/ourse, éléphant/éléphante, etc.
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On-locuteur / ?On-locutrice: quelques tribulations du genre…
de plus que l’ opposition est parfois non pas binaire au niveau lexical, mais ter-
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naire, ou même quaternaire, à savoir : un épicène, une opposition Gmasc/Gfem,
un reproducteur. C’ est le cas du français cochon (pas de Gfem), porc/truie, ver-
rat ; cheval, cheval/jument, étalon. Et pour l’ espagnol : caballo « cheval », caballo/
yegua, semental43 ; cerdo « porc », cerdo/cerda, verraco44. Et il est possible que les
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Études sémantiques et pragmatiques
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épicène (parmi les humains), ce n’ est pas parce qu’ il l’ est par nature, mais parce
que sa fonction est de dénoter l’ appartenance et rien d’ autre, à une classe dont
les éléments possèdent certaines propriétés. Ainsi, conducteur en tant qu’ épicène
signifie « qui conduit un véhicule », et s’ oppose en ce sens à par exemple passa-
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ger, qui exclut cette propriété. On peut donc ainsi dire : En tant que conducteur,
Lia connaît les dangers de la route. Un Gmasc épicène est donc le support d’ une
relation exclusive élément/classe. En particulier, cette relation n’ est pas compa-
tible avec une relation de type mâle/femelle, puisqu’ une telle relation est externe
à élément/classe. C’ est pourquoi cette fonction ne fait pas d’ un Gmasc un véri-
table épicène : plutôt que d’ embrasser les deux genres, il ne les considère pas47.
Et en ce sens, ce n’ est pas non plus un générique, puisque la seule propriété
considérée est celle qui fonde l’ appartenance à la classe, à l’ exclusion des autres.
Cette fonction est probablement ce qui reste d’ un état ancien de l’ indo-euro-
péen qui ne connaissait, nous l’ avons dit, que la distinction animé/inanimé,
représentés respectivement par un Gmasc et un Gneutre. Le neutre pluriel
devait donner naissance au féminin, après passage par une valeur de collectif48.
On peut vouloir par ailleurs, à l’ intérieur de la classe, différencier diverses sous-
classes. Pour reprendre l’ exemple précédent, il peut être nécessaire de distin-
guer les conducteurs de poids lourds et les conducteurs de voitures. Et aussi
distinguer parmi les conducteurs les Gmasc opposés aux Gfem. On dira alors
Lia est une conductrice avisée.
Résumons tout ce qui vient d’ être dit sous forme d’ hypothèse générale :
(H) Les langues romanes possèdent une double distinction :
a) Animé/inanimé, qui est une distinction sémantique, et qui, sauf excep-
tion, ne donne pas lieu à des régularités morphologiques.
b) Masculin/féminin, qui est également une distinction sémantique, mais
aussi lexicale. Il y a des mots du genre masculin et des mots du genre
féminin.
Par ailleurs :
c) Les deux oppositions sont exclusives l’ une de l’ autre : ou bien on est sur
l’ axe animé/inanimé, ou bien on est sur l’ axe masculin/féminin.
d) L’ opposition de genre ne coïncide avec l’ opposition de sexe que s’ il y a
morphologie flexionnelle, au sens donné à ce terme.
e) Sur l’ axe animé/inanimé, les distinctions de genre ne sont pas pertinen-
tes. C’ est usuellement le masculin qui représente la classe – il s’ agit alors
d’ un non-genre, mais la règle n’ est pas générale.
47. Notons que tous les épicènes ne sont des Gmasc. Il y a aussi des Gfem, ainsi recrue, sentinelle,
victime, etc.
48. Sur ces points, cf. Varenne : 1971, Haudry : 1979, Pinault : 1996, Le Bourdellès : 1996.
334
On-locuteur / ?On-locutrice: quelques tribulations du genre…
Lorsque hijo s’ oppose à padre ou à nieto, on se trouve alors sur l’ axe animé/
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inanimé, la distinction de genre ne compte pas, et los hijos désigne alors les
enfants (opposés aux padres « parents », et non entre eux). D’ où des questions
comme ¿Tienes hijos ? « Tu as des enfants ? », face au peu naturel ¿Tienes hijos e
hijas ? « Tu as des fils et des filles ? », avec des réponses du type Tengo dos hijos.
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Dans cet emploi, hijo correspond au français enfant, et non pas à fils. Lorsqu’ on
se trouve en revanche sur l’ axe masculin/féminin, l’ opposition de genre et donc
de sexe redevient pertinente : Tengo dos hijos, un niño y una niña « j’ ai deux
enfants, un fils et une fille ». Mais elle ne peut se manifester morphologique-
ment que si les conditions sont réunies au niveau du substantif, i.e. si un dispo-
sitif flexionnel est applicable, ou alors une différenciation cette fois lexicale.
Que faire donc lorsqu’ il existe des noms d’ animés – par exemple parmi les
humains, pour lesquels seul existe le masculin linguistique. De tels substantifs
ne permettent donc pas de se situer sur l’ axe Gmasc/Gfem. Une solution consiste
à forcer la morphologie : on a pu constater qu’ elle conduisait, outre des bizarre-
ries, à un rejet assez général des sujets parlants. Or ces mêmes sujets parlants
ont d’ instinct choisi la solution la plus simple, qui est de féminiser avec l’ article,
dans les cas où la féminisation par flexion est ressentie comme trop forcée : la
médico, la testigo, la químico ; la professeur, une ingénieur, la procureur, etc.
Notons le cas amusant de l’ espagnol el/la profe, avec le parallèle français le/la
prof, ainsi que le/la proc. Ce procédé, outre qu’ il semble mieux correspondre
au(x) système(s), est également en accord avec une remarque que nous avons
faite : que l’ opposition Gmasc/Gfem est portée par la périphérie d’ un mot et
non par son noyau sémantique. Or l’ article fait effectivement partie de la péri-
phérie d’ un nom.
Il y a historiquement des antécédents célèbres d’ utilisation de l’ article à de telles
fins. Voici un cas authentique où un féminin flexionnel a disparu, et où le fémi-
nin est réapparu par le biais de l’ article.
Il s’ agit du mot français escroc, en fait emprunté à l’ italien scrocco « malfaiteur »,
vers 164049. Avant cet emprunt avait eu lieu un premier emprunt à l’ italien qui
avait donné escroquer, sur lequel on avait formé régulièrement escroqueur/escro-
queuse. Au xviie siècle, les deux formes escroqueur et escroc coexistent50, avec le
même sens. Il est donc tout à fait étonnant que Mme de Sévigné, qui connaissait
certainement les deux mots, ait cependant choisi de dire une escroc (1657) :
« … il me semble que vous me prenez pour une escroc… » (Lettres, 838).
335
Études sémantiques et pragmatiques
6 Conclusion
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Revenons à la notion de ON-locuteur, qui a fourni le titre de cet article. Cette
notion, forgée dans Anscombre (1990), est fortement inspirée de la notion pro-
che de ON-vérité présente dans Berrendonner (1981). Elle est censée désigner
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Bibliographie
Anscombre, J.-C. (1990), « Thème, espaces discursifs et représentations événe-
mentielles », Fonctionnalisme et pragmatique, Anscombre, J.-C. & Zaccaria, G.
(éds), Milan, Edizioni Unicopli, 43-150.
Anscombre, J.-C. (2001a), « À propos des mécanismes sémantiques de formation
de certains noms d’ agent en français et en espagnol », Langages 143, 28-48.
Anscombre, J.-C. (2001b), « De las anáforas asociativas a la estructuración
morfo-semántica : los nombres de agente en -or/-eur », Anscombre, J.-C. &
Kleiber, G., Problemas de semántica y referencia, M.L. Donaire (éd.), Uni-
versidad de Oviedo, 1-46.
Anscombre, J.-C. (2003), « L’ agent ne fait pas le bonheur : agentivité et aspectua-
lité dans certains noms d’ agent en espagnol et en français », Thélème,
numéro spécial, 11-27.
Anscombre, J.-C. (2010), « Autour d’ une définition linguistique des notions de
voix collective et de ON-locuteur », La question polyphonique ou dialogique
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On-locuteur / ?On-locutrice: quelques tribulations du genre…
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(éds), Recherches linguistiques XXXI, 39-64.
Benveniste, E. (1969), Le vocabulaire des institutions indoeuropéennes, T.1 : Éco-
nomie, parenté, société ; T. 2 : Pouvoir, droit, religion, Paris, Minuit, Coll. Le
sens commun.
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Études sémantiques et pragmatiques
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sexuado en español », Cauce 17, 53-75.
Pinault, G.J. (1996), « Aspects de la reconstruction de l’ abstrait en indo-euro-
péen », Les noms abstraits. Histoire et théorie, Flaux, N., Glatigny, M. &
Samain, D. (éds), Lille, Presses universitaires du Septentrion, 199-211.
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Jacques Moeschler
Université de Genève
1 Introduction
Bien que les études de sémantique et de pragmatique aient accordé depuis long-
temps un intérêt pour les connecteurs causaux, notamment à partir de l’ article
séminal sur car, parce que, puisque du Groupe O-l (1975), relativement peu
d’ études sur le français se sont consacrées à la relation explicite entre le concept
de causalité et les connecteurs causaux2.
Dans cet article, nous proposons de relier la causalité à deux problématiques
a priori éloignées. La première concerne les relations conceptuelles entre pro-
positions entretenant des relations causales. Nous utiliserons des données d’ un
1. Article réalisé dans le cadre du projet Fonds national suisse de la recherche scientifique
CAUSE (Pragmatique lexicale et non lexicale de la causalité en français : aspects théoriques, descrip-
tifs et expérimentaux, n° 100012-113382). L’ auteur remercie les collaboratrices du projet, Joanna
Blochowiak et Cécile Grivaz, ainsi que Sandrine Zufferey et les partenaires du laboratoire L2C2
(Institut des Sciences Cognitives, Lyon) qui ont participé à l’ expérience sur les relations causales :
Coralie Chevallier, Thomas Castelain et Jean-Baptiste van Der Henst.
2. Cela ne veut pas dire que peu d’ études existent sur les connecteurs causaux, mais que la
relation entre causalité et connecteurs causaux n’ est généralement pas au centre de la discussion.
Cf. cependant Zufferey (2010) pour l’ acquisition des connecteurs causaux, Moeschler (2003) pour
une approche globale de la causalité, Moeschler (2009) pour la relation entre argumentation et
causalité, Moeschler (2011) pour une description des connecteurs causaux et inférentiels et Zuf-
ferey (2011) pour une version revisité de l’ analyse du Groupe O-l (1975). Sur parce que, cf. Debai-
sieux (2002), Degand et Fagard (2008), Hamon (2004), Kronning (1997).
339
Études sémantiques et pragmatiques
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ligne de la causalité (Moeschler et al. 2006, Blochowiak et al. 2006) afin de com-
prendre comment la causalité dans le discours s’ appuie sur des chaînes causales3.
Dans un second temps, nous chercherons à généraliser le rapport entre relations
causales, instanciées dans des chaînes causales, et argumentation. Mais commen-
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2 Causalité
Quelle relation la causalité a-t-elle avec le langage et son usage ? La causalité est
une fonction cognitive qui a deux propriétés intéressantes, la distinguant des
opérations logiques (négation, disjonction, conjonction, implication). Premiè-
rement, elle n’ est pas définie logiquement par des conditions de vérité et par
un connecteur logique de « cause ». En second lieu, la causalité est une relation
intrinsèquement liée au langage. L’ existence de relations causales dans le monde
est certes indépendante du langage, mais ce que nous appelons causalité est une
relation fondamentalement linguistique. Celle-ci est d’ ailleurs exprimée de
manière différente dans le langage, par la syntaxe (1), par le lexique (2) ou par
le discours (3) :
(1) a. Marie a fait manger les enfants.
b. Le vent a cassé la branche.
c. La branche a cassé.
(2) a. Brutus a tué César.
b. Le clown a amusé les enfants.
c. Marie a fêlé la tasse.
(3) a. La température a baissé. Le vent s’ est levé.
b. La température a baissé parce que le vent s’ est levé.
En (1a), Marie fait quelque chose (menacer de les envoyer en enfer, promettre
un gâteau, etc.) qui cause que les enfants mangent. En (1b), le vent est la cause
du bris de la branche, alors qu’ en (1c), la cause n’ est pas spécifiée. En (2a), Bru-
tus est l’ agent et la cause de la mort de César ; en (2b), le clown a fait des clowne-
ries qui ont causé le changement d’ état psychologique des enfants (amusement) ;
en (2c), Marie a fait quelque chose qui a fêlé la tasse. Enfin, en (3), un événement
(le vent s’ est levé) a causé un nouvel état (la température a baissé) : en (3a), la
relation causale est implicite, en (3b) elle est rendue explicite par parce que.
Cette description sommaire mérite quelques commentaires. Les réalisations
lexicales et syntaxiques ont la propriété de ne pas indiquer la nature de l’ événe-
ment causateur : seul l’ agent de cet événement, ou l’ instrument lorsqu’ il s’ agit
3. Les chaînes causales relèvent des représentations des événements dans le monde et non du
discours.
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Causalité, chaînes causales et argumentation
d’ une force, est explicité, mais sa présence n’ est pas obligatoire dans certaines
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constructions, comme les constructions inaccusatives (1c)4. En second lieu, les
réalisations lexicales (sauf pour le verbe tuer) explicitent l’ état résultant et non
l’ événement causateur : casser signifie x cause que y est cassé, amuser que x cause
que y est amusé. Les réalisations lexicales indiquent donc l’ état de la conséquence,
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Enfin, et c’ est la propriété principale qui va nous occuper, la causalité dans le dis-
cours, qu’ elle soit explicite ou implicite, est exprimée dans l’ ordre conséquence-
cause, à savoir dans l’ ordre non iconique des éventualités. En effet, alors que
l’ ordre des événements dans le monde est l’ ordre cause-conséquence (5b), la
structure du discours illustre l’ ordre conséquence-cause (5c) :
Cette propriété est d’ autant plus intéressante qu’ elle correspond à l’ ordre de
la relation imposée par le connecteur parce que. En effet, parce que causal
correspond à l’ ordre non-iconique (6a), alors que l’ ordre iconique est obtenu,
de manière diversement acceptable, par son emploi épistémique (Sweetser
1990) (6b) :
(6) a. Max s’ est cassé la jambe parce qu’ il est tombé dans un précipice.
b. Max est tombé dans un précipice, parce qu’ il s’ est cassé la jambe.
(7) Max est tombé dans un précipice, donc il s’ est cassé la jambe.
Contrairement à (6a), qui implique (8a) et a pour explicature (8b), (7) implique
seulement (9a) et a pour implicature (9b) : en d’ autres termes, alors que parce que
4. Dans Moeschler (2003) est défendue la thèse selon laquelle seule la mention du thème ou du
patient est nécessaire à la relation causale.
5. Une exception est liée aux verbes indiquant le moyen : poignarder, pincer, ou l’ ingrédient :
sucrer, saler.
6. Cf. Rihs (2009) pour une approche sémantique et pragmatique du gérondif et du participe
présent.
341
Études sémantiques et pragmatiques
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iconique, donc n’ a pas comme propriété de garantir la vérité de la conséquence,
qui est seulement inférée par le locuteur : la relation causale n’ est que possi-
ble (Moeschler 2010) :
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(8) a. (Max s’ est cassé la jambe) Ș (Max est tombé dans un précipice)
b. CAUSE (Max est tombé dans un précipice, Max s’ est cassé la jambe)
(9) a. Max est tombé dans un précipice
b. ɇ CAUSE (Max est tombé dans un précipice, Max s’ est cassé la jambe)
Parce que semble donc être le seul connecteur à permettre l’ expression d’ une
relation causale entre événements, garantissant par là même leur factualité (cf.
Moeschler 2011 pour des arguments distributionnels). Cette propriété est fon-
damentale, car, comme nous allons le voir, l’ inférence causale est basée non sur
des prémisses, mais sur des chaînes causales.
3 Chaînes causales
Jusqu’ à présent, je n’ ai introduit que l’ un des trois termes du titre de cet article
(causalité). Regardons maintenant ce que j’ appelle une chaîne causale. J’ utilise-
rai ici la définition de Moeschler (2003, 30) : « une chaîne causale est une suite
de relations éventualités-participants ». En d’ autres termes, une chaîne causale
relie des éventualités (événements et états) et leurs participants (agents, patient/
thème) dans un intervalle temporel : une chaîne causale est donc orientée tem-
porellement et connecte causalement des événements et/ou des états. Si l’ on
revient à l’ exemple (6a), la chaîne causale peut être illustrée de la manière sui-
vante, où la flèche pointillée représente la directionnalité du temps et donc la
relation d’ ordre temporel :
342
Causalité, chaînes causales et argumentation
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les éventualités reliant la cause et la conséquence sont-elles inférées ? Pour
répondre à ces questions, je vais partir de dix exemples, utilisés pour une expé-
rience de temps de lecture (Moeschler et al. 2006), énoncés basés sur un corpus
d’ élicitation de causes et de conséquences (Blochowiak et al. 2006)7. Voici donc
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les dix séquences utilisées dans l’ expérience de temps de lecture avec l’ ordre
cause-conséquence et conséquence-cause, en association faible8 :
Proposition 1 Proposition 2
Réponses Proposition 2 (cause) Réponses
(déclencheur) (conséquence)
La barque a heurté
elle a coulé. 35 % il y avait du courant. 16,6 %
le rocher,
Marie a lu sans
elle n’a rien vu. 15 % elle voit bien de près. 22,2 %
ses lunettes,
Le point intéressant de l’ expérience est constitué par les temps de lecture obte-
nus sur ces énoncés9. En effet, pour les associations faibles, les temps de lecture
des causes sont plus rapides que les temps de lecture des conséquences, alors
7. Dans l’ expérience d’ élicitation, 40 énoncés, au passé composé, de 8 syllabes, ont été utilisés
comme déclencheurs. On demandait à un groupe d’ étudiants de donner alors une conséquence
et à un autre groupe de donner une cause, et ce pour chaque énoncé. Un corpus de 1’ 488 paires
de phrase conséquence-cause et cause-conséquence a été constitué et analysé dans Blochowiak
et al. (2006).
8. Nous avons défini une association faible à partir de moins de 50 % de réponses identiques
dans le corpus d’ élicitation. Dans le tableau de la figure 2, les associations faibles sont inférieures
à 25 % de réponses.
9. L’ expérience s’ est déroulée avec le logiciel e-Prime, et le dispositif contenait des énoncés
contrôles. Il était demandé aux participants, après entraînement, de faire passer le premier énoncé
déclencheur et, dès sa saisie, de presser sur la barre d’ espacement pour faire apparaître le second :
il fallait alors presser sur la touche « e » pour « vraisemblable » et sur « p » pour « invraisemblable ».
Une inversion de la fonction des touches a été faite sur la moitié des sujets afin d’ éviter tout effet
de latéralisation. Les temps de lecture obtenus sont des moyennes.
343
Études sémantiques et pragmatiques
que l’ inverse est vrai pour les associations fortes, comme le montre le graphique
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en figure 3 :
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Quelles sont les relations conceptuelles entre les prédicats d’ événements et les
relations temporelles ? Ces relations sont assez simples. En (10a), la conséquence
(se soigner) passe par l’ implication de se tordre la cheville, à savoir se blesser. En
(10b), la relation passe par la conséquence de heurter un rocher – se briser –, ce
qui entraîne couler. En (10c), porter des lunettes présuppose ne pas pouvoir lire :
ne rien voir est une conséquence d’ une présupposition de porter des lunettes. En
(10d), ce sont les conséquences pour un chien d’ avoir des puces, avoir des aller-
gies, qui entraînent le déplacement chez le vétérinaire pour le soigner. Enfin, en
(10d), c’ est la suite événementielle qui est présentée comme conséquence : on se
lave les mains pour avoir les mains propres et pour passer à table.
344
Causalité, chaînes causales et argumentation
Notre hypothèse est que ces relations sont accessibles via des implications séman-
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tiques et non des implicatures, de manière directe ou indirecte10. La chaîne
causale peut être simple ou complexe, comme le montre la figure 4 :
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10. En d’ autres termes, ces relations sont de nature sémantique et non contextuelle ou pragmati-
que. Certaines de ces relations sont défaisables, mais font intervenir des contextes très spécifiques :
? Marie s’ est tordu la cheville, mais elle ne s’ est pas blessée.
La barque a heurté le rocher, mais ne s’ est pas brisée.
? ? Marie a lu sans ses lunettes, mais elle ne voit pas de près
? Le chien a attrapé des puces, mais il n’ a pas d’ allergie.
? Véronique s’ est lavé les mains, mais elles étaient propres.
345
Études sémantiques et pragmatiques
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une activité plus précise (par exemple courir, sauter, etc.) cause un événement.
Mais cet événement n’ est pas une implication, car faire du sport, courir, sauter
n’ impliquent pas sémantiquement se tordre la cheville. En (11b), le courant est
le contexte d’ arrière-plan qui cause l’ événement de heurter le rocher ; comme
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dans le cas précédent, cette relation est bien conceptuelle, pragmatique et non
sémantique. En (11c), voir bien de près ne peut causer lire sans ses lunettes que
si on a accès à une information très spécifique : les myopes peuvent voir de près,
mais pas de loin. En (11d), c’ est aussi une connaissance sur le monde qui per-
met de relier un événement (se rouler dans l’ herbe) et son résultat (attraper des
puces). Enfin, en (11e), jardiner cause se salir les mains et c’ est donc une chaîne
causale qui intervient ici. On voit donc que dans ce groupe d’ exemples, ce sont
des relations pragmatiques, soit directes, soit indirectes, qui sont en jeu, et non
des implications sémantiques.
L’ une des conséquences de cette analyse est que la différence entre les séries
cause-conséquence et conséquence-cause ne tient pas à la complexité des chaî-
nes causales, mais à leur nature : les relations cause-conséquence sont basées sur
346
Causalité, chaînes causales et argumentation
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d’ ordre pragmatique11. Or il semble que l’ accès aux relations pragmatiques soit
plus rapide que l’ accès aux relations sémantiques12.
Que se passe-t-il maintenant si la relation causale doit être inférée à partir d’ une
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(14) Marie rencontra Max au Japon. Deux mois plus tard, ils se marièrent.
Dans la série (12), les relations causales et temporelles sont toutes compréhen-
sibles, et certaines ellipses produisent des effets assez importants, comme en
(12b), qu’ on pourrait trouver dans un titre de journal. Le fait de passer par-
dessus une chaîne causale n’ est apparemment pas un problème, comme le
montre la figure 6 :
11. Précisons que la distinction qui est faite ici entre nature sémantique et pragmatique des
relations est liée à des exemples SANS connecteurs.
12. On est ici en face d’ une question qui a été discutée de manière très précise dans la littérature
sur les implicatures scalaires, notamment sur le statut par défaut vs contextuel de leur déclenche-
ment. Contrairement aux prédictions de l’ approche néo-gricéenne, défendue par Horn (2004) et
Levinson (2000), les approches expérimentales (Noveck 2001, Noveck et Reboul 2008, Reboul
2011 pour une synthèse) montrent que les implicatures scalaires ne sont pas déclenchées par
défaut, mais sont contextuelles.
347
Études sémantiques et pragmatiques
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(15) Marie s’ est tordu la cheville en faisant du jogging : elle avait décidé de se
remettre en forme.
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Causalité, chaînes causales et argumentation
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forme peut causer faire du jogging, mais décider de se remettre en forme ne peut
pas causer se tordre la cheville, alors que faire du jogging le peut. En revanche,
dans la figure 7, la tempête peut causer que le bateau heurte le rocher, sans qu’ une
cause plus explicite ne soit requise.
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Les résultats sont intéressants : alors que la relation causale est accessible et
pertinente pour (16b-d)13, elle n’ est possible que dans un emploi pragmatique en
(16a) et (16d), dans lesquels la mention d’ un fait (décider de remettre en forme,
acheter les plantes vivaces) explique un autre fait (se tordre la cheville, se laver les
mains)14. Cela dit, ces emplois ne sont pas épistémiques, ils sont pragmatiques
au sens où la mention d’ un fait explique un autre fait et sa pertinence, à savoir
l’ acte de dire que sous-jacent (Sperber et Wilson 1995). Dès lors, la relation n’ est
plus une relation causale de re, c’ est une relation de dicto : X parce que Y s’ inter-
prète comme Y cause que je dise X. Cet emploi pragmatique est typiquement de
nature métareprésentationnelle ou métalinguistique.
En revanche, la série cause-conséquence ne pose pas ce genre de problème : et
peut être utilisé, comme donc dans certains cas, comme le montre la série
d’ exemples (17)15 :
(17) a. Marie s’ est tordu la cheville, et/ ? ? donc elle a le pied dans le plâtre.
b. La barque a heurté le rocher, et/ ? ? donc il y a deux disparus.
c. Marie a lu sans ses lunettes, et/donc elle a la migraine.
13. On notera que ma présentation ne contient pas de virgule avant parce que en (16b-d), alors
que la virgule me semble nécessaire en (16a et e).
14. Dit autrement, les contextes de (16a) et (16e) sont particuliers, alors qu’ ils sont généraux
dans (16b-d). On pourrait paraphraser (16) par : « en général, la tempête cause le heurt des bar-
ques contre les rochers ».
15. Cf. Moeschler (2011) pour une analyse contrastive de et, donc, parce que.
349
Études sémantiques et pragmatiques
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e. Véronique s’ est lavé les mains, et/donc elle a déjeuné.16
Les cas où donc est possible sont des cas de lecture inférentielle : la conséquence
avoir la migraine est inférée de lire sans lunettes, sans que l’ on puisse en conclure
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que lire sans lunettes CAUSE avoir la migraine. De même, la conséquence déjeu-
ner est inférée de se laver les mains, sans que se laver les mains cause de manière
obligatoire déjeuner. On comprend dès lors pourquoi les autres usages de donc
ne sont pas possibles : il n’ y a pas de règle reliant attraper des puces et être sous
antibiotiques, heurter un rocher et causer la disparition de deux personnes, se
tordre la cheville et avoir la jambe dans le plâtre, bien que cela soit possible de
manière conjoncturelle. Cela signifie que si de telles relations causales sont
possibles, elles le sont de manière particulière, et non sur la base d’ une con-
nexion forte, par défaut.
Mais, chose surprenante, si l’ on remplace et/donc par parce que, les usages
inférentiels de parce que qui en résultent sont tous acceptables :
(18) a. Marie s’ est tordu la cheville, parce qu’ elle a le pied dans le plâtre.
b. La barque a heurté le rocher, parce qu’ il y a deux disparus.
c. Marie a lu sans ses lunettes, parce qu’ elle a la migraine.
d. Le chien a attrapé des puces, parce qu’ il est sous antibiotiques.
e. Véronique s’ est lavé les mains, parce qu’ elle a déjeuné.
Le seul exemple difficile est (18b), pour des raisons de pertinence : on s’ attend
en effet plutôt à connaître la cause des disparitions, et non apprendre qu’ il y a des
disparus (conséquence). C’ est donc pour des raisons de structure information-
nelle que (18b) est moins acceptable que les autres exemples de la série (18).
Quelles conclusions tirer de cette analyse des chaînes causales ? Les chaînes cau-
sales sont reconstructibles, mais elles jouent des rôles différents dans les discours
temporel et inférentiel (ordre cause-conséquence) et causal (ordre conséquence-
cause). Dans le discours temporel et inférentiel (ordre cause-conséquence),
elles autorisent des ellipses, que l’ on peut donc définir comme des sauts par-
dessus une chaîne causale. Dans le cas du discours causal (conséquence-cause),
c’ est l’ accès à un contexte pertinent permettant de connecter les événements
qui est décisif. Nous avons vu que même si une chaîne causale entre décider de
se remettre en forme – faire du jogging – se tordre la cheville est accessible, la
connexion causale décider de se remettre en forme-se tordre la cheville ne l’ est
pas, car une décision de faire X ne peut pas causer un événement. Le discours
causal est donc plus contraint pragmatiquement que le discours temporel.
16. Cette structure grammaticale ne donne pas la même lecture qu’ avec la construction c’ est
donc, comme le montrent les exemples qui refusent donc : ? ? Marie s’ est tordu la cheville, c’ est donc
qu’ elle a le pied dans le plâtre. Pour (17e), la construction c’ est donc donne une lecture conséquence-
cause, et non cause-conséquence : Véronique s’ est lavé les mains, c’ est donc qu’ elle a déjeuné.
350
Causalité, chaînes causales et argumentation
4 Causalité et argumentation
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On sait que parce que est utilisé dans des argumentations et qu’ il y a une diffé-
rence essentielle entre son usage causal et son usage argumentatif (Moeschler
2009) : l’ usage argumentatif suppose l’ ordre cause-conséquence, alors que l’ usage
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(19) a. Jacques est chez lui, parce qu’ il y a de la lumière dans son salon.
b. Marie s’ est tordu la cheville, parce qu’ elle a le pied dans le plâtre.
Dans les deux cas, les relations causales sont entre la première et la seconde
proposition :
Ces relations sont conjoncturelles et pragmatiques, car elles peuvent être annu-
lées :
(21) a. Jacques est chez lui, mais aucune lumière n’ est allumée.
b. Marie s’ est tordu la cheville, mais elle ne porte qu’ une attelle.
(22) a. Jacques doit être chez lui, parce qu’ il y a de la lumière dans son salon.
b. Marie doit s’ être tordu la cheville, parce qu’ elle a le pied dans le plâtre
351
Études sémantiques et pragmatiques
C’ est exactement ce que fait l’ argumentation avec parce que : la relation causale
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ordinaire est le support d’ une argumentation, comme le montre la figure 9 :
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(23) a. Marie s’ est tordu la cheville, parce qu’ elle doit se soigner.
b. La barque a heurté le rocher, parce qu’ elle a coulé.
c. Marie a lu sans ses lunettes, parce qu’ elle n’ a rien vu.
d. Le chien a attrapé des puces, parce qu’ on va l’ emmener chez le vétéri-
naire.
e. Véronique s’ est lavé les mains, parce qu’ elle va passer à table.
352
Causalité, chaînes causales et argumentation
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lunettes
d. On va emmener le chien chez le vétérinaire EST UN ARGUMENT
POUR le chien a attrapé des puces
e. Véronique va passer à table EST UN ARGUMENT POUR Véronique s’ est
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5 Conclusion
La conclusion à laquelle nous venons d’ aboutir n’ est pas triviale : l’ argumentation
est une manière de retourner, via des contraintes de la langue, à l’ ordre du monde.
Mais cela n’ est pas surprenant : les argumentations sont à propos de faits ou de
croyances, et ceux-ci entretiennent des relations avec d’ autres faits ou croyan-
ces. Ancrer des faits et des croyances sur une relation factive comme la causalité
est une manière extrêmement forte d’ asseoir l’ argumentation. Nous obtenons
ainsi un dispositif intéressant qu’ on peut représenter par un cycle entre rela-
tions causales et argumentatives, dont parce que est le vecteur linguistique.
Bibliographie
Baumgartner, A. (2008), Lexique et causalité. Une analyse sémantique des noms
et verbes d’ événements causaux en français, thèse de doctorat, Université de
Genève.
Blochowiak, J., Miresan, C., Moretti, A. & Tenea, M. (2006), « Le projet causa-
lité : analyses quantitatives et qualitatives d’ un pré-test », Nouveaux cahiers
de linguistique française 27, 263-285.
353
Études sémantiques et pragmatiques
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étude quantitative sur corpus », Romanistische Korpuslinguistik. Korpora und
gesprochene Sprache, Pusch, C. & Raible, W. (éds), Tübingen, Gunter Narr,
349-362.
Degand, L. & Fagard, B. (2008), « (Inter)subjectification des connecteurs : le cas
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Causalité, chaînes causales et argumentation
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the study of language », Trends in Cognitive Sciences 12/11, 425-431.
Reboul, A. (2011), « Experimental Pragmatics », Conférence donnée à l’ Univer-
sité de Kyoto, 14 janvier 2011.
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L’ILLOCUTOIRE,
OU COMMENT NE PAS S’ EN DÉBARRASSER
Catherine Kerbrat-Orecchioni
Université Lumière Lyon 2
Que les énoncés soient dotés d’ une capacité à accomplir certains types d’ action
et que leur interprétation implique l’ identification des actions qu’ ils prétendent
accomplir, c’ est une évidence intuitive (du « sens commun ») corroborée par
diverses observations empiriques. Or il est permis de penser que l’ objectif de la
linguistique est avant tout de rendre compte de telles évidences intuitives et
observations empiriques – mais comment ? Berrendonner (2009) distingue deux
357
Études sémantiques et pragmatiques
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(théorie des actes illocutoires) et « TIZ » (théorie l’ illocutoire zéro), revendi-
quant depuis toujours (c’ est-à-dire depuis les débuts de son intérêt pour la
pragmatique) une adhésion à la seconde, alors que je revendique personnelle-
ment depuis toujours (c’ est-à-dire depuis les débuts de mon intérêt pour la
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2 TAI et TIZ
2.1 La TAI
Rappelons rapidement les grands principes du traitement standard (austino-
searlien) des speech acts :
t -FDPOUFOVEFUPVUÏOPODÏTFMBJTTFBOBMZTFSFOEFVYDPNQPTBOUFTRVJTZ
trouvent amalgamées : le cp (contenu propositionnel) et la vi (valeur
illocutoire, qui permet à l’ énoncé de fonctionner comme un acte parti-
culier). Cette dissociation peut être mise en évidence par le fait que plu-
sieurs énoncés peuvent avoir le même cp mais pas la même vi (« Pierre
ferme la porte. » / « Est-ce que Pierre ferme la porte ? » / « Pierre, ferme la
porte ! ») et inversement (il existe une infinité d’ énoncés qui peuvent
avoir la même valeur d’ assertion, de question ou d’ ordre, même si tous
les cp ne sont évidemment pas compatibles avec toutes les vi).
t -B WBMFVS JMMPDVUPJSF QFVU TF SÏBMJTFS EBOT VO ÏOPODÏ EF GBÎPO directe
(« Ferme la porte » : on admet que l’ impératif a pour valeur « propre »
d’ exprimer un ordre), indirecte conventionnelle (« Tu pourrais fermer la
porte ? » : l’ ordre s’ exprime à travers un énoncé dont la valeur littérale est
celle d’ une question, mais certains marqueurs de dérivation illocutoire
permettent de lui octroyer, sauf indication contraire, une valeur jussive),
ou indirecte non conventionnelle (« Il y a des courants d’ air » : cet énoncé
peut à l’ occasion valoir pour un ordre, mais il s’ agit alors d’ une simple
inférence contextuelle).
t -FTWBMFVSTJMMPDVUPJSFTTPOUTPVNJTFTËDFSUBJOFTconditions de réussite
(qui conditionnent la réussite ou l’ échec de l’ acte que prétend effectuer
l’ énoncé).
2.2 La TIZ
Dès les Éléments de pragmatique linguistique (1981), Berrendonner part en guerre
contre un tel traitement des actes de langage, qu’ il qualifie de « retors » et vis-à-
358
L’illocutoire, ou comment ne pas s’en débarrasser
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le vœu que « l’ ère de la sémantique de l’ illocutoire » soit bientôt « révolue »1 :
Le plus cruel exemple de concept qui, par le défaut de généralité qu’ il emporte avec
lui, finit par avoir un coût théorique rédhibitoire, est la notion bien connue d’ illo-
cutoire. Une bonne partie de cet ouvrage n’ est autre qu’ un effort pour débarrasser
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Il n’ est pas possible de reprendre ici les arguments développés dans cet ouvrage,
ni les critiques menées contre des notions effectivement problématiques comme
celle de « performatif », ou l’ opposition « illocutoire/perlocutoire ». Il est encore
moins question de rejouer un scénario polémique dans lequel je m’ étais à l’ épo-
que, qui portait plus à la virulence qu’ à la tolérance, laissé embarquer (Kerbrat-
Orecchioni 1986). Disons simplement que la charge s’ exerce surtout au nom du
principe d’ économie descriptive : l’ introduction du concept d’ illocutoire entraî-
nerait un « coût théorique exorbitant » ; il serait bien moins « onéreux » de sortir
les valeurs illocutoires de la langue pour en faire de purs effets de discours (ce
qui allège en effet celle-là, mais risque d’ alourdir considérablement, notons-le
au passage, la description de ceux-ci…), en considérant que ces valeurs sont tou-
tes et toujours dérivées par inférence du contenu sémantique des énoncés. Un
tel traitement serait non seulement « idéal » mais légitime, étant donné que pour
aucune valeur illocutoire on ne peut trouver de marqueur qui lui soit véritable-
ment exclusif – Berrendonner en veut pour preuve la question, dont l’ existence
en tant qu’ acte spécifique serait une « illusion » : la valeur illocutoire correspon-
dante pourrait plus « avantageusement » être traitée comme dérivant en contexte
de la valeur d’ « assertion de degré d’ engagement faible ou nul », aucune différence
n’ existant à cet égard, comme le voudrait la TAI, entre « Pierre est-il parti ? /
Est-ce que Pierre est parti ? » et « Je me demande si Pierre est parti », « J’ ignore
si Pierre est parti », « On dirait que Pierre est parti » etc.
Si Berrendonner décrit la question comme étant dérivée d’ une assertion d’ un
type particulier, il semble que le plus souvent, ainsi que le suggère le sigle « TIZ »
(« illocutoire zéro ») auquel il recourt aujourd’ hui, les valeurs illocutoires soient
pour lui à considérer comme venant se greffer en discours sur des unités de
langue indéterminées illocutoirement ; alors que la TAI affirme non seulement
l’ autonomie des vi par rapport aux cp mais aussi leur existence dans le système
de la langue (valeurs « conventionnelles » – directes ou indirectes – sur lesquelles
peuvent venir s’ adjoindre en discours certaines valeurs « non conventionnelles »).
Pour changer des exemples rebattus de la question et de la requête2, c’ est à par-
tir du cas de ces deux actes à la fois apparentés et distincts que sont le vœu et la
salutation que nous allons examiner ces deux points.
1. Les valeurs illocutoires ont pourtant la vie dure. Pour des références récentes, voir par exemple
Alston 2000 et Doerge 2006.
2. Voir entre autres Kerbrat-Orecchioni 1991 et 2001 : chap. 4.
359
Études sémantiques et pragmatiques
3 L’ exemple du vœu
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3.1 Que le vœu possède des signifiants spécifiques
dont le caractère conventionnel semble difficilement
contestable
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Le vœu étant défini comme l’ acte par lequel A exprime à B qu’ il/elle souhaite que
l’ événement sur lequel porte l’ énoncé se passe pour le mieux, il se réalise géné-
ralement à l’ aide de l’ une ou l’ autre des deux structures suivantes3.
(1) « Bon » + substantif
Bonne nuit / Bon travail / Bon retour
Même s’ il arrive que la structure verbale soit plus naturelle que la structure
nominale (« Amuse-toi bien » vs « Bon amusement »), d’ une manière générale la
première est infiniment plus productive que la seconde, qu’ il s’ agisse de vœux
passe-partout (« Bonne journée », « Bonne soirée »…) ou spécialisés (« Bon appé-
tit », « Bon anniversaire », etc.). Notons d’ autre part que la structure verbale est
illocutoirement ambiguë dès lors que le verbe implique une responsabilité active
de l’ agent, ayant alors tendance à basculer dans la recommandation – comparer
par exemple :
Remets-toi bien [vœu] vs Soigne-toi bien [recommandation]
Bon vote [vœu] vs Votez bien [recommandation]
L’ exemple du vœu montre qu’ une vi peut avoir pour marqueur non seulement
un schéma prosodique, un morphème (comme « est-ce que »), une forme gram-
maticale (comme l’ impératif) ou un lexème en emploi particulier (verbes per-
formatifs), mais aussi une structure lexico-syntaxique comme c’ est le cas de ces
formules votives qui sont très stéréotypées en ce sens qu’ elles exploitent tou-
3. Il va de soi que ces deux structures peuvent en contexte recevoir d’ autres valeurs que celles
de vœu, ou de recommandation pour la deuxième.
360
L’illocutoire, ou comment ne pas s’en débarrasser
jours les mêmes moules préfabriqués, que vient remplir un matériel lexical le plus
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souvent banal, mais qui peut aussi donner lieu à toutes sortes d’ innovations
comme dans l’ échange suivant :
Bon week-end, et même bon pont ou plutôt bon viaduc !
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Bon voyage !
t 3ÏQMJRVFTQPTTJCMFTEF# TBODUJPOOBOUMjÏDIFDxEVWV
(i) Finalement je reste à Lyon tout l’ été.
(ii) Je déteste voyager.
(iii) Je suis rentrée hier.
(iv) Mais on se revoit demain !
t 1SÏDBVUJPOTDPSSÏMBUJWFTEF" BOUJDJQBOUTVSVOÏDIFDQPTTJCMF
Si tu pars, bon voyage ! [cf. (i)]
[Dans un courriel :] Si tu n’ es pas encore parti, bon voyage ! [cf. (iii)] ; ou bien :
Si on ne se revoit pas demain, bon voyage ! [cf. (iv)]
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Études sémantiques et pragmatiques
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énoncé permet de mettre en évidence les conditions de réussite propres à l’ acte
qu’ il est censé réaliser. S’ agissant du vœu, on peut ainsi dégager par ce moyen
les six conditions suivantes.
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Dans un contexte tel que celui-ci, une autre stratégie pour conjurer le risque
d’ une réplique (« ah parce que tu crois que je vais pouvoir en prendre des vacan-
ces ? j’ ai trois articles en retard ! ») consiste à substituer prudemment « Bon été »
à « Bonnes vacances », car l’ été est tout de même une réalité fortement prévisible
même s’ il peut être « pourri ».
[Dans l’ avion à l’ atterrissage] Bonne journée, et pour les passagers en transit,
bonne continuation de votre voyage.
car « Bonne journée » est susceptible de concerner tous les voyageurs : la restric-
tion s’ explique ici par le fait que la formule votive sert en même temps de for-
mule d’ adieu.
(2) Que l’ événement sur lequel porte le vœu puisse être une bonne chose
Réplique correspondante (voir aussi ci-dessus « Je déteste voyager ») :
Bonne balade ! – Par ce temps ?
Précaution :
Bon dimanche, si on peut dire ! / Bon dimanche quand même.
Notons que l’ application de ce principe peut dans certains cas venir bloquer
le renvoi du vœu. À un péage d’ autoroute par exemple, si l’ employé me dit
« Bonne route » la condition (1) m’ empêchera de répondre « vous aussi » ; mais
il peut en être de même après « Bonne journée », du fait cette fois de la condition
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L’illocutoire, ou comment ne pas s’en débarrasser
(2) – est-il possible qu’ une journée soit « bonne » quand on la passe enfermé
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dans une guérite ?
Pour la même raison, un vœu peut difficilement porter sur un événement
intrinsèquement « mauvais », ainsi que le remarque Hervé Guibert dans son
Journal d’ hospitalisation (Seuil 1992 : 78) :
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On n’ entend que ça ici : « Bon appétit », « Bonne journée », « Bon repos », jamais
« Bon décès »…
En cas de situation moins tragique le vœu peut tout de même advenir, mais il
prend alors une coloration ironique :
Aujourd’ hui j’ ai huit heures de cours, la galère ! – Alors, bonne galère !
(3) Que la réalisation de l’ objet ou événement souhaité ne soit pas sûre à 100 %
(condition de « non superfluité » du vœu).
Réplique (ludique) :
Je vous souhaite jeunesse, beauté… – Mais j’ ai déjà tout ça !
Précautions :
Je te souhaite bon courage mais je sais que tu n’ en manques pas
Ce petit message en début d’ année pour te souhaiter plein de bonnes choses
comme bonheur, sérénité, joie, succès (mais est-ce bien nécessaire ?)
En cas de temporalité non partagée, par exemple dans les échanges par courriel,
l’ application du principe de précaution est particulièrement délicate :
363
Études sémantiques et pragmatiques
Bonne soirée, si vous êtes encore devant votre écran / Bonne nuit, si tu n’ es pas
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encore couchée
Je suis sans mail jusqu’ à lundi inclus (je pars en Normandie tout à l’ heure). – Alors
bonne Normandie, si tout à l’ heure n’ est pas encore passé !
Bon faut que je file à Bron. – Je ne te dis pas « Bon Bron » parce que ça sonne mal
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De telles précautions sont systématiques dès lors que le vœu peut paraître quel-
que peu prématuré. Elles servent alors de justification à l’ apparente transgres-
sion, commise au nom du principe (5), du principe suivant :
Bonnes vacances ! – Mais c’ est dans un mois ! – Oui mais on ne se verra sans doute
pas d’ ici là…
Les règles d’ emploi des formules votives sont à la fois tyranniques, et floues
dans leur application pour la plupart d’ entre elles – à partir de quelle heure
est-il possible de souhaiter à quelqu’ un « Bon appétit » ? Jusqu’ à quel jour de la
semaine peut-on encore se dire « Bonne semaine » avant de passer à « Bonne fin
de semaine » (exemple attesté : « Bonne semaine… ou ce qu’ il en reste ! »), puis
à « Bon week-end » ? Et que penser d’ une réplique telle que celle-ci :
4 Le cas de la salutation
364
L’illocutoire, ou comment ne pas s’en débarrasser
(en particulier dans les séquences de clôture), les formules de salutation étant
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d’ ailleurs souvent dérivées de formules votives4. Il ne s’ agit pourtant pas du
même acte, comme il apparaît nettement en cas de cumul :
Au revoir et bonne fin de soirée !
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Tout cela mériterait évidemment d’ être détaillé davantage. Mais le cas de la salu-
tation nous servira ici surtout à illustrer la différence entre acte de langage direct
et indirect (c’ est-à-dire plus exactement, entre acte exprimé de manière directe
ou indirecte), à partir de l’ extrait d’ un débat télévisé opposant, le 20 novembre
2003 sur France 2 (émission 100 minutes pour convaincre), Nicolas Sarkozy, alors
ministre de l’ intérieur, et Jean-Marie Le Pen, représentant du Front National.
4. Pas seulement en français : on sait par exemple que goodbye vient de God be with ye (ye étant
la forme archaïque de you).
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Études sémantiques et pragmatiques
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Sarkozy est sur le plateau depuis un bon moment déjà (ayant été confronté à
divers interlocuteurs) quand Le Pen fait son entrée. Après avoir été salué par
l’ animateur de l’ émission, Olivier Mazerolle (OM), il salue à son tour à la ronde
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Le Pen s’ installe donc et à peine assis, il se lance dans une diatribe contre le
monde politico-médiatique qui le traite comme un « paria ». Sarkozy le laisse
faire son petit numéro durant plus d’ une minute, et au moment même où après
ces préliminaires adressés à la cantonade, Le Pen se tourne vers son adversaire
pour passer à l’ attaque nominative, voici ce à quoi l’ on assiste :
4- LP […] ASP5 monsieur le ministre de l’ Intérieur/ vous me donnez
l’ impression : :/
[ASP]
5- NS [bonsoir/] monsieur Le Pen
6- LP bonsoir/ bonsoir monsieur eh j’ ai dit bonsoir en arrivant/ASP mais
euh vous étiez inclus collectiv- dans mon bonsoir collectif\
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L’illocutoire, ou comment ne pas s’en débarrasser
temps dans l’ interaction. Certes, c’ est à la cantonade qu’ il parlait jusqu’ ici, on
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peut donc à la rigueur admettre qu’ avec « monsieur le ministre de l’ Intérieur »
c’ est en quelque sorte une nouvelle interaction qui commence, enchâssée dans
la précédente (un « dilogue » se trouve enchâssé dans un « polylogue »). Mais
faut-il en conclure que dans un tel cas un nouvel échange de salutations s’ im-
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pose ? Rien n’ est moins sûr : notre système rituel est à cet égard flottant ; la
salutation est loin d’ être attendue, et elle est même pour Le Pen (dont les nor-
mes divergent apparemment de celles de Sarkozy sur ce point), tout à fait inat-
tendue. Toujours est-il que sans cesser d’ être une salutation, le « bonsoir » de
Sarkozy fonctionne en même temps dans ce contexte comme un acte indirect
de reproche. Cette valeur résulte d’ un raisonnement implicite tel que : en enga-
geant un échange avec moi vous auriez dû commencer par me saluer, or vous
ne l’ avez pas fait, donc vous n’ êtes qu’ un rustre ; elle est en outre renforcée par
l’ intonation (au contour nettement plus ascendant qu’ en 1-OM, ce qui donne à
l’ énoncé l’ allure d’ une petite leçon de savoir-vivre), sans parler de la mimique
de triomphe (mouvement de bas en haut de la tête inclinée et petit sourire) par
laquelle Sarkozy accueille le « bonsoir » réactif de Le Pen (sorte d’ indice rétroac-
tif de la valeur indirecte de reproche).
L’ énoncé de Sarkozy possède donc une double valeur illocutoire, la valeur de
salutation s’ attachant conventionnellement au signifiant « bonsoir », et la valeur
de reproche émergeant dans ce contexte particulier. Il appelle une double réaction,
qui advient en effet : contraint de retourner la salutation (qu’ il réitère même
non sans agacement), Le Pen se sent aussi tenu de justifier son comportement
(« j’ ai dit bonsoir en arrivant mais vous étiez inclus dans mon bonsoir collec-
tif » : réaction au reproche). Diverses valeurs interactionnelles (que l’ on peut
aussi dire « perlocutoires ») viennent s’ ajouter à ces deux valeurs illocutoires.
Ainsi l’ irruption inopinée de la salutation va-t-elle avoir pour effet de dérégler
l’ échange et de déstabiliser l’ adversaire, comme on le voit en 6-LP : stoppé dans
son élan, Le Pen, qui manifestement ne s’ attendait pas à cette salutation assez
inattendue en effet, produit à la fin de son tour un « raté » suivi d’ une « répara-
tion » (« vous étiez inclus collectiv- dans mon bonsoir collectif ») – Le Pen est
manifestement « désarçonné ». Cette salutation va en outre avoir pour effet
d’ invalider ce qui précède : comme une salutation doit normalement apparaître
au tout début de l’ échange, ce qui la précède va devenir en quelque sorte « nul
et non avenu », Sarkozy suggérant ainsi que le préambule adressé à la cantonade
n’ avait pas lieu d’ être, et que Le Pen aurait dû d’ entrée s’ adresser à lui (le repro-
che de Sarkozy porte aussi, et peut-être surtout, là-dessus).
Il arrive ainsi fréquemment que plusieurs AL se trouvent « amalgamés », c’ est-
à-dire que plusieurs valeurs pragmatiques se trouvent superposées sur un même
segment de discours. Les mécanismes sur lesquels reposent ces amalgames sont
divers, comme le sont les relations qui peuvent exister entre les différentes couches
de ce feuilleté sémantico-pragmatique : les différentes valeurs peuvent surgir
367
Études sémantiques et pragmatiques
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cés oraux) ou découler les unes des autres (diverses valeurs dérivées venant se
greffer sur le sens littéral) ; elles peuvent aussi être plus ou moins conventionna-
lisées, et diversement hiérarchisées : il nous semble difficile de nier que la valeur
de salutation qui s’ attache au signifiant a le statut de sens « littéral » (il est à ce
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5 Conclusion
Il serait sans doute possible de dériver « [Passe une] bonne journée ! » ou « Bon-
jour ! » à partir de l’ assertion « C’ est une bonne journée / un bon jour », mais à
quel prix, et pour quel bénéfice ? À quoi bon alléger la langue de toutes les
valeurs illocutoires si c’ est pour avoir à se livrer à de laborieuses contorsions au
moment de rendre compte des significations discursives ? Aucun des arguments
avancés ici ou là n’ est parvenu à me convaincre de l’ inexistence en langue de
marqueurs illocutoires – qu’ on les appelle IFID (Force indicating devices) avec
Searle et Vanderveken (1985), ou autrement –, ainsi que de la non-pertinence
de la distinction entre valeurs directes et indirectes, que l’ on illustrera rapide-
ment par un dernier exemple, celui de l’ excuse. Travaillant actuellement sur les
« excuses d’ état », je pourrais en effet fournir de nombreux exemples du fait
suivant : après une formule telle que « Je vous présente mes excuses » ou « Je
vous demande pardon », personne n’ aurait idée de contester que l’ excuse soit
6. On peut voir dans cette salutation-reproche une illustration de l’ une des stratégies préférées
de Sarkozy dans les débats, à savoir la « disqualification courtoise » de l’ adversaire.
368
L’illocutoire, ou comment ne pas s’en débarrasser
bel et bien advenue (tout au plus peut-elle être rejetée comme insincère). En
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revanche lorsque l’ énoncé prend la forme de l’ expression d’ un sentiment de
regret ou de contrition (même accompagné d’ une reconnaissance de sa culpa-
bilité), il peut toujours être récusé comme insuffisant pour accomplir un acte
d’ excuse7 :
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7. Ce qui met en cause le traitement de cet acte de langage par Searle ou Vanderveken, qui en
font un « expressif », visant à exprimer un certain « état psychologique » vis-à-vis d’ un certain état
de choses.
369
Études sémantiques et pragmatiques
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pourrais fermer la porte ? » comme une simple question (« Mais bien sûr ! » sans
passer à l’ acte), on pourra carrément l’ accuser de bafouer une règle linguis-
tique.
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On peut certes dans certains cas hésiter sur l’ emplacement de la frontière entre
formulations directes vs indirectes d’ une part, et conventionnelles vs non con-
ventionnelles d’ autre part (oppositions dont il faut admettre le caractère gra-
duel). Mais « l’ instabilité des valeurs illocutoires » ne nous semble pas pire que
celle de la plupart des valeurs morpho-syntaxiques (et a fortiori lexicales),
comme les catégories temporelles ou modales (le « présent » n’ exprime pas tou-
jours le présent, la négation « ne » peut être purement « explétive », etc. : il ne res-
terait plus grand chose dans la langue si l’ on ne devait y admettre que des signes
univoques). On ne voit donc pas pourquoi les valeurs illocutoires devraient être
les seules à être ostracisées de la sorte.
En 1981, Berrendonner proclamait non sans panache que « dire, c’ est ne rien
faire » : il a depuis nuancé. De mon côté je lui concède un point important : les
actes « de langage » sont pour diverses raisons de nature fondamentalement
différente des actes « véritables » (Kerbrat-Orecchioni 2004). Si nos positions se
sont quelque peu rapprochées au fil du temps, elles sont encore suffisamment
divergentes pour qu’ une telle obstination de part et d’ autre soit révélatrice d’ une
chose dont je suis depuis longtemps persuadée : qu’ en linguistique comme
ailleurs, les options théoriques sont une question de tempérament et de goût
autant que de logique – d’ un côté, penchant pour la simplicité et la cohérence,
attirance pour le fameux rasoir (d’ Occam) ; et de l’ autre, fascination pour la
joyeuse diversité des signes…
Il y a de nombreuses façons d’ aimer les langues et la linguistique – et c’ est très
bien ainsi.
Bibliographie
Alston, W.P. (2000), Illocutionary Acts and sentence Meaning, Ithaca, Cornell
Univ. Press.
Berrendonner, A. (1981), Éléments de pragmatique linguistique, Paris, Minuit.
Berrendonner, A. (2009), « Comment les actes viennent au langage ? », Docu-
ment de travail, Gand, 17/02/2009 (journées de l’ École doctorale en Sciences
du langage).
Doerge, F.C. (2006), Illocutionary Acts, Tuebingen, Tuebingen Univ.
Kerbrat-Orecchioni, C. (1986), L’ implicite, Paris, A. Colin.
370
L’illocutoire, ou comment ne pas s’en débarrasser
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d’ assertion : opposition discrète ou continuum ? », La question, Kerbrat-
Orecchioni, C. (éd.), Lyon, P.U.L., 5-37 et 87-111.
Kerbrat-Orecchioni, C. (2001), Les actes de langage dans le discours, Paris,
Nathan.
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L’ ÉNONCIATION :
GESTICULATION LOCUTOIRE
OU REPRÉSENTATION SÉMANTIQUE ?
Laurent Perrin
Université Paul Verlaine, Metz, CELTED
375
Énonciation, instances énonciatives
tation qui s’ y rapporte, ou comme nous le verrons entre certaines unités mor-
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phosyntaxiques comme les interjections, certains modalisateurs, ou connecteurs,
et les opérations énonciatives, les actes qu’ elles servent à réaliser. Pour ces
approches intégrées de la pragmatique, l’ objectif est donc de démontrer que les
énoncés ne servent pas fondamentalement à décrire des états de choses, mais à
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accomplir des actes de langage ; que le sens même des expressions se rapporte à
leur valeur d’ action, plutôt qu’ aux choses du monde auxquelles elles s’ appli-
quent.
Pour Berrendonner (1981), en revanche, les énoncés ne doivent pas être iden-
tifiés aux actes qu’ ils servent à réaliser. Il faut séparer rigoureusement ce qui a
trait aux conventions linguistiques, purement descriptives, dénotatives, asso-
ciées aux énoncés, de ce qui a trait aux actes de langage en quoi consistent leurs
énonciations. Face à la subversion austinienne, Berrendonner remet à sa place
l’ énonciation comme un acte essentiellement locutoire, dont les propriétés illo-
cutoires, argumentatives, ne sont que dérivées contextuellement, par inférence,
de ce que l’ énoncé décrit, des conditions de vérité qui s’ y rapportent. Il s’ agissait
alors pour Berrendonner de débarrasser la sémantique de la notion d’ acte illo-
cutoire, qui relève exclusivement selon lui de la pragmatique. Le même genre de
résolution conduit aujourd’ hui Berrendonner (2002) à opérer une profonde
division entre micro-syntaxe de niveau linguistique et macro-syntaxe de niveau
pragmatique, ou encore à récuser toute forme de polyphonie au plan linguistique.
Tout comme l’ énonciation, le dialogisme ou la polyphonie sont pour Berren-
donner (à paraître) des faits pragmatiques ou rhétoriques, non des faits séman-
tiques. Il lui incombe dès lors de démontrer qu’ il n’ existe aucun lien direct entre
forme linguistique et énonciation ; que les effets pragmatiques associés aux
énonciations sont intégralement dérivables de ce que les énoncés décrivent.
Inutile de préciser que ce programme n’ est pas moins ambitieux que celui entre-
pris par Ducrot. Vaillamment mis en œuvre par Berrendonner (1981), il est assez
convaincant lorsqu’ il s’ applique aux assertions et interrogations (moyennant
tout de même de lourdes difficultés pour l’ interrogation), mais le cheminement
s’ annonce plus ardu en ce qui concerne les valeurs d’ ordres ou de requêtes, que
ne fait qu’ effleurer Berrendonner, et davantage encore en ce qui concerne, par
exemple, la relation entre négation et réfutation, la fonction des interjections et
autres exclamations, jurons et insultes, etc. Et comment expliquer notamment
ce qui a trait aux instructions associées aux connecteurs, modalisateurs, mar-
queurs discursifs divers, sans reconnaître de lien direct entre formes linguisti-
ques et énonciations ?
Force est de constater que les questions débattues par Berrendonner dans cet
ouvrage, tout à fait essentielles, restent aujourd’ hui sans réponse définitive. Cha-
cun y répond sans doute localement à sa manière, mais l’ heure n’ est plus aux
réflexions théoriques générales. La prise en compte des faits discursifs, énoncia-
376
L’énonciation : gesticulation locutoire ou représentation sémantique ?
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mais ce faisant l’ a aussi exposée à perdre son unité et à se disperser au gré des
observations empiriques sur les textes, les discours, à différents niveaux.
L’ ouvrage de Berrendonner (1981) met en garde contre ce danger qui n’ a fait
depuis lors que s’ aggraver ; il est à ce titre prémonitoire. Les sciences du langage
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1. Il est davantage question de Ducrot dans Perrin (2010), dont cette étude est une sorte de
complément tourné vers Berrendonner.
377
Énonciation, instances énonciatives
« Les actes et les énoncés sont tous deux des objets signifiants. Mais ils signifient
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sur deux modes différents. Tandis que les propositions dénotent un référent qui
leur est extérieur, les actes montrent (exhibent, attestent) du sens qui leur est inhé-
rent (fonction de symptôme) » (1981, 141)
tions consistant, sur un mode symbolique, à décrire des états de choses, les
énonciations « montrent » quant à elles, sur un mode indiciel, ce qui a trait à
leur force illocutoire, argumentative, polyphonique, ou autre. Une telle distinc-
tion entre fonction linguistique symbolique des énoncés et fonction pragmati-
que indicielle des énonciations est tout à fait essentielle. On la retrouve jusque
dans les travaux récents de Berrendonner (2002, 2008), notamment pour rendre
compte de ce qui oppose les relations linguistiques de rection, associées à la
construction des énoncés correspondant à des clauses en micro-syntaxe, et les
implications pragmatiques, « d’ une tout autre nature » précise Berrendonner
(2008, 283), entre clauses successives dans le discours, qui président à la cons-
truction des « périodes » en macro-syntaxe et analyse du discours.
Les liens de rection concernent, chez Berrendonner, toute implication d’ occur-
rence entre unités linguistiques de diverses classes distributionnelles, dont relève
la formation des expressions symboliques à différents niveaux, selon les règles
du système de la langue. D’ une manière générale, selon Berrendonner, une
unité linguistique doit obligatoirement être régie, si elle ne peut être énoncée
isolément. Cette combinatoire a pour atomes les morphèmes et s’ applique récur-
sivement jusqu’ à engendrer diverses unités maximales identifiées à des clauses,
qui constituent des îlots de dépendances grammaticales dans le discours.
L’ autonomie rectionnelle associée aux clauses établit leur complétude syn-
taxico-sémantique et autorise donc leur emploi, leur énonciation comme acte
de discours. Les expressions non autonomes, au plan rectionnel, ne peuvent
être énoncées isolément – si ce n’ est par accident nécessitant réparation en dis-
cours – car elles sont grammaticalement incomplètes. On retrouve ici les pro-
priétés associées traditionnellement à la phrase, centrée sur la rection verbale,
mais on sait aussi que ces propriétés s’ appliquent fréquemment à des unités qui
ne correspondent pas forcément à des « phrases » au sens traditionnel, unités
que l’ on désigne parfois comme des « phrases averbales », par exemple nomina-
les, adverbiales, adjectivales, ou encore comme des « pro-phrases », ou autres2.
Quant aux contraintes autorisant l’ occurrence d’ une clause en contexte, qui
établissent donc les relations entre clauses successives dans le discours, elles ne
relèvent pas de la grammaire micro-syntaxique identifiée à la langue, mais
d’ une macro-syntaxe appliquée à des régularités d’ un tout autre niveau. Cette
distinction tient au fait que les unités pertinentes au plan pragmatique ne sont
378
L’énonciation : gesticulation locutoire ou représentation sémantique ?
pas les clauses en soi, mais les actes en quoi consiste leur énonciation, dont la
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fonction est d’ agir, par inférence, sur les représentations mentales que partagent
les sujets parlants, sur la « mémoire discursive » des sujets parlants, selon les
termes de Berrendonner (2002, 24). L’ énonciation n’ est autre ici qu’ une forme
de geste, une « gesticulation locutoire » à fonction communicative, qui s’ articule
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(i) aux énonciations susceptibles de constituer à elles seules une période, qui
n’ impliquent donc aucune autre énonciation antérieure ou ultérieure,
(ii) aux énonciations impliquant une énonciation ultérieure dont elles consti-
tuent une sorte de préparation,
(iii) aux énonciations consistant à présupposer une énonciation préalable dont
elles constituent une continuation,
379
Énonciation, instances énonciatives
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préalable, par reformulation ou explicitation de certains des sous-entendus
qui s’ y rapportent,
(v) aux énonciations interprétables comme une sorte de réfection (correction
ou réfutation) d’ une énonciation préalable.
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L’énonciation : gesticulation locutoire ou représentation sémantique ?
Poussée à son terme, une telle approche pourrait nous conduire à admettre, à la
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suite toujours de Ducrot, que la force argumentative associée à l’ énonciation
d’ un énoncé comme Il fait beau ne repose pas exclusivement (ou même pas du
tout) sur le fait empirique en quoi consiste l’ énonciation d’ une clause consistant
linguistiquement à décrire un état de choses (le beau temps). Le sens même de
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3. Voir néanmoins sur cette question le numéro 6 de la revue Faits de langue (1995), ainsi que
le n° 161 de Langages (2006). Voir aussi la thèse de Claudine Olivier (1986).
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Énonciation, instances énonciatives
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par ailleurs les énonciations, qui sont également des indices contextuels suscep-
tibles d’ être associés aux émotions du sujet parlant. La seule différence tient au
fait que les énonciations, contrairement aux cris, consistent à énoncer une forme
symbolique identifiée à une clause exprimant un contenu. Les conventions lin-
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4. Entre le cri pur et simple comme indice contextuel et l’ interjection comme indice conven-
tionnel, il existe toutes sortes de cas intermédiaires dans les corpus.
382
L’énonciation : gesticulation locutoire ou représentation sémantique ?
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tines interprétatives initialement fondées sur la force de symptôme attribuée
contextuellement à l’ énonciation de diverses formulations symboliques.
À l’ arrivée de la dérivation, les inférences contextuelles associées symptomati-
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Énonciation, instances énonciatives
formulé par ailleurs (ou, le cas échéant, un contenu implicité, c’ est-à-dire inféré
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contextuellement), qui nous intéresse ici en priorité. Les interjections et autres
formules énonciatives comme oh !, ah !, ouf !, hélas !, chic !, merde !, ne contri-
buent à l’ expression d’ aucune proposition. Elles sont intégrées à une clause, mais
détachées du contenu que cette dernière exprime symboliquement, dont elles
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5. Entre les deux, il faut peut-être tenir compte d’ un troisième ensemble ou sous-ensemble,
constitué d’ interjections comme pst, ohé, assimilables à de simples interpellations, qui n’ expri-
ment ni ne modalisent aucun contenu propositionnel. Sur la fonction modale des interjections,
voir Vassileva (1998), Swiatkowska (2000). Sur les différents aspects de l’ interjection, je renvoie
également à un article de Bres (1995) qui ouvre plusieurs pistes de recherches intéressantes, que
nous ne pourrons pas explorer dans cette étude.
384
L’énonciation : gesticulation locutoire ou représentation sémantique ?
[…] pour l’ instant hein en tout cas on souhaite continuer à faire de l’ action. Ah !
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on fait pas que ça hein […] mais on souhaite maintenir ce type d’ action parce
que […]
Ah ! ne qualifie pas ici une émotion – ni la peur comme dans « Ah ! Quelle hor-
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6. Il en irait de même d’ une formule comme enfin, par exemple, qui pourrait commuter avec
ah ! dans ce passage, avec en l’ occurrence à peu près la même valeur de réfection de ce qui pré-
cède. Tout comme ah !, enfin serait alors délesté de la valeur émotive dont ces formules sont
pourvues lorsqu’ elles portent sur une clause assimilable à une période simple (ou comme tota-
lité), par exemple si elles étaient placées en tête de période (Ah ! Enfin de l’ action !).
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Énonciation, instances énonciatives
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dialogiques entre questions et réponses, ou des marques de reprises polyphoni-
ques, répétitions et autres reformulations hétéro-initiées (Perrin 2005, 2009),
souvent associées dans le discours à des formules énonciatives là encore très
précises ?
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Dans l’ extrait analysé, par exemple, les hein marquent un lien dialogique et
polyphonique de l’ énonciation de la période à son environnement discursif,
dont il faut bien constater qu’ il échappe totalement aux catégories de Berren-
donner. Le rôle de hein n’ est ni purement émotif comme pour d’ autres interjec-
tions, ni de simple connexion monologique comme le ah ! dans ce passage. Hein
n’ est autre qu’ une formule dialogique de demande de confirmation (proche de
n’ est-ce pas ?) ; il modalise une proposition comme l’ objet d’ une demande de
confirmation. De même, une formule comme ah !, ah bon !, peut avoir pour
fonction de marquer que le locuteur reformule le point de vue de son interlo-
cuteur (si l’ intervieweur avait repris pas exemple les propos de l’ interviewée
dans le passage cité précédemment : Ah bon, vous faites de l’ action ! ?) Diverses
formules comme oui, certes, mais aussi comme naturellement, effectivement,
bien sûr, en effet, c’ est vrai, tu penses, parmi bien d’ autres adverbes et locutions
diverses, sont des marques indicielles de reformulation confirmatives, conces-
sives ou même réfutatives (si l’ on prend en compte des formules comme non,
penses-tu, soi-disant).
Ces dernières observations concernent les effets dialogiques-polyphoniques du
sens indiciel des expressions. L’ espace imparti nous contraint d’ en reporter l’ ana-
lyse détaillée à une étude ultérieure. L’ objectif de celle-ci n’ était que de montrer
les limites d’ une simple opposition entre le sens linguistique symbolique des
expressions d’ un côté, le sens pragmatique indiciel de leur énonciation comme
acte locutoire de l’ autre, modèle qui sous-estime très largement la part indicielle
du sens linguistique. C’ est tout ce que l’ on reproche en somme à Berrendonner,
de réduire ainsi la sémantique à sa part symbolique.
Bibliographie
Anscombre, J.-C. & Ducrot, O. (1983), L’ argumentation dans la langue, Bruxelles,
Mardaga.
Austin, J.L. (1962), How to do things with words, Oxford, Clarendon Press [Quand
dire c’ est faire, Minuit, 1970].
Berrendonner, A. (1981), Éléments de pragmatique linguistique, Paris, Minuit.
Berrendonner, A. (2002), « Morpho-syntaxe, pragma-syntaxe et ambivalences
sémantiques », Macro-syntaxe et macro-sémantique, Andersen, H.L. &
Nølke, H. (éds), Berne, Peter Lang, 23-41.
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L’énonciation : gesticulation locutoire ou représentation sémantique ?
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structure périodique ? », Modèles syntaxiques, Van Raemdonck, D. (dir.),
Berne. Peter Lang, 279-296.
Berrendonner, A. (à paraître), « Polyphonie (I) : Énonciation et mimesis »,
Berne, Peter Lang.
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Oswald Ducrot
EHESS, Paris
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Énonciation, instances énonciatives
pouvait « assimiler », soit au locuteur, soit à la voix publique, soit à la réalité elle-
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même1.
Les pages qu’ on va lire ne sont cependant pas consacrées à un parallèle entre
une certaine théorie polyphonique et l’ article de Berrendonner, mais à montrer
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les rapports entre cette théorie et la cinquième partie des Problèmes de Linguis-
tique Générale de Benveniste – bien que le texte de Benveniste ne contienne
explicitement, je l’ ai dit dès le début de cette note, aucun développement de type
polyphonique, et ne place à l’ intérieur du sens aucune multiplicité, ni de sources,
ni de contenus. Je serai ainsi amené à préciser ce que j’ ai emprunté à Benveniste,
et aussi les idées que j’ ai rejetées – en indiquant comment cet emprunt et ce
rejet peuvent cohabiter d’ une façon à mes yeux à peu près cohérente.
La partie qui a été la plus importante pour moi dans les articles de Benveniste
sur le sens, est, je le rappelle, la section 5 « L’ Homme dans la Langue », et notam-
ment les analyses qu’ il donne pour les déictiques, particulièrement les pronoms
« personnels » et pour certains temps grammaticaux. L’ enseignement d’ André
Martinet m’ avait habitué à voir dans l’ utilisation des déictiques un procédé
particulièrement « économique » pour désigner les objets, lieux et moments du
monde. En cela d’ ailleurs, Martinet ne faisait que développer la description
traditionnelle du pronom je, description qui signale bien sûr que son emploi
désigne l’ auteur de l’ énonciation dont il fait partie : Martinet insistait seulement
sur l’ économie que présente, pour la détermination du référent, cette allusion
d’ un mot à son énonciation (Port-Royal insistait pour sa part sur l’ impolitesse que
l’ on évitait de cette façon). La sémantique « logique » actuelle ne dit d’ ailleurs ni
plus, ni moins, quand elle met dans la signification linguistique du pronom je,
je cite Récanati (qui certes dit cela mais dit aussi beaucoup plus), une « règle
pour repérer l’ être auquel réfère les emplois de ce pronom » ; je serait donc à
décrire, en langue, par une sorte d’ instruction : « lorsque, dans un discours, vous
rencontrez un je, cherchez pour l’ interpréter qui est la personne qui parle, c’ est
elle qui est désignée par ce mot ». Ce que j’ ai appris de Benveniste, c’ est qu’ il faut
dépasser cette conception utilitaire de je et des déictiques en général. L’ allusion
à l’ énonciation dont ces mots sont porteurs n’ est pas simplement un « truc »
390
Note sur Benveniste et la polyphonie
commode pour préciser à peu de frais quel est le référent2, c’ est d’ abord un
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élément de la description de l’ énonciation. Grâce à la présence du pronom je,
l’ énoncé a dans son sens de décrire l’ énonciation comme l’ œuvre d’ un Locuteur,
ou, selon les termes de Benveniste, comme la position d’ une « subjectivité ». Il
en va de même pour les indications temporelles et spatiales apportées par des
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adverbes comme maintenant ou ici. Elles aussi, même si on peut y voir souvent
des indications sur le référent, ont pour fonction permanente de rapporter ce
qui est dit à l’ instance subjective qui le dit.
Cet apport de Benveniste, qui aura été essentiel pour moi, me semble malheu-
reusement conduire à des positions intenables si on le rapproche de la célèbre
dichotomie présentée dans le chapitre 19 des Problèmes de Linguistique Générale
(« Sur les Relations de Temps »). Benveniste y soutient que l’ utilisation des « deux
premières personnes »3, je et tu, des adverbes déictiques comme ici et mainte-
nant, et d’ un groupe de temps grammaticaux centrés sur le présent de l’ indicatif,
en tant que marques de la subjectivité de la parole, n’ appartient qu’ à un seul mode
d’ énonciation, celui du « discours » et est exclu de l’ « histoire » (en entendant par
là, à la fois les textes historiques à prétention scientifique, et les récits des roman-
ciers). Mais il soutient aussi que cette subjectivité est la source de l’ « intersub-
jectivité », qui « seule rend possible la communication linguistique » (Benveniste :
266). Il semble raisonnable de conclure à partir de là que la parole « historique »
n’ est pas communication : la communication se réduirait ainsi aux différentes
(et d’ ailleurs nombreuses) formes de la conversation, ce qui exclurait de la com-
munication à la fois la parole scientifique et beaucoup de secteurs de ce que l’ on
appelle habituellement « littérature », par exemple un très grand nombre de fic-
tions romanesques (les romans de Stendhal et de Balzac ne relèveraient pas de
la communication, alors qu’ en feraient partie au contraire les récits à la première
personne). Kate Hamburger, qui n’ a pas froid aux yeux, accepte explicitement,
et même revendique cette conséquence. Benveniste n’ a pas, à ma connaissance,
pris parti sur ce point ; il n’ a même pas posé le problème et, s’ il l’ avait posé, on
imagine mal qu’ il ait accepté de placer hors de la communication linguistique
une telle part de l’ activité langagière.
Non seulement il est difficile d’ admettre la réduction de la communication à
laquelle conduisent les chapitres de Benveniste que j’ ai cités, mais il me semble
que cette réduction devrait encore être renforcée, et rendue par suite encore
moins admissible, si l’ on admettait une conception moins étroite des marques
2. On notera d’ ailleurs que je n’ accomplit pas toujours cette mission. La première personne du
Cogito de Descartes ne désigne pas l’ individu auteur des Méditations, et le m’ de l’ étiquette pensez
à m’ éteindre placée sous un commutateur électrique ne me semble pas désigner la personne qui
a rédigé l’ étiquette. Cf aussi les je des textes administratifs.
3. Ces guillemets ne me servent bien sûr pas à citer une expression de Benveniste. Ce sont au
contraire des guillemets que Benveniste aurait mis autour de cette expression pour signaler
qu’ elle relève d’ une grammaire traditionnelle dont il prend le contre-pied.
391
Énonciation, instances énonciatives
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jectivité (au sens précis d’ allusion à l’ énonciation) s’ introduit en effet dans le
sens par bien d’ autres structures linguistiques que les déictiques et certains
temps grammaticaux. C’ est le cas pour les morphèmes qui, intuitivement, mar-
quent des attitudes du locuteur, « affectives » comme heureusement, ou « intel-
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lectuelles » comme peut-être, il semble que. À quoi s’ ajoute que les discours
scientifiques réels, dès qu’ ils renoncent à un pur dogmatisme, comportent
nécessairement des aspects polémiques, non seulement cachés mais exhibés, où
l’ auteur déclare confronter son énonciation à d’ autres énonciations possibles ou
réelles. Plus généralement, on peut admettre, en développant les thèses de la
philosophie du langage, que tout acte illocutoire consiste en une certaine des-
cription (« montrée » et non pas « dite ») de l’ énonciation où il est accompli,
description qui la présente comme source de droits et de devoirs pour les inter-
locuteurs. Or il y a, je pense, toute raison de tenir l’ affirmation pour un acte
illocutoire. Dans la mesure où l’ historien, dans son discours, accomplit sans
cesse, et de façon avouée, des actes d’ affirmation, on ne peut pas concevoir un
texte qui ne contienne une allusion à son énonciation, et ne soit donc « subjec-
tif » au sens de Benveniste4. Comment imaginer alors un discours effectif qui
pourrait être considéré comme « historique » ?
Mon problème est alors de retenir l’ idée benvenistienne qu’ il y a une certaine
spécificité de la parole « historique » sans pour autant refuser à celle-ci la sub-
jectivité dont Benveniste a montré la présence dans la langue, et sans, par suite,
exclure cette parole de la communication linguistique. Je crois que c’ est possible,
si l’ on adopte une conception polyphonique de l’ énonciation, notamment si l’ on
admet la Théorie Argumentative Polyphonique (TAP) que Marion Carel cons-
truit actuellement, parallèlement à sa Théorie des Blocs Sémantiques (TBS), et
dont elle donne quelques éléments dans l’ article qu’ elle a rédigé pour le présent
recueil.
On me permettra de commencer par quelques mots sur la polyphonie en géné-
ral, théorie qui s’ est tellement distendue à mesure qu’ elle devenait à la mode, que
sa spécificité est souvent un peu brouillée. Lorsque je l’ ai ébauchée, vers 1980,
c’ était d’ abord afin de pouvoir construire une description linguistique de la
392
Note sur Benveniste et la polyphonie
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dienne, puis d’ étendre le même type de description à d’ autres structures langa-
gières. Ce que j’ ai retenu de Freud, c’ est que les énoncés négatifs de ses patients,
du type de je n’ ai pas rêvé à ma mère, contenaient en fait une « sorte » d’ affirma-
tion du contenu qu’ ils niaient ([j’ ai rêvé à ma mère]) et qu’ ils réalisaient donc une
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Énonciation, instances énonciatives
contenus, en refusant de séparer le point de vue et l’ être à qui le point de vue est
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attribué. J’ insisterai seulement sur deux points. Le premier est que la théorie des
énonciateurs aboutissait à placer dans le sens le fait énonciatif lui-même, c’ est-
à-dire l’ acte de parole pris dans sa réalité historique concrète, le jeu d’ influences
qui le détermine. Une telle décision est tout à fait contraire avec le parti pris
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Note sur Benveniste et la polyphonie
le sentiment exprimé y est donné comme cause de son expression, il prend l’ air
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d’ être dit parce qu’ il est éprouvé (dans la mesure où, je l’ ai dit, un contenu
donné comme conçu peut être présenté, non pas comme produit, mais comme
seulement réactivé au moment de l’ énonciation, il y a de possibles glissements
entre le mode du conçu et celui du trouvé, et des recherches de détail seraient à
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Énonciation, instances énonciatives
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tifs). Selon ma terminologie, le dire devrait, dans l’ optique de Benveniste, con-
cerner, sans compromis possible, soit le dire lui-même, soit le dit. Si l’ on admet
cette alternative, il faut admettre aussi, comme une conséquence nécessaire,
qu’ il y a deux genres de parole disjoints, l’ une qui traite de l’ énonciation, l’ autre
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qui traite des choses. Si l’ on trouve dans un même texte des allusions à ces deux
types de réalité, ce serait par une confusion de fait, qui ne contredit en rien la
séparation de droit. C’ est le cas par exemple lorsqu’ un texte contient à la fois
des occurrences du passé simple, marque du fait historique en français moderne,
et des pronoms personnels, marques de l’ énonciation. C’ est cette confusion que
doit alléguer constamment la thèse opposant « discours » et « histoire », en pré-
sentant comme des accidents les allusions à l’ énonciation à l’ intérieur de l’ his-
toire, allusions dont j’ ai plus haut signalé le nombre, la variété, et la généralité,
puisqu’ elles ne se réduisent pas à la présence de pronoms personnels, mais vont
des simples marques d’ attitude intellectuelle, dont aucun historien ne se prive,
jusqu’ à l’ indication d’ actes illocutoires, par exemple de l’ assertion, qui est le
pain quotidien de l’ historien, comme de tout scientifique.
La solution que je proposerai, pour éviter que l’ analyse linguistique de la parole
ne s’ accompagne d’ un perpétuel reproche d’ incohérence fait à celle-ci, consiste
à attribuer les aspects « historiques » dans le sens des énoncés à une instance
sémantique particulière dont la mise en œuvre est indépendante des contrain-
tes générales qui font intervenir l’ énonciation. Ces contraintes générales, dont
les déictiques manifestent seulement un cas particulier, tiennent à la définition
même du sens : celui-ci, c’ est une des rares thèses que j’ ai soutenues sans res-
triction ni revirement tout au cours de mon travail, consiste en une description
de l’ événement énonciatif. Cette description revient d’ abord à attribuer la res-
ponsabilité de l’ énonciation à un locuteur vu comme, et seulement comme,
l’ organisateur de l’ énoncé. Certes, il m’ est arrivé, pour pouvoir, impressionné
par l’ œuvre de Benveniste, intégrer à ma linguistique sa dichotomie de l’ « his-
toire » et du « discours », de parler comme lui d’ énoncés sans locuteur mais,
même si je ne peux concevoir aucune nécessité théorique à cela, les traces du
locuteur sont si constantes, et situées à des places si variées, je l’ ai dit à plusieurs
reprises dans cette note, que je ne peux pas retenir en fait cette thèse5. En ce qui
concerne maintenant l’ allocutaire, il me semble qu’ il peut, lui, être systémati-
quement absent d’ une certaine forme de parole, comme il est visible en français
moderne dans les énoncés au passé simple (qui répugnent généralement à la
deuxième personne, même s’ ils admettent la première). Je suis bien conscient
que ce traitement différent donné à je et à tu va à l’ encontre du thème benve-
nistien célèbre selon lequel chacune de ces personnes implique l’ autre, mais je
crois cohérent de refuser cette implication, car elle fonde la thèse que je refuse
5. Cela reste un problème pour moi de maintenir une impossibilité de fait là où je ne peux
définir aucune impossibilité conceptuelle, et je n’ ai pour l’ instant aucune solution à proposer.
396
Note sur Benveniste et la polyphonie
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recensées traditionnellement et les valeurs illocutoires sont enfin pour moi, je
ne cesse de le répéter, des caractérisations de l’ énonciation répandues dans le
sens de tout l’ énoncé.
Comment, maintenant, caractériser la parole factuelle, la parole à prétention
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Énonciation, instances énonciatives
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sion au locuteur, et en même temps, dans la mesure où elle insiste sur les modes
d’ apparition des contenus, elle permet de maintenir que certains contenus sont
présentés comme le fruit d’ une rencontre où la parole se trouve confrontée à
son objet.
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Marion Carel
EHESS, Paris
1. Je remercie Jacques Revel qui a bien voulu faire de ce texte, largement consacré au discours
historique, une lecture d’ historien. J’ ai de mon mieux tenu compte de ses remarques.
399
Énonciation, instances énonciatives
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cèse par le chapitre d’ Halberstadt (Febvre : 49-50).
Restait à faire confirmer l’ élection par Rome. Deux archevêchés plus un évêché sur
une seule tête, celle d’ un jeune homme encore loin de la trentaine ; deux arche-
vêchés, et quels ! C’ était tout de même beaucoup… Les précédents manquaient.
(Febvre : 50)
Ainsi le Luther ulcéré de son séjour à Rome, le Luther refoulant ses dégoûts, mais
développant en lui une passion véhémente pour la réforme des abus ecclésiasti-
ques, ce Luther est mort, mort aujourd’ hui pour nous. Un chrétien solitaire le
remplace, qui a beaucoup souffert et beaucoup médité avant de se forger sa vérité.
(Febvre : 49)
400
Attribution de point de vue et effacement du récit
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tains énoncés, que tel individu singulier est la source de tel point de vue : cette
information découle-t-elle de la mise en discours du point de vue considéré ou
constitue-t-elle, comme une banale information à propos de quelqu’ un, le con-
tenu lui-même ?
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Plus précisément, tous les polyphonistes admettent que la manière dont les
contenus sont mis en discours est complexe. Ainsi, l’ exemple étudié par Port-
Royal :
la doctrine de Lucrèce sur la nature de notre âme est fausse (Arnauld et Nicole, La
Logique ou l’ art de penser, II-6)
je trouve que la doctrine de Lucrèce sur la nature de notre âme est fausse
il paraît que la doctrine de Lucrèce sur la nature de notre âme est fausse
401
Énonciation, instances énonciatives
C’ est le parti de Benveniste que prend, dans cette querelle, la Théorie Argumen-
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tative de la Polyphonie (TAP) que je construis actuellement avec Lescano à
partir des travaux de Ducrot, et c’ est pourquoi nous ne recourons pas – ou
plutôt nous ne recourrons plus – à la très ambiguë notion d’ énonciateur de
(Ducrot 1984). La complexité de la mise en discours d’ un contenu tient, selon
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nous, non pas au fait que le contenu peut avoir divers garants, ou encore diver-
ses sources, mais au fait que le locuteur peut ou non investir la mise en discours.
Ainsi, des trois locuteurs précédents, qui tous les trois mettent en avant la faus-
seté de la doctrine de Lucrèce, seul celui qui utilise je trouve que investit sa
parole : je dirai que le contenu [p] de je trouve que p apparaît sous le mode du
conçu (il est présenté comme conçu à l’ occasion de l’ énonciation). Par contre le
contenu [p] de il paraît que p apparaît sous le mode du reçu : le locuteur se
désengage au profit d’ une subjectivité autre que la sienne et celle de l’ interlocu-
teur, c’ est-à-dire au profit d’ une subjectivité sans intérêt propre dans la discus-
sion en cours. Enfin le contenu [p] d’ un énoncé p sera dit apparaître sous le
mode du trouvé pour indiquer qu’ il est rencontré, ramassé, trouvé là, par le
locuteur. Aux fonctions textuelles (accordé, mis en avant ou exclu), s’ ajoutent
ainsi, à l’ intérieur des mises en discours, ce que j’ appellerai des modes d’ appari-
tion (par nature, la liste des modes d’ apparition est bien sûr close ; cependant,
contrairement à la liste des fonctions textuelles, nous ne l’ avons pas encore
arrêtée : les modes du conçu, du reçu et du trouvé constituent seulement trois
exemples de modes d’ apparition).
La raison de notre préférence théorique pour une description du ton des énon-
cés inspirée de Benveniste réside dans le fait qu’ un discours peut par exemple
être factuel et en même temps déclarer que son locuteur est la source des conte-
nus communiqués :
Il [Claude Gueux] avait avec lui une fille qui était sa maîtresse, et un enfant de cette
fille. Je dis les choses comme elles sont, laissant le lecteur ramasser les moralités à
mesure que les faits les sèment sur leur chemin. (Hugo, Claude Gueux)
402
Attribution de point de vue et effacement du récit
l’ emploi de pour nous, que les points de vue sont attribués : il y a celui des autres,
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et il y a celui de nous. Les partisans d’ une approche psychologisante de la mise
en discours inscriraient ces attributions à l’ intérieur de la mise en discours et
entendraient dans cet exemple deux voix : celle des adversaires de Febvre (en
remontant les pages du livre on pourrait retrouver leurs noms) soutenant les
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contenus positifs [ce qui dominait en Luther était d’ être ulcéré de son séjour à
Rome], [Luther était dominé par les dégoûts qu’ il refoulait] et [Luther était
dominé par une passion véhémente pour la réforme des abus ecclésiastiques] ;
et celle de Febvre lui-même défendant les contenus négatifs [ce qui dominait en
Luther n’ était pas d’ être ulcéré de son séjour à Rome], [Luther n’ était pas dominé
par les dégoûts qu’ il refoulait], et [Luther n’ était pas dominé par une passion
véhémente pour la réforme des abus ecclésiastique]. (J’ ai choisi cette façon con-
tournée de paraphraser les points de vue de Febvre et de ses adversaires pour
rendre compte de la nominalisation le Luther + apposition que Febvre a choisie
de préférence à la structure Luther + être + groupe adjectival. Ce que Febvre veut
contester, ce n’ est pas le fait que Luther a été ulcéré, mais l’ importance, le rôle à
donner à cet état psychologique. Or, selon la TAP, l’ attribution des points de vue
n’ est pas inscrite dans la mise en discours : alors comment décrire le pour nous
de Febvre ? Ma réponse est que l’ attribution de point de vue est un phénomène
de contenu. Le passage de Lucien Febvre met en avant, non pas le contenu [Luther
n’ était pas dominé par une passion véhémente pour la réforme des abus ecclé-
siastiques], mais le contenu [nous avons la propriété de penser que Luther n’ était
pas dominé par une passion véhémente pour la réforme des abus ecclésiastiques].
C’ est à l’ intérieur des contenus qu’ un locuteur inscrit que telle personne a la
propriété d’ avoir tel point de vue : l’ attribution de point de vue, comme l’ attri-
bution de n’ importe quelle propriété, la gentillesse, la grandeur par exemple, est
un phénomène de contenu. Cela a pour conséquence – je reviendrai sur ce
point – un certain éloignement des faits dont parle Febvre, semblable à celui
produit par l’ énoncé déjà cité Nous savons comment, le 30 août 1513, Albert,
frère cadet de l’ électeur de Brandebourg Joachim, était élu archevêque de Magde-
bourg… S’ ils sont communiqués, les faits ne sont pas pour autant racontés.
Comment justifier directement sur l’ exemple de Lucien Febvre, et non plus
indirectement à partir d’ exemples comme celui de Hugo, mon hypothèse que
l’ attribution des points de vue est inscrite dans les contenus communiqués et
non dans les mises en discours de ces contenus ?
Commençons, c’ est toujours plus facile, par montrer les problèmes que l’ appro-
che psychologisante rencontre pour traiter notre exemple. Pour simplifier je
réduirai le point de vue des adversaires de Febvre au contenu [Luther était
dominé par une passion véhémente pour la réforme des abus ecclésiastiques] et
je le noterai [p]. Nous avons vu que, selon l’ approche psychologisante, Febvre
exclut le point de vue [p] porté par la voix de ses adversaires et met en avant le
point de vue [non p] porté par sa propre voix. On aura reconnu là le schéma
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Énonciation, instances énonciatives
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met en avant ce en quoi il croit, mais de plus rejette, explicitement, la position
opposée. L’ exemple (simplifié) de Febvre :
Le Luther développant une passion véhémente pour la réforme des abus ecclésias-
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serait équivalent à :
Luther n’ était pas dominé par une passion véhémente pour la réforme des abus
ecclésiastiques
Febvre ne présente donc pas, avant de l’ exclure, le contenu soutenu par ses
adversaires. Le groupe verbal est mort aujourd’ hui pour nous n’ est pas assimila-
ble à une négation polémique.
De manière maintenant positive, je distinguerai deux emplois du mot mort (en
dehors de son emploi souvent dit « propre »), un emploi « opérateur » qui affai-
blit le terme sur lequel il agit, et un emploi « plein » qui signifie un change-
ment – nous verrons que c’ est un emploi « plein » que contient le groupe verbal
de notre exemple. L’ emploi « opérateur » de mort est celui que l’ on trouve dans
l’ énoncé cette ville est bien morte qui décrit le lieu comme n’ étant pas tout à fait
une ville : c’ est une ville mais sans animation, un peu moins qu’ une ville. Cet
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Attribution de point de vue et effacement du récit
emploi de l’ adjectif mort fait partie des expressions qui, semblables en cela à la
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négation, jouent le rôle de simple opérateur. Sans totalement nier le terme
modifié (la ville morte reste une ville), ils l’ affaiblissent et font que les consé-
quences attendues de son attribution n’ ont pas lieu. Les amis que vent emporte
de Rutebeuf, au lieu de réconforter le poète, sont tout de suite clairsemés ; la
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Énonciation, instances énonciatives
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joints, un contenu accordé relatif à l’ animation passée et un contenu mis en
avant relatif à la tristesse actuelle. Je répondrai à cette objection (dont les consé-
quences seraient, on le verra, désastreuses pour nous) qu’ il existe deux sortes de
présupposés : les présupposés polyphoniques, qui constituent effectivement des
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Attribution de point de vue et effacement du récit
que contient, je l’ annonçais, l’ exemple de Lucien Febvre, emploi qui est imposé,
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semble-t-il, par la structure « (le + nom propre qualifié) est mort », mais égale-
ment ici par l’ adverbe aujourd’ hui, très proche de l’ emploi temporel de mainte-
nant dont Recanati (Recanati 2004) montre qu’ il n’ est pas déictique et marque
plutôt un contraste : il ne s’ agit pas pour Febvre de dater le changement, mais
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signifie en effet :
Bien que Luther ait été auparavant dominé par une passion véhémente pour la
réforme des abus ecclésiastiques, il n’ est pas actuellement dominé par cette pas-
sion.
(comme pourtant, ou encore même si, la locution bien que marque un enchaî-
nement transgressif et peut de ce fait participer à la concrétisation du prédicat
transgressif ne-pas-être-bien-que-l’ on-ait-été signifié par l’ emploi « plein » de
mort). Mais le pour nous utilisé par Lucien Febvre indique que ce n’ est pas
Luther, mais la représentation de Luther qui a changé. Le passage étudié signifie :
Bien que la représentation de Luther dominé par une passion véhémente pour la
réforme des abus ecclésiastiques ait existé, elle n’ est pas la nôtre aujourd’ hui.
ou encore :
Bien qu’ on ait soutenu que Luther était dominé par une passion véhémente pour
la réforme des abus ecclésiastiques, nous ne le pensons pas aujourd’ hui
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Énonciation, instances énonciatives
pas, dans le passage que nous étudions, comme l’ artisan de ce changement. Son
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énoncé ne le décrit pas lui-même au moyen du prédicat argumentatif penser-
non-p-malgré-le-fait-que-les-autres-pensent-p ; autrement dit, son énoncé ne
signifie pas nous prétendons que non p (cette analyse de prétendre s’ inspire de
celle proposée par Berrendonner (1981), mais elle s’ en écarte largement dans la
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Le Luther développant une passion véhémente pour la réforme des abus ecclésias-
tiques est mort aujourd’ hui pour nous
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Attribution de point de vue et effacement du récit
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factuel peut comporter des négations :
Il était naturel qu’ en 1514, il [Fugger] s’ occupât des intérêts, si considérables, des
deux Hohenzollern. De fait l’ affaire ne traîna pas. (Febvre : 51)
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Il avait avec lui une fille qui était sa maîtresse, et un enfant de cette fille. Je dis les
choses comme elles sont.
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Énonciation, instances énonciatives
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n’ osais pas les suivre. (Alain-Fournier)
Dans les deux exemples, le thème est en effet temporel : il n’ est question, ni
d’ Uriel, ni d’ Albert, mais des 9 février et 9 mars de l’ année 1514, jours qui sont
alors respectivement décrits par les propriétés d’ avoir été celui de la mort d’ Uriel
et d’ avoir été celui de l’ élection d’ Albert. L’ effet est particulièrement riche dans
le second exemple, car, outre que l’ imparfait remplace donc, au profit d’ une
simple chronologie, le récit vivant des succès d’ Albert, il éloigne du même coup
le lien causal entre les sous-entendus des délégués de Joachim et l’ élection
d’ Albert. Si ce lien est bien sûr suggéré, il n’ est pas dit, il n’ est pas mis en avant
(au sens technique que je donne à ce terme), de sorte que l’ élection d’ Albert
(contrairement à ce que pourrait laisser croire le nom d’ « imparfait de rupture »
souvent donné à cet emploi de l’ imparfait) n’ apparaît pas comme une conclu-
sion, un aboutissement, mais comme un constat s’ ajoutant à un récit : sont mis
en avant les deux contenus [les délégués laissèrent entendre qu’ ils paieraient les
frais] et [le 9 mars a été le jour de l’ élection d’ Albert]. Le passage pourrait dès
lors être complété par l’ annonce d’ une troisième étape au projet des Hohenzol-
lern :
410
Attribution de point de vue et effacement du récit
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Hohenzollern était désigné, les frais de dispense, de confirmation et de pallium ne
tomberaient pas à la charge des diocésains. Le 9 mars 1514, Albert était élu de
sorte qu’ il ne restait plus qu’ à trouver l’ argent.
La locution il ne restait plus qu’ à signifie ici l’ ultime chose à faire était de. Les
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Cette fois, l’ élection d’ Albert est présentée presque explicitement comme l’ abou-
tissement des sous-entendus des délégués. Un seul contenu est mis en avant par
les deux premières propositions grammaticales, à savoir [les délégués laissèrent
entendre qu’ ils paieraient les frais donc Albert fut élu], et trouver de l’ argent
apparaît comme une conséquence nouvelle, imposée par la manière dont a
abouti l’ élection d’ Albert : la locution il ne resta plus que signifie maintenant on
fut conduit à. Cette divergence interprétative est due à ce que l’ imparfait donne
pour thème à l’ énoncé qu’ il modifie la date du 9 mars et met de cette manière
en arrière-plan le fait que l’ élection soit l’ aboutissement d’ une démarche ; le passé
simple, au contraire, donne pour thème à l’ énoncé Albert lui-même et met de
cette manière en avant le rôle joué par les manœuvres des délégués.
La volonté de Lucien Febvre d’ éloigner le récit est encore visible dans le fait que
certains de ses énoncés mettent en avant, non pas les événements eux-mêmes,
mais la représentation de ces événements. Que l’ on compare à ce titre :
Le 30 août 1513, Albert, frère cadet de l’ électeur de Brandebourg Joachim, était élu
archevêque de Magdebourg.
Il paraît que, le 30 août 1513, Albert, frère cadet de l’ électeur de Brandebourg
Joachim, était élu archevêque de Magdebourg.
Nous savons comment, le 30 août 1513, Albert, frère cadet de l’ électeur de Bran-
debourg Joachim, était élu archevêque de Magdebourg (Febvre : 49-50).
Alors que le préfixe il paraît que ne modifie pas le contenu mis en avant mais
signale seulement que ce contenu est reçu, par contre le préfixe nous savons com-
ment modifie le contenu même de l’ énoncé qui devient [nous avons la propriété
de savoir comment Albert était élu archevêque de Magdebourg] ; la tournure il
paraît que s’ intégrerait parfaitement à un récit (Hugo en fait un large emploi
dans son Claude Gueux), alors que l’ exemple de Lucien Febvre le rompt. Il en
va encore de même dans notre exemple. Alors qu’ une simple négation décrirait
directement Luther et s’ intégrerait à un récit :
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Énonciation, instances énonciatives
Luther ne développait pas une passion véhémente pour la réforme des abus ecclé-
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siastiques
Bibliographie
Arnauld, A. & Nicole, P. (1662/1978), La logique ou l’ art de penser, Flammarion,
Paris.
Bally, Ch. (1944/1965), Linguistique générale et linguistique française, Francke et
Verlag, Bern.
Barthes, R. (1967/1993), « Le discours de l’ histoire », Le bruissement de la langue,
Seuil, Paris, 163-179.
Benveniste, E. (1966), Problèmes de linguistique générale, Gallimard, Paris.
Berrendonner, A. (1981), Éléments de pragmatique linguistique, Éditions de
Minuit, Paris.
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Attribution de point de vue et effacement du récit
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Febvre, L. (1928/2009), Martin Luther, un destin, PUF, Paris.
Genette, G. (1972), Figures III, Paris, Seuil.
Nølke, H., Fløttum, K. et Noren, C. (2004), ScaPoLine. La Théorie Scandinave
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TEMPORALITÉ ET ÉNONCIATION
DANS LA PHRASE : LA POSITION INITIALE
DU CIRCONSTANT
Sylvianne Rémi-Giraud
Université Lumière Lyon 2 – UMR 5191 ICAR
L’ étude des corpus écrits et oraux a fait éclater depuis plusieurs années le cadre
de la phrase canonique, minimale et décontextualisée, qui sert de support à
l’ identification des catégories et des fonctions traditionnelles. La prise en compte
d’ éléments adjoints ou détachés, des dimensions extraphrastique et interphras-
tique, a conduit de nombreux auteurs à remettre en question la pertinence de la
notion de phrase au profit d’ unités de communication plus vastes et englobantes
relevant de la grammaire de texte et de l’ énonciation. C’ est ainsi que s’ est éla-
borée la conception d’ une macro-syntaxe, distincte de la micro-syntaxe, selon
des modalités qui peuvent varier d’ une théorie à l’ autre1. La structure phrasti-
que minimale construite à partir d’ une forme verbale conjuguée est alors consi-
dérée comme le noyau dur de la syntaxe, permettant d’ observer différents types
de relations de rection entre les constituants. Au-delà de cette structure, on
entre dans le monde ondoyant et divers des constituants périphériques, des uni-
tés au statut grammatical incertain (interjections, mots-phrases, apostrophes,
connecteurs, particules aussi proliférantes que mal identifiées, etc.), des rela-
tions de nature textuelle, inscrites dans le dynamisme du discours, d’ orientation
variable et de portée plus ou moins longue…
1. On sait que pour A. Berrendonner et l’ école de Fribourg, ces deux niveaux s’ excluent mutuel-
lement tandis qu’ ils se superposent dans le modèle de C. Blanche-Benveniste et du Groupe Aixois
de Recherches en Syntaxe (GARS).
415
Énonciation, instances énonciatives
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ralité. On essaiera d’ abord de montrer que la phrase verbale minimale, et, plus
précisément, la relation de prédication qui la fonde, se construit elle-même sur
une relation de nature temporelle. Puis on s’ intéressera à deux types de circons-
tants en position initiale, dont on décrira le fonctionnement en lien avec le
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2. On se reportera aux particules préverbales d’ A. Berrendonner (1978, 1991), aux affixes ver-
baux de D. Creissels (2006), aux désinences d’ avant de M. Maillard (1985).
3. Sauf dans le cas de l’ impersonnel où le morphème flexionnel est un support grammatical
sans substrat sémantico-référentiel.
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Temporalité et énonciation dans la phrase : la position initiale du circonstant
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avant-apport/après que se construit la relation sujet-prédicat.
La phrase (2) est constituée d’ un SN en fonction sujet suivi d’ une forme verbale
personnelle. On observe que la présence du SN fait disparaître le clitique sujet.
Si l’ on admet l’ analyse précédente, alors la désinence personnelle peut être
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4. Cette structure minimale n’ excluant pas, bien sûr, des structures (de dislocation, en particu-
lier) où se maintient le clitique sujet.
5. La littérature sur la question témoigne de la complexité des points de vue et du foisonnement
de la terminologie, ainsi que de la difficulté qu’ il y a à démêler ce qui relève de la relation de
prédication et de la relation thème-rhème. On se reportera entre autres à B. Combettes (2003),
S. Prévost (1998, 2003).
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Énonciation, instances énonciatives
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Prague, possède sa propre organisation temporelle, par rapport à la relation de
prédication support-apport qu’ elle intègre. L’ articulation entre ces deux plans
d’ organisation est complexe dans la mesure où il n’ y a pas nécessairement super-
position des deux. Dans la phrase (1), en raison des propriétés morphosyntaxi-
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ques du clitique, le sujet est nécessairement le thème6 tandis que le verbe est le
rhème. Dans la phrase (2), l’ interprétation par défaut qui prévaut en l’ absence
de contexte serait similaire : le SN sujet est considéré comme le thème et le verbe
comme le rhème. Mais cette hiérarchisation n’ a rien de contraignant, les deux
fonctions communicationnelles pouvant être interverties au moyen de marques
prosodiques appropriées.
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Temporalité et énonciation dans la phrase : la position initiale du circonstant
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d’ assertion.
Ce mécanisme pourrait être décrit ainsi :
Question/t1 Réponse/t2
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En t1, le SN met en appel le rhème sous la forme d’ une question partielle qui
implique un prédicat virtuel (mon voisin [quoi ? qu’ est-il ? que fait-il ?]), lequel
s’ actualise en t2 dans le lexème verbal (flèche en traits pleins). Simultanément,
le SN se trouve mis en rappel en t2, sous la forme du morphème flexionnel verbal
(flèche en traitillé). Un double mouvement se met alors en place, qui est à la fois
de nature temporelle, fondé sur l’ anticipation du prédicat (en t1) et la mémori-
sation du SN (en t2) et de nature interactionnelle puisqu’ il intègre une paire
adjacente de type question-réponse.
Certes l’ intégration est maximale et la structure fortement grammaticalisée,
mais on peut en voir le déploiement explicite dans la phrase disloquée du type :
Mon voisin, il peint. Rappelons que, pour Bally, dans ce type de phrase : « le
thème est une sorte de question, dont le propos est la réponse » (1965, p. 62).
419
Énonciation, instances énonciatives
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Prenons les exemples suivants :
(3) Sur le quai, Marie embrassa sa mère. (C. Guimier, 1996)
(4) Au bout de trois heures de route, Loiseau ramassa ses cartes. (Maupassant,
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Boule de suif)
8. On pourrait appliquer ici la distinction faite par C. Guimier (1996), entre adverbes endo-
phrastiques (« constituants internes à la phrase, qui […] participent à la construction du sens
référentiel de la phrase ») et adverbes exophrastiques (qui véhiculent « une idée regardante au
travers de laquelle l’ énoncé tout entier, ou une portion de l’ énoncé, est envisagé » (pp. 6-7). Les
circonstants spatio-temporels seraient donc ici des constituants endophrastiques, mis en position
de thème dans la phrase (toutefois ce n’ est pas l’ analyse de C. Guimier pour qui le circonstant sur
le quai est exophrastique dans (3)… alors que je le considère seulement comme extra-prédicatif).
420
Temporalité et énonciation dans la phrase : la position initiale du circonstant
énoncé thétique. Mais une autre structuration est possible, qui prend en compte
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la relation thème-rhème interne à la structure phrastique. Dans ce cas, le cir-
constant est un premier thème (sur le quai [que se passa-t-il ?]), qui se trouve suivi
d’ un second thème (Marie [que fit-elle ?]) qui met en appel le rhème contenu
dans le syntagme verbal ([elle] embrassa sa mère). Le circonstant est alors le
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Sur le quai, Marie embrassa sa mère / c’ est Marie qui embrassa sa mère.
Au bout de trois heures de route, Loiseau ramassa ses cartes / c’ est Loiseau qui
ramassa ses cartes.
421
Énonciation, instances énonciatives
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mettent son rapprochement avec une question partielle. De même que la ques-
tion partielle, en raison des présupposés qu’ elle contient, délimite un cadre
qu’ elle impose à la réponse de l’ interlocuteur11, le circonstant en position initiale
« ouvre un champ, crée un monde, qui constitue le cadre de validité de la
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phrase, le domaine où elle vient se placer » (P. Le Goffic, 1993, p. 263). De plus
une question posée ne limite pas nécessairement la réponse à une seule phrase.
De même, l’ on constate que certains circonstants en position initiale ont voca-
tion à étendre leur portée au-delà de la phrase dans laquelle ils se trouvent, sur
plusieurs phrases, et même sur un ou plusieurs paragraphes, ces portées lon-
gues ayant fait l’ objet d’ études nombreuses et approfondies12.
Mais l’ application des tests donne des résultats différents. Ainsi, la structure
phrastique qui suit le circonstant admet plus difficilement la forme affirmative
ou négative :
? Sur son bureau, Paul ne posa pas un dossier.
Ces résistances s’ expliquent par le fait qu’ il existe une solidarité syntaxico-
sémantique entre le circonstant et le lexème verbal (le verbe poser, dans cette
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Temporalité et énonciation dans la phrase : la position initiale du circonstant
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un lieu »), qui ferait plutôt attendre une construction postverbale liée Paul posa
un dossier sur son bureau. C’ est le cas de verbes qui impliquent le déplacement
d’ un objet dans un lieu, comme abandonner, cacher, diriger, mettre, poser, pous-
ser, transporter quelque chose quelque part, etc. Cela n’ empêche pas que certains
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14. Toutefois ce qui est possible pour cacher (Dans sa poche, elle cacha sa montre) ne l’ est pas
pour mettre ( ? Dans le réfrigérateur, elle mit la crème).
15. On pourrait alors expliquer le caractère peu naturel de la phrase Sur son bureau, c’ est Paul
qui posa un dossier par le fait que le circonstant, en raison de son affinité avec le lexème verbal,
laisse plutôt attendre la rhématisation du SV. On note d’ ailleurs que la phrase redevient plus
acceptable lorsque l’ extraction porte sur le COD de la phrase de base (Sur le bureau, c’ est un
dossier que posa Paul), dans la mesure où ce constituant entretient une relation de sélection pri-
vilégiée avec le lexème verbal.
423
Énonciation, instances énonciatives
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reste inféodé, produit un effet de suspens qui rompt la linéarité temporelle. C’ est
avant tout un procédé expressif, qui tend, au niveau du décodage, à déstabiliser
la perception de l’ espace par des effets de flottement, d’ ambiguïté ou de syllepse
syntaxique. Ainsi, dans les exemples suivants, extraits de Boule de suif :
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(6) Mais à chaque porte des petits détachements frappaient, puis disparaissaient
dans les maisons.
(7) Et sur la pointe d’ un couteau toujours logé dans sa poche, il enleva une cuisse
toute vernie de gelée, la dépeça des dents, puis la mâcha avec une satisfaction
si évidente qu’ il y eut dans la voiture un grand soupir de détresse.
(8) On entra dans le bourg et devant l’ hôtel du Commerce on s’ arrêta.
(9) Sur la neige qui fermait l’ horizon, il profilait sa grande taille de guêpe en
uniforme […]
on peut hésiter entre les deux interprétations. Les verbes ont une solidarité
syntaxico-sémantique avec le circonstant de lieu (frapper à la porte, enlever une
cuisse [de volaille !] sur la pointe d’ un couteau, s’ arrêter devant l’ hôtel, profiler sa
taille sur la neige), ce qui tend à les faire interpréter comme des circonstants
antéposés mais l’ on peut aussi en faire des circonstants-cadres. À moins encore
qu’ il y ait passage d’ une interprétation à une autre… du circonstant-cadre au
circonstant antéposé, avec un effet de surprise, comme si l’ on percevait d’ abord
la localisation du procès avant de prendre conscience du procès qui s’ y déroule,
la force de l’ impression reçue prenant alors le pas sur la logique spatio-tempo-
relle. On comprend que cette expressivité soit particulièrement recherchée dans
le genre poétique dont Jean Cohen disait qu’ elle avait pour finalité de « brouiller
le message »16.
3 Conclusion
Ce qui ressort de cette brève étude est l’ intérêt que peut présenter une approche
temporelle et pragmatique de la phrase, non seulement pour des phénomènes
laissés pour compte dans le cadre d’ une syntaxe dure, mais peut-être aussi, dans
le cadre de cette dernière, pour l’ examen des catégories et des fonctions tradi-
tionnellement reconnues. L’ hypothèse faite ici est que la temporalité qui sous-tend
la dimension communicationnelle et énonciative est présente dès les structures
phrastiques minimales que représentent la forme verbale personnelle et la
phrase canonique. Contrainte à ce niveau qui est celui du système de la langue,
elle se manifeste plus librement, en lien avec le choix de l’ énonciateur, au-delà de
ces structures minimales, en particulier à travers les constituants périphériques.
Nous avons choisi de limiter notre approche à deux types de circonstants spa-
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Temporalité et énonciation dans la phrase : la position initiale du circonstant
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ment différent. Il s’ agit d’ abord du circonstant-cadre17 qui met en appel, comme
le ferait une question, la suite de la phrase – l’ enchaînement thème-rhème18 se
déroulant de manière linéaire et s’ inscrivant dans un schéma pragmatique de
type question-réponse. Le second circonstant entre dans un parcours temporel
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complexe et non linéaire, pris dans une sorte d’ aller-retour du verbe au verbe et
posé en tête de phrase en attente de ce retour19. Ces deux parcours pourraient
faire mesurer – mais il faudrait une autre étude ! – à quel point ces deux circons-
tants n’ ont rien de commun du point de vue de leur emploi dans les textes, des
contraintes auxquelles ils répondent et des effets qu’ ils peuvent produire.
Bibliographie
Avanzi, M. (2005), « Quelques hypothèses à propos de la structuration interne
des périodes », Proceedings of the IDP05 International Symposium on Dis-
course-Prosody Interfaces, Auran, C., Bertrand, R., Chanet, C., Colas, A., Di
Cristo, A., Portes, C., Reynier, A. & Vion, M. (éds), CD-ROM. Non paginé.
Bally, Ch. (19654), Linguistique générale et linguistique française, Berne, A.
Francke.
Berrendonner, A. (1978), Les référents nominaux du français et la structure de
l’ énoncé, Thèse de doctorat d’ État, Université de Lyon.
Berrendonner, A. (1990), « Pour une macro-syntaxe », Travaux de linguistique 21,
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Berrendonner, A. (1991), « Variations sur l’ impersonnel », L’ impersonnel. Méca-
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ble, CEDITEL, 125-131.
Berrendonner, A. (2002), « Les deux syntaxes », Verbum 24, 23-35.
Berrendonner, A. (2008), « L’ alternance que/#. Subordination sans marqueur ou
structure périodique ? », Modèles syntaxiques. La syntaxe à l’ aube du xxie siè-
cle, Van Ræmdonck, D. (avec la collaboration de Katja Ploog), (éds), Bruxel-
les, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, P.I.E, Peter
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Charolles, M. (2003), « De la topicalité des adverbiaux détachés en tête de
phrase », Travaux de linguistique 47, 11-49.
17. Très abondamment étudié, que ce soit dans les grammaires ou les études spécialisées.
18. On a vu que la structure communicationnelle pouvait être à simple ou double thème.
19. Dans la théorie de l’ école de Fribourg, le circonstant-cadre peut être interprété comme une
clause, encore qu’ on puisse hésiter (voir M. Avanzi, 2005), mais, en tout état de cause, le circons-
tant antéposé, en solidarité rectionnelle avec le verbe, ne peut constituer une clause.
425
Énonciation, instances énonciatives
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cadrative et organisation des discours », Langue française 148, 9-30.
Cohen, J. (1966), Structure du langage poétique, Paris, Flammarion.
Combettes, B. (1998), « Thématisation, topicalisation, et éléments non référen-
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SITES PÉRIPHÉRIQUES
ET TRACES DE DIALOGISME1
Corinne Rossari
Université de Fribourg
1 Introduction
Ma contribution à l’ hommage dédié à Alain Berrendonner concernera deux
types de constructions périphériques, les unes qui se situent à la périphérie
gauche de l’ énoncé, les autres, à la périphérie droite.
Les premières sont des constructions nominales, les secondes des constructions
propositionnelles au sens de proposition grammaticale ou clause. Leurs emplois
seront analysés dans du corpus écrit2. Ces constructions consistent en des
1. Cet article est une contribution au projet financé par le FNS n° 101512-117645 intitulé « Le
système évidentiel du français et de l’italien ».
2. L’ étude des constructions s’ écartant d’ une façon ou d’ une autre du carcan de la phrase stan-
dard a surtout été menée dans le cadre de travaux consacrés à l’ oral, que ce soit en relation avec
la macro-syntaxe (cf. Berrendonner et al. à paraître) ou en relation avec l’ Approche pronominale
(cf. Blanche-Benveniste et al. 1990). Béguelin (2010) relève à juste titre « le préjugé sociolinguis-
tique selon lequel la parataxe serait un trait particulier de la syntaxe de l’ oral familier » (Béguelin
2010 : 5). Elle prend le contre-pied de ce préjugé en étudiant les structures paratactiques dans des
exemples tirés pour l’ essentiel du théâtre de Marivaux. Nous adoptons un choix semblable en
travaillant exclusivement à partir de corpus écrits. Ce choix permettra de faire ressortir encore
davantage l’ idée que ce type de constructions fait aussi partie de la « grammaire » du français écrit.
427
Énonciation, instances énonciatives
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Elles ne sont pas en relation de rection avec le verbe de ce dernier.
Dans le cadre de la grammaire de la période de Berrendonner et al. (à paraître),
les premières pourraient être analysées comme une réalisation du pattern prépa-
ration + action. Il s’ agirait d’ une prédication sur un objet non encore identifié :
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Il existe une autre sorte de routine préparation + action, plus rare, où l’ information
progresse à l’ inverse. Le locuteur met, si l’ on peut dire, la charrue avant les bœufs :
au lieu de poser d’ abord pour prédiquer ensuite, il prédique d’ abord « à crédit » sur
un objet non identifié, qu’ il pose seulement ensuite. (Berrendonner et al. à paraî-
tre : chap. 9, § 2.2. > Blanche-Benveniste 2010 : 203).
Les secondes ont des propriétés semblables à celles des clauses parenthétiques
réduites (RPC) décrites dans Schneider (2007) et consistant en des indications
modales tels que paraît-il, j’ crois, ou à ce qu’ on dit… Nos constructions propo-
sitionnelles partagent plusieurs points communs avec ces dernières :
[RPC are] neither the main clause nor a subordinate clause, but are inserted into
or adjoined to the end of the sentence in a way similar with sentence adverbs.
Their position is free and there is no overt syntactic link between them and the
host sentence or parts of it. They are related to the host only by adjacency and by
the fact that their missing argument can be recovered from the host. As other
peripheral elements, they are optional, i.e., they can be added as well as dropped
freely without endangering the grammatical acceptability of the host. Neverthe-
less, they are pragmatically connected to it. (Schneider 2007 : 1)
Autrement, la plupart des critères relevés par Schneider sont pertinents : le man-
que de lien avec la clause « hôte », le caractère phrastique et réduit, et le lien pos-
sible avec une clause principale utilisée dans son sens plein.
L’ objectif de mon analyse sera de montrer que ces constructions gagnent à être
mises en relation avec des structures discursives dialogiques d’ échange, telles
qu’ elles sont conçues dans Roulet et al. (1985 et 2001), plutôt qu’ avec des struc-
tures syntaxiques. Nous assumerons ainsi un point de vue qui diffère des deux
grands axes selon lesquels les phénomènes de parataxe sont analysés. En effet,
comme le relève Béguelin (2010), les phénomènes de parataxe sont traités soit
3. Le signe « ?? » doit toujours être compris de façon relative. Il ne signifie pas que la séquence
est impossible à interpréter ou à construire, mais qu’ elle est moins usuelle qu’ une autre et non
attestée (ce qui ne veut pas dire qu’ elle ne pourrait pas l’ être). Le signe « * » désigne, conformé-
ment à la tradition syntaxique, une séquence mal formée au niveau grammatical.
428
Sites périphériques et traces de dialogisme
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donc d’ une construction hypotaxique –, soit comme une absence de lien :
Dans la littérature linguistique, on relève […] deux grandes approches des faits de
juxtaposition paratactique : l’ une, que je qualifierai de soustractive, y voit l’ ellipse
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d’ un ligateur ou d’ un subordonnant (cf. par ex. Wilmet, 2003 : § 680) ; l’ autre, plus
purement juxtapositive, postule une absence de lien entre les suites concernées.
(Béguelin, 2010 : 4)
De notre côté, nous y verrons non pas un lien syntaxique, mais un lien discursif
fondé sur une relation dialogique4. Ainsi, concernant les constructions à cons-
tituant nominal dites [N], nous n’ établirons pas de lien avec des structures
pseudo-clivées, comme le fait Blanche-Benveniste (2010). Leur caractère para-
taxique ne sera pas mis en relation avec une absence de c’ est :
à un avatar de : il faut croire que x ou il faut croire cela = [x], ou encore cela = [x]
à ce qu’ il faut croire.
Le fait de ne pas ramener à un lien syntaxique quel qu’ il soit la relation entre les
deux constituants de ces structures distingue aussi notre analyse de celle que
Bally (1965 : chap. 2) fait des phrases segmentées ou coordonnées. Bien qu’ il y
ait dans son analyse des éléments qui rapprochent les structures qu’ il appelle
dirèmes de formes dialogales, il subsiste une différence sensible dans l’ interpré-
tation qu’ il en fait. Pour Bally, ces constructions restent des formes associables
d’ une façon ou d’ une autre à des formes régies (phrases subordonnées). Elles
sont des variantes de ces structures : « Nous insistons sur le fait que, même si A
ne consiste qu’ un en terme nominal, il équivaut logiquement à une subordon-
née… » (Bally 1965 : § 91). Même les structures interrogatives qu’ il conçoit à
4. Dargnat et Jayez (2010 : 62) envisagent également des liens discursifs entre des séquences
paratactiques, mais ils sont fondés sur des patterns monologiques, tels que ceux en jeu avec les
relations « causales, consécutives, contrastives, conditionnelles, temporelles ».
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Énonciation, instances énonciatives
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nel. Les coordonnées sont vues comme mettant en jeu une phrase médiane qui
explicite sous forme interrogative le lien causal. Ce dernier est ensuite repris par
une clivée : « Je suis resté à la maison ; et j’ y suis resté pourquoi ? Le pourquoi
c’ est qu’ il pleuvait ». (Bally 1965 : § 95).
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Nous verrons en effet que les contraintes qui caractérisent nos deux types de
constructions ne peuvent s’ expliquer qu’ à partir de schèmes purement dialogi-
ques. Nos hypothèses se fonderont sur trois ensembles d’ observations : la cons-
titution d’ un paradigme autour de ces deux types de formes ; la possibilité ou
non de considérer ces formes comme le résultat d’ un processus de grammati-
calisation, en fonction des principes identifiés dans Marchello-Nizia (2006) et/
ou de pragmaticalisation, en fonction du mécanisme de changement linguisti-
que relevé pour les connecteurs5 (cf. Marchello-Nizia, 2008 et Traugott et Dasher,
2002) ; et enfin, le caractère émergent ou non de ces paradigmes : en d’ autres
termes ces constructions font-elles partie de nouveaux patterns grammaticaux
et, si oui, d’ où viennent-ils, ou ont-elles toujours existé ?
Les contraintes concernent aussi la forme des SN. Certains doivent être cons-
truits avec un déterminant zéro, d’ autres avec un défini.
(7) Elle [la jalousie] peut être un piment dans la passion amoureuse… mais…
une jalousie maladive est un poison… qui détruit tout… et peut conduire
au drame… Conclusion : il faut savoir modérer sa jalousie. (Internet)
(8) […] Elle peut être un piment dans la passion amoureuse… mais… une
jalousie maladive est un poison… qui détruit tout… et peut conduire au
drame… ?? La conclusion : il faut savoir modérer sa jalousie.
5. Nous développons à ce propos la réflexion menée dans Rossari et Cojocariu (2008) sur les
constructions nominales prédicatives détachées à gauche.
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Sites périphériques et traces de dialogisme
(9) Je viens de me prendre la tête avec mon mec pour une connerie : j’ ai fait
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trop de bruit alors qu’ il était en train de dormir. Résultat il est parti fin
énervé et compte ne revenir que dans 2 ou 3 jours. (Internet)
(10) Je viens de me prendre la tête avec mon mec pour une connerie : j’ ai fait trop
de bruit alors qu’ il était en train de dormir. ? ?Le résultat il est parti fin
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(12) L’ histoire est récente puisque j’ ai quitté mon compagnon samedi soir. Les
causes : la violence. (Internet)
(13) On sait que presque toute commande qui dépasse 5000 pièces est « donnée »
en Chine ou en Inde. Des petites marques aux plus grandes, elles vont toutes
là-bas. Les raisons ? Le prix de revient. (Internet)
(14) Au total de novembre 1944 à mars 1945, plus de 6500 ballons des deux types
furent lâchés. Très très peu parvinrent jusqu’ aux USA, l’ immense majorité
s’ abîmant en mer. La cause ? Les conditions météorologiques finalement
défavorables et de nombreuses erreurs de conception. (Internet)
(15) France Info, de son côté, annonce que ce match pourrait avoir lieu… à
Sedan ! La raison ? Les coûts de location de l’ antre artésien et l’ indisponibi-
lité du stade de la Licorne. (Internet)
(16) Voilà j´ai phantasmagoria. Comme il marche sous dos donc je télécharge un
émulateur « dosbox » et D-fend pour s´en servir plus facilement. Le pro-
blème il y en a 2 ! (Internet)
(18) La conclusion, c’ est que dans ce combat et dans cette théorie, Goku a énor-
mément retenu ses coups et s’ est battu comme une savate, mais alors vrai-
ment. Parce que le Gros Buu il l’ avait à sa botte ! (Internet)
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Énonciation, instances énonciatives
(19) *Conclusion c’ est que dans ce combat et dans cette théorie, Goku a énor-
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mément retenu ses coups et s’ est battu comme une savate, mais alors vrai-
ment. Parce que le Gros Buu il l’ avait à sa botte !
(20) Mon père a arrêté son travail de maçonnerie chez une entreprise sans pour
autant avoir dit ou écrit clairement qu’ il a démissionné. La ou plutôt les
raisons c’ est que son patron ne payait pas la totalité des salaires ainsi que
d’ autres frais (heures sup, panier, les intempéries)7. (Internet)
Au sein des constructions [P], nous relevons également que des expressions
semblables sémantiquement peuvent occuper la position détachée à droite alors
que d’ autres non.
Ces contraintes sont bien propres aux constructions occupant la position déta-
chée. Les constructions faites avec les mêmes verbes mais introduisant une
complétive n’ observent pas les mêmes contraintes.
(25) Quand quelqu’ un se plaint d’ avoir mal aux yeux, il faut consulter un ophtal-
mologue mais si celui-ci ne peut pas vous soulager il faut penser que [/ il
faudrait penser que] ce mal aux yeux est peut-être une douleur de migraine
et consulter un neurologue. (Internet)
(26) Quand quelqu’ un se plaint d’ avoir mal aux yeux, il faut consulter un oph-
talmologue mais si celui-ci ne peut pas vous soulager, ce mal aux yeux est
peut être une douleur de migraine ??faut penser, et consulter un neuro-
logue.
7. L’ autocorrection souligne la sensibilité du locuteur à l’ accord par rapport aux objets sur
lesquels raison prédique à son sens (à savoir la totalité des salaires et d’ autres frais). Cela ne veut
pas dire pour autant qu’ on ne peut envisager une pseudo-clivée ne respectant pas l’ accord. La
construction est, quoi qu’ il en soit, moins facile à débusquer qu’ avec le N détaché.
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Sites périphériques et traces de dialogisme
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constructions détachées comme des avatars de constructions hypotaxiques.
Pourquoi seules les constructions au présent se seraient-elles émancipées de leur
carcan syntaxique, alors que les formes introduisant des complétives se conju-
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Toutes les positions parenthétiques de je dirais sont donc attestées8. Cette variété
n’ est manifeste ni pour on dirait ni pour (il) paraît (pour lequel on trouve néan-
moins de rares emplois médians cf. (55) à venir).
8. Cela ne veut pas dire que je dirais parenthétique est dérivé d’ une structure hypotaxique.
Nous réservons à un travail ultérieur un regard plus global sur les constructions parenthétiques.
433
Énonciation, instances énonciatives
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pas de décatégorisation, ni d’ affaiblissement sémantique. Le nom des construc-
tions nominales détachées à gauche maintient toutes les propriétés d’ un N et sa
sémantique n’ est pas différente de celle qu’ il a dans d’ autres constructions. Il en
va de même pour les expressions propositionnelles. On ne perçoit pas de chan-
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Sites périphériques et traces de dialogisme
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et l’ énoncé
Nous soutenons que le lien qui unit la construction détachée à l’ énoncé hôte
n’ est pas de nature syntaxique, mais de nature discursive.
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La relation que nous posons relève d’ un calque d’ une structure dialogale (deux
locuteurs) et dialogique (structure d’ échange) dans une structure monologale
(un locuteur) et monologique (structure d’ intervention). Cette hypothèse est
étayée par le fait que toutes ces constructions ont des emplois dialogiques.
(33) Et celles ses estroictes barrieres et forteresse ne retarderont vos forts et puis-
sans assaulx. La raison ? Vous avez Amour de vostre cousté et ayde : contre
lequel aulcune Rocque ne peult longuement durer. (Flore, 1537)
La construction avec le nom cause est attestée un siècle plus tard, toujours en
tant qu’ énoncé interrogatif, mais dans un discours dialogal et dialogique :
(34) DU BOIS
Je vous dis qu’ il faut quitter ce lieu.
ALCESTE
La cause ?
DU BOIS
Il faut partir, Monsieur, sans dire adieu. (Molière, 1667)
435
Énonciation, instances énonciatives
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au début du xviiie siècle, où le nom est employé avec son déterminant défini. Le
locuteur reprend une partie de la question posée par le destinataire.
(35) Quel fut le résultat de la conversation ?
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L’ usage dialogique de ces constructions en tant qu’ énoncé interrogatif est tou-
jours en vigueur :
Usage monologal dialogique
(36) Au total de novembre 1944 à mars 1945, plus de 6500 ballons des deux types
furent lâchés. Très très peu parvinrent jusqu’ aux USA, l’ immense majorité
s’ abîmant en mer. La cause ? Les conditions météorologiques finalement
défavorables et de nombreuses erreurs de conception. (Internet)
(37) France Info, de son côté, annonce que ce match pourrait avoir lieu… à
Sedan ! La raison ? Les coûts de location de l’ antre artésien et l’ indisponibi-
lité du stade de la Licorne. (Internet)
9. Résultat avec un déterminant zéro n’ est pas attesté en tant qu’ énoncé interrogatif dans les
bases de données consultées (Frantext et recherche Internet faites au moyen de Google), mais on
peut admettre qu’ un processus analogique avec conclusion a permis l’ emploi détaché à gauche.
436
Sites périphériques et traces de dialogisme
(40) La nouvelle tombe comme une dépêche. L’ homme, lui, est déjà tombé. *La
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cause est les médias qui dénoncent le froid / *La cause c’ est que les médias
dénoncent le froid.
Il faudrait formuler les choses ainsi pour que la construction soit acceptable :
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(41) La nouvelle tombe comme une dépêche. L’ homme, lui, est déjà tombé. La
cause est le froid, d’ après les médias.
En ce qui concerne les autres noms du paradigme, les emplois interrogatifs sont
également attestés mais seulement dans un registre d’ écrits spontanés10.
(42) En fait, le constructeur de copie généré se contente de copier la valeur de
tous les attributs… même des pointeurs ! Le problème ? Eh bien justement,
il se trouve qu’ un des attributs est un pointeur dans notre classe Person-
nage ! (Internet)
(43) Tu as tout à fait le droit. La condition ? Faire la demande auprès de ton
employeur 2 mois avant la date de début du congé parental. (Internet)
Les constructions nominales sont donc toutes attestées en tant qu’ énoncés
interrogatifs, et, pour certaines d’ entre elles, dès le xvie siècle.
10. J’ oppose en termes de registre les attestations puisées dans des Chats sur Internet qui reflè-
tent un usage écrit mais spontané de la langue et celles relatives à la base de texte Frantext qui ne
recueille aucun écrit spontané (dénommé par commodité registre non spontané).
437
Énonciation, instances énonciatives
(48) De Montègre
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Qui est ?
De Ryons
Qui est de vous redemander la lettre que je vous ai remise de sa part.
De Montègre.
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Les emplois détachés à droite apparaissent à peu près à la même époque, mais
jamais avec le clitique objet pour faut croire. La première attestation intervient
dans la seconde moitié du xixe siècle.
(50) Rosalie reprit :
– M. Paul viendra dès l’ enterrement fini. Demain à la même heure, faut
croire. (Maupassant, 1883)
438
Sites périphériques et traces de dialogisme
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détachée à droite :
(52) Mes bottes reluisent et sonnent comme des bottes d’ officier ; mon habit me
va bien, on dirait. (Vallès, 1881)
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(53) Et après, chez la patronne qui veut me parler, paraît. (Duhamel, 1938)
(54) J’ en sais rien, à Caracas, paraît. (Fallet, 1956)
(55) Mais y en a aussi, paraît, qui l’ auraient retapissé en train de siroter dans le
dur, vers la station Duroc ou Jasmin. (Degaudenzi, 1987)
L’ emploi détaché à droite est analysable en tant qu’ « exportation » tel quel de
l’ énoncé dialogique réactif. Il a la même fixité formelle. Il n’ est pas le fruit d’ une
évolution, mais d’ un calque d’ une construction dialogale et dialogique dans un
moule monologal et monologique.
Une fois intégré à ce moule, l’ emploi détaché à droite « vit sa vie ». Par analogie
avec les constructions parenthétiques propositionnelles, certaines acquièrent
d’ autres positions au sein de l’ énoncé. C’ est le cas de paraît qui, vraisemblable-
ment, par analogie avec paraît-il, est attesté dans des positions d’ incise.
Les constructions avec d’ autres verbes épistémiques ayant des emplois hypo-
taxiques n’ ont pas développé d’ emplois détachés à droite, et ce, selon notre
hypothèse, parce qu’ elles n’ ont pas d’ emplois dialogiques (cf. faut imaginer, faut
penser, faut supposer).
439
Énonciation, instances énonciatives
on notera que la proposition qui forme le topique peut parfois se présenter sous la
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forme d’ un énoncé indépendant, sans expression particulière annonçant qu’ elle
constitue le support d’ un commentaire ; c’ est alors l’ emploi d’ un terme comme
réponse, solution, qui souligne le mouvement argumentatif de réfutation :
11 disoient aucuns que […]. Response que c’ est chose dicte voluntairement […]
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Sites périphériques et traces de dialogisme
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structures font l’ objet en français contemporain s’ applique mot pour mot aux
constructions que nous avons analysées :
Tous ces tours, qu’ une interprétation trop « moderne » analyserait comme des cas
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d’ anacoluthe, sont le résultat de l’ ellipse des termes qui renvoient au fait de dire,
ellipse qui juxtapose des constituants pouvant formellement entrer dans une rela-
tion d’ hypotaxe, mais correspondant en fait à la succession de deux actes de parole
distincts, caractérisés par un changement énonciatif, […] (Combettes, 2009 : 151)
7 Conclusion
La fonction dialogique que nous avons attribuée aux constructions détachées
analysées explique à la fois la position préférée ou obligatoire de ces constructions
à la périphérie gauche ou droite, leurs traits formels qui en font des syntagmes
partiellement figés et leur caractère non émergent. L’ écrasement de la structure
dialogale et dialogique dans une structure monologale et monologique a ainsi
masqué la relation fondamentalement illocutoire qui unit le constituant détaché
à l’ énoncé.
Bibliographie
Bally, C. (1965), Linguistique générale et linguistique française, Francke, Berne
(4e édition).
Béguelin, M.-J. (2010), « Noyaux prédicatifs juxtaposés », in M.-J. Béguelin,
M. Avanzi & G. Corminbœuf (éds), La parataxe, Tome 1, Berne, Lang, 1-34.
Berrendonner, A., Apothéloz, D., Béguelin, M.-J., Benetti, L. & Gapany, J. (à
paraître), La Grammaire de la période, Berne, Lang.
Blanche-Benveniste, C. (2010), « Les pseudo-clivées et l’ effet deux points », in
M.-J. Béguelin, M. Avanzi & G. Corminbœuf (éds), La parataxe, Tome 2,
Berne, Lang, 185-217.
Brinton, L.J. (2007), « The development of I mean : implications for the study of
historical pragmatics », in S., Fitzmaurice & I. Taavitsainen (eds.), Methods
in Historical Pragmatics, Berlin, Mouton de Gruyter, 37-80.
Combettes, B. (2009), « Du dialogue au discours suivi : aspects des faits de topi-
calisation en moyen français », in E. Havu, J. Härmä, M. Helkkula, M. Lar-
javaara & U. Tuomarla (éds.), La langue en contexte. Actes du colloque
« Représentations du sens linguistique IV », Helsinki 28-30 mai 2008. Helsinki,
Société Néophilologique, 151-164.
441
Énonciation, instances énonciatives
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tionnelle », in M.-J. Béguelin, M. Avanzi & G. Corminbœuf (éds), La para-
taxe, Tome 2, Berne, Lang, 61-94.
Marchello-Nizia, C. (2006), Grammaticalisation et changement linguistique,
Bruxelles, De Boeck Duculot.
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LE PRÉSENT : UN OU MULTIPLE ?
Françoise Revaz
Université de Fribourg
1 Définition du présent :
des positions théoriques concurrentes
Les linguistes ne cessent d’ affirmer que le présent est un temps « caméléon ». De
fait, ses emplois en discours sont très variés : il permet d’ inscrire un procès dans
n’ importe quelle époque (actuelle, passée ou à venir), voire dans toutes les épo-
ques, dans l’ emploi gnomique, voire encore dans aucune époque temporelle
443
Énonciation, instances énonciatives
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procédures, textes de loi, etc.)1. Pour expliquer cette diversité d’ emplois, plu-
sieurs positions théoriques sont en concurrence.
Une première position, assez classique mais moins souvent revendiquée ces der-
nières années, est de définir le présent comme une forme temporelle déictique
marquant la coïncidence entre le moment de l’ énonciation et le moment du
procès2 :
Le « présent » coïncide avec le moment de l’ énonciation […]. De l’ énonciation
procède l’ instauration de la catégorie du présent, et de la catégorie du présent naît
la catégorie du temps. Le présent est proprement la source du temps. Il est cette
présence au monde que l’ acte d’ énonciation rend seul possible […]. Le présent
formel ne fait qu’ expliciter le présent inhérent à l’ énonciation, qui se renouvelle
avec chaque production de discours. (Benveniste 1974, 83)
Une autre position est de définir le présent comme une forme atemporelle, posi-
tion généralement justifiée par le fait que le présent est une forme morphologi-
quement non marquée. Le postulat semble être : pas de morphème identifiable,
pas de signifié. De la même façon, mais en termes guillaumiens, Bres (1999, 2006,
2010) considère le présent comme une forme prétemporelle correspondant à
« une saisie du mouvement d’ actualisation de l’ image-temps antérieure à la divi-
sion en époques » (2006, 124). Pour Bres, le présent ne donne aucune instruc-
tion d’ ordre temporel, ce qu’ il note [+ neutre] dans ses tableaux de « description
unifiée des temps verbaux »3. Selon lui, seuls le cotexte et le contexte permettent
de localiser temporellement un énoncé au présent. Ce postulat d’ un présent
« atemporel » semble être remis à l’ honneur depuis quelque temps. Par exemple,
pour expliquer les emplois prototypants, à savoir les cas où les procès au présent
ne sont pas présentés comme effectifs et ancrés dans une temporalité, mais
comme possiblement susceptibles de se produire, Gerbe (2007 et 2010) s’ appuie
précisément sur la valeur de « non-temps » de ce tiroir verbal. En tant que forme
non marquée, le présent laisserait en attente « l’ actualisation de l’ événement [et
participerait ainsi] à la création d’ un prototype d’ événement » (p. 433).
L’ hypothèse déictique et l’ hypothèse atemporelle me semblent présenter l’ une
et l’ autre des défauts. Caractériser le présent comme une forme déictique sem-
444
Le présent : un ou multiple ?
ble peu opératoire, car cela oblige à considérer tous les emplois dans lesquels le
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présent renvoie à un moment autre que celui de l’ énonciation comme des emplois
dérivés ou figurés qui relèveraient du seul artifice de style. Prenons l’ exemple
du présent « historique », c’ est-à-dire d’ un présent dans un contexte temporel
de référence passé. Dans ce cas, les tenants de la déicticité du présent expliquent
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On notera à ce propos que deux explications différentes sont avancées. Pour les
uns, les faits historiques sont détachés du passé pour être présentés, fictivement
bien sûr, à l’ actualité du locuteur ; pour les autres, c’ est le locuteur qui, par le jeu
de la métaphore temporelle, se transporte (ou du moins se reporte par la pensée)
de son actualité au lieu et au moment des événements historiques. Mais, dans
tous les cas, c’ est la vertu actualisante du présent qui est postulée.
Le problème du postulat de la déicticité du présent est que le signifié affecté à
ce temps verbal est trop limité et qu’ il oblige à distinguer les emplois « canoni-
ques » ou « typiques » (mais rares en somme !) dans lesquels effectivement le pré-
sent renvoie au moment de l’ énonciation des autres emplois considérés comme
« dérivés » ou « stylistiques ». Cette conception du présent est d’ ailleurs réguliè-
rement remise en question :
Comment expliquer que le présent s’ évade sans cesse de sa case propre, pour s’ ins-
taller dans les cases opposées, en bonne intelligence avec des marques explicites de
passé ou de futur ? […]
La tendance ordinaire est de traiter avec indulgence les frasques de ce temps camé-
léon, de les oublier, ou d’ en donner une interprétation stylistique. Le présent, en
contexte non actuel, provoquerait surprise, dramatisation, etc. […]
Le point faible de toutes les « explications » stylistiques […] est de considérer
comme assuré ce qu’ il faudrait examiner : le présent dénote-t-il l’ actuel ? (Serbat
1988, 33)
445
Énonciation, instances énonciatives
temporelles ? J’ opte donc pour une troisième conception théorique qui postule
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que le présent est un temps anaphorique ou relatif dont l’ invariant sémantique
est de coder une « isochronie ».
1.2 L’isochronie
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(1) Hier matin, je sors de chez moi et je constate qu’ il a neigé pendant la nuit.
(2) Demain, on fête Noël.
(3) En 525 av. J.-C., Cambyse II, roi de Perse, conquiert l’ Égypte.
Alors que le journaliste (A) et le coureur (B) parlent des mêmes événements, ils
n’ emploient pas les mêmes temps verbaux (présent pour A, imparfait et passé
composé pour B). C’ est que leur point de référence est différent. Pour le jour-
naliste, le point de référence est le moment des événements qu’ il revoit en dif-
féré à l’ écran et les présents qu’ il emploie pour commenter les images visionnées
(« là vous êtes carrément dans la roue de Zabel » et « vous le voyez le panneau ? »)
codent très clairement une isochronie avec l’ axe du déroulement diégétique (le
raconté). L’ indexical « là », dans le premier énoncé, désigne ainsi le lieu et le
446
Le présent : un ou multiple ?
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commente les images. Pour le coureur, en revanche, le point de repère est le
moment de l’ interview. Il commente son arrivée en tant qu’ événement accom-
pli au moment où il parle, d’ où l’ emploi du passé composé. Cette différence de
repérage est particulièrement visible dans l’ échange à propos de l’ événement
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Énonciation, instances énonciatives
que ces vérités sont les mêmes dans tous les temps, qu’ elles coexistent avec
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toutes les époques. (Beauzée 1767, 435-437)
Dans le dernier numéro des Cahiers Chronos, Provôt, Desclés et Vinzerich (2010)
défendent un point de vue similaire à mon postulat isochronique en soutenant
que l’ invariant sémantique du présent de l’ indicatif est une opération de
« concomitance »5. Afin de ne pas réduire cette opération au seul cas de conco-
mitance temporelle avec l’ énonciation, les auteurs recourent à la notion de
« référentiel temporel » développée par Desclés (1995)6. Je n’ ai pas la place ici de
développer une critique de cette approche. En revanche, par le biais de l’ analyse
de quelques exemples concrets, je vais tenter de défendre l’ idée d’ isochronie
sans recourir à l’ appareil formel lourd que proposent ces auteurs.
448
Le présent : un ou multiple ?
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de l’ analyse textuelle
Les exemples qui suivent vont illustrer différents cas d’ isochronie possibles. Ils
sont tous tirés du livre de Semprun (1994) L’ écriture ou la vie. Dans ce texte
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Dans la première phrase ainsi que dans la dernière, les présents renvoient sans
conteste à l’ actualité de l’ auteur-narrateur Semprun. En ce sens, ils codent une
isochronie entre le moment du procès et le moment de l’ acte de production du
discours8. Il s’ agit de présents déictiques. Pour les trois premières occurrences,
le renvoi à l’ actualité est marqué par l’ adverbe « aujourd’ hui ». On constate toute-
fois que cet « aujourd’ hui » ne désigne pas un jour précis localisé sur vingt-
quatre heures, mais plutôt un « état d’ actualité » opposé à l’ année 1964
(« Aujourd’ hui, lorsqu’ il m’ arrive […] » laisse entendre que Semprun regarde/a
regardé régulièrement la photo prise cette année-là). Pour les deux dernières
occurrences (« L’ un des messieurs me demeure inconnu, son visage ne me rap-
pelle rien »), on infère aisément qu’ elles renvoient à l’ actualité du narrateur
lorsqu’ il regarde cette photo. Dans le deuxième paragraphe, à l’ exception de la
dernière phrase, les présents renvoient au moment où la photo a été prise, en
1964. Si objectivement l’ événement « photo » date de trente ans, l’ emploi du
présent signale une isochronie avec la situation ancienne représentée dans la
photo, isochronie marquée par un repère temporel explicite : « cette année-là,
lointaine – 1964 ». Dans ce cas, on a affaire à des présents de narration.
Dans le deuxième exemple, on observe un glissement intéressant entre deux
types de présents déictiques :
7. Pour une analyse des différents emplois de présents dans un corpus de textes d’ historiens,
voir Revaz 1998.
8. Il ne faut bien sûr pas interpréter le terme de « moment » de production dans une perspective
physicaliste, mais en tant que « durée psychologiquement construite autour (ou à partir) de l’ acte
objectif de production » (Bronckart 1997, 285).
449
Énonciation, instances énonciatives
(6) [§ 1] Une sorte de malaise un peu dégoûté me saisit aujourd’ hui à évoquer
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ce passé. […]
[§ 2] Pourtant, il me faut évoquer ce passé, fût-ce brièvement, pour la lisi-
bilité de ce récit, pour sa clarté morale. Pas de meilleur moment pour l’ évo-
quer d’ ailleurs.
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Dans cet extrait, on oscille entre deux types d’ actualité : l’ actualité du narrateur
et l’ actualité du texte. Le présent de la première phrase (« Une sorte de malaise
un peu dégoûté me saisit aujourd’ hui à évoquer ce passé ») code une isochronie
entre le moment du procès et l’ actualité du narrateur. Le point de repère est
explicite : « aujourd’ hui ». Le présent est déictique et on parlera dans ce cas de
déixis externe. Dans le deuxième paragraphe, en revanche, il s’ agit moins de
l’ actualité du narrateur et de déixis externe que de l’ actualité du texte et donc
de déixis interne. En effet, lorsque le narrateur affirme qu’ il doit évoquer son
passé « pour la lisibilité de ce récit » et qu’ il n’ y a « pas de meilleur moment », il
renvoie bien au moment du texte : c’ est à ce point précis du déroulement textuel
qu’ il est approprié d’ évoquer ce passé. On peut dire ici que le site textuel consti-
tue en quelque sorte une situation d’ énonciation commune au narrateur et au
lecteur. Dans ce cas, le présent, certes déicitique, code un rapport d’ isochronie
entre le procès et le déroulement du texte en train de se faire. On retrouve le
même type de situation au quatrième paragraphe et dans la première phrase du
cinquième paragraphe. Le narrateur parle à nouveau de moment au sens de
« moment du texte » (« excellent moment […] pour évoquer cette préhistoire
politique », « moment même de l’ écriture »). Dans le reste de l’ extrait, les pré-
sents renvoient à la déixis externe, tout comme dans la première phrase (« je me
trouve à voyager dans ma mémoire », « ce livre […] je suis en train d’ en corriger
450
Le présent : un ou multiple ?
une ultime version »). Puis, dans le dernier paragraphe, on retrouve le déictique
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« aujourd’ hui » qui, cette fois, désigne un espace temporel restreint à une durée
de vingt-quatre heures. Les indications météorologiques que donne le narrateur
(« un vent de nord-ouest aujourd’ hui ») renvoient à la situation matérielle de
production. La localisation spatiale du narrateur derrière sa fenêtre ainsi que le
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Dans cet extrait au présent de narration, le passage souligné comporte des pré-
sents qui renvoient à des vérités générales (« on sait ce que c’ est », « on croit
451
Énonciation, instances énonciatives
savoir », etc.). La validité des énoncés mis en évidence ne se limite pas à une
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portion temporelle définie. Le présent code ici un rapport isochronique entre
les procès et une portion de temps « élargie » qui tend à l’ infini, d’ où son appel-
lation de présent de vérité générale ou de présent gnomique. Un contraste est
ainsi posé entre « cette fumée-ci » du dernier paragraphe, qui renvoie à la fumée
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3 Et l’ aspect ?
L’ analyse des exemples ci-dessus tend à démontrer la pertinence de l’ hypothèse
isochronique. Si le présent a un signifié temporel, qu’ en est-il de sa valeur
aspectuelle ? La valeur sécante (ou non bornée) du présent est rarement remise
en cause frontalement mais, paradoxalement, on ne cesse de souligner que le
présent a une certaine « plasticité » aspectuelle. On le rencontre en effet en cor-
rélation aussi bien avec des circonstants qui donnent une image sécante du
déroulement du procès (« il mange tout le temps ») qu’ avec des circonstants
donnant une image bornée (« il mange en cinq minutes »). En outre, le fait qu’ en
emploi narratif il puisse aisément se substituer au passé simple (ou au passé
composé), temps réputés bornés, est troublant. Face à cette apparente flexibilité,
les linguistes sont divisés. Trois hypothèses théoriques sont avancées pour défi-
nir la valeur aspectuelle du présent en langue : a) le présent offre deux signifiés
aspectuels (sécant et borné) sous le même signifiant ; b) le présent est strictement
sécant ; c) le présent est neutre aspectuellement. La première position est défen-
due par Guillaume (1951/1964) qui considère que le présent peut représenter le
temps en non-incidence (aspect sécant) ou en incidence (aspect borné), selon
le type d’ interception (précoce, respectivement tardif) du chronotope. L’ idée est
que la représentation du présent n’ est pas statique, « le présent étant une image
de l’ opération par laquelle, incessamment, une parcelle de futur se résout en
parcelle de passé » (p. 199). De même, Vassant (1995) considère qu’ en fonction
du co(n)texte le présent peut être sécant ou borné. Par exemple, en contexte
narratif, selon qu’ il prend la place d’ un imparfait ou d’ un passé simple, il mani-
festerait l’ une ou l’ autre de ces valeurs. Mellet (2001), Jaubert (2001) et Gerbe
(2010) défendent la position monosémique en soutenant que le présent possède
le signifié « sécant » : la saisie d’ un procès au présent s’ opère de l’ intérieur, sans
vision de ses bornes et son image est celle « d’ un procès éternellement perçu
comme advenant » (Jaubert, 2001, 72). Dans un article plus récent, Mellet (2006)
revient cependant sur l’ hypothèse que l’ intervalle de temps interne construit
par le présent est strictement « ouvert à droite ». Forte du constat que, dans son
emploi narratif, le présent joue le rôle d’ un temps borné et donne donc à voir « la
représentation d’ un intervalle fermé à droite » (pp. 5-6), Mellet définit plus pré-
452
Le présent : un ou multiple ?
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comme le point de bascule entre l’ intérieur et l’ extérieur du procès, mais comme
un espace compris entre deux bornes (une borne droite ouverte, qui délimite
l’ intérieur strict, et une borne droite fermée, qui clôt la frontière et ouvre sur
l’ extérieur). La première borne serait « fondamentale et toujours actualisée »,
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9. Le seul trait aspectuel admis par Bres est celui que partagent toutes les formes simples, à
savoir [+ tension] (ou « non accompli »). Cette valeur me paraît peu opératoire puisqu’ elle ne
permet pas de distinguer, par exemple l’ imparfait, temps simple d’ aspect sécant, et le passé sim-
ple, temps simple d’ aspect global.
453
Énonciation, instances énonciatives
4 Conclusion
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À la question posée dans le titre de cet article je réponds résolument que le
présent est « un » en langue et que son invariant sémantique est l’ isochronie et
la sécance10. Quatre types d’ isochronies ont été relevés :
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t JTPDISPOJFBWFDMFNPNFOUEFMBDUFEFQSPEVDUJPO QSÏTFOUEÏJDUJRVF
déixis externe) ;
t JTPDISPOJFBWFDMBYFEVEÏSPVMFNFOUEJÏHÏUJRVF QSÏTFOUEFOBSSBUJPO
t JTPDISPOJFBWFDMBYFEVEÏSPVMFNFOUUFYUVFM QSÏTFOUEÏJDUJRVFEÏJYJT
interne) ;
t JTPDISPOJF BWFD VOF SÏGÏSFODF UFNQPSFMMF UFOEBOU Ë MJOGJOJ QSÏTFOU EF
vérité générale).
Quant à la sécance, on a vu qu’ elle constitue un trait stable et qu’ il n’ est pas
nécessaire de postuler une double valeur ou une neutralité aspectuelle pour
expliquer le cas particulier de l’ emploi du présent en tant que temps pivot d’ une
narration. La multiplicité des étiquettes évoquée en début d’ article renvoie donc
non pas à une multiplicité de présents en langue mais à des emplois variés dans
des genres de discours variés.
Bibliographie
Beauzée, N. (1767), Grammaire générale, Stuttgart, Bad Cannstatt, Friedrich
Fromann, 1974.
Benveniste, E. (1974), Problèmes de linguistique générale, 2, Paris, Gallimard.
Bres, J. (1999), « Textualité narrative orale, genres du discours et temps verbal »,
Le français parlé. Variétés et discours, Barbéris, J.M. (éd.), Montpellier III,
Praxiling, 107-133.
Bres, J. & Barceló, G.J. (2006), Les temps de l’ indicatif en français, Paris, Ophrys.
Bres, J. (2010), « De l’ interaction avant toute chose… Temps verbaux et relation
de progression narrative », Cahiers Chronos 21, Amsterdam, New York,
Rodopi, 45-64.
Bronckart, J.-P. (1997), Activité langagière, textes et discours, Lausanne, Dela-
chaux et Niestlé.
Desclés, J.-P. (1995), « Les référentiels temporels pour le temps linguistique »,
Modèles linguistiques, XVI-2, 9-36.
10. Pour la clarté de l’ exposé, j’ ai présenté ces deux traits sémantiques de façon séparée, mais il
est clair que les effets de sens observés en discours sont redevables d’ une interaction entre les
caractéristiques temporelles et aspectuelles.
454
Le présent : un ou multiple ?
Gerbe, R.-M. (2007), « L’ appareil formel des didascalies et ses effets prototy-
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pants », Le Texte didascalique à l’ épreuve de la lecture et de la représentation,
Calas, F. et al. (dir.), Tunis, Sud Éditions, Bordeaux, Presses Universitaires
de Bordeaux, 465-478.
Gerbe, R.-M. (2010), Le présent de l’ indicatif et la non-actualisation des procès.
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Louis de Saussure
Université de Neuchâtel
1 Introduction
Dans ses nombreux travaux, Alain Berrendonner offre une ligne de conduite à
la linguistique, en particulier à la sémantique et à la pragmatique. Circonspect
au sujet des divers « modèles » de la compréhension et de l’ énonciation, tou-
jours précis dans la manière dont il soulève les incomplétudes des théories
dominantes ou les problèmes posés par les catégories par lesquelles les linguis-
tes pensent, il a proposé de réviser tant la notion de « phrase » que celle
d’ « énoncé » au profit d’ autres catégories (la clause, la période) qui permet-
traient d’ échapper au réductionnisme de l’ analyse traditionnelle. L’ une des
raisons qui l’ ont conduit à la prudence qui est la sienne réside dans l’ observa-
tion de la variété des productions orales vis-à-vis des étoilages pratiqués par la
syntaxe (ou la sémantique). Discuter les points essentiels de sa critique à l’ ap-
proche « standard » n’ est pas l’ objet de cet article ; en revanche, puisque l’ articu-
lation entre grammaire (dans un sens étendu) et usage accompagne toujours la
recherche d’ Alain Berrendonner, nous voudrions évoquer ici un cas particulier
dont l’ explication se situe vraisemblablement au cœur de cette relation entre
syntaxe et discours. Qui plus est, le petit fait de langage évoqué ici est également
intéressant pour ce qui concerne la variété des ressources linguistiques à réfé-
rence égale : il s’ agit d’ un type parmi plusieurs possibles de référence à un temps
particulier.
457
Énonciation, instances énonciatives
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composé comme dénotant le futur (ci-après PCF pour passé composé futur) :
(1) J’ ai bientôt terminé.
Cet étonnement réside dans le fait que (1), au terme de l’ analyse dont nous
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allons rendre compte ici, semble avoir un fonctionnement beaucoup plus radi-
calement pragmatique que ce que nous anticipions ; ce fonctionnement prag-
matique est de faire inférer dans le présent une modalité déontique-pratique,
c’ est-à-dire une conclusion au sujet de l’ attitude ou de la conduite à tenir dans
le présent en prévision de l’ état de choses représenté comme vrai au futur.
Nous ne pouvons dans cet article revenir sur la classification des usages du passé
composé ; nous renvoyons pour cela à Benveniste (1966 et 1974), Luscher et
Sthioul (1996), Saussure (2003), Gosselin (1996 et 2005), par exemple. Nous nous
concentrons ici sur le PCF comme un PC de l’ accompli, c’ est-à-dire dont la
sémantique implique un état résultant vrai au moment présent S. La question
de recherche soulevée par cet article concerne les usages du PC à valeur future,
comme j’ ai bientôt fini en proposition indépendante (donc à l’ exception des cas
où un point de référence future est donné par une principale vis-à-vis de laquelle
le passé composé est calculé, comme Il dira qu’ il a fini depuis longtemps qui
amènent d’ autres paramètres, ou des conditionnelles en si comme s’ il a neigé
demain tu ne pourras plus sortir) et plus précisément le sens complexe commu-
niqué par cet usage1.
Nous partirons de l’ hypothèse de Sthioul (1998) selon laquelle le PCF procède
d’ une projection allocentrique (i.e. dans une actualité distincte de la deixis ego-
centrique) dans le futur. Cet article a pour objectif de montrer que l’ hypothèse
de Sthioul est juste mais qu’ elle est incomplète (l’ hypothèse surgénère) : il y a en
effet des conditions d’ apparition de ces usages, conditions qui renseignent sur
la nature des effets produits par le PC dans de telles circonstances. En particulier,
nous suggérerons que la pertinence du PCF est à chercher dans le présent et con-
cerne des effets psychologiques, notamment les attitudes et conduites à tenir, en
perspective de la réalisation du fait concerné. Nous suggérons aussi que le fait
futur dénoté par le PCF n’ est pas le procès lui-même mais son état résultant.
Cela nous permet de classer cet effet comme un dérivé de l’ usage accompli, et
non d’ antériorité, du PC. Pour nous, cet effet procède donc d’ une représenta-
tion allocentrique de l’ état résultant, c’ est-à-dire d’ une représentation de la
pensée d’ un énonciateur distinct de l’ origo personnelle déictique du locuteur,
qui produit des effets pragmatiques très spécifiques. C’ est à explorer cette hypo-
thèse qu’ est consacrée la suite de cet article.
1. Nous n’ avons pas la place dans cet article de discuter la difficulté du PCF avec des verbes à
complément prédicatif, en particulier les verbes modaux (*Demain, Pierre a dû / pu / su / voulu
aller à la piscine).
458
Le passé composé en usage futur comme expression d’une modalité…
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comme métareprésentationnel
On rencontre le PCF en proposition indépendante, généralement avec des ver-
bes aspectuels et sans négation2 :
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L’ anglais refuse la portée d’ un situeur futur sur un present perfect, en tout cas en
synchronie (Keith Allan suspecte l’ existence de tels cas dans un état de langue
antérieur3), mais cela est peut-être dû au mauvais ménage qu’ entretient ce temps
avec les situeurs en général (on ne peut avoir *John has arrived at five). Dans les
langues romanes, l’ italien et l’ espagnol en tout cas acceptent des PCF de
manière plus ou moins courante et/ou sont autorisés par la grammaire prescrip-
tive (Tra un attimo ho finito ; Pronto he terminado).
Sthioul (1998) suggère que le PCF force une projection de la représentation
comme prenant pour origine non le point déictique S mais un pseudo-déicti-
que, appelons-le S’ , situé par l’ adverbe dans le futur. On note au passage que ce
n’ est pas l’ adverbe qui s’ adapte mais bien le temps verbal, le marquage temporel
de l’ adverbe l’ emportant à cause de son caractère complètement explicite (Saus-
sure 2003). S’ en tant que projection déictique génère de ce fait même une
représentation allocentrique. De la sorte, le PCF ne représente pas un procès
directement mais représente une autre représentation d’ un procès. En ce sens le
PCF est « métareprésentationnel » (cf. Saussure 2010 pour un développement),
en l’ occurrence métalinguistique.
Vuillaume (2000) relève que les exemples donnés dans la littérature – pourtant
fort parcimonieuse sur cet emploi – sont presque toujours construits avec des
verbes aspectuels comme finir ou terminer. Nous suggérerons plus bas une
explication possible, tout en relevant que les verbes non aspectuels restent par-
faitement possibles.
Les questions que soulève le PCF concernent i) leur interprétation référentielle
(est-ce le procès, l’ état résultant ou les deux qui sont compris comme futurs ?),
ii) leurs restrictions d’ emploi (par exemple aspectuelles), et iii) leur interpréta-
tion au sens pragmatique, c’ est-à-dire leur motivation de sens face à des formes
comme le futur antérieur a priori plus explicites, donc plus économiques, pour
signaler l’ état résultant futur.
459
Énonciation, instances énonciatives
Pour Desclés et Guentchéva (2003), le procès au PCF est conçu comme étant i)
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en cours de réalisation à S et ii) terminé ultérieurement, d’ où un état résultant
déclenché par une borne postérieure à S. Il ne susciterait pas de projection de S
dans une autre temporalité, contrairement au PC historique. Mais si (1) présup-
pose bien qu’ un procès est en cours à S, il est difficile de soutenir que ce procès
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est celui de terminer (indiqué par le verbe) et non celui de l’ action en cours,
implicitée, et qui sera terminée sous peu. Pragmatiquement, « j’ ai bientôt ter-
miné » ne peut en effet guère se comprendre que comme élidant un procès : on
ne voit guère comment se représenter, dans le cas de la communication ordi-
naire, une « terminaison » absolue et non la terminaison d’ une action donnée.
Autrement dit, l’ énoncé J’ ai bientôt terminé comporte nécessairement une
explicature (au sens de Sperber et Wilson 1995), c’ est-à-dire un élément de
signification dépendant du contexte mais obligatoire pour obtenir une forme
propositionnelle complète, qui contient le complément verbal, reconstruit par
enrichissement pragmatique sur la base de sa saillance en contexte, par exemple
J’ ai (bientôt) terminé de ranger la chambre (ou ce que je suis en train de faire).
Ainsi, en (1), ce n’ est pas le procès de terminer qui peut être compris comme se
déroulant à S mais bien un autre procès. Quant au procès littéralement dénoté
au PC, à savoir bel et bien terminer, tout aspectuel qu’ il soit, il ne s’ annonce
certes que comme ayant lieu dans le futur indiqué par bientôt, mais cela tient à
l’ adverbe et non au PC. On pourrait objecter que le verbe terminer implique son
complément, et que donc le procès sous la portée du PCF est justement le com-
plément (ranger sa chambre…) mais la position de Desclés et Guentcheva impli-
querait que, en (2), qui n’ est pas construit avec un verbe aspectuel (du moins
pas un verbe aspectuel pur), la sortie du président est en train de se réaliser à S,
ce qui ne tient pas davantage. En (3), enfin, rien n’ oblige à comprendre que la
thèse est en cours : l’ énoncé pourrait très bien être lancé comme un défi par une
personne présomptueuse qui ne s’ est pas encore engagée dans ses recherches, et
être compris, alors, comme impliquant et un état résultant futur et un procès
lui-même futur.
En tout état de cause, l’ état résultant avec le PCF est toujours saisi depuis un
moment futur, mais ce n’ est pas nécessairement le cas du procès lui-même. À
l’ instar du futur antérieur, le procès peut même être réalisé avant le point S (et
donc aussi l’ état résultant) ; tout ce qui est déclaré pertinent est que l’ état sera
vrai à un point futur. (4) peut s’ interpréter ainsi dans le contexte – un peu
sophistiqué – où l’ on se demande simplement s’ il sera possible d’ aller demain
dans la maison concernée :
(4) Demain, le couvreur a fini ses réparations, et nous pouvons aller sur place
comme prévu (/et nous allons sur place comme prévu).
(4) est un énoncé possible même si les réparations ont déjà été effectuées à S.
Autrement dit, que le procès soit réalisé ou non à S est en dehors des conditions
460
Le passé composé en usage futur comme expression d’une modalité…
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totalement optionnelle ; en revanche il est nécessaire qu’ il le soit à S’ , lequel est
positionné explicitement par l’ adverbe comme actualité allocentrique future
qui constate les faits. L’ analyse vaut à l’ identique pour le futur antérieur à propos
de R (le point de référence R est le moment à partir duquel le procès est envisagé,
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461
Énonciation, instances énonciatives
Nous observons que l’ adverbe ne porte pas sur le procès E lui-même, puisque
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le PCF suppose uniquement l’ accompli dans le futur, E pouvant très bien être
déjà le cas à S. L’ adverbe porte sur S’ , point auquel l’ état résultant est réputé être
le cas, et c’ est tout. Ceci exclut également que l’ adverbe doive porter sur une borne
de l’ état résultant : ce ne peut être la borne gauche, qui est occupée par le procès,
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et ce ne peut être la borne droite, puisque l’ état résultant peut avoir une exten-
sion indéterminée. L’ explication par transfert global du PC vers un point d’ ori-
gine allocentrique futur, explication métareprésentationnelle, est une solution
qui permet techniquement d’ éviter d’ adapter la sémantique du PC lui-même de
manière ad hoc pour ces cas de figure. La structure du PC (E-S,R)4 est mainte-
nue mais déictiquement transposée.
Une telle transposition, d’ ailleurs, convertit les cas de PC de l’ antériorité en PC
de l’ accompli. Les PC de l’ antériorité entrent dans une narration sans produire
d’ état résultant identifiable. Pourtant, dès qu’ ils sont transposés dans le futur,
on s’ aperçoit que l’ insertion de l’ adverbe impose de tirer un état résultant global
identifiable vrai à S’ (dans le futur) à partir de la narration. Il suffit pour cela de
se représenter la pertinence des faits décrits pour le futur des interlocuteurs (et
rétrospectivement pour leur présent, in fine, comme nous le suggérerons bien-
tôt). Ainsi, de (7), peu naturel, nous tirons (8), plus naturel, avec une conclusion
donnée au présent futur qui explicite l’ état résultant global, ici quelque chose
comme un repos bien mérité :
(7) ? Dans une heure, l’ avion a atterri, les passagers sont descendus, ils se sont
dirigés vers la sortie de l’ aéroport et sont montés dans l’ autocar.
(8) (Prends patience :) Dans une heure, l’ avion a atterri, les passagers sont des-
cendus et sont montés dans l’ autocar (et nous pouvons nous reposer avec
les autres collègues de l’ agence de voyage).
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Le passé composé en usage futur comme expression d’une modalité…
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pour le PCF
Une approche pragmatique pêche souvent par une tendance à l’ acceptation la
plus large (au contraire des approches sémantiques) et donc par une tendance
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Desclés et Guentchéva (2003) considèrent que le PCF est incompatible avec des
prédicats d’ états comme être heureux, chaud, froid, amoureux ou avoir chaud.
Vuillaume (2000) suggère son incompatibilité avec les verbes non téliques de
manière générale. Pour nous, si de tels verbes semblent problématiques avec le
PCF, c’ est simplement que des prédicats statifs ne permettent guère l’ inférence
d’ un état résultant, du fait qu’ un état est en principe généré par un événement
et non par un autre état. Or sans état résultant, point d’ accompli. Toutefois,
certaines conditions permettent bel et bien l’ inférence d’ un état résultant à par-
tir de tels prédicats, comme lorsque Pierre a été heureux fait inférer Pierre n’ est pas
heureux aujourd’ hui, ou lorsque un état résultant dont le prédicat statif est une
sous-partie ou une condition est inférable (ainsi, de avoir été heureux peut-on
tirer être en paix ou tirer un bilan positif de sa vie). Passer d’ un état à un autre
état requiert de toute manière une inférence de plus, et lorsque le PC l’ autorise,
c’ est en général avec une valeur d’ antériorité (Il a eu froid peine à produire un
état résultant) ou de parfait existentiel (Il a été heureux). Pour qu’ un état résul-
tant survienne, il faut que des conditions mutuellement manifestes au présent y
conduisent : Il a été amoureux peut ainsi donner quelque chose comme il est
blessé à cause de l’ investissement qu’ il a mis dans cette relation, mais nous som-
mes ici dans des implicites qui confinent au sous-entendu. Pour que l’ on pro-
463
Énonciation, instances énonciatives
jette tout cela vers le futur, il faut des conditions et des contextes improbables.
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Ainsi de (10) :
(10) ? ? Demain, Pierre a été heureux, il peut partir en paix.
Il faudrait, pour que (10) soit naturel, accéder facilement à une représentation
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5. Communication personnelle.
6. Laura Baranzini (communication personnelle).
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Le passé composé en usage futur comme expression d’une modalité…
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usage futur la représentation d’ une situation non planifiable (la pluie) tandis
que le PCF semble rétif à le faire.
Les contraintes sont donc plus fortes (à moins qu’ elles soient différentes) avec
le PCF qu’ avec le présent futur. La même remarque vaut d’ ailleurs pour dans dix
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jours j’ achète un paquet de cigarettes, qui semble beaucoup plus naturel que dans
dix jours j’ ai acheté un paquet de cigarettes. On peut supposer que l’ énoncé au
présent active en quelque sorte la représentation d’ une planification, mais la
même planification semble significativement plus difficile à instancier au PCF
et en tout cas ne suffit pas, seule et sans raffinement, à expliquer les usages.
Relevons également que même des énoncés qui seraient de très bons candidats
à la « planification », et qui sont également téliques, peuvent également sembler
bizarres, comme (13) :
(13) ? Demain, nous nous sommes rendus sur place comme prévu.
465
Énonciation, instances énonciatives
dès qu’ il est produit explicitement, comme en (8), l’ énoncé cesse d’ être bizarre.
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La suppression nécessaire d’ un détail narratif y est également pour quelque chose,
comme on l’ a vu, puisque ce détail ne contribue pas à la mise en place dans le
présent d’ une attitude particulière causée par une perspective future (se réjouir
de la fin imminente d’ une corvée). On remarque encore que la pertinence dans
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466
Le passé composé en usage futur comme expression d’une modalité…
tes dans dix jours réjouit par avance, pour des raisons quelconques (que tout
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fumeur pariant sur une période d’ arrêt comprend). À tout le moins, ces énon-
cés sont en fait possibles à la mesure de l’ accessibilité d’ un contexte (un ensemble
de faits mutuellement manifestes) qui permet l’ inférence (la déduction) dans le
présent d’ une attitude à tenir en relation avec l’ état futur, sans pour autant
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7. Voir Berrendonner (1981 : 98) pour un traitement de ce type de cas dans un autre cadre, à
savoir la critique des explications illocutoires souvent rencontrées pour les expliquer ; pour Berren-
donner, ici, la parole se présente comme un substitut d’ acte, et non comme un acte de langage.
467
Énonciation, instances énonciatives
dans trente minutes, l’ action de sortir a lieu. Dans le premier cas, on imagine
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plus volontiers un contexte où on se pose la question de l’ état du monde dans
trente minutes, et dans le second, on se pose la question de l’ occurrence de l’ état
du monde concerné. Mais cette hypothèse reste à confirmer, et la naturalité de
ces exemples peut prêter à controverse.
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Un autre élément qui attire l’ attention est que la situation dénotée au PCF semble
devoir être désirable et non déplorable. Étrange contrainte pour l’ usage d’ une
forme verbale ! Pourtant : que le travail soit bientôt terminé, que le président soit
bientôt sorti, etc., semblent évoquer avec le PCF des conséquences non seule-
ment attendues mais désirables ; un exemple bizarre comme (11), s’ il est inter-
prétable au bout du compte, suggérerait-il qu’ un tremblement de terre serait
désirable ? Si c’ est exact, voilà qui participerait peut-être à la difficulté d’ accéder
à un sens puisqu’ on ne se figure pas naturellement ce qu’ un tremblement de
terre peut avoir de souhaitable. Une représentation allocentrique, où le résultat
d’ une planification est représenté comme réalisé, donne à voir la situation dési-
rable ou attendue comme vraie. De la sorte, un effet cognitif particulièrement
fort est obtenu avec ce moyen très économique qu’ est l’ usage interprétatif futur
du PC : communiquer toute la pertinence qu’ il y a à mettre en place la chaîne
d’ actions, ou la conduite, qui mènera à un tel résultat, en évoquant de manière
allocentrique une émotion positive, fût-elle furtive ou légère, associée à ce
résultat supposé désirable. En somme : annoncer une situation future au PCF
implique que cette situation est souhaitée et mettra fin à une situation présente
moins souhaitée, ce qui est complètement conforme à l’ idée qu’ une planifica-
tion est en route. Néanmoins, si une perspective désirable forme un bon candidat
pour une verbalisation au PCF, il n’ y a rien là d’ obligatoire, puisqu’ il faut, mal-
heureusement, également planifier des actions ou adopter des attitudes dans le
présent en vue de perspectives désagréables mais non moins inéluctables. Ainsi
de l’ exemple que me souffle Gilles Corminboeuf8 et qui amène à nuancer le
caractère souhaitable des événements représentés :
(14) Demain, le Portugal a (malheureusement) fait faillite.
Enfin, au sujet des verbes aspectuels : rappelons que le PCF n’ est pas commandé
sémantiquement par le temps verbal mais par l’ adverbe, le PC s’ accommodant,
tout simplement, de cette transposition déictique et donc allocentrique, d’ où la
touche métalinguistique et l’ effet déontique-pratique modal dans le présent
déictique réel. Une des conséquences de cette analyse est qu’ il est logique que
nous nous représentions plus facilement des PC futurs avec des verbes aspec-
tuels terminatifs (finir, terminer) qu’ initiatifs (commencer). Même si des énon-
cés à verbe aspectuel initiatif (Demain j’ ai commencé mon livre) sont naturels si
un contexte approprié est identifiable (l’ enfant souhaitant rassurer ses parents
8. Communication personnelle.
468
Le passé composé en usage futur comme expression d’une modalité…
qui s’ impatientent à propos de cette lecture), nous imaginons plus facilement les
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conséquences présentes d’ un fait conçu comme achevé dans le futur, qui implique
un changement d’ état, qu’ un fait conçu comme entamé. Mais rien n’ empêche
dans les faits qu’ il puisse être entièrement pertinent de déclarer quelque chose
comme Demain, le chantier a commencé pour exprimer non seulement la pré-
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469
Énonciation, instances énonciatives
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DUALITÉS
Gilles Corminboeuf
Université de Neuchâtel
Projet FNS n° 100012-122251
1. Sic.
2. Le tableau de Magritte Ceci n’ est pas une pipe conduit au contraire à distinguer l’ objet et sa
représentation. On interprète en effet l’ œuvre au sens de « Ceci n’ est pas une pipe, ceci est la
représentation picturale d’ une pipe ».
473
Référence et stratégies référentielles
Dans un passage des mémoires de Klaus Mann reproduit en (1), il est question
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de l’ écrivain suisse Annemarie Schwarzenbach :
(1) Elle est orgueilleuse, et délicate, et grave, elle a un front pur d’ adolescent
sous de doux cheveux cendrés. § Est-elle belle ? Comme elle déjeunait pour
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L’ ouvrage est paru d’ abord en anglais en 1942 (The Turning Point), puis Klaus
Mann l’ a réécrit en allemand : Der Wendepunkt. Ein Lebensbericht sera publié à
titre posthume en 1952. Ma version française est une traduction de la version
allemande :
(1’ ) Sie ist ehrgeizig und zart und ernst, mit einer reinen Jünglingsstirn unter
dem weichen, aschblonden Haar. § Ist sie schön ? Als sie zum erstenmal in
München bei uns zu Mittag speiste, sah der Zauberer sie mit einer Mischung
aus Besorgnis und Wohlgefallen von der Seite an, um schließlich festzustel-
len : « Merkwürdig, wenn Sie ein Junge wären, dann müßten Sie doch als
ungewöhnlich hübsch gelten ». § Doch, sie ist schön, auch als Mädchen.
(Mann, Der Wendepunkt. Ein Lebensbericht ; les italiques sont de l’ auteur)
En allemand, hübsch n’ est pas marqué en genre, bien qu’ on l’ utilise plutôt à
propos de sujets féminins. L’ attribution à un sujet masculin (ein Junge) permet
de souligner le côté efféminé de celui-ci. La traductrice fait le choix – en plus de
traduire hübsch par belle et non par joli(e) – de sur-marquer le côté androgyne
d’ Annemarie Schwarzenberg en optant pour un accord au féminin – option qui
néglige en quelque sorte le cadre hypothétique installé au préalable.
Deux mots, très anecdotiques, sur Annemarie Schwarzenbach, mais qui per-
mettent de mieux comprendre l’ extrait (1) : homosexuelle déclarée, on lui attri-
bue (noter l’ oxymore) « une féminité virile qui lui donne des allures de garçon
angélique » ; elle épousera « fugitivement un diplomate français, homosexuel lui
aussi, qui lui affirmera qu’ elle est le plus beau garçon qu’ il ait jamais rencon-
tré » !4 Le prédicat a un front pur d’ adolescent (noter le masculin) appliqué à
elle dans le référentiel factuel, puis à l’ intérieur du cadre contrefactuel, la discor-
dance entre garçon et belle, permet sinon de saisir, du moins de suggérer une
identité multiple, de restituer un aspect du mystère qui est réputé émaner d’ elle.
Le présupposé que véhicule l’ opérateur même dans elle est belle, même en fille
est qu’ elle est aussi belle « en quelque chose d’ autre » qu’ en fille. On comprend
474
Dualités
aisément qu’ elle est belle en garçon – garçon est d’ ailleurs saillant dans le
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cotexte – ce qui renforce l’ ambivalence sexuelle d’ Annemarie Schwarzenbach.
Le passage (2) est tiré d’ un courrier de lecteur :
(2) Sans nul doute, les joyeux lurons qui s’ asseyent dans un bon restaurant et
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En (2), l’ objet désigné par chasse subsume deux « réalités » : le fait de chasser
(l’ activité = x) et le produit de la chasse (le gibier = y). En parallèle, l’ antanaclase
sur déguster met en équation deux paraphrases, en relation directe avec x et y :
« faire une activité pénible » et « savourer un mets ». Sont instanciés, d’ une part
l’ objet bifrons nommé par chasse(x,y), et d’ autre part le N d’ effectum (= y, cf. selle
de chevreuil, viande). Le N d’ action x n’ est pas actualisé, mais le référent poly-
morphe chasse(x,y) permet d’ y accéder implicitement.
Comme la réplique de Picasso, les amalgames délibérés des extraits (1) et (2)
permettent, en jouant de la catégorisation du donné d’ expérience, de configurer
un objet syncrétique à partir de deux objets distincts.
1 Fractionnement vs identification
On trouve dans le discours des traces linguistiques de deux phénomènes
d’ accommodation mentale (Gundel et al., 2001), c’ est-à-dire – au sens donné ici
à accommodation – une conceptualisation « à géométrie variable » des objets-
de-discours : le fractionnement d’ un même objet-de-discours (§ 1.1.) et l’ identi-
fication de plusieurs objets distincts (§ 1.2.).
475
Référence et stratégies référentielles
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place par un autre attribut (a gagné…) tout aussi réducteur.
Dans (4), il est question de S. Geimer, qui a été violée par R. Polanski en 1977 :
(4) L’ adolescente avec qui le cinéaste a eu des relations sexuelles « illégales » en
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1977 réclame une nouvelle fois officiellement l’ arrêt des procédures, harce-
lée par les médias. (presse écrite)
D’ une part, un objet est activé, à savoir l’ adolescente, i.e. S. Geimer en tant
qu’ adolescente, en 1977. À cette facette s’ applique le prédicat a eu des relations
sexuelles. D’ autre part, un second prédicat correspond à une autre facette de S.
Geimer ; en 2009, c’ est S. Geimer en tant que quadragénaire qui réclame l’ arrêt
des procédures.
Dans (5), l’ attribut nombreuses, au pluriel, conduit à « fractionner » en facettes
l’ objet-de-discours dénoté par le pronom je :
(5) Dès qu’ on essaie de me ranger dans des cases, je suis trop nombreuses, on
fait des crises de claustrophobie… (Motin, La théorie de la contorsion, BD)
Dans (6), l’ épithète nombreux, qui s’ applique en général à une classe, est prédi-
quée de voisinage, qui nomme un individu collectif (cf. § 2., infra). Le prédicat
porte sur la classe des voisins et non sur le nom d’ individu collectif voisinage.
Ce transfert de prédicat offre l’ opportunité d’ une saisie « externe » et « interne »
du référent. Celui-ci est appréhendé à la fois sous la forme d’ un individu collec-
tif et sous la forme d’ une classe (de voisins, en l’ occurrence).
Dans (7), trois objets-de-discours sont amalgamés (nommés par l’ <Allema-
gne>, son <bob> et <S. Kiriasis>) :
(7) Pour une fois, l’ Allemagne a été écartée du podium en sports de glisse. Son
bob, champion olympique en titre, a pris la quatrième place sous la conduite
de Sandra Kiriasis. (presse écrite)
476
Dualités
objets activés. Via un processus métonymique, trois objets distincts sont actua-
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lisés, mais trois objets qui partagent les mêmes attributs. À noter que S. Kiriasis
pourrait ne pas être championne olympique en titre, contrairement au « bob de
l’ Allemagne », si celui-ci avait été piloté par une autre concurrente allemande
lors de l’ olympiade précédente. Les trois objets pourraient accepter certains
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prédicats (puisqu’ ils sont les mêmes) et en refuser d’ autres (puisqu’ ils sont dif-
férents).
477
Référence et stratégies référentielles
2.2 Les catégories relevant du domaine intensionnel sont les types et les
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concepts (Berrendonner, ibid.). Un type est un genre de parangon cognitif dont
l’ expression linguistique est un SN défini générique. Le passage (8) exploite la
relation entre un objet in intellectu – le type du voyageur égaré dans le désert – et
un objet comptable in re, nommé par le pronom elle :
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(8) Si seulement ils pouvaient revenir, si elle savait où ils étaient… ils doivent
être en train de boire, de rire, accoudés au comptoir du bistrot, de se racon-
ter de bonnes histoires… elle a envie de courir les chercher, elle voudrait
quand même leur expliquer, il y a peut-être moyen de les convaincre, de les
toucher, il est peut-être encore possible de réparer… On sonne… c’ est à la
porte de la cuisine… Le voyageur égaré dans le désert qui perçoit une lumière,
un bruit de pas, éprouve cette joie mêlée d’ appréhension qui monte en elle
tandis qu’ elle court, ouvre la porte… « Ah ! c’ est vous enfin, vous voilà, je
croyais que vous ne reviendriez jamais… Vous savez que ça ne va pas du
tout… » (Sarraute, Le planétarium)
2.4 Parmi les prototypes de dualité figurent les relations entre un type et sa
classe associée et entre un individu collectif et la classe qu’ il incorpore à titre
478
Dualités
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{nom de type ≈ nom de classe} et {nom d’ individu collectif ≈ nom de classe} (cf. § 3.
et § 4.) – bien connues depuis les travaux de Berrendonner –, je centrerai le
propos sur un quatrième format logique, le nom de concept, l’ objectif étant
d’ examiner les phénomènes d’ identité de l’ objet et de l’ opération qui s’ y appli-
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Référence et stratégies référentielles
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procédé est généralement considéré comme peu normatif. La dualité est mieux
tolérée quand l’ indice est un prédicat qui ne s’ applique pas à l’ individu collectif,
mais porte sur la classe qu’ il contient : c’ est le cas de voisinage nombreux, dans
l’ exemple (6) supra.
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5.1 Voyons pour commencer la relation {concept – individu collectif} dans les
noms de statuts sociaux. Le mécanisme est très proche de celui qui est à l’ œuvre
dans les dualités {concept – classe} (§ 5.2. et § 5.3.). Les noms comme cousinage,
voisinage, domesticité, jeunesse, etc. font semble-t-il l’ objet d’ un transfert méto-
nymique classique. Ainsi la domesticité désignerait l’ ensemble des domestiques
(13), à partir du nom d’ état (12) :
(12) Où trouve-t-on maintenant, dans la nature, cette multitude de races de
chiens, que, par suite de la domesticité où nous avons réduit ces animaux, nous
avons mis dans le cas d’ exister telles qu’ elles sont actuellement ? (Lamarck,
Frantext)
(13) Le lendemain, lorsqu’ elle rentre du cours, la petite fille entend la cuisinière
qui, pour la domesticité de l’ immeuble, commente les événements du jour.
(Crevel, Frantext)
Selon le tlfi, le nom d’ état domesticité est attesté depuis le début du xviie siècle,
alors que le nom de collectif l’ est depuis la fin du xviiie siècle seulement. On
glisserait diachroniquement de la propriété à l’ individu collectif 5. On peut cepen-
dant se demander si cette polysémie n’ existe pas depuis les origines du français,
sans qu’ une valeur ait précédé l’ autre et faire l’ hypothèse qu’ elle perdure encore
aujourd’ hui. Ainsi, en synchronie, le dérivé cousinage peut nommer à la fois un
objet extensionnel et intensionnel. Cela s’ explique par le fait que les éléments
qui constituent la classe des cousins comportent comme propriété primordiale
celle d’ être cousin(s). Le dérivé cousinage dans (14) présente un couplage de ces
deux valeurs :
(14) – Julienne est un peu ta cousine, dit-elle. C’ est la fille du frère de ton oncle.
Celui qui était officier, et qui, malheureusement…
5. Toujours selon le tlfi, jeunesse et vieillesse présenteraient également une évolution du nom
d’ état vers le nom d’ individu collectif, alors que voisinage et cousinage illustreraient le processus
symétrique (la valeur de collectif serait antérieure à celle d’ état).
480
Dualités
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text)
D’ une part, cousinage peut être interprété comme le nom d’ un objet extension-
nel comptable. Le suffixe –age opérerait sur la base cousine instanciée peu avant
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(15) Thomas a l’ insouciance des ados qu’ il est encore […] (oral tv)
Dans (15), la relative qu’ il est encore impose une lecture sylleptique de ados. En
effet, d’ une part des ados désigne la classe d’ univers. D’ autre part, la relative fait
d’ ado(s) un prédicat (qu’ est ici attribut)7. Les deux objets co-indicés – Thomas
et il – sont unifiés au moyen du prédicat implicite être ado qui s’ applique aux
deux opérandes. On infère que Thomas appartient à la classe des ados et il
hérite de la propriété qui leur est prototypiquement associée (être ado). La rela-
tive donne donc accès à la propriété impliquée par ados, mais non nommée
explicitement (elle est présupposée). Le tour permet de condenser le sens :
<Thomas est insouciant comme un ado et pour cause, c’ est encore un ado>.
6. Cf. Corminboeuf (2009) pour des constructions comme De rouge qu’ elle était, elle est deve-
nue pâle, où la relative joue un rôle assez proche.
7. Dans ces constructions, le relatif doit pouvoir anaphoriser N (et non SN), ce qui fait qu’ une
forme prédicative en qu- est requise (vs l’ insouciance des ados dont il est proche qui anaphoriserait
SN). Pour anaphoriser N, il faut un verbe attributif (pour attribuer la propriété au régissant de la
P relative). Cela explique qu’ une relative avec un verbe non attributif comme fréquenter ne
construirait pas de dualité (l’ insouciance des ados qu’ il fréquente).
481
Référence et stratégies référentielles
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(16) Elle releva la tête comme une grande dame qu’ elle était, et des éclairs sorti-
rent de ses yeux fiers. (Balzac, Le père Goriot)
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Une comparaison est établie entre une posture (relever la tête) du personnage
désigné par elle (la vicomtesse de Beauséant) et celle d’ une grande dame. Un
seul aspect postural est comparé, ce qui autorise le sous-entendu que <ce n’ était
pas une grande dame en tous points> (cf. elle relève la tête comme une grande
dame relève la tête). Concomitamment, la relative – en présupposant qu’ elle est
une grande dame – force la lecture selon laquelle les deux objets (nommés par
elle et une grande dame) partagent en fait toutes les propriétés. La conséquence est
une inclusion d’ intensions, l’ intension de grande dame pour (16) étant contenue
dans celle de la vicomtesse (elle). Comme dans (15), la relative est un expédient
argumentatif qui amalgame un objet (une grande dame) et un prédicat présup-
posé (être une grande dame).
En (17), trois formats logiques sont activés : un nom de type (le consommateur),
un nom de concept (consommateur, présupposé par le relatif) et un nom de
classe (nous) :
(17) c’ est important pour le consommateur que nous sommes (oral radio)
Comme dans les exemples précédents, il y a une syllepse (ici sur consommateur).
Le statut prédicatif du relatif que conduit à unifier deux objets en apparence
distincts, en l’ occurrence le N de type le consommateur et le nom de classe nous.
Autrement dit, les deux objets désignés par le consommateur et nous sont à la fois
coréférentiels et non coréférentiels (ils nomment deux formats logico-sémanti-
ques distincts, un type puis sa classe associée). La propriété impliquée par
consommateur (« être consommateur ») est attribuée implicitement aux mem-
bres de la classe nommée par nous. Procédé d’ économie, la dualité permet ici,
grâce à la copule être, de condenser trois formats logiques distincts.
Il existe des attestations moins normatives, mais tout à fait remarquables, de la
dualité {nom de concept ≈ nom de classe} ; le § 5.3 est consacré à ces cas de
figure.
5.3 L’ exemple (18) active successivement les formats {nom de concept} (être
juif) et {nom de classe} (ils) :
(18) Moïse qui était debout à la porte et qui écoutait ne se bilait pas non plus, cas
si ce gazier s’ appelait Kadir et Yoûssef, il avait peu de chance d’ être juif.
Remarquez, je ne dis pas du tout qu’ être juif c’ est une chance, ils ont leurs
problèmes, eux aussi. (Gary, La vie devant soi)
482
Dualités
Ce qui est intéressant, c’ est que ils anaphorise la classe des Juifs sans que celle-ci
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soit introduite explicitement. La seule façon d’ assigner un référent à l’ anapho-
rique ils – on sait seulement de celui-ci qu’ il nomme une classe d’ objets incor-
porant le trait [+ masculin] – est de réaliser une inférence à partir du nom de
concept. D’ une propriété (être juif) valable pour les membres d’ une classe
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L’ adjectif de relation écossais relie les assauts et la classe des Écossais (implicite).
Un élément zéro, support du nom de concept menés, anaphorise un objet sous-
jacent, les Écossais.
Contrairement à (19), le fragment (20) comporte un sujet réalisé (ils) qui ana-
phorise la classe des Parisiens, non introduite explicitement, mais là également
abduite à la faveur de la facture morphologique du nom de concept parisien :
(20) Je ne suis pas forcément pour Monaco, mais je suis surtout anti-parisien (ils
nous ont privés de la demi-finale), donc j’ espère une belle victoire de
Monaco. (web)
8. En gros, l’ idée est que si on anaphorise un nom construit comme guitariste, on pointe géné-
ralement sur le dérivé et non sur la base guitare. Un enchaînement du type Le guitariste… elle
(= la guitare)… est jugé déviant ou du moins peu optimal, bien que le lien morphologique garan-
tisse la grammaticalité de l’ énoncé.
483
Référence et stratégies référentielles
Dans le cas de (21), la corrélation se fait entre une propriété saillante (être amé-
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ricaine, être française) et le générateur de cette propriété (l’ Amérique, la France) :
(21) Reinaldo Areinas est surtout ancré dans la culture littéraire américaine, là
où il a mis fin à ses jours, victime du Sida, et française, là où il a eu les plus
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5.4 Dans les exemples étudiés supra, l’ objet extensionnel, en général une
classe, fusionne avec la propriété la plus fortement impliquée, celle qui a un taux
d’ appartenance à l’ intension égal à 1 (i.e. elle a le statut de présupposé). Ainsi,
chaque membre de la classe des Écossais est porteur de la propriété triviale être
écossais – propriété au demeurant éminemment distinctive, puisque les Écos-
sais sont les seuls à la posséder. Cette relation tautologique garantit une inférence
très sûre. À première vue pourtant, une fonction (= une opération intensionnelle)
est très différente de son opérande (= un objet extensionnel). La relation duale
qu’ ils entretiennent permet aux sujets parlants d’ accommoder l’ identité du
référent syncrétique en fonction du point de vue ciblé.
Une règle d’ inférence conclut à l’ identification de la classe et du concept le plus
impliqué qui affecte les membres de cette classe. Les exemples (16), (21) et (22)
montrent qu’ un individu comptable (ou un singleton) peut, dans un cas parti-
culier de la même règle, se substituer à la classe.
5.5 Dans les exemples (15) à (17) du § 5.2., la relative amène à traiter une
unité linguistique (ados, grande dame, consommateur) à la fois comme dési-
484
Dualités
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tancié précédemment (Thomas, elle) ou postérieurement (nous). Un objet est
actualisé et on lui attribue une propriété qui fait entrer cet objet dans la classe
porteuse de cette propriété. Cette propriété n’ est pas introduite explicitement
dans le discours, elle n’ est que présupposée.
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Les faits présentés dans le § 5.3. n’ engagent pas tout à fait le même procédé,
dans la mesure où les traces linguistiques de la dualité {nom de concept ≈ nom
de classe} sont d’ un autre ordre et que l’ inférence marche dans l’ autre sens. En
effet, il s’ agit ici d’ abduire l’ objet (non instancié) porteur de la propriété, à par-
tir de la propriété elle-même. Par exemple dans (20), au moyen de l’ adjectif de
relation parisien, on peut récupérer la classe des Parisiens, la parenté morpho-
logique autorisant une inférence pour ainsi dire infaillible. Contrairement aux
faits (15) à (17), on a accès à la propriété et on doit inférer la classe hôte.
En résumé, pour les exemples du § 5.2. on présuppose une propriété et on infère
qu’ elle s’ applique à un support objectal « connu » (il est validé dans la mémoire
discursive), alors que pour les exemples du § 5.3, on infère l’ existence d’ un objet
porteur d’ une propriété à partir de celle-ci (c’ est la propriété qui est validée
dans la mémoire discursive)9.
Les dualités analysées dans ce § 5. relèvent de ce que l’ on appelle communé-
ment des « métonymies de la propriété ». Le phénomène de dualité explique (la
possibilité de) ces métonymies, qui exploitent la relation entre un concept et la
classe à laquelle il s’ applique.
6 Conclusion
Une occurrence comme écossais peut d’ une part désigner une facette d’ un objet,
en l’ occurrence sa propriété la plus impliquée (les Écossais en tant qu’ écossais).
D’ autre part, écossais peut donner accès à la classe des Écossais, dont les mem-
bres portent la propriété nommée par cette unité. Une dualité permet de saisir
de deux points de vue différents un même objet aux contours flous.
Les dualités sont rendues possibles par l’ existence d’ une relation convention-
nelle entre un couple d’ objets. Elles résultent d’ une opération, qui « d’ une rela-
tion valide entre deux objets-de-discours distincts, conclut à l’ indifférenciation
de ces deux objets, i.e. à leur identité » (Berrendonner, 1994 : 223). Quand on a
la relation – qui elle-même fait partie de l’ objet composite –, on peut récupérer
par inférence les objets que celle-ci corrèle. Les formats cognitifs primitifs
(type, classe, individu collectif ou concept) sont les éléments d’ un réseau de
relations. Certains indices linguistiques (par exemple le type de prédication ou
485
Référence et stratégies référentielles
les pointeurs anaphoriques) sont les révélateurs du maillage relationnel qui existe
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entre ces formats logico-cognitifs. La morpho-syntaxe garde la trace de ces opé-
rations linguistiques qui exploitent une relation motivée cognitivement entre deux
objets. Le phénomène de dualité relève d’ un mécanisme très général d’ accom-
modation mentale.
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1 Introduction
Cet article vise à documenter le fonctionnement de tout ça à l’ oral, lorsque
celui-ci se présente comme le constituant final d’ une liste, ainsi que l’ illustre cet
exemple :
(1) mais c’ est quand même un métier la fleur ça a toujours marché hein - les
gens aiment les fleurs en France les surtout la fleur art- naturelle les gens
aiment beaucoup ça les fleurs les plantes tout ça (CTFP, la fleuriste,
19’ 26’’ -19’ 33’ ’ )
1. Les guillemets anglais signalent dorénavant des informations contenues en mémoire dis-
cursive.
487
Référence et stratégies référentielles
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à marquer la clôture d’ une liste en surface, tout en suggérant davantage sur le
plan référentiel. L’ étude de Bilger (1989) sur et tout (ça) décrit selon l’ approche
pronominale (e.g. Blanche-Benveniste 1987) les incidences structurelles de son
occurrence en configuration de liste. Tout en convoquant certains points de
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2 Corpus
L’ emploi de tout ça en configuration de liste apparaît le plus souvent dans le
discours oral spontané, même si on en trouve des occurrences à l’ écrit, dans des
genres « formels » comme « informels »2. J’ ai essentiellement travaillé sur les
corpus PFC et CTFP3, à partir desquels j’ ai d’ abord effectué une recherche auto-
matique de la séquence tout ça, puis extrait manuellement les occurrences
entrant dans un schéma de liste4.
2. a) Je ne partage pas du tout cette utopie révolutionnaire, la poésie dans la rue, tout ça.
(< Frantext, Boltanski et Grenier).
b) Je me réjouissais beaucoup, je pensais que ça allait être le colloque du siècle, vu le sujet…
Mais en fait je crois pas que je vais y aller (à mes frais, juste après la Semaine de la langue, 8h de
train, tout ça…)… (courriel)
3. Projet Phonologie du français contemporain (Durand et al., 2002, 2005) (http://www.projet-
pfc.net) et Choix de textes de français parlé : 36 extraits (Blanche-Benveniste et al. : 2002). Mes
exemples reproduisent telles quelles, avec leurs conventions propres, les transcriptions issues des
corpus respectifs, à part dans quelques cas d’ erreurs de transcription, auxquels je me suis permis
de remédier.
4. À noter que sur les 42 occurrences de tout ça dans CTFP, 18 s’ intègrent dans une liste. Pour
PFC, sur les 49 premiers résultats livrés par le moteur de recherche, 28 se trouvent dans cette
configuration.
488
Un éclairage sur le fonctionnement référentiel de tout ça en fin de liste
(2) ML : Et puis euh, surprise au premier janvier cette année euh, je reçois une
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lettre d’ elle euh, me disant <CG : De bonne année.>, ouais, dis/ me disant
que, qu’ elle pensait à moi et tout ça.
CG : Ça fait plaisir. (PFC, 61acg1, Domfrontais, LG)
(3) (le locuteur se renseigne sur la location d’ une flûte)
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La variante avec et apparaît régulièrement dans mes données, tandis que les
autres ne manifestent que quelques occurrences. Bilger (1989 : 100-101), qui
n’ avait relevé qu’ une attestation de et tout ça dans son corpus, lui attribue un effet
de sens additif, par opposition à tout ça, pourvu d’ un simple effet appositif.
Le coordonnant et est également exploité dans la variante et tout Ø, elle aussi
très productive, le syntagme pouvant se répéter un certain nombre de fois :
(5) ce qui fait j’ ai, j’ ai, j’ ai eu quand même une petite idée sur le, sur l’ optique
et tout, mais j’ ai, j’ ai jamais pensé que je pouvais être un opticien et tout et
tout et tout et tout (PFC, Chlef, acafkeo1, GG)
Dans cette étude, j’ intègre dans mes données les occurrences de et tout ça et de
et tout, qui présentent avec tout ça des similarités évidentes dans leur fonction-
nement référentiel en configuration de liste. Faute d’ espace, je ne comparerai
pas leur distribution ni leurs nuances sémantiques, ni d’ ailleurs celles des autres
syntagmes que l’ on retrouve dans le paradigme des marqueurs de fin de liste
tels que : et caetera (etc.), et ainsi de suite, et autres (X), et compagnie, et consorts,
et tout le toutim, et tout le tremblement, et tout le reste, les points de suspension
à l’ écrit, etc. Je me permets simplement de relever dans cette énumération,
comme pistes de réflexion, quelques indices récurrents : la présence du quanti-
fieur tout dans un certain nombre de ces syntagmes et celle du trait sémantique
de « supplément » (autres, reste, suite).
Cela dit, une recherche automatique sommaire dans mes corpus oraux n’ extrait
que quelques occurrences pour certains de ces syntagmes apparentés, voire
aucun résultat pour d’ autres. Ils semblent donc moins productifs à l’ oral que
(et) tout ça et et tout en fin de liste. Ces derniers paraissent être soumis à moins
de contraintes5, et partant, se révéler plus passe-partout.
5. Par exemple en comparaison de et compagnie, qui implique plutôt des êtres [+animés] ou et
autres X, qui clôt a priori uniquement une liste de SN. Le syntagme tout ça, au contraire, permet
de terminer une liste de constituants autres que nominaux, et qui réfèrent à des objets de types
variés.
489
Référence et stratégies référentielles
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4.1 La liste selon l’approche pronominale
Selon l’ approche pronominale, une liste consiste en l’ instanciation de plusieurs
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Il peut s’ agir par exemple de la réitération lexicale d’ une place de rection ver-
bale, comme ci-dessus la place d’ objet direct du verbe, en l’ occurrence sous la
forme de SN. Tous les éléments de la rection peuvent être concernés par le phé-
nomène de liste. Au-delà de la rection, des constructions verbales indépendan-
tes peuvent également s’ aligner dans un tel paradigme (Bilger 1982 : 205) :
(7) vous mettiez les cendres au fond
et vous commenciez
heu vous mettiez vos draps dessus (Bilger 1982 : 205)
Comme on le verra par la suite, tout ça clôt6 dans la majorité de mes exemples
une liste de SN/que-P/Pinf en position de rection, ou alors une liste de construc-
tions verbales indépendantes. Soit, les représentations en grille suivantes illus-
trant la première situation :
(1’ ) les gens aiment beaucoup ça
les fleurs
les plantes
tout ça
6. On relève des occurrences de tout ça à l’ initiale ou en position intermédiaire d’ une liste, eg.
pour le second cas : Nous on, on va, donc, dans le Haut-Jura (bruit de fond). Mais on va pas, tout
ce qui est, euh, Prémanon euh, Lamoura, tout ça euh, Métabier, euh, les Rousses, c’ est pas ça (PFC,
Dijon, acl1, LG). Néanmoins, je me concentrerai sur tout ça en fin de liste, qui est la situation la
plus commune.
490
Un éclairage sur le fonctionnement référentiel de tout ça en fin de liste
(8) c’ est ce qui permet à l’ ordinateur de dialoguer avec les entrées et sorties
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d’ écrire des choses dans les mémoires
tout ça (CTFP, l’ informaticien, 3’ 05-3’ 11’’)
D’ autres types de constituants d’ une liste terminée par tout ça sont également
attestés dans le corpus, mais dans une moindre mesure : la liste suivante est
initiée par un adverbe (socialement) :
(10) (la conversation porte sur les projets des interlocuteurs en cas de gain subs-
tantiel à la loterie)
ouais, ouais je crois socialement et tout ça, c’ est important d’ avoir euh, et
tu dois, d’ autant plus apprécier le co/ le temps libre après, ouais je ferais ça,
je bosserais à mi-temps (PFC, Biarritz, 64api1, LG)
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Référence et stratégies référentielles
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tout ça
ii) j’ ai vite pris mon chéquier
tout ça
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En effet, dans cet exemple, on peut se demander si les classes des “autres per-
sonnes” et des “militaires” sont en relation de disjonction, auquel cas on aurait
une addition des deux classes mentionnées, ou si elles entretiennent une relation
inclusive : dans ce cas-là, on pourrait encore hésiter sur la teneur de la relation :
la classe des “militaires” viendrait-elle spécifier, exemplifier ou reformuler celle
des “autres personnes” ? L’ emploi de tout ça par la suite ne permet pas non plus
d’ identifier le type de relation en question, du fait qu’ il semble compatible avec
la saisie d’ une totalité à valeur aussi bien additive qu’ inclusive (englobante) (cf.
infra § 5.1. sur la valeur sémantique de tout).
Enfin, il faut garder à l’ esprit que tout ça apparaît aussi dans des configurations
autres que celles de constituant d’ une liste. La prosodie de liste étant très per-
ceptible (Auchlin et Simon 2004), les positions potentiellement ambiguës du
point de vue segmental ne prêtent généralement pas à discussion à l’ écoute. Cette
prosodie distinctive se caractérise d’ une part, par des traits rythmiques : « régu-
larité du retour des temps accentués, espacement régulier dans les attaques,
7. Pour cette problématique que je ne développerai pas davantage, voir Claire Blanche-Benve-
niste, ici même.
492
Un éclairage sur le fonctionnement référentiel de tout ça en fin de liste
accents initiaux par élément mis en liste » ; d’ autre part, par des caractéristiques
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de « modulation » : « dynamisme accru dans la réalisation des tons, élargissement
du registre tonal, allongement (ou réduction) de la durée des syllabes accen-
tuées » (ibid. : 188). En effet, la scansion rythmique par le retour de syllabes
exagérément accentuées est très perceptible dans l’ exemple (14), comme le
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Figure 1.
Dans cet énoncé, tout ça reproduit le contour intonatif des clauses précédentes
de la liste (cf. la fréquence fondamentale en trait fin à laquelle se superpose une
version stylisée en trait épais). Le syntagme constitue à cet égard un groupe
intonatif à lui seul, de la même façon que les membres précédents. Si l’ analyste
ne se fiait qu’ à la transcription orthographique, il pourrait interpréter tout ça
comme le complément du verbe ai corrigé. Si tel avait été le cas, on aurait vrai-
semblablement noté une absence de proéminence sur la dernière syllabe de j’ ai
corrigé, permettant ainsi de regrouper le syntagme tout ça avec ce qui précède,
le tout formant un groupe intonatif. Or, la séparation entre les deux groupes est
au contraire bien nette à l’ écoute (avec des proéminences sur [Ze] de corrigé et
sur [sa] de tout ça) : tout ça est de ce fait clairement exhibé comme le dernier
constituant d’ une liste.
Il n’ en va pas de même pour l’ exemple (15), où la réalisation de tout ça n’ est pas
accompagnée des traits caractéristiques d’ une liste, comme en témoigne la
figure 2 :
493
Référence et stratégies référentielles
(15) c’ est, c’ est, c’ est par rapport à la mutuelle euh bon tout et comme ici en plus
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il a il a changé de de domicile bon savoir s’ il allait malgré tout rester domi-
cilié à la maison enfin tout ça c’ est vrai que c/ c’ est beaucoup de choses à
penser (PFC, Tournai, btamp1, LG)
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Figure 2.
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Un éclairage sur le fonctionnement référentiel de tout ça en fin de liste
(Rastier 1987), au sens large, entre les différents éléments d’ une liste. Voici l’ exem-
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ple d’ une isotopie sémantique classique, en l’ occurrence « maritime » :
(16) Bien, mon bateau c’ est un, c’ est un, c’ est une envie depuis tout petit. J’ ai
toujours aimé les bateaux, la mer, et j’ ai toujours et/ déploré que personne
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Référence et stratégies référentielles
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fieur, qu’ il s’ agisse d’ une « absence d’ exception » (= omnis) lorsque tout s’ appli-
que à une classe, ou du caractère « entier » (totus) lorsqu’ il s’ agit d’ un objet
individué (Grevisse : ibid.). Selon Berrendonner (2010 : 70), l’ opérateur indique
que le référent est appréhendé dans son extension maximale et exacte, ayant
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8. Pourquoi la totalité appliquée à des « jours » serait de différente nature que celle appliquée
aux « choses en question » ? Et pourquoi une totalité massive serait appréhendée quantitativement
et non globalement ?
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Un éclairage sur le fonctionnement référentiel de tout ça en fin de liste
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(Corblin 1991, Kleiber 1994, Carlier 1996).
En bref, la sous-spécification de ça paraît de prime abord peu compatible avec
le sens de tout (cf. supra), qui s’ applique en principe à un référent exactement
délimité dans son extension maximale. Leur combinaison apparaît dès lors
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Référence et stratégies référentielles
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Si l’ on part du principe que tout ça réfère anaphoriquement à un ensemble
référentiel de type non spécifié, appréhendé dans sa totalité, l’ allocutaire doit
s’ aider d’ informations contextuelles pour interpréter son contenu dans M. Une
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(1) mais c’ est quand même un métier la fleur ça a toujours marché hein - les
gens aiment les fleurs en France les surtout la fleur art- naturelle les gens
aiment beaucoup ça les fleurs les plantes tout ça (CTFP, la fleuriste,
19’ 26’ ’ -19’ 33’ ’ )
(19) le système d’ exploitation - c’ est ce qui permet à l’ ordinateur de dialoguer
avec les entrées et sorties d’ écrire des choses dans les mémoires tout ça -
sans ça sans le système d’ exploitation - le l’ ordinateur il ne peut pas fonc-
tionner (CTFP, l’ informaticien, 3’ 05-3’ -11’ ’ )
Dans des exemples tels que (1) et (19), les prédicats et les autres membres du
paradigme sont capables de fournir des indices précis quant à la teneur référen-
tielle de tout ça. En (1), tout ça désignerait un ensemble constitué par la classe
“des fleurs” et “des plantes”, à propos desquels il est prédiqué qu’ ils “sont aimés
des gens en France”. En (19), le référent de tout ça représenterait l’ ensemble des
actions “dialoguer avec les entrées et sorties”, ainsi que “écrire des données en
mémoire”, actions “permises” par le système d’ exploitation d’ un ordinateur.
Dans cette optique, on pourrait alors décrire tout ça comme un pointeur ana-
phorique résomptif, c’ est-à-dire ayant pour fonction de récapituler la totalité des
référents préalablement activés par la liste et valides dans M. Le caractère sous-
spécifié propre à ça rend le syntagme polyfonctionnel, lui permettant de référer
indifféremment à des objets-de-discours de nature individuée simple, complexe
(des classes), de nature propositionnelle, à des lieux, des instants, voire à des
propriétés10.
10. Par exemple : après tu mets le, l/, le talon que tu veux la, le revêtement que tu veux, alors il y
a brillant pailleté euh rose noir tout ça (PFC, Brunoy, 91aal1, LG).
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Un éclairage sur le fonctionnement référentiel de tout ça en fin de liste
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l’ élaboration d’ un ensemble, en principe constitué de plusieurs référents. On
peut donc légitimement supposer que le référent explicitement introduit n’ est
pas le seul constituant de l’ ensemble désigné par tout ça. Au vu de cette incom-
plétude, tout ça convie le destinataire à un enrichissement pragmatique11. En
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effet, dans une perspective pertinentiste, le destinataire est amené à enrichir par
inférence le contenu d’ un message à partir des informations explicites et con-
textuelles à disposition, dans le but d’ atteindre le sens que le locuteur cherche à
communiquer (Sperber et Wilson 1995=1986). D’ une part, le syntagme tout ça,
au niveau de la structure, clôt une liste préalablement entamée, mais d’ autre
part, il indique que cette liste n’ est pas terminée, que le reste est implicite, donc
à inférer. Dans les exemples suivants, on pourrait reconstituer assez facilement
d’ autres membres potentiels de la liste laissée en suspens :
(20) c’ était euh aux alentours de midi et demie le car - le car devait passer vers
euh vers une heure - - et euh bon on a on buvait tout ça donc on est on (n’ )
a pas trop fait attention et finalement on est parti euh en retard (CTFP,
l’ accident, 25’ ’ -38’ ’ )
on buvait donc on a pas trop fait attention
on discutait
on rigolait
(21) MA4 : on a, on a l’ impression quand même que l’ évolution s’ est faite euh,
pff, pour moi c’ est une évolution, lente, c’ est pas une révolution. Changé,
peut-être en, je suis sûr en matériel tout ça. <JMC : matériellement, oui.>
En, en matériel oui, mais autrement euh, les paysages, les gens, euh, euh, ils
racontent des, <JM : Les paysages non, mais.> Non, les pay/ les paysa/ non
mais, non mais même pas, l’ aménagement des terres, tout ça, un peu, ça
s’ est agrandi, (PFC, Biarritz, 64ajc1, LG)
en matériel oui
infrastructure
équipement
l’ aménagement des terres un peu ça s’ est agrandi
la démographie
l’ activité économique
11. Je renvoie ici à l’ analyse de Barbet et al. (2010 : 395) sur le fonctionnement pragmatique du
« trois-points », fonctionnement à plusieurs égards comparable à celui de tout ça.
499
Référence et stratégies référentielles
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À travers l’ emploi de tout ça, le locuteur trouve un moyen commode d’ évoquer
en peu d’ efforts tout un ensemble référentiel. Du point de vue de la pertinence,
il juge trop coûteux de verbaliser les autres membres du paradigme entamé au
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regard des effets qui seraient obtenus. Il épargne ainsi au destinataire un traite-
ment interprétatif jugé peu utile, ce qui, en des termes gricéens, correspond au
respect d’ une partie de la maxime de quantité, qui enjoint de ne pas donner plus
d’ informations que nécessaire (Grice 1975). Or, la contrepartie de cette maxime
invite également à fournir autant d’ informations pertinentes que possible…
Dans certains cas, notamment ceux où un seul élément de la liste est explicite-
ment activé, l’ usage de tout ça paraît particulièrement sous-informatif : l’ ensem-
ble référentiel visé par le désignateur se montre difficile à inférer et nécessite un
traitement coûteux pour le décodeur. Ce type d’ emploi peut être mis au compte,
du point de vue de l’ encodeur, du principe de nonchalance (Berrendonner 1990),
glosable par une formule du genre « je me comprends, c’ est l’ essentiel » et qui
s’ explique par la constatation suivante :
une représentation apparaît d’ autant plus économique à manipuler qu’ elle est
moins complexe et moins analytique. C’ est pourquoi il peut être avantageux de ne
« tracer » discursivement la pensée que par un minimum de repères cognitifs
vagues […] (ibid. : 150).
500
Un éclairage sur le fonctionnement référentiel de tout ça en fin de liste
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rence jugée trop approximative.
Le locuteur peut prendre conscience de son comportement nonchalant et du
caractère sous-spécifié de la référence. Plusieurs exemples du corpus mettent au
jour des manœuvres de rectification du tir à la suite d’ un tout ça jugé trop peu
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informatif :
(22) donc j’ ai eu la chance, là, de euh, de voir ça, sinon, bon après, c’ est les peti-
tes vacances, qu’ on passe, quand on était jeunes, avec les parents en été, bon
ben, en l’ occurrence c’ était Nice, Cannes, enfin tout ça, toute la Côte
d’ Azur (PFC, Ogéviller, 54bcg1, LG)
(23) on allait - garnir les tables à l- - les - les autres je sais pas ceux qui étaient au
bureau de l’ hôtel nous appelaient alors j’ y allais avec une de nos petites
arpètes et puis on f- on faisait les - garnitures des tables des vases tout ça il
y av- on avait l’ entretien quoi – (CTFP, la fleuriste, 25’ 17-25-27)
(24) Et euh, et en fait on a, on a pas beaucoup, euh, on est resté autour de Dublin
un peu, puis après on a été, euh, on a fait, euh, deux excursions en fait. Une
fois au Connemara, un week-end. Et une autre fois vers euh, comment ça
s’ appelait, Galway, tout ça, enfin, plus bas. En bas de, à, au sud de l’ Irlande.
(PFC, Biarritz, 64api1, LG)
Ces exemples sont d’ un intérêt tout particulier parce qu’ ils comportent à la
suite de tout ça une reformulation à valeur récapitulative du référent visé dans
un premier temps par tout ça13. Cette reformulation rend alors explicite la cible
référentielle et éclaire sur les intentions du locuteur. On peut constater que dans
ces cas-là, les objets préalablement introduits sont inclus dans la référence
reformulée (“la côte d’ Azur” inclut “Nice” et “Cannes”, “avoir l’ entretien” inclut
“faire les garnitures des vases et des tables”, “le sud de l’ Irlande” englobe
“Galway”), mais l’ extension révisée ne se limite pas à ces seuls objets, autrement
dit, elle englobe davantage. Cette manœuvre pourrait étayer l’ hypothèse selon
laquelle l’ emploi de tout ça ne serait pas seulement destiné à récapituler des
informations déjà introduites, mais également à en suggérer davantage, ainsi
que l’ explicitent ces reformulations.
13. À noter qu’ enfin et quoi participent également à la réalisation de la reformulation dans ces
exemples (voir Chanet 2001, Bertrand et Chanet 2005).
501
Référence et stratégies référentielles
L1 : (ah ouais)A (et vous vous êtes embrassés)S (et tout et tout)Q
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L2 : (on s’ est embrassés)S (mais pas et tout et tout)A (oral)14
Cet extrait montre que tout ça n’ évoque pas toujours un contenu que le locuteur
a « en tête ». Le syntagme peut être utilisé précisément dans le cas où le locuteur
présente une réelle lacune informationnelle, tout ça apparaissant alors comme
14. Les exposants reproduisent sommairement l’ intonation des énoncés telle qu’ elle a été per-
çue : selon l’ école fribourgeoise, S = intonation continuative ; Q = intonation interrogative ; A =
intonation exclamative ; F = intonation conclusive.
15. Ce rendement euphémique n’ est pas inhérent à et tout ou à tout ça. Mais on voit bien com-
ment il est possible d’ utiliser la capacité d’ évocation de ces syntagmes pour contourner une for-
mulation généralement censurée par les conventions sociales, ou alors pour évoquer implicitement
des sujets connotés comme « tabous » :
Mais il y avait beaucoup de monde. Mais bon, c’ était une procession, hein, aux flambeaux, le
soir. Ben, c’ était bien, parce que bon, c’ était des handicapés, il y avait beaucoup de malades tout
ça. Bon, c’ est vrai que c’ est, c’ est pas facile à regarder, mais bon, ben on prie pour eux, hein, oui.
[…] Parce que quand on voit, quand on est là, à la Réunion, on, bon, des fois, on connaît qu’ il
y a des gens qui sont malades tout ça. Mais quand on arrive à Lourdes là-bas, là on découvre
plein de choses. Des gens (X) handicapés depuis la naissance, ou après un accident de voiture.
Et puis, il y a plein de malades de cancer et tout qui souffrent énormément. (PFC, Ile de la
Réunion, 974mp, GG)
502
Un éclairage sur le fonctionnement référentiel de tout ça en fin de liste
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tout ça en (25), la locutrice se montre évasive en faisant mine que le contenu ne
vaut pas la peine d’ être détaillé, en espérant, vainement, que son interlocutrice
se satisfera de cette évocation floue…
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7 Conclusion
Le syntagme tout ça présente une disposition à entrer dans un schéma de liste,
plus particulièrement en position finale. En tant qu’ expression référentielle sous-
spécifiée, son interprétation dépend de facteurs contextuels. On peut alors faire
l’ hypothèse que tout ça réfère à la totalité des membres de la liste. Or, plusieurs
indices suggèrent que tout ça interrompt une liste laissée en suspens, et partant,
qu’ il désigne sur le mode du connu un ensemble qui englobe davantage que les
référents préalablement introduits. La complétude de cet ensemble relève alors
de l’ implicite et demande à être inférée. Lorsque la liste n’ a été que minimalement
ébauchée, les efforts d’ interprétation peuvent se révéler coûteux pour le desti-
nataire. En revanche, le procédé se montre très économique pour le locuteur,
puisqu’ il lui permet d’ évoquer de manière évasive toute une constellation
d’ objets sur le mode du connu, tout en le dispensant d’ en détailler le contenu. Les
motivations d’ une telle pratique peuvent être diverses : le locuteur juge les effets
d’ une énumération complète non pertinents, il possède une représentation peu
analytique du référent, il entend évoquer des informations au contenu tabou,
bref, tout ça…
Bibliographie
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503
Référence et stratégies référentielles
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505
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Catherine Schnedecker
LiLPa/EA1339, Fonctionnements discursifs
1 Introduction
Si la forme tout a fait l’ objet de descriptions1 approfondies dans ses emplois de
déterminant (1) ou d’ adverbe (2) compte tenu de la complexité morpho-séman-
tique de ses réalisations dans tout le/tous les (cf. Anscombre, 2006 ; Kleiber, à
paraître), Flaux et Van de Velde, 1997) ou des contraintes qu’ impose, en tant que
déterminant, tout « nu » (Anscombre, 2006 ; Le Querler, 1994, 2006, Paillard,
2001) (3), ses présumés correspondants pronominaux tout, tou(te)s et tout le
monde n’ ont pas connu le même succès :
(1) Tout contrevenant sera sanctionné / Tous les contrevenants seront sanc-
tionnés / Paul a mangé toute une tarte
(2) Lucie est toute jolie
(3) *Tout contrevenant a été sanctionné
1. On signalera les travaux de Parent (2000) et de Flaux (2008), qui ne portent cependant pas
exclusivement sur tout pronom et, bien entendu, l’ étude d’ Andersson, consacrée à toutes les
réalisations de tout.
507
Référence et stratégies référentielles
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(§ 735) sont concernées par le prédicat qui leur est appliqué :
(4) Tout va bien / J’ ai tout (fini+fait+mangé+emporté)
(5) Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés2 (La Fontaine, Fables)
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(6) On confond généralement comme Buffon langue et style, parce que peu
d’ hommes ont besoin d’ un art de volonté (…) et parce que tout le monde
a besoin d’ humanité dans l’ expression (Jacob, Cornet dés, 1923, p. 14, TLFi)
Pour autant, les choses ne sont pas aussi simples qu’ il n’ y paraît, notamment en
ce qui concerne tout le monde (désormais TLM) qui va nous occuper dans cet
article. En effet, TLM pose un premier problème lié à son statut grammatical.
Si la plupart des ouvrages usuels (Arrivé et al., 1986 ; Riegel et al., 2009 ; Sandfeld,
1965, 391-2) le rangent dans la catégorie des pronoms indéfinis, il s’ en trouve
quelques-uns pour l’ occulter : c’ est ainsi que Denis et Sancier-Château (1994,
254-5) limitent les pronoms exprimant la totalité à tout/tous tandis que d’ autres
lui dénient le statut de « pronom » : le TLFi l’ inscrit sous monde, sans mention à
une quelconque locution pronominale, tout comme le Petit Robert (éd. 2008) ;
Grevisse le range dans la rubrique intitulée « Autres indéfinis occasionnels » qui
regroupe des « SN dans lesquels le N a perdu sa valeur propre » (§ 708a).
Second problème : TLM est considéré comme la simple variante en « langue de
tous les jours » de tous qui serait « plutôt littéraire » (cf. Sandfeld, ibid. et, à sa
suite, Le Bidois, 245-6). Or, la variation n’ est pas évidente, tous ou presque de
(7) n’ ayant rien de particulièrement « littéraire ». Par ailleurs, la commutation
entre tous et TLM ne va pas toujours de soi (8) :
(7) Je restais à l’ écart. Ils étaient là, agglomérés en petits groupes, les garçons
d’ un côté les filles de l’ autre. Tous ou presque vêtus d’ un 501 et d’ une che-
mise kaki dénichée dans les surplus américains de la région (Ernaux, Usage
de la photo, 2005)
(8) Mon programme politique contentera tout le monde et ne m’ engagera pas
(in Sandfeld, 302) *Mon programme politique contentera tous et ne
m’ engagera pas
Enfin, tous a la capacité, que n’ a pas TLM, de renvoyer au /-hum/ et ce, par un
fonctionnement anaphorique, étranger également a priori à TLM :
(9) J’ ai ainsi commencé trois romans. Tous s’ arrêtent au début de la seconde
phrase (Sandfeld, 393)
Quatrième problème, pour terminer : TLM est censé renvoyer à la totalité tantôt
« globalisante » (GMF, 2009), tantôt non (cf. « la (quasi) totalité, la grande majo-
rité des gens » (TLFi)), quand il n’ équivaut pas à chacun (PR, Grevisse). Bref, la
508
Pourquoi tout le monde, il… n’est pas « beau »…
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consultation.
Au vu de cet inventaire, TLM n’ a donc rien à envier, du point de vue de la com-
plexité, à ses équivalents adverbiaux ou déterminatifs. Notre contribution a donc
pour but d’ essayer de réduire celle-ci. Sur la base des travaux antérieurs et d’ un
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3. Plus précisément 413 occurrences consistant en l’ ensemble des occurrences collectées sur
Frantext de 2000 à 2007, tous genres confondus, à l’ exclusion de la poésie et du théâtre dont les
contraintes rythmiques et poétiques semblent peu correspondre à un usage standard ou naturel
de notre langue.
4. Ou dans une certaine mesure les gens ; le français se distingue d’ autres langues romanes (par
ex. le portugais) qui ont fait des choix différents.
509
Référence et stratégies référentielles
(11) Le général de Gaulle a lancé son appel de Londres, mais peu de monde l’ a
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capté, encore moins Marcel (Winock, Jeanne, 2003)
(12) Dans cette rue de bonne-maman il ne passait pas grand monde c’ était une
rue en terre d’ après guerre sans trottoir ni réverbère […] (Garat, Pente du
toit, 1998)
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(13) Encore que, question famille, en dehors de ta mère, mon père et moi, tu n’ as
plus grand monde, hein, mon pauvre ? Ah, ils sont tous partis, c’ est mal-
heureux… (Winckler, Sachs, 1998)
Il n’ y a là rien d’ original car on sait (Schnedecker, 2005) que les pronoms, notam-
ment les indéfinis quantificateurs du français, présentent le même type d’ orga-
nisation systémique (cf. tableau 2) :
Catégorie
ontologique Personne Objets Espace Temps
préfixe
quelque quelqu’ un quelque chose quelque part quelquefois
quelques-un(e)s
autre autrui autre chose autre part autrefois
l’ autre/les autres
un autre/d’ autres
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Pourquoi tout le monde, il… n’est pas « beau »…
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(18) *U. Bolt est un champion de tout le monde en sprint U. Bolt est un
champion du monde en sprint
(19a) C’ est surtout parmi les représentants minuscules du monde animal, insec-
tes ou rats, (…) (Vidal de La BL., in TLFi)
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(19b) ɤ C’ est surtout parmi les représentants minuscules de tout le monde ani-
mal, insectes ou rats, …
(20) L’ esprit a besoin d’ un monde fantastique où il puisse se mouvoir et se
promener (Joubert, Pensées, 1824, in TLFi)
Les cas de syllepses trouvés dans Frantext (26-27) sont d’ ailleurs rarissimes, ce
qui tendrait à prouver que la pluralité intrinsèque de TLM n’ a plus d’ impact5,
contrairement à ce que produisent certains N collectifs (cf. 28) :
(26) […] qu’ il n’ eût pas de haine pour papa-maman, qu’ il ne trouvât pas que
tout le monde sont des cons (Groult, in Grevisse, 429, 2c)
(27) L’ homme cette fois a couru. Tout le monde sont là ? chuchote Robert, pour
rire. On se serre dans la maisonnette d’ Écouen. Comptais sur le jardin pour
caser les invités, mais un vent froid (Lang, Indiens, 2001)
(28) Elle est convoquée par la police et elle subit un long interrogatoire. Elle est
étrangère, ils voudraient qu’ elle leur dise la raison exacte de son arrivée à
Paris en 1942 (Modiano Un pedigree, 2005)
511
Référence et stratégies référentielles
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Au plan catégoriel, enfin, TLM est irréductiblement un pronom qui a emprunté
d’ autres voies de grammaticalisation que des formes, comme plusieurs et cer-
tains, qui relèvent de la double catégorie des pronoms et des déterminants et,
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qui, à ce titre, elles ont un comportement original rattachant leur emploi pro-
nominal à ce que Corblin nomme des « déterminants sans nom » c’ est-à-dire
des unités dont le N se laisse aisément récupérer dans le cotexte (29a) et « réta-
blir » par simple recopiage (29b) ou la construction en de N (29c) :
(29a) Les socialistes sont désorientés ; plusieurs sont même déprimés
(29b) Les socialistes sont désorientés ; plusieurs [socialistes] sont même déprimés
(29c) Les socialistes sont désorientés ; plusieurs, de socialistes sont même
déprimés
TLM ne présente aucune de ces propriétés, ne serait-ce que parce qu’ il com-
porte un N.
Cela étant, ce trait /+hum/ est l’ effet d’ une déperdition sémantique puisque,
dans les textes anciens, TLM6 renvoyait aussi à l’ espace.
6. Sous des graphies multiples : (touz, toz) / (monz, mons, mondes, mont), cf. Capin et Schnedecker
(à paraître).
7. Avec rien, tout, personne, tous / toutes, notamment ; quelques-uns peut être précédé de seu-
lement.
8. C’ est Parent (2000, 99) qui signale cette possibilité.
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Pourquoi tout le monde, il… n’est pas « beau »…
(32) C’ était en juillet 45, la guerre était terminée pour à peu près tout le monde,
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même sur les rives de l’ Elbe. (Mertens, Éblouissements, 1987)
(33) On était, pendant un certain nombre d’ années, comme beaucoup de gens,
presque tout le monde en France, complètement fascinés par la possession
de jolies tasses, d’ appareils électroménagers, de chaînes hi-fi ; (Perec, Entre-
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tiens, 2003)
(34) À ce propos, on ne peut séparer Eschyle du reste de la pensée grecque du
fait qu’ il a été initié à Éleusis ; car c’ était le cas de pratiquement tout le
monde. (Weil, œuvres, 1929-43)
(35) Un véhicule radar qui flashait quasiment tout le monde. (Webcorp)
(36) « Vous écrivez en ce moment, mademoiselle ? ». – Oui. – Serait-ce indiscret
de savoir ? – Oh ! non, un livre. (Sourire de suffisance) – […] Oh ! non, un
livre sur tout le monde […] – Oui, absolument tout le monde. (Havet,
Journal, 2003)
513
Référence et stratégies référentielles
Enfin, TLM a deux autres particularités : il sert de comparant (10 % des cas)9
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(41) et s’ emploie en apostrophe (42) :
(41) J’ ai un vieil ami qui s’ appelle monsieur Goodman. On l’ appelle toujours
ainsi : monsieur Goodman ou, plus simplement, Goodman. Il a un prénom,
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comme tout le monde ; il a même trois prénoms ; mais je ne vous dirai pas
lesquels pour des raisons de sécurité. (Roubaud, Warburg, 2002)
(42) Tût-tût, nous voilà, bonjour tout le monde, quand est-ce qu’ on bouffe ?
(Benoziglio, voix, 2004)10
3 Caractéristiques sémantico-référentielles
9. Ce qui est aussi le cas de tout : c’ est beau comme tout (cf. Sales, 2008).
10. En français parlé « djeun », il tend dans cet emploi à être remplacé par « les gens ».
11. Quoi qu’ ait pu en penser Jean Yanne. Alain Berrendonner que nous savons réfractaire aux
jugements hyper-normatifs voudra bien nous pardonner.
12. Parallèlement aux locutions pronominales l’ un / les uns (cf. Schnedecker, 2006).
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Pourquoi tout le monde, il… n’est pas « beau »…
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chanter au moment où l’ avion prenait son départ, et tout le monde s’ est
arrêté d’ un seul coup. (Perec, Entretiens 2003)
(48) *Tout le monde arrive alors que tout le monde part
(49) *Il {arrive / disparaît} tout le monde
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C’ est pourquoi TLM tolère mal les constructions indiquant une opération
de modification de la quantité, comme la restriction (55) ou l’ apposition de
seul (56) :
(55) *J’ ai vu seulement tout le monde / *je n’ ai vu que tout le monde
(56) *Seul tout le monde m’ attendait devant le bureau
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Référence et stratégies référentielles
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ou faire l’ objet d’ une opération de comptage ou de dénombrement : si l’ on peut
dire (58) pour indiquer qu’ un processus de comptage a été accompli, cette opé-
ration n’ est pas assimilable au dénombrement, qui présente un caractère distri-
butif (59) :
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(60) Tout le monde est venu *[par milliers / par centaines] *[en nombre / très
grand nombre]
Qui plus est, l’ ensemble visé par TLM est doté d’ une homogénéité interne, puis-
que ses composants sont exclusivement des « humains » (cf. supra 1.4. et les
effets provoqués par les énumérations hétérogènes).
516
Pourquoi tout le monde, il… n’est pas « beau »…
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ou famille, les composants de l’ ensemble sont non comptables (cf. supra 2.2.1.),
ce qui le distingue notamment de son équivalent simple tou(te)s :
(65) Je les ai tous (comptés+dénombrés)
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Cinq arguments appuient cette idée, le premier tenant au fait que les phénomè-
nes de syllepse générés par TLM sont, rappelons-le, rarissimes et la reprise par
un ils collectif non attestée dans notre corpus13. Deuxièmement, TLM se montre
réfractaire à toute forme d’ expression indiquant une individuation des mem-
bres d’ un ensemble14 : un par un / l’ un après l’ autre, l’ un / l’ autre, les uns / les
autres (66-68). Notre corpus n’ en fournit qu’ une attestation (68) qui résonne
quelque peu bizarrement :
(66) *Tout le monde est venu un par un / l’ un après l’ autre
(67) *Tout le monde s’ est regardé l’ un l’ autre / Tout le monde s’ est regardé les
uns après les autres
(68) Je fus coupé par l’ opérateur qui brailla quelque chose comme « Attention
mesdames et messieurs, rien ne va plus, on décolle ! » Tout le monde se
serra les uns contre les autres et moi je serrai les yeux très fort. (Legendre,
et Bonnetto, Photobiographies, 2007)
Troisièmement, TLM n’ admet pas non plus les prédicats réciproques ou collec-
tifs présupposant la division des individus en présence :
(69) ?Tout le monde se comprend, se hait, se déteste15
(69) *Tout le monde se divise / se sépare / s’ oppose sur la question de l’ inter-
vention de la France en Afrique
Enfin, TLM ne se laisse pas non plus précéder des prépositions dans16 / entre /
parmi 17, qui rendent compte de la « perméabilité » de l’ ensemble :
(70) ɤ Dada est connu dans tout le monde18 (Tzara, Manifestes, 1924)
(71) Ceux qui voudront le partager entre tout le monde, ceux-là le trouveront
(Sand, Jeanne, 1844)
Autant d’ éléments qui accréditent l’ idée que TLM tend vers la massivité, ce
qu’ augurait déjà le tableau (1) où le paradigme de déterminants (du / un peu de,
etc.) correspond à ceux des N massifs.
13. Comme nous le fait observer notre relecteur à juste titre, cela ne peut étonner compte tenu
du caractère littéraire des textes de la base.
14. Et ce, à la différence de tous.
15. L’ interprétation réfléchie reste bien entendu possible.
16. Sauf à prendre une acception spatiale, comme en (70).
17. Trois fois dans toute la base Frantext, ce qui peut être considéré comme résiduel.
18. 72 occurrences dans « tout » Frantext.
517
Référence et stratégies référentielles
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TLM est passible d’ un emploi spécifique vs non spécifique qui explique pour-
quoi dans certains cas, on ressent que l’ extension de l’ ensemble d’ individus visé
par la locution pronominale est limitée.
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(72) Les sociétés, est-ce qu’ on les a vraiment touchées par l’ ethnologie, par la
sociologie ? Tout le monde sait bien que non. On s’ est fait une figure de la
société primitive […]. (Perec, Entretiens, 2003)
(73) Il existe deux attitudes diamétralement opposées face à la mémoire. Tout le
monde s’ accorde à reconnaître qu’ elle est une construction imaginaire, ne
serait-ce que par les choix qu’ elle effectue, […] (Lejeune, Signes de vie,
2005)
(74) […] depuis tout à l’ heure je me suis rendu compte que j’ ai dû faire une
erreur quelque part. Je t’ embrasse. Tout le monde peut se tromper.
Excuse-moi d’ insister pour récupérer le manuscrit (Angot, Rendez-vous,
2006)
(75) mais je sais qu’ il faut continuer à le dire, parce que si moi je le dis, et si plein
de gens le disent, et si tout le monde le dit, il est possible que cette négation
finira par une révolution, par un bouleversement complet (Perec, Entre-
tiens, 2003)
518
Pourquoi tout le monde, il… n’est pas « beau »…
affaire ici à une autre forme d’ indéfinition, épistémique19 celle-ci, pour repren-
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dre la dichotomie de Martin (2006) :
(76) […] grand-mère était choquée elle avait une voilette elle portait le deuil en
permanence et elle est morte à son tour. Autour de moi tout le monde
mourait allait mourir c’ était insupportable. (Morgiève, Vie folle, 2000)
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(77) Quand j’ étais enfant j’ aimais tout le monde. (Guibert, Mausolée, 2001)
(78) Je reste longtemps dans le préau. Tout le monde est rentré en classe depuis
longtemps. Je songe que mon frère m’ a sûrement vu tout à l’ heure dans la
cour. (Bouillier, Rapport sur moi, 2002)
(79) dans la salle, tout le monde avait très faim très soif, c’ était déjà un beau
chahut (Fellous, Avenue, 2001)
4 Conclusion
Au terme de cette analyse, nous avons montré que TLM est une locution qui
participe d’ un micro-système pronominal cohérent du français, renvoyant à un
ensemble dont l’ extension est conditionnée par son contexte d’ accueil. Un cer-
tain nombre de questions restent en suspens outre celle de son histoire tout à fait
originale, comme celle de son statut nominal vs diaphorique (i.e. ana- ou cata-
phorique), ses différences avec tous mais aussi des expressions comme (tous) les
gens, fréquent à l’ oral (cf. Cappeau et Deulofeu, 2006) avec laquelle il commute
aisément :
(80) (Tout le monde est) Ƽ (tous) les gens sont d’ accord pour dire que Mille-
nium aura été un événement littéraire20
Bibliographie
Andersson, S. (1954), Étude sur la syntaxe et la sémantique du mot français
Tout, Lund, Carl Bloms Boktryckeri.
Anscombre, J.-C. (2006), « Tout, n’ importe lequel, chaque : quelques remarques »,
Indéfini et prédication, Corblin, F., Ferrando, S. & Kupferman, L. (éds), Paris,
Presse Universitaire Paris-Sorbonne, 431-448.
Capin, D. & Schnedecker, C. (à paraître), « Tout le monde : étude d’ une prono-
minalisation très particulière », Colloque dia sur la variation et le changement
en langues, Université de Gand, 13-15 septembre 2010.
19. Qui correspond aux situations où « l’ objet n’ est pas déjà déterminé au moment de l’ énoncia-
tion : soit le locuteur estime qu’ il ne l’ est pas pour l’ interlocuteur ; soit il est incapable lui-même
de spécifier l’ objet dont il s’ agit parmi tous les objets de même nature » (Martin, 2006 : 19).
20. Surtout Alain Berrendonner, à qui nous exprimons notre sincère admiration pour son
œuvre de linguiste cela va de soi, mais aussi et, entre autres, pour son humour « pince sans rire »,
son goût du polar donc, sans oublier son sens de la « solidarité » franc-comtoise…
519
Référence et stratégies référentielles
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sujet dans trois types de constructions prédicatives », Indéfini et prédication,
Corblin, F., Ferrando, S. & Kupferman, L. (éds), Paris, Presse Universitaire
Paris-Sorbonne, 125-138.
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Pourquoi tout le monde, il… n’est pas « beau »…
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-un(s) », Verbum XXVII-4, 331-359.
Schnedecker, C. (2006), De l’ un à l’ autre et réciproquement… – Aspects séman-
tiques, discursifs et cognitifs des pronoms anaphoriques corrélés l’ un / l’ autre
et le premier/le second, Louvain La Neuve, De Boeck.
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Schnedecker, C. (2008), « Tout nom et tout pronom : qu’ est-ce qui fait la diffé-
rence ? », 1er Congrès mondial de linguistique française, Durand, J., Habert, B.,
Laks, B. (éds), www.linguistiquefrançaise.org.
Schnedecker, C. (à paraître a), « Étude de tout Essai de description sémantico-
référentielle d’ un pronom », Colloque AFLS 2009, Neuchâtel, 3-5 septembre
2009.
Schnedecker, C. (à paraître b), « Tout nominal vs pronominal et expression de
la référence via le contexte : qu’ est-ce qui fait la différence ? » Colloque Ana-
phore et anaphoriques : diversité des grammèmes, diversité des langues, Rouen,
13-15 mai 2009.
Schnedecker, C. & Capin, D. (soum.), « Quand tout le monde passe du spatial à
l’ humain. Évolution d’ une locution pronominale (2) : période du français pré-
classique », Colloque Diachro 5, septembre 2010.
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Jacques Rouault
Université libre de l’ île de Ré
1 Prolégomènes
Peut-on, lorsque l’ on est athée, travailler avec obstination avec des AB ? Cela m’ est
arrivé deux fois au moins dans une période importante de ma vie scientifique.
Le premier AB (André Bisseret) est cogniticien et notre collaboration s’ est muée
en une amitié qui perdure. Le second AB, vous vous en doutez, est linguiste,
puisqu’ il se nomme Alain Berrendonner. Ces deux AB ont participé notam-
ment à la création et à la bonne marche d’ un DEA consacré aux mathématiques
et à l’ informatique en Sciences sociales. Si nous avions soigné notre pub, nous
aurions pu nous nous prévaloir d’ avoir été des précurseurs des DEA de Sciences
Cognitives…
Avant de m’ éclipser derrière l’ hommage au héros du jour, il me faut, briève-
ment, parler de ma modeste personne : issu de l’ informatique théorique je dois
à la Traduction automatique (Bernard Vauquois) de m’ être inséré dans les mar-
ges de la linguistique. C’ est Antoine Culioli qui m’ a prouvé que la sémantique
pouvait être linguistique et qui m’ a aidé à intégrer ce domaine au Traitement
Automatique des Langues (TAL dans ce qui suit). Hélas encore, pour faire de la
sémantique en analyse de textes, il faut d’ abord faire de la morpho-syntaxe et
ensuite poursuivre vers la pragmatique pour pouvoir représenter des connais-
sances issues de textes.
523
Référence et stratégies référentielles
C’ est dans ces deux domaines qu’ intervint notre AB linguiste, qui, venant juste
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de soutenir sa thèse, n’ avait dorénavant plus rien à faire ( ?). D’ abord sa rigueur
et sa grande connaissance du français ont mis de l’ ordre dans nos procédures
d’ analyse morpho-syntaxiques, jusqu’ alors un peu approximatives. Les solu-
tions adoptées ont abouti à une morpho-syntaxe rigoureuse et efficace (Berren-
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donner, 1990).
Évidemment, c’ est en pragmatique que notre AB nous a apporté les concepts
fondamentaux pour représenter les connaissances issues de corpus. Au cours de
longues séances de travail en commun, nous avons fini par saisir (du moins
croyions-nous) les avantages de la mémoire discursive, sa logique et son fonc-
tionnement.
Et ce sont des prolongements informatiques et formels dont je voudrais parler
dans le reste de cette contribution, laquelle suppose la connaissance de (Berren-
donner, 1995). Voir aussi (Berrendonner et Rouault, 1991) ainsi que le numéro
de décembre 1995 de la revue Tranel (Neuchâtel). On trouvera un exposé
détaillé de certaines des questions abordées ici dans (Rouault et Manes-Gallo,
2000).
524
Aspects informatiques et formels de la mémoire discursive
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d’ objets inférentiels, les règles de raisonnement restant à préciser, notamment
le processus de remontée. Cette représentation a aussi l’ avantage d’ avoir de
« bonnes » propriétés : lorsque l’ on fait appel à l’ ordinateur pour aider à résou-
dre un problème, on fait le plus souvent l’ économie de cette nécessité. On se
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Référence et stratégies référentielles
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Le statut d’ un objet individuel correspond à six attributs de l’ objet, dont le monde,
l’ univers et l’ individualité ; les trois autres sont ajoutés par nous pour remplir des
rôles spécifiques (par exemple, dans le cas d’ un objet extensionnel, le type sous-
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jacent).
La partie définitionnelle correspond, elle, à sept attributs, dont la dénomination,
le nombre, et les notionnels, structurels et prédicatifs ; ces derniers sont traités de
façon autre que dans les travaux originels (voir ci-dessous).
Enfin, nous avons ajouté un attribut complètement hétérogène au travail de
l’ équipe de Fribourg ; en effet, il arrive que l’ on ne puisse faire des raisonne-
ments simples sur la base de connaissances du fait de l’ absence d’ unités lexica-
les, jugées inutiles à l’auteur du fait de leur caractère évident (par le contexte),
d’ où l’ impossibilité de les utiliser pour inférer. Pour permettre ce type de « rai-
sonnement », nous avons choisi d’ ajouter un dernier attribut à l’ objet, baptisé
« extro », en remarquant deux choses : d’ abord que le choix des valeurs à donner
à cet attribut extra-textuel sort du cadre du texte proprement dit et, donc
(deuxième point), que les raisonnements le mettant en jeu ressortissent à
l’ abduction. Nous sortons évidemment ici du textuel proprement dit, donc les
connaissances portées par cet attribut peuvent être quelconques. Ce qui paraît
nous faire retomber dans une sémantique « du monde ». On se souviendra
cependant que le but n’ est pas une représentation d’ un « monde » (au sens de
l’ Intelligence Artificielle) mais la possibilité sous-jacente de faire des raisonne-
ments plus « riches ».
526
Aspects informatiques et formels de la mémoire discursive
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types d’ objets prédicatifs : état, processus non résultatif et processus résultatif.
Notons que la terminologie devient ainsi complexe, car le type de procès que
nous venons d’ introduire est un concept indépendant de la théorie des types
dont nous parlons plus bas.
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527
Référence et stratégies référentielles
Nous avons opté pour les systèmes de Lesniewski, en nous fondant sur les argu-
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ments suivants :
t *M TBHJU EVOF MPHJRVF nominale, donc bien adaptée aux objets du dis-
cours (objets nominaux, voir plus loin). Historiquement, en effet, notre
travail ne portait que sur les objets individuels ; l’ introduction des objets
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On peut prouver que le modèle à objets se laisse modéliser dans les systèmes de
Lesniewski : c’ est un travail un peu long et fastidieux de « traduction » entre
systèmes formels, mais il ne présente pas de difficultés particulières. Il en résulte
notamment que la logique sous-jacente au système d’ objets inférentiels est
cohérente (encore une fois, compte non tenu de l’ abduction). Et que le modèle
à objets doit être enrichi de la théorie des types de Lesniewski pour être cohérent
du point de vue de la logique standard. Ces types sont le reflet logique de la com-
plexité structurelle des objets manipulés ; par exemple, le type d’ un objet n’ ayant
que des « atomes » comme sous-objets est plus simple que le type d’ un objet
ayant au moins un objet comme sous-objet.
En conclusion de ceci, nous sommes dans un modèle d’ objets inférentiels
enrichi d’ une théorie des types ; à ce système vient s’ ajouter l’ abduction comme
opération « hors-logique ».
528
Aspects informatiques et formels de la mémoire discursive
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Les raisonnements introduits par Berrendonner (1989) sont de deux types : ceux
qui consistent en un appariement direct entre descripteur nominal et objets de
la mémoire discursive et ceux qui nécessitent un raisonnement intermédiaire
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pour faire cet appariement. Les premiers sont, du point de vue logique, ratta-
chés à l’ unification.
Ce qui pose un premier problème : l’ unification est, en logique (et dans le lan-
gage PROLOG), une opération (syntaxique, donc programmable) associée au
principe de résolution de Robinson (voir Shapiro et Sterling, 1987). On est donc
en logique classique standard. Le lien avec les systèmes de Lesniewski est facile
à réaliser : dans l’ exposé contemporain de ces systèmes, le système fondamental,
la Protothétique, est remplacé par les axiomes et règles de la logique classique
standard. Il n’ y a donc pas, fondamentalement, de différence entre les bases
logiques des deux points de vue. Et il ne semble y avoir aucun obstacle à trans-
poser le principe de résolution de Robinson dans notre cadre et à considérer que
l’ unification réalise les appariements que AB utilise dans la mise à jour de la
mémoire discursive, lorsque cet appariement est direct. Appariements qui
deviennent logiquement fondés.
Un second problème posé par l’ utilisation de l’ unification est la restriction de
celle-ci aux clauses de Horn. Là encore, il ne semble pas y avoir de difficulté car
les définitions correspondant aux objets se mettent évidemment directement
sous la forme des clauses de Horn.
Un autre type de raisonnement déductif introduit dans notre système à base de
connaissances est lié aux types de procès. Un exemple en est le suivant : un pro-
cessus résultatif présenté à l’ aspect accompli entraine, ipso facto, le passage à
l’ état résultant. Par exemple, de « j’ ai construit une maison », on peut déduire
« la maison est construite (c’ est fait) ». Dans ce cas particulier on peut aussi
passer au « produit » : « Il y a une maison ».
3.3 L’abduction
Se pose maintenant le problème du statut de l’ abduction.
Dans sa forme la plus générale, elle consiste à remonter de la valeur d’ un attri-
but ou d’ un objet attesté, à des objets appartenant à la base de connaissances.
Comme indiqué ci-dessus, l’ analyse d’ une séquence textuelle nous conduit à des
« descripteurs nominaux ». Ces descripteurs sont envisagés comme des objets,
donc des éléments candidats à la base de connaissances en cours de construc-
tion, lors du parcours du texte dont est issue la séquence.
Lorsque l’ objet représentant le descripteur nominal ne coïncide pas avec un
objet déjà intégré à la base de connaissances, on fait appel à un « appariement
529
Référence et stratégies référentielles
approché ». La situation typique est celle où l’ objet se trouve attesté par une pro-
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priété présente dans la séquence analysée : on doit donc rechercher dans la base
les objets ayant cette propriété dans leurs attributs : s’ il y a appariement direct
et s’ il n’ y a qu’ un candidat dans la base, le problème est résolu ; s’ il y a plusieurs
candidats par appariement direct, on est dans un cas de solutions multiples et
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on le résout comme les autres de ces cas (c’ est un problème général qui se pose
à tous les niveaux d’ analyse). Le seul cas qui nous reste est celui où aucune
coïncidence directe ne se fait avec les objets de la base de connaissances.
Avant de créer un nouvel objet dans la base de connaissances on doit vérifier, si
possible, que le descripteur ne peut être ramené à un objet de la base de con-
naissances. Cette tentative passe alors par des raisonnements, que nous regrou-
pons sous le nom général d’ « abduction » et qui sont représentés par un ensemble
de règles. Chaque règle élargit le champ d’ application de l’ appariement strict
envisagé ci-dessus. Et c’ est ici qu’ intervient la structure des objets de discours.
En effet, livrée à elle-même, l’ abduction engendre forcément du délire combi-
natoire. En conséquence on lie une règle d’ abduction à un ou plusieurs attributs
d’ un type d’ objet. Dans le cas le plus simple, une règle permet d’ élargir l’ appa-
riement sur l’ attribut associé ; un exemple trivial est celui d’ une règle associée à
l’ attribut « genre », qui autorise la recherche d’ un objet de la base de connaissan-
ces ayant la valeur « masculin » alors que l’ objet candidat a la valeur « féminin » de
cet attribut (cas de « après-midi », par exemple). Mais une règle peut être asso-
ciée à plusieurs sous-objets. Les conditions d’ élargissement de l’ appariement
font évidemment partie de la structure de la règle et sont fixées au départ.
L’ abduction ainsi définie pose alors deux types de problèmes :
Que recouvre, du point de vue d’ un système logique (à imaginer), la famille des
règles abductives ?
Et comment maîtriser la combinatoire résiduelle de sa mise en œuvre. Autre-
ment dit, où arrête-t-on la suite d’ applications de règles approchées ?
Si le premier problème reste un sujet de recherche théorique, le second pose un
problème immédiat de mise en œuvre. Dans l’ état actuel de nos connaissances,
on ne peut que travailler dans le ad hoc, c’ est-à-dire imposer des restrictions plus
ou moins arbitraires à l’ application des règles d’ abduction. En effet, le recours
à une cohérence logique supposée de la base de connaissances ne tiendrait pas
compte des remarques, incises, etc., qu’ un texte inclut, qui sont difficiles à repé-
rer et qui n’ ont souvent que faire avec la cohérence des logiciens.
530
Aspects informatiques et formels de la mémoire discursive
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des types (les « catégories syntaxiques » de Lesniewski).
2. Le recours à l’ unification : dans la présentation actuelle des systèmes de
Lesniewski on à l’ habitude de remplacer la Protothétique par la Logique
des prédicats du premier ordre. Dans cette perspective, l’ utilisation de
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Référence et stratégies référentielles
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réguliers, c’ est-à-dire égaux à l’ intérieur de leur fermeture. On sait qu’ un tel
espace est de la famille notée T3 par Gaal (1964) et que ces espaces sont métri-
sables, c’ est-à-dire qu’ ils peuvent être munis d’ une métrique.
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C’ est cette propriété que nous allons exploiter en choisissant une métrique adap-
tée à la structure des objets du discours.
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Aspects informatiques et formels de la mémoire discursive
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compte du seul fait que les attributs ont même valeur ou ont des valeurs distinc-
tes. On a donc ici une opération qui généralise l’ unification mais est fondamen-
talement de même nature.
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5 Conclusion
Ce court texte met en évidence les points suivants :
La richesse du concept de « mémoire discursive » en analyse de textes.
Son intérêt en représentation des connaissances extraites d’ un texte.
Il montre aussi la richesse formelle du modèle, dont nous avons proposé une
prise en compte formelle et algorithmique.
Il serait donc intéressant de poursuivre la construction du modèle, d’ en étudier
à la fois les prolongements et son adéquation à la réalité linguistique. Je lance
donc un appel aux chercheurs pour poursuivre cette tâche.
Bibliographie
Berrendonner, A. (1990), « Grammaire pour un analyseur. Aspects morpholo-
giques », Les Cahiers du CRISS 15, 88 p.
Berrendonner, A. (1995), « Mémoire discursive », Document interne, Université
de Fribourg.
Berrendonner, A. (1989), « Sur l’ inférence », Modèles du discours, C. Rubattel (éd.),
Berne, P. Lang, 105-125.
Berrendonner, A. & Rouault, J. (1991), « Sémantique des objets et Calcul des
Noms », KMET’ 91, 1-10.
Berrendonner, A. & Reichler-Béguelin, M.-J. (éd.) (1995), Du syntagme nomi-
nal aux objets du discours, TRANEL 23.
Clay, J. (1961), Contribution to Mereology, PhD Université de Notre-Dame,
États-Unis.
Gaal, S. (1964), Point Set Topology, Academic Press.
Lesniewski, S. (1989), Sur les fondements des mathématiques, Hermès.
Rouault, J. & Manes-Gallo, M.C. (2000), Intelligence linguistique, Hermes.
Shapiro, E. & Sterling L. (1987), The Art of Prolog, MIT Press.
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LA STANDARDISATION
DU FRANÇAIS AU XVIIE SIÈCLE.
LE CAS DES OBSERVATIONS SUR LA LANGUE
FRANÇOISE DE MÉNAGE
Marc Bonhomme
Université de Berne
1 Introduction
Le xviie siècle apparaît comme une époque déterminante dans la standardisa-
tion du français, avec la normalisation de l’ usage. Celle-ci a constitué le princi-
pal objectif du courant des remarqueurs inauguré par Vaugelas (1647). À sa
suite, ont paru divers ouvrages sur un certain nombre de faits langagiers à ins-
tituer en règles, dont les auteurs les plus importants sont Dupleix (1651),
Bouhours (1675) et Ménage (1675 et 1676) qui va retenir notre attention. Le
problème qui se pose à ces remarqueurs est l’ état encore fluctuant du français
hérité de la Renaissance, avec ses variations lectales et sa syntaxe mouvante.
D’ où leur souci d’ épurer ce trop-plein variationnel en tentant d’ instaurer une
pratique langagière homogène qualifiée de « bon usage », qu’ on appellera plus
tard le français classique. Une telle standardisation présente par ailleurs plu-
sieurs caractéristiques. D’ une part, elle vise à mettre en place un langage de
distinction, axé autour du pouvoir royal et des meilleurs écrivains. D’ autre part,
elle s’ avère complexe, dans la mesure où elle est à la fois individuelle, initiée par
de fortes personnalités, sociale – en liaison avec les Salons et les cercles philo-
logiques – et dialogique, avec de multiples débats contradictoires entre ses
instigateurs.
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Normes, standardisation, variétés
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de Ménage occupent une place à part. En effet, outre leur orientation conceptuelle
fréquemment en porte-à-faux avec Vaugelas, elles révèlent un remarqueur par-
tagé entre deux tendances : le point de vue puriste des Salons que Ménage fré-
quentait assidûment et le point de vue savant des grammairiens-philologues
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dont il est l’ un des plus illustres représentants. Une telle attitude ambivalente
explique les compromis incessants de Ménage dans son activité de standardisa-
tion, que ce soit au niveau de ses procédures générales, de son traitement de la
diachronie ou de ses motivations.
Riviére se dit des grandes & des petites riviéres. La riviére de Loire ; La riviére des
Gobelins. Fleuve ne se dit que des grandes riviéres : Le Fleuve Tigris. […] Il est aussi
à remarquer que le mot de riviére n’ est pas Poëtique, & que celui de fleuve n’ est pas
du discours familier2 (I-380).
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La standardisation du français au XVIIe siècle
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offices d’ une maison. […] Dans la signification de charge, il est sans contesta-
tion masculin » (I-157). Ou dans un verbe comme commander (militairement),
une variation de régime implique une différence d’ aspect :
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Normes, standardisation, variétés
vation sur un portrait enchanté, II-265). Mais surtout il juge sévèrement l’ usage
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basilectal du parler populaire. Celui-ci concerne le lexique, à l’ image de guiterne
dû à « la lie du peuple » (I-433), ou la phonétique comme la prononciation bou-
levert propre « au peuple de Paris » (I-433). Ménage repousse cette prononciation
au profit de boulevart qui appartient au strate mésolectal distingué des « honnêtes
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gens », institués en référence du bon usage. Une telle référence est par ailleurs
déniée au strate mésolectal inférieur du « parler bourgeois », ce qu’ indique
l’ observation sur coterie : « Coterie est un mot bourgeois. Les honnestes gens
disent société » (I-386).
Enfin, on relève diverses exclusions au niveau diaphasique des parlers socio-
professionnels. En particulier, Ménage réprouve l’ « affectation pédantesque » d’ un
terme médical comme pneumonique (I-479). De même, il exclut du bon usage
convent, utilisé par les religieux pour couvent (I-168). Ou encore, il s’ en prend
à la dénomination Hongre pour Hongrois, relevée chez les historiens (II-428),
parce qu’ elle engendre une équivoque avec le cheval castré du même nom.
540
La standardisation du français au XVIIe siècle
Dans la même perspective et cette fois contre Bouhours, il soutient que « toutes
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sortes de personnes disent nostre quartier », alors que celui-là restreint l’ usage
de cette expression aux « personnes de basse condition » (II-214). Ou devant les
critiques du même Bouhours au sujet des pseudo-vers en prose, Ménage
s’ offusque « de toutes ces fausses délicatesses de notre Provincial » (I-200).
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Normes, standardisation, variétés
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transformer inéluctablement en un usage autre avec le flux chronologique des
pratiques langagières. Ainsi, on trouve des observations qui insistent sur la
rapidité de la modification de l’ usage : « Egard : Ce mot ne se disoit autrefois qu’ au
singulier. Depuis quinze ou vint ans il se dit aussi au plurier » (I-289). La fuga-
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La standardisation du français au XVIIe siècle
archaïsmes présents dans l’ usage, envers lesquels Ménage a une attitude assez
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malléable. Certes, il fait preuve de défiance envers de nombreux archaïsmes
attestés dans le français de son époque. Dans la continuité de Deimier (1610)
ou de Balzac (1665), cette défiance aboutit à leur exclusion de l’ usage qu’ il stan-
dardise. Celle-ci se traduit par un bornage antithétique net qui implique la
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Normes, standardisation, variétés
Or dans les observations qu’ il consacre aux néologismes, Ménage adopte une
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attitude très différente. D’ un côté, et particulièrement dans son observation
« Inventeurs de quelques mots françois », il fait un vibrant éloge des créateurs de
mots nouveaux : Desportes pour pudeur, Richelieu pour généralissime, Desma-
rets pour plumeux, ne s’ oubliant pas lui-même avec prosateur. D’ un autre côté,
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La standardisation du français au XVIIe siècle
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permettant de différencier le bon du bel usage, expression peu utilisée par
Ménage, même s’ il se soucie de l’ élégance de la langue, notamment à propos de
l’ expression coucher par écrit : « Elle est conforme aux reigles de la Grammaire.
[…] Mais il est vrai que cette façon de parler n’ est plus du bel usage » (I-93).
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Normes, standardisation, variétés
pose de remplacer par franc arbitre. En particulier, Ménage argue qu’ il s’ agit bien
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d’ une forme étymologique, issue du bas latin liberale avec le sens de /libre/. En
somme, l’ argument étymologique présente l’ avantage de normaliser le débat sur
l’ usage, en dépassant les apparences de l’ instant pour les réalités profondes de
l’ évolution de la langue.
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La standardisation du français au XVIIe siècle
ouïr la messe (I-18), il se fonde sur le fait que le nom messe prend l’ article dans
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toutes ses occurrences pour en conclure que « ouïr la messe est beaucoup meil-
leur qu’ ouïr messe ». De même, Ménage recourt volontiers aux raisonnements
paradigmatiques pour déterminer le bon usage. Ainsi, dans son observation sur
sens dessus dessous (I-27), il corrige l’ option de Vaugelas pour sans dessus des-
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Messieurs de Port Royal se sont avisez depuis dix ou douze ans de dire Droit Cano-
nique, acause qu’ en Latin on dit Ius Canonicum […]. Je soustiens qu’ il faut dire
Droit Canon […]. Si leur raison estoit receuë, il faudroit dire aussi un Canonique,
& non pas un Chanoine ; un Physique & un Logique, & non pas un Physicien & un
Logicien. (I-7)
5 Conclusion
L’ analyse des Observations sur la langue françoise nous confirme que, loin d’ être
une entreprise consensuelle, la standardisation du bon usage classique s’ est faite
sur la base de fractures idéologiques et de réajustements permanents entre ses
principaux instigateurs : Vaugelas, Bouhours et Ménage. Parmi les trois, ce der-
nier est clairement le plus modéré dans ses décisions, en raison de la compré-
hension des mouvements de la langue que lui donne sa formation de philologue.
Par ailleurs, se pose la question de la légitimité de Ménage et des autres remar-
queurs dans leur réglementation du français, du fait que celle-ci repose en der-
nier ressort sur leur initiative personnelle. Sous cet angle, on peut tout au plus
parler de propositions de standardisation en fonction de leurs points de vue sur la
langue. Néanmoins, même si ces remarqueurs agissent en législateurs langagiers
automandatés, ils représentent un courant centralisateur puissant au xviie siècle,
tant culturel que politique. Et c’ est sur la chaîne intertextuelle de leurs recueils
de remarques, complétée par les apports des grammairiens rationalistes à la
suite de Port-Royal, que va progressivement s’ établir la véritable standardisa-
tion institutionnelle du français, celle qui subsiste encore actuellement.
547
Normes, standardisation, variétés
Bibliographie
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Balzac, J.-L. Guez de (1665), Les Œuvres de Monsieur de Balzac, Paris, Vve
Bilaine.
Berrendonner, A. (1982), L’ Éternel grammairien, Berne, Peter Lang.
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Walter Haas
Université de Fribourg
1 Déguisé en Suisse
In vier Komödien Molières treten « des Suisses » auf, deren Sprache auffällig
vom klassischen Französisch Jean-Baptiste Poquelins abweicht. Meist haben die
« Schweizer » nur wenig zu sagen2, eine wichtigere Rolle spielen sie in der
comédie-ballet « Monsieur de Pourceaugnac » von 16693.
Mit dem Französischen der « Schweizer » im « Pourceaugnac » möchte ich mich
in diesem Versuch zu Ehren Alain Berrendonners beschäftigen. Die Sprache
dürfte ihm nicht ganz unbekannt vorkommen, und sie könnte sogar Ähnlich-
keiten mit dem Idiom aufweisen, das in seiner eigenen Familie vor vielen, vie-
len Generationen gesprochen worden ist.
1. Herzlichen Dank an Marie-José Béguelin für eine ganze Reihe wertvoller Hinweise und für
die sorgfältige Betreuung.
2. In der Verskomödie « L’ étourdi » (1655) gibt sich eine Person als Schweizer Wirt aus (5/3.) ;
in « Le bourgeois gentilhomme » (1670) finden sich zwei Schweizer Repliken im Ballet nach
dem 5. Akt ; in « Les fourberies de Scapin » (1671) fingiert ein Strassenräuber den Schweizer
Akzent (3/2.).
3. 3. Akt, 3. Szene. Uraufführung im September 1669 in Chambord « pour le divertissement du
Roi », Erstausgabe Paris 1670.
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Normes, standardisation, variétés
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Abweichende Idiome innerhalb eines literarischen Werks haben nicht die Auf-
gabe, Varietäten getreu zu dokumentieren. Dennoch empfiehlt es sich, Molière
zunächst wörtlich zu nehmen und die Sprache seiner « Schweizer » einer lingui-
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stischen Analyse zu unterziehen. Als erstes ist festzustellen, dass auch wer nur
Französisch kann, Molières « Schweizer » versteht : Sie sprechen Französisch,
aber nicht ganz nach den Normen, die in andern Passagen des Werks gelten.
Ihren Normverstössen soll unsere Aufmerksamkeit zunächst gelten.
Auf der grapho-phonemischen Ebene sind im Text der « Schweizer » die Gra-
phien für die stimmhaften französischen Lenes durch Graphien für die stimm-
losen Fortes ersetzt : Fous, mameselle, fouloir fenir rechouir fous à la Crève ? Nous
faire foir à fous un petit pendement pien choli.
<b> <p> ponchour « bonjour » ; pien « bien »
<d> <t> téja « déjà » ; regarter « regarder »
<g> <c> Crève « Place de la Grève »
<s> <ss> maisson « maison » (L’ étourdi)
<v> <f> foir « voir » ; fous « vous »
<j g> <ch> ponchour « bonjour », chantiment « gentiment », choli « joli »
550
Molières Schweizer und ihre Sprache
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li faut
l’ on fait planter ; l’ on fait
li sira ; l’ est ; li est ; li est bien assez ; li est belle ; li est là qui l’ est drôle ;
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qui le veut
Flektiert werden also häufige Auxiliar- und Modalverben, einzig die 3. Pl. li disent
« ils disent » fällt aus diesem Rahmen. Fraglich bleiben muss, ob der « Schwei-
zer » mit allair, couchair « falsche » Infinitive nach dem Muster von faire erwischt
hat oder ob der Autor eine fremde Aussprache signalisieren wollte.
Die zusammengesetzten Zeiten sind selten, immerhin gibt es einige Belege, und
zwar wiederum von Auxiliarverben :
Als Pronomina dienen die betonten Varianten der Normsprache (moi, nicht
je) ; auch li stammt wohl aus lui und muss in den französischen Volkssprachen
eine gewisse Verbreitung gehabt haben5. Die Genusopposition der 3. Person
wird weder im Sg. noch im Pl. ausgedrückt.
Das Demonstrativum sti « ce » scheint das verkürzte c’ t wiederzugeben. Die
Kurzformen gelten heute als « trivial », sollen aber zur Zeit Ludwigs XIV sogar
am Hof verwendet worden sein6. Wenn sie von den « Schweizern » fast aus-
schliesslich gebraucht werden, spricht dies für ein geringeres Prestige.
5. Bei li handelt es sich kaum um eine Fortsetzung des afrz. obliquen Pron. li.
6. Bourciez (1967, § 556 c).
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Normes, standardisation, variétés
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dem Verb kann mit eingeschobenem l überbrückt werden : toi, l’ afoir menti.
Hier kann l nicht als Objektpronomen aufgefasst werden, wohl aber in toi, ne
l’ avoir point. Im Norm-Französischen kann l zwischen Vokalen auf syntakti-
sche Konstruktionen zurückgeführt werden. In pizzas à l’ emporter etwa dürfte
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Molières Schweizer und ihre Sprache
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(sprachunabhängige ?) Vereinfachungstechniken auf Ziel- oder Ausgangsspra-
che angewandt werden. Konkrete Äusserungen beider Typen gleichen sich und
zeigen wiederkehrende Merkmale. Auf welchen Typ die Form einer Äusserung
zurückgeht, kann deshalb nur über Zusatzinformationen zur Sprachsituation
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erschlossen werden9. Der literarische Diskurs legt den Schluss nahe, dass bei
Molières « Schweizern » unvollkommener Erwerb vorliegt.
Aber es handelt sich nicht um individuelle ad-hoc-interlanguages. Dazu sind die
Äusserungen der « Schweizer » strukturell zu ähnlich, zu konventionalisiert.
Andere Komödien Molières und Texte anderer Autoren der Zeit10 bestätigen
die relative Stabilität des « Schweizerischen » :
Molière :
L’ étourdi : Fous nouveau dans sti fil, moi foir à la fissage.
Bourgeois : Mon foi, moi, le foudrais être hors de dedans.
Fourberies : Parti, moi courir comme une Basque, et moi ne pouvre point
troufair de tout le jour sti diable de Gironte.
Jean Loret :
Lettre 35, 1660 Je voulus, illec, pénétrer,
Mais je n’ y pus, jamais, entrer,
Un Suisse, avec sa grande barbe,
D’ un ton plus amer que rhubarbe,
Me dit, en termes assez fous,
« Fourque, par-ty, point connais vous. »
Lettre 18, 1664 Un Suisse m’ arrêta tout court,
Humble, je fis le pied derrière,
Mais il me dit à sa manière,
D’ un ton qui n’ était pas trop doux,
« Oh, Par mon foi, point n’ entre fous. »
Gab es um 1670 in Paris eine Schweizer Gemeinde, die eine Art « Pidgin-Fran-
zösisch » mit schweizerdeutschem Substrat entwickelt hatte ?
553
Normes, standardisation, variétés
4 Schweizer in Paris
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Natürlich denkt man zuerst an die Schweizer Söldner im Dienste des franzö-
sischen Königs11. Seit 1481 waren die « Cent-Suisses » (Hundertschweizer) ein
Teil der königlichen Garde. Sie versahen bald bloss noch Ordnungsdienste
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11. Zu den « sprachlichen Aspekte[n] der militärischen Emigration aus der Schweiz » : Furrer
(2002, Bd. 1), 493ff. ; die Szene aus Pourceaugnac 533f. ; die Vermutung, die « Suisses » seien
« Portenschweizer » 508, A. 98.
12. Chagniot in Colloque (1988 : 149).
13. 13 Orte und Stadt und Abt St. Gallen, Drei Bünde, Landschaft Wallis.
14. Eidgenössische Abschiede 3, Abt. 2, Beilagen 1407.
15. Richard Feller : Schweizer Kriegsgeschichte Bd. 6, 12.
16. Sevestre in Colloque (1988 : 7).
17. Charrié in Colloque (1988 : 51).
18. Über die deutsche Befehlssprache nach 1816 s. Furrer (2002, Bd. 1, 493ff.). Gardisten fran-
zösischer Muttersprache mussten so in Paris Deutsch lernen !
19. Sevestre in Colloque (1988 : 6).
20. Sevestre in Colloque (1988 : 7).
554
Molières Schweizer und ihre Sprache
das Aushängeschild der Truppe : Der typische Schweizer Söldner diente in der
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königlichen Garde.
Die Gardisten waren bis 1765 privat untergebracht21, was von ihnen sprachliche
Fähigkeiten verlangte und es ihnen auch erlaubte, sie zu erwerben. Die Statio-
nierung der Garde in den gleichen Ortschaften22 während zweihundert Jahren
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555
Normes, standardisation, variétés
Es ist wahrscheinlich, dass sich im Schosse der Garde eine Art « Pidgin »28 ent-
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wickelt hat, eine variantenreiche Varietät, die sich mit der langen Geschichte
der Garde entwickelt, verändert und vielleicht sogar stabilisiert hat.
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28. Die Übertragung von Begriffen wie « Pidgin » und « Kreol » auf europäische Verhältnisse ist
problematisch. Die soziale Situation der Schweizer Gardisten glich weniger derjenigen der kari-
bischen Sklaven, als denjenigen der indentured laborers auf den Plantagen der Südsee. Vgl. Wurm/
Mühlhäusler 1985, 42ff.
29. Auszüge bei Sainéan (1912 : 274-294).
30. Explizit behauptet wird die ethnische Herkunft vom Lombarden und vom Schweizer, der
sich allerdings Allemant nennt.
31. Vgl. Sainéan (1912), Anmerkungen. Baldinger (1981) schlägt weitere schweizerdeutsche
Deutungen vor.
556
Molières Schweizer und ihre Sprache
Ganz anders waren die Verhältnisse um 1670, als Molière seine « Schweizer »
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auftreten liess. Das Garderegiment bestand lange genug, um soziale und
sprachliche Traditionen entstehen zu lassen. Andererseits war es den einfachen
Gardisten kaum möglich, das korrekte Französische zu erreichen : Deutsch-
sprachige waren noch in der Mehrzahl, Heiraten und Nachkommenschaften
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seltener. Alles spricht dafür, dass in der zweiten Hälfte des 17. Jahrhunderts die
Sprache des typischen Deutschschweizer Gardisten Merkmale zeigte, die ausge-
prägt und stabil genug waren, um sich der Nachahmung anzubieten.
6 Vom Schweizergarden-Französisch
zur Phantomsprache
Sozial blieb die Garde im 18. Jahrhundert eine Insel. Aber das Französische
wurde in ihrem Schoss durch die seit Generationen ansässigen Familien und
die Gardisten frankoprovenzalischer Muttersprache stärker. Die Garde wurde
nun regelmässig für den Brandschutz und die Aufrechterhaltung der Ordnung
in Paris beigezogen32, der einzelne Gardist kam nicht mehr ohne Französisch-
kenntnisse aus. Auch wenn die « Norm » immer wieder durch neue Rekruten
getrübt wurde, dürfte sich das Garde-Französische dem Normfranzösischen
angenähert haben.
Trotzdem nahm das Französische der Schweizergarde immer katastrophalere
Formen an – wenn man einer humoristischen Predigt glauben will, die rund
hundertfünfzig Jahre nach Molière erschienen ist. Dieser Sermon franco-suisse
soll à la tête d’ un régiment le jour du Vendredi Saint gesprochen worden sein33,
und sein Anfang lautet :
Téjà pocoub londan, camarâtes, bauvre marti cras bartir ; pocoub londan nous
afoir mant’ gir la fiande, mé tés jours z’ éilement Pon-Tié li êdre bli morde ; nous
chantir choyeux pocoub, et nous tansir caiment contende. Me crande chagrin
pocoub, chourdui, camarâtes : Pon-Tié li entre Chérusalem, afé z’ apôtres enzem-
ble, monté zir in âne, dont doute lé monde pien rezoi Pon-Tié afé z’ apôtres ; Pon-
Tié tonné zoupé à z’ apôtres et dire : Nous mantchir in kapri afé di pon vin.
Z’ apôtres zoupir afé Pon-Tié enzemble. Quant Chidas li êdre sou, il entrir tehors,
faire z’ emblant pissé ; il allé drouffé les Scriffs et Prisiens, il fère martché bour
fendre Pon-Tié et bour brende t’ l’ archant.
Z’ apôtres douchours mantchir ; gand boire assé, Pon-Tié tir : Allons fère ein pedide
bromenate à chartin Zoliffe, bour fère dégistion. Gand au chartin Pon-Tié li êdre pas
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Normes, standardisation, variétés
zou, il brie, mé z’ apôtres dous schloff ; foilà Chidas qui fientre bour brendre Pon-
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Tié, fait zalut Pon-Tié, paise Pon-Tié sir choue.
34. Vgl. aus der reichen Literatur : Valdman (1978) ; Valdman (1981) ; Bentolila et al. (1976).
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Molières Schweizer und ihre Sprache
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suisse wurden die beiden baragouins zum literarischen Kunstprodukt potenziert.
Das Entstehungsjahr des sermon ist unbekannt, es fällt aber sicher in die Zeit
nach 1815 (als Ludwig XVIII die Schweizergarde wieder einrichtete), und vor
die Julirevolution 1830 (die dem Leben von 300 Gardisten und der Truppe sel-
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35. Erste Zeugnisse des Antillen-Kreolischen Holm (1988, 15f.) ; (1989 : 364).
36. Charrié in Colloque (1988, 51f).
37. « Souvent la création d’ une variété stéréotypée du système approximatif employée par les
locuteurs de la langue-base à des fins humoristiques ou satiriques peut donner l’ illusion de la
cristallisation d’ une variété relativement stable. » Valdman (1978 : 9).
38. Fricke (1981).
39. Das Folgende nach Haas (1983).
40. In der Komödie überwiegen stilistische Abweichungen nach « unten » ; Abweichungen nach
« oben » verwendet Molière in den « Précieuses ridicules » (1659).
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Normes, standardisation, variétés
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aus einem realen Dialekt sein oder abenteuerliche Mischungen von Idiomen,
Verstösse wider die « normale » Grammatik oder den « üblichen » Wortschatz ; in
einem schriftlichen Text können die Abweichungen sogar bloss orthographisch
sein41.
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41. Beispiele dieses sog. « eye dialect » bei Molière : depéschons, contané (<mn> > <n>). Vgl. Ives
(1950).
42. « Ce terme [Gascon] désigne habituellement, pour les Parisiens à cette date, tout ce qui est
méridional. » Garavini (1972 : 812).
43. François Jost « verzeiht » dem Dichter die « cahotante phonétique » der « Schweizer », glaubt
aber, sie gegen den Vorwurf der Grausamkeit und Geilheit in Schutz nehmen zu müssen : « Molière
peignait là les mœurs de ses spectateurs du parterre bien plus que celles des Suisses qui, habitués
à beaucoup de retenue à l’ égard des femmes, leur préféraient franchement la bouteille. » Jost
(1956 : 112f).
44. Sainéan (1912 : 277).
45. Es genügt bis heute, wie der Film « Bienvenue chez les Ch’ tis » (2008) gezeigt hat.
46. Für Molières Publikum war das Italienische der Médecins grotesques nicht völlig fremd. Die
ästhetische Abweichung dürfte hier Stereotypen des medizinischen Hochstaplers aktivieren.
560
Molières Schweizer und ihre Sprache
tive Regel ist, dass die abweichende Sprache für die Zuschauer « irgendwie »
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lokalisierbar sein sollte.
Die langue d’ oc war auch in Paris einigermassen bekannt, und sie verfügte über
eine Literatur. Sie konnte deshalb sprachlich vollständiger eingesetzt werden, als
andere Varietäten47, dennoch hütete sich Molière vor südlichen Idiotismen. Das
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Normes, standardisation, variétés
beim « Schweizer » der Vie de St. Christophe, es war nicht mehr der Fall beim
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Lesetext des sermon franco-suisse.
Sbrigani « en marchand flamand » stellt das « flämische » Französische über die
gleichen Regeln her, mit der das Schweizer Französische konstruiert wird :
Auch hier werden die Lenes durch Fortes ersetzt (was keine flämische Interfe-
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renz sein kann), die Verben stehen im Infinitiv, und das Demonstrativum lautet
sti : Fous connaître point en sti file un certe montsir Oronte. Die « Schweizer »
Merkmale werden verwendet, weil sie am Hof bekannt waren, der flämische
Akzent aber kaum. Zudem ist Sbriganis Flämisch auch im literarischen Diskurs
eine Parodie, dies rechtfertigt diskurs-intern eine « inkorrekte Sprache ». Für uns
bestätigt Sbrigani die Behauptung, dass, ästhetisch gesehen, die Abweichung
zählt, nicht ihre Art.
« Une comédie n’ est pas un exercice de philologie », meint Garavini52. Aber nichts
hindert uns daran, die abweichenden Komödien-Varietäten philologisch zu
untersuchen. Bei Molière ist das Ergebnis, dass wir seine « Schweizer » insoweit
« wörtlich » nehmen dürfen, dass ihr Idiom einer sprachlichen Realität seiner
Zeit nicht gar so schlecht entsprochen hat. Dabei darf allerdings die Künstlich-
keit dieser wie jeder literarischen Sprache nicht vergessen werden.
Bibliographie
Baldinger, K. (1981), « Von frelore bi Got über hourquein bis Alistrigot, Ya verlis »,
Vox Romanica 40, 179-185.
Bentolila, A. et al. (1976), Ti Diksyonnè Kreyòl-Franse, Port-au-Prince, Édition
Caraïbes.
Berthele, R. (2000), « Translating African-America Vernacular English into
German », Journal of Socioliguistics 4, 588-613.
Bourciez, É. (1967), Éléments de linguistique romane, Paris, Klincksieck 19675.
Colloque 1988 : Les gardes suisses et leurs familles au xviie et xviiie siècles en
région parisienne. Rueil-Malmaison 1989.
Feller, R. (1916), « Bündnisse und Söldnerdienst 1515-1798 », Schweizer Kriegs-
geschichte 6, 3-60.
Ferguson, C.A., DeBose, C.E. (1977), « Simplified Registers, Broken Language,
and Pidginization », Pidgin and Creole Linguistics, Valdman, A., London,
Bloomington, 99-125.
Fleischer, J. & Schmid, S. (2006), « Zurich German », Journal of the International
Phonetic Association 36, 243-253.
562
Molières Schweizer und ihre Sprache
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keit in der vorindustriellen Gesellschaft (15.-19. Jahrhundert), 2 Bde, Zürich,
Chronos Verlag.
Garavini, F. (1972), « La fantaisie verbale et le mimétisme dialectal dans le théâ-
tre de Molière. À propos de “Monsieur de Pourceaugnac” », Revue d’ histoire
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Simone de Reyff
Université de Fribourg
Dans le vaste paysage des relations de voyages qui reflète l’ esprit des Lumières,
les Voyages d’ un Français de François Milran (1742-1819)1 font encore figure
de terræ incognitæ. Leur auteur est non seulement un parfait inconnu mais,
n’ étant ni pèlerin, ni chargé de mission, ni savant, ni esthète, il ne s’ aligne pas
précisément sur les prototypes traditionnels du voyageur. Ses origines obscures
et sa culture d’ autodidacte le situent par ailleurs en marge de la figure de
« l’ écrivain voyageur » appelée dès les débuts du Romantisme à un avenir pros-
père. Adolescent, il avait tenté la fortune et l’ aventure des expéditions mariti-
mes au long cours. Mais les réticences d’ une jeune épouse timorée le ramènent,
à partir de 1775, sur la voie plus commune du négoce. Désormais, ses itinéraires
se borneront à l’ espace national qu’ il sillonne pour surveiller l’ état de ses affai-
res et récupérer ses créances. Quelques incursions en Suisse et un bref séjour à
Jersey complètent le circuit souvent recommencé qui, des dernières années de
l’ Ancien Régime aux lendemains de la Révolution, le conduit d’ une province à
1. Voyages d’ un Français, depuis 1775 jusqu’ à 1817, Paris, Guillaume et Cie, Arthus Bertrand,
1817. L’ ouvrage réunit en 4 volumes 40 itinéraires numérotés de manière continue. Les références
de nos citations indiquent successivement le volume (chiffre romain), le voyage (chiffre arabe),
la date et la pagination. Les indications relatives à la vie de l’ auteur (François Marlin, dit Milran)
sont déductibles d’ une publication antérieure, Jeanne Royez ou La Bonne Mère, Paris, Le Nor-
mant, 1814, qui fait l’ objet d’ une recension élogieuse et détaillée dans le Mercure de France, vol.
66, 1816, pp. 351-359. Je remercie M. Jacques Bedouelle qui a généreusement mis à ma disposi-
tion son exemplaire des Voyages d’ un Français.
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Normes, standardisation, variétés
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mes publiés en 1817, avec les commentaires de l’ auteur.
Cette somme aux allures légèrement monotones – comme le sont finalement
bien des textes de ce genre – mérite le détour en raison de la place assez singu-
lière qu’ elle occupe par rapport à une pratique d’ écriture garantie par une lon-
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2. I, 9, 1788, p. 295.
3. I, 3, 1781, p. 148.
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Un négociant sur les routes : des écritures à l’écriture
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usage, qui peut n’ être qu’ une variante du fameux effet de réel, à la mise en scène
typographique régulièrement réitérée de ce qui se donne comme une véritable
comptabilité de la route. Chaque page de titre reprend en effet un relevé conçu
sur le même modèle, relevé dont la somme constitue, au terme de l’ ouvrage,
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une forme de bilan. Le total des distances est reporté d’ une page à l’ autre, sui-
vant les règles élémentaires de la comptabilité, procédé grâce auquel on apprend
qu’ au terme de ses quarante tournées notre homme peut se prévaloir du par-
cours de 2220 1/2 lieues. « Et demie » : tout est dans la précision du chiffre !
Cette manie de l’ enregistrement comptable n’ est pas la seule signature du négo-
ciant. Elle se lit tout aussi bien dans la sélection spontanée du regard qui, en
ville comme en campagne, s’ arrête d’ abord aux aspects de la vie concrète. Les
considérations sur la qualité des routes, par exemple, passent toujours avant
l’ évocation du paysage. À plusieurs reprises, par exemple, Milran multiplie les
éloges à l’ endroit d’ un évêque du Languedoc, Mgr Dillon, qui ne s’ est pas borné
à sermonner ses diocésains, mais a fait le bonheur de toute la province par le
tracé de « routes intelligentes »5. La même reconnaissance s’ adresse à Turgot, qui
en a fait autant en Limousin : « C’ est l’ économie raisonnée d’ un père de famille
qui veut tout ce qui est nécessaire, et rien au-delà »6. Dans un état d’ esprit voi-
sin, une ville est jaugée moins en vertu de ses remparts ou de ses édifices qu’ au
pavage de ses rues : la prise de contact avec un lieu commence le plus souvent
par les pieds, ce qui n’ empêche du reste pas, ensuite, de lever les yeux. Ainsi de
Nîmes, entre une quantité d’ autres exemples : « Cette ville antique et célèbre est
mal bâtie, mal pavée et mal propre, mais ses monuments peuvent arrêter le
curieux »7. La même hiérarchie des valeurs explique l’ attention que porte Milran
aux singularités de l’ architecture, qu’ il envisage d’ abord sous un angle utilita-
riste. Les toits bizarres d’ un village bourguignon, « coupés sur l’ un des pignons
à demi-pan rabattu » peuvent surprendre, au même titre que les charpentes
démesurées de certaines fermes suisses. En étudiant de plus près ces formes qui
l’ étonnent ou le choquent, le voyageur s’ avise pourtant qu’ elles répondent par-
faitement aux usages de la vie locale : « Ainsi les paysans suisses sont-ils, de tous
les villageois que je connaisse, les mieux pourvus de calcul et raison »8.
Pavés et tuiles dirigent immédiatement l’ attention de l’ observateur vers l’ homme
qui les a alignés. Si Milran n’ est pas indifférent au prestige des monuments et à
l’ histoire dont ils se font l’ écho, il n’ en privilégie pas moins la réalité présente et
4. C’ est par exemple le cas d’ un recueil contemporain, qui appellerait une comparaison étroite
avec celui de Milran, les Voyages de Guibert dans diverses parties de la France et en Suisse (1775-
1785), Paris, D’ Hautel, 1806.
5. II, 12, 1789, p. 59 ; II, 19, 1790, p. 138.
6. II, 14, 1789, p. 134.
7. I, 3, 1781, p. 85.
8. I, 7, 1786, pp. 250-251.
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Normes, standardisation, variétés
les activités communes. Cette sensibilité aux conditions de vie des populations
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rencontrées tient constamment en éveil la curiosité du voyageur. Elle l’ amène
plus d’ une fois, par exemple, à dénoncer les conditions exécrables qui ternissent
l’ exercice de la charité publique dans tel hospice ou tel orphelinat. Dans un
autre ordre d’ idée, elle le pousse à fréquenter, partout où il les rencontre, les
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Un négociant sur les routes : des écritures à l’écriture
tée par l’ actualité d’ une crise politique. Dès les premières pages de sa relation,
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Milran souligne régulièrement ce souci absolu de véracité qui lui apparaît à la
fois comme la justification et la marque d’ excellence de son propos. À l’ image
des techniciens sans prétention dont le savoir-faire se révèle bien plus concluant
que le discours multiplié des théoriciens, ses modestes tablettes présentent
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l’ avantage d’ un compte rendu solide dans ses limites mêmes16, et sur lequel on
pourra se fonder pour améliorer les choses.
Cette posture du voyageur borné mais fiable est certes un vieux topos : on
l’ observe déjà chez un Jean de Léry, ironisant les affabulations de son concurrent
Thevet qui n’ a fait que voir de loin les populations brésiliennes dont il a, quant
à lui, partagé l’ existence quotidienne17. Adoptant à son tour cette antinomie
conventionnelle, François Milran prend clairement ses distances à l’ endroit de
l’ euphorie de commande et de l’ enthousiasme affecté des cicérones profession-
nels. Nîmes, encore : « Aucune église de Nîmes ne mérite d’ être vue, et il n’ y a
rien de plus médiocre que son Hôtel de Ville. La fontaine est célèbre, mais ses
eaux n’ ont pas d’ écoulement ; et du plus beau quartier de la ville, on a fait le plus
insalubre. Les promenades qui bordent cette fontaine sont fort négligées ; le
Jardin royal au contraire est parfaitement tenu18 ». En filigrane de semblables
constats, on devine les promesses non tenues d’ un de ces guides de voyage qui
se multiplient à l’ époque19, et dont Milran considère toujours avec impatience
les descriptions superficielles et trompeuses. La géographie en grand format ne
le convainc du reste pas davantage. Au même titre que les abrégés publicitaires,
les collections prestigieuses sont continuellement prises en défaut : de « l’ inexact
et diffus Lamartinière »20 à l’ imprudent Hesseln qui recopie « savamment » les
inepties de ses informateurs21, les erreurs soulignées à plaisir trahissent la
16. Les limites du témoignage singulier sont régulièrement exhibées, non sans intention polémi-
que manifeste : « Nous arrivons de nuit à Alençon. Je n’ y ai rien vu. Je ne parlerai pas d’ Alençon »
(I, 1, 1775, p. 9).
17. Histoire d’ un Voyage faict en la Terre du Brésil (1578-1585), éd. Frank Lestringant, Livre de
Poche classique, 1994. Sur la controverse entre Léry et Thevet, voir notamment F. Lestringant,
« L’ excursion brésilienne : note sur les trois premières éditions de L’ Histoire d’ un voyage de Jean
Léry », D’ Encre de Brésil, Jean de Léry écrivain, éd. F. Lestringant et M.-C. Gomez-Géraud, Orléans,
Paradigme, 1999, pp. 13-38.
18. I, 3, 1781, p. 85.
19. Sur les premiers guides de voyage, voir Les guides imprimés du xvie au xxe siècle, éd. G. Cha-
baud et al., Paris, Belin, 2000 ; en particulier : Goulven Guilcher, « Naissance et développement du
guide de voyage imprimé », pp. 81-93. S’ il se dissocie continuellement de la manière des guides,
Milran n’ en adopte pas moins la plupart des procédés, à commencer par l’ énumération des curio-
sités propres à chaque lieu.
20. I, 6, 1786, p. 236. Antoine-Augustin Bruzen de La Martinière, auteur du Grand Dictionnaire
géographique et critique, 1737.
21. I, 11, 1788, p. 401. Mathias Robert de Hesseln, géographe de Louis XV, auteur du Diction-
naire universel de la France, 1771, 6 vol. La déconvenue n’ invite pas à l’ abstention totale : « Ce n’ est
pas un bon guide que le Dictionnaire de la France, et pourtant un voyageur ne peut s’ en passer. Il
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Normes, standardisation, variétés
déconvenue d’ un honnête homme qui s’ estime trop souvent trompé sur la mar-
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chandise. À l’ encontre des faux brillants de la surenchère touristique ou de
l’ imprécision généralisatrice des compilateurs, l’ exacte pesée du réel qui s’ im-
pose au regard non prévenu du négociant devrait servir de base aux réformes
nécessaires, et à la multiplication des initiatives couronnées de succès : « Je vou-
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drais que l’ on recueillît, dans un voyage, ce qui se fait de bon ici et là ; je voudrais
que le bien fût transplanté où il se pourrait »22. Cette orientation fonctionnelle
de la recension exacte demeure lucide : « Les usages vicieux se perpétuent où ils
sont nés. Il en est de même des pratiques utiles ; elles ne se propagent point ». Il
n’ en reste pas moins qu’ en se prévalant de la crédibilité d’ un observateur effi-
cace23, Milran situe délibérément ses cahiers à cent lieues de l’ esthétisme non-
chalant du voyageur égotiste.
La différence revendiquée trouve une illustration saisissante dans une auberge
de Calais que son confort semble avoir signalée à plus d’ un voyageur contem-
porain. Milran multiplie les hyperboles pour célébrer le savoir-faire, l’ ingénio-
sité, l’ efficacité doublée de mœurs aimables qui font de M. Desaint le parangon
des aubergistes. Cet homme de talent, qui a conçu et exécuté le plan de son
établissement alors qu’ il ne savait pas lire, s’ inscrit sans conteste dans la lignée
des hommes obscurs guidés par leur intelligence pratique vers des accomplisse-
ments remarquables. Au point que ses qualités n’ ont pas échappé à plusieurs
hôtes de marque, parmi lesquels l’ illustre Laurence Sterne, dont notre auteur
croit savoir qu’ il mentionne Desaint dans son Voyage sentimental : « On dit que
ce grimacier d’ Yorick, dont nos petits-maîtres et nos élégantes raffolent, a parlé
de M. Desaint ; s’ il a pu le faire sans bouffonneries, sans pointes et sans antithè-
ses, je prie qu’ on nous compare. Mon style exempt de recherche ou d’ affecta-
tion, et que j’ ai tâché de rendre clair, pur, correct, ne fera apparemment tourner
la tête à personne ; mais je défie qu’ on surprenne ma plume en imposture ;
jamais mon crayon ne sera souillé par le cynisme24 ». Il importe peu, en l’ occur-
rence, que le « Dessein » de Sterne soit un aubergiste légèrement ridicule, sou-
cieux avant tout d’ imposer à son client un coche délabré25. La comparaison
indique les objets ; on les trouve autrement qu’ il ne les a peints ; mais sans lui souvent on ignore-
rait qu’ ils existent » (ibid., p. 331).
22. Ibid., p. 360. En cela Milran se rapproche de son contemporain Arthur Young dont par ail-
leurs il tient à se démarquer. Les Travels in France (1792) sont traduits en français par François
Soules (Paris, Buisson, 1794). Milran partage à tout le moins avec Young un intérêt prononcé
pour le rendement des terres, reflet d’ une sympathie manifeste à l’ endroit des Physiocrates.
23. Crédibilité limitée, tout aussi bien. Les bonnes intentions ne garantissent pas toujours l’ exac-
titude. Si les « lecteurs bénins et sédentaires » sont invités à se défier des exagérations de l’ abbé
Papon (Voyages en Provence, 1780 ; 1787), ils n’ accorderont pas non plus une confiance absolue à
l’ auteur des Voyages d’ un Français : « Défiez-vous-même de mes récits, car je ne veux pas vous
tromper ; mais je peux être souvent trompé » (Ibid., p. 355).
24. I, 11, 1788, 308.
25. A Sentimental Journey through France and Italy by Mr. Yorick (1768). Sur l’ influence de Sterne
en France voir, outre Henri Fluchère, Laurence Sterne, de l’ homme à l’ œuvre, Paris, Gallimard,
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Un négociant sur les routes : des écritures à l’écriture
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à double titre. D’ une part elle relaie à sa manière l’ antagonisme des deux relations
à l’ écriture, la simple et la sophistiquée. En second lieu, si les qualités naturelles
de l’ aubergiste Desaint ont réussi à retenir l’ attention d’ un auteur perçu comme
alambiqué à l’ extrême, d’ un ironiste habitué à considérer ses rencontres de
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voyage à l’ aune des traits d’ esprit qu’ il en pourra tirer, n’ est-ce pas la preuve que
les valeurs authentiques finissent par l’ emporter sur l’ artifice ? À tout le moins,
l’ insensible glissement des vertus domestiques de l’ aubergiste aux options sty-
listiques de ceux qui les relatent engage ce dialogue différé avec Sterne sur un
plan qui n’ a plus rien à voir avec les conforts de l’ hôtellerie. C’ est de l’ écriture
qu’ il est désormais question. Tout en se réclamant d’ une plume candide, qui
exclut toute comparaison avec la manière des écrivains à la mode, Milran
n’ entre pas moins en lice. S’ il insiste tant sur sa différence, n’ est-ce pas précisé-
ment dans la mesure où, de manière plus ou moins explicite, il a pris conscience
de son inévitable solidarité avec ce qu’ il n’ appellera jamais la « littérature » ?
1961, Serge Soupel, « Voyage bibliographique parmi quelques traductions et trahisons du Voyage
sentimental », Tréma, 9, 1984, pp. 133-142. Il est à noter qu’ Arthur Young, qui s’ arrête à la même
auberge, utilise également la graphie « Dessein » (Voyages en France, 1794, t. 2, p. 40).
571
Normes, standardisation, variétés
qu’ il ne veut l’ admettre, et surtout un écrivain précoce, dont les premiers essais
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– « ce grand manuscrit d’ un Pilotin » ! – ont disparu dans l’ incendie d’ un
navire26. Tout en se défendant d’ y toucher, c’ est d’ ailleurs bien souvent à la
lumière de la tradition littéraire que le voyageur envisage le monde qui l’ entoure.
Ses références s’ inscrivent naturellement dans la production contemporaine, qu’ il
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semble pratiquer selon des critères assez éloignés de notre approche « canoni-
que ». Voltaire et Rousseau, abordés de manière très éclectique et sans excès de
déférence, ne correspondent pas encore, sous sa plume, aux monuments qu’ ils
sont devenus. Diderot n’ est jamais mentionné. La floraison romanesque appa-
raît sporadiquement, à travers Lesage, Marivaux et Mme de Graffigny, qui n’ en
sont peut-être pas à nos yeux les représentants majeurs. Mais c’ est par le biais
du théâtre que, comme la majorité de ses contemporains, Milran entre en
contact avec l’ actualité culturelle : les comédies de Florian l’ amusent, sans le
convaincre, tandis qu’ il souscrit sans réserve à la formule du drame bourgeois,
moins subtil que l’ ancienne tragédie, certes, mais combien plus apte à « insinuer
la morale »27. Quant aux auteurs du « Grand Siècle », ils semblent choisis en
fonction du plaisir plutôt que du profit : la marquise de Sévigné, dont le souve-
nir charmant hante encore les abords de Grignan28, ou Chapelle et d’ Assoucy,
qui assaisonnent de leurs remarques enjouées les routes de Languedoc et de
Provence29. Le commerce des livres semble résolument placé sous le signe de la
franchise et du non-conformisme. Le lecteur Milran sait d’ emblée faire la part
des faux-semblants caractéristiques de la vanité humaine. Aussi les prestigieux
alignements de la bibliothèque du duc de Choiseul ne résistent-ils guère à son
regard averti : « Tout est ici pièce de rapport, tout est rencontre et hasard. On
saisit les idées comme elles viennent, il n’ y a pas de plan. La bibliothèque est
considérable, mais n’ a rien d’ assorti. On y remarque beaucoup de ces livres par
souscription, toujours loués par les journalistes, presque toujours mauvais, et
qui meurent au milieu de leur course. Cependant on reliait tout ce fatras aux
armes de Monseigneur, et le livre doré allait dormir sur son rayon »30. Souvenir
du bibliophile de La Bruyère, et de « sa tannerie qu’ il appelle bibliothèque »31 ?
Cette relation au registre de l’ écrit, affranchie de tout scrupule excessif, s’ incarne
dans un ensemble de réflexes culturels invitant à reconnaître dans le discours
de notre voyageur le reflet mitigé des Lumières : un anticléricalisme sans excès,
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Un négociant sur les routes : des écritures à l’écriture
à la faveur duquel l’ abbé Pluche réussit encore à l’ emporter sur Voltaire ; une
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propension à la veine sensible, qu’ alimentent les exemples vertueux, les impres-
sions de la nature sauvage ou la spontanéité des enfants ; une vitupération
ampoulée contre tout ce qui ressemble à un privilège. Bien qu’ il ne mentionne
jamais l’ Encyclopédie, Milran appartient manifestement au public ciblé par les
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Normes, standardisation, variétés
n’ avait pas, dit-on, le secret de se faire aimer de ses vassaux »35. Dans l’ espèce
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d’ aridité que réclame la sobre description des choses vues fleurit soudain l’ épi-
gramme. Revanche secourable de l’ ironie sur une conscience parfois trop per-
méable aux bons sentiments. Les paysannes soleuroises, par exemple, en feront
les frais – « Leur chapeau de paille est lié sur les amygdales. Les jupes ne vien-
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nent qu’ au milieu de la cuisse et se nouent sous les aisselles. En vérité, dans cet
attirail, il faudrait être belle pour le paraître, et elles ne le paraissent point36 » –
tout comme les banquiers de Genève : « Les enfants de Calvin aiment tendre-
ment l’ or […]. C’ est une présence réelle sur laquelle ils n’ ont point de doutes
hérétiques37 ». À ces réussites de la plume rapide répondent maintes excroissan-
ces descriptives dans lesquelles, en dépit de son mépris affiché pour l’ hyperbole
– « les femmes et les écoliers aiment beaucoup les superlatifs…38 » –, l’ auteur
souscrit sans réserve à la rhétorique enthousiaste du style pittoresque.
De toute évidence, les notes éparses du négociant voyageur sont très « écrites ».
Aux options stylistiques affichées dans de fréquents commentaires méta-tex-
tuels répond un souci manifeste de la forme, qui s’ applique à ménager l’ alter-
nance de zones grises et de traits saillants. Ce contrôle permanent de la mise en
texte se double toutefois d’ un geste publicitaire assez curieux où, dirait-on, le
commerce revient au galop. À compter du troisième voyage, Milran prend
l’ habitude de « [désigner] comme plus marquantes quelques pages de [sa] Rela-
tion39 ». Comment interpréter cette liste des meilleurs morceaux qui couronne
systématiquement chaque itinéraire ? Elle distingue du reste les passages que
l’ on considérera volontiers aujourd’ hui encore comme les plus curieux ou les
plus amusants. Mode d’ emploi à l’ usage du lecteur débutant ? Précaution contre
l’ impatience du futur recenseur qui, comme tous les journalistes, risque de
s’ arrêter à la seule table des matières ? Même si elle se réclame de la caution de
Mercier, qui aurait contribué à cette anthologie virtuelle, l’ adjonction de ces
surprenantes notices révèle, au même titre que le système des tables récapitula-
tives, la marginalité du voyageur. L’ autocélébration s’ y affiche avec trop de
naïveté pour ne pas relever de la provocation. À sa manière, elle pourrait entrer
dans l’ élaboration d’ une persona poétique attentive à signaler sa différence.
Il est un autre indice de cette posture inscrite à mi-chemin entre les réflexes
pragmatiques du négociant et les attitudes plus conventionnelles de l’ homme de
lettres. Au long des routes, Milran ne se borne pas à ouvrir l’ œil ; l’ oreille est aux
aguets. Son indifférence à l’ égard de toute autorité formaliste, sa méfiance pour
le centralisme culturel parisien, sa désinvolture envers l’ éducation livresque,
contribuent à faire de lui un témoin attentif des parlers régionaux. Il en repère
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Un négociant sur les routes : des écritures à l’écriture
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« cadence syllabique et sautillante qui distingue les patois du midi », la « lenteur
exploratrice du patois normand », qui « cherche à surprendre ou à empêcher
d’ être surpris », la vivacité du Picard qui « parle avant de penser »40. Toujours, la
curiosité bienveillante l’ emporte sur une quelconque tentation d’ évaluation nor-
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Normes, standardisation, variétés
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aux stéréotypes mis en circulation par les Lumières. Pour que Milran soit en
mesure de se profiler comme le héraut d’ une profession qui fait mieux que des
livres, il a bien fallu, des Lettres philosophiques à la Brouette du Vinaigrier, quel-
ques livres pour asseoir son idéal. L’ autoportrait dans lequel il se campe en
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génie des échanges commerciaux à l’ échelle planétaire est dans la droite ligne
d’ une reconstruction mythique de la réalité : « Je tenterai le sort par toutes les
voies licites ; je pêche la sardine à Douarnenez, je veux saler de la morue sur le
grand banc. Il faut que le coton, l’ indigo, le sucre, les cafés de nos colonies occi-
dentales viennent, pour une petite part, filtrer entre mes mains ; et j’ enverrai
dans nos Antilles des vins, des eaux-de-vie, des farines, des clous, des chapeaux
et jusqu’ à des fracs de soie brodés à Lyon, et qui, à Saint-Domingue, vendus
seulement trois louis pièce, me laissent encore 30 pour cent de bénéfice45 ». La
grande envolée lyrique trouve comme par hasard sa chute à l’ entrée du comp-
toir. Dira-t-on de l’ écriture qu’ elle est, chez Milran, toujours menacée par les
écritures ?
Dans leurs contradictions, dans leurs tergiversations entre deux espaces emblé-
matiques, les Voyages d’ un Français appellent l’ attention de l’ histoire littéraire.
Parallèlement aux options avouées de l’ auteur, la facture de ces volumes inclas-
sables propose en filigrane une poétique singulière, issue d’ un bricolage entre
des postures paradoxales. Le registre des belles-lettres se voit simultanément
récusé et assumé dans une oscillation perpétuelle. Écrivain manqué ? Écrivain
malgré lui ? Au moment même où l’ on assiste à l’ effervescence culturelle que résu-
mera le « sacre de l’ écrivain », François Milran témoigne d’ un état de la littéra-
ture comme réalité à la fois poreuse et protéiforme. Cette mouvance du concept,
qui échappe à la définition de frontières canoniques, annonce indirectement
notre présente approche des études littéraires. La littérature non comme objet
figé, mais comme utopie du désir.
Marinette Matthey
Université Stendhal Grenoble 3 (LIDILEM)
Pour voir clair dans ce qui suit, il faut être averti que aussi bien
celui qui écrit ces lignes, que le lecteur qui les lit, sont eux-
mêmes des sujets, donc des sujets idéologiques (proposition
tautologique), c’ est-à-dire que l’ auteur comme le lecteur de
ces lignes vivent « spontanément » ou « naturellement » dans
l’ idéologie, au sens où nous avons dit que « l’ homme est par
nature un animal idéologique ». (L. Althusser, 1970, p. 46)
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Normes, standardisation, variétés
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(l’ Église, les Ancêtres, le Parti, le Bon usage…) qui les fait « marcher tout seuls ».
Le discours normatif aurait pour fonction première selon Berrendonner d’ obli-
ger les gens à se classer comme « bons » ou « mauvais locuteurs » (à l’ instar des
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« bons » et des « mauvais sujets » au sein des appareils idéologiques d’ État que
sont l’ École, la Famille, la Justice, les Médias, etc.).
L’ idéologie n’ est donc pas seulement un système de représentations possédant
sa logique propre1, mais aussi l’ activité même qui consiste à communiquer à
d’ autres cette architecture qui permet aux sujets interpelés de se positionner. La
visée pragmatique modélisante et discriminante du discours normatif est ainsi
soulignée (« si vous voulez être quelqu’ un de bien ne dites pas ceci mais cela »),
de même que ses dimensions axiologiques (Berrendonner 1982 : 83 et ss).
Dans les pages qui suivent, inspirées également par la lecture d’ Althusser mais
aussi par les écrits sur la notion d’ idéologie langagière (Silverstein 1979, Woolard
1998, Kroskrity 2004), j’ aimerais montrer comment le discours sur la langue agit
comme idéologie tout court dans le roman de Virgile Rossel, Sorbeval (1925).
Les commentaires du narrateur – que l’ on peut sans peine assimiler à Rossel
lui-même après avoir lu la préface qu’ il donne à son roman – sur les façons de
s’ exprimer de ses personnages et la manière dont il les fait parler se prêtent à
une telle analyse. Je traiterai ces extraits comme des représentations linguisti-
ques plus ou moins explicitées, qui renvoient à une idéologie de la langue fran-
çaise à la fois comme objet sacré (comme le dit l’ instituteur Léon Dufresne,
personnage secondaire du roman : « Tout ce qui tient à la race2, à la langue, à la
nationalité, à la religion, rentre dans les catégories sacrées », p. 94)3 et chargée
d’ une mission civilisatrice. Par idéologie langagière, il faut entendre des croyan-
ces rationalisées à propos de la forme et de l’ usage de la langue, en lien avec
1. Selon la célèbre citation d’ Althusser extraite de Pour Marx (que je n’ ai pas lu mais qui accède
au statut de verset biblique grâce à sa reproduction sur des dizaines de sites internet consacrés à
l’ idéologie) : « Une idéologie est un système (possédant sa logique et sa rigueur propre) de repré-
sentations (images, mythes, idées ou concepts selon les cas) doué d’ une existence et d’ un rôle
historiques au sein d’ une société donnée. Sans entrer dans le problème des rapports d’ une science
à son passé (idéologique), disons que l’ idéologie, comme système de représentations se distingue
de la science en ce que la fonction pratico-sociale l’ emporte en elle sur la fonction théorique (ou
fonction de connaissance) ».
2. Au début du xxe siècle, le terme « race » n’ a pas encore les connotations négatives qu’ on lui
connaît aujourd’ hui. C’ est un synonyme de « peuple » ou d’ « ethnie » (cf. La séparation des races,
roman de C.-F. Ramuz, 1922). On le trouve encore dans cette acception en 1954 sous la plume
d’ Alfred Lombard (recteur de l’ Université de Neuchâtel entre 1925 et 1927) : « On n’ oublie pas
que la Suisse est la réunion de terres vivant de leur vie propre, de terres qui ont façonné une race
et dont la voix s’ exprime dans un parler natal ». Cahiers de l’ Institut neuchâtelois No 4, p. 26.
3. La pagination correspond à la réédition de Sorbeval par le Groupement « Sorbeval » de Tra-
melan, 1987. Les extraits du roman sont cités entre guillemets et en italiques.
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Idéologie langagière et idéologie tout court : l’exemple de Sorbeval…
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social (à la « race ») qui parle cette langue.
Après avoir brièvement présenté l’ auteur, le roman et son contexte, je traiterai
successivement de trois figures (ou ensembles de figures) convoquées dans et
construites par le récit : le bon et le mauvais étranger alémanique d’ une part, les
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Normes, standardisation, variétés
dus. » Le message politique est clairement entendu par les lecteurs et les mili-
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tants, bien des années après la première édition du roman. André Muller
rappelle par exemple « l’ opinion autorisée d’ un de nos plus hauts magistrats »
dans un article rédigé en 1947 pour la brochure Comment on germanise le Jura
et, en 1987, Sorvebal est réédité par le Groupement « Sorbeval » de Tramelan, qui
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Idéologie langagière et idéologie tout court : l’exemple de Sorbeval…
Le bon étranger
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Fritz Emmenried, domestique bernois, est le principal représentant de cette
figure. Le narrateur nous le montre dès la première page du roman remontant les
gorges de la Raisse et interpellant un habitant du coin dans un « français appro-
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ximatif que n’ allégeait point l’ accent bernois : combien jusqu’ à Sorbeval ? (…) Il
s’ obstinait, et pour cause, à prononcer : Sorpefal » (p. 11 et 12). Mais il parle déjà
français, langue qu’ il a apprise durant la Première Guerre mondiale, alors qu’ il
était mobilisé dans le Jura nord, et il ne demande qu’ à s’ améliorer en sollicitant
« humblement » des leçons auprès de Juliane, la fille de Daniel Desforges, son
patron. Leçons qu’ elle ne lui accorde pas toujours (elle a parfois la migraine)
mais « Emmenried se contentait de ce qu’ on lui offrait ou de ce qu’ on ne lui refu-
sait pas, et qui valait mieux que rien. Pourvu qu’ il trouvât plus facilement ses mots
et qu’ il perdît son terrible accent… » (p. 31). Les leçons portent leurs fruits et la
jeune fille peut même explorer avec Fritz « l’ un des maquis de notre orthogra-
phe : les participes passés » (p. 88).
Le premier extrait est un des passages clés du roman, d’ ailleurs repris par
Müller dans Comment on germanise le Jura sous le titre « La responsabilité du
pasteur allemand ». Il met en scène la rencontre de Fritz Emmenried, le domes-
tique du maire Desforges, et du pasteur Gottlob Karlen. L’ enjeu du choix de lan-
gue révèle les options acculturatives bien différentes du « bon » étranger qui
désire s’ assimiler et du « mauvais » qui se croit en territoire conquis.
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Normes, standardisation, variétés
– Je regrette M. Perrelet prêche en français […] puisque je suis chez les welsches,
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je veux vivre avec les welsches et comme eux.
Les balafres que Karlen avait rapportées de l’ Université de Tübingue (sic) se creu-
sèrent et passèrent au rouge lie de vin […] Reprenant son patois et tutoyant
Emmenried, Karlen riposta :
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Idéologie langagière et idéologie tout court : l’exemple de Sorbeval…
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oppose pas :
Extrait 2 (p. 119)
– Puisque vous êtes d’ accord, mariez-vous […] Juliane sera Mme Emmenried…
Emmenried-Desforges ! Pour être franc, si j’ avais été Juliane, la question du nom
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et de la race… Les femmes sont les femmes ! […] Le diable, mon bon Fritz, c’ est
que tu viennes de l’ autre bout des gorges… On te welschisera… Toujours est-il
qu’ en voici un de plus à Sorbeval ! […] Vous avez de l’ appétit… Après tout, si vous
nous mangiez, vous ne nous digéreriez pas.
8. Près de trente ans plus tard, Marcel Godet (dans « La langue française ») considère également
que l’ immigration des Alémaniques dans le canton de Neuchâtel « constitue à certains égards
un apport utile comme élément de rajeunissement ethnique ». Cahiers de l’ Institut neuchâtelois,
1954, p. 13.
9. Un grand destin commence, p. 116.
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Normes, standardisation, variétés
Le mélange des races a été fécond : le couple a engendré deux garçons et une fille
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(donc trois Jurassiens), Fritz Emmenried a épongé les dettes de son beau-père
grâce à son sens aigu des affaires, et sa sobriété toute germanique aura eu de
l’ effet sur le Jurassien un peu trop porté sur les petits verres de goutte au café :
Daniel Desforges a signé la tempérance10.
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Virgile Rossel mobilise deux stéréotypes bien connus des Romands et des Alé-
maniques pour camper ces personnages : les premiers sont « légers » (léchères,
comme le prononcent souvent les Romands, imitant l’ accent de leurs compa-
triotes) et les seconds « profitieren » (p. 17), c’ est-à-dire qu’ ils « profitent toujours
de l’ occasion11 », qu’ ils ont un sens aigu de la conduite des affaires. Mais ces
stéréotypes sont très ambivalents : la légèreté est condamnable quand elle pousse
à s’ adonner à la boisson, mais positive lorsqu’ il s’ agit de style langagier et d’ édu-
cation. Le côté « profitieren » est condamnable lorsqu’ il conduit à s’ approprier
le bien d’ autrui sans accepter de devenir comme lui (comme on va le voir avec la
figure du mauvais étranger), mais digne d’ admiration lorsqu’ il relève du sérieux,
du travail et du sens des affaires. Rossel fait preuve d’ une pondération et d’ un
sens du compromis jusque dans ses stéréotypes, révélant par là sa nature pro-
fondément suisse (et radicale) !
Le mauvais étranger
Face à cette figure du « bon » étranger qui contribue à la vitalité de la population
jurassienne, se dresse celle de Hans-Uli Zürcher, fermier anabaptiste de la Che-
valette (qu’ il s’ obstine à nommer Rossboden, au grand dam du propriétaire
Daniel Desforges). L’ extrait suivant présente la scène où le fermier vient faire
une offre d’ achat du domaine dont il est seulement locataire, mais qu’ il a bien
l’ intention d’ acquérir en « profitant » du malheur du paysan-maire : ce dernier
a été ruiné par un affairiste bernois qu’ il avait eu la mauvaise idée de cautionner,
et il s’ est en plus cassé la jambe en pourchassant un voleur (alémanique). Il
reçoit son fermier couché dans son lit, sans pouvoir se lever. Il est bien dans une
position de faiblesse et Hans-Uli va en profiter…
Extrait 4 (pp. 81-82)
– Bonjour, Grüss Gott. Neige tombe pas, cette année. Tombera. Sentir rhuma-
tismes.
L’ anabaptiste Hans-Uli Zürcher, le fermier de la Chevalette, usait d’ un français
bizarre, tout en ellipses, tout farci d’ allemand bernois, et que Daniel appelait le
« négro-tütch ». […]
10. « Tempérance, pop. Tempé, s. f. Engagement d’ abstinence des boissons alcooliques : signer
la tempérance (ou simplement signer) ». William Pierrehumert, Dictionnaire du parler neuchâte-
lois et suisse romand, 1926.
11. Le Dictionnaire Suisse romand relève un emploi régional profiter de + inf. ou en emploi absolu
avec le sens de « profiter de l’ occasion » et précise qu’ on le rencontre fréquemment en Suisse
alémanique dans la langue de la publicité (« Profitieren Sie »).
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Idéologie langagière et idéologie tout court : l’exemple de Sorbeval…
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– Un peu d’ argent ne sera pas de refus.
De la gorge de Hans-Uli s’ échappa une sorte de gazouillis moqueur.
– Hé, hé… Ha, ha !… Hi, hi !… Vous devoir Geld à moi.
– Elle est mauvaise !
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– Moi prouver. Beaucoup réparations… Très chers, ouvriers, très chers. Und…
– Und quoi ?
Dans son charabia, Hans-Uli exposa laborieusement [toutes les dépenses qu’ il
avait dû engager]
– Ai chagrin pour vous, monsieur maire. Benggeli, Lump, canaille. Fabricant de
Seeblick, cautionné par vous, au-dessous de ses affaires. Et votre Unfall… Albiser,
aussi une canaille. A volé cinq poules à moi, avant-hier…
Hans-Uli parle une variété de français que l’ auteur, via son personnage jurassien,
dénomme « négro-tütsch ». Le sens de l’ observation sociolinguistique de Rossel
est cette fois moins pointu : la variété qu’ il met dans la bouche du Bernois est
assez peu vraisemblable. Certains traits sont typiques de la Variété de Base
décrite par Klein et Perdue (1997) (absence de flexion verbale, verbe implicite,
absence de détermination…), mais Hans-Uli emploie tout de même le futur et
surtout un lexique un peu trop élaboré pour une interlangue (« Fabricant de
Seeblick cautionné par vous »). Ce français « bizarre et farci d’ allemand bernois »
(p. 81) sert à épingler le mauvais migrant, celui qui vient coloniser la terre juras-
sienne, refuse d’ abandonner sa langue rustique pour le français et surtout
n’ hésite pas à changer les toponymes ancestraux (« La Chevalette, pour nous de
la montagne, plus la Chevalette : Rossboden »).
Le fantasme de n’ être plus maître chez soi s’ exprime dans une maxime mise
dans la bouche du pasteur Perrelet : « Vivre et laisser vivre ceux chez lesquels on
vit » (p. 92), phrase qui de l’ avis de l’ oncle rousseauiste est sublime : « il n’ y en
avait pas une, dans les Œuvres complètes de Rousseau, qui fût d’ une plus sobre,
ni d’ une plus saisissante éloquence » (ibid.). Le fantasme d’ être « dévorés » par
l’ envahisseur bernois (même si mal « digérés », cf. extrait 2) se nourrit d’ une acti-
vité angoissante de classification des patronymes des votants de la commune :
« En consultant les registres électoraux, Dufresnes découvrit que, sur trois cent
quarante-six noms, cent soixante-deux étaient à désinence germanique. » (p. 91).
La toponymie et l’ onomastique se voient investies d’ enjeux symboliques déter-
minants, qui expliquent les légères réticences du père à l’ idée du mariage de sa
fille : ce sont moins les considérations sociales (un domestique qui épouse la
fille du maire) que symboliques qui les entraînent (sa fille change de nom, reçoit
un nom germanique qu’ elle transmettra à ses descendants, même si Juliane aura
à cœur de faire suivre son nom d’ épouse par celui de son père, cf. extrait 2).
Le mauvais étranger est donc celui qui veut faire sienne la terre du Jura mais qui
ne veut pas renoncer à la langue de sa « race », l’ allemand de Berne, à laquelle il
n’ a plus droit puisqu’ il est chez les welsches (cf. extrait 1). Il pratique aussi
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assimilatrice du peuple jurassien, qui est aussi une injonction civilisatrice de la
Langue française (on ne dit pas encore Francophonie). Le Jura est en effet une
« petite France hors de France »13 et les migrants alémaniques, à l’ instar des
indigènes d’ Onésime Reclus, ont tout intérêt à abandonner leur dialecte (alé-
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manique pour les premiers, arabe pour les seconds) au profit d’ une langue qui
a infiniment plus de valeur universelle grâce à son potentiel civilisationnel har-
monieux. En effet, comme le note Provenzano (2010 : 97), l’ enjeu de la franco-
phonie selon Reclus est bien d’ opposer une colonisation heureuse et irénique
face à celle perçue comme agressive et conflictuelle de l’ Allemagne (symboli-
sées par les balafres du pasteur Karlen, comme on l’ a vu ci-dessus, extrait 1).
L’ impression dérangeante que les Bernois sont un peu à Rossel ce que les Algé-
riens sont à Reclus est renforcée par la dénomination dévalorisante de négro-
tütch, qui fait irrésistiblement penser à celle de « petit-nègre », expression qui
fleure bon l’ époque des colonies, et qui est définie, selon les dictionnaires,
comme un français rudimentaire, incorrect, parlé par les indigènes des colonies
françaises (Amedegnato et Sramski 2003 : 16). Si en Algérie la colonisation
française a pour mission de civiliser les indigènes, dans le Jura, c’ est l’ inverse : les
« colons bernois » seront civilisés par la langue et la culture française de ses habi-
tants ! Dans les deux cas, il s’ agit bien de s’ assimiler à cette grande langue de civi-
lisation pour s’ incorporer à la « francophonie » (désignation anachronique, mais
c’ est bien cette idée de francophonie universelle qui est en train d’ apparaître).
Face aux autres et à leur manière de parler et d’ apprendre ou de ne pas appren-
dre le français, il y a donc les Jurassiens. Comment Rossel envisage-t-il leur
langue ?
Les indigènes
Le français parlé par les Jurassiens du roman est très standard. Mais Rossel
n’ hésite pas à mimer l’ oral de manière plaisante (dislocations, co-énonciation,
registre familier) ni à utiliser des régionalismes en les signalant par des guille-
mets. Ils sont la plupart du temps mis dans la bouche de Daniel Desforges : « je
peux bien me “corder14” une once de bon sang » (p. 30), « c’ est que j’ ai un “gouver-
nement” plus raide que la justice de Berne » (p. 17, pour parler de sa femme). Dans
12. Cette question n’ est pas explicitement thématisée dans le roman, mais l’ auteur parle bien des
« familles anabaptistes », germanophones, on peut déduire qu’ elles sont linguistiquement endo-
games.
13. On trouve cette formule dans l’ introduction à l’ ouvrage Histoire de littérature française hors
de France, également rédigée par le prolixe Rossel : « Cette langue a été l’ instrument d’ une vie
intellectuelle ardente et riche à ses heures, et c’ est parfois un sentiment d’ admiration étonnée
qu’ on éprouve devant le travail accompli, selon l’ esprit et au profit du génie de leur race, par ces
trois petites France hors de France [i.e. La Belgique, le Canada et la Suisse romande] ». (p. 1).
14. « S’ accorder, se payer », origine dialectale (francoprovençal) mais qui correspond aussi à
l’ allemand gönnen (Pierrehumbert).
586
Idéologie langagière et idéologie tout court : l’exemple de Sorbeval…
la description d’ une activité typique comme le jeu de cartes, Rossel utilise les
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expressions locales, avec un brin de distance condescendante quand même : « ils
étaient trop passionnément attentifs à leur jeu pour échanger entre eux autre chose
que des bouts de phrases baroques et peu variés : “j’ ai les nelle” ; – “stoeck” – ; “les
bours”15 ; – “atout, atout, atout” » (p. 35). Daniel Desforges ne craint pas non plus
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les jurons comme « Tonnerre des Indes » (que l’ on trouve dans La Maison à
vapeur de Jules Verne et qui n’ est pas une expression locale, non plus que « tu
peux te brosser le ventre » (p. 18), mis dans la bouche d’ un voisin de Desforges).
On ne trouve par ailleurs que très peu de formes locales sans guillemets (je n’ en
ai débusqué que trois), et on ne peut savoir si Rossel les utilise sciemment ou
non. L’ absence de guillemets pourrait nous laisser penser que non. Il s’ agit du
fameux question tag typique de la Suisse romande « ou bien » (« Hé c’ est encore
le père qui commande. Ou bien ? »), d’ un « billon16 » et d’ un « lundi bleu »17 qui
apparaît dans un dialogue symbolisant bien la relation entre le père paysan et le
fils futur « gratte-papier », qui a de la peine parfois à se lever le matin :
Extrait 5 (p. 42)
– On n’ aurait pas eu besoin de t’ arracher de ton lit, si tu n’ étais pas resté jusqu’ à
minuit chez ton oncle à lire des bêtises.
– Nous nous sommes oubliés dans l’ Émile de Rousseau, un livre…
– Oh ! un livre comme les autres. Tu ferais mieux de te coucher en même temps
que nous. Tu as une figure de lundi bleu.
Mis à part le maire Desforges, qui semble moins sensible au prestige des lettres
que l’ auteur du roman, les Jurassiens sont présentés comme des gens bien édu-
qués, y compris les femmes, ce qui est progressiste pour l’ époque, notons-le
(Rossel est aussi l’ auteur d’ un roman taxé par lui-même de « féministe »18 !) :
La future épouse de Fritz, Juliane, a fait une école en Suisse allemande : « Après
une année et demie de pensionnat à Waedenswyl, dans le canton de Zurich pour
apprendre l’ allemand, elle était rentrée à Sorbeval aussi simple de goûts et aussi
peu ménagère de ses bras qu’ à l’ heure du départ » (p. 19). On a vu plus haut à quel
point Fritz se sent honoré d’ être remarqué par cette jeune femme à la fois ins-
truite, modeste et travailleuse (des valeurs portées par le protestantisme éman-
cipé de Rossel) ; Julien, le frère de Juliane, fait donc des études, lit l’ Émile, et sa
constitution fragile lui interdit les travaux des champs ou de l’ usine. Quant à
15. Désignation du neuf et du valet d’ atout dans le jeu de cartes appelé Jass ou stöck, très popu-
laire en Suisse romande : cf. Pierrehumbert steuquer, faire un steuc.
16. « Bille, tronc, pièce de bois en grume ou écorcée provenant du sectionnement d’ un tronc
(« plante ») et destinée à être sciée en planches ». Ce sens est commun à la Suisse romande (Pier-
rehumbert).
17. « Jours de loisirs supplémentaires que s’ accordaient quelques ouvriers horlogers ». Répertoire
officiel des plaques explicatives de la toponymie urbaine de la Chaux-de-Fonds (Passage des
Lundis-bleus).
18. Ce que femme veut…, roman féministe, Neuchâtel, 1931.
587
Normes, standardisation, variétés
l’ oncle Adam-Louis Mallet, vieux sage qui consacre sa vie à Rousseau, il a trans-
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mis sa passion à son neveu… Il faut encore ajouter à cette liste de personnages
l’ instituteur du village, qui épousera une jeune fille ayant accompli un appren-
tissage et exerçant le métier de relieuse (encore les livres…).
Si les Jurassiens sont des gens instruits, ils n’ en sont pas moins de la périphérie,
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mais ils l’ assument. Une scène du roman brosse la rencontre entre deux « socié-
tés de jeunesse » au sommet du Gros-Mont : celle de Sorbeval (Jura sud) et celle
de la Chaux (Jura nord). Cette scène donne l’ occasion à Rossel de renvoyer tous
les Jurassiens dos-à-dos (extrait 6, où un Jurassien du sud repère un accent du
nord, celui des « Montagnons ») et de stigmatiser légèrement la facilité d’ un
calembour lancé par un Jurassien du nord qui a un peu forcé sur le vin blanc de
Neuchâtel (extrait 7) :
Périphérie ne signifie pas pour autant insignifiance ou rejet des racines locales.
Au contraire, Rossel fait dire à un Jurassien du sud, qui a les larmes aux yeux en
écoutant ceux du nord chanter les Vâlats de Mieco (Les valets de Miécourt), qu’ il
est bien dommage que « dans le Val des Sorbes, le patois ne soit plus guère qu’ un
souvenir » (p. 49). Daniel Desforges cite un proverbe en patois : « La grand’ maman
Desforges avait raison : « Après lai risatte, lai pueratte », – après les rires, les
pleurs » (p. 81). Nulle trace dans le roman d’ un sentiment de honte envers ce
patois. Rossel le considère comme la langue des ancêtres garante de l’ originalité
et de l’ indigénat du peuple jurassien. Il ne menace pas le français et distingue
les Jurassiens parmi les francophones (Cotelli, 2007 : 67).
Il est plaisant de constater que la Constitution jurassienne de 1978 contient un
article sur la défense du patois et que, par ailleurs, le canton s’ est doté en octo-
bre 2010 d’ une loi concernant l’ usage de la langue française, dont l’ article 9
alinéa a) stipule : « L’ État assure un enseignement qui permet la maîtrise et suscite
l’ amour de la langue française ».
Voilà qui doit combler d’ aise les mânes de Virgile Rossel !
588
Idéologie langagière et idéologie tout court : l’exemple de Sorbeval…
Conclusion
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Des quelques analyses qui précèdent, il me semble pouvoir tirer les deux
conclusions suivantes à propos de l’ idéologie de Virgile Rossel :
t -FDPNCBUKVSBTTJFOCBTÏTVSMJEÏFEFMB3BVSBDJFVOFFUJOEJWJTJCMFWBEF
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pair avec une conception essentialiste des peuples. Essentialiste mais non
raciste puisque Rossel valorise au contraire l’ assimilation et le mélange
des « races » sous la bannière du français.
t "VEFMËEVQMBJEPZFSQPVSMBTTJNJMBUJPOMJOHVJTUJRVFEFTNJHSBOUTHFSNB-
nophones, Virgile Rossel est un des premiers diffuseurs de l’ idéologie
« francodoxe » (Provenzano 2011), basée sur des croyances en la supério-
rité naturelle de la langue française, dont la France est le « foyer central ».
589
Normes, standardisation, variétés
Gressoz, J., Béguelin, R., Muller, A., Chatelain, R. & Schwander, A. (1947),
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« Cité Nouvelle ».
Godet, M., Lombard, A., Bauer, E., Braichet, R., Berthoud, E. & Redard, G.,
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Bibliographie
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590
Idéologie langagière et idéologie tout court : l’exemple de Sorbeval…
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et avec la collaboration de Gisèle Boeri et Simone Quenet).
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Georges Lüdi
Université de Bâle
The language policy in the European Union is both ineffective and hypocritical,
and its ideas of linguistic equality and multilingualism are costly and cumbersome
illusions. Why have these illusions been kept up for so long ? (…) In the name of
the high ideal of linguistic equality a time-consuming, expensive and increasingly
intractable translation machinery is maintained that is doing its best to translate
the illusion of equality into illusions of multilingualism and translatability. (Juliane
House, The Guardian Weekly, 19 avril 2001)
Pour qui a étudié l’ histoire de la langue française, cela rappelle le débat des
années 1990 du xviiie siècle. À l’ époque de la Révolution, une partie importante
de la population de la France ne parlait pas français, mais un ensemble de dia-
lectes, voire de langues régionales, romanes et non romanes. Comment leur
permettre de participer à une communauté de discours nationale ? Le 14 janvier
593
Normes, standardisation, variétés
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nale décida de « faire publier les décrets de l’ Assemblée dans tous les idiomes
qu’ on parle dans les différentes parties de la France ». L’ argument principal
avancé était : « Ainsi, tout le monde va être le maître de lire et écrire dans la
langue qu’ il aimera mieux ». Selon cette idéologie profondément pluraliste, les
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Dès que les hommes pensent, dès qu’ ils peuvent coaliser leurs pensées, l’ empire
des prêtres, des despotes et des intrigants touche à sa ruine. Donnons donc aux
citoyens l’ instrument de la pensée publique, l’ agent le plus sûr de la révolution, le
même langage
lit-on dans le Rapport du Comité de salut public sur les idiomes du 8 pluviôse an II
(1794) de Bertrand Barère de Vieuzac. Quelques mois plus tard, Henri Grégoire
présentait son Rapport sur la Nécessité et les Moyens d’ anéantir les Patois et
d’ universaliser l’ Usage de la Langue française du 16 prairial n II (1794) dans
lequel il argumentait, lui aussi, en faveur d’ une langue unique :
On peut assurer sans exagération qu’ au moins six millions de Français, surtout
dans les campagnes, ignorent la langue nationale ; qu’ un nombre égal est à peu près
incapable de soutenir une conversation suivie ; qu’ en dernier résultat, le nombre de
ceux qui la parlent n’ excède pas trois millions, et probablement le nombre de ceux
qui l’ écrivent correctement encore moindre. (…) Tout ce qu’ on vient de dire
appelle la conclusion, que pour extirper tous les préjugés, développer toutes les
vérités, tous les talents, toutes les vertus, fondre tous les citoyens dans la masse
nationale, simplifier le méchanisme et faciliter le jeu de la machine politique, il faut
identité de langage. (…) L’ unité de l’ idiome est partie intégrante de la révolution.
Comme dans le petit texte de Juliane House, l’ « unité de l’ idiome » prévaut sur
les valeurs identitaires de la diversité des langues et dialectes, à laquelle est rat-
tachée une image de passéisme, de provincialisme et d’ ignorance.
2 Or, si l’ on se penche un peu plus près sur les deux situations, le parallélisme
est beaucoup moins évident. Il est vrai que, dans les deux cas, un marché intégré
se met en place, national dans le cas du français, européen dans le cas de
l’ anglais, marchés qui exigent (ou permettent) une plus grande mobilité de la
main-d’ œuvre et, surtout, des instruments de communication à portée natio-
nale et européenne respectivement. Des moyens de transports (les chemins de
fer aux xviiie/xixe, les autoroutes et le trafic aérien aux xxe/xxie s.) permettent
594
L’imposition progressive de l’anglais comme langue véhiculaire en Europe…
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sages de la population font cohabiter des personnes d’ origines linguistiques et
géographiques différentes. Dans les deux cas, ce sont les élites qui s’ accommo-
dent le mieux de la nouvelle langue de travail et se prononcent en faveur de la
soi-disant efficacité de la communication au détriment de l’ équité.
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Mais les différences sont tout aussi importantes. Dans le cas du français, les
mesures d’ aménagement du statut de cette langue faisaient suite à des siècles
d’ élaboration d’ une norme endogène (aménagement du corpus, selon Haugen
1983) ; dans le cas de l’ anglais, on recule devant la codification du « Euro-english »
(voir les débats engendrés par quelques publications de Barbara Seidlhofer et
Jenny Jenkins dans les années 1990) et on plaide pour – plusieurs ! – normes
exogènes. Le choix d’ une langue unique correspondait à une politique linguis-
tique explicite et faisait partie d’ un effort de construction d’ une nation ; aussi,
les acteurs principaux de la « francisation » de la France étaient-ils politiques et
intellectuels. Par contre, ceux qui prônent l’ anglais comme lingua franca appar-
tiennent plutôt au monde économique et scientifique : s’ ils revendiquent une
langue unique au nom du profit, aucune valeur culturelle ne semble y être liée ;
ils invoquent au contraire la « neutralité » de l’ anglais international par rapport
aux cultures nationales véhiculées par les langues respectives. N’ ayant pas le
contrôle de l’ instrument des systèmes éducatifs, ils favorisent plutôt des formes
de politiques linguistiques implicites en travaillant l’ opinion publique pour
qu’ elle accepte ou favorise des investissements supérieurs dans l’ acquisition/
enseignement de la nouvelle langue de prestige. Enfin, si l’ idéologie de l’ homo-
généité linguistique au nom de la maxime « une nation – une langue » semble
avoir été largement incontestée en France jusqu’ à très récemment, malgré cer-
tains effets pervers1 (il y eut bien sûr des mouvements revendiquant les lan-
gues régionales [voir par ex. Moliner 2010], mais qui restèrent largement
minoritaires), un débat idéologique a actuellement lieu sur l’ arène européenne
entre les champions de l’ anglais et ceux qui continuent à croire aux valeurs de
la diversité linguistique. Nous prendrons pour témoin Jean-Claude Beacco qui
se fait l’ écho d’ une philosophie du multilinguisme particulièrement caractéris-
tique du Conseil de l’ Europe :
Les politiques linguistiques éducatives sont fondées, dans les institutions euro-
péennes sur le plurilinguisme. […] Le plurilinguisme est à considérer sous ce
double aspect : il constitue une conception du sujet parlant comme étant fonda-
mentalement pluriel et il constitue une valeur, en tant qu’ il est un des fondements
de l’ acceptation de la différence, finalité centrale de l’ éducation interculturelle. À
ces titres, il constitue l’ un des fondements possibles d’ une appartenance euro-
595
Normes, standardisation, variétés
péenne. […] Si les Européens n’ ont pas de langue commune à laquelle s’ identifier
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pour percevoir affectivement leurs appartenances à cet espace, ils disposent tous,
effectivement ou potentiellement, d’ une même compétence plurilingue, déclinée
en milliers de répertoires différents, qui est le véritable vecteur commun d’ une
« identité linguistique » partagée et non repliée sur elle-même (http://www.ciep.fr/
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courrieleuro/2004/0204_beacco.htm)
Dans ce contexte, deux questions se posent : (a) quels sont les avantages et les
désavantages d’ une solution unilingue aux problèmes communicatifs de l’ Europe
ou, en d’ autres termes, quel serait le prix à payer pour le « tout anglais » et quelle
en serait la valeur ajoutée ? (b) Est-ce que d’ autres solutions seraient envisagea-
bles et, si oui, quels coûts et quels bénéfices engendreraient-ils ? Nous présen-
terons dans ce qui suit quelques remarques issues d’ un projet de recherche
européen sur la gestion de la diversité linguistique (http://dylan-project.org)
qui, sans fournir de réponses définitives, posent tout de même quelques jalons
pour une méta-réflexion sur les politiques linguistiques européennes. Ces remar-
ques reposent sur le principe que le choix entre ces solutions devrait être moins
déterminé par des idéologies que par les résultats de recherches empiriques ; et
elles s’ appliquent, en principe, partout là où des solutions unilingues sont envi-
sagées, dans des contextes nationaux aussi bien que continentaux ou internatio-
naux.
3 Un des arguments majeurs contre le pluralisme est celui des coûts élevés de
la traduction, déjà avancés par Juliane House et les membres de l’ Assemblée
nationale de 1794, mais aussi des investissements nécessaires dans l’ enseigne-
ment/apprentissage de langues étrangères. Or, il se pourrait que ce soit au
contraire le fait d’ utiliser plusieurs langues qui aboutisse à un avantage compé-
titif pour les individus, mais aussi et surtout pour les institutions concernées.
Ne pouvant entrer, ici, dans tous les détails (voir Lüdi 2010, Yanaprasart 2010),
nous nous bornerons à mentionner trois groupes d’ arguments à ce propos :
t j0OWFOENJFVYEBOTMBMBOHVFEVDMJFOUx
Dans notre banque de données, l’ argument de la langue du client est souvent
mentionné dans le discours des responsables des entreprises, aussi bien pour les
PME que pour les grands groupes internationaux.2 Le français pour vendre des
instruments de mesure de provenance allemande et suisse sur les marchés fran-
cophones, le portugais pour les produits d’ un groupe alimentaire helvético-
anglais au Brésil, le croate pour vendre des médicaments à des médecins de ce
pays (qui comprendraient pourtant sans doute l’ anglais, corporate language du
groupe pharmaceutique qui les produit et dont le siège est en Suisse), etc.
2. Rappelons, ici, que le module bâlois du projet DYLAN concerne précisément la gestion des
langues dans le monde des entreprises (voir Lüdi éd. 2010 pour les premiers résultats).
596
L’imposition progressive de l’anglais comme langue véhiculaire en Europe…
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vent parler leur propre langue au travail. »
Cet argument est moins évident. N’ est-ce pas justement pour la communication
interne que les entreprises prônent les avantages d’ une langue unique ? Mais nos
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Tous les rapports doivent être en anglais. Tout document officiel, le study plan,
doit être en anglais. Le travail expérimental, ça peut être en allemand ou anglais. Il
y a ce que nous appelons raw data, les données brutes, c’ est en allemand. Les wor-
king documents, les documents avec lesquels elles [sc. les laborantines] travaillent,
sont en allemand, et ça, c’ est un peu toléré parce qu’ on est en Suisse. C’ est un
mélange. (…) Donc là, c’ est vraiment pour faciliter, c’ est-à-dire pour que tout le
monde se sente à l’ aise, tout le monde comprenne, tout le monde sur le même
niveau, et puis voilà, efficacité ça veut dire vraiment immédiatement lorsqu’ on a
fini la réunion tout le monde connaît déjà le message. (Jamal H., Pharma A)
Cette attitude se traduit dans des mesures de gestion des langues, comme nous
le confirmait un très haut responsable de la même entreprise :
we do not feel like English is naturally the convergence that everyone needs to
have.
we realised that to be able to drive home to employees across the world the real
(…) implications (…) of these eight capabilities (…) in an emotional way, we
cannot do it by explaining to them in English.
Even though all leaders at Agro A speak English, they speak it, and we could very
easily have said this is for leaders and this is a company where everybody can
speak English so let, let’ s give it to them in English. But the depth which is our
foundational principle of the cultural alignment, which is how is it linked to
moving people in deeply resonant ways, it needs to be understood (…) in another
way as in a lingua franca intellectually processing it. And therefore we had it
translated.
597
Normes, standardisation, variétés
And essentially that is the process through which we made it accessible in its
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deepest sense. Yes it’ s expensive and yes it has a couple of iterations that it has to
go through, but the results are well worth the effort. (Karim B., Agro A)
pellera, ici, la phrase de Rivarol qui affirmait que « celui qui sait bien sa propre
langue est en état d’ écrire ou du moins de distinguer trois ou quatre styles dif-
férents, ce qu’ il ne peut se permettre dans une autre langue. Il faut, au contraire,
se résoudre, quand on parle une langue étrangère, à être sans finesse, sans grâce,
sans goût et souvent sans justesse. » Il est évident que les spécialistes du pluri-
linguisme ne seront pas entièrement d’ accord avec ces propos, car on sait
aujourd’ hui qu’ une excellente maîtrise de plusieurs langues est possible. Pour-
tant, les récits de plusieurs membres d’ entreprises internationales ayant adopté
l’ anglais comme langue de l’ entreprise traduisent un scepticisme certain. Ainsi,
une autre membre de la section du personnel de Agro A, par ailleurs parfait
bilingue allemand-anglais, nous avouait :
Ich rede in meiner Sprache anders, freier, offener, selbstbewusster, sicherer. (…)
Da gehen also wirklich viele Ideen eigentlich verloren, wenn man sich einfach für
das Englische entscheidet in einer solchen Situation, weil dann nicht alle gleich,
sich gleich wohl fühlen. (Maurice M., Agro A)
t 1BS SBQQPSU BV jUPVU BOHMBJTx FU CJFO FOUFOEV BVTTJ BV jUPVU GSBOÎBJTx
« tout allemand », « tout chinois », etc.), le travail dans des équipes mixtes et
plurilingues promet un gain en créativité.
Les pratiques multilingues au sein d’ une équipe ne permettent pas seulement
aux différents membres de se sentir plus à l’ aise, elles favorisent aussi, selon les
dires des spécialistes, la diversité cognitive :
3. Cette « théorie quotidienne » d’ un cadre d’Agro A n’ est évidemment pas à confondre avec
des résultats de recherches en psycho- et neurolinguistique qui favorisent, aujourd’ hui, la dite
Three-Store-Hypothesis selon laquelle les différents lexiques d’ une personne plurilingue reposent
sur un système conceptuel commun. Pourtant, il s’ agit de distinguer entre ce système conceptuel
et les significations lexicales qui le représentent dans les langues particulières (Paradis 2004 : 198).
Dans ce sens, « a toolkit that a culture, a country uses to encode its realities » ne doit pas être
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L’imposition progressive de l’anglais comme langue véhiculaire en Europe…
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cognitive processes, using different tools to understand the world » qui seraient
liés à la diversité linguistique. Page (2007) confirme qu’ une diversité de perspec-
tives engendre l’ innovation parce que les membres d’ une équipe mixte viennent
d’ horizons différents et que les décisions prises tiennent compte de points de
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Normes, standardisation, variétés
which cognitive activity takes place is an integral part of that activity, not just the
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surrounding context for it (Resnick et al., 1991)
4. Lors d’ un forum organisé par l’ Académie Suisse des Sciences Humaines et Sociales en 2009,
le président du Fonds national, Dieter Imboden, parlait, à propos de tout devoir dire en anglais,
de la tentative d’ enfiler un fil dans une aiguille en portant des moufles.
600
L’imposition progressive de l’anglais comme langue véhiculaire en Europe…
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minoration du français et de l’ italien en Suisse par l’ allemand = langue de la
majorité) ou non (par ex. majoration de l’ anglais et minoration de toutes les
autres langues, langues nationales incluses). Ces processus de majoration et de
minoration peuvent être abordés dans une perspective macro avec, au centre,
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4.3 Dans le même ordre d’ idées, il est légitime de demander à des migrants
d’ acquérir la langue d’ accueil, l’ allemand à Berlin, le français à Paris, l’ italien à
5. Avec un de nos informateurs, nous entendons par là « inclusive leadership behaviors that
create and sustain equality of opportunity, fairness, mutual respect, work and style choices, dig-
nity and respect for all ». On voit tout de suite que cette relation étroite entre « équité » et « com-
portements inclusifs » peut être en opposition avec la maxime de l’ efficacité. Cette dernière peut
mener les personnes dont la langue est minorisée à accepter cette minorisation au nom de l’ effi-
cacité, ou certains chefs à exclure potentiellement un participant parce qu’ il est moins ou pas du
tout concerné par ce qui est dit. Mais dans nos données de nombreux contre-exemples prouvent
que ceci n’ est pas du tout la règle.
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Normes, standardisation, variétés
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important non seulement pour eux-mêmes, mais aussi en tant qu’ enrichisse-
ment des répertoires sociaux des communautés d’ accueil. La minoration systé-
matique des langues minoritaires « nouvelles », issues de migrations récentes,
risque d’ empêcher que l’ on profite de la richesse qu’ elles représentent. Si
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l’ anglais est de rigueur entre Finlandais, Grecs, Portugais et Suisses pour des
contacts sporadiques, il semble absurde que le migrant portugais parle toujours
anglais s’ il vit et travaille à Helsinki ou à Zurich. En même temps, dans l’ équipe
mixte dans laquelle il travaillera, l’ accommodation ne devrait pas être unilaté-
rale en direction de la langue locale (ou, pire, d’ une lingua franca internatio-
nale) et il faudrait qu’ il trouve des occasions de tirer profit des ressources que
représente sa propre langue. Toutes les statistiques linguistiques tenant compte
du plurilinguisme le montrent : les personnes les plus plurilingues sont les
membres des minorités, historiques ou issues de la migration. Les majorités ont
toujours eu tendance à se satisfaire de la langue dominante, et il a souvent fallu
des mesures coercitives pour les amener à se départir de cette attitude. Or,
l’ atout plurilingue résulte précisément du fait que les membres des majorités
élargissent, à leur tour, leurs répertoires langagiers.
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L’imposition progressive de l’anglais comme langue véhiculaire en Europe…
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mum les apprenants de leur « compétence d’ acquisition plurilingue » [voir par
ex. Bono/Stratilaki 2009], life long learning, etc.) que nous n’ avons pas la place
de traiter ici, mais qui représenteraient une chance tant pour la préservation de
la diversité des langues en Europe que pour une exploitation optimale de
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l’ « atout plurilingue ».
Enseigner /apprendre plusieurs langues représente une opération coûteuse, en
termes d’ argent aussi bien que d’ efforts pédagogiques et cognitifs qui, en plus,
ne diminuera que très moyennement les frais de traduction dans une Europe
multilingue. Mais le bénéfice de l’ atout plurilingue sur le plan de la créativité et
de l’ efficacité – sans compter le bien-être des travailleurs concernés, évoqué plus
haut – justifie largement, pensons-nous, ces dépenses.
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Basiliensia [ARBA] 22).
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Jean-Michel Adam
Université de Lausanne
Les grammaires ont toujours procédé selon le même principe : elles imposaient
aux faits attestés une partition normative en deux sous-ensembles, possible (= per-
tinent, grammatical) vs impossible (agrammatical, non-pertinent). (1983 : 27)
Opérer de cette manière, c’ était fatalement faire passer une frontière arbitraire au
milieu des faits établis, c’ est-à-dire imposer une limite artificielle au beau milieu
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Normes, standardisation, variétés
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pothèse d’ une grammaire polylectale est au contraire non normative : elle corres-
pond à une structure de pensée où les limites du possible outrepassent largement
celles de l’ attesté.
C’ est-à-dire que les limites entre lesquelles le système autorise un certain « jeu » à
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ses utilisateurs, les bornes que sa « norme régulatrice » propre, son économie même,
assignent aux possibilités de variation, se trouvent bien au-delà de ce qui est effec-
tivement dit, même par « lapsus », et ne sauraient donc être reconnues d’ emblée.
C’ est au terme du discours de simulation grammaticale que l’ on peut espérer être
en mesure de les désigner. (Berrendonner 1983 : 28)
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Grammaire polylectale et reconception radicale de la stylistique
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tiques qui découle d’ une conception de la grammaticalité comme norme per-
mettant d’ exclure a priori certains emplois jugés déviants, certains « écarts » par
rapport à la norme :
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607
Normes, standardisation, variétés
que, et c’ est là que nous voyons l’ énorme mérite de cette école. (Volochinov 2010 :
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note 1, page 387)
Plus près de nous, dans Mille plateaux, Gilles Deleuze et Félix Guattari ont fort
justement critiqué la séparation des deux disciplines et le confort académique
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qui en découle :
Ce qu’ on appelle un style, qui peut être la chose la plus naturelle du monde, c’ est
précisément le procédé d’ une variation continue. Or, parmi tous les dualismes
instaurés par la linguistique, il y en a peu de moins fondés que celui qui sépare la
linguistique de la stylistique. (1980 : 123)
Un autre philosophe, Ernst Cassirer, avait déjà dit, dans une belle formule, qu’ il
faut chercher « le cœur même du langage […] bien plus dans la stylistique que
dans la grammaire » (1972 : 72). Il affirmait par là les limites que le schéma 1
impose à la langue.
Sortant du couple norme-écart sur lequel se fonde la stylistique classique, les
hypothèses de la grammaire polylectale permettent de porter un nouveau regard
sur la grammaire et sur la langue. Pour dépasser la dichotomie grammaire vs
stylistique, il faut commencer par considérer les limites du système-langue
comme « indéterminées » (1983 : 21). Deux principes de la grammaire polylectale
guident le travail du linguiste : « décrire tout ce qui est attesté » (1983 : 23) et,
au-delà, « assigner à la langue des limites qui ne sont pas celles de l’ attesté, mais
celles du “possible à dire” […] » (1983 : 24). C’ est ce que le schéma 2, lui aussi
librement adapté de l’ article d’ Alain Berrendonner, tente de montrer :
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Grammaire polylectale et reconception radicale de la stylistique
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de la « Nature du système linguistique », Charles Bally revient sur la conception
saussurienne de la langue comme système de solidarités synchroniques : « Dans
un système, tout se tient ; cela est vrai du système linguistique comme de tous
les autres : ce principe, proclamé par F. de Saussure, conserve pour nous toute sa
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valeur » (1965b : 17) ; mais il ajoute aussitôt une nuance importante et trop sou-
vent oubliée alors qu’ elle met pourtant lumineusement le doigt sur le sentiment
qui nous lie imaginairement à notre langue maternelle :
Mais on se tromperait grossièrement si cette vue générale aboutissait à présenter la
langue comme une construction symétrique et harmonieuse. Dès qu’ on essaie de
démonter la machine, on est bien plutôt effrayé du désordre qui y règne, et l’ on se
demande comment des rouages si enchevêtrés peuvent produire des mouvements
concordants.
Si la langue maternelle nous donne presque toujours l’ impression d’ un tout orga-
nique, présentant une unité parfaite, cette impression peut fort bien être illusoire.
[…] Cette croyance à une harmonie presque préétablie répond à un besoin pro-
fond de notre être, besoin d’ équilibre et de synthèse. Mais la réalité nous présente
un tableau bien différent. En fait, quelle est la langue où l’ on découvre, à la lumière
d’ une étude désintéressée, une unité même approximative ? (Bally 1965b : 17-18)
Jules Vendryes est proche de cette position, dans le volume d’ hommage offert à
Bally en 1939 :
Chaque forme se définit par opposition à une autre. Mais il s’ en faut que toutes les
oppositions aient une égale valeur. Il y en a qui s’ imposent et sur lesquelles aucune
hésitation n’ est possible, parce qu’ elles sont fondamentales et rigoureusement défi-
nies. D’ autres admettent un certain flottement, parce qu’ on n’ en sent pas la raison
d’ être. D’ autres enfin ne sont qu’ approximatives et parfois contradictoires : la langue
ne fournit à l’ esprit que des cadres généraux qui ne s’ appliquent pas exactement à
toutes les variétés de la pensée et du sentiment. Il y a donc une certaine liberté qui
est laissée à ceux qui parlent […]. Une grammaire est toujours imparfaite : autour
d’ un noyau solidement établi, il y a toujours des parties plus vagues et moins sûres.
(Vendryes 1939 : 58-59)
Pour Bally, cette illusion de tout organique et d’ unité parfaite, qui se heurte au fait
que toute « grammaire est toujours imparfaite », tient à plusieurs facteurs. Au fait,
d’ abord, que toute langue est le produit d’ un équilibre transitoire entre les for-
ces antagonistes conservatrices de la tradition et les forces actives du change-
ment ; au fait que les contraintes de l’ interaction verbale et les genres de discours
exercent une influence sur la langue elle-même ; au fait, enfin, que les langues ne
sont pas isolées des autres langues et des autres parlures de la langue maternelle
ratifiées par des emprunts qui touchent tous les niveaux du système. D’ où cette
affirmation du paragraphe 11 de Linguistique générale et linguistique française :
609
Normes, standardisation, variétés
11. Peut-on, après tout cela, continuer à parler de système et d’ unité ? Non, encore
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une fois, si le mot système évoque l’ idée d’ une harmonie, si le principe « tout se
tient, tout est associé à tout » fait penser à une construction architecturale. Et pour-
tant l’ usage constant que nous faisons de la langue prouve que, en fait, notre cer-
veau assimile, associe, compare, oppose sans cesse les éléments de la matière
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linguistique et que ceux-ci ont beau être parfois disparates, ils ne se juxtaposent
pas seulement dans la mémoire, mais réagissent les uns sur les autres, s’ appellent,
se repoussent et ne demeurent jamais isolés ; ce jeu incessant d’ action et de réac-
tion finit par créer une sorte d’ unité, toujours provisoire, toujours réversible, mais
réelle. (1965b : 20)
Paul Valéry, dans un de ses cahiers de 1897 intitulé « Analyse du langage », est
très clair sur le statut de la littérature : « La littérature est une extension des pro-
priétés du langage », « Elle est un langage dans un langage ». Il dit encore, dans
« Ego scriptor » (Cahiers 1) :
Ne suis-je pas trop « différencié » ?
Pour moi, (par exemple !) un ouvrage littéraire se propose comme une spéculation
linguistique.
Ce n’ est ni une pseudo-réalité, ni une fantaisie.
Il m’ est devenu impossible de m’ y tromper : c’ est toujours un cas particulier du
système Langage-ordinaire.
Bally est proche de cette position en affirmant, dans un article de 1914 qui
reprend le paragraphe 187 du Traité de stylistique (1909) et les pages 48 et sui-
vantes du Langage et la Vie (1913) :
Les effets littéraires sont tous en germe, à l’ état latent dans la langue commune ; mais
celle-ci, absorbée par sa fonction essentielle, qui est de servir la vie, ne voit dans
ces valeurs que des moyens d’ action ; seul l’ artiste parvient à les dégager et à les
transposer pour les besoins de l’ émotion littéraire ; cette transposition est le propre
du style […] ; là est le grand problème qui se pose à la stylistique littéraire ; mais
elle n’ est pas près de l’ aborder et ne pourra le faire qu’ en replaçant la langue litté-
raire dans son milieu naturel, la langue commune. (1914 : 193)
610
Grammaire polylectale et reconception radicale de la stylistique
si ces créations passent inaperçues, c’ est que la plupart n’ ont pas de lendemain,
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sont oubliées au moment de leur éclosion, et échappent à l’ attention. (1965 : 28)
Ne soyons pas trop absolus […] et disons que cette intention, quand elle existe
chez le sujet parlant, est constamment refoulée à l’ arrière-plan par les nécessités
impérieuses auxquelles obéit le langage dans sa fonction naturelle et dans sa fonc-
tion sociale : besoin d’ adapter son expression aux mille exigences de la vie, besoin
de dire ce qu’ il importe de dire, besoin de tenir compte du ou des interlocuteurs, de
se faire comprendre, de faire prévaloir sa pensée, etc. S’ il arrive alors que les moyens
mis en œuvre pour remplir cette fonction portent en eux une valeur esthétique, ce
qui est très fréquent, ou bien ce caractère est additionnel, inconscient, reste ignoré
de celui qui parle et même de celui qui écoute ; ou bien ce caractère est perçu avec
le sentiment vague qu’ il concourt mieux qu’ un autre à la fonction visée par
l’ expression ; la valeur esthétique du fait de langage est alors vue sous l’ angle du
jugement d’ utilité. (1951 : 179-180)
2. Dans le Cahier 57 de 1911, il ajoute : « beaucoup moins pure qu’ on ne le croit ». Henri Bonnet
& Bernard Brun ont édité les Cahiers 51 de 1909 et 57-58 de 1911 : M. Proust, Matinée chez la
princesse de Guermantes, Cahiers du Temps retrouvé (Paris, Gallimard 1982 : 182).
611
Normes, standardisation, variétés
profit d’ une pure danse des mots. Les deux aspects n’ en sont pas moins corrélatifs :
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le tenseur et la limite, la tension dans la langue et la limite du langage. (1993 : 141)
Pour Deleuze, qui ne cite pas par hasard des linguistes comme Gustave Guil-
laume et William Labov, l’ écriture littéraire effectue toute la puissance de bifur-
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Gertrude Stein, en 1911, commence un des textes de How to write (1995) par
cette formule : « Je suis une grammairienne ». Je n’ en cite qu’ un passage, traduit
dans le n° 141 d’ Action poétique, en 1995 :
[…] La grammaire ne vous fait pas hésiter entre les prépositions. Je suis une gram-
mairienne. Je n’ hésite pas. J’ arrange autrement les prépositions. En grammaire s’ il
n’ y a pas de changement dans le choix le problème n’ est pas d’ hésiter ni de changer
de prépositions. (1995 : 6)
Comme cela a bien été relevé dans une étude de Dazord (1997), le verbe du
début du vers 2 « s’ éloignent » est ici donné sans qu’ une origine spatiale soit posée.
Sémantiquement, un tel verbe laisse attendre un repère à partir duquel le mou-
vement d’ éloignement prendrait tout son sens : s’ éloigner de… Ici, en lieu et
place du « de » attendu – mais non indispensable grammaticalement, si la phrase
s’ achevait avec le vers 2 –, nous trouvons une préposition de lieu dans chacun
des quatre vers : « dans », « au long des », « devant » et « par ». C’ est beaucoup de
préposition pour une strophe de quatre octosyllabes et c’ est même précisément
612
Grammaire polylectale et reconception radicale de la stylistique
cette énumération de nombreux lieux qui fait ressentir l’ absence de point d’ ori-
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gine. Là réside probablement une première beauté grammaticale productrice de
sens : les saltimbanques-baladins-gens du voyage sont une figure d’ errance
absolue, sans origine ni point d’ arrivée fixes.
Reste un autre problème sémantico-syntaxique : si les « baladins » peuvent très
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Normes, standardisation, variétés
logie » sur La parole intérieure (titre d’ un livre de Victor Egger paru en 1881) et
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l’ art de la prose romanesque.
C’ est au même moment, en 1887, que le grand débat sur le style indirect libre
commence en Allemagne. Adolf Tobler3 donne alors la première description
linguistique de la façon dont Zola rapporte les paroles et pensées de ses person-
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nages dans L’ Assommoir (1877). Ce sont des philologues allemands, dans les
grandes revues allemandes de philologie de l’ époque, qui vont donner nais-
sance aux grandes lignes de ce qui deviendra la linguistique de l’ énonciation. Le
débat est lancé entre Tobler qui considère le mélange du style direct et du style
indirect comme un fait de langue et, en 1899, Theodor Kalepky qui y voit un
pur fait de littérature susceptible d’ interprétation littéraire et non pas de des-
cription grammaticale. Le débat rebondit en 1910 avec Fritz Strohmeyer auquel
répond Charles Bally en 1912. Tout cela se passe dans des revues philologiques
allemandes. Le linguiste suisse propose une description des faits à base gram-
maticale et son élève, Marguerite Lips, publie en 1926 son livre intitulé Le Style
indirect libre, chez Payot. Ce débat est une parfaite illustration des limites du
schéma 1 qui implique un rejet dans le stylistique (écart littéraire) de faits attes-
tés en littérature depuis le Moyen Âge et massivement, au xviie siècle, dans les
fables de La Fontaine. Ces faits attestés sont soit placés dans la grammaire –
discours indirect libre aussi évident que les formes du discours direct et indi-
rect – et donc dans la langue, soit placés dans l’ écart stylistique (« style indirect
libre ») et rejetés ainsi hors du système. Selon le paradigme du schéma 2, on
peut dire que des faits pourtant attestés (le DIL) sont longtemps restés invisibles
et hors langue. L’ apparition du patron endophasique a, quant à lui, réalisé une
extension de possibles jusque-là non attestés dans la prose romanesque, mais
identifiés par Victor Egger (1881) et sa description de la « parole intérieure ».
Bibliographie
Adam, J.-M. (1997), Le style dans la langue, Paris-Lausanne, Delachaux &
Niestlé.
Adam, J.-M. (2006), « Penser la langue dans sa complexité : les concepts de gra-
dualité, dominante et comparaison chez Bally », Charles Bally (1865-1947).
Historicité des débats linguistiques et didactiques, Chiss J.-L. (dir.), Louvain,
Peeters, 3-19.
Bakhtine, M. (1984), Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard.
Bally, Ch. (1951 [1909]), Traité de stylistique française, 2 vol., Genève-Paris,
Georg & Cie-Klincksieck.
3. Pour une description approfondie de ce débat sur le « style indirect libre » et pour les réfé-
rences des textes des auteurs que je cite, je renvoie au chapitre 3 de Gilles Philippe 2002 (67-84 et
233-234).
614
Grammaire polylectale et reconception radicale de la stylistique
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Bally, Ch. (1914), « Stylistique générale et stylistique française 1909-1913 »,
Vollmöller’ s romanischer Jahresbericht, XIII, 190-210.
Bally, Ch. (1965b [1932]), Linguistique générale et linguistique française, Berne,
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Odile Le Guern
Université Lumière-Lyon 2
619
Perspectives sémiologiques
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diction est liée à ses contextes d’ utilisation (presse, conférence, situation pédago-
gique, etc.), au paratexte qui l’ accompagne. C’ est alors la dimension pragmatique
qu’ il faut envisager dans le cadre de la problématique de l’ énonciation, du point
de vue du destinateur (ce que je veux ou peux faire dire à l’ image) et du point
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de vue du destinataire (ce qu’ il pourra inférer sur la base de la mise en discours
de l’ image dans le tissu d’ un acte de communication destiné à la transmission
d’ une information dont la visée est un faire savoir et éventuellement un faire
croire). L’ image ne sera donc pas envisagée isolément, mais prise dans un dis-
positif énonciatif qui amène son utilisateur à une mise en mots du document
iconographique (elocutio), qui confère à ce document une place particulière
dans le circuit de la communication (dispositio) et donc le statut d’ argument ou
de proposition (inventio). 3. Mais en amont, il faut, pour pouvoir dire d’ une
image qu’ elle est vraie ou fausse, lui reconnaître des possibilités de prédication,
pouvoir soit l’ envisager comme un tout faisant partie d’ une proposition au titre
de l’ un ou l’ autre de ses constituants (thème ou rhème), soit pouvoir la segmen-
ter en unités de contenu qui, de l’ intérieur de l’ image, pourront être envisagées
comme thème ou rhème.
Dans un premier temps, nous opposerons deux actes de discours dont l’ image
peut faire l’ objet : dire une propriété d’ un objet représenté par l’ image et dire ce
que l’ image représente.
620
Véridiction et prédication dans l’image
cette proposition a été explicité. Si l’ image est discours, elle l’ est virtuellement.
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Sa mise en mots par un sujet énonciateur actualise un des multiples parcours
discursifs qu’ elle propose6. Parmi les motifs représentés par l’ image, seuls quel-
ques-uns seront « aperçus » par le regard du spectateur et ils ne le seront pas de
la même manière. Il y a donc une saisie quantitative mais aussi qualitative des
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Perspectives sémiologiques
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tableau abstrait relève alors de cette iconicité qui, sur le mode de la priméité, ne
réalise pas cette relation de renvoi à un objet du monde et que le modèle de Peirce
n’ envisage jamais autrement que « rhématique »9. À moins que, pour sortir de la
tautologie, on envisage de pouvoir prédiquer : « la toile est bleue ». La prédica-
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tion porte toujours sur l’ image objet et non sur une image signe. L’ actualisation
de l’ image signe reste toujours possible, mais sur le mode de l’ évocation, rele-
vant peut-être d’ une lecture connotative, qui inverserait les rôles actantiels. La
qualité devient le thème, la lecture transitive de l’ image ou l’ évocation de l’ objet
du monde support de cette qualité (c’ est le ciel, l’ eau, etc.) en est le prolongement
prédicatif. C’ est aussi, et à la différence de Klein, ce que nous proposent certains
titres d’ Olivier Debré, Bleu pâle de Loire10, qui, dans son projet de paysagisme
abstrait, permet à ses tableaux d’ échapper à l’ iconicité réflexive pour entrer
dans cette indicialité transitive, accordant toutefois par la structure syntaxique
du titre le statut de thème à la qualité et manifestant la prise en charge de la
phusis par le logos11.
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Véridiction et prédication dans l’image
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ville (le château de Cervières, Loire, vers 1490) », avec son jeu sur les articles,
inverse les rôles qu’ on serait tenté de leur attribuer : c’ est l’ indéfini, habituelle-
ment particularisant, qui construit le type sur la base d’ une occurrence intro-
duite par le défini et dont la mention est mise entre parenthèses. Ainsi le défini
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13. Multi Livre, CE2, section Histoire, p. 30, Hachette, 2002 : « Un château fort et sa ville (le
château de Cervières, Loire, vers 1490). Enluminure de l’ “armorial d’ Auvergne” par Guillaume
Revel, Bibliothèque nationale ».
14. Cela dit, il est probable que l’ auteur de cette enluminure a procédé comme le graveur du
Château Saint-Ange évoqué par Gombrich dans L’ Art et l’ illusion, dans une démarche d’ adapta-
tion d’ un stéréotype et non pas du rendu réaliste d’ un objet auquel il n’ a pas accès en vision
directe. L’ historien ne peut donc pas y voir un simple analogon, et à défaut de pouvoir, de manière
certaine, y retrouver les caractères propres du château et de la cité de Cervières comme occur-
rence, il y cherchera les traits pertinents qui les catégorisent comme type de château ou de cité.
15. On pourrait imaginer un calcul de distance entre le sujet et la classe. Le rapport entre les
similarités et les différences pourrait être envisagé de manière inversement proportionnelle. Le
motif, pris dans un espace tensif, tendrait alors plus ou moins vers l’ indice ou vers l’ icône.
623
Perspectives sémiologiques
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Cervières » ou « non, il ne s’ agit pas d’ un château ». Avant d’ envisager le proces-
sus de véridiction, on peut poser que les deux lectures, indicielle et individua-
lisante ou iconique et catégorielle ne sont pas incompatibles et que, selon un
processus sémiotique dynamique, qui est envisagé par le modèle peircien, le
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16. Nicole Everaert, Le Parcours interprétatif, introduction à la sémiotique de Ch. S. Peirce, Mar-
daga, 1990, p. 34.
17. Elle opère le passage de la priméité à la secondéité : « L’ idée de l’ absolument premier doit être
entièrement séparée de toute conception de quelque chose d’ autre ou de référence à quelque
chose d’ autre ; […] Affirmez-le et il a déjà perdu son innocence caractéristique ; car l’ affirmation
implique toujours la négation de quelque chose d’ autre. » Ch. S. Peirce, C. P. 1.357 ; D. pp. 72-73,
cité par Nicole Everaert, Le Processus interprétatif, p. 34.
18. La lecture catégorielle n’ est pas iconique, elle relève d’ une autre forme d’ indicialité présente
également dans le langage verbal (« la rue où j’ habite » / « j’ aime me promener dans la rue le soir »).
19. En termes peirciens, si l’ image, au niveau du représenter (présentation), est un sinsigne
iconique rhématique, au niveau du dire (présentification), lorsqu’ elle est investie d’ un projet de
signification particulier, que ce soit celui du peintre ou du photographe comme énonciateur 1 ou
celui d’ un utilisateur comme énonciateur 2, elle devient sinsigne indiciel dicent (ou dicisigne).
20. Schéma qui relève de la forme au sens hjelmslevien, forme du contenu pour la vision directe,
de l’ expression pour la représentation qui in-forme pour transmettre les données perçues en
vision directe.
624
Véridiction et prédication dans l’image
validé par la légende. Si l’ image matérielle, celle qui se donne à lire et qui est
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marquée par les caractéristiques d’ un genre, d’ une époque ou d’ une tradition
iconique, une enluminure du xve siècle par exemple, est un énoncé, un fait de
discours, dont l’ objet, qu’ il soit lu comme individu ou comme classe, est en
relation indicielle avec un référent, l’ image schématique, où se rassemblent et se
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stabilisent tous les traits qui définissent un type d’ objet et qui permet l’ interpré-
tation de l’ image matérielle, relève quant à elle de l’ icône21 et de la langue22.
Pour finir sur ce point, une remarque plus particulière sur la photographie :
Il est banal de rappeler le caractère indiciel de la photographie, ce qu’ exprime
très bien la formule de Barthes, « ça a été ». Elle souligne bien le lien référentiel
avec de l’ existant ou de l’ ayant existé sur le mode d’ une indicialité temporelle, si
je lui donne statut ou fonction de légende ; elle ne dit cependant rien de l’ objet,
individu ou catégorie, même s’ il est présupposé par un interprétant immédiat
mais pas encore dynamique. La relation de renvoi semble virtualisée comme si
le pronom démonstratif « ça » restait vide de tout contenu. Pourtant, dès que l’ on
veut nier le « ça a été », la relation de renvoi à un objet du monde, à un état de
chose ou à un événement (indicialité individualisante seulement car la catégorie
ou le type échappe à la temporalité), doit être réalisée. Je ne peux pas nier le
postulat d’ existence sans savoir sur quoi porte ce postulat.
21. D’ autres images de château, dans le même manuel, viendront consolider cette acquisition,
De nature schématique, sans lien avec aucune référence que ce soit avec un objet du monde, sinon
avec un référent comme actualisation du type ou designatum actualisé, elles ne retiennent que les
traits visuels pertinents qui correspondent à la définition de la notion, dans une démarche plus
intensionnelle qu’ extensionnelle.
22. À la vérité en logique extensionnelle correspond la cohérence en logique intensionnelle.
23. Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La Logique ou l’ art de penser, Flammarion, 1970, p. 156,
Partie 2, Chap. III.
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Perspectives sémiologiques
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informatif de l’ énoncé, ou plutôt l’ expression par un acte de discours de la per-
ception par un sujet de ce qu’ il perçoit. Dès lors que l’ on envisage l’ instance de
vision, qui tient compte d’ un hors-cadre (espace depuis lequel je regarde), il
vaut sans doute mieux concevoir le prédicat comme une fonction dont les ter-
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mes aboutissants sont les actants, le regardant et le regardé, conception qui met
le verbe, et d’ abord le verbe de perception, au centre de la phrase, comme « clef
de voûte » dit Ducrot24. On place ainsi en premier lieu l’ action de voir comme
une fonction entre les deux actants que sont le sujet percevant et ce qu’ il voit.
Ce qu’ il voit peut relever de la vision directe ou être pris en charge par une
image qui, transparente, se fait oublier, tout impliquée dans sa fonction transi-
tive d’ image signe, ou relever d’ une image qui s’ impose aussi comme image
objet. Je prendrais pour exemple ce tableau de Vermeer intitulé La Lettre ou Jeune
Femme écrivant une lettre25, formulation qui ne manque pas de rappeler là encore
La Logique de Port-Royal, qui ramène tout énoncé de faire (raconter) à un énoncé
d’ état (décrire) avec la paraphrase « est + adjectif verbal », inscrivant toujours le
procès dans une durée qui se confond avec l’ intemporalité de l’ image, ou, pour
être plus précis, qui rappelle que toute image fixe est négation du temps. Il y a
dans l’ énoncé « ce qui est signifié par le verbe substantif, et de plus un certain
attribut qui est affirmé […] comme Dieu existe, c’ est-à-dire, est existant, Dieu
aime les hommes, c’ est-à-dire, Dieu est aimant les hommes. » Par conséquent, « la
jeune femme écrit (est écrivant) une lettre » et je peux rendre compte de la per-
ception visuelle de cet acte d’ écriture de deux manières si l’ on s’ en tient au
rapport de dépendance entre le voir et l’ écrire : « Je la vois écrire » ou « je vois
qu’ elle écrit »26. Pour la première formulation, il y a une relation de forte dépen-
dance syntaxique entre les deux propositions marquée par un accusatif : la jeune
femme est objet de l’ acte de voir avant d’ être sujet de l’ acte d’ écrire. La conjonc-
tion de subordination assure au contraire une relative autonomie aux deux pro-
cès. La première formulation ressortirait davantage d’ une perception spontanée
où « voir » exprime une sensation et ne sert que de tremplin pour dire l’ action
d’ écrire. La deuxième formulation semble proposer une démarche plus intellec-
tuelle, où « voir » traduit un constat. Elle est un jugement, une interprétation,
l’ affirmation d’ une action, qui placerait « écrire » à son tour comme prédicat
entre actants (« elle » et la lettre), tout en opérant aussi une mise à distance entre
ce qui est vu et l’ instance de vision. La première sera plus naturellement niée
par : « non, tu te trompes, elle n’ écrit pas une lettre », la négation portant sur la
complétive infinitive. Pour la deuxième, si je peux nier l’ action d’ écrire, je peux
aussi rétorquer : « non, tu ne vois rien du tout ! », parce que le spectateur parle
24. Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, art. « Fonctions syntaxiques », p. 274.
25. Vermeer, La Lettre (Jeune Femme écrivant une lettre), 1667, H/T, 71,5X60,5.
26. Nous avons pu, sur ce point, consulter la thèse de Fabrice Marsac, Les Constructions infinitives
régies par un verbe de perception, sous la direction de Jean-Christophe Pellat et Martin Riegel,
2006.
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Véridiction et prédication dans l’image
de lui-même tout autant que de la jeune femme, je peux nier l’ action de voir
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tout autant que l’ acte d’ écriture représenté. Cette analyse est déjà proposée par
les auteurs de La Logique de Port-Royal : « Tous les Philosophes nous assurent que
les choses pesantes tombent d’ elles-mêmes en bas ; si mon dessein est de montrer
que les choses pesantes tombent d’ elles-mêmes en bas, la première partie de
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27. Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La Logique ou l’ art de penser, Flammarion, 1970, pp. 174-
75, Partie 2, Chap. VIII.
28. Philippe Dubois, L’ Acte photographique, Nathan / Labor, 1983.
29. Jean-François Bordron, « Image et vérité », Nouveaux Actes Sémiotiques [en ligne]. Actes de
colloques, 2005, La vérité des images, http://revues.unilim.fr/nas/.
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Perspectives sémiologiques
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restant au stade du vraisemblable sans pouvoir envisager la vérité de la situation,
il reste aussi ce « sujet cognitif du regard » qui reste disponible pour le démon-
tage de l’ espace figural et des mécanismes qui, dans un premier temps, pouvaient
l’ avoir trompé. Et c’ est la composition fondée sur le dispositif perspectif qui rend
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vraisemblable la place du sujet face à l’ historia qui lui est proposée par la repré-
sentation et donc l’ historia elle-même. Un jugement en termes de valeurs de
vérité portant sur l’ énoncé et son contenu relève d’ une démarche logique et
objective, le jugement de vraisemblance d’ une situation implique la subjectivité
du spectateur ou destinataire32. Entre transparence et opacité de l’ image, le vrai-
semblable permet au spectateur de ne pas décider entre réalité et fiction, entre
« je la vois écrire » ou « je vois qu’ elle écrit », d’ entrer dans le jeu d’ un « faire
croire », d’ accepter le contrat fiduciaire que lui propose le destinateur ou, au
contraire, de le refuser.
30. Ceci par la coïncidence du point de vue à la production avec le point de vue en réception par
le relais, sur le tableau, du point de fuite, signe indiciel du regard du peintre et de celui du spec-
tateur.
31. L’ opposition composition / historia est empruntée à Alberti, De pictura, 1435, dans la traduc-
tion de Jean-Louis Schefer, Paris, Macula, Dédale, 1992.
32. Nous ne faisons pas du probable et du vraisemblable des équivalents. Le premier opère sur
l’ échelle des modalités aléthiques et épistémiques, le second relève de la rhétorique : le peintre
construit un univers probable pour qu’ il soit lu comme vraisemblable.
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DU DOCUMENT À L’ ŒUVRE
François Rastier
Directeur de recherche CNRS-Ertim
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Perspectives sémiologiques
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qui relève plus particulièrement de l’ herméneutique dans la mesure où elle
appelle une interprétation critique pour l’ aborder dans sa complexité. L’ enquête
semble d’ autant plus nécessaire que les notions de document, de texte et
d’ œuvre restent inconnues de la philosophie du langage, qui s’ en tient ordinai-
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rement aux mots et aux propositions, mais a pourtant configuré tant le domaine
de la syntaxe que ceux de la pragmatique et de la sémantique véricondition-
nelle.
Pour articuler les concepts de document, de texte et d’ œuvre, il faut donc intégrer
les facteurs philologiques et herméneutiques à une théorie néo-saussurienne de
la sémiosis, en proposant un modèle sémiotique du texte qui articule non seu-
lement le contenu et l’ expression, mais aussi les pôles du Point de vue (concept
herméneutique) et de la Garantie (concept philologique). Cela conduit à poser
des questions de valeur et de légitimité absentes aujourd’ hui de la critique litté-
raire comme de la linguistique. C’ est par la médiation d’ une linguistique éten-
due à ces questions que l’ herméneutique (trop idéalisée) et la philologie (trop
positivisée) pourraient se rencontrer dans une situation nouvelle, ouverte par
l’ essor de la linguistique de corpus. Détaillons ce point.
(i) En privilégiant leur conservation et leur communication, l’ on préfère sou-
vent à présent traiter des textes et des œuvres en termes de documents, mais cela
évite de poser les questions d’ interprétation. Avec l’ essor de la documentation
numérique, certains auteurs tendent à faire du concept de document une notion
englobante (cf. Salaün, 2010). Or la documentation, discipline appliquée de la
philologie, ne traite ni de l’ élaboration des documents ni de leur lecture. En main-
tenant la distinction entre document, texte, et œuvre, nous souhaitons toutefois
souligner qu’ ils relèvent de trois champs différents, objectivés par des discipli-
nes diverses. Comment donc articuler ces disciplines pour réunifier ces niveaux
de description et d’ intelligibilité ?
Organisée autour de la problématique logico-grammaticale, la linguistique ne
donne pas accès aux documents, sinon par des distinctions entre la première et
la deuxième articulation, entre forme et substance de l’ expression, entre phoné-
tique et phonologie. Elle a même tendance à reléguer au document des unités
linguistiques de premier plan, comme les ponctuations, qui comptent pourtant
pour un cinquième des chaînes de caractères, et, de fait, aucune grammaire
formelle n’ a jamais évoqué la ponctuation.
Quand à l’ informatique, elle n’ a accès qu’ aux documents, pour autant qu’ on
admette qu’ une chaîne de caractères est une unité documentaire. Ainsi le mor-
phème et la lexie, unités linguistiques, ne correspondent pas clairement à des
chaînes de caractères et l’ on sait les multiples difficultés qui en découlent pour
les traitements automatiques du langage.
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Du document à l’œuvre
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nellement autonomisé de son support : dans les termes de la sémiotique hjelms-
lévienne, le support documentaire relève de la substance de l’ expression et le
signifiant de sa forme, dont traite notamment la linguistique. L’ autonomisation
voire la séparation du texte et du document doivent beaucoup à la pratique
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1. Nous entendons par teneur la dualité entre expression et contenu, ou plus généralement
entre Phore et Valeur (cf. l’ auteur, 2008).
2. La stylistique universitaire se trouve ainsi devant une difficulté de principe : pour caractéri-
ser des textes comme œuvres avec des catégories issues de la grammaire, elle se contente le plus
souvent d’ une poétique des procédés.
3. Pour un développement, cf. l’ auteur, 2011a, sur l’ articulation entre teneur et portée.
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Perspectives sémiologiques
Herméneutique : Œuvre
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Linguistique : Texte
Philologie : Document
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Valeur
Point de vue ]------------------[ Garantie
Phore
(i) La dualité sémiotique entre Valeur et Phore (termes qui désignent respecti-
vement le contenu et l’ expression pour tout système de signes) peut être traitée
par la linguistique, dans une perspective néo-saussurienne. Elle intéresse la
linguistique interne.
(ii) La dualité englobante entre Point de vue4 et Garantie fait appel aux tradi-
tions philologique (pour le point de vue en tant que « signature » et la garantie
en tant qu’ authentification), rhétorique (pour le point de vue en tant qu’ éthos)
et herméneutique (pour ce qui concerne les questions critiques de légitimité).
4. La notion de point de vue est née d’ une réflexion sur la connaissance, en tant qu’ elle est liée
à une situation et à un observateur. Pascal (Pensées, 7) et Leibniz (Monadologie, 57) l’ ont intro-
duite en herméneutique, où elle sera reprise par Crusius (1747), pour renouveler l’ antique théorie
du scopus (intention directrice du texte ou de l’ auteur). Chladenius (1742, § 388) l’ a par ailleurs
appliquée à l’ histoire, pour concilier la vérité avec les divergences des interprétations.
Plus encore que Humboldt, qu’ il radicalise, c’ est Saussure qui introduit la notion de point de vue
dans l’ épistémologie de la linguistique : « C’ est le point de vue qui seul FAIT la chose (…) parler
d’ un objet, nommer un objet, ce n’ est pas autre chose que d’ invoquer un point de vue A déter-
miné »). Il en résulte immédiatement que toute la linguistique revient non pas [ ] mais matériel-
lement à la discussion des points de vue légitimes : sans quoi il n’ y a pas d’ objet (2002, 323-351
[III a] [Aborder l’ objet]). Cela vaut pour l’ épistémologie de la sémiotique et notre démarche
consiste à intégrer le Point de vue comme pôle définitoire de tout objet culturel.
Si le Point de vue est une notion qui prend son origine dans l’ herméneutique, la Garantie, qui unit
authenticité interne et légitimité externe, procède de la tradition philologique.
632
Du document à l’œuvre
Ces traditions pourraient, c’ est du moins notre vœu, se trouver unifiées dans une
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linguistique externe qui dépasse la pragmatique. Pour éclairer comment, nous
allons examiner, pour les documents, les textes et les œuvres, les régimes généti-
ques, les régimes d’ accès, d’ objectivation, de parcours et enfin de transmission.
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Les régimes génétiques. – La genèse des documents, des textes et des œuvres ne
va pas de pair et il convient de distinguer les gestes et procédures d’ inscription
(la scriptio), la programmation du texte (l’ inventio et la dispositio de l’ ancienne
rhétorique) et la configuration de l’ œuvre par un projet pratique (éthique ou
esthétique), en incluant l’ anticipation de sa compréhension, l’ accomodatio.
Dans le cas des brouillons littéraires, on passe de la multiplicité des documents
à l’ unité de l’ œuvre. Initialement, des sémiotiques complexes sont en jeu, qui
tiennent compte de la disposition spatiale sur la page, des ratures et de leur
signification modale, des différences de taille de caractères, des passages méta-
linguistiques que sont les notes de régie, etc. Cette élaboration a une valeur heu-
ristique et le projet esthétique de l’ œuvre se précise alors par restriction, sa langue
se détermine dans son ton et son esthésie (comprise comme l’ unité émotion-
nelle des moyens linguistiques mis en œuvre).
Les régimes génétiques varient non seulement selon les discours et les genres, mais
selon les styles : celui de Flaubert est aux antipodes de celui de Proust ; Claude
Simon, qui fut aussi peintre, met à profit une multiplicité de couleurs, etc.
Pour exploiter les dossiers génétiques, trésors philologiques, l’ herméneutique
est requise : chaque rature, chaque reformulation précise un sens futur, car
l’ action créatrice a une dimension critique (commune à la philologie comme à
l’ herméneutique matérielle) et la séquence des gestes sémiotiques atteste une
rectification constante d’ elle-même5.
Les régimes d’ accès. – De ses origines hiératiques et étatiques, l’ écriture a long-
temps gardé une dimension de secret. Exigeant un apprentissage, parfois une
initiation, elle fut l’ apanage de castes (les scribes, les prêtres, les clercs). L’ unicité
du document assurait son authenticité et les précautions prises pour en limiter
l’ accès semblaient la garantir6.
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Perspectives sémiologiques
L’ accès au document est resté très limité jusqu’ à la diffusion de l’ imprimerie, et,
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même sur Internet, il ne va pas de soi, malgré la multiplication des initiatives
open source. En normalisant et formalisant les droits d’ accès, concrétisés à
l’ occasion par des mots de passe, l’ informatique a inscrit dans le document des
préconditions de son déchiffrement. Toutefois, la formalisation des régimes
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Du document à l’œuvre
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ne constitue pas une lecture9.
Quant à la lecture « humaine », il semble que le document numérique invite à
des modes de déchiffrement partiels, par balayage, plus rapides et moins bien
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8. Il s’ agit bien de simples déchiffrements, car les liens d’ association entre mots utilisés et liens
commerciaux sont souvent cocasses : envoyant un courriel à propos de Nietzsche, je me vis obli-
geamment proposer des marteaux de toutes tailles, sans doute parce que cet auteur promeut une
philosophie à coups de marteau.
9. Cette remarque n’ est pas propre au numérique. Les recherches d’ attestations ponctuelles
relèvent de la même problématique : je pense à telle institutrice retraitée scrutant en vain un tome
de La guerre des Gaules pour s’ assurer, sans succès, que sa bourgade nivernaise y était mentionnée.
10. D’ après une enquête conduite par la société Miratech (Le Monde 21-22 nov. 2010), en com-
parant la lecture d’ un journal gratuit en version papier et fac-similé numérique, le document
numérique fait l’ objet d’ un parcours plus rapide (de 20 %), en raison de moindres temps de fixa-
tion oculaires ; à cela correspond une moins bonne mémorisation, de l’ ordre de 20 % également. Les
fixations plus brèves peuvent être liées à des habitudes de balayage de l’ écran, alors que la page
est scrutée, mais aussi au fait que, si la liseuse est un objet mobilier, le document numérique ne l’ est
pas et donc on n’ en perçoit pas le début et la fin, d’ où une forme de désorientation et de stress.
11. On crée aujourd’ hui des corpus de SMS, comme celui-ci : « T ou ». La linguistique a gardé
des origines scolaires de la grammaire un goût prononcé pour les exemples élémentaires et les
philosophies du langage ordinaire n’ ont fait que renforcer cette dilection.
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Perspectives sémiologiques
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en psychologie cognitive.
(iii) Les textes qui revêtent le statut d’ œuvres font à ce titre l’ objet d’ une conser-
vation et d’ une transmission qui tout à la fois leur reconnaissent et leur confèrent
une valeur. Ils appellent une interprétation approfondie, car leur teneur est com-
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plexe et leur portée sujette à débat. Ils relèvent de discours religieux, juridiques,
littéraires, scientifiques, et ils constituent l’ objet privilégié de l’ herméneutique.
Ainsi, alors que la philologie fonde le processus de lecture, l’ herméneutique le
couronne.
En raison même de leur caractère critique, les parcours interprétatifs des œuvres
ne sont ni uniques, ni linéaires, ni déterministes, ni nécessairement séquentiels
ni même connexes. Ils restent indéfinis a priori, sinon infinis. En raison des
équivoques qu’ elle ménage, l’ œuvre impose leur pluralité : configurées par un
projet épistémique, éthique ou esthétique, ses structures particulières restent
susceptibles de reconfigurations multiples qui appellent et autorisent des lectures
diverses selon les lieux, les moments, les pratiques de lecture. L’ œuvre transmet
ainsi des questions, voire des énigmes, non moins que des « informations ».
Dès lors que les œuvres sont enregistrées sur des documents numériques et
intégrées à des corpus à des fins de contraste, leurs parcours d’ interprétation
peuvent à présent être assistés. C’ est alors une herméneutique des sorties logi-
cielles qui participe à leur objectivation, sans rompre pour autant avec les prin-
cipes critiques de la déontologie interprétative.
Bien entendu, les régimes de parcours du document, du texte et de l’ œuvre ne
sont pas étanches et l’ on sait bien que l’ interprétation d’ un texte, voire d’ une
œuvre peut conduire à rectifier le document lui-même. Ainsi, les grands philo-
logues de la Renaissance ont-ils établi et amendé le corpus de l’ Antiquité gréco-
latine. Par exemple, Lorenzo Valla rédige en 1440 une critique textuelle de la
Donation de Constantin (conférant au Pape la potestas sur l’ Empire d’ Occi-
dent) : il décèle en fonction de critères linguistiques, notamment d’ histoire du
vocabulaire latin, une rédaction du viiie siècle et conclut que le document est un
faux, ce que l’ Église finira par reconnaître cinq siècles plus tard. La langue du
texte récuse ainsi l’ authenticité prétendue du document12.
À un autre niveau, la connaissance de l’ œuvre peut conduire à amender le texte
lui-même : sans même revenir aux leçons géniales de Politien, on doit apprécier
comment Tullio De Mauro, dans son édition italienne du manuscrit retrouvé de
Saussure, De l’ essence double du langage (2005), supplée en plusieurs endroits,
de façon si éclairante qu’ elle semble irréfutable, les lacunes du texte.
12. Mathieu Guidère (cf. 2008, pp. 136-148) a brillamment appliqué les mêmes principes pour
étudier la lettre de Zawahiri à Ben Laden (publiée par le Pentagone en décembre 2005) et les
Sinjar Records publiés en 2008 : la grossièreté de ces faux ne laisse pas d’ étonner.
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du même statut d’ objectivité, dans la mesure où ils concrétisent des procédures
d’ objectivation différenciées.
Le document a le statut d’ un objet mobilier perçu dans le couplage avec l’ envi-
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ficités « opératiques »13 des relations du passage considéré avec les autres passages
de la même œuvre et d’ autres œuvres de l’ intertexte. Comme les œuvres sont
issues de pratiques sociales ritualisées et par là décontextualisées, et que leur
stylisation maximalise leur complexité, elles se prêtent à une multiplicité d’ inter-
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13. Le lecteur nous pardonnera cet emploi néologique, opératique ayant trait ordinairement à
l’ opéra.
14. Ibn Abî Dâwud al-Sijistânî (mort en 929), Livre des manuscrits du Coran, traduit de l’ arabe
par A.-L. de Prémare, in Les Fondations de l’ Islam, Seuil, 2002, coll. l’ Univers historique.
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Du document à l’œuvre
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unique correspond l’ interprétation unique et univoque. Du moins le postulat
d’ unité s’ affirme-t-il à tous les niveaux d’ analyse, ce qui s’ accorde avec une
forme rigoureuse du monothéisme. Enfin, le sceau de l’ interprétation répète
sans doute le sceau de la Prophétie.
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