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Du Système Linguistique Aux Actions Langagières. Mélanges en L'honneur D'alain Berrendonner

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Mélanges en l’honneur d’Alain Berrendonner
Du système linguistique
aux actions langagières
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Champs linguistiques Collection dirigée par Marc Wilmet (Université libre de Bruxelles) et
Dominique Willems (Universiteit Gent)
Recherches
Brès J., La narrativité
Cervoni J., La préposition. Étude sémantique et pragmatique
Corminboeuf G., L’expression de l’hypothèse en français. Entre hypotaxe et parataxe
Defrancq B., L’interrogative enchâssée
Demol A., Les pronoms anaphoriques il et celui-ci

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Dostie G., Pragmaticalisation et marqueurs discursifs. Analyse sémantique et traitement lexicographique
Englebert A., L’infinitif dit de narration
Fløttum K., Jonasson K., Norén C., ON. Pronom à facettes
Fuchs C. (Éd.), La place du sujet en français contemporain
Furukawa N., Grammaire de la prédication seconde. Forme, sens et contraintes
Furukawa N., Pour une sémantique des constructions grammaticales. Thème et thématicité
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Gosselin L., Sémantique de la temporalité en français. Un modèle calculatoire et cognitif du temps et de l’aspect
Gosselin L., Temporalité et modalité
Grobet A., L’identification des topiques dans les dialogues
Hadermann P., Étude morphosyntaxique du mot Où
Heinz M., Le possessif en français. Aspects sémantiques et pragmatiques
Huyghe R., Les noms généraux d’espace en français. Enquête linguistique sur la notion de lieu
Léard J.-M., Les gallicismes
Marchello-Nizia Ch., Grammaticalisation et changement linguistique.
Marengo S., Les adjectifs jamais attributs. Syntaxe et sémantique des adjectifs constructeurs de la référence
Martin F., Les prédicats statifs. Étude sémantique et pragmatique
Rézeau P., (études rassemblées par), Richesses du français et géographie linguistique. Volume 1
de Saussure L., Temps et pertinence. Éléments de pragmatique cognitive du temps
Schnedecker C., De l’un à l’autre et réciproquement…Aspects sémantiques, discursifs et cognitifs des pronoms anaphoriques corrélés
Thibault A. (sous la coordination de), Richesses du français et géographie linguistique, Volume 2
Van Goethem K., L’emploi préverbal des prépositions en français. Typologie et grammaticalisation
Manuels
Bal W., Germain J., Klein J., Swiggers P., Bibliographie sélective de linguistique française et romane. 2e édition
Bracops M., Introduction à la pragmatique. Les théories fondatrices : actes de langage, pragmatique cognitive, pragmatique intégrée.
2e édition
Chiss J.-L., Puech C., Le langage et ses disciplines. XIXe -XXe siècles
Delbecque N. (Éd.), Linguistique cognitive. Comprendre comment fonctionne le langage
Englebert A., Introduction à la phonétique historique du français
Gaudin Fr., Socioterminologie. Une approche sociolinguistique de la terminologie
Gross G., Prandi M., La finalité. Fondements conceptuels et genèse linguistique
Klinkenberg J.-M., Des langues romanes. Introduction aux études de linguistique romane. 2e édition
Kupferman L., Le mot «de». Domaines prépositionnels et domaines quantificationnels
Leeman D., La phrase complexe. Les subordinations
Mel’čuk I. A., Clas A., Polguère A., Introduction à la lexicologie explicative et combinatoire.
Coédition AUPELF-UREF. Collection Universités francophones
Mel’čuk I., Polguère A., Lexique actif du français. L’apprentissage du vocabulaire fondé sur 20 000 dérivations
sémantiques et collocations du français
Revaz Fr., Introduction à la narratologie. Action et narration
Recueils
Albert L., Nicolas L. (sous la direction de), Polémique et rhétorique de l’Antiquité à nos jours
Bavoux C. (dir.), Le français des dictionnaires. L’autre versant de la lexicographie française
Bavoux C., Le français de Madagascar. Contribution à un inventaire des particularités lexicales.
Coédition AUF. Série Actualités linguistiques francophones
Béjoint H., Thoiron P. (Éds), Les dictionnaires bilingues. Coédition AUPELF-UREF. Collection Universités francophones
Benzakour F., Gaadi D., Queffélec A., Le français au Maroc. Lexique et contacts de langues.
Coédition AUF. Série Actualités linguistiques francophones
Bouchard D., Evrard I., Vocaj E., Représentation du sens linguistique. Actes du colloque international de Montréal
Bres J., Haillet P.-P., Mellet S., Nolke H., Rosier L., Dialogismes et polyphonies
Chibout K., Mariani J., Masson N., Neel F., (sous la coordination de), Ressources et évaluation en ingénierie des langues.
Coédition AUPELF-UREF. Série Actualité scientifique
Conseil supérieur de la langue française et Service de la langue française de la Communauté française de Belgique (Eds), Langue
française et diversité linguistique. Actes du Séminaire de Bruxelles (2005)
Corminboeuf G., Béguelin M.-J. (sous la direction de), Du système linguistique aux actions langagières. Mélanges en l’honneur
d’Alain Berrendonner
Defays J.-M., Rosier L., Tilkin F. (Éds), A qui appartient la ponctuation ? Actes du colloque international et interdisciplinaire de
Liège (13-15 mars 1997)
Dendale P., Coltier D. (sous la direction de), La prise en charge énonciative. Études théoriques et empiriques
Evrard I., Pierrard M., Rosier L., Van Raemdonck D. (dir.), Représentations du sens linguistique III. Actes du colloque international de
Bruxelles (2005)
Francard M., Latin D. (Éds), Le régionalisme lexical. Coédition AUPELF-UREF. Série Actualité scientifique
Englebert A., Pierrard M., Rosier L., Van Raemdonck D. (Éds), La ligne claire. De la linguistique à la grammaire.
Mélanges offerts à Marc Wilmet à l’occasion de son 60e anniversaire
Hadermann P., Van Slijcke A., Berré M. (Éds), La syntaxe raisonnée. Mélanges de linguistique générale et française offerts à Annie
Boone à l'occasion de son 60e anniversaire. Préface de Marc Wilmet
Queffélec A., Derradji Y., Debov V., Smaali-Dekdouk D., Cherrad-Benchefra Y.
Le français en Algérie. Lexique et dynamique des langues. Coédition AUF. Série Actualités linguistiques francophones
Rézeau P. (sous la direction de), Variétés géographiques du français de France aujourd’hui. Approche lexicographique
Service de la langue française et Conseil de la langue française et de la politique linguistique (Eds), La communication avec le citoyen :
efficace et accessible ? Actes du colloque de Liège, Belgique, 27 et 28 novembre 2009
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Sous la direction de
Gilles CORMINBOEUF
et Marie-José BÉGUELIN

Du système linguistique
aux actions langagières
Mélanges en l’honneur d’Alain Berrendonner

C h a m p s l i n g u i s t i q u e s
Publié avec l’aide de la Communauté française de Belgique, Service de la langue française.

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Pour toute information sur notre fonds et les nouveautés dans votre domaine
de spécialisation, consultez notre site web: www.deboeck.com

Ouvrage publié avec le soutien de l’Université de Fribourg et de l’Université de Neuchâtel.

© Groupe De Boeck s.a., 2011 1re édition


Éditions Duculot
Rue des Minimes 39, B -1000 Bruxelles

Tous droits réservés pour tous pays.


Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photoco-
pie) partiellement ou totalement le présent ouvrage, de le stocker dans une banque de données
ou de le communiquer au public, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.

Imprimé en Belgique

Dépôt légal :
Bibliothèque nationale, Paris : décembre 2011 ISSN 1374-089X
Bibliothèque royale de Belgique, Bruxelles : 2011/0035/008 ISBN 978-2-8011-1647-0
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Photo : M.-J. Béguelin


Alain Berrendonner en été 2005
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AVANT-PROPOS

Marie-José Béguelin et Gilles Corminboeuf

Alain Berrendonner est né le 20 décembre 1946 à Belfort. C’ est dans cette ville
de l’ Est de la France qu’ il fait ses classes primaires avant d’ intégrer le lycée
d’ État, où il optera – à la déception de son professeur de mathématiques – pour
la filière latin-grec. Une fois obtenu son baccalauréat, il poursuit sa formation à
Lyon, au lycée du Parc. En 1968, il réussit successivement le concours du CAPES
et celui de l’ Agrégation de Grammaire. Il est nommé, dans la foulée, assistant
de linguistique française à l’ Université de Lyon II, où il deviendra ensuite maître
de conférences. Pendant plusieurs années, il assume de surcroît une charge de
cours à l’ Université de Saint-Étienne.
Le 5 mai 1978, Alain Berrendonner soutient à Lyon II sa thèse de doctorat d’ État
sur Les référents nominaux du français et la structure de l’ énoncé, réalisée sous la
direction de Michel Le Guern1. Puis sa carrière le conduit à l’ Université de Fri-
bourg (Suisse), où il est chargé de cours avant d’ être élu, en 1980, sur la chaire
de linguistique française qu’ il occupe toujours aujourd’ hui.
Au cours des dernières décennies, Alain Berrendonner a été plusieurs fois pro-
fesseur invité à l’ Université du Québec à Chicoutimi ; il a aussi été professeur
invité aux Universités de Lausanne, de Genève et de Neuchâtel. Il a pris part à
de nombreuses formations doctorales, notamment dans le cadre du réseau de
linguistique française qui associe les Universités de Berne, de Neuchâtel et de
Fribourg (BeNeFri). Il a également assumé les fonctions de doyen de la Faculté

1. Berrendonner, 1978 dans la bibliographie qui figure ci-après.

7
Du système linguistique aux actions langagières

des Lettres de l’ Université de Fribourg (1986-1987) et celle de vice-recteur de cette

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université (1992-1993). De 1996-1998, il a présidé la Société Suisse de Linguis-
tique, et dirige actuellement le Département des Langues et Littératures de
l’ Université de Fribourg.
Au début des années 1980, Alain Berrendonner a été sollicité par Jean-Blaise
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Grize pour lancer et codiriger, chez Peter Lang, la collection « Sciences pour la
communication ». Il en a signé le premier titre, L’ éternel grammairien 2, dont
l’ écho a dépassé les frontières du petit monde des linguistes. La collection
« Sciences pour la communication » continue à suivre son chemin : elle en arrive
bientôt à son centième volume. Ces dernières années, notre collègue s’ est aussi
engagé, aux côtés de Claire Blanche-Benveniste, dans le projet Encyclopédie
grammaticale du français, entreprise de longue haleine dont le but est de fournir
une synthèse critique des connaissances accumulées au cours du xxe siècle sur
les différents aspects de la langue française.
En quelque quarante ans d’ enseignement universitaire, ce sont plusieurs généra-
tions d’ étudiants et de jeunes chercheurs qui ont été formées par Alain Berren-
donner, bénéficiant de sa perspicacité et de sa vaste culture. De la morphologie
à la pragmatique et à la sémiologie, en passant par la syntaxe, la sémantique
lexicale ou interprétative, la rhétorique, la stylistique, l’ argumentation, la réfé-
rence, les théories de la variation, l’ histoire de la langue, les pratiques normatives,
la grammaire scolaire, l’ analyse de l’ oral, le traitement automatique, on peut
dire que rien de ce qui concerne le fait langagier n’ est étranger à Alain Berren-
donner, qui jamais n’ hésite à mettre au programme de ses cours tel ou tel de ces
sujets, au gré de ce qu’ il estime être les besoins de ses étudiants. Inutile de dire
que, grâce à lui, plusieurs générations de diplômés de l’ Université de Fribourg
ont bénéficié d’ une formation en linguistique française particulièrement diver-
sifiée et solide.
Sans cesse à l’ affût de données empiriques pertinentes, de modélisations et de
généralisations inédites, Alain Berrendonner est un savant et un professeur-né.
Perfectionniste, il se fait un devoir – et souvent même un plaisir – de remplacer
lui-même au pied levé tel ou tel de ses collaborateurs grippé ou absent, quel que
soit le thème du séminaire au programme. Connu pour être un lève-tôt (à l’ aube,
l’ esprit est léger !), il repense inlassablement la matière à enseigner, révise et
enrichit ses supports de cours, les adaptant aux progrès du savoir et à l’ évolu-
tion du public.
L’ engagement d’ Alain Berrendonner au service de son métier est total. Dans la
meilleure tradition de l’ école française républicaine et laïque, dont il se réclame,
il se fait une idée élevée des missions de l’ université. C’ est pourquoi il n’ admet
guère que les contraintes administratives ou protocolaires empiètent sur les

2. Berrendonner, 1982.

8
Avant-propos

exigences de la recherche et de l’ enseignement : à cet égard, nulle pression tech-

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nocratique, si puissante fût-elle, n’ est jamais parvenue à entamer son sens aigu
des priorités.
Par nature, Alain Berrendonner est rétif aux effets de mode, aux stéréotypes et
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à toute forme de pensée préformatée. Là où d’ autres se précipitent, lui reste à


l’ écart, rebelle aux pressions, observateur mi-narquois, mi-amusé de l’ agitation
ambiante. S’ il se plaît dans une retraite studieuse et se reconnaît des penchants
d’ ermite, Alain Berrendonner est cependant toujours disponible quand il s’ agit
de discuter d’ une question linguistique : il met alors au service du débat une
sagacité, une connaissance des données empiriques et un sens des rapproche-
ments éclairants qui n’ ont d’ égal que sa qualité d’ écoute. Outre son savoir, sa
réserve sensible et sa profonde sagesse, ce qui frappe surtout chez notre collè-
gue, c’ est l’ acuité de son intelligence, la liberté et l’ honnêteté intellectuelles avec
lesquelles il développe sa théorie linguistique.
Professeur hors pair, collègue serviable et modeste, dont l’ humour, même quand
il semble caustique, dissimule une grande bienveillance, Alain Berrendonner
est l’ auteur d’ une œuvre scientifique remarquable, qui occupe une place à part
dans le paysage de la linguistique française et de la linguistique générale. Mar-
quée par une totale indépendance d’ esprit, sa vision des faits langagiers témoigne
d’ une pensée exigeante qui excelle à spécifier le fonctionnement des différents
niveaux d’ analyse de la langue et à saisir, à tous les étages, ses dimensions varia-
tionnelles et praxéologiques. En un temps où les chercheurs sont poussés à
publier avant d’ avoir pris le temps de penser, Alain Berrendonner médite à fond
les problèmes, sans se laisser inféoder ; il laisse reposer ses écrits, les complète
et les remanie tant qu’ il n’ en est pas satisfait. Dans les recherches qu’ il a menées
au cours de sa carrière, pour lesquelles il a régulièrement obtenu le soutien du
Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS), il n’ a jamais œuvré en
vue d’ autre chose que la vérité scientifique. Quand il s’ agit de la débusquer, il
n’ hésite pas à bousculer les idées reçues, à naviguer à contre-courant des modè-
les dominants, car rien ne lui est plus étranger que l’ opportunisme ou la facilité
intellectuelle. Quel que soit le sujet traité – qu’ il s’ agisse de l’ ironie, de la norme,
de la question, de l’ anaphore, de la dislocation, de la négation, du statut des
pronoms clitiques, de l’ impersonnel, des processus inférentiels, de la litote, de
la théorie des unités, etc. –, chaque étude qu’ il fournit est une synthèse admira-
blement écrite et argumentée. Les notions qui lui sont chères et qu’ il a définies
de manière toute personnelle (mémoire discursive, période, clause, pragma-syn-
taxe…) ont un potentiel explicatif dont la pleine mesure n’ a pas encore été prise.
La sortie annoncée de la Grammaire de la période, actuellement sous presse3,
qui synthétise quinze années de recherches conduites avec le Groupe de Fri-

3. Groupe de Fribourg, à par. 2012.

9
Du système linguistique aux actions langagières

bourg qu’ il anime, donnera une meilleure audience à ses idées, et l’ on souhaite

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que cette parution soit suivie de beaucoup d’ autres.
Comme l’ écrit Henning Nølke dans sa contribution au présent volume : « Par
l’ inspiration qu’ on y trouve toujours, le fruit du travail d’ Alain Berrendonner
dépasse de loin le contenu de sa propre production ». On ne saurait mieux dire :
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ses élèves, collaborateurs et collègues, ainsi que ceux qui ont la chance de dia-
loguer avec lui, peuvent en témoigner. Conscients du peu de penchant d’ Alain
Berrendonner pour les entreprises encomiastiques, ses élèves et ses amis ont
néanmoins souhaité lui offrir ce recueil d’ hommages, pour le remercier à la fois
de sa grande générosité intellectuelle et de tous les débats passionnants que ses
écrits suscitent.

N.B. : Le lecteur trouvera dans ce recueil un des tout derniers textes de Claire
Blanche-Benveniste, qui a tenu à participer à cet hommage, malgré les graves
problèmes de santé qui allaient l’ emporter le 29 avril 2010, soit quelques semai-
nes seulement après avoir envoyé son texte (le 11 mars 2010).
Les éditeurs expriment leur reconnaissance à Corinne Rossari, Denis Apothé-
loz, Janine Jespersen, Ayça Dursen, Florence Rohrbach pour leur précieux
soutien, ainsi qu’ à Emmanuelle Narjoux Vogel pour sa participation très effi-
cace au travail de correction des épreuves. Ils remercient également le rectorat
de l’ Université de Fribourg et la Commission des publications de l’ Université de
Neuchâtel, qui ont subventionné généreusement la parution de ce livre.
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BIBLIOGRAPHIE DES TRAVAUX


D’ALAIN BERRENDONNER

1976
« De quelques aspects logiques de l’ isotopie », Linguistique et sémiologie 1, 117-
135.

1977
« Le fantôme de la vérité », Linguistique et sémiologie 4, 127-160.
« Deux formes de la variation polylectale », Travaux du Centre de Recherches
Sémiologiques 43, 1-29.
« Présentation », Linguistique et sémiologie 4 (L’ illocutoire), 5-15.

1978
Les référents nominaux du français et la structure de l’ énoncé, Lille, Atelier natio-
nal de reproduction des thèses.

1979
« De “ci”, de “là” : exploration dans la structure textuelle », Text vs Sentence : basic
questions of Textlinguistics, J.S. Petöfi (éd.), Hamburg : Buske, 345-355.

11
Du système linguistique aux actions langagières

1980

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« Les grammaires du romantisme », Romantisme. Actes du Colloque de Sonnen-
will, Fribourg, Éditions universitaires, 33-48.
(avec R. Bouché, M. Le Guern & J. Rouault), « Pour une méthode d’ interaction
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pondérée des composants morphologique et syntaxique en analyse automati-


que du français », TA. Informations 21-1, 3-28.

1981
« Zéro pour la question », Cahiers de linguistique française 2, 41-69.
« Qu’est-ce que la sémantique », Feuillets 4, 121-125.

1982
L’ éternel grammairien : étude du discours normatif, Berne, P. Lang.
(avec J. Cosnier, J. Coulon & C. Kerbrat-Orecchioni), Les voies du langage, com-
munications verbales, gestuelles et animales, Dunod, Paris.
Éléments de pragmatique linguistique, Paris, Minuit.
« Les modèles linguistiques et la communication », Les voies du langage, J. Cos-
nier & al., Paris, Dunod, 15-111.

1983
(avec M. Le Guern & G. Puech) Principes de grammaire polylectale, Lyon, PUL.
Cours critique de grammaire générative, Lyon, PUL.
« Note sur la déduction naturelle et le connecteur donc », Logique, argumenta-
tion, conversation, P. Bange, & al., Berne ; Francfort/M., P. Lang, 209-222.
« Connecteurs pragmatiques et anaphore », Cahiers de linguistique française 5,
215-246.
« Généralités sur la pragmatique linguistique », Feuillets 5, 9-12.

1984
« Préface », Actes de discours et performativité en français, O. Ben Taleb, 11-15.
« De l’état présent des “sciences” de la communication », Catalogue des éditions
Peter Lang, 19-26.

1985
« Faux aléthique et Faux helvétique », Protée 13-1, 73-79.

12
Bibliographie des travaux d’Alain Berrendonner

1986

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« Discours normatif vs discours didactique », Étude de Linguistique Appliquée
61, 9-17.
« Jargon et persuasion chez les linguistes », Les discours du savoir, P. Oullet &
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K. Fall (éds), 132-155.


« Note sur la contre-inférence », Cahiers de linguistique française 7, 259-277.

1987
« Stratégies morpho-syntaxiques et argumentatives », Protée 15/3, 48-58.
« L’ ordre des mots et ses fonctions », Travaux de linguistique 14-15, 9-19.
« La logique du soupçon », Pensée naturelle, logique et langage. Hommage à
J.-B. Grize, 287-297.

1988
« Variations sur l’ infinitif », L’ infinitif : une approche comparative, S. Rémi-
Giraud & L. Basset (éds), Lyon, PUL, 149-166.
« Normes et variations », La langue française est-elle gouvernable ? Normes et
activités langagières, G. Schoeni, J.-P. Bronckart & P. Perrenoud, Neuchâtel,
Delachaux et Niestlé, 43-62.

1989
« Éléments pour une sémiotique des évidences », Semiotics and Pragmatics :
Proceedings of the Perpignan Symposium, G. Deledalle (éd.), Amsterdam, J. Ben-
jamins, 179-195.
« Sur l’ inférence », Modèles du discours, C. Rubattel (éd.), Berne, P. Lang, 105-
125.
(avec M.-J. [Reichler-]Béguelin), « Décalages : les niveaux de l’ analyse linguisti-
que », Langue française 81, 99-125.

1990
(avec H. Parret, éds), L’ interaction communicative, Berne, P. Lang.
« Grammaire pour un analyseur. Aspects morphologiques », Les Cahiers du
CRISS 15, 88 p.
« Pour une macro-syntaxe », Travaux de linguistique 21, 25-36.
« Système et interactions », L’ interaction communicative, A. Berrendonner &
H. Parret (éds), Berne, P. Lang, 5-15.
« Attracteurs », Cahiers de linguistique française 11, 149-158.

13
Du système linguistique aux actions langagières

1991

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« Écrire, ordonner, et plus si entente », Revue de Belles-Lettres 3-4, 61-68.
« Variations sur l’ impersonnel », L’ impersonnel, M. Maillard (éd), Grenoble,
Ceditel, 125-132.
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(avec J. Rouault), « Sémantique des objets et Calcul des Noms », KMET’ 91, 1-8.

1992
« Note sur les SN définis “génériques” : objets extensionnels vs intensionnels »,
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(avec M. Fredj, F. Oquendo & J. Rouault), « Un système inférentiel orienté objet
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(avec M.-J. [Reichler-]Béguelin), « Accords associatifs », Cahiers de praxéma-
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14
Bibliographie des travaux d’Alain Berrendonner

1996

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rique : premier, dernier, autre », L’ adjectif : une catégorie hétérogène, Gross G.,
Lera P. & Molinier C. (éds), Studi italiani di linguistica teorica e applicata XXV-3,
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475-502.

1997
(avec D. Miéville & C. Tripet, éds), Logique, discours et pensée. Mélanges offerts
à J.-B. Grize, Berne, P. Lang.
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(avec V. Clavier), « Examen d’ une série morphologique dite “improductive” en
français : les noms dénominaux en –age », Silexicales 1, 35-44.
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« L’ auto-représentation du discours comme espace », Espace et temps dans les
langues romanes et slaves, K. Bogacki & T. Giermak-Zielinska (éds), Varsovie,
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« Schématisation et topographie imaginaire du discours », Logique, discours et
pensée. Mélanges offerts à J.-B. Grize, D. Miéville, A. Berrendonner & C. Tripet
(éds), Berne, P. Lang, 219-237.

1998
« Μηδoν α€γαν. Normes d’ excellence et hypercorrections », Cahiers de linguisti-
que française 20, 87-101.
« Aspects pragmatiques de la dérivation morphologique », Analyse linguistique et
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M. Bilger, K. van den Eynde & F. Gadet (éds), 23-31.

1999
« Histoire d’ une transposition didactique : les “types de phrases” », Tranel 31,
37-54.

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(avec P. Sériot, éds), Le paradoxe du sujet. Les propositions impersonnelles dans
les langues slaves et romanes, Cahiers de l’ ILSL 12.

15
Du système linguistique aux actions langagières

(avec M.-J. Béguelin & M. Bonhomme, éds), Études de syntaxe, de sémantique

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et de rhétorique, Scolia 14.
« Que reste-t-il de nos actants ? Les passifs impersonnels en français », Cahiers
de l’ ILSL 12, 43-53.
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2001
(avec M.-J. Béguelin), « Circulation des termes et dérive terminologique »,
Métalangage et terminologie linguistique, B. Colombat & M. Savelli (éds),
Bruxelles, Peeters, tome I, 29-41.

2002
« Portrait de l’ énonciateur en faux naïf », Semen 15, 113-125.
« Et si on remettait la grammaire aux régimes ? », Tranel 37, 31-45.
« Les deux syntaxes », Verbum XXIV, 23-35.
« Morpho-syntaxe, pragma-syntaxe et ambivalences sémantiques », Macro-
syntaxe et macro-sémantique, H.L. Andersen & H. Nølke (éd.), Berne, P. Lang,
23-41.
« Types », Les facettes du dire : hommage à Oswald Ducrot, M. Carel (éd.), Paris,
Kimé, 39-53.

2003
« Éléments pour une macro-syntaxe : actions communicatives, types de clauses,
structures périodiques », Macro-syntaxe et pragmatique. L’ analyse linguistique
de l’ oral, A. Scarano, (éd.), Rome, Bulzoni, 93-109.

2004
« Grammaire de l’ écrit vs grammaire de l’ oral : le jeu des composantes micro- et
macro-syntaxiques », Interactions orales en contexte didactique, Rabatel, A. (éd.),
Lyon, PUL, 249-262.
« Intensions et extensions », Structures et discours : mélanges offerts à Eddy Roulet,
Auchlin, A. & al. (éds), Québec, Nota bene, 151-165.

2005
« Question et mémoire discursive », Les états de la question, C. Rossari & al. (éd.),
Québec, Nota bene, 147-171.

16
Bibliographie des travaux d’Alain Berrendonner

2007

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« Dislocation et conjugaison en français contemporain », Cahiers de praxéma-
tique 48, 85-110.
« Chronique. La linguistique française en Suisse », Le français moderne 2, 262-
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266.

2008
« L’ alternance que / #. Subordination sans marqueur ou structure périodique ? »,
Modèles syntaxiques, Van Raemdonck, D. (éd.), Berne, P. Lang, 279-296.
« Il est beau le lavabo, il fait problème cet intonème », L’ énonciation dans tous ses
états. Mélanges offerts à H. Nølke, M. Birkelund, M.-B. Mosegaard-Hansen &
C. Norén (éds), Berne, P. Lang, 669-686.
« Pour une praxéologie des parenthèses », Verbum XXX-1, 5-23.

2011
« Négativité et double jeu énonciatif », La Litote. Hommage à Marc Bonhomme,
A. Horak (éd.), Berne, P. Lang, 127-144.
« Unités syntaxiques et unités prosodiques », Langue française 170, 81-94.

À paraître
(avec le Groupe de Fribourg), Grammaire de la période I, Berne, P. Lang.
(avec le Groupe de Fribourg), Grammaire de la période II : les parenthèses, Berne,
P. Lang.
(avec le Groupe de Fribourg), Dérivations morphologiques et typages des entités
sémantiques, Tranel.
« Polyphonie (I) : Énonciation et mimésis », Essais de néo-rhétorique, A. Berren-
donner & al. (éds.), Berne, P. Lang.
« Autour de la rection », Penser les langues avec Claire Blanche-Benveniste,
S. Caddéo, M.-N. Roubaud, M. Rouquier & F. Sabio (éds), Publications de
l’ Université de Provence, Aix-en-Provence.
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BÉRURIER DÉBÂILLONNE (COMME LE JAMBON)


NOTRE RAVISSANTE MEURTRIÈRE…
CONSIDÉRATIONS SUR LA STRUCTURE
INTERNE DES VERBES PARASYNTHÉTIQUES
EN DÉ– NÉGATIF

Franziska Heyna
ATILF (Nancy Université – CNRS) et Université de Fribourg

1 Préambule : position du problème et limites


des approches traditionnelles
Cette étude vise à décrire la structure interne des verbes parasynthétiques à
l’ exemple des dé-Verbes dénominaux de type désherber, dépoter et dévisser 1.
Dans une partie introductive, nous rappellerons brièvement la définition de la
parasynthèse telle qu’ elle émane des travaux de Darmesteter, avant de montrer
que le recours systématique à des données attestées en contexte aboutit à une
remise en question de certains aspects clés des descriptions traditionnelles de la
notion : (i) on cherchera en particulier à démontrer que le recours au critère de
non-attestation d’ une étape intermédiaire a une pertinence limitée ; (ii) au sujet
du suffixe verbal, on montrera que la prise en compte de la seule structure de
surface conduit à des descriptions inadéquates et à des conclusions erronées.

1. On distingue généralement deux préfixes dé–, l’ un à valeur dite intensive (débattre, dévisa-
ger), l’ autre à valeur globalement négative (Boons 1984, Muller 1990, Gerhard 1997 et 1998,
Benetti et Heyna 2006). Seuls les verbes construits sur le préfixe à valeur « négative » nous inté-
ressent ici.

21
Morpho-syntaxe et catégories

Dans une seconde partie, nous exposerons des arguments en faveur de la pré-

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sence d’ un suffixe dérivationnel. Dans la dernière partie, nous chercherons à
faire valoir que les verbes parasynthétiques, composés d’ un préfixe, d’ un mor-
phème base et d’ un suffixe, comportent une structure interne hiérarchisée.
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1.1 La parasynthèse selon Darmesteter (1895)


La théorisation de la parasynthèse est étroitement liée aux travaux de Darmes-
teter (1848-1888)2, dont l’ extrait suivant, emprunté à son Cours de grammaire,
fournit un bon aperçu :
Soit barque et embarquer : le français ne possède ni le substantif embarque, ni le
verbe barquer ; il suffit cependant du rapprochement, de la synthèse du préfixe
em et du suffixe er avec le radical barque pour qu’ il en sorte immédiatement le
verbe embarquer. Entrecolonne n’ existe pas, ni colonnement ; il suffit cependant de
la synthèse du préfixe entre et du suffixe ment avec le radical colonne pour produire
le composé.
Ces sortes de composés, où préfixes et suffixes se combinent avec le radical, ont
reçu le nom de parasynthétiques, du grec para indiquant juxtaposition et de syn-
thétique : ce terme exprime bien une formation où trois éléments juxtaposés
concourent, par voie de synthèse, à la formation d’ un mot nouveau. (Darmesteter,
1895 : 23)3

L’ un des traits définitoires des formations dites « parasynthétiques » consiste


dans l’ ajout simultané d’ un préfixe et d’ un suffixe à une base nominale (substan-
tif ou adjectif). Un corollaire de cet ajout simultané de deux affixes, formalisé
sous (1), est le critère de non-attestation d’ une étape intermédiaire entre la base et
le dérivé parasynthétique4. Par conséquent, un dérivé est analysé comme « para-
synthétique » s’ il n’ existe ni dérivé préfixé [*pX], ni dérivé suffixé [*Xs], mais
uniquement un dérivé trimorphémique de type préfixe-base-suffixe [pXs]5.
(1) pXs embarquer : em–barque–(er)
ni *pX (base préfixée) : *embarqueN
ni *Xs (base suffixée) : *barquerV

2. Bien que la création du terme de « parasynthèse » doive effectivement être attribuée à Dar-
mesteter, Butet de la Sarthe (1818) a décrit ce mécanisme de formation des mots bien avant
Darmesteter, sous l’ étiquette de « composés-dérivés » (Heyna 2009).
3. Toutes les mises en évidence dans les citations sont de notre fait.
4. Corbin avance principalement deux objections au critère « de non-attestation ». D’ une part,
l’ auteur critique le flou de la notion, qui relève, selon elle, bien souvent du sentiment intuitif et
subjectif des linguistes (1987 : 21 ssq. et 122). D’ autre part, elle condamne l’ introduction de
notions comme « attestation » ou « familiarité » dans le modèle de la compétence, alors que dans le
paradigme de la GGT, ces notions ne peuvent relever que du domaine de la performance (1980 :
185-186).
5. À savoir : p = préfixe, s = suffixe et X = base.

22
Bérurier débâillonne (comme le jambon) notre ravissante meurtrière…

Dans la perspective traditionnelle, débeurrer serait analysé comme un verbe

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préfixé en raison de l’ attestation du verbe beurrer, alors que désherber ferait
partie de la classe des verbes parasynthétiques (désormais VPS).

1.2 Limites de la définition traditionnelle


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Un premier point litigieux, qui découle des descriptions issues de la tradition


darmesteterienne, concerne le fait que bien souvent des verbes à étape intermé-
diaire (i.e. des verbes préfixés) fonctionnent sur le plan sémantique selon le
même modèle que des verbes sans étape intermédiaire (i.e. les VPS) : tant
débeurrer que désherber pourraient être glosés par « séparer ON de OY »6, ce qui
permettrait de généraliser la description sémantique des dé-Verbes construits
sur base nominale.

1.2.1 L’ existence de verbes à multi-construction


Un second point plus fondamental, dans les travaux sur la parasynthèse,
concerne la non-prise en compte de l’ existence de verbes qui présentent des
potentialités de constructions multiples.
Alors que les méthodes d’ analyse sur corpus ont fait leurs preuves dans de nom-
breux autres domaines de la linguistique (syntaxe, macro-syntaxe, etc.), la plu-
part des travaux, dans le domaine de la morphologie dérivationnelle, fondent
leurs analyses et modélisations théoriques sur des corpus de dictionnaires, et
donc sur des items isolés, hors contexte :
Les morphologues s’ intéressent en général assez peu aux environnements situa-
tionnels, pragmatiques, ou interactionnels dans lesquels les formes lexicales appa-
raissent, se cantonnant le plus souvent dans une conception strictement lexicale et
logocentrique des faits morphologiques. (Apothéloz et Boyé 2004 : 379)

Une première conséquence des travaux d’ obédience lexicaliste concerne la déli-


mitation de la classe des dérivés à étudier : pour la plupart des linguistes et lexi-
cographes, l’ existence d’ une étape intermédiaire est une raison suffisante pour
écarter ce type de dé-Verbes de la classe des VPS. Le recours au critère d’ attesta-
tion opère donc une simplification des phénomènes dérivationnels, en niant
l’ existence de verbes à multi-construction7.

6. ON abrège l’ objet-de-discours instancié par le nom base et OY celui auquel réfère l’ argument
externe.
7. Une autre conséquence d’ une approche purement lexicaliste concerne la nature des faits
analysés : ceux-ci seront forcément des dérivés très normés et déjà lexicalisés, puisque répertoriés
dans des ouvrages lexicographiques. Les résultats d’ analyse seront par conséquent incomplets,
étant donné la nature lacunaire des faits retenus (cf. les emplois « atypiques » de certains préfixes
cités au § 3.1.2).

23
Morpho-syntaxe et catégories

Si l’ on veut décrire adéquatement un verbe comme dévisser, il faut tenir compte

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du fait que le verbe simple visser connaît deux constructions, comme le confir-
ment les deux paraphrases issues du TLFi :
(2) visser1 « fixer une chose… à l’ aide d’ une vis… »
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visser2 « serrer en faisant tourner sur un pas de vis »

Dans visser1, l’ actant8 interne <vis> peut être décrit comme un actant-instru-
ment, alors que l’ actant interne dans visser2 renseigne au contraire sur la façon
de faire, d’ où la possibilité de gloser ce verbe par « serrer… à la manière d’ une
vis »9 ou plus simplement par « tourner ». Qu’ en est-il du verbe dévisser10 ?
(3) Le savant passa une partie de la nuit à dévisser, essuyer, visser et revisser
les verres de sa longue-vue. (f, Verne)11
(4) Minoret dévissa la serrure au moyen d’ un couteau avec la prestesse des
voleurs. (f, Balzac)

La question que soulèvent ces exemples est de savoir si un même verbe, faisant
l’ objet d’ une seule entrée de dictionnaire, ne présente pas plusieurs analyses
morphologiques. En (3), le verbe dévisser se paraphrase empiriquement par
« desserrer », ce qui exclut le verbe visser1 comme base dérivationnelle, dans la
mesure où le patient du procès est autre chose qu’ une vis, les verres d’ une lon-
gue-vue en l’ occurrence. La glose de visser2 au sens de « tourner sur un pas de
vis » convient par contre parfaitement et dévisser en (3) s’ interprète comme
« procès inverse12 » de visser2. Sur le plan morpho-syntaxique, le verbe dévisser
en (3) doit donc être analysé comme résultant d’ une préfixation de dé– sur le
verbe visser2 :

8. Afin de distinguer les plans (morpho)syntaxique et sémantique, nous utiliserons le terme


d’ argument pour référer aux constituants sur lesquels opère un verbe au niveau syntaxique (le SN
sujet et les régimes d’ un verbe) et le terme d’ actant pour désigner les participants d’ un procès
sur le plan sémantique (cf. Berrendonner 1995). Dans notre emploi, la notion d’ actant interne est
cependant plus large que celle issue de la tradition de Tesnière (agent, patient, objet, experiencer,
etc.), dans la mesure où elle inclut d’ autres types d’ actants, tels les actants-cible (<herbe> dans
désherber) et les actants-site (<prison> dans emprisonner), ou encore les actants-manière (<vis>
dans dévisser, formé sur visser2).
9. Cette interprétation suppose une interprétation métonymique de l’ actant interne <vis>
(cf. Bonhomme 2006).
10. L’ acception particulière du verbe dévisser dans le langage des alpinistes ne nous intéresse pas
ici (cf. « La métaphore dévisser, usitée par les alpinistes, est parfois appliquée à une chute à grande
vitesse, en haut d’ une bosse » (f, Comment parlent les sportifs).
11. Les exemples sont issus de Frantext (f) et d’ Internet (w).
12. Nous concevons la notion de procès inverse non pas dans une acception référentialiste basée
sur des contraires ou des représentations oppositives de natures diverses, mais comme la permu-
tation de deux états résultants : « un prédicat B est dit l’ inverse de A, si A opère une transformation
d’ états (op_trans (État1, État2))yx et B une transformation de type (op_trans (État2, État1))yx »
(Cf. Heyna 2009).

24
Bérurier débâillonne (comme le jambon) notre ravissante meurtrière…

(5) [p – [X – s]] préfixation sur un verbe attesté

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[dé – [visser2] schème interprétatif <faire l’ action inverse de V>

La présence du verbe simple et du verbe préfixé par re– dans l’ entourage proche
du verbe dévisser parle également en faveur de l’ interprétation d’ un procès
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inverse.
Pour l’ occurrence (4), en revanche, le verbe dévisser doit être glosé par « enlever
la/les vis de OY », ce qui correspond à l’ interprétation privative des VPS du type
dénoyauter par exemple. Vu la nature du complément, l’ interprétation privative
semble plausible, « la serrure » ayant été fixée par des vis. Un complément cir-
constanciel précise finalement les modalités de ce procès privatif, à savoir « au
moyen d’ un couteau ». Étant donné le contexte, le verbe dévisser tel qu’ il est
employé en (4) ne peut pas relever du même parenthésage des morphèmes que
celui proposé en (5). Pour cette occurrence, il faut reconsidérer le type de bran-
chements binaires et envisager la possibilité que l’ interprétation privative cor-
responde à une différence au niveau de la structure interne, sans que celle-ci
puisse être figurée pour l’ instant :
(6) ?[pXs] analyse dite « parasynthétique »
schème interprétatif <enlever ON de OY > ou <enlever OY de ON>

Notons encore au sujet des dé-Verbes parasynthétiques que les actants ON et OY


entrent dans différents types de relations référentielles, tels des rapports de
partie-tout ou des rapports d’ inclusion locale (Heyna 2009 et 2012, à par.).
Les occurrences (3) et (4) ont permis de souligner que pour un même verbe
trimorphémique, deux analyses – respectivement (5) ou (6) – sont parfois équi-
probables. La prise en compte d’ exemples en contexte met en évidence que les
phénomènes dérivationnels ne sont pas réductibles à une option d’ analyse qui
est basée exclusivement sur le critère d’ attestation d’ une étape intermédiaire.
Au contraire, chaque nouvelle occurrence d’ un verbe trimorphémique néces-
site une analyse précise, comme le montrent les extraits (7) à (9) :
(7) Quelle différence y a-t-il entre la moutarde Amora et la moutarde Maille ?
Aucune, sinon que le couvercle de l’ une se décapsule, alors que celui de
l’ autre se dévisse. (f, Perec)
(8) Et notre père de nous montrer un tour : dévisser le bouchon de la salière et
le reposer soigneusement. Ceux qui s’ en serviraient après nous renverse-
raient tout le sel sur leur plat. (f, Schreiber)
(9) Impossible de dévisser la grosse vis de vidange de ma centrale vapeur !
Celle-ci est bloquée par le calcaire et son pas de vis est un peu endommagé.
(w, http://fr.answers.yahoo.com/question/index?qid=20071002115404AA
HjdvT, consulté le 9 janvier 2010)

25
Morpho-syntaxe et catégories

Dans les occurrences (7), (8) et (9), l’ analyse la plus adéquate du verbe dévisser

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semble être la même que pour (3), à savoir la segmentation [dé– [visser2]].
Contrairement à ce qu’ on peut observer dans les dé-Verbes parasynthétiques
(Benetti et Heyna 2006), les actants externes couvercle, bouchon et vis n’ entre-
tiennent pas de rapports de type partie-tout avec l’ actant interne <vis>, mais se
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caractérisent par le fait qu’ ils se fixent par un mouvement rotatif. À titre
d’ exemple : le SN « la grosse vis » en (9) désigne le patient du procès dévisser et
la mention d’ un « pas de vis » dans le contexte étroit du verbe dévisser précise
les modalités du procès.
En revanche, dans (10) à (12), le procès dénoté par le verbe dévisser correspond
bien à une action privative – telle que schématisée en (6) – dont l’ état résultant
est que les vis ont été ôtées :

(10) La bière était en chêne, et ils se mirent à dévisser la paroi supérieure qui
faisait couvercle. L’ humidité de la terre avait rouillé les vis et ce ne fut pas
sans efforts que la bière s’ ouvrit. (f, Dumas fils)
(11) Heureusement pour lui, la gâche de la serrure était fixée en dehors par qua-
tre grosses vis. À l’ aide du poignard, il put dévisser, non sans de grandes
peines, la gâche qui le retenait prisonnier, et posa soigneusement les vis sur
le bahut. (f, Balzac)
(12) La porte, dont il tourna le bouton jusqu’ à tordre le fouillot, résista à l’ effort
de ses mains puissantes. Il entreprit alors d’ en dévisser la serrure avec un
canif, mais les deux lames se cassèrent sans avoir pu faire tourner une seule
des quatre vis. (f, Green)

Quant au verbe décacheter en (13), il est parfaitement ambigu et le contexte ne


permet pas de conclure à l’ une ou l’ autre structuration interne ((5) ou (6)) :

(13) J’ ai fait glisser le rasoir, la cire venait toute seule… Après, j’ ai pensé qu’ en
étant très soigneux on pourrait ramollir aussi les cachets des lettres pour les
détacher. Je me suis exercé sur les billets que je vous écrivais. Vous vous
souvenez ? Je les ai toujours cachetés. Pour pouvoir les décacheter, et les
recacheter avant de vous les donner… (f, Chandernagor)

Les verbes simple et préfixé par re–, ainsi que le caractère itératif du procès
argumentent plutôt en faveur d’ une préfixation sur le verbe simple. La descrip-
tion du procès au début de l’ extrait oriente au contraire en faveur d’ une inter-
prétation privative du procès, qui consiste à détacher la cire de l’ enveloppe…

1.2.2 Absence de précision sur la nature du rapport


entre les morphèmes
Dans la littérature sur les parasynthétiques, on observe que le rapport qu’ entre-
tiennent les différents segments constitutifs des VPS n’ est généralement pas

26
Bérurier débâillonne (comme le jambon) notre ravissante meurtrière…

précisé, si ce n’ est dans une perspective concaténatoire, en particulier à travers

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la notion d’ « ajout simultané » de deux affixes. Nous chercherons à faire valoir
que la notion de « dépendance », empruntée à Hjelmslev (1968-1971), est un
outil adéquat pour décrire le lien entre préfixe, base et suffixe (infra, § 3.1.1).
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1.2.3 La question du suffixe verbal

Comme dernier point litigieux, il y a la question du suffixe verbal. Selon Corbin


(1980, 1987), l’ affixe d’ infinitif –er n’ est pas un suffixe dérivationnel, mais une
marque de flexion. Ceci la conduit à rejeter l’ hypothèse d’ un mécanisme de
formation par parasynthèse et à décrire les verbes « trimorphémiques » du
1er groupe comme des préfixations sur une base nominale. Cette approche est
également défendue par Fradin, comme le confirme la citation suivante :
<à propos de verbes du type embarquer> Le dérivé met en jeu un préfixe dérivation-
nel et une marque flexionnelle. Ces verbes ne posent aucun problème : il suffit de
dire que la préfixation entraîne un changement de catégorie (Fradin, 2003 : 293).13

Le segment –er est effectivement une marque flexionnelle, mais il n’ en résulte


pas pour autant que les verbes du 1er groupe ne comportent pas de suffixe déri-
vationnel. Comme nous allons le montrer ci-après, l’ hypothèse d’ un mécanisme
de préfixation n’ est pas défendable et découle d’ une analyse basée sur les seg-
ments présents en surface.

2 Arguments en faveur d’ un suffixe verbal –i(s)–


ou schwa
La construction d’ un verbe par dérivation suffixale à partir d’ un nom (adjectif
ou substantif) est un processus complexe qui nécessite, entre autres, la prise en
compte de régularités phonologiques, en particulier en ce qui concerne les
variations de forme des consonnes finales latentes. Pour ce faire, la règle de
troncation de Schane-Dell, présentée au paragraphe suivant, constitue un outil
adéquat. L’ argumentaire développé ici en faveur d’ un suffixe verbal –i(s)– ou
schwa dépasse par conséquent le seul cadre des verbes parasynthétiques et vaut
pour tout verbe dénominal ou déadjectival du 1er ou du 2e groupe.

13. Chez Fradin, la rubrique phonologique ne comporte qu’ un préfixe (réalisé par la nasale
ᾶ…), ce qui indique clairement que ces verbes sont considérés comme des préfixés sans suffixe
dérivationnel. Quant aux verbes parasynthétiques en –iser (dératiser, dévirginiser, décafardiser),
ils résulteraient d’ une préfixation sur une base reconstruite (°ratiser, °virginiser, °cafardiser) (Fra-
din 2003 : 295-298).

27
Morpho-syntaxe et catégories

2.1 La règle de troncation dite « de Schane-Dell »

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La règle de troncation dite « de Schane-Dell » décrit les variations de forme de
certains adjectifs qui présentent une alternance entre une forme courte et une
forme longue, telle qu’ elle apparaît par exemple dans [pla]-[plat] (plat-plate).
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Partant de cette alternance, Dell soutient que tous les lexèmes à finale conso-
nantique possèdent une représentation phonologique unique qui correspond à
la forme longue :
Nous pouvons postuler pour tous les morphèmes, qu’ ils soient susceptibles ou non
d’ alternances en genre, une représentation sous-jacente unique qui correspond
à la forme longue, et dont la forme courte se déduit par soustraction du segment
final si celui-ci est une obstruante. (Dell 1985 : 181)

Au niveau de la structure superficielle, les consonnes latentes ne se réalisent que


si elles sont immédiatement suivies d’ un son vocalique :
une obstruante finale de morphème est effacée dans tous les contextes autres que
— + V et — # V, c’ est-à-dire dans les contextes suivants :
— + C : petit + s # ami + s [ptizami] / *[ptitzami]
— # C : petit + clou [ptiklu] / *[ptitklu]
— ## : c’ est trop petit ## [pti] / *[ptit]. (Dell 1985 : 182)

Dans l’ exemple de Dell, on a affaire à un morphème flexionnel (le morphème


du pluriel), mais la règle s’ applique également aux morphèmes dérivationnels.
Rappelons à ce propos que la grande majorité des suffixes du français commence
par un son vocalique (Dell 1985 : 181-182), cet état de fait permettant d’ expliquer
pourquoi la variante longue (sans la mise en œuvre de la règle de troncation)
est retenue en tant que morphème-base dans de nombreux contextes dériva-
tionnels.

2.2 Le suffixe /i/~/is/ pour les verbes du 2e groupe


Pour les VPS du deuxième groupe, la règle de troncation permet de démontrer
qu’ ils comportent un suffixe dérivationnel /i/~/is/. Les VPS en –ir sont majori-
tairement formés sur une base adjectivale. La comparaison des conjugaisons
des verbes agir, verbe non construit, et adoucir, verbe construit, montre que
le second est construit par affixation d’ un suffixe dérivationnel /i/~/is/ :
(14) agir (il) agi-(t) : /aZi+Ø/
(nous) agiss-(ons) : /aZis+7/
(ils) agiss-(ent) : /aZis+e/
(15) Adjectif Ž Verbe
doux Ž (il) a-douc-i-(t) : /a+dus+i+Ø/
(nous) a-douc-iss-(ons) : /a+dus+is+7/
(ils) a-douc-iss-(ent) : /a+dus+is+e/

28
Bérurier débâillonne (comme le jambon) notre ravissante meurtrière…

En (14), on a clairement affaire à un verbe non construit : les sons /i/~/is/ dans

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le verbe agir font nécessairement partie du radical verbal, les flexifs de person-
nes étant notés entre parenthèses dans la transcription orthographique.
La situation est un peu plus complexe pour le verbe adoucir en (15). Selon le
postulat de Dell, /dus/ est la représentation sous-jacente de l’adjectif-base. Le
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maintien de la forme longue s’explique par la présence du son vocalique /i/~/


is/14 qui – dans ce cas de figure – ne peut être analysé que comme un suffixe
verbal, situé entre la base adjectivale et les flexifs.

2.3 Le suffixe schwa pour les verbes du 1er groupe


Le raisonnement est identique pour les VPS du premier groupe, si ce n’ est que
le suffixe verbal se manifeste discrètement par la voyelle schwa. Nous prendrons
en compte trois contextes morphophonologiques, propices à démontrer la pré-
sence de schwa.

1. Selon Boyé (2000 : 125), le singulier du présent de l’ indicatif possède un flexif


à réalisation phonologique zéro :
(16) Adjectif Ž Verbe
gris Ž (il) gris-(e) : /griz+ə+Ø/
(nous) gris-(ons) : /griz+ə+7/
(ils) gris-(ent) : /griz+ə+ e/
niais Ž (il) déniais-(e) : /de+njHz+ə+Ø/

À la 3e personne du singulier, le maintien de la consonne fricative /z/ dans (il)


grise ne peut donc pas s’ expliquer par l’ impact d’ un flexif. Par conséquent, il
faut poser l’ existence d’ un suffixe schwa non observable au niveau segmental,
tant pour le verbe griser que pour le VPS déniaiser.

2. Un second argument est fourni par la comparaison des verbes tordre et


border dans les formes du futur de l’ indicatif :
(17) tordre (il) tordr-(a) : /tO{d+ra/
(nous) tordr-(ons) : /tO{d+r7/
(ils) tordr-(ont) : /tO{d+r7/

(18) border (il) bord-e-(ra) : /bO{d+ə+ra/


(nous) bord-e-(rons) : /bO{d+ə+r7/
(ils) bord-e-(ront) : /bO{d+ə+r7/

14. Selon Boyé (2000 : 41), le segment « /is/ apparaît si et seulement si l’ affixe flexionnel est à
initiale vocalique ou semi-vocalique », ce qui explique son apparition dans les personnes du pré-
sent pluriel [-7], [-e] et [-e].

29
Morpho-syntaxe et catégories

On peut constater que les radicaux comportent les mêmes enchaînements de

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sons. En revanche, les verbes du 1er groupe contiennent un segment vocalique
[œ] – /bO{d+ə+ra/ – qui ne s’explique pas par les contraintes morphophonolo-
giques usuelles. Là aussi, nous devons admettre qu’ il s’ agit du suffixe verbal
schwa.
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3. Un dernier argument provient des verbes construits sur un substantif anglais,


tels surfer ou encore flirter en (19), qui – au futur de l’ indicatif – compor-
tent également un segment schwa, qui n’ appartient pas au substantif-base :
(19) Substantif Ž Verbe
flirt (il) flirt-e-(ra) : /flœrt+ə+ra/
(nous) flirt-e-(rons) : /flœrt+ə+r7/
(ils) flirt-e-(ront) : /flœrt+ə+r7/

4. Mis à part Apothéloz (2002 : 42-43), les morphologues ne font généralement


pas appel à la règle de troncation de Schane-Dell lorsqu’ ils avancent l’ hypothèse
d’ un morphème zéro, celui-ci ne servant souvent qu’ à justifier le changement
catégoriel N>V15. Or, ce sont précisément des observations d’ ordre morpho-
phonologique qui permettent de justifier le postulat d’ un suffixe verbal dans les
deux groupes de VPS.

3 Structure interne des verbes parasynthétiques

3.1 Outillage méthodologique :


rapports de rection et pré-morphèmes

3.1.1 La notion de dépendance selon Hjelmslev (1968-1971)


1. Une citation, empruntée à Hjelmslev, servira de point de départ pour dépas-
ser une approche linéaire ou concaténatoire des phénomènes dérivationnels et
reconsidérer la description des mots dérivés du point de vue de leur structure
interne :
… l’ essentiel, au fond, n’ est pas de diviser un objet en parties, mais de mener l’ ana-
lyse de façon à tenir compte des rapports ou des dépendances qui existent entre ces
parties, et d’ en rendre compte de manière satisfaisante. (Hjelmslev 1968-71 : 40)

Selon Hjelmslev, les séquences syntaxiques et les construits morphologiques


fonctionnent selon les mêmes principes et présupposent les mêmes types de
relations entre unités minimales :

15. Voir par exemple Zribi-Hertz (1972 : 76-77).

30
Bérurier débâillonne (comme le jambon) notre ravissante meurtrière…

… il existe, à l’ intérieur du mot, des dépendances analogues à celles que les

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mots contractent entre eux dans la phrase, dépendances susceptibles d’ une ana-
lyse et d’ une description de même nature. (Hjelmslev 1968-1971 : 40)

En conséquence, les divers rapports grammaticaux qui constituent la structure


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interne d’ une clause ou d’ un mot construit peuvent être ramenés à une seule
relation, qui est une relation de dépendance ou d’ implication entre occurrences.
Dans cette perspective, la combinatoire morpho-syntaxique englobe un ensem-
ble de procédures qui, dans certains cas, aboutissent à la création de mots
construits suite à des règles de « dérivation morphologique », et dans d’ autres, à
la création de syntagmes et de clauses par le biais de marques d’ intégration
syntaxique.

2. Dans la théorie de Hjelmslev, la rection connaît deux variétés de réalisation


qui sont pertinentes pour notre propos :
t MBdépendance unilatérale décrit une relation « où l’ un des termes seulement
suppose l’ autre, mais non l’ inverse » (Hjelmslev 1968-1971 : 38) :
(20) Dépendance unilatérale : x  (y) « x régit y » ; « y implique x »

t MBrection bilatérale renvoie à une relation d’ implication réciproque (ibid.) :


(21) Implication réciproque : x1 y « y implique x et x implique y »

Les deux types de dépendances se distinguent par le fait que les deux consti-
tuants x et y sont solidaires dans le cas de l’ implication réciproque, alors que
l’ élément régi peut être supprimé dans le cas de la dépendance unilatérale, ce
qui revient à dire qu’ il est facultatif.

3. Appliquée à la catégorie des prépositions, la notion de dépendance permet de


distinguer deux sous-catégories de prépositions :
t MFTQSÏQPTJUJPOTGPODUJPOOFMMFTRVJFYJHFOUVOBSHVNFOU
(22) π2 : [pré-m.16 1 SN]SP {à, en, de, chez, etc.}
*Pierre fait peur Jeanne. *Pierre fait peur à.
*Pierre se promène ville. *Il se promène en.
*Pierre est parti Paris. *Pierre est parti à.

16. La notation « pré-m. » abrège « pré-morphème » : il s’ agit d’ une nouvelle unité catégorielle,
posée à titre d’ hypothèse, qui regroupe certains préfixes et prépositions (voir infra, § 3.1.2.).

31
Morpho-syntaxe et catégories

t MFT QSÏQPTJUJPOT RVJ TPOU TVTDFQUJCMFT EÐUSF FNQMPZÏFT TBOT BSHVNFOU PO

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parle alors de prépositions orphelines (Zribi-Hertz 1984) :
(23) π1 : [pré-m.  (SN)]SP {pour, sur, sans, etc.}17
Pierre vote pour Jeanne. Pierre vote18 pour.
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Les citoyens militent contre cette loi.


Ils militent contre.

Si l’ on admet l’ hypothèse de Hjelmslev, il est possible d’ affirmer que de façon


très générale, les principes constructionnels que l’ on rencontre dans les mots
construits sont similaires aux procédures mises en œuvre par la syntaxe. Par
conséquent, nous appliquerons la notion de dépendance ou rection de Hjelmslev
aux phénomènes dérivationnels, ce qui nous permettra de décrire la structure
interne des VPS et de les distinguer des verbes préfixés.

3.1.2 Les pré-morphèmes : arguments en faveur d’ une catégorie


unique (préfixes et prépositions)
De façon plus radicale, la notion de « dépendance » met en cause l’ opposition
traditionnelle entre préfixes et prépositions. Dans la littérature, cette opposition
catégorielle se fonde sur le critère d’ autonomie d’ emploi : il y aurait en effet une
correspondance entre la non-autonomie et le statut préfixal d’ une part, entre
l’ autonomie et le statut prépositionnel d’ autre part (cf. Amiot 2004).
La notion d’ autonomie d’ emploi est problématique à plus d’ un titre ; plusieurs
interprétations, qui se superposent d’ ailleurs subrepticement, sont en concur-
rence. L’ autonomie d’ emploi semble référer implicitement à une autonomie
graphique, c’ est-à-dire à la possibilité de constituer un mot séparable. Or,
comme l’ ont montré Rastier (1988), Berrendonner et Béguelin (1989) et Bégue-
lin (sous la dir., 2000) entre autres, la notion usuelle de mot n’ est pas une unité
théorique pertinente. En outre, dans Amiot (2004), cette notion semble dénoter
une propriété syntaxique, non moins floue du reste : en effet, les emplois auto-
nomes désignent les éléments qui fonctionnent comme « prépositions et/ou
adverbes »19. Cette description est problématique dans la mesure où toutes les

17. On notera que les trois prépositions à sens local sur, sous et dans privilégient la variante
longue (dessus/dessous/dedans) pour les contextes à argument zéro.
18. Le verbe voter connaît également une construction directe, ce qui explique l’ absence de pour
dans certains emplois : « La majorité des électeurs qui ont autrefois voté communiste, votent
aujourd’ hui socialiste » (f, Mendès-France).
19. Les étiquettes « emplois non autonomes » et « éléments non autonomes » sont manipulées
sans avoir été définies au préalable, si ce n’ est de façon quelque peu circulaire : l’ emploi autonome
est synonyme d’ un « emploi en tant que préposition et/ou adverbes » (Amiot 2004 : 68, n. 5) et, à
l’ inverse, est implicitement considéré comme préfixe tout élément qui n’ assume que des emplois
non autonomes (ibid. : 68-69).

32
Bérurier débâillonne (comme le jambon) notre ravissante meurtrière…

prépositions n’ ont pas « la même capacité combinatoire » (Melis, 2002 : 17). Par

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ailleurs, force est de constater que le critère d’ autonomie dans son acception
syntaxique ne permet pas de rendre compte du comportement combinatoire
des prépositions fonctionnelles, comme à, de et en : ces dernières se caractéri-
sent justement par le fait qu’ elles exigent un argument plein, l’ absence d’ argu-
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ment créant généralement des énoncés agrammaticaux20. Le critère d’ autonomie


d’ emploi est finalement invalidé par l’ analyse du comportement combinatoire
de certains préfixes21, tantôt utilisés en emploi absolu ou à régime implicite :

(24) <à propos d’ invités irrévérencieux> « De plus, ils doivent être tout ce qu’ il y
a de plus anti, et galonnards », avait dit M. Verdurin. (f, Proust)
(25) D’ Estrème est avant tout un anti, nous explique-t-il. Antianglais, antialle-
mand, antirusse, etc. (f, Abellio)
(26) Être ultra, c’ est aller au-delà. C’ est attaquer le sceptre au nom du trône et la
mitre au nom de l’ autel […]. (f, Hugo)
(27) Nuits exécrables. Bruxelles. Samedi. Tous les degrés entre la haine et
l’ amour, entre l’ hypo et l’ hyper, entre n’ importe quel sentiment et son
contraire, comme, en physiologie, entre le trop et le pas assez. (f, Gide)
(28) Cette lampe faisait jaillir de son verre, au contact de l’ index magique, des
pointillés naïfs, lourds d’ un sens instructif, qui représentaient on ne sait
quelle force, quelque chose d’ infra ou de supra quelque chose, propre au
fluide de M. (f, Vialatte)

Ces observations d’ ordre distributionnel, auxquelles s’ ajoute une analogie


formelle22 des morphèmes prépositionnels et préfixaux, nous ont amenée à
argumenter en faveur d’ une catégorie grammaticale unique, qui regroupe les
prépositions et certains préfixes23. Pour désigner les éléments de cette catégorie,

20. Comme le note Melis (2003 : 20), pour les prépositions à et de, il n’ existe que quelques rares
exemples d’ emploi absolu, dont voici une illustration : « Il n’ est pas un homme qui se complaît,
qui accepte, qui se morfond, pour qui la torpeur succède au sommeil, l’ amertume à la ferveur, qui
reste dans. Il est un homme qui va à. » (Vailland, cité dans Cervoni 1991). Sur ce sujet, voir aussi
Ilinski (2003).
21. Ces occurrences contredisent l’ affirmation selon laquelle les préfixes « non autonomes »
dans la typologie d’ Amiot ne connaissent pas d’ emplois autonomes (2004 : 68).
22. Si l’ on considère la liste des « préfixes-prépositions » d’ Amiot (2004), on observe que la plu-
part des éléments recensés ne connaissent aucune variation formelle selon qu’ ils figurent dans un
contexte prépositionnel (sommairement assimilé à la position à droite d’ un terme recteur et
régissant un SN) ou dans un contexte préfixal (i.e. en position intralexicale) : après(–), arrière(–),
avant(–), contre(–), entre(–), pour(–), sans(–), sous(–), sur(–), etc. Cette analogie du signifiant
s’ étend également au paradigme des préfixes « traditionnels », puisqu’ un grand nombre d’ entre
eux possède une préposition morphologiquement identique, éventuellement à un allophone
près : a–/à, dé–/de, en–/en, etc.
23. Il existe une série de préfixes qui se distinguent de la classe des pré-morphèmes par l’ absence
de variante prépositionnelle et par un comportement combinatoire particulier : contrairement
aux pré-morphèmes, les préfixes archi–, extra–, hyper–, hypo– et macro– sont intracatégoriels et
forment des noms de type <N, N> (archiprêtre, hypermarché, hypotension) ou des adjectifs de

33
Morpho-syntaxe et catégories

nous utiliserons désormais le terme de pré-morphème ; les items de cette caté-

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gorie seront notés en italiques et en petites majuscules.

3.2 Structure interne des verbes parasynthétiques


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3.2.1 Contextes distributionnels du pré-morphème DE

Pour pouvoir décrire la structure interne des dé-Verbes, il est nécessaire d’ iden-
tifier le comportement distributionnel du pré-morphème de (dé–, de). Le pré-
morphème de entre dans deux contextes : en tant que constituant d’ un syntagme
prépositionnel – c’ est le contexte π2, illustré par l’ exemple (29) ; et en tant que
constituant d’ un dé-Verbe – c’ est le contexte φ2, exemplifié par (30) :

t $POUFYUFπ2 : … [ __ SN]SP
(29) Pour sortir la plante de son pot, inversez-le en tenant la tige entre vos
doigts et tapez solidement sur le fond du pot. (w, http://www.jardinage.net/
planinte/ ?id=un-rempotage-reussi, consulté le 20 avril 2011)

t $POUFYUFφ2 : [ __ Nom sfx]Vps


(30) Il va tout d’ abord falloir dépoter la plante de son ancien pot, en faisant
attention de blesser le moins de racines possibles.
(w, http://nature.jardin.free.fr/orchidee/rempotage_orchidee.htm, consulté
le 30 mars 2009)

Les rapports de dépendance dans le syntagme « sortir la plante de son pot »


(contexte π2) peuvent être schématisés comme suit :
(31) π2 sortir de son pot

SP Ž V

[pré-m. 1 SN]
de son pot sortir

Comme souligné en (22), de appartient à la catégorie des pré-morphèmes qui


exigent un argument obligatoire. En (29), de régit le SN « son pot », les deux
constituants étant solidaires (*sortir la plante de. *sortir la plante son pot). Quant
au syntagme prépositionnel (SP), il est régi par le verbe sortir. La nature du

type <A, A> (archiplein, extrafin, ultrachic). Par ailleurs, ils comportent une valeur sémantique
spécifique qu’ on pourrait qualifier approximativement d’ augmentative ou d’ intensifiante (cf. les
étiquettes de préfixes intensifieurs ou évaluatifs, Guilbert et Dubois 1961).

34
Bérurier débâillonne (comme le jambon) notre ravissante meurtrière…

rapport de rection entre le verbe et le SP peut être identifiée grâce au test de

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suppression : le SP étant supprimable, on a affaire à un rapport de dépendance
unilatérale entre le verbe et son régime prépositionnel.

3.2.2 Les verbes parasynthétiques :


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deux rangs d’ implication réciproque


Si l’ on admet que les variantes prépositionnelles et préfixales constituent une
unité fonctionnelle, il faut considérer qu’ un pré-morphème dans le contexte
intralexical φ2 possède lui aussi un régime, que nous appellerons argument
interne, qui est instancié par le nom-base.

1. Le rapport de dépendance entre pré-morphème et argument interne est par-


ticulièrement évident dans les dérivés délocutifs de type endimancher ou
attabler, qui sont construits sur les locutions prépositionnelles se mettre [en
+ dimanche] ou se mettre [à + table]24. Mais il est tout aussi valide pour les
autres types de VPS. Nous considérons que la structure interne des VPS com-
porte deux rangs d’ implication réciproque, tels que schématisés sous (32) :
(32) φ2 dépoter

SP 1 sfxSP>V

[pré-m. 1 ON]
de pot /e/

Comme en π2, il y a un rapport d’ implication réciproque entre de et l’ argument


interne <pot>. Ce premier rapport de dépendance est doublé par un second
rapport de même nature, entre le SP intralexical et le suffixe verbal. Dans le
contexte intralexical φ2, le syntagme prépositionnel se trouve nécessairement
dans un rapport d’ implication réciproque avec le suffixe, l’ absence de l’ un des
constituants amenant la perte du lexème verbal.
2. Certains tests paradigmatisants, tels qu’ ils sont pratiqués pour identifier un
rapport de rection par les chercheurs du GARS (Blanche-Benveniste et alii,
1987), corroborent l’ existence d’ un syntagme prépositionnel en position intra-
lexicale. Plusieurs types de constituants commutent en effet avec ce SP et
constituent avec lui un paradigme de forme. À commencer par les adjectifs
formateurs de verbes :

24. Cf. les emplois des locutions prépositionnelles correspondantes : « on nous fait mettre en
dimanche pour « chanter »… » (f, Ozouf) ; « Au bout de quelques instants, un dîneur entre et
s’ attable à la table de mon voisin, qu’ il connaît. » (f, frères Goncourt).

35
Morpho-syntaxe et catégories

(33) φ2 bleuter, rougir

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Adj. 1 sfxAdj.>V
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bleu(t) /e/
rouge /i~is/

Un autre argument est fourni par les verbes formés sur une locution préposi-
tionnelle complexe, comme c’ est le cas dans s’ aplatventrir :
(34) φ2 s’ aplatventrir

SP 1 sfxSP>V

[pré-m. 1 ON]
à plat ventre /i~is/

3. Considérons, pour conclure cette partie sur la structure interne des VPS à
base nominale, un exemple emprunté à Frédéric Dard :
(35) Bérurier débâillonne (comme le jambon) notre ravissante meurtrière.
(San-Antonio, Bouge ton pied que je voie la mer)

Comme souvent dans les romans de Frédéric Dard, le calembour naît par
l’ ajout d’ une parenthèse (ou d’ une incidente, cf. Rullier-Theuret 1996). Ici, le
calembour repose précisément sur la paronymie (ou quasi-homophonie) de la
forme verbale (il) débâillonne et du syntagme prépositionnel « de Bayonne » :
cette ressemblance de sons est rendue explicite par la parenthèse qui fait allu-
sion au fameux jambon de Bayonne. Au procès exprimé par le VPS se superpose
donc une autre lecture, qui procède de la décomposition des morphèmes
constitutifs du SP intralexical, provoquant ainsi le sourire complice du lecteur
qui retrouve l’ appétit dévorant de Bérurier.

4 Conclusions
1. Une modélisation de la structure interne des VPS ne fait sens que si elle peut
être comparée à celle des verbes préfixés. C’ est donc dans cet objectif que nous
reconsidérons l’ exemple (3) et l’ exemple (36) :
(36) Voyez une petite fille passer la journée autour de sa poupée, lui changer
sans cesse d’ ajustement, l’ habiller, la déshabiller cent et cent fois, chercher
continuellement de nouvelles combinaisons d’ ornements, bien ou mal
assortis […]. (f, Rousseau)

36
Bérurier débâillonne (comme le jambon) notre ravissante meurtrière…

En (3) et (36), on observe une cooccurrence des verbes simples et préfixés. Cela

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montre que dé– est supprimable dans ce contexte ou commute avec re– ; par
conséquent, on a affaire à un rapport de dépendance unilatérale, les verbes
simples visser et habiller étant le terme régissant :
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(37) φ1. dévisser2, déshabiller

de Ž [habiller]
[visser2]

Les rapports de rection notés en (32) et en (37) montrent clairement que les VPS
et les verbes préfixés se distinguent par une différence sur le plan de leur struc-
ture interne :

t QPVSMFTWFSCFTQBSBTZOUIÏUJRVFT
(38) φ2. [[pré-m. 1 N]SP 1 sfx]V ex. dépoter, dératiser, dégourdir

t QPVSMFTWFSCFTQSÏGJYÏT
(39) φ1. [(pré-m.) Ž [verbe]V]V ex. découdre, dévisser2, déshabiller

La confrontation des notations parenthésées permet de faire apparaître que le


critère flou de « non-attestation d’ une étape intermédiaire » correspond en fait
à deux rangs d’ implication réciproque, tandis que les verbes préfixés compor-
tent un simple rapport de dépendance unilatérale entre pré-morphème et verbe
simple.

2. De façon plus indirecte, nous avons cherché à mettre en cause une certaine
façon d’ aborder les phénomènes dérivationnels et de compartimenter l’ analyse
de faits linguistiques en domaines étanches – syntaxe versus morphologie. La
prise en compte du contexte est nécessaire, notamment lorsqu’ on a affaire à des
verbes qui connaissent plusieurs constructions et qui pourraient donc être sus-
ceptibles de relever de plusieurs analyses concurrentes (cf. § 1.2.1). Dans
d’ autres cas, le travail empirique permet simplement de rendre compte d’ emplois
moins courants, plus marginaux, aboutissant par ce biais à une analyse dis-
tributionnelle plus fine, mais également plus proche des phénomènes décrits
(cf. § 3.1.2).

37
Morpho-syntaxe et catégories

Bibliographie

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DES FORMES AUX SENS :


LES CLITIQUES DANS LA CONSTRUCTION
CAUSATIVE EN FAIRE

Béatrice Lamiroy et Michel Charolles


FRANITALCO, Université de Leuven et LATTICE, ENS Paris, Université de Paris-3

1 Introduction
Alain Berrendonner a manifesté tout au long de sa carrière la même sensibilité
et le même respect pour la « grammaire des fautes » que le linguiste suisse Henri
Frei, qui voyait dans les fautes un moyen de « prévenir ou de réparer les déficits
du langage correct ». Nous lui dédions cet article1 qui est consacré à des formes
non canoniques attestées à l’ oral (et que l’ on trouve également sur Internet).
Ces formes concernent la construction causative2 en faire et plus particulière-
ment le choix du clitique qui renvoie à ce que la grammaire traditionnelle appelait
le « sujet » de l’ infinitif, désigné comme « contrôleur » en grammaire générative
depuis le modèle du Gouvernement et du Liage.
Dans les constructions causatives le clitique se met en principe à l’ accusatif (1)
ou au datif (2) selon que l’ infinitif est un verbe intransitif ou transitif 3 :

1. Ce texte reprend et étoffe une version préalable présentée lors du Second Congrès Mondial de
Linguistique Française, Nouvelle Orléans, juillet 2010 (Lamiroy et Charolles 2010).
2. La littérature consacrée à la construction causative étant énorme, nous nous limiterons ici à
mentionner les sources pertinentes dans le cadre de notre article.
3. Nous utilisons, à la suite de plusieurs auteurs (notamment Blanche-Benveniste 2007, Gre-
visse-Goosse 2007), les termes d’ accusatif et de datif pour des raisons de commodité.

41
Morpho-syntaxe et catégories

(1a) Max a fait rire les étudiants

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(1b) Max les a fait rire
(2a) Max fait chanter une chanson à Léa
(2b) Max lui fait chanter une chanson

Tous les syntacticiens qui ont analysé la structure causative en français prévoient
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d’ une façon ou d’ une autre cette double règle dans leur système, qu’ elle soit for-
mulée en termes descriptifs d’ alternance datif vs accusatif (Blanche-Benveniste
et al. 1987, Blanche-Benveniste 2007, Damourette et Pichon 1911 : § 1105, Dan-
nell 1979, Fournier 1998 :112, Grevisse-Goosse 2007 : § 903, Herslund 1988 : 63
et 243, Le Goffic, 1993 : 323, Riegel 1996 : 230, Tasmowski 1985 : 225 et 329),
ou qu’ elle corresponde à un mécanisme formel (transformationnel) dans des
modèles tels que la grammaire générative (Kayne 1977 : 196 ff., Roberts 1980,
Rouveret et Vergnaud 1980) ou la grammaire relationnelle (Comrie et Polinsky
1993, Perlmutter 1983, Postal 1981, Fauconnier 1982)4.
Si la construction causative a retenu l’ intérêt de tant de linguistes, c’ est qu’ elle
est particulière du point de vue de la complémentation : contrairement à la
structure infinitive à deux membres dont chacun peut avoir ses arguments
comme en (3), la construction causative constitue un complexe verbal5, c’ est-
à-dire un ensemble qui traite tous les arguments comme appartenant au verbe
principal, comme le montre (4b), argument qui fait parfois traiter le verbe faire
dans cette structure comme un auxiliaire diathétique (cf. Riegel 1996 : 229) :
(3a) Léa a prié Paul de répondre à la lettre
(3b) Léa l’ a prié d’ y répondre
(3c) *Léa l’ y a prié de répondre
(4a) Léa a fait répondre Paul à la lettre
(4b) Léa l’ y a fait répondre
(4c) Léa l’ a fait y répondre6

Comme la construction causative, quelle qu’ en soit la marque formelle, est attes-
tée dans un très grand nombre de langues (Shibatani 1976, 2002), de nombreux
linguistes se sont efforcés d’ en fournir une définition sémantique universelle
(e.a. Talmy 1976, Wierzbicka 1998, Wolff 2008). Du point de vue sémantique,
les énoncés causatifs mettent toujours en jeu deux éléments au moins, une
entité causatrice et une entité qui subit l’ effet résultant de la causation (en
anglais causee). L’ entité causatrice est une force extérieure qui agit sur le « cau-
see » : c’ est soit un agent, défini comme un être doué de volonté et capable de

4. Pour un aperçu détaillé de toutes ces analyses, voir Tasmowski (1985).


5. En grammaire relationnelle, ce phénomène est désigné par le terme d’ union (cf. Perlmutter
1983).
6. Selon Blanche-Benveniste (2007), faire est peu attesté dans la configuration de (4c) où cha-
que verbe garde son autonomie. Selon Abeillé et al. (1996) en revanche, les deux configurations
auraient le même degré d’ acceptabilité.

42
Des formes aux sens : les clitiques dans la construction causative en faire

poursuivre un but, soit une force (aveugle). La situation causative est soumise à

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deux conditions essentielles : (a) l’ évènement causé est temporellement posté-
rieur à l’ évènement causateur et (b) l’ évènement causé est entièrement dépen-
dant de l’ occurrence de l’ évènement causateur (Shibatani 2002). Toutefois, et
c’ est là sans doute un élément clé dans les données que nous allons traiter, le
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degré d’ autonomie de l’ entité qui subit la causation varie selon le cas et plu-
sieurs types de causation peuvent être distingués en fonction du degré d’ auto-
nomie des acteurs en jeu et de la « directness » de la causation (Dixon 2000 : 67),
c’ est-à-dire selon que l’ effet causé est obtenu directement ou indirectement.
Dans les exemples suivants7, on comprend en effet dans (5a) que le professeur
est l’ instigateur direct de l’ action de réfléchir, tandis que dans (5b), la cause
(New York) réalise de manière indirecte (par son architecture) l’ effet obtenu
(évoquer Hong Kong) :
(5a) Le professeur fournit aux élèves des outils d’ analyse pour l’ image animée ; il
les fait réfléchir à la problématique de l’ adaptation d’ une œuvre litté-
raire…
(5b) Aujourd’ hui les enfants nous disent que New York les fait penser à Hong
Kong !

Entre ces deux extrêmes il existe un continuum causal (Tasmowski 1985 : 340,
Shibatani 2002) allant du prototypiquement causatif à un effet affaibli de causa-
tion. Une des questions que nous poserons ici est de savoir s’ il y a un lien entre
le degré d’ agentivité des sujets et la distribution des clitiques. Celle-ci, bien que
la norme prévoie une règle qui consiste à alterner datif et accusatif selon le cas,
s’ avère en effet bien plus irrégulière qu’ il n’ y paraît à première vue. C’ est cette
distribution irrégulière qui retiendra notre attention ici. Notons que des contre-
exemples à la règle ont été relevés par la plupart des linguistes qui ont examiné
la question8. On trouve en effet le clitique datif avec des infinitifs intransitifs
(6) et l’ accusatif avec des verbes transitifs (7) :
(6a) Si vous croyez que c’ est commode de lui faire changer d’ idée (P. Benoît cité
par Grevisse-Goosse 2007 : § 903)
(6b) … Un coup (…) qui l’ a pourtant suffisamment effrayé pour lui faire renon-
cer à son projet (A. Robbe-Grillet cité par Grevisse-Goosse 2007 : § 903)
(6c) Elle lui fera téléphoner à ses parents (Kayne 1977 : 203, note 9)
(6d) Il est vrai que la forme de ce gros nuage lui fait penser à une silhouette de
cheval ailé
(6e) Que Maman lui y fasse penser (Damourette et Pichon 1911 :§ 1092, exem-
ple oral)

7. Tous nos exemples, sauf indication contraire, ont été trouvés sur Internet (Google). Nous les
reproduisons tels quels.
8. Il est intéressant de noter que les spécialistes de l’ acquisition relèvent le même genre de
« faute » chez de jeunes enfants, par ex. La fille lui fait rire (Bezinska et al. 2010).

43
Morpho-syntaxe et catégories

(6f) Ça lui fera réfléchir / ça lui fera changer d’ avis (Morin 1981)

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(6g) Ça lui fait recourir à Marie (Tasmowski 1985 :300)

D’ après Grevisse-Goosse (2007 : § 903), l’ accusatif avec des infinitifs transitifs


est surtout attesté dans des emplois plus anciens. Cependant les exemples ci-
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dessous montrent qu’ on en trouve des exemples dans la langue actuelle, notam-
ment dans les écrits de linguistes respectés :

(7a) Les vrais Juifs et les vrais chrétiens ont toujours attendu un Messie qui les
ferait aimer Dieu (Pascal).
(7b) On ne la fera point dire ce qu’ elle ne dit pas (Madame de Sévigné, cité par
Grevisse-Goosse 2007 : § 903)
(7c) Il m’ est impossible de le faire aborder ce sujet (A. Duhamel, cité par Grevisse-
Goosse 2007 : § 903)
(7d) Il se sent fatigué, comme s’ il venait de s’ éveiller d’ une nuit agitée et trop
courte, et le frottement de ses pantoufles sur le plancher de bois nu le fait
penser à du papier d’ émeri (Paul Auster, Dans le scriptorium)
(7e) Le pénétrant parfum des lilas blancs la fit ouvrir la fenêtre (Damourette et
Pichon 1911 : § 1080, exemple de presse)
(7f) Ça la fait répondre des bêtises (Rouveret et Vergnaud 1980)
(7g) Ça le faisait me répondre / me fuir (Tasmowski 1985 : 330)

Notons qu’ on trouve parfois les deux clitiques chez le même auteur :

(8a) L’ étonnement lui avait fait se dire tout bas… (P. Bourget, cité par Skårup
1985)
(8b) Cette admiration qui la faisait se dire… (P. Bourget, ibidem)

ou avec le même infinitif, comme dans les exemples ci-dessous trouvés sur
Internet :

(8c) Leur incarcération volontaire (…) les poussait à la mélancolie et leur faisait
broyer du noir
(8d) Pour moi, les méthodes Ricci étaient trop violentes, elle déstabilisait les
élèves, les faisait broyer du noir

Il est évident que l’ utilisation de Google comme corpus demande des précau-
tions, dans la mesure où on ne connaît pas l’ identité des utilisateurs, qui peu-
vent en outre laisser des fautes de frappe. On peut néanmoins estimer qu’ un
locuteur qui utilise une structure aussi complexe que la causative en faire est
quelqu’ un qui manie le français avec une certaine compétence de la langue.
Autrement dit, nous pensons que la confusion entre LE et LUI qu’ on observe
dans les données prises sur Internet mérite d’ être signalée : ce que nous voulons
faire ici n’ est autre que d’ attirer l’ attention sur des cas attestés sur Google qui
sont déviants par rapport à la norme traditionnelle (scolaire). Ils demande-

44
Des formes aux sens : les clitiques dans la construction causative en faire

raient à être soumis à une étude systématique et surtout à être complétés par

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une recherche sur un corpus oral soigneusement transcrit. Des sondages ponc-
tuels sur Google montrent que la confusion va dans les deux sens, des infinitifs
transitifs apparaissant avec l’ accusatif, comme en (9) et des infinitifs intransitifs
avec le datif, comme en (10)9 :
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(9a) Mon fils de 7 mois et demi refusait le biberon du matin et du soir (…) et
pour le soir plus de biberons je le fais manger un petit pot à base de laits et
2 petit suisses et tout se passe bien
(9b) J’ ai justement le livre la cabane magique » : Panique à Pompéi, Le terrible
empereur de Chine… Je le fais lire un chapitre quand il veut me faire
plaisir
(9c) Une fois que j’ ai suffisamment d’ or, je le fais construire un ziggourat, nor-
malement, le tout ne prend pas plus de 2 min
(9d) Donc je le fais acheter un câble ADSL blindé de 15 m de long. Et on rées-
saye ; ça marche, mais coupé toutes les 5 mn environ
(9e) Rédacteur en chef du journal Le Matin, il la fait écrire quelques chroni-
ques
(9f) Quand je veux couper les griffes, je couche mon chat, je le fais sentir la
pince
(10a) Puis, discrètement elle me dit que ça lui fait rigoler car elle adore qu’ on soit
brutal avec elle
(10b) Son mec est venu l’ embrasser et lui 10 gratifier d’ un cunni qui lui fait mou-
rir d’ excitation
(10c) Si c’ est vrai, c’ est sûrement parce que ça leur fait déprimer d’ en avoir
une petite donc ils se rabattent sur la bouffe mais je pense que c’ est une
connerie

Nous nous intéresserons dans ce qui suit à l’ alternance des deux clitiques illus-
trée ci-dessus. Afin de mieux comprendre leur distribution, nous nous sommes
penchés sur un petit échantillon d’ exemples qui se limitent aux infinitifs penser
et réfléchir. Comme notre étude concerne les clitiques, elle ne prend pas en
considération un certain nombre de structures apparentées :

t DFMMFPáMPCKFUEFfaire correspond à un SN lexical :

(11a) On a fait planter des choux aux linguistes (Herslund 1988 : 238)
(11b) Je ferai partir John immédiatement (Kayne 1977 : 196)

9. Nous faisons abstraction ici de l’ aspect quantitatif du problème qui demanderait évidemment
à être pris en compte dans une étude systématique. Ainsi, dans notre sondage, pour je le/la/les fais
manger un/une… nous avons obtenu un seul cas, alors que je lui/leur fais manger un/une… donne
41 occurrences. Avec le verbe construire, les proportions étaient de 2 accusatifs vs 14 datifs.
10. L’ auteur semble utiliser systématiquement le datif au détriment de l’ accusatif, indépendam-
ment de la structure causative, ce qui va dans le sens de notre analyse (cf. ci-après).

45
Morpho-syntaxe et catégories

(11c) En lui donnant un coup de pied, elle a fait faire un tour à la boîte de cho-

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colats11

t DFMMFPáMFEBUJGDPSSFTQPOEOPOQBTËMBHFOUNBJTBVEFTUJOBUBJSFEFMJOGJOJ-
tif (Herslund 1988 : 243, Hulk 1984, Tasmowski 1983, Tayalati 2008) ; cette
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construction présente des contraintes particulières illustrées en (12b) qui ne


concernent pas le tour en cause ici :
(12a) On lui a fait parvenir le message
(12b) *On lui a fait téléphoner Marie

t DFMMFPáMFTDMJUJRVFTDPSSFTQPOEFOUËMBQSFNJÒSFPVEFVYJÒNFQFSTPOOFPV
au pronom réfléchi puisque l’ opposition entre datif et accusatif y est neutra-
lisée :
(13a) C’ est alors que Jean Paulhan m’ a fait avoir un prix prestigieux (R-J. Clot,
cité par Skårup 1985)
(13b) Fais-moi voir
(13c) Ils se sont fait sursauter mutuellement

t DFMMFPáMBHFOUFTUFYQSJNÏQBSVODPNQMÏNFOUQSÏQPTJUJPOOFMFOpar :
(14) On a fait planter les choux par les linguistes (Herslund 1988 : 64)

Notons en passant que nous souscrivons à l’ analyse de Herslund (1988 : 240),


pour qui le datif fonctionne comme thème et sujet secondaire de la prédication
[« on a fait : les linguistes ont planté des choux »], alors que la construction cau-
sative en par SN est analysée comme une structure ergative puisque c’ est l’ accu-
satif qui est thème et sujet de la prédication secondaire passive [« on a fait : les
choux ont été plantés par les linguistes »]12.
Avant de passer à notre étude de cas (faire penser, faire réfléchir), nous évoquons
brièvement les hypothèses qui ont été proposées dans la littérature pour rendre
compte de la confusion entre le datif et l’ accusatif à l’ intérieur de la construc-
tion causative.

11. Les cas où le référent de l’ objet de faire est inanimé, comme dans cet exemple, sont rares pour
des raisons évidentes : l’ objet de la causation est un patient « responsable » (Damourette et Pichon
1911, Herslund 1988), c’ est-à-dire qu’ il doit être doué d’ une certaine autonomie pour pouvoir
réaliser l’ action indiquée par V-inf.
12. Cette analyse rejoint en fait celle de Kayne (1977 : 227), qui analyse la construction causative
avec par SN à partir d’ un V-inf passif. C’ est bien la même intuition (on notera le passif soit opéré
dans la paraphrase ci-dessous) qu’ on retrouve chez Damourette et Pichon (1936 : § 2047), selon
qui Le chirurgien fit opérer ce malade à son interne signifie que « la fin principale (…) c’ est de faire
que l’ interne opère », tandis que dans Le chirurgien fit opérer ce malade par son interne « la fin
principale (…) c’ est que le malade soit opéré et par là débarrassé de son mal ».

46
Des formes aux sens : les clitiques dans la construction causative en faire

2 État de la question

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Comme nous l’ avons indiqué ci-dessus, la confusion qui s’ observe quant à la
distribution des deux clitiques a été remarquée par plus d’ un linguiste. Dans la
littérature, deux hypothèses en gros ont été proposées pour en rendre compte.
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L’ une est d’ ordre syntaxique (2.1.), l’ autre propose en revanche une explication
sémantique (2.2.).

2.1 Selon Dannell (1979 : 79), le datif apparaîtrait avec un infinitif transitif
indirect, là où on s’ attendrait à un accusatif, quand le verbe admet dans sa
valence à la fois un objet direct et un objet indirect. C’ est le cas de verbes tels que
croire, changer ou penser, par exemple : on trouve croire, penser à quelque chose
mais aussi croire, penser quelque chose, changer de quelque chose mais aussi chan-
ger quelque chose. L’ emploi du datif s’ expliquerait alors par une contamination
des deux constructions :
(15a) Mais toute tolérance accordée aux fanatiques leur fait croire immédiate-
ment à de la sympathie pour leur cause (M. Yourcenar, cité par Skårup 1985)
(15b) Un élu UMP déclare que Ségolène Royal lui fait penser à sa femme de
ménage
(15c) Dans l’ espoir de lui faire changer d’ avis (Beja, cité par Herslund 1988 : 246)

D’ après le même auteur, la construction avec datif se serait progressivement


étendue aux emplois avec un infinitif purement intransitif, comme rigoler dans
les exemples ci-dessous que nous avons trouvés sur Internet. Bref, on aurait dans
tous ces cas « un accusatif au niveau conceptuel mais un objet indirect au niveau
syntaxique » :
(16a) Maman elle dit qu’ ils vendent de la drogue (…) que c’ est pour ça qu’ ils
tapent dans la main parce que la drogue, ça leur fait rigoler
(16b) Ils aiment bien se foutre la gueule d’ eux-mêmes, ça leur fait rigoler

2.2 D’ après Herslund (1990), il y aurait une généralisation du datif au détri-


ment de l’ accusatif pour des raisons sémantiques plutôt : avec le datif on assiste
au « marquage de l’ agent de V2 [= l’ infinitif] pour bien souligner ce rôle d’ agent
et de sujet secondaire ». Cette hypothèse est séduisante dans la mesure où le
datif est typologiquement reconnu (Lamiroy, 2000 ; Lazard, 1994 ; Van Belle et
Van Langendonck, 1996-97) comme le cas le plus agentif après le nominatif : le
datif correspond à quelqu’ un « d’ intéressé » par l’ action, selon Damourette et
Pichon (1911 : § 1080), ou comme dit Herslund (1997), c’ est le « deuxième à
bord » dans la phrase, après le sujet. Notons pourtant que cette hypothèse est
immédiatement contredite par les cas où on trouve l’ accusatif avec des infinitifs
transitifs : dans ce dernier cas, l’ objet de faire a nécessairement le rôle d’ agent
de V-inf (puisque l’ infinitif a son propre patient), comme dans les exemples
ci-dessous :

47
Morpho-syntaxe et catégories

(17a) Des nouvelles un peu moins bonnes les firent précipiter leur départ (Gide,

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cité par Grevisse-Goosse 2007 : § 903)
(17b) Les femmes les plus naïves ont un sens merveilleux qui (…) les fait ressaisir
bientôt tout l’ empire qu’ elles ont laissé perdre (Martin du Gard, cité par
Grevisse-Goosse 2007 : § 903)
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(17c) L’ inquiétude naturelle aux malades qui les fait essayer sans cesse de nou-
veaux régimes (Bourget, cité par Grevisse-Goosse 2007 : § 903)

Damourette et Pichon (1911 : § 1105) qui avaient observé des cas qui n’ obéis-
sent pas à la norme, proposaient déjà une double analyse prévoyant une inter-
prétation différente selon que la phrase se construit avec datif ou accusatif :

(18a) Je lui [fais chanter] une chanson


(18b) Je le fais [chanter une chanson]

Selon Damourette et Pichon, la construction où figure le complexe faire + V-inf


« coalescent » s’ impose si on a une chanson spécifique en tête (18a), tandis qu’ on
aura recours à (18b) si c’ est l’ activité de chanter une chanson qui importe, et
non pas l’ identité de la chanson.
Blanche-Benveniste (1978 : 195) formule également l’ hypothèse que l’ alter-
nance datif vs accusatif, là où elle se manifeste, est motivée, et en particulier par
l’ agentivité du sujet de faire. Ainsi, les deux clitiques seraient possibles chaque
fois qu’ une double lecture est possible. Toutefois, l’ analyse de Blanche-Benve-
niste, contrairement à celle de Damourette et Pichon, semble se concentrer sur
l’ agentivité du sujet principal plutôt que celle du sujet de l’ infinitif. Dans (19a-b)
par exemple, l’ opposition correspondrait au fait que dans (19a) Paul fait en sorte
qu’ elle pense à son chimpanzé (qu’ elle ne doit pas oublier de nourrir), alors que
dans (19b) Paul a un physique qui rappelle celui d’ un chimpanzé. Le sujet Paul
est donc +agentif dans le premier cas (il est la cause directe de V-inf) et –agen-
tif (il est la cause indirecte de V-inf) dans le deuxième, ce qu’ on peut schéma-
tiser comme suit :
Lecture « A agentive » : « A faire X et X Cause B penser à son chimpanzee »
Lecture « A non agentive » : « A être X et X cause B penser à son chimpanzé »
Dans le deuxième cas, faire penser est quasiment lexicalisé, la phrase équivaut à
« il lui rappelle un chimpanzé » (par son physique) :

(19a) Paul la fait penser à son chimpanzé


(19b) Paul lui fait penser à son chimpanzé

Dans l’ exemple suivant, l’ accusatif serait préférable parce que le sujet principal
est hautement agentif alors que celui de V-inf ne l’ est aucunement, il n’ est que
patient de faire et prend par conséquent l’ accusatif ; (20b) serait douteux parce
qu’ un verbe statif comme ressembler est incompatible avec un « patient respon-

48
Des formes aux sens : les clitiques dans la construction causative en faire

sable » (Herslund 1988), rôle qui correspond au datif. Qu’ il y ait un lien entre

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l’ agentivité du sujet de l’ infinitif et le choix du datif est également suggéré par
le fait que les verbes ergatifs, dont le sujet grammatical ne porte jamais le rôle
d’ agent, semblent simplement exclure le datif (21b) :
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(20a) Je la fais ressembler à sa sœur (dans le tableau que je suis en train de


peindre)
(20b) ?? Je lui fais ressembler à sa sœur
(21a) Paul a fait tomber son frère / Paul l’ a fait tomber
(21b) * Paul lui a fait tomber

C’ est un contraste analogue qui expliquerait la différence qu’ on observe entre


(22a-b)13 : dans (22b), qui passe moins bien que (22a) à notre avis, celui qui
reconnaît sa faute a été entièrement forcé de le faire (sous la torture par exem-
ple), alors que dans (22a) on suggère qu’ il a pris plus activement part au procès :

(22a) On lui a fait reconnaître sa faute


(22b) ? On l’ a fait reconnaître sa faute

L’ analyse de Abeillé et al. (1997 : 66) rejoint celle esquissée ci-dessus. Selon ces
auteurs, dans la paire :

(23a) Je l’ ai fait manger des épinards


(23b) Je lui ai fait manger des épinards

« l’ individu dénoté par l’ n’ a pas eu d’ autre choix que de manger les épinards,
alors que la phrase contenant lui n’ autorise pas cette inférence ». Mais Abeillé
et al. notent également que les jugements d’ acceptabilité concernant la structure
causative varient fort selon les locuteurs. C’ est ce que soulignent également
Tasmowski et Van Oevelen (1987 : 56) qui remarquent à propos des exemples
(19a-b) de Blanche-Benveniste qu’ il « existe indubitablement des variantes idio-
lectales ici. Pour nous [= T et VO], les gloses sont exactement inverses (nous
soulignons) ». Selon les mêmes auteurs, de surcroît, « certains jugent que (a) mais
non (b) possède les deux lectures. Ils interprètent alors (b) avec la glose de (a) ».
Autrement dit, aucune interprétation ne semble vraiment exclue et le moins
qu’ on puisse dire est que la signification de ce genre de phrases ne fait pas l’ una-
nimité des locuteurs, même linguistes. Ou pour le dire encore autrement, la
zone d’ alternance entre datif / accusatif dans la structure causative en faire sem-
ble instable. Comme le suggèrent les exemples ci-dessus, un des facteurs qui
rend l’ analyse de la structure causative si difficile, et qui pourrait être à la base
de la confusion des deux clitiques chez le locuteur, réside dans le fait qu’ il y a

13. Ces données nous ont été suggérées par Andrée Borillo (c.p., XIXe Colloque Lexique-
Grammaire, Belgrade, septembre 2010).

49
Morpho-syntaxe et catégories

toujours deux éléments potentiellement agentifs en jeu, et qu’ ils peuvent l’ être

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à des degrés divers selon le cas. C’ est ce que suggèrent également les données
que nous analysons ci-après (section 3), et c’ est la raison pour laquelle nous
invoquerons l’ hypothèse du marquage différentiel de l’ objet, phénomène bien
connu des typologues (section 4).
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3 Étude de cas
Les exemples suivants sont tous tirés de Google14, ils contiennent soit penser à
soit réfléchir à. Nous avons ainsi examiné deux structures syntaxiques compa-
rables : les deux verbes sélectionnent forcément un sujet [+ humain] et sont
intransitifs. Penser admet bien sûr également un complément d’ objet direct
dans sa valence, à l’ encontre de réfléchir qui est toujours intransitif dans cette
acception d’ activité mentale (transitif indirect dans la terminologie de la gram-
maire traditionnelle). Du point de vue quantitatif, penser semble bien plus
courant après faire que réfléchir : une même consultation de Google fournit
1424 attestations de faire penser, contre 82 attestations de faire réfléchir15.
Quant à la distribution entre datif et accusatif, les deux verbes présentent des
proportions inverses : alors que pour faire penser, 80 % des exemples apparais-
sent avec le datif (lui/leur) contre 20 % avec l’ accusatif (le/la/les), 82 % des
phrases contenant faire réfléchir prennent l’ accusatif et 18 % seulement le datif.
Mais on trouve des exemples de chaque cas pour chacun des verbes, penser
(exemples en 24-25) comme réfléchir (exemples en 26-27) :

Datif :

(24a) Elle m’ a dit que mon ami lui faisait penser à moi et que sa femme lui faisait
penser à son père !
(24b) Les élèves revoient les éléments du poème de la création ; ils choisissent et
expliquent un élément qui leur fait penser à Dieu
(24c) Puis il se met ensuite à embrasser la pâte à modeler et me parler de son
odeur qui lui fait penser à celle d’ un bébé

Accusatif :

(25a) Il y a des gens qui disent que je les fais penser à Michel Serres. Je souris et
je pense que ça vient des cheveux !

14. Il s’ agit d’ une consultation faite le 11/11/2009 à partir de la requête le/la/les fait penser à/aux
et le/la/les fait réfléchir à/aux. Nous avons analysé 82 cas pour chacun des verbes.
15. Une des raisons ici peut être la lexicalisation de faire penser qui signifie « évoquer, rappeler » :
il n’ y a pas de phénomène équivalent où faire réfléchir aurait un sens lexicalisé (figé).

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Des formes aux sens : les clitiques dans la construction causative en faire

(25b) De même que le crépuscule le fait penser à Clélia, il peut aussi symboliser

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le point de changement dans la vie de Fabrice
(25c) Le ruisseau d’ or la fait penser à l’ argent

Datif :
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(26a) Lors de cet entretien, la directrice évalue le profil de l’ étudiant, lui fait réflé-
chir aux défis à relever et propose les solutions de suivi
(26b) La Vertu de Prudence est une qualité qui dirige l’ homme vers le Bien et lui
fait réfléchir aux moyens d’ y arriver
(26c) Aussi, il leur fait réfléchir à d’ autres solutions pour envisager un dévelop-
pement durable, tout en satisfaisant à leurs besoins

Accusatif :
(27a) Elle sensibilise les enfants et les fait réfléchir à leurs habitudes de consom-
mation
(27b) Vu leur âge c’ est uniquement la situation qui les fait réfléchir à leur passé
(27c) Cette visite les fait réfléchir à d’ autres possibilités d’ orientation que les
lycées généraux

La prépondérance de datifs avec penser (alors que l’ accusatif est dominant dans
le cas de réfléchir) plaide en faveur de l’ hypothèse syntaxique de Dannell (1979),
puisque penser a une double valence, admettant soit un objet direct soit un
objet indirect. On notera toutefois que, comme l’ a remarqué Skårup (1990) en
parlant d’ un exemple de Herslund16, ces cas avec datif sont syntaxiquement
étonnants dans la mesure où la phrase contient deux compléments indirects
pour un seul verbe, complexe il est vrai : en principe un verbe n’ est jamais
accompagné de deux objets indirects à la fois. Comme l’ illustrent les exemples
ci-dessus, de manière flagrante, le caractère animé ou non du sujet principal ne
semble pas jouer de rôle décisif dans la distribution du datif/accusatif, ni dans
le cas de penser ni dans celui de réfléchir d’ ailleurs : quand le sujet de faire est
animé, on observe le datif (penser : ex. 24a, réfléchir : 26a-26c) tout comme
l’ accusatif (penser : ex. 25a, réfléchir : 27a). Il en va de même lorsque le sujet est
inanimé : le clitique est soit un datif (penser : ex. 24b-c, réfléchir : 26b), soit un
accusatif (penser : ex. 25b-25c, réfléchir : ex. 27b-27c). Nos données brouillent
donc non seulement les pistes concernant la distribution datif vs accusatif, mais
semblent remettre également en question l’ hypothèse, très plausible à première
vue, selon laquelle la causation directe serait plutôt associée à des SN de type +
animé, la causation indirecte aux SN de type –animé (Verhagen et Kemmer
1997) : la réflexion des enfants, due à cette visite en (27c), ne semble pas a priori
causée de manière plus indirecte que celle due à elle dans (27a).

16. L’ exemple dont il s’ agit est « la luminosité des feux arrière lui fit penser à une voiture alle-
mande ».

51
Morpho-syntaxe et catégories

Même si tous les objets de faire sont nécessairement de type [+ humain] dans

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nos exemples, puisque les deux infinitifs penser et réfléchir sélectionnent par
définition un sujet humain, force est d’ admettre qu’ il existe une différence
importante entre les deux : avec réfléchir, le sujet est nécessairement agentif, il
est activement impliqué par sa pensée tandis qu’ avec penser, le degré d’ agenti-
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vité varie selon le cas, comme l’ avait bien remarqué Blanche-Benveniste au sujet
des exemples (19a-b). Dans la première série d’ exemples ci-dessous (28a-d), le
sujet de l’ infinitif est bien l’ agent de la pensée, alors que dans la deuxième série
(29a-d), il n’ en est que le siège : dans ces cas, faire penser est proche du sens
« évoquer, rappeler » et la causation est indirecte, passant souvent par le biais
d’ une image. On a donc affaire à une lexicalisation de faire penser, analogue à
celle qu’ on observe dans faire comprendre, faire voir, etc. Ce qui est pourtant
crucial, c’ est que le degré d’ agentivité de celui qui pense ne semble pas être un
critère absolument décisif pour le choix du clitique puisqu’ on trouve avec faire
penser aussi bien le datif que l’ accusatif, comme le montrent encore les exem-
ples suivants. Dans la première série (28a-d), il est difficile de remplacer faire
penser par « rappeler, évoquer » et la lecture préférentielle est donc bien celle où
le sujet de penser est agentif, tandis que dans la seconde (29a-d), faire penser
peut être lu comme un synonyme de « rappeler, évoquer ». Ce qui est frappant
c’ est qu’ on observe dans les deux séries aussi bien le datif que l’ accusatif :

(28a) Il se trouve que celle-ci a très peu d’ amis et se retrouve donc souvent seule
ce qui la fait penser à son passé
(28b) Aussi quand le petit prince fait de la montagne, il fait une expérience qui le
fait penser aux gens. Au sommet de la montagne il écoute l’ écho et il
trouve…
(28c) Car la confrontation d’ un enfant à la mort lui fait penser à sa propre mort,
sans doute pour la première fois
(28d) L’ enseignante leur fait penser aux documentaires qu’ ils ont vus dans leur
passé. Étaient-ils équitables ? Auraient-ils dû l’ être ?
(29a) Parce que la lumière des éoliennes la fait penser à un incendie
(29b) Pour la petite histoire, mes frangines me disent que cette photo les fait pen-
ser à Wilma Petersen, ou Gil Grissom du feuilleton télé « Les Experts »
(29c) Les hommes sont si attirés par les seins des femmes car ça les fait retourner
en enfance, ça leur fait penser au sein de leur mère
(29d) Depuis quelque temps il lui dit qu’ elle lui fait penser à la Gestapo ! Trop
c’ est trop pour Marie

Dans certains cas d’ ailleurs, les phrases sont indéterminées entre une lecture
agentive et non agentive du sujet de l’ infinitif, comme dans les exemples en (30)
où on trouve également les deux clitiques :

(30a) Après avoir fait le ménage dans sa vie, voilà qu’ elle s’ attaque à ce qui lui fait
penser à son ex

52
Des formes aux sens : les clitiques dans la construction causative en faire

(30b) La mer évoque l’ éveil de la nature, dans un paysage maritime, l’ éveil de

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l’ espoir dans un pays étranger qui le fait penser à sa patrie

Il est évident que de plus amples recherches, tant du point de vue de la taille des
corpus que du choix des infinitifs se combinant avec faire sont indispensables
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pour étayer, ou infirmer, les observations présentées ci-dessus. Dans l’ ensemble,


pour les cas observés ici, l’ instabilité entre le datif et l’ accusatif semble en tout
cas nettement plus importante que ne le laissent entendre les grammaires : nos
exemples montrent clairement, nous semble-t-il, que la règle retenue tant par la
grammaire traditionnelle que par les spécialistes des grammaires formelles cor-
respond à une tendance plus qu’ à une véritable règle. C’ est la raison pour
laquelle il est intéressant de renvoyer ici à certains travaux en typologie qui ont
montré, tout à fait indépendamment de la construction causative, que la zone
de l’ objet direct à référent humain est naturellement instable, et que celui-ci est
soumis dans beaucoup de langues à ce que les typologues appellent un « mar-
quage différentiel ».

4 Le phénomène du marquage différentiel de l’ objet


Le phénomène du marquage différentiel de l’ objet (« differential object marking »,
abrégé DOM dans les travaux de typologie), attesté dans un grand nombre de
langues17 consiste dans le fait que la marque formelle qui caractérise l’ objet
direct diffère selon le référent auquel il renvoie. Dans ces langues, l’ objet direct
est marqué d’ une façon particulière quand il s’ agit d’ un référent qui a plus de
chances « d’ être un sujet qu’ un objet ». Lorsque une entité prédestinée à être
sujet fonctionne (quand même) comme objet dans la phrase, elle reçoit une
marque spéciale, soit casuelle soit par un accord entre le verbe et l’ objet (Bos-
song 1991)18, La base cognitive de ce phénomène correspondrait au fait que les
locuteurs catégorisent les entités en associant leurs traits sémantiques référen-
tiels à des fonctions syntaxiques privilégiées, notamment en fonction de leur
probabilité d’ apparaître comme sujet de la phrase (Aissen 2003). On sait depuis
Li (1976) que le sujet prototypique présente universellement deux traits, à
savoir [+ agentif] et [+ topique]. Les entités qui se caractérisent par une grande
probabilité d’ apparaître comme sujet dans la phrase correspondront par consé-
quent à des N qui sont hautement agentifs et hautement topicaux : dans les
langues à DOM, ces entités, ressenties comme présentant des affinités naturel-
les avec la fonction sujet, reçoivent une marque spéciale lorsqu’ elles remplissent
une fonction autre que celle de sujet, en l’ occurrence celle (qui ne leur est pas

17. Environ 300 langues, incluant des langues de familles génétiquement indépendantes tels le
hindi, le roumain ou le macédonien par exemple.
18. « Some entities are more likely to function as subjects than as objects. When they are used
as objects, they are MARKED in a special way » (Bossong 1991).

53
Morpho-syntaxe et catégories

naturelle) d’ objet. Quant à la question de savoir quelles entités sont ressenties par

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les locuteurs comme hautement agentives et topicales, on sait que si toutes les
langues ne traitent pas les choses de la même façon, elles semblent tout de
même respecter une hiérarchie universelle d’ agentivité (Givon 1976, Silverstein
1976) et de topicalité (Du Bois 2003)19 qu’ on peut représenter comme suit :
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Pro1+2 Pro3 N Propre Nhum Nan N-an

Ce qui est important pour notre propos est que les pronoms personnels (le
Pro1, c’ est-à-dire « je », serait ainsi le topique par excellence) se situent plus haut
sur l’ échelle que les SN lexicaux20 : nous y reviendrons ci-dessous.
Le phénomène du DOM n’ affecte pas le français, mais est attesté dans une lan-
gue qui est génétiquement proche du français, à savoir l’ espagnol. En espagnol,
l’ objet direct connaît deux types de marquage selon que le N est [± hum] et/ou
[± spécifique] : en effet on introduit la préposition A devant l’ objet « direct »
quand le référent est [+hum] et [+spéc]21, auquel cas on parle d’ un « accusatif
prépositionnel », ce qui est en fait une contradiction dans les termes, puisque la
préposition A marque normalement, en espagnol comme en français, le com-
plément d’ objet « indirect ». Le clitique correspondant à « l’ accusatif préposi-
tionnel » est bien sûr le datif le, et non l’ accusatif lo, phénomène bien connu de
l’ espagnol et décrit comme « leismo ». L’ objet direct dont le référent est [+hum]
est formellement marqué comme un objet indirect, parce que celui-ci est plus
proche, sémantiquement, du sujet : l’ objet indirect porte le plus souvent le trait
[+hum] et il est plus topical que l’ objet direct (Lazard 1994, Herslund 1988)22.
Ce qu’ il importe de noter ici est qu’ il y a dans des langues à DOM comme
l’ espagnol, une neutralisation manifeste entre l’ objet direct et l’ objet indirect
(31a), ou entre l’ accusatif et le datif pour ce qui est des clitiques (31b), puisque
le datif s’ utilise pour marquer ce qui est fonctionnellement un objet direct :

19. S’ il y a un lien évident entre agentivité et topicalité, cela ne signifie évidemment pas que les
deux concepts soient entièrement assimilables : nous les regroupons ici (à la suite de Du Bois
2003) dans le contexte du DOM.
20. De même, un SN défini est plus haut sur l’ échelle de l’ agentivité/topicalité qu’ un SN – défini
+ spécifique, qui l’ est à son tour par rapport à un SN – spécifique. Un SN singulier est également
plus haut placé dans cette même hiérarchie qu’ un SN pluriel (Du Bois 2003).
21. En fait la distribution de l’ accusatif dit prépositionnel en espagnol est une question bien plus
complexe qu’ on ne le dit ici, et son extension a évolué au cours de l’ histoire et varie selon la région
(Melis et Flores 2009).
22. Ce serait la raison pour laquelle le complément d’ objet indirect apparaît le plus souvent dans
les corpus sous la forme d’ un pronom, celui-ci se plaçant plus haut dans la phrase qu’ un SN lexical
(ce qu’ ont remarqué Herslund 1988 pour le français, et Du Bois 2003 pour l’ anglais).

54
Des formes aux sens : les clitiques dans la construction causative en faire

(31a) Vi a Juan en el cine

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je-vis à Jean dans le cinéma
J’ ai vu Jean au cinéma
(31b) Le vi en el cine
PRO-DAT :3SG je-vis dans le cinéma
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« Je l’ ai vu au cinéma » (litt. Je lui ai vu au cinéma)

Il est intéressant de signaler qu’ on assiste à la neutralisation inverse dans certai-


nes variantes de l’ espagnol où le clitique accusatif est utilisé à la place du datif
pour marquer l’ objet indirect, comme dans
(32) (À Maria) la dije que era guapa
(À Marie) PRO-ACC :3SG je-dis que elle-était belle
« (À Marie) je lui ai dit qu’ elle était belle » (litt. A Mariei je li’ ai dit qu’ elle
était belle)

Ce dernier phénomène, appelé « loismo » ou « laismo » (selon que le référent de


l’ objet est masculin ou féminin), confirme – et c’ est ce qu’ on retient de tout ce
qui précède – qu’ il existe une zone où naturellement accusatif et datif se
confondent, celui où on a affaire à un SN à référent humain qui remplit la fonc-
tion syntaxique d’ objet. Cette situation rappelle évidemment le cas de figure
que nous avons décrit plus haut concernant la construction causative : bien que
le français ne soit pas une langue à DOM comme l’ espagnol, on peut formuler
l’ hypothèse que l’ objet direct de faire dans la construction causative subisse le
même effet que l’ objet direct tout court en espagnol. La confusion du locuteur
qui doit choisir entre le datif et l’ accusatif dans la structure causative serait par
conséquent bien plus naturelle qu’ il n’ y paraît à première vue. Il existe évidem-
ment une différence typologique importante entre le français et l’ espagnol :
alors que l’ espagnol marque également le SN lexical comme un datif quand il
remplit la fonction d’ objet direct (cf. ex. 31a), le français ne neutralise le datif et
l’ accusatif qu’ au niveau du clitique (et non pas à celui des SN lexicaux) :
(33) a. Je lui fais penser à sa mère
b. Je le fais penser à sa mère
c. Je fais penser Jean à sa mère
d. *Je fais penser à Jean à sa mère

Mais précisément, l’ on sait que les langues n’ ont pas toutes le même « cut-off
point » sur l’ échelle hiérarchique relative à l’ agentivité/topicalité des N indiquée
ci-dessus : certaines langues incluent par exemple les N [+ animés] dans les cas
à DOM, alors que d’ autres s’ arrêtent « avant », aux N [+ humains] (Melis et
Flores 2005). Ici on observe que si l’ espagnol étend le DOM jusque dans la zone
des SN lexicaux, le français le limite à la zone des clitiques seulement, à l’ exclu-
sion des SN lexicaux (et dans la structure causative seulement).

55
Morpho-syntaxe et catégories

5 Conclusions

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Nous avons montré dans cet article dédié à Alain Berrendonner que la syntaxe de
la construction causative est complexe parce que le sens à exprimer est complexe.
En effet la structure causative met en jeu, à la fois, du point de vue syntaxique,
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deux propositions imbriquées l’ une dans l’ autre, et au niveau sémantique, de


multiples acteurs susceptibles d’ agir à des degrés divers sur la situation que la
causation va entraîner ou modifier. Partant de là on comprend aisément que les
locuteurs ne se conforment pas aux règles prescrites par les grammaires norma-
tives et confondent facilement les deux pronoms datif et accusatif. On com-
prend de même que les linguistes qui ont examiné la question ne partagent pas
toujours les mêmes jugements d’ acceptabilité et que les théories proposées
divergent sur les facteurs à l’ origine de la variation que nous avons décrite.
Si les propriétés syntaxiques de l’ infinitif qui suit faire jouent certainement un
rôle dans l’ alternance des clitiques, la complexité sémantique de la structure
causative y est sans doute également pour beaucoup. En effet, comme toute
causation met en cause au moins deux acteurs, chacun avec une agentivité rela-
tive, on conçoit que le continuum causatif comprenne une série de cas de figure
se situant dans une zone intermédiaire où l’ opposition entre accusatif et datif se
neutralise et qui fait que le locuteur fasse appel tant à l’ une qu’ à l’ autre de ces
deux formes. Du point de vue référentiel, on peut en effet analyser une situation
dans laquelle A fait que B mange sa soupe de plusieurs manières :

A B
Agentif Agentif Volitionnel
1 Je le (lui) fais manger sa soupe + – –
2 Je le (lui) fais manger sa soupe + – +
3 Je lui (le) fais manger sa soupe + + –
4 Je lui fais manger sa soupe + + +

1. : B n’ est pas en mesure physiquement de manger sa soupe et il n’ en a pas la volonté (les grands
malades, les bébés)
2. : B voudrait manger mais ne peut pas manger sa soupe sans une aide
3. : B peut la manger mais ne le veut pas
4. : je fais simplement penser à B qu’ il devrait manger sa soupe parce qu’ il a faim (les enfants qui
peuvent manger seuls, qui ont faim, mais qui ne pensent pas à manger)

Le datif est possible dans tous les cas mais on l’ attendrait plus à partir de 3. et
même de 2., et il serait quasiment obligatoire dans 4. On comprend aisément
qu’ indépendamment des considérations syntaxiques, l’ accusatif sera d’ autant

56
Des formes aux sens : les clitiques dans la construction causative en faire

plus facilement « confondu » avec le datif que l’ agent de V-inf porte le trait

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[+ humain], comme c’ est le cas avec les verbes penser et réfléchir examinés ici.
La « confusion » entre datif et accusatif confirme par ailleurs une idée chère à
Alain Berrendonner (1982, 1988) que les règles normatives, même celles qui
touchent à une zone aussi centrale de la grammaire comme celles portant sur la
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structure argumentale, ne sont pas toujours respectées et présentent une varia-


tion importante.
Nous avons essayé de montrer par ailleurs que si les locuteurs confondent sou-
vent (en tout cas dans une langue proche de l’ oral comme celle utilisée sur
Internet) les deux cas dans la structure causative avec faire, cela n’ est après tout
pas si étonnant si on pense que des centaines de langues au monde neutralisent
systématiquement la différence entre le datif et l’ accusatif lorsque certaines
conditions – celles qui sont précisément caractéristiques de l’ objet direct de
faire – sont réunies.

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LES DEGRÉS D’ INTÉGRATION SYNTAXIQUE


DE LA MODALITÉ ÉPISTÉMIQUE.
LE CAS DE SEMBLER ET PARAÎTRE

Dominique Willems
Université de Gand

1 Les trois degrés d’ intégration des verbes faibles


Dans une série de travaux sur les verbes à rection faible 1 en français parlé
(Blanche-Benveniste et Willems 2007, Willems et Blanche-Benveniste 2008 et à
paraître), les auteurs proposent de définir cet ensemble de verbes par leur pos-
sibilité de figurer dans trois distributions différentes, présentant à chaque fois
un même sens modal épistémique d’ atténuation ou de mitigation, différent de
celui que ces mêmes verbes pourraient avoir dans d’ autres constructions. Nous
illustrons les trois distributions avec le verbe croire dans les exemples (1) à (3).
(a) V que P :
(1) je crois qu’ un certain nombre de gens ont un peu peur2
(b) En incise :
(2) ce sont des gens qui respectent la pharmacie je crois
(c) En emploi disjoint :
(3) L1 même s’ il y a des mots d’ argot qui entrent dans le dictionnaire
(…) je pense que ouais euh zarma ça doit pas encore y être quoi
L2 je crois pas

1. Appelés dorénavant verbes faibles (ou VF).


2. Sauf mention explicite, les exemples cités sont tous attestés. Ils proviennent du corpus de
français parlé d’ Aix-en-Provence (Corpaix) et sont livrés sans ponctuation.

61
Morpho-syntaxe et catégories

Cette configuration originale de distributions syntaxiques n’ est nullement

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arbitraire : les trois réalisations représentent différents degrés d’ autonomie syn-
taxique et fonctionnent à des niveaux linguistiques distincts avec des portées
différentes. Elles présentent également des différences importantes sur le plan
de la fréquence d’ utilisation : en français parlé, la structure V que P est de loin
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la plus fréquente et ceci pour l’ ensemble des verbes étudiés3.


t -BSÏBMJTBUJPOEJTKPJOUF D FTUMBQMVTBVUPOPNFFMMFQPSUFTVSVOÏMÏNFOU
qui précède, mais n’ est jamais directement connexe à l’ énoncé sur lequel elle
porte ; elle peut franchir les limites des tours de parole ; elle a ses propres
modalités (cf. ex. 4) ; elle se prête à des actes de langage particuliers comme
la réponse :

(4) L1 c’ est pas un phénomène de mode ça


L2 non je crois pas c’ est plus une évolution

t -BSÏBMJTBUJPOFOJODJTF C FTUVOQFVNPJOTBVUPOPNFRVFMBQSÏDÏEFOUF
bien que mobile, le verbe faible est toujours proche de l’ élément qu’ il modifie.
Il porte aussi très majoritairement sur ce qui précède, mais il a une portée
variable qui peut se réduire à un fragment de l’ énoncé et ne prend donc pas
nécessairement en charge tout ce qui précède. Ses modalités jouent en écho
avec celles de l’ énoncé précédent. Avec un énoncé négatif, l’ incise peut être
négative ou positive ; avec un énoncé positif, elle ne peut être que positive :

(5) il est intelligent je trouve (*je trouve pas)


il n’ est pas intelligent je trouve
il n’ est pas intelligent je ne trouve pas

t -BSÏBMJTBUJPOFOque P est formellement intégrée par que à l’ énoncé sur lequel


elle porte et qui vient toujours après. Elle est souvent insérée dans un ensemble
plus vaste, donc couverte par des éléments du type parce que, cependant, est-
ce que, qui prennent toute la structure en question sous leur dépendance, ce
qu’ on ne trouve pas avec les deux autres réalisations, disjointe et incise :

(6) cependant je trouve que mes professeurs sont peut-être trop euh puristes
(7) il y a des jours où je trouve que les mots français me viennent plus facile-
ment
(8) dans le fond je trouve que c’ est c’ est une super idée d’ unifier de faire ce
mouvement d’ unification

Le verbe faible peut avoir sa modalité propre, mais est régulièrement soumis au
phénomène de la montée de la négation, prenant alors à son compte la négation

3. Je crois, je pense, je trouve, j’ ai l’ impression, il me semble, il paraît, on dirait, je dirais.

62
Les degrés d’intégration syntaxique de la modalité épistémique

du verbe de la proposition enchâssée, comme dans la deuxième réalisation du

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verbe penser dans (9) :

(9) ça fera pas de mal je pense pas je pense pas que ça fera du mal
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Les trois réalisations sont donc en distribution complémentaire : le choix de l’ une


ou de l’ autre dépend de facteurs macro-syntaxiques, telle la structure informa-
tionnelle, la cohérence textuelle et l’ (inter)subjectivité. Ces fonctions sont mar-
quées par des procédés macro-syntaxiques spécifiques comme l’ ordre des mots,
la prosodie ou l’ usage de structures paratactiques. Ces moyens diffèrent consi-
dérablement de ceux utilisés au niveau de la syntaxe de la clause, pour utiliser
la terminologie de Fribourg, basés sur les procédés d’ intégration, de liage et de
hiérarchie. Les trois degrés d’ intégration peuvent être projetés sur une échelle
d’ autonomie croissante :

autonomie croissante

que P incise emploi disjoint

Figure 1 – Les trois réalisations des verbes faibles :


échelle d’ autonomie syntaxique

Le sens modal de la construction et ses propriétés syntaxiques « faibles » expli-


quent par ailleurs pourquoi la construction est également disponible pour
d’ autres classes grammaticales (adverbes et adjectifs) avec le même potentiel
sémantique. Cette polycatégorialité peut en effet être vue comme une des carac-
téristiques de l’ expression de la modalité (cf. Nuyts 2000).

2 Les autres degrés d’ intégration


de la modalité épistémique
De par leur sémantisme général de moindre validation ou de mitigation (cf. Caffi :
1999), les verbes faibles se rapprochent en effet des verbes modaux, en particulier
des modaux épistémiques. Morpho-syntaxiquement, toutefois, les deux ensem-
bles diffèrent considérablement : alors que les verbes faibles affichent, dans
leurs réalisations incises et disjointes un degré d’ autonomie syntaxique plus
grand, leur permettant de fonctionner à un niveau macro-syntaxique, les verbes
modaux, eux, s’ intègrent maximalement au verbe-tête et fonctionnent comme

63
Morpho-syntaxe et catégories

auxiliaires à l’ intérieur même du SV, formant de la sorte un prédicat complexe4,

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comme le verbe devoir dans l’ exemple (10) :
(10) il est jamais là alors il doit être parti je sais pas où il est

Un niveau d’ intégration encore plus grand peut se manifester lors d’ une prédi-
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cation seconde, réduisant la structure, en surface du moins, à un prédicat simple


(ex. 11) :
(11) ah moi alors la mort des forêts je trouve ça horrible

Les marques de non validation peuvent donc intervenir à divers niveaux syn-
taxiques, tout en présentant à chaque niveau des marques spécifiques. L’ échelle
présentée supra, appliquée à l’ ensemble de la modalité épistémique, devrait
donc être complétée vers la gauche :

micro-syntaxe syntaxe macro-syntaxe

prédiction prédicat que P incise emploi disjoint


seconde complexe

Figure 2 – Échelle d’ autonomie croissante


des expressions modales épistémiques

Les verbes faibles utilisent prototypiquement les solutions syntaxiques et


macro-syntaxiques de droite, bien que dans certains cas des solutions micro-
syntaxiques soient possibles, en particulier les structures infinitives comme
dans (12) et (13), ou les structures attributives dans (14) et (15) :
(12) je crois savoir que tu as été pris récemment pour un second rôle
(13) dans ses premiers cours (…) qui sont de – je crois me rappeler – de soixante
et un
(14) je trouve ça honteux honteux honteux
(15) ça me semble rigolo

Comme mentionné dans les études sur les verbes faibles citées précédemment, la
définition syntaxique proposée pour ces verbes est provisoire et de nature essen-
tiellement opératoire. La question se pose en effet de savoir si d’ autres structures
ne devraient pas être intégrées dans la configuration proposée. Il en va ainsi en
particulier de trois distributions fréquemment présentes dans les corpus des ver-

4. Cf. Ferdes et Kahane (2006).

64
Les degrés d’intégration syntaxique de la modalité épistémique

bes étudiés et présentant un même sens épistémique : la construction infinitive

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d’ une part et les structures attributives (à attribut de l’ objet ou attribut du sujet)
d’ autre part, qu’ on retrouve avec un même sens dans les mêmes environne-
ments.
La question est complexe et nous ne prétendons pas l’ épuiser dans cette contri-
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bution. Nous nous concentrerons sur le cas de paraître et de sembler et les rap-
ports complexes que semblent entretenir ces deux verbes avec l’ ensemble des
constructions sous étude.

3 Le verbe paraître
Le verbe paraître est particulièrement intéressant sur le plan du rapport entre
construction et sens. Ce verbe apparaît, en dehors de son emploi comme verbe
plein (ex. 16), que nous ne commenterons plus par la suite, dans trois structures
« modales » différentes, véhiculant à chaque fois un sens spécifique.
(16) et vous venez de faire paraître un deuxième roman

3.1 Il paraît : verbe faible à valeur évidentielle


(source externe)
Dans un premier ensemble d’ emplois, exemplifiés dans (17) à (19), paraître
présente toutes les caractéristiques des verbes faibles décrites supra : il se pré-
sente sous trois distributions différentes et garde dans ces diverses réalisations le
même sens évidentiel (source externe du savoir, non validée par le locuteur) :
(17) il paraît que les femmes c’ est encore pire n’ est-ce pas
(18) a. elle est très bonne il paraît pour les maladies
b. c’ est dans les vieux pots qu’ on fait les meilleures soupes il paraît
(19) L1 Elle a pas l’ air trop dégourdie
L2 Ouais il paraît

3.2 X me paraît Y : évaluation subjective


Dans une deuxième construction, personnelle cette fois, paraître s’ utilise dans
une structure attributive, accompagné d’ un pronom personnel au datif (cf. ex. 20
et 21). Le sens est proche du verbe sembler dans la même structure et du verbe
trouver dans la structure à AO : il exprime une évaluation subjective, dont la
validation est limitée à la personne exprimée par le datif.
(20) ça me paraît insupportable
~ ça me semble insupportable
~ je trouve ça insupportable

65
Morpho-syntaxe et catégories

(21) il y a un truc qui me paraît bizarre

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~ il y a un truc qui me semble bizarre
~ il y a un truc que je trouve bizarre

Cette prise de précaution permet par ailleurs paradoxalement d’ intensifier


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l’ évaluation elle-même, comme en témoigne l’ utilisation fréquente d’ adverbes


intensifiants (cf. ex. 22 et 23).
(22) ça me paraît très difficile
(23) pour moi ça me paraît très très important

3.3 X paraît Y (mais ne l’est pas) : apparence /v/ réalité


Dans une troisième structure, également attributive, mais sans pronom person-
nel datif, le verbe paraître désigne une impression erronée et souvent corrigée :
comme en témoignent les exemples (24) et (25), le verbe est le plus souvent
employé en opposition avec le verbe être :
(24) c’ est pas aussi facile ça paraît facile de l’ extérieur mais
(25) ça paraît évident mais ce n’ est pas facile

Dans cette construction, il se rapproche du verbe sembler, admettant la même


distribution avec un sens proche, mais pas tout à fait identique (cf. infra). Notons
la combinaison fréquente avec le verbe modal pouvoir ou l’ adverbe peut-être.
Dans notre corpus oral les trois constructions modales de paraître sont repré-
sentées par les fréquences suivantes :

Fréquences
Structures Sens
(total : 255)1
V faible Sens évidentiel de ouï-dire 78
t il paraît que P t 53
t il paraît : incise t 21
t il paraît : réponse t 4
V attributif : x me paraît y Évaluation subjective, prise de 86
y = adjectifs évaluatifs (normal, intéressant, précaution
important, difficile, aberrant…) Cf. x me semble y, je trouve x y
V attributif : x paraît y Impression erronée ; apparence 61
y = adjectifs évaluatifs (évident, /v/ réalité
important, banal, rigolo, dingue…) (contexte contrastif)

Tableau 1 – Structures modales de paraître

5. Le verbe plein (« apparition », « parution ») est représenté dans le corpus par 25 exemples, la
structure infinitive par 5 exemples.

66
Les degrés d’intégration syntaxique de la modalité épistémique

Le verbe paraître illustre donc bien l’ indépendance des trois constructions envi-

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sagées et le bien-fondé de la définition provisoire des verbes faibles.

3.4 Il reste toutefois à examiner les quelques constructions infinitives (5/255


exactement) relevées dans le corpus. Notons d’ emblée que la construction
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« verbe faible » ne semble curieusement pas admettre de variante infinitive. Les


exemples à infinitif relevés cadrent sémantiquement soit avec la construction
attributive à datif (ex. 26 et 27), soit avec la structure attributive non personna-
lisée (ex. 28) :
(26) ce qui me paraît le définir prodigieusement
(27) cette réforme me paraît arriver trop tard
(28) ce que l’ on faisait dans les cours paraissait leur suffire ça avait l’ air de leur
suffire

La variante infinitive ne paraît donc pas non plus relever de la construction


« verbe faible » de paraître 6.
L’ analyse constructionnelle7 de paraître se présente donc de la manière sui-
vante :

Construction Distributions Sens modaux


1. il paraît : construction verbe t Que Pind Évidentiel (source externe)
faible t incise Information non prise en charge
t emploi disjoint par le locuteur
2. x me paraît y : construction t y = adj / SN Évaluation subjective, prise en
attributive + datif t y = infinitif charge par le locuteur
3. x paraît y : construction t y = adj / SN Impression (souvent erronée)
attributive sans datif t y = infinitif

Construction Distributions Sens pleins


4. x paraît (+ loc / temp) : t x non restreint Apparition
construction intransitive t x = livre, écrit Parution

Tableau 2 – Synthèse des constructions de paraître

6. Ceci est également le cas pour le verbe trouver, contrairement à d’ autres verbes, tels croire ou
penser, qui connaissent une variante infinitive, proche de la structure en que P, bien qu’ elle soit
rare à l’ oral et qu’ elle réponde souvent à des conditions textuelles précises (enchâssement dans
une proposition relative par ex.).
7. Nous entendons par « construction » un ensemble de réalisations syntaxiques présentant un
lien intrinsèque avec un sens spécifique (cf. grammaire constructionnelle).

67
Morpho-syntaxe et catégories

4 Le verbe sembler

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Le cas du verbe sembler est plus complexe. Nous avons relevé quatre construc-
tions différentes, chacune liée à un sens spécifique du verbe.
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4.1 Il me semble : impersonnel en emploi faible


Dans une première série d’ emplois impersonnels, sembler se comporte en verbe
faible, présentant à la fois la triple structure de ces verbes (cf. ex. 29 à 31) et le sens
épistémique d’ une connaissance floue, incertaine, prise en charge par le seul
locuteur. Notons que dans l’ emploi avec que P, le verbe de la que-phrase enchâs-
sée est à l’ indicatif :
(29) il me semble que c’ est ça oui
(30) c’ est surtout une question d’ hygiène au départ il me semble hein
(31) L1 il y a le Limousin aussi non
L2 ouais
L1 il me semble
L2 il y a le Limousin
L1 ouais le Limousin

La prise de précaution propre à cet emploi est encore renforcée par l’ accumula-
tion fréquente de verbes faibles (ex. 32 et 33).
(32) j’ espère qu’ il me parle euh je l’ imagine en tout cas il me semble qu’ il me parle
euh il me parle complètement différemment
(33) je crois qu’ on a enfin il me semble on a banni ces contrôles

4.2 Il semble que Psubj : sens évidentiel


Sembler s’ emploie également dans une autre structure impersonnelle en que P,
cette fois sans pronom personnel datif et avec une que P généralement au sub-
jonctif. La structure ne donne pas lieu, du moins dans notre corpus, à des
emplois disjoints en réponse. Les incises sont rares et se présentent toutes sous
forme inversée. Notons également la fréquence élevée (14 exemples sur 19) du
conditionnel (il semblerait que). Sémantiquement, la structure traduit une infor-
mation non confirmée, un « on me l’ a dit, j’ ai des raisons de croire » qui n’ est pas
pris en charge par le locuteur, bien que cette prise en charge ne soit pas exclue
(ex. 34 à 36) :
(34) alors au milieu il semble qu’ il y ait une gare extrêmement importante
(35) d’ après les anciens il semblerait que dans la région d’ Aigues-Mortes (…)
(36) quelqu’ un qui malgré les apparences semble-t-il était assez calme

Le sémantisme de mitigation véhiculé par cette structure s’ inscrit bien dans


l’ ensemble des verbes faibles. Le nombre restreint des exemples explique peut-

68
Les degrés d’intégration syntaxique de la modalité épistémique

être l’ absence d’ exemples en emploi disjoint (emploi qui nous paraît tout à fait

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possible, plus particulièrement à la forme conditionnelle il semblerait). Cette
structure est sans doute une candidate pour l’ inventaire des VF.

4.3 X me semble Y : évaluation subjective


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Tout comme le verbe paraître, sembler se retrouve fréquemment dans une


structure attributive, accompagné d’ un pronom personnel au datif, comme
dans les exemples (37) à (39) :
(37) ça me semble tout à fait absurde
(38) ça m’ a plu ça enfin ça m’ a semblé vraiment différent euh
(39) des trucs qui sont pas bons enfin qui toi te semblent pas bons

La sélection lexicale des adjectifs en fonction Y est semblable à celle du verbe


paraître dans la même structure : la construction exprime une évaluation sub-
jective, limitée à la personne évoquée par le datif (en général le locuteur ou
l’ interlocuteur). Avec sembler on note également la fréquence d’ apparition des
adverbes intensifiants (vraiment, tout à fait, totalement, etc.).

4.4 X semble Y : réalité incertaine


Une deuxième structure attributive apparaît, moins fréquemment toutefois que
la première, caractérisée par l’ absence du pronom personnel datif.
(40) notre homme semble surexcité il parlait seul et proférait des menaces
(41) en tout cas ça semble encore utilisé pour un bon moment hein
(42) L1 tu le croirais
L2 non non ça semble absurde mais bon

La sélection adjectivale de Y est partiellement différente de la construction


précédente (les adjectifs ne sont pas tous évaluatifs, cf. ex. 41) et le verbe sembler
prend ici un sens différent : il exprime moins une évaluation subjective qu’ une
incertitude par rapport à la réalité du fait décrit (qui peut être vrai ou non).
Sembler diffère également de paraître utilisé dans la même structure. Alors que
ce dernier oppose l’ apparence (telle qu’ elle est perçue par le locuteur) à la réalité
et est fréquemment utilisé en opposition avec être, sembler s’ emploie moins
souvent dans des contextes contrastifs. Pour reprendre la conclusion de Fran-
çois Thuillier (2004 : 175) : « Avec paraître, l’ assertion est posée comme certaine,
mais relative à un point de vue. Avec sembler en revanche, l’ assertion est du
domaine du non-certain (…) »8.

8. Pour une analyse sémantique comparative des deux verbes, nous renvoyons à Bourdin
(1986), Thuillier (2004b) et Nølke (1994).

69
Morpho-syntaxe et catégories

Nous résumons les emplois dans le tableau suivant :

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Fréquences
Structures Sens
(total : 170 ex)
V faible : il me semble Opinion mitigée basée 70
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t il me semble que PInd sur une connaissance floue, t 36


t il me semble / me semble-t-il : prise en charge par le locuteur t 26 (17 + 9)
incise t 8
t il me semble (pas) : réponse
V faible ( ?) : il semble Sens évidentiel : « On me l’ a dit, 26
t il semble(rait) que PSubj j’ ai des raisons de croire » t 1
 9 (14 au
t Semble-t-il : incise conditionnel)
t Réponse ? t 7
t –
V attributif : x me semble y Évaluation subjective 31
x = ça
y = adjectifs évaluatifs
V attributif : x semble y Incertitude par rapport 14
x = ça à la réalité : avoir les apparen-
y = adjectifs évaluatifs ou non ces, avoir l’ air

Tableau 3 – Structures modales de sembler

Tout comme pour le verbe paraître, mais de façon moins tranchée, les structu-
res attributives semblent donc constituer des constructions différentes de celles
des verbes faibles, avec un sémantisme sui generis.

4.5 En ce qui concerne les structures infinitives, notons tout d’ abord qu’ elles
sont plus fréquentes avec sembler (29 sur 170) qu’ avec paraître (5 sur 255).
Comme pour ce dernier verbe, elles ne présentent toutefois pas de sémantisme
spécifique et peuvent être considérées comme des sous-structures d’ autres
constructions.
Les exemples relevés se distribuent de la façon suivante sur le tableau des struc-
tures décrites supra : dans la grande majorité des cas, la structure infinitive peut
être décrite comme une variante syntaxique de la construction il semble que
Psubj, obtenue par montée du sujet (cf. ex. 43). Cette structure, plus compacte
que la structure complétive de base, se retrouve le plus souvent dans un contexte
d’ enchâssement (dans une relative ou une complétive).
(43) une jeune fille qu’ il ne semble pas connaître
(44) et la grand ville quand même qui qui semble t’ attirer par ailleurs

70
Les degrés d’intégration syntaxique de la modalité épistémique

Dans quelques cas (2/29), la structure peut être décrite comme une variante de

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la construction il me semble que Pind :

(45) il me semblait entendre mon père

Dans d’ autres cas, peu fréquents eux aussi, et en particulier avec des infinitifs
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d’ état, la structure se rapproche sémantiquement de la structure attributive :

(46) (…) qui était un personnage très spécial, qui semblait être très riche
(47) elle portait des ce qui m’ a semblé être des jeans d’ un d’ un bleu très passé

5 Conclusion
À partir d’ une analyse de l’ ensemble des emplois modaux des verbes sembler et
paraître, il apparaît clairement que la configuration syntaxico-sémantique pro-
posée pour leurs emplois en tant que verbes faibles ne peut pas aisément être
élargie à d’ autres structures, en particulier aux structures attributives. Le cas de
paraître est particulièrement net : le sémantisme des deux constructions attribu-
tives diffère considérablement de celui de l’ emploi faible du verbe. Il en va de
même pour sembler, bien que l’ analyse sémantique soit ici plus subtile.
La polyvalence bien connue de la structure infinitive pouvant fonctionner tant
comme structure de base que comme sous-structure de nombreuses autres
constructions, ne permet pas non plus de la considérer comme une réalisation
typiquement « faible ». Son emploi dépend de facteurs syntaxiques plus généraux
(tel le contexte d’ enchâssement par exemple), indépendants du sémantisme pro-
pre à la construction impliquée. Notre analyse ne concerne bien sûr que les deux
verbes sembler et paraître et devrait être étendue à l’ ensemble des verbes faibles.

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71
Morpho-syntaxe et catégories

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DIATESI, LEMMA PER UN IDEALE DIZIONARIO


DI SINTASSI

Nunzio La Fauci
Universität Zürich

… l’ ineptie absolue de la terminologie courante…


Ferdinand de Saussure

Dalla parola greco-antica che valeva « disposizione », la parola dotta diatesi, in


uso come termine linguistico, indica il rapporto che si instaura in una proposi-
zione tra predicato e soggetto grammaticale. In italiano, capita che ci si riferisca
a tale rapporto anche con il termine voce, in francese più sovente con voix che
con diathèse, in tedesco con Diathese e anche con Genus Verbi (secondo una
tradizione che rimonta alla traduzione del termine greco procurata dai gram-
matici latini), in inglese tanto con voice quanto con diathesis.
Il rapporto sintattico designato come diatesi può atteggiarsi in maniere diffe-
renti ed è tale differenza tra rapporti che giustifica e rende necessaria, per la
descrizione grammaticale, la nozione di diatesi. Si danno infatti diatesi diverse
e proposizioni che differiscono per diatesi : per es., appoggiandosi da qui in
avanti a dati italiani (per molti aspetti, comparabili ad altri romanzi), la passiva
Lucia fu rapita dal Nibbio e la non-passiva Il Nibbio rapì Lucia, detta tradizio-
nalmente attiva. Il rapporto tra predicato e soggetto grammaticale dell’ una è
diverso da quello dell’ altra. Come effetto della diversità di diatesi, si danno
differenze tanto d’ ordine interpretativo (di significato) quanto d’ ordine formale
(di significante) : da un lato, come s’ usa dire, il soggetto del passivo è interpre-

73
Morpho-syntaxe et catégories

tato come l’ argomento che subisce l’ azione, quello dell’ attivo è invece interpre-

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tato come l’ argomento che la fa ; dall’ altro, la forma del verbo di una proposizione
passiva è diversa da quella del verbo di una proposizione non-passiva.
Secondo il principio saussuriano della coincidenza, nell’ analisi linguistica, tra
proprietà e valore di un rapporto, la diatesi è proprietà squisitamente combina-
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toria : essa si determina sintatticamente con la reciproca valorizzazione com-


positiva di predicato e soggetto grammaticale, nel sistema di relazioni della
proposizione.
In grammatiche e studi linguistici, come nei lessici della terminologia lingui-
stica, accade sovente, tuttavia, che con diatesi si finisca per riferirsi (peraltro
non sempre consapevolmente) o ai riflessi formali che tale rapporto ha sul pre-
dicato o ai suoi correlati interpretativi. Si pone in tali casi la diatesi in dipen-
denza di valori semantici assoluti, come statività, agentività etc., tautologicamente
postulati.
A scanso di equivoci, va allora precisato che (nella migliore delle ipotesi) si
tratta di espressioni scorciate, se non gravemente sommarie. La diatesi non si
riduce infatti alla sua interpretazione né ne dipende. La diatesi non è nemmeno
una semplice classificazione formale dei predicati. Ci sono ovviamente tanto
interpretazioni quanto forme del predicato che danno manifestazione alla dia-
tesi. Interpretazioni e forme non vanno però confuse con la diatesi né metodo-
logicamente né teoreticamente. La diatesi è, come si è detto, proprietà funzionale,
di rapporti, di interdipendenze che vanno determinate sperimentalmente nel
sistema della proposizione.
Sempre in grammatiche e studi linguistici, accade anche che la diatesi sia attri-
buita a un verbo come se essa fosse appunto una sua proprietà lessicale, deter-
minabile per principio e una volta per tutte. Ciò accade perché si prospetta quel
verbo come tacitamente inserito in un nesso sintattico e, idealmente, si pre-
tende che il tacito nesso sintattico nel quale lo si considera operante sia il suo
esemplare.
In se stesso e per se stesso, invece, un verbo non ha diatesi : la possiede sempre
(e sovente variabile) la proposizione in cui esso funge da predicato. In un
discorso linguistico, attribuire la diatesi a un verbo, col pretesto della rapidità e
della concisione espressiva, avrebbe senso se non conducesse a rafforzare (e a
diffondere) una credenza ingenua : che la diatesi sia una categoria grammaticale
verbale. La diatesi è invece (lo si ribadisce) una proprietà della proposizione. In
lingue tradizionalmente presenti alla riflessione linguistica, come sono le indo-
europee, essa si manifesta d’ elezione nella forma del verbo. Per tale ragione la
diatesi ha potuto essere creduta una categoria verbale e come tale, con ulteriore
indebita operazione, trasferita alla semantica verbale per una presunta spiega-
zione : l’ uso di tale approssimativo concetto di diatesi ha (avuto) conseguenze

74
Diatesi, lemma per un ideale dizionario di sintassi

sul trattamento dei dati linguistici pertinenti che sono (state) tanto catastrofi-

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che esattamente quanto di norma inavvertite.
Per es., forme di applaudire ricorrono tanto in Il tenore ha applaudito quanto in
Il tenore è applaudito. Il rapporto che, come predicato della proposizione, tale
verbo vi intrattiene con il soggetto grammaticale è però lungi dall’ essere il
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medesimo. Nel caso specifico, la differenza di interpretazione manifesta una


differenza di diatesi che, in modo strettamente correlato, è resa palese, in italiano
(ma non solo in italiano), da ausiliari diversi : ha per il non-passivo, è per il
passivo.
D’ altra parte, le risorse formali del predicato (verbale o non-verbale che questo
sia) non sono sempre in grado di rispondere con un’ adeguata manifestazione a
pur vigenti differenze di diatesi. In lingue romanze, tali sotto-determinazioni
formali sono comuni per es. in proposizioni con forme verbali semplici.
L’ opposizione di diatesi è latente in casi del genere. Per farla venire alla luce,
l’ analisi deve ricorrere ad adeguati esperimenti correlativi.
Le proposizioni Ugo reagì e Ugo perì sono diverse perché il predicato vi è rappre-
sentato da verbi diversi. Quanto alla loro forma e al sistema di coniugazione cui
appartengono, tali verbi non palesano però differenze. Sul fondamento di tale
identità formale, Ugo reagì e Ugo perì sono tradizionalmente considerate equi-
valenti quanto alla diatesi : ambedue sono considerate proposizioni attive. Se le
due proposizioni si equivalgono per diatesi (se sono ambedue attive), il rapporto
che, in ciascuna, intrattengono predicato e soggetto grammaticale dovrebbe
essere identico e gli esperimenti condotti tanto sull’ una quanto sull’ altra, sotto
questi rispetti, dovrebbero dare risultati costantemente paralleli. Un’ indagine
più approfondita di tali rapporti scopre invece un’ importante differenza.
Nel caso di Ugo perì, il rapporto tra predicato e soggetto grammaticale vige iden-
tico anche se lo si proietta sotto la forma di un costrutto participiale assoluto :
Perito Ugo, la protesta dilagò. Non va allo stesso modo nel caso di Ugo reagì.
Qui, la proiezione del rapporto sotto la forma di un costrutto participiale non è
immaginabile : *Reagito Ugo, la protesta dilagò.
La proiezione sintattica è la medesima, l’ esito sperimentale differente : è ragio-
nevole ipotizzare che l’ esito differente sia in funzione della differenza tra i
rapporti sintattici esistenti, nelle due proposizioni, tra Ugo e perì e tra Ugo e
reagì. La prova del costrutto participiale assoluto rivela sperimentalmente una
differenza che riguarda appunto il rapporto tra predicato e soggetto grammati-
cale : la differenza rilevata è insomma una diversità di diatesi. La morfologia
verbale semplice non dà manifestazione a tale differenza. Ugo reagì e Ugo perì
paiono eguali per diatesi : è l’ effetto illusionistico di forme che si presentano
identiche a dispetto dei diversi rapporti funzionali che esse vestono. La circo-
stanza è affatto consueta nella lingua.

75
Morpho-syntaxe et catégories

Passando da un predicato di forma verbale semplice a uno dalla forma com-

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posta da un ausiliare perfettivo e dal participio passato, la differenza viene del
resto alla luce e si allinea al diverso esito del semplice esperimento che si è con-
dotto. Ugo ha reagito e Ugo è perito si oppongono l’ una all’ altra formalmente,
per la presenza di schemi di ausiliazione diversi.
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La differenza di ausiliare non è peraltro la sola diversità formale correlabile alla


differenza di diatesi. Nelle condizioni di osservazione consentite dagli esempi che
si sono recati, una seconda differenza resta ancora celata. Per farla emergere, è
necessario che la funzione di soggetto grammaticale sia realizzata, in italiano,
da un elemento portatore di marche di genere diverse dal maschile singolare.
Lea è perita si oppone doppiamente a Lea ha reagito. Gli ausiliari sono diversi e
vi è diversamente atteggiato il participio passato. Ciò significa che in Ugo ha
reagito e Ugo è perito l’ identità formale dei participi passati reagito e perito è solo
apparente. Come nel caso sopra prospettato della morfologia verbale semplice,
essa è effetto illusionistico di una morfologia, come l’ italiana, nel caso specifico,
che non risponde diversamente a circostanze funzionali diverse.
In effetti, il participio passato di Ugo è perito ha la forma che ha perché con-
corda con il soggetto grammaticale. Esso porta marche di numero e di genere :
è un participio passato di genere maschile e di numero singolare. Quello di Ugo
ha reagito ha la forma che ha perché non concorda con il soggetto grammaticale :
è un participio passato privo di genere e di numero. Rapporti diversi, sistemi
funzionali differenti ma la forma dell’ uno coincide con quella dell’ altro. Di
nuovo, la circostanza è tutt’ altro che rara nelle lingue, come la conversa del
resto : funzioni eguali e forme differenti.
Essere o avere come ausiliare perfettivo, da un lato, dall’ altro, in combinazione
(ma non necessaria) participio passato concordato o no col soggetto gramma-
ticale sono spie fenomeniche d’ elezione dell’ opposizione di diatesi in italiano,
come in altre lingue romanze. L’ opposizione di diatesi così manifestata sta
peraltro a fondamento della sintassi della proposizione di tali lingue. I termini
di tale rapporto oppositivo saranno qui designati come medio e non-medio.
Circostanze formali rendono latente, in italiano, l’ opposizione tra medio e non-
medio in proposizioni con predicati manifestati da forme verbali semplici : lo si
è già rilevato. Non ovunque né comunque, tuttavia, e se ne dirà tra breve. Le
proposizioni con funzione predicativa realizzata da una forma composta
devono d’ altra parte a circostanze formali la loro natura di dominio privilegiato
per la manifestazione della diatesi. In effetti, esse sono il migliore contesto per
una sua verifica sperimentale. Di fronte a una proposizione italiana il cui pre-
dicato non ha forma composta o perifrastica, buon metodo, per determinarne
la diatesi, è quindi farne una proiezione formale ideale, così da renderla più
disponibile all’ osservazione contrastiva e alle sue virtù svelatrici.

76
Diatesi, lemma per un ideale dizionario di sintassi

Sono dunque tutte medie le proposizioni italiane Ada è impazzita, I profughi

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sono stati accolti dagli applausi, Emma si è avvelenata, Gertrude si era pentita, I
bimbi sono stati buoni, Le nozze erano state un fallimento, Si sono gettati i rifiuti
etc. Lo sono allo stesso titolo (e solo in modo meno trasparente) tutte le corris-
pondenti in cui il predicato non ha forma di perifrasi perfettiva. Sono non-
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medie, per converso, le proposizioni Emma ha mentito, Cristoforo ha salvato


Ludovico, Bradamante li ha uccisi etc. Lo sono allo stesso titolo le corrispon-
denti il cui predicato non ha forma di perifrasi perfettiva.
All’ interno di questa opposizione fondamentale, la classe delle proposizioni medie
italiane alberga poi alcune opposizioni specializzate, che permettono inoltre di
gettare uno sguardo sintatticamente più approfondito sull’ insieme dei feno-
meni di diatesi.
C’ è, da un lato, il sotto-insieme delle proposizioni passive : Le tariffe sono state
rincarate dai gestori e Le tariffe vennero rincarate dai gestori, questa seconda con
ausiliare diverso ma concordanza del participio passato col soggetto grammati-
cale : per la determinazione di una proposizione come media, una sola delle due
proprietà formali è sufficiente.
Nelle proposizioni passive italiane (e romanze), il predicato si presenta in forma
composta (Le tariffe sono periodicamente rincarate dai gestori) o super-composta
(Le tariffe sono state rincarate dai gestori) : mancano, per il passivo, le forme
semplici. Ciò vale a distinguere le passive dalle altre medie (e non-passive), in
caso di predicato verbale. Come nelle passive e in quanto medie, la forma ver-
bale composta delle medie non-passive ha essere come ausiliare e esibisce un
participio passato concordato col soggetto grammaticale (Le tariffe sono rinca-
rate). In italiano, le medie non-passive hanno però predicati verbali anche di
forma semplice (Le tariffe rincarano) e non hanno mai predicati verbali di forma
super-composta : Le tariffe sono state rincarate è solo passiva. Ovviamente, le
passive sono opposte e marcate anche rispetto alle non-medie (e, a fortiori,
non-passive) I gestori rincarano le tariffe, I gestori hanno rincarato le tariffe, per
le ragioni sopra esposte.
L’ opposizione di diatesi cui gli studi grammaticali si riferiscono correntemente,
come si sa, è quella tra passivo e attivo (che non a caso, a scopo introduttivo e
di prima esemplificazione, ha avuto menzione sul principio di questa breve nota).
La nozione tradizionale di attivo nasconde tuttavia (come si è visto) profonde
differenze e tratta come simili costrutti che invece, per diatesi, sono diversi : lo
si è visto. Al suo interno passa infatti la principale faglia oppositiva che, in ita-
liano (ma non solo in italiano), riguarda la diatesi.
Ora, è vero che Le tariffe sono periodicamente rincarate dai gestori, in quanto
passiva, si oppone a Le tariffe rincarano periodicamente e a I gestori rincarano
periodicamente le tariffe, ambedue non-passive e perciò tradizionalmente con-

77
Morpho-syntaxe et catégories

siderate allo stesso titolo attive. In una prospettiva sistematica, però, il modo

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con cui la passiva si oppone a ciascuna delle non-passive è differente. I contesti
sperimentalmente trasparenti lo dicono in modo lampante. Dati tali contesti,
con la media e non-passiva Le tariffe sono rincarate, la passiva Le tariffe sono state
rincarate dai gestori condivide forma dell’ ausiliare e concordanza del participio
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passato col soggetto grammaticale ; con la non-media (e a fortiori non-passiva) I


gestori hanno rincarato le tariffe, la passiva non condivide caratteristiche.
Una tassonomia concettuale adeguata e rispettosa del dato sperimentale, fuori
di una considerazione esclusiva di certe sue apparenze, articola di conseguenza
l’ opposizione secondo lo schema seguente :

MEDIO
NON-MEDIO
PASSIVO NON-PASSIVO
Le tariffe sono rincarate dai gestori Le tariffe rincarano I gestori rincarano le tariffe

Non mancano anche qui le sotto-determinazioni formali, ovviamente. Per es.,


non ci sono dubbi che Le tariffe sono rincarate sia una proposizione media : con-
siderata così, in astratto, la sua forma non dice però in maniera univoca se essa
è media e passiva o media e non-passiva e (in modo correlato) non dice se, dal
punto di vista del tempo grammaticale, il verbo che vi ricorre è un presente o
un passato prossimo dell’ indicativo. Nella forma verbale composta convergono
infatti predicati di proposizioni passive e non-passive e l’ ambiguità di diatesi
sparisce, in un senso, appena si passa alla forma super-composta (Le tariffe sono
state rincarate), nell’ altro, appena si passa alla semplice (Le tariffe rincarano).
All’ ambiguità di diatesi contribuisce del resto la circostanza grammaticale di un
passivo disponibile a ricorrere anche senza agente : Le tariffe sono periodica-
mente rincarate dai gestori non è infatti ambigua.
Come non sono ambigue La piazza è pulita dallo spazzino e La piazza è stata
pulita dallo spazzino, che, private del complemento di agente, invece lo diven-
tano e, stavolta, a prescindere dalla differenza tra predicato di forma composta
o super-composta : La piazza è pulita e La piazza è stata pulita. È tradizione
spiegare la circostanza con l’ ambiguità categoriale di pulito (come di tutte le
forme simili), alternativamente considerato un participio o un aggettivo. La
presunta spiegazione in termini di categoria lessicale è in realtà una tautologia
(come non di rado accade negli studi grammaticali). Non è però questa la sede
per sviscerare la questione, nella sua complessa articolazione sperimentale.
Basterà avere segnalato la circostanza, come aspetto del complesso connubio
che, sotto il segno della diatesi, intrattengono funzioni sintattiche e loro mani-
festazioni formali.

78
Diatesi, lemma per un ideale dizionario di sintassi

Distinto dal sotto-insieme delle passive ma contenuto anch’ esso nell’ insieme

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delle medie, c’ è poi il sotto-insieme delle proposizioni la cui diatesi è formal-
mente manifestata anche da una particella. Secondo tradizione, qui si chiamerà
riflessiva tale particella, genericamente. Essa è una sorta di imbuto fenomenico
in cui collassa una vasta gamma di costruzioni funzionalmente diverse. Tutte
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medie per diatesi, ma in maniera differente, trovano manifestazione in un pre-


dicato dotato di particella le propriamente riflessive, Catone l’ Uticense si è ucciso ;
le reciproche, Giulietta e Romeo si sono (perdutamente) amati ; le intransitive con
verbi che si presentano come pronominali (anche qui secondo ulteriori e diverse
condizioni sintattiche), La vasca si è riempita, Emma si è suicidata, Agnese si è
arrabbiata ; le cosiddette impersonali, Si è riso di cuore, Si è circoscritto l’ incen-
dio, Si sono intraviste le stelle.
Tutte si oppongono ovviamente alle altre medie e prive di particella, siano esse
passive, come La vasca è riempita dall’ acqua, o non-passive, come La nave è
arrivata in porto. Tutte si oppongono, a fortiori, alle non-medie, la cui forma
non prevede mai la presenza di un predicato dotato di una particella riflessiva.
Con la particella riflessiva, questa fattispecie della diatesi media dispone d’ una
marca fenomenica che si estende di là del limite delle proposizioni dal predicato
verbale di forma composta e copre proposizioni dal predicato di forma sem-
plice : Catone l’ Uticense si uccise, Romeo e Giulietta si amarono, La vasca si
riempie, Emma si suicidò, Agnese si arrabbiava, Si rise di cuore, Si circoscriverà
l’ incendio, Si intravedevano le stelle. Sempre che di forma semplice in questi casi
si voglia parlare. Facendolo, si trascura in realtà il fatto che la particella rende a
suo modo complessa la forma verbale cui si applica, anche se diversamente
complessa da come intende una tradizione grammaticale che non vede nella par-
ticella riflessiva ciò che essa in effetti è. La particella è infatti un prefisso verbale
che varia lungo lo spettro della persona grammaticale, esattamente come, da
suffissi, fanno le desinenze : Ti concedi troppe licenze ; Ci amiamo teneramente ;
Se non ti scansi, mi arrabbio.
Anche nell’ area delle proposizioni medie formalmente così caratterizzate, si
danno casi numerosi di sotto-determinazione fenomenica. La circostanza non
è stupefacente, considerando l’ ampio spettro di costruzioni che condividono lo
stesso abito formale.
Il complesso quadro d’ insieme delle opposizioni di diatesi fin qui sommaria-
mente delineato rivela, a un’ analisi sintattica teoricamente più consapevole (se
non più approfondita), una ratio di base semplice ed elegante. Lo reggono infatti
solo le due funzioni di soggetto e di oggetto diretto (dipendenze sintattiche della
proposizione non astrattamente postulate ma sperimentalmente determinate),
considerate negli specifici rapporti che, mediati dal predicato, esse intratten-
gono. Come ogni altro nella lingua, tali rapporti si valorizzano del resto à la

79
Morpho-syntaxe et catégories

Saussure, cioè secondo i due assi oppositivi della combinazione e della sosti-

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tuzione.
Ci sono proposizioni il cui soggetto grammaticale condivide proprietà (che,
in quanto linguistiche, sono tanto interpretative quanto formali) dell’ oggetto
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diretto. Ci sono, per converso, proposizioni il cui soggetto grammaticale non


condivide proprietà con l’ oggetto diretto.
La condivisione di proprietà dell’ oggetto diretto da parte del soggetto gramma-
ticale può verificarsi per via di un rapporto o paradigmatico e di sostituzione o
sintagmatico e di convergenza. Nel complessivo insieme delle proposizioni il
cui soggetto condivide proprietà dell’ oggetto diretto, i sotto-insiemi passivo e
propriamente riflessivo esemplificano rispettivamente e in modo sperimental-
mente trasparente le due fattispecie funzionali.
Lucia era stata catturata dai bravi e I bravi avevano catturato Lucia sono una
coppia di proposizioni correlate, per lampanti tratti formali e interpretativi.
L’ elemento Lucia che funge da soggetto grammaticale nella prima funge da
oggetto diretto nella seconda.
Dal punto di vista interpretativo, il ruolo semantico che nella seconda riguarda
Lucia come oggetto diretto (qualunque sia tale ruolo e comunque lo si voglia
chiamare) la riguarda allo stesso titolo nella prima, come soggetto grammati-
cale. Si faccia attenzione : si tratta del medesimo ruolo che Lucia ha in un co-
strutto participiale assoluto, che costituisce da questo punto di vista una sorta di
contesto di neutralizzazione : Catturata Lucia, la vicenda parve volgere al peggio.
Dal punto di vista formale, valga per tutte le altre la prova della concordanza del
participio passato. Nella prima proposizione, di tale concordanza è titolare il
soggetto grammaticale. Nella seconda, il soggetto è escluso dalla proprietà di
determinare la concordanza del participio. Se un elemento può farlo, è quello
che funge da oggetto diretto. Lo fa in modo categorico, se si realizza per es. sotto
la forma di una particella : Lucia, i bravi l’ avevano catturata. Lo fa oggi margi-
nalmente (la situazione era diversa nel passato), se ha realizzazione lessicale e
segue il participio. I bravi avevano catturata Lucia suona infatti correntemente
inusuale, ma inusuale non vuol dire aberrante, come invece suona *I bravi ave-
vano afferrati Lucia, con concordanza del participio col soggetto. La natura di
elemento che determina la concordanza del participio passato distingue il sog-
getto grammaticale del passivo dal soggetto del non-passivo e l’ accomuna
all’ oggetto diretto del non-passivo (ove nel non-passivo un oggetto diretto è
presente).
Mutatis mutandis, osservazioni simili si estendono al caso del soggetto gram-
maticale di un costrutto riflessivo come Emma si era avvelenata. Si può dire
anzi che un soggetto grammaticale in cui si riconoscono anche ruolo semantico

80
Diatesi, lemma per un ideale dizionario di sintassi

e funzione di oggetto diretto sia consustanziale con l’ idea stessa di una riflessi-

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vità sintattica.
Un soggetto grammaticale che condivide proprietà dell’ oggetto diretto ha
quindi buona evidenza sperimentale e concettuale nelle proposizioni medie più
trasparenti dal punto di vista funzionale, oltre che meglio caratterizzate da quel-
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lo formale : le passive e le propriamente riflessive. Per regola elementare di


procedura, un’ argomentazione scientifica avanza da ciò che è più chiaro a ciò
che è più oscuro e, per penetrare la nebbia del più oscuro, adopera il lume di
cui il più chiaro dota il metodo.
L’ ipotesi che circostanze sintattiche parzialmente simili a quelle rilevate nel
passivo e nel riflessivo vigano anche nel variegato insieme delle altre proposi-
zioni che qui si sono definite medie sorge naturale e con essa il corollario che,
se differenze ci sono in tale insieme (come in effetti ci sono), tali differenze
vadano trattate in modo da coglierne la modularità. L’ ipotesi è del resto soste-
nuta da fatti osservativi.
Ci sono infatti proposizioni (e lo si è ampiamente osservato) che condividono
con le passive e riflessive importanti caratteri : la stessa forma di ausiliare, la stessa
regolarità nella concordanza del participio passato (Lea è perita), l’ apparire, in
certi casi, di una particella identica alla riflessiva, anch’ essa variabile per per-
sona in funzione del soggetto grammaticale (Ci siamo pentiti).
Che la condivisione di tali proprietà non sia casuale è confermato da esperimenti,
che si applicano uniformemente al soggetto grammaticale di tali proposizioni
come si applicano al soggetto grammaticale di proposizioni passive e di propo-
sizioni riflessive. Una proporzione varrà per tutte : alla passiva Lucia fu rapita
dai bravi sta il costrutto participiale assoluto di Rapita Lucia, la vicenda ebbe
una svolta, come alla riflessiva Emma si era avvelenata sta il costrutto partici-
piale assoluto di Avvelenatasi Emma, Carlo rapidamente instupidì, come a Renzo
partì per Bergamo sta quello di Partito Renzo per Bergamo, le due donne rima-
sero sole, come a Perpetua si allontanò dalla porta sta quello di Allontanatasi
Perpetua dalla porta, i due fidanzati penetrarono in casa e così via.
L’ esperimento diventa conclusivo, in proposito, quando si determina che, data
una proposizione non-media che comporti la presenza di un oggetto diretto e
di un soggetto non convergenti, la proprietà di ricorrere in un costrutto parti-
cipiale assoluto riguarda l’ oggetto diretto e non il soggetto, proprio come la
proprietà di determinare la concordanza del participio passato.
Nelle proposizioni Ferraù ferì Rinaldo e Rinaldo ferì Ferraù, considerate nel loro
ordine canonico, le funzioni grammaticali di Ferraù sono la prima volta di sog-
getto, la seconda di oggetto diretto e, in modo converso, quelle di Rinaldo sono
la prima di oggetto diretto, la seconda di soggetto. Ebbene, il costrutto assoluto di
Ferito Rinaldo, la zuffa terminò si correla categoricamente a Ferraù ferì Rinaldo e

81
Morpho-syntaxe et catégories

non a Rinaldo ferì Ferraù, quello di Ferito Ferraù, la zuffa terminò si correla

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categoricamente a Rinaldo ferì Ferraù e non a Ferraù ferì Rinaldo.
L’ affermazione che il soggetto grammaticale delle proposizioni sopra definite
medie condivide proprietà dell’ oggetto diretto ha dunque solida evidenza spe-
rimentale ed è possibile sulla sua base cogliere in modo modulare l’ articola-
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zione interna della classe che è nel suo complesso caratterizzata, quanto alla
forma, da ausiliare essere e/o da concordanza del participio passato col soggetto
grammaticale, cioè la classe delle proposizioni dalla diatesi media e, per oppo-
sizione, quella dalla diatesi non-media.
La condivisione di proprietà che si verifica nelle medie può prendere origine
funzionale da una convergenza sintagmatica : la marca superficiale del modulo
è il ricorrere d’ una particella variabile per persona in funzione del soggetto
grammaticale. Le proposizioni riflessive sono il caso più trasparente (Emma si
è avvelenata), ma la portata del modulo si spinge ben oltre la manifestazione
interpretativa fornita appunto dalle riflessive : Perpetua si è allontanata ; Ger-
trude si è pentita hanno forma eguale alle propriamente riflessive e interpreta-
zioni diverse ; la circostanza non dovrebbe a questo punto suonare scandalosa.
La condivisione di proprietà può non prendere origine da una convergenza
sintagmatica e prenderla, invece, da una semplice sostituzione, sull’ asse para-
digmatico. La sostituzione può realizzare una correlazione che ha, come ter-
mine oppositivo, una proposizione non-media in cui soggetto e oggetto diretto
intrattengono una relazione sintagmatica non-convergente. È il caso del medio
che è, in più, passivo, con la sua caratterizzazione semantica e formale : Renzo
era stato ingannato dall’ oste si correla a L’ oste aveva ingannato Renzo. La sosti-
tuzione può d’ altra parte non realizzare una correlazione del genere. Ed è
questo, per concludere, il caso del medio e non-passivo, D’ incanto, la dimora di
Argante è svanita, per il quale nella recente tradizione di studi grammaticali è
stato coniato il termine di inaccusativo.
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SUBORDINATION INVERSE ET OPPOSITION


DES PLANS À L’ ÉPOQUE CLASSIQUE

Bernard Combettes
Université de Nancy 2 et UMR-ATILF

Le cadre dans lequel se situe cette étude est celui de la problématique générale
des relations que l’ on peut établir entre la langue et le discours, entre les phéno-
mènes linguistiques et la textualité. Cette problématique, qui est loin d’ être
toujours explicitée, peut être ramenée à deux grandes tendances. Dans l’ une
d’ elles, c’ est la textualité qui est mise en avant comme objectif, comme but final
de l’ étude, les marques linguistiques étant considérées comme des indices per-
mettant de déterminer la présence de telle ou telle propriété discursive, ce qui
conduit d’ ordinaire à une certaine hétérogénéité des faits de langue pris en
compte. Dans l’ autre optique, à l’ inverse, c’ est le fonctionnement des sous-sys-
tèmes linguistiques qui constitue l’ objet d’ étude, la dimension textuelle permet-
tant de rendre compte de telle ou telle caractéristique des formes. La démarche
que nous adopterons ici combinera en fait ces deux grandes tendances : nous
partirons en effet, dans un premier temps, d’ une construction syntaxique par-
ticulière, dont nous étudierons le rôle dans le codage d’ un aspect de la cohé-
rence textuelle, alors que, dans un deuxième temps, nous envisagerons comment
l’ accent mis sur le niveau textuel conduit à élargir le champ d’ observation à
d’ autres structures syntaxiques qui ont une fonction discursive identique.
Du côté syntaxique, c’ est la construction que la tradition dénomme « subordi-
nation inverse » qui sera notre objet d’ étude, l’ opposition premier plan / second
plan (cf. Reinhard, 1984 ; Combettes, 1992) constituant le domaine textuel mis
en relation avec les formes linguistiques. Un de nos objectifs sera donc de déter-

83
Morpho-syntaxe et catégories

miner quels élargissements il est possible d’ envisager, en ce qui concerne les

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faits de langue à observer, si on met en avant le fonctionnement de la cohérence
textuelle. Le domaine discursif nous semblant difficilement séparable de la
question de la typologie des textes, nous avons par ailleurs jugé pertinent de
faire porter nos observations sur un corpus nettement délimité, à la fois dans le
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temps et en ce qui concerne le genre représenté, en prenant en compte des


œuvres de fiction, en prose narrative, de la deuxième moitié du xviie siècle.
Nous essayerons de montrer qu’ un type d’ écriture qui est en train de se créer,
et la conception même de la narration, qui se modifie également, doivent être
mis en rapport, par l’ intermédiaire, si l’ on peut dire, de la cohérence textuelle,
avec l’ évolution des structures linguistiques qui assurent le codage de l’ opposi-
tion des plans.

1 La subordination inverse, formes et rôle textuel


Nous n’ examinerons pas ici les origines et l’ évolution de la subordination inverse
(par la suite SI) ; nous ne nous livrerons pas non plus à une étude détaillée de
ses diverses réalisations. Cette description a déjà été réalisée, essentiellement
pour le français moderne (cf. Le Draoulec, 2006). Nous nous contenterons de
rappeler rapidement les structures regroupées sous cette dénomination, en cons-
tatant que les textes classiques que nous examinons présentent déjà, sans doute
avec des fréquences différentes, toutes les constructions qui seront exploitées par
la suite dans les textes plus modernes. Remarquons tout d’ abord que la déno-
mination, sans doute peu satisfaisante, de « subordination inverse », si elle ren-
voie au domaine syntaxique par l’ emploi du terme de « subordination », réfère
davantage au versant sémantique par celui d’ « inverse ». Il s’ agit en effet, par le
choix de ce terme, de mettre en avant la discordance qui s’ établit, dans cette
construction, entre les marques formelles de la subordination et les relations de
sens ; cette non-coïncidence est souvent résumée par des formules comme :
« l’ idée principale se trouve dans la subordonnée, alors que l’ idée “accessoire”, la
circonstance, prend place dans la principale ». Pour notre part, nous insisterons
sur le fait que cette répartition des informations concerne essentiellement le
champ de la temporalité et, plus précisément, l’ opposition de l’ aspect global et
de l’ aspect sécant, ce qui apparaît bien dans l’ exemple type : X attendait depuis
dix minutes lorsque le téléphone sonna. Cette relation aspectuelle qui s’ établit
entre les deux prédicats en présence débouche assez naturellement, au niveau
textuel, sur un effet de « mise en relief » du procès de la subordonnée qui se
détache ainsi sur le fond constitué par le procès non borné qui ouvre l’ énoncé.
À la suite de Weinrich (1973), nous considérerons donc que l’ opposition entre
l’ idée principale et la circonstance est à interpréter en fait, au plan discursif,
comme la distinction premier plan / second plan et nous verrons dans la SI une
disposition textuelle particulière, qui s’ écarte des tendances générales de la

84
Subordination inverse et opposition des plans à l’époque classique

répartition des plans, tendances qui font coïncider premier plan et proposition

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régissante, alors que les subordonnées sont plutôt réservées à l’ expression du
second plan (cf. Hopper et Thompson, 1980 ; Combettes, 1992).
D’ un point de vue formel, cette inversion de la présentation habituelle des plans
se réalise dans deux grands types syntaxiques qui se distinguent par le type de
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mot subordonnant mis en œuvre. Ce dernier peut en effet être une conjonction
temporelle (lorsque, quand), aucun indice ne signalant dans la principale qu’ il
s’ agit de SI :
(1) Je prenais pour cela le chemin de chez moi, quand je rencontrai le comte
(Le Portefeuille, 597)

Comme dans tous les types de SI, l’ ordre des propositions est contraint et le jeu
des temps verbaux, par l’ opposition des aspects, joue par ailleurs un rôle impor-
tant dans l’ identification de la SI comme telle. Le contraste entre la forme de
vision sécante et la forme de vision globale s’ accompagne souvent d’ un effet
d’ interruption, ou d’ imminence contrecarrée, le déroulement du premier pro-
cès se trouvant borné par le début du second :
(2) elle allait dire qu’ elle se trouvait mal […] lorsque la Duchesse de Valentinois
entra, qui dit […] (Clèves, 198)

Dans une autre série de constructions, le terme subordonnant est la forme que, qui
ne suffit pas à elle seule, du moins en français moderne, pour assurer la SI, mais
doit être corrélée à une autre expression située dans la principale ; il peut s’ agir
d’ adverbiaux comme à peine, pas plus tôt, ou même de la simple négation :
(3) À peine étaient-elles assises que le visage de la princesse se couvrit de
larmes (Tende, 392)
(4) Elle n’ eut pas sitôt vu […] qu’ elle jugea que […] (Qu’ on ne peut donner…,
638)

À la différence du schéma précédent, ce deuxième type d’ enchaînement pré-


sente une forme composée dans la première proposition, forme composée qui
correspond à un état résultatif, mais implique une limite initiale. C’ est par rap-
port à cette limite que les adverbiaux soulignent la rapidité de la succession des
deux procès.
Quelles sont les caractéristiques de ces schémas syntaxiques qui permettent de
les mettre en rapport avec l’ opposition des plans ? Le facteur déterminant est
ici la distribution des formes verbales. Comme nous l’ avons rappelé, ce type de
phrase complexe met en jeu, de façon obligatoire dans les constructions en
quand et très fréquemment dans celles en à peine, deux formes verbales qui se
distinguent par leur valeur aspectuelle, la vision sécante de l’ imparfait s’ oppo-
sant à la vision globale du passé simple. S’ ajoute à cela l’ importance de l’ ordre

85
Morpho-syntaxe et catégories

dans lequel apparaissent les deux temps verbaux : la place en début d’ énoncé de

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la forme à vision sécante fait fonctionner la première proposition comme une
sorte de circonstanciel cadratif où va s’ insérer le prédicat de premier plan. Sou-
vent obtenu dans cette linéarisation, l’ effet d’ interruption d’ un état, d’ un procès
déjà en cours, ne peut que renforcer la distinction des deux plans, la proposition
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« subordonnée » étant obligatoirement interprétée comme renvoyant à une nou-


velle étape dans la progression narrative ; alors que, dans d’ autres contextes, une
forme de vision globale peut entretenir une relation de simultanéité avec une
autre forme de vision globale qui la précède dans le texte, ce ne peut être le cas
ici : le codage de la distinction des plans s’ opère de façon non ambiguë. Le rap-
port circonstanciel ainsi établi entre les deux propositions n’ est d’ ailleurs pas
limité au domaine strict de la temporalité. Le cadre initial renvoyant à un procès
qui se trouve interrompu par celui qui est exprimé dans la proposition dépen-
dante, une relation proche de celle de l’ opposition vient parfois, en fonction du
contexte sémantique, s’ ajouter assez naturellement à l’ expression de la chrono-
logie et marquer ainsi plus nettement la progression du récit. C’ est le cas par
exemple dans les extraits suivants :

(5) J’ étais dans ces dispositions lorsqu’ un jour mon père me dit […] (Zayde, 126)
(6) et il commençait à ne plus songer à cet accident, quand on vint lui dire que
[…] (Qu’ il n’ y a point…, 654)
(7) Il y avait trois mois qu’ elle passait sa vie fort agréablement lorsque le carna-
val arriva (Bonneville, 976)

On remarquera, dans le même ordre d’ idée, que ce passage à une nouvelle


séquence textuelle va d’ ordinaire de pair avec l’ introduction d’ un référent –
nouveau ou réactivé – qui n’ était pas présent dans le contexte immédiat ; c’ est
par l’ intermédiaire de ce référent que s’ effectue le changement d’ épisode narra-
tif, comme dans :

(8) Il était dans le fort de ses réflexions […] lorsqu’ on lui amena un gentil-
homme de Mme de Guise. Elle le conjurait par cet envoyé de lui donner
passage […] (Qu’ il n’ y a point…, 677)
(9) Il n’ y avait pas longtemps qu’ elle était dans ces violentes douleurs lorsque le
comte de Tende arriva […] l’ arrivée de son mari lui donna un trouble et une
confusion qui lui fut nouvelle. (Montpensier, 397)

Avant d’ envisager d’ autres constructions syntaxiques qui jouent un rôle discur-


sif identique à celui que nous venons de décrire, il convient de noter que les
textes observés font alterner la SI et la subordination circonstancielle, qui appa-
raissent ainsi comme des variantes libres, dans la mesure où il est difficile de
déterminer un trait contextuel qui justifierait l’ emploi de l’ un ou de l’ autre des
schémas de phrase. La SI en quand vient ainsi concurrencer des propositions
introduites par comme ou tandis que, qui, en début d’ énoncé, ont la même

86
Subordination inverse et opposition des plans à l’époque classique

valeur cadrative, les mêmes effets en ce qui concerne l’ opposition des plans ;

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ainsi, dans les exemples suivants, la construction en comme pourrait-elle être
remplacée, avec le même effet textuel, par une SI en quand :
(10) Comme elle parlait ainsi, Consalve parut à la porte (Zayde, 260)
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(10’ ) Elle parlait ainsi quand Consalve parut à la porte


(11) Comme la Reine achevait ces paroles, quelqu’ un s’ approcha du lit (Clèves,
195)
(11’ ) La Reine achevait ces paroles, quand quelqu’ un s’ approcha du lit

L’ imminence contrecarrée, que nous avons vue exprimée par la SI dans un


exemple comme :
(2) elle allait dire qu’ elle se trouvait mal […] lorsque la Duchesse de Valentinois
entra, qui dit […] (Clèves, 198)

se rencontre également dans le schéma à subordonnée initiale :


(12) Comme il allait achever sa déclaration, la belle-sœur entra (Combes, 447)
(12’ ) Il allait achever sa déclaration quand la belle-sœur entra

La SI en à peine… que, quant à elle, alterne avec des subordonnées introduites


par sitôt que / aussitôt que :
(13) Sitôt que la nuit fut venue, il entendit marcher (Clèves, 220)
(14) Sitôt que Monsieur d’ Anville eut achevé de me conter […], je me rappro-
chai (id., 122)

Si la SI ne semble entraînée ni par des facteurs sémantiques (valeurs aspectuel-


les, opposition des formes verbales), ni par des facteurs textuels (rôle dans le
changement de séquence narrative), une constatation s’ impose toutefois : les cas
de SI sont nettement moins nombreux que les cas de subordination circonstan-
cielle ; une étude chronologique serait ici indispensable pour déterminer d’ une
part si une évolution quantitative peut être décelée, d’ autre part si le type de
texte joue un rôle dans l’ opposition des deux structures syntaxiques.

2 Élargissement
On peut se demander si la notion de SI doit être réservée aux constructions que
nous venons de rappeler rapidement, ou s’ il est envisageable de procéder à un
certain élargissement, comme le fait par exemple A. Le Draoulec (2006), en
opposant les subordonnées à valeur présuppositionnelle et les subordonnées à
valeur assertive, opposition qui, toutes proportions gardées, correspondrait à
celle du second plan et du premier plan. En ce qui concerne le niveau textuel, il
nous semble pertinent d’ étendre l’ observation à des structures qui sont analy-

87
Morpho-syntaxe et catégories

sées, du point de vue syntaxique, comme des cas réguliers de subordination,

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dans la mesure où la « circonstance » apparaît bien dans la proposition dépen-
dante, mais qui peuvent jouer un rôle discursif proche de celui de la SI dans la
distribution des plans. Le fait que la notion traditionnelle de « circonstance » ne
coïncide pas obligatoirement avec celle de second plan explique en grande par-
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tie que ce rapprochement soit possible.

2.1 Les subordonnées consécutives


Considérée d’ ordinaire comme un cas « normal » de subordination, la corréla-
tion consécutive apparaît comme particulièrement apte, sous certaines condi-
tions, à remplir le rôle textuel de la SI. Considérons par exemple l’ énoncé
suivant :
(15) Féline était si troublée de voir que ce qu’ elle venait de dire n’ avait pu
diminuer les espérances d’ Alamir, qu’ elle lui laissa emporter ce portrait
(Zayde, 237)

La corrélation si… que explicite la relation de cause à conséquence entre les


deux procès, mais cette relation vient en quelque sorte s’ ajouter, se superposer
à la relation de succession chronologique, qui est identique à celle que produi-
rait un enchaînement de SI (elle était troublée depuis… quand elle lui laissa…).
À la différence de bon nombre de cas de SI, ce tour consécutif ne présente
cependant pas – du moins pas obligatoirement – le deuxième procès comme
une interruption de l’ état exprimé par le prédicat de la principale, la relation de
conséquence ne présupposant pas la cessation de la cause. Toutefois, comme
nous l’ avons vu, cet effet d’ interruption, s’ il est fréquent, n’ est pas une caracté-
ristique définitoire de la SI et la répartition des plans par rapport à la structura-
tion de la phrase complexe semble bien être du même ordre dans les deux
constructions. Toutes proportions gardées, ce type d’ enchaînement peut être
rapproché de celui qui serait assuré par une relative « narrative » rattachée à une
principale de second plan, comme dans : Il y avait, assis sur un banc, un homme
qui lui adressa immédiatement la parole. Les exemples suivants illustrent cette
configuration textuelle :
(16) Cet infidèle avait si bien oublié les sentiments […] qu’ il vint m’ en faire ses
plaintes (Zaîde, 199)
(17) Madame de Clèves lui paraissait d’ un si grand prix qu’ il se résolut de man-
quer […] (Clèves, 107)
(18) Ce prince était si rempli de sa passion […] qu’ il tomba dans une impru-
dence […] (id., 187)
(19) Il y avait tant de chefs compris dans cette accusation qu’ elle supplia […]
(Nogaret, 567)

88
Subordination inverse et opposition des plans à l’époque classique

Il est intéressant de noter que ce type de subordination qui combine consécution

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et répartition des plans peut également être marqué par une locution conjonc-
tive et non par une corrélation. Nous retrouvons ici le parallèle que l’ on pouvait
établir, dans le cas de la SI, entre : P1 lorsque P2 et : à peine P1 que P2. Ce sont
des locutions comme de sorte que, de telle sorte que, en sorte que qui jouent le
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rôle que tenaient quand ou lorsque :


(20) il m’ avait laissée couverte d’ un autre (= habit) […] de sorte qu’ il débuta par
un éloge […] (Nogaret, 573)
(21) le changement déguisait la mienne (= la voix) d’ une telle sorte que Nogaret
ne me regarda jamais que comme l’ inconnue du jardin […] (id., 575)
(22) Cette impatience la rendait plus rêveuse […], en sorte que […] elle tourna
ses pas […] (Zayde, 242)

Le rattachement de ces constructions aux faits de SI est en fait justifié par la


répartition des formes verbales ; c’ est bien la présence d’ un imparfait ou d’ un
plus-que-parfait de second plan dans la proposition régissante et l’ emploi d’ un
passé simple dans la subordonnée qui permettent de voir une « circonstance »
dans la première proposition et un « événement principal » dans la deuxième.
L’ utilisation de formes d’ aspect global dans les deux parties de la phrase com-
plexe ne conduirait pas à une telle interprétation mais correspondrait au mar-
quage d’ une succession de premiers plans. Ainsi, dans l’ extrait suivant :
(23) il avança quelques pas, mais avec tant de trouble qu’ une écharpe qu’ il avait
s’ embarrassa dans la fenêtre, en sorte qu’ il fît du bruit. (Clèves, 222)

peut-on relever la combinaison des deux systèmes, une corrélation en tant…


que précédant un enchaînement par en sorte que. Seul l’ imparfait avait, contenu
dans une relative, renvoie au second plan ; les formes verbales au passé simple
sont interprétées comme le premier plan du texte, malgré, pourrait-on dire, les
divers enchâssements auxquels elles correspondent (tant… que ; en sorte que).

2.2 Les subordonnées hypothétiques


Certains cas de subordination hypothétique, plus rares, il est vrai, nous sem-
blent également pouvoir être pris en considération au même titre que les corré-
lations consécutives que nous venons de citer. Il s’ agit, dans une séquence
principale + subordonnée, de l’ expression d’ une relation conditionnelle de type
« irréel », mais d’ un « irréel nié », ce qui conduit en fait à renvoyer à un événe-
ment réalisé. Dans un exemple comme :
(24) il aurait porté son audace plus loin si la princesse […] ne lui eût dit […]
(Qu’ il n’ y a point…, 694)

89
Morpho-syntaxe et catégories

l’ organisation discursive est bien celle de la SI, avec un second plan correspon-

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dant à un monde possible dont l’ accomplissement est annulé par un procès qui,
sous une forme négative, fait référence à une des étapes, effectivement réalisée,
du déroulement chronologique du premier plan. Une paraphrase possible, dans
le système « normal » de la SI, pourrait être : il allait porter son audace plus loin
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quand la princesse lui dit… l’ événement exprimé dans la deuxième proposition


venant interrompre le procès contenu dans la principale. Cette organisation
discursive se retrouve dans les exemples suivants :

(25) […] si vivement qu’ ils l’ allaient percer si Consalve ne se fût jeté au milieu
d’ eux (Zayde, 167)
(26) il eût longtemps juré inutilement si l’ officieux Colomne ne fût arrivé à son
secours (Nogaret, 579)

La modalité négative de la subordonnée peut être rendue par l’ emploi de la locu-


tion conjonctive sans que, qui, en liaison avec un « conditionnel passé » (ou un
subjonctif plus-que-parfait) dans la principale, correspond, au moins jusqu’ au
français classique, à l’ expression si ce n’ est que ; dans l’ exemple suivant, on remar-
quera d’ ailleurs que sans que est suivi du mode indicatif, qui renvoie à la réalité
du fait asserté, l’ alternance avec le subjonctif permettant de traduire l’ assertion
ou la non assertion des faits (cf. Fournier, 1998 : 358) :

(27) Il entra dans le pavillon, et il se serait arrêté à en regarder la beauté, sans


qu’ il vit venir […] (Clèves, 180)

Dans de tels énoncés, la relation hypothétique semble céder le pas à l’ expression


de la relation temporelle ; la forme de plus-que-parfait du subjonctif contenue
dans la subordonnée, par le fait qu’ elle est niée, ne renvoie pas aux mondes
possibles, mais à un événement du récit, qui, dans un système paratactique,
serait rendu par un passé simple. Cette importance accordée à la chronologie, à
l’ effet d’ interruption, est renforcée par le changement de référent que nous
avons déjà constaté, la disposition des propositions permettant souvent d’ intro-
duire dans le texte un nouveau personnage comme thème de discours.

2.3 La parataxe
Nous avons rapidement comparé plus haut la SI et la subordination circonstan-
cielle marquée par comme ou aussitôt que. Il convient de prendre également en
compte, à l’ autre extrémité du continuum, les cas de parataxe qui, sans présen-
ter de lien particulier de dépendance syntaxique, n’ en expriment pas moins une
disposition identique de l’ alternance des plans. Deux cas nous semblent devoir
être distingués. Dans un premier type d’ enchaînement, la relation entre les deux
procès est identique à celle que l’ on peut observer dans la séquence P1 quand P2,

90
Subordination inverse et opposition des plans à l’époque classique

le deuxième procès venant interrompre un état, une situation exprimés par le

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premier. L’ adverbial enfin souligne fréquemment cette relation chronologique :
(28) Les paroles d’ Alamir augmentaient mon trouble […] Enfin Zayde vint nous
interrompre (Zayde, 230)
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(29) il s’ en défendait toujours […] Enfin un jour elle le pressa […] (id., 236)
(30) Il s’ ennuyait partout, il changeait de place […] Mais enfin ce jour tant sou-
haité arriva (Nogaret, 578)

mais la parataxe asyndétique est également attestée :


(31) Il demeurait debout, comme pour s’ en aller, on le fit asseoir, et la mère […]
leur dit […] (Banneville, 981)
(32) Ce silence ne laissait pas d’ avoir quelque chose de tendre. […] La petite
marquise se réveilla la première (id., 981)

On peut sans doute voir dans ces juxtapositions le développement du style


« coupé » (cf. J.-P. Seguin, 1972 : 143 sq.) caractéristique de la deuxième moitié
du xviiie siècle. Sur ce point, une étude diachronique serait indispensable pour
déterminer la chronologie précise d’ une telle organisation textuelle. Un second
type de parataxe recouvre les cas qui, sémantiquement, ne paraissent pouvoir être
rendus ni par la SI classique, ni par la SI « élargie » telle que nous l’ avons présen-
tée. Il s’ agit en particulier de l’ expression de la concession ou, plus largement,
de l’ opposition. Dans des passages comme :
(33) Il avait vu tant d’ obstacles […] qu’ il n’ avait pu se flatter […] ; et néanmoins
il fut sensiblement affligé de […] (Clèves, 95)
(34) Il me connaissait assez pour […] : il crut néanmoins que j’ étais touché […]
(Zayde, 101)

le connecteur néanmoins joue, toutes proportions gardées, un rôle identique aux


différents marqueurs de dépendance que nous avons déjà examinés, qu’ il s’ agisse
de la relation de consécution ou de l’ hypothèse. La subordination « classique »
peut évidemment exprimer ce lien logique (quoiqu’ il me connût,… ou : bien qu’ il
eût vu tant d’ obstacles,…), mais la SI ne paraît guère envisageable dans un tel
contexte sémantique pour traduire ce qui correspond à un rapport de « consé-
quence contrecarrée » : ( ?) il me connaissait assez quand il crut que j’ étais touché.
Il en va de même, nous semble-t-il, lorsque le connecteur utilisé est mais :
(35) La gloire […] devait lui donner quelque joie ; mais il ne sentit que la douleur
[…] (Zayde, 176)
(36) La petite marquise […] était un peu piquée d’ avoir fait un si grand pas
inutilement, mais elle se remit bientôt et crut que […] (Banneville, 983)
(36’ ) ? La petite marquise était un peu piquée d’ avoir fait […] quand elle se
remit […]

91
Morpho-syntaxe et catégories

Encore conviendrait-il de distinguer les diverses valeurs de mais, l’ énoncé sui-

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vant acceptant par exemple facilement une paraphrase par la SI

(37) Il allait en dire bien davantage ; mais elle fit un cri […] (Combes, 448)
(37’ ) Il allait en dire bien davantage quand elle fit un cri […]
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3 Le statut du second plan


En observant d’ un point de vue diachronique le statut respectif des deux plans,
on est amené à constater ce qui pourrait être considéré comme une autonomi-
sation du second plan, qui se détache peu à peu d’ un premier plan dont il était
syntaxiquement et textuellement dépendant. Cette évolution se perçoit nette-
ment à partir du moyen français ; jusqu’ alors, sauf dans quelques cas exception-
nels, le second plan ne constitue pas une unité textuelle, une séquence qui,
dotée d’ une certaine longueur, se présenterait, à la manière des textes posté-
rieurs, comme un passage indépendant possédant sa structuration propre. Les
récits de la période du moyen français voient se structurer, parallèlement au
développement des progressions thématiques à hyperthème, le second plan en
tant que tel, avec son organisation spécifique. Dans le cadre de l’ énoncé com-
plexe, qui sera à l’ origine de la période classique, le second plan demeure tou-
tefois fortement associé aux propositions dépendantes, qu’ il s’ agisse des
subordonnées relatives ou des circonstancielles. Avec le développement de la SI
une étape supplémentaire est franchie, dans la mesure où c’ est le premier plan
qui se trouve en quelque sorte subordonné au second plan. Il convient toutefois
de distinguer ici les deux « effets » textuels que nous avons décrits plus haut. La
SI d’ interruption ne nous semble pas correspondre à cette primauté du second
plan que nous évoquons à présent. Le premier plan est certes syntaxiquement
dépendant et amené, pourrait-on dire, par la proposition de second plan, mais
la présence de ce type d’ arrière-plan n’ a rien d’ obligatoire ; simple cadre tempo-
rel, il pourrait, comme bon nombre d’ autres circonstants, se voir effacé du flux
discursif sans que le squelette narratif du texte soit affecté. Plus intéressant et
plus novateur nous semble être la SI (ou ses équivalents paratactiques) qui cor-
respond à un enchaînement à valeur causale ou à une relation d’ opposition, qui,
nous l’ avons vu, peut être rapprochée de la causalité. Dans ce cas de figure, le
second plan initial est plus qu’ un cadre temporel, dans la mesure où sa présence
est indispensable pour que l’ autre plan puisse exister. C’ est en ce sens que l’ on
peut considérer que le fond que constitue le second plan prend le pas sur la
forme saillante qu’ est le premier plan. Ce que l’ on peut considérer comme une
inversion de la priorité accordée jusque-là, dans la structuration du récit, aux
événements de premier plan est à mettre en parallèle avec les changements qui
affectent la conception même du texte narratif. Les cas de parataxe que nous
avons examinés plus haut, dans lesquels un second plan engendre, déclenche, le

92
Subordination inverse et opposition des plans à l’époque classique

premier plan, font partie de cette tendance générale, caractéristique de l’ époque

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classique, à mettre en avant les explications, les justifications, le commentaire,
qui prennent nettement le pas sur la trame narrative. On voit ainsi le renverse-
ment qui s’ opère par rapport aux textes médiévaux, dans lesquels les rares passa-
ges descriptifs ou explicatifs étaient construits sur le modèle de la narration, la
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technique du récit étant la seule privilégiée. En ce qui concerne la période clas-


sique, le but de la narration, parfois explicitement affiché, n’ est plus tellement
de raconter, mais de montrer, de faire voir, une succession d’ événements, la
chronologie des faits n’ étant plus le point le plus important. Nous citerons pour
conclure un auteur comme Jean-Pierre Camus (1584-1652), qui, définissant les
objectifs du récit et les formes qu’ il doit prendre, utilise fréquemment des
expressions comme « faire voir », « montrer comme dans un miroir ». C’ est ainsi
qu’ il conclut sa nouvelle La Vengeance malicieuse : « Cette occurrence […] Elle
fera voir aussi combien est dangereux l’ artifice d’ une femme irritée […]. Mais
surtout on y peut considérer comme dans un miroir les furieuses productions
de la colère, et l’ inconsidération des premiers mouvements ». Ce changement dans
la conception même du texte de fiction et de ses finalités nous semble pouvoir
être mis en relation – c’ est du moins ce que nous avons essayé de montrer ici –
avec l’ évolution du domaine de la cohérence textuelle et avec celle, parallèle, des
structures syntaxiques qui en assurent le codage.

Bibliographie
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Langue française 77, 71-91.
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93
Morpho-syntaxe et catégories

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Vogeller, S. (1998), « Quand inverse », Revue québécoise de linguistique 26-1,
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Weinrich, H. (1973), Le Temps, Paris, Éd. du Seuil.

Textes étudiés
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La vengeance malicieuse = Camus, La vengeance malicieuse (1628), in Nouvelles
du xviie siècle, 89-100.
Banneville = Abbé de Choisy, Histoire de la Marquise-Marquis de Banneville
(1695), in Nouvelles du xviie siècle, 971-988.
Combes = Fléchier, Mademoiselle de Combes (1665), in Nouvelles du xviie siècle,
434-461.
Zayde = Mme de Lafayette, Zayde (1669), Flammarion, 2006.
Clèves = Mme de Lafayette, La Princesse de Clèves (1678), Flammarion, 2009.
Tende = Mme de Lafayette, Histoire de la comtesse de Tende (1718), in Nouvelles
du xviie siècle, 388-400.
Nogaret = Mme de Villedieu, Histoire de Nogaret et de Mariane (1670), in Nou-
velles du xviie siècle, 563-583.
Qu’ on ne peut donner = Mme de Villedieu, Qu’ on ne peut donner si peu de puis-
sance en amour qu’ il n’ en abuse (1676), in Nouvelles du xviie siècle, 624-652.
Qu’ il n’ y a point = Mme de Villedieu, Qu’ il n’ y a point de désespoir où l’ amour
ne soit capable de jeter un homme bien amoureux (1676), in Nouvelles du
xviie siècle, 652-698.
Le Portefeuille = Mme de Villedieu, Le Portefeuille (1674), in Nouvelles du
xviie siècle, 584-623.
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CAR AJOUTIEZ-VOUS :
« UN CAS D’ INCISE ANTÉPOSÉE ? »

Frédéric Gachet
Université de Fribourg

Le présent article ne nourrit pas une ambition démesurée : il traite d’ une ques-
tion de détail, et examine des faits plutôt rares et peu exemplaires… Un projet
si modeste est-il digne de l’ hommage rendu à Alain Berrendonner dans ce
volume ? Lui-même a souvent montré qu’ on pouvait, à partir de faits langagiers
apparemment insignifiants, ouvrir des perspectives prometteuses, ou tirer
d’ utiles enseignements sur le fonctionnement du système linguistique et sur le
comportement de ses usagers. Je risque donc ma modique contribution à ces
Mélanges, avec l’ espoir que les configurations particulières sur lesquelles elle se
penche offriront un peu de matière aux réflexions de son dédicataire.
On rencontre sporadiquement, depuis quelques années, les appellations d’ incise
antéposée ou d’ incise en position initiale. Elles sont employées entre autres
lorsqu’ un verbe parenthétique du type recteur faible (je crois, je pense) est placé
en tête d’ un énoncé sans être suivi de que [par ex. Thompson et Mulac 1991 ;
Andersen 1997 ; Avanzi à par.], ou lorsque des formules comme si tu veux,
comme on dit, j’ en conviens servent de préambule à une autre construction syn-
taxique. Ces séquences initiales présentent-elles des caractéristiques et un fonc-
tionnement qui justifient de les classer sous le terme d’ incises (bien mal
nommées en ce cas) ou se distinguent-elles de manière significative des séquen-
ces identiques placées au sein d’ un énoncé ? Mon propos n’ est pas de traiter
cette question dans son ensemble, mais d’ y apporter un éclairage très partiel, en
observant un cas bien particulier d’ incise de discours rapporté :

95
Morpho-syntaxe et catégories

(1) Vous me disiez aussi combien vous regrettiez de n’ avoir pas eu le temps

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d’ étudier la musique. Car ajoutiez-vous : « Je suis prêtre et la prêtrise m’ a
demandé un engagement immédiat » [Texte préfaçant un ouvrage d’ his-
toire, N. Moret, 1993]
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Précédé d’ un connecteur, le verbe à inversion signalé en caractères gras est suivi


de discours rapporté (DR) entre guillemets. S’ agit-il d’ une incise antéposée ?
C’ est ce que cette petite étude voudrait examiner.

1 Présentation du problème

1.1 Quelques notions


Avant de se pencher sur le problème posé par cette configuration particulière,
il convient de présenter quelques notions de base utiles à sa description. On
distingue ordinairement deux moyens segmentaux de signaler le discours rap-
porté : le discours introducteur (ou verbe introducteur) et l’ incise.

1.1.1 Le verbe introducteur se place, par définition, devant le discours rap-


porté. Il peut introduire le discours direct (DD) ou le discours indirect (DI) ;
dans ce deuxième cas, il est suivi de que (ou d’ un autre morphème subordon-
nant comme si, comment, pourquoi…) L’ exemple suivant donne à voir une
occurrence de chaque type :

(2) Je lui ai dit : « Allez, reste tranquille. » Il m’ a dit que je n’ étais pas un homme.
[Albert Camus, L’ Étranger, 1942, f1]

Contrairement à l’ incise (voir infra), le verbe introducteur ne permet pas


l’ inversion :

(3) *Lui ai-je dit : « Allez, reste tranquille. » *M’ a-t-il dit que je n’ étais pas un
homme. [exemple modifié]

1.1.2 L’ incise de discours rapporté (IDR) connaît deux positions. Elle peut être
placée après le segment de discours rapporté :

(4) « La femme vraiment intelligente a je ne sais quoi d’ implacable et de pur…


qui détonnerait », dit-il. [Catherine Pozzi, Journal : 1913-1934, 1997, f]

1. Les exemples marqués d’ un f sont tirés de la base Frantext.

96
Car ajoutiez-vous : « un cas d’incise antéposée ? »

Elle peut aussi être proprement incise, c’ est-à-dire placée à l’ intérieur du DR :

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(5) Respirez fort par la bouche, me dit le docteur Oskar, pour que ça entre
bien, vous allez avoir la tête qui va tourner un peu. [Hervé Guibert, Le pro-
tocole compassionnel, 2007, f]
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La position postposée est utilisée généralement lorsque le discours rapporté est


de peu d’ étendue. Une IDR placée à la fin d’ un long discours ne serait guère
coopérative : elle apporterait une information – ou une confirmation – proba-
blement trop tardive pour être utile, ou paraîtrait ne porter que sur les dernières
paroles rapportées. Pour des motifs semblables, l’ incise interne est le plus sou-
vent placée peu après le début du DR. Afin d’ éviter toute ambiguïté d’ interpré-
tation, il vaut mieux en effet ne pas trop attendre avant d’ « attribuer » les paroles
énoncées. Dans cet ordre d’ idées, une routine répandue consiste à placer l’ IDR
après un segment minimal de discours rapporté, de manière à clarifier d’ emblée
la situation :

(6) – C’ est, dit-il, le plus célèbre détecteur privé de notre temps. [Raymond
Queneau, Journaux, 1996, f]
(7) « Quoi ! » dit-elle, « ce sont aussi des hommes. » [Simone de Beauvoir,
Mémoires d’ une jeune fille rangée, 1958, f]

Comme le montrent ces exemples, l’ IDR se distingue du discours introducteur


en ce qu’ elle permet l’ inversion. Celle-ci est même très nettement majoritaire à
l’ écrit. Elle n’ est toutefois pas obligatoire :

(8) « Au contraire, il dit, ça me remonte de te sentir me regarder pendant que


je peins. » [Hervé Guibert, L’ incognito, 1989, f]

1.1.3 L’ appellation d’ incise est peu satisfaisante : elle ne rend pas compte des
faits dans leur ensemble, puisqu’ elle ne prévoit pas la position postposée.
De Cornulier fait remarquer à juste titre que « malgré une première apparence,
les prétendues incises ne sont pas incises, ni même incises-ou-postposées, mais
bien postposées » [de Cornulier 2004 : 110]. En effet, l’ incise ne porte à stricte-
ment parler que sur le segment de DR qui la précède et qui lui sert ainsi de
support. Si elle peut porter en plus sur le segment qui la suit, ce n’ est que de
manière indirecte, le segment initial support fonctionnant comme une sorte
d’ amorce pour l’ ensemble du discours rapporté.
Il est facile de vérifier que l’ incise ne renseigne directement que sur le segment
qui la précède, et qu’ un calcul inférentiel est nécessaire pour évaluer si celui qui
la suit est encore sous sa portée. Deux cas sont à distinguer. Lorsque la construc-
tion syntaxique placée avant l’ incise est inachevée, sa complétion après l’ incise est
naturellement attribuée au même discours rapporté, comme dans l’ exemple (6).
Si, au contraire, c’ est une construction syntaxiquement complète – une clause –

97
Morpho-syntaxe et catégories

qui précède l’ incise, l’ attribution de la suite du discours est soumise à un calcul

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interprétatif :

(9) a) C’ est vrai, lui dit le roi, je vais la remettre à l’ endroit.


b) C’ est vrai, lui dit le roi, et il la remet à l’ endroit.
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(10) a) Au moment de partir Théodore à Sylvia


Offrit Le Bleu du ciel. « Lisez-le donc, ma chère »
Dit-il, « C’ est un roman d’ une exquise fraîcheur. »
[Jacques Roubaud, Impératif catégorique, 2008, f]
b) Au moment de partir Théodore à Sylvia
Offrit Le Bleu du ciel. « Lisez-le donc, ma chère »
Dit-il, puis il sortit dans l’ exquise fraîcheur. [exemple modifié]

Dans ces exemples, différents indices (temps des verbes, contenus proposition-
nels, connecteurs, év. ponctuation) aident à identifier le segment suivant l’ incise
comme appartenant a) au discours rapporté ou b) à la narration du locuteur
citant (que j’ appellerai par convention L0).
On peut conclure avec de Cornulier que les incises sont à proprement parler
postposées. L’ incise porte de manière directe sur le segment qui la précède.
Parfois, ce segment initial est représentatif d’ un DR qui s’ étend après l’ incise, et
celle-ci peut alors « porter indirectement sur une chaîne plus longue que l’ élé-
ment sur lequel [elle] est strictement greffé[e] en postposition » [de Cornulier
2004 : 110].

1.2 Faits problématiques


1.2.1 Certains énoncés semblent aller à l’ encontre de la description proposée
supra. Présentant une configuration assez particulière, dans laquelle une IDR
est placée immédiatement devant des paroles rapportées ceintes de guillemets,
ils paraissent contredire l’ idée qu’ une incise serait forcément postposée. C’ est le
cas de l’ exemple (1). Cet énoncé, qui peut à première vue sembler étrange, ne
représente pas un fait très répandu, et résulte peut-être d’ une maladresse ou
d’ une inadvertance de son auteur. Toutefois, au lieu de lui jeter d’ emblée l’ ana-
thème de la norme, il paraît préférable de chercher à comprendre les conditions
qui rendent possible son apparition.
1.2.2 Avant d’ y regarder de plus près, il faut signaler que certains travaux
consacrés aux IDR prennent en compte des faits similaires [Bonami et Godard
2008, Danlos et al. 2010]. Pour Danlos et al. [2010], par exemple, une incise
peut être placée avant le discours rapporté si un connecteur la précède :

il existe une forte restriction sur la « position initiale » d’ une incise de citation,
c’ est-à-dire avant la citation : ce cas de figure ne s’ observe que lorsque l’ incise est
précédée d’ un connecteur de discours [Danlos et al. 2010 : 2239]

98
Car ajoutiez-vous : « un cas d’incise antéposée ? »

Ces auteurs illustrent leur remarque au moyen de l’ énoncé suivant :

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(11) Pierre nous a annoncé son arrivée et, a-t-il précisé, « j’ arriverai avec une
fiancée » [<Danlos et al. 2010 : 2239]

Dans leur exemple, la citation au discours direct, entourée des guillemets, com-
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mence après le verbe à inversion. Comme dans (1), celui-ci est précédé d’ un
connecteur, ce qui semble conforme à la description qu’ ils proposent2.

1.3 Hypothèses explicatives


Pour chercher à rendre compte des exemples (1) et (11), deux hypothèses se
présentent immédiatement à l’ esprit :
(i) Le discours introducteur peut, dans certains cas, avoir l’ inversion du
sujet3.
(ii) L’ IDR peut, à certaines conditions, être antéposée, comme le proposent
Danlos et al. [2010].
Les seuls énoncés (1) et (11) se révèlent bien insuffisants pour évaluer ces hypo-
thèses. En recherchant dans Frantext et en glanant au hasard de lectures, j’ ai
rassemblé un petit corpus d’ une soixantaine d’ exemples, qui témoignent de
l’ existence réelle du phénomène, même s’ il est peu répandu. Observons les
contextes où la séquence « connecteur + verbe à inversion » apparaît suivie de
guillemets ouvrants. On la rencontre entre deux fragments de DD,
(12) « Si on veut abréger la lutte, il nous faut dès ce moment lui donner toute
l’ intensité possible et par suite avoir dans nos armées toutes les ressources

2. Bonami et Godard (2008) donnent au même type de faits une explication un peu différente :
« Elles [les incises de citation] ont une certaine liberté de positionnement ; elles sont exclues en
position initiale d’ énoncé, mais pas en tête d’ une phrase non-initiale. » Pour illustrer leur idée, ils
donnent cet exemple :
« Cette décision, dit le président, est bonne. Et, ajouta-t-il, je ne reviendrai pas dessus. » [<Bonami et
Godard, 2008 : 2408]
Il est à noter que, contrairement à leur description, l’ incise n’ est pas « en tête » de la deuxième
phrase, mais qu’ elle y est précédée du connecteur et. Peut-être considèrent-ils que le connecteur
est situé entre les deux phrases, et non au début de la deuxième. Quoi qu’ il en soit, ce n’ est pas le
caractère non-initial de la phrase qui permet l’ incise, mais bien la présence du connecteur.
L’ exemple modifié le montre a contrario :
Cette décision, dit le président, est bonne. *Ajouta-t-il, je ne reviendrai pas dessus.
3. On aurait pu envisager l’ hypothèse selon laquelle le connecteur en position initiale suffirait
à entraîner l’ inversion, comme le fait aussi dans l’ exemple suivant :
Il ne pouvait admettre qu’ il fût moins instruit que lui. Aussi lui dit-il : « Ami Ned, vous êtes un tueur de
poissons, un très habile pêcheur […]. » [Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, 1870 <Frantext]
Le fait que les connecteurs le plus souvent rencontrés dans nos exemples (mais, et, car, parce que)
ne sont pas habituellement des déclencheurs d’ inversion permet de négliger cette hypothèse.

99
Morpho-syntaxe et catégories

possibles… » car, concluais-je, « plus nous serons forts, plus tôt nous serons

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victorieux, mieux nous serons écoutés. » [Maréchal Foch, Mémoires de la
guerre de 1914-1918, 1929, f]

entre un fragment de DI et un autre de DD,


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(13) Vainement, un directeur des beaux-arts, qui dans cette Béotie passait pour
un Athénien, expliquait qu’ il fallait pourtant apprendre la musique aux
musiciens : car, disait-il, « quand vous envoyez un soldat à la caserne, vous
lui apprenez progressivement à se servir de son fusil et à tirer. […] »
[Romain Rolland, Jean-Christophe, 1908, f]

entre du discours indirect libre (DIL) et du DD,


(14) À peine arrivé à Paris, dans les premiers jours d’ octobre, il écrivit encore, et
cette fois nous avons sa lettre même, longue, inquiète. Il craignait d’ être
importun, mais, disait-il, « s’ il m’ est arrivé, monsieur, de vous écrire quel-
que chose d’ irrégulier, je vous supplie de le pardonner au trouble affreux et
au désespoir où m’ ont jeté de si étranges traitements. » [Jean Guéhenno,
Jean-Jacques, 1948, f]

entre deux fragments de DIL,


(15) Rien de ce qu’ il a écrit, davantage que cette lettre, ne commande la pitié. Il
s’ excusait du temps précieux qu’ on allait perdre à le lire. Il renonçait à faire
la lumière. Mais, proclamait-il, « tout l’ art humain ne pouvait changer la
nature des choses », et la calomnie ne changerait point son cœur. [Jean Gué-
henno, Jean-Jacques, 1952, f]

entre un élément de discours autre4 plutôt décrit que rapporté (ou représenté), et
un fragment de discours rapporté (ici au DD) :
(16) Je rassure Spiro et nous buvons un verre de résiné qu’ il a d’ abord énergique-
ment refusé parce que, dit-il, « j’ en ai déjà bu deux kilos au magasin avec
des camarades ». [Michel Déon, Le Balcon de Spetsai, 1961, f]

Dans tous ces exemples, la séquence « connecteur + verbe à inversion » est


intercalée entre deux segments appartenant à diverses formes de discours autre.
Ces deux segments sont toujours imputables à un même locuteur, que je nom-
merai LR (pour Locuteur du discours Rapporté). Ces faits me conduisent à pro-
poser une troisième hypothèse :

4. La désignation discours autre, empruntée à Authier-Revuz (2004), mais avec une acception
légèrement différente, englobera ici tous les cas où un discours étranger est présent dans le dis-
cours de L0, même sous des formes qui ne sont pas habituellement recensées comme discours
rapporté (par exemple, un énoncé comme Bruno a accepté son engagement, n’ est pas toujours
traité comme du DR, même s’ il fait référence à un discours autre tenu par Bruno ; cf. discours
narrativisé).

100
Car ajoutiez-vous : « un cas d’incise antéposée ? »

(iii) Dans tous ces énoncés, le connecteur, contrairement à certaines appa-

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rences (notamment aux indications suggérées par les guillemets),
appartient au discours rapporté, et c’ est sur lui que s’ appuie et porte
l’ incise (fût-ce à l’ insu du locuteur citant).
Selon cette hypothèse, l’ incise ne contrevient pas aux contraintes observées par
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de Cornulier [2004].

2 Observation des faits

2.1 Ponctuation
La présence des virgules qui entourent l’ incise dans la plupart des exemples
apporte déjà un petit indice en faveur de cette troisième hypothèse5. Elle incite
en effet à placer l’ incise sur un autre plan que le reste du discours, et favorise
ainsi la continuité entre les segments qui l’ entourent. Cette ponctuation laisse
penser que le connecteur relie le contexte antérieur non pas au verbe à inversion,
mais au discours rapporté qui suit. Les guillemets qui s’ ouvrent juste après l’ incise
fournissent cependant un indice contraire : ils semblent plutôt indiquer que le DR
ne commence qu’ à cet endroit. L’ hypothèse que je défends m’ oblige à ne pas les
considérer comme des bornes délimitant le DR. J’ y reviendrai infra, § 3.2.

2.2 Que relie le connecteur ? (I)


D’ autres indices, plus fiables que la seule ponctuation, sont à chercher dans le
contenu même des énoncés. Comme on l’ a observé, avant la séquence « connec-
teur + verbe à inversion », le discours autre est toujours présent, sous quelque
forme que ce soit. Je voudrais m’ employer à montrer que dans tous ces exem-
ples le connecteur articule les deux fragments de discours autre, i.e. qu’ il relie
le segment qui le précède non pas au discours de L0 (le verbe à inversion), mais
au discours dû à LR. Cela donnera une bonne raison de penser qu’ il appartient
de droit au discours rapporté plutôt qu’ au discours citant.
Voici d’ abord l’ exemple déjà cité sous (12), cette fois avec un contexte un peu
plus large :

(17) Personnellement, j’ avais dans une lettre récente demandé à M. Clemenceau


de convoquer la classe 1920 dès le mois d’ octobre 1918, et je lui en avais
donné les raisons : « L’ année 1919 sera l’ année décisive de la guerre. Dès le
printemps, l’ Amérique aura produit son plus grand effort. Si on veut abré-
ger la lutte, il nous faut dès ce moment lui donner toute l’ intensité possible

5. Je reviendrai infra (§ 3.3) sur l’ exemple (1), qui est à cet égard différent.

101
Morpho-syntaxe et catégories

et par suite avoir dans nos armées toutes les ressources possibles… » car,

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concluais-je, « plus nous serons forts, plus tôt nous serons victorieux,
mieux nous serons écoutés. » [Maréchal Foch, Mémoires de la guerre de
1914-1918, 1929, f]

Dans cet énoncé, le car marque clairement l’ enchaînement entre le contenu des
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deux fragments de discours direct. On peut paraphraser « il faut renforcer


l’ armée, car plus nous serons forts, mieux nous serons écoutés ». Si le connecteur
reliait le segment précédent au discours de L0, comme ce serait le cas avec un
discours introducteur de DR (sans inversion), l’ énoncé suivant devrait être
acceptable :
(18) « Si on veut abréger la lutte, il nous faut dès ce moment lui donner toute
l’ intensité possible et par suite avoir dans nos armées toutes les ressources
possibles… » car je concluais : « plus nous serons forts, plus tôt nous serons
victorieux, mieux nous serons écoutés. » [exemple modifié]

Or, cette lecture n’ est guère convaincante. Selon une troisième interprétation, le
car relierait deux articulations du discours citant :
(19) j’ avais dans une lettre récente demandé à M. Clemenceau de convoquer la
classe 1920 dès le mois d’ octobre 1918, et je lui en avais donné les raisons, car
je concluais : « plus nous serons forts, plus tôt nous serons victorieux, mieux
nous serons écoutés. » [exemple modifié]

Cette version ( j’ avais demandé x et j’ en avais donné les raisons car je concluais
y ) ne donne pas un résultat plus vraisemblable. Il s’ avère donc que c’ est bien les
deux extraits de DR que met en contact le connecteur car. On peut en conclure
qu’ il appartient au discours rapporté. Par conséquent, l’ incise en est bien une,
postposée qu’ elle est à un fragment de DR, et on peut abandonner l’ idée qu’ il
s’ agirait en réalité d’ un discours introducteur.

2.3 Locuteur citant et discours rapporté


Bien sûr, en affirmant que le connecteur appartient au discours rapporté, je ne
prétends pas qu’ il ait forcément été prononcé par LR dans ses propos originaux.
Il est au contraire fort probable que ce soit L0 qui ait choisi de l’ employer. Le
discours rapporté, même au style direct, n’ est pas tenu d’ être littéral. En l’ occur-
rence, L0 choisit un connecteur conforme à la ligne argumentative du discours
autre tel qu’ il souhaite le rapporter. Le prochain exemple, repris de (16), donne
l’ occasion d’ expliquer ce point en détail. Il permet en outre de se convaincre
que le connecteur précédant l’ incise peut appartenir au DR même lorsque le
contexte gauche n’ est pas à proprement parler du discours rapporté.

102
Car ajoutiez-vous : « un cas d’incise antéposée ? »

(20) Je rassure Spiro et nous buvons un verre de résiné qu’ il a d’ abord énergique-

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ment refusé parce que, dit-il, « j’ en ai déjà bu deux kilos au magasin avec
des camarades ». [Michel Déon, Le Balcon de Spetsai, 1961, f]

Le connecteur et l’ incise sont ici à la transition entre un premier fragment de


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discours autre, plutôt décrit que représenté, et un second au style direct. Le


premier fragment évoque un refus énergique et le second en exprime la raison.
Le parce que relie la notification du refus à sa justification (il a refusé parce qu’ il
en avait déjà bu deux kilos) et non à l’ acte de dire de L0 (l’ enchaînement n’ est
pas « il a refusé parce qu’ il dit “j’ en ai déjà bu deux kilos” »6). Le connecteur met
donc en rapport deux éléments du discours – ou du comportement – de LR. Le
texte ne dit pas sous quelle forme ont été réalisées ces deux actions communi-
catives, il indique seulement de quelle façon L0 a jugé bon de les transcrire. LR
a pu dire aussi bien « Non, non ! je n’ en veux pas ! J’ en ai déjà bu deux kilos… »
que « Non, non ! je n’ en veux pas, parce que j’ en ai déjà bu deux kilos… » Il est
même possible qu’ il ait prononcé uniquement la clause justificatrice transcrite
au DD, à partir de laquelle L0 a inféré un acte indirect de refus. On le voit, il est
tout à fait plausible que L0 ait pris lui-même l’ initiative du parce que. En revan-
che, c’ est LR qui est responsable du lien causal entre le refus et le fait d’ avoir déjà
bu. Ainsi faut-il entendre que le connecteur appartient au discours rapporté.
Un autre exemple, tiré d’ un article de presse, montre si besoin était que même
en cas de DD le rôle du locuteur citant n’ est pas de reproduire servilement le
discours original, mais d’ organiser un discours à partir des propos tenus :

(21) Mais où ces compositions puisent-elles leur force ? Michel Brodard : « La


musique d’ Oscar Moret n’ est jamais banale. Ses harmonies sont raffinées,
sans chercher pour autant à être contemporaines. La spécificité de cette
musique tient dans son âpreté rythmique qui colle au patois. Il y a dans ce
mélange de contretemps et de syncope un peu de Bartók. La marque
d’ Oscar Moret réside encore dans son caractère modal. On trouve dans
cette musique des touches de Honegger et même les élans impressionnistes
d’ un Debussy ».
Mais, relèvent les interprètes, « Le langage horizontal et vertical de Moret
s’ adapte merveilleusement au patois : il colle au message. L’ harmonie vient
des couleurs de la langue ; elle n’ est pas utilisée pour elle-même ». [presse,
La Gruyère, 10.10.1998]

Le sujet pluriel de l’ incise manifeste clairement que le DD est ici une synthèse
des paroles exprimées par les deux personnes interviewées : on imagine mal
qu’ elles les aient prononcées d’ une même voix. Le mais précédant l’ incise

6. Ce dernier énoncé pourrait être interprété, mais avec un sens différent : la proposition intro-
duite par parce que n’ exprimerait pas la cause du refus, mais l’ explication permettant de com-
prendre qu’ il a refusé (j’ infère son refus grâce à son aveu d’ ébriété).

103
Morpho-syntaxe et catégories

atteste également que le discours autre est « organisé » par L0. Placé entre la

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relation des propos de l’ un des interviewés et celle des paroles attribuées aux deux
ensemble, il est certainement le fait du rédacteur. Il ne s’ interprète pas moins
comme faisant partie du discours rapporté, en dépit de sa position à l’ extérieur
des guillemets. Il articule en effet deux mouvements argumentatifs du DR :
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d’ abord l’ allusion aux influences savantes des compositions, puis la mention


d’ une écriture musicale adaptée aux paroles en langue vernaculaire7.

2.4 Que relie le connecteur ? (II)


Contrairement à la situation observée en (17) et (20), dans plusieurs exemples
de mon corpus, le connecteur semble marquer un enchaînement entre son
contexte gauche et le verbe inversé qui suit. De tels exemples pourraient donc
ôter du crédit à l’ idée que le connecteur fait partie du DR.
(22) Franciscus raconte que, prêt au suicide par amour impossible, il a réfléchi
que cette mort désespérée le séparerait à jamais de l’ aimée. C’ est pourquoi,
dit-il, « je me condamnai douloureusement à vivre sans espérance, mais sans
crainte, […] » [Marie-Jeanne Durry, Gérard de Nerval et le mythe, 1956, f]

Le connecteur c’ est pourquoi relierait sans difficulté le segment qui le précède à


un discours introducteur :
(23) Franciscus raconte que, prêt au suicide par amour impossible, il a réfléchi
que cette mort désespérée le séparerait à jamais de l’ aimée. C’ est pourquoi
il dit : « je me condamnai douloureusement à vivre sans espérance, mais
sans crainte, […] » [exemple modifié]

On pourrait donc penser que le connecteur appartient ici au discours de L0 et


non au discours rapporté. Dans ce cas, l’ exemple (22) fournirait alors un exem-
ple d’ incise antéposée au DD, ou de verbe introducteur avec inversion du sujet.
Il faut noter cependant que l’ enchaînement entre les deux parties du discours
rapporté n’ est pas pour autant bloqué. L’ enchaînement argumentatif marqué
par c’ est pourquoi peut parfaitement se comprendre de la manière suivante : « j’ ai
réfléchi que cette mort désespérée me séparerait à jamais de l’ aimée, c’ est pour-
quoi je me condamnai à vivre sans espérance ». Dans cette lecture, le connecteur
appartient au DR, et peut ainsi servir de support à l’ incise. Je soutiens que c’ est
cette interprétation qui est première. La possibilité d’ enchaînement entre les

7. Du reste, le choix de ce connecteur n’ est peut-être pas très heureux : on le devine peu fidèle
aux intentions argumentatives des locuteurs interviewés. En effet le premier extrait des propos
rapportés insiste déjà, comme le second, sur l’ adéquation de la musique aux paroles patoises
(« âpreté rythmique qui colle au patois »). Les deux extraits ne sont donc pas aussi sûrement anti-
orientés que ne laisse entendre la présence intercalée du mais. Mais L0 est maître du discours
rapporté !

104
Car ajoutiez-vous : « un cas d’incise antéposée ? »

éléments du discours citant n’ en est qu’ une conséquence fortuite, d’ ailleurs peu

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surprenante. En effet, bien souvent, une séquence du type « x dit P » peut
enchaîner sur les mêmes contextes que P. En d’ autres termes, communiquer
que quelqu’ un informe de P ou dit que P peut jouer le même rôle argumentatif
qu’ affirmer P. On s’ en convaincra au moyen de quelques couples d’ énoncés
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forgés :

(24) je vais à la piscine parce qu’ il fait assez chaud


je vais à la piscine parce que Jean dit qu’ il fait assez chaud
(25) puisqu’ il fait assez chaud je vais à la piscine
puisque Jean dit : « il fait assez chaud » je vais à la piscine
(26) il ne fait pas chaud mais il va quand même à la piscine
il ne fait pas chaud mais il dit qu’ il va quand même à la piscine

Dans ces exemples, l’ ajout à P d’ une séquence « x dit que » ou « x dit », s’ il modi-
fie le sens de l’ énoncé, n’ invalide pas, cependant, les enchaînements argumen-
tatifs marqués par parce que, puisque ou mais. C’ est le même phénomène qui
permet d’ ajouter un verbe introducteur entre deux segments de DR articulés
par un connecteur, ou de le substituer à une incise, comme en (22) et (23).
Précisons tout de même que l’ équivalence argumentative entre P et une
séquence x dit P n’ est pas généralisable, et qu’ il existe bien sûr des contextes où
l’ ajout d’ un verbe de DR modifie les possibilités d’ enchaînement :

(27) ? Il fait chaud. Mais il ne fait pas chaud.


Il fait chaud. Mais il dit qu’ il ne fait pas chaud.

Dans l’ exemple précédent, l’ enchaînement mais P aboutit à un énoncé difficile-


ment interprétable, tandis que mais il dit que P ne fait aucune difficulté. Dans
le corpus rassemblé pour cette étude, on rencontre plutôt la situation inverse :
le connecteur peut toujours enchaîner vers P, tandis que l’ enchaînement vers
une séquence du type x dit que P est quelquefois ininterprétable, comme dans
les exemples (12), (13), (16), etc.

3 Synthèse et discussion
3.1 Les pages qui précèdent montrent que, dans les configurations observées,
le connecteur peut toujours être interprété comme articulant deux éléments du
discours autre, sous quelque forme que celui-ci se présente. Cela autorise à
penser qu’ il appartient lui-même au discours rapporté, et qu’ il fournit ainsi un
support sur lequel se greffe l’ incise.

3.1.1 Il faut rejeter l’ hypothèse selon laquelle le verbe à inversion serait en fait
un verbe introducteur : on l’ a vu, la modification qui rétablit l’ ordre canonique

105
Morpho-syntaxe et catégories

et enlève la virgule après le connecteur, pour aboutir à un discours introducteur

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« standard », n’ est pas toujours possible sans altérer l’ acceptabilité ou le sens de
l’ énoncé. Les cas où l’ on peut transformer l’ incise en discours introducteur
s’ expliquent par le fait qu’ un énoncé P et une séquence du type x dit que P par-
tagent souvent des possibilités d’ enchaînement (v. supra § 2.4).
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3.1.2 L’ hypothèse que proposent Danlos et al. [2010], selon laquelle l’ incise
peut, lorsqu’ un connecteur la précède, et uniquement dans ce cas, être antépo-
sée, ne semble pas non plus à retenir. Ils mentionnent d’ ailleurs cette particularité
sans la justifier. Il est pourtant légitime de se demander pourquoi un connec-
teur serait le seul élément permettant de placer l’ incise devant le discours rap-
porté. La seule explication qui me paraisse plausible découle de l’ hypothèse que
j’ ai défendue ici : ce connecteur appartient en fait au DR et offre ainsi un sup-
port à l’ incise. On imagine mal comment une incise pourrait se greffer sur un
élément n’ appartenant pas au DR, i.e. échappant à sa portée… Il faut encore
signaler que les connecteurs ne sont pas les seuls éléments qu’ on puisse rencon-
trer devant une incise suivie de guillemets ouvrants :
(28) Marie lui manquait. J’ étais, disait-elle, « passée dans le camp de Lucien ».
[Claire Etcherelli, Élise ou la vraie vie, 1967, f]
(29) ce sont, dit-il, « les animaux qui accroissent les maux de la femme en tra-
vail » [Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, 1958, f]
(30) Pêcheur n’ est pas un métier reconnu officiellement, même si l’ Association
suisse romande des pêcheurs professionnels (ASRPP) se bat pour que cette
situation change. Il faut donc, explique Claude Delley, « trouver un pêcheur
qui soit d’ accord de montrer le métier et travailler deux ou trois mois avec
lui. […] » [presse, La Gruyère, 30.08.07]

Dans ces exemples, les séquences en italique servent de support à l’ incise, mais
sont placées à l’ extérieur des guillemets, et il n’ est nullement exclu que leur
formulation soit imputable à L0. Si Danlos et al. [2010] ne les mentionnent pas
au titre d’ éléments capables de provoquer l’ antéposition de l’ incise, c’ est proba-
blement parce qu’ elles se présentent plus clairement comme le début de la cons-
truction syntaxique qui se poursuit après l’ incise. Leur appartenance au DR est
plus apparente grammaticalement que celle des connecteurs. Cela explique que
ces derniers aient seuls été pris en compte par Danlos et al. [2010].

3.2 En fin de compte, les exemples traités dans cette petite étude ne présentent
pas de différence fondamentale avec le suivant, dans lequel les guillemets indi-
quent explicitement que le connecteur fait partie du DR :
(31) 21 janvier 1924. Thaumaturgie et médecine : j’ ai entendu autrefois un
médecin raisonnable qui enviait ceux qui ne soignent que des bêtes. « Car,
disait-il, les bêtes ne parlent point. Elles n’ entreprennent nullement de me
faire connaître ce qu’ elles sentent. […] » [Alain, Propos, 1936, f]

106
Car ajoutiez-vous : « un cas d’incise antéposée ? »

À cet égard, il faut répéter que les guillemets ne marquent pas de manière fiable

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les frontières du discours rapporté. Authier-Revuz [1998] a montré que, dans le
domaine du DR, ils sont redondants par rapport à d’ autres indices, et que le
statut du discours rapporté est « marqué, de façon univoque, par la construc-
tion » [Authier-Revuz 1998 : 374]. Ainsi, entre il dit je veux et il dit « je veux », il n’ y
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a pas « de différence de sens, mais de degré de redondance » [loc. cit.]. Lorsqu’ ils
sont placés aux limites du DR, les guillemets constituent donc une sorte de
surmarquage. Cependant, on l’ a vu à maintes reprises dans cette étude, leur
position ne coïncide pas nécessairement avec les frontières du DR. Quel est alors
leur rôle ? Ils ne servent pas à baliser une citation strictement littérale8. En témoi-
gnent déjà les exemples où ils entourent une citation au DIL, comme dans (15).
Même au service du DD, ils ne signalent pas une citation littérale. Le DD obéit
rarement à une contrainte de littéralité ; il en est empêché, en particulier
lorsqu’ il cite un discours oral, par des raisons tenant à la mémoire du rappor-
teur, et à l’ acceptabilité du texte citant (les bribes, hésitations, reformulations et
autres dysfluences caractéristiques de l’ oral spontané ne sont généralement pas
bienvenues). En se basant sur les exemples de cette étude, la seule valeur mini-
male commune qu’ on puisse attribuer aux guillemets serait de marquer une
citation que L0 veut signaler explicitement comme telle, après des formes de DR
moins ouvertement déclarées.
Quoi qu’ il en soit, on ne peut pas s’ appuyer sur la position des guillemets pour
arguer que le connecteur des exemples cités n’ appartiendrait pas au DR. Par
conséquent, je maintiens que l’ incise ne peut pas être considérée comme anté-
posée, contrairement à ce qu’ en disent Danlos et al. [2010].

3.3 Une question de détail reste à élucider. On a vu que, dans la plupart des
exemples, l’ IDR est placée entre virgules, ce qui l’ isole du discours environnant
et favorise la continuité entre le connecteur et la suite du discours autre. Cepen-
dant, l’ exemple (1) se présente sous une forme un peu plus troublante, ne com-
portant pas de virgule avant le verbe à inversion. Cela pourrait indiquer une
continuité entre le connecteur et le verbe. Relisons-le :

(32) Vous me disiez aussi combien vous regrettiez de n’ avoir pas eu le


temps d’ étudier la musique. Car ajoutiez-vous : « Je suis prêtre et la
prêtrise m’ a demandé un engagement immédiat » [Texte préfaçant
un ouvrage d’ histoire, N. Moret, 1993]

Cet énoncé entre-t-il dans le cadre de la description que j’ ai proposée ? On peut


vérifier que, hormis ce détail de ponctuation, il se comporte en tous points
comme les autres. Le connecteur ne relie pas le segment qui précède au verbe

8. Cette fonction leur est dévolue dans les textes scientifiques. Ils y indiquent la citation rigou-
reusement exacte d’ un écrit autre, toute infraction devant être signalée entre crochets droits.

107
Morpho-syntaxe et catégories

ajouter, comme à un verbe introducteur ( ? vous me disiez combien vous regret-

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tiez de n’ avoir pas eu le temps d’ étudier la musique car vous ajoutiez : Je suis prêtre
et la prêtrise m’ a demandé un engagement immédiat), mais balise l’ enchaîne-
ment entre deux éléments du DR (je n’ ai pas eu le temps d’ étudier la musique
car je suis prêtre et la prêtrise m’ a demandé un engagement immédiat). Com-
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ment expliquer l’ absence de la virgule, qu’ on observe également dans l’ exemple


suivant ?
(33) Voici les adorables phrases de Gasquet : « Un de Montpellier me donna de
vagues indications sur vous entraperçu là-bas », et me dit-il, « vos visages se
ressemblent. » [Lettre de Gide à Valéry, 1892, f].

À la lecture à haute voix, la ponctuation de ces exemples incite à ne pas séparer


prosodiquement le verbe à inversion du connecteur qui le précède, et à placer
une proéminence accentuelle sur le clitique, afin de le séparer légèrement du
discours entre guillemets qui vient ensuite. Cela correspond à des pratiques
prosodiques fréquentes. Même si, à l’ écrit, une incise est généralement séparée
de son environnement par des virgules, les réalisations prosodiques « rattachent »
souvent l’ incise au segment qui la précède [v. Delais-Roussarie (2008 ; 2005),
Avanzi et Gachet (2008 ; 2009)]. En voici un exemple, tiré d’ une revue de presse
radiophonique :
(34) l’ instruction écrivent-ils {33} semble {18} s’ orienter désormais vers de nou-
velles pistes [Concorde 259.103 <Valibel/Pršir]

Prosogramme de l’ exemple (34)

108
Car ajoutiez-vous : « un cas d’incise antéposée ? »

Le début du DR et l’ incise sont prononcés dans un seul souffle, sans aucune

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pause entre eux, et avec une proéminence plus forte sur ils que sur la syllabe
finale de instruction. L’ accentuation sur le clitique est encore renforcée par la
pause de 33 centisecondes qui suit. C’ est à une réalisation prosodique de ce type
qu’ invite la ponctuation des exemples (32) et (33). Les scripteurs ont vraisem-
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blablement ponctué selon un schéma prosodique qu’ ils ont « dans l’ oreille », au
lieu d’ obéir à une pratique analytique qui isole l’ incise au moyen de virgules.

3.4 Les énoncés examinés dans ces pages conduisent finalement à s’ interroger
sur le rapport entre le savoir pratique du sujet parlant – sa compétence – et le
savoir métalinguistique de l’ analyste. Le linguiste averti sait (au moins depuis
de Cornulier 2004) qu’ une incise de discours rapporté porte sur le segment de
discours qui la précède et lui sert de support. L’ usager de la langue, en revanche,
ne paraît pas en avoir une connaissance pleinement consciente (en général, il
n’ a pas lu de Cornulier). Lorsqu’ il place les guillemets ouvrants après l’ incise, il
a vraisemblablement le sentiment de faire commencer le discours rapporté à cet
endroit. Pourtant, sa compétence linguistique le contraint à placer l’ IDR après
un segment sur lequel elle porte : (i) il ne produit jamais un énoncé commen-
çant par une IDR (*Ajoutiez-vous : « je suis prêtre »), (ii) l’ élément qu’ il place
devant l’ incise peut toujours être interprété comme appartenant au DR, et un
élément incompatible avec le DR paraît impossible dans cette position. On peut
s’ en convaincre avec le couple d’ exemples suivant :
(35) Ce matin, il m’ a dit : ce soir, je m’ en vais.
(36) ? Ce matin, m’ a-t-il dit : ce soir, je m’ en vais.

Alors que l’ énoncé (35) est tout à fait banal, (36) ne « passe » pas, du fait que ce
matin ne fait pas partie du DR9.
La compétence linguistique, bien que moins consciente, paraît paradoxalement
plus infaillible que le savoir métalinguistique. Apparemment, le sujet parlant
greffe toujours l’ IDR sur un segment de DR qui la précède. Le linguiste, en revan-
che, ignore parfois cette contrainte : on l’ a vu proposer des analyses – erronées –
selon lesquelles une IDR peut dans certaines conditions être antéposée au DR.
Comment s’ explique ce décalage ? La question servira de conclusion perplexe à
cette petite étude.

9. La seule solution pour interpréter cet énoncé serait d’ imaginer une situation permettant de
comprendre ce matin comme un élément du DR (comme si, par exemple, LR voulait dire « ce
matin, ce soir (n’ importe quand), je m’ en vais »).

109
Morpho-syntaxe et catégories

Bibliographie

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110
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NOTE SUR LA PROSODIE DES CLIVÉES


DU TYPE C’EST X QU- V EN FRANÇAIS PARLÉ

Mathieu Avanzi
Université de Neuchâtel

1 Introduction
À travers de nombreuses publications, Alain Berrendonner a contribué à une
meilleure connaissance de ce que l’ on appelait naguère des énoncés de « syntaxe
segmentée » (Bally 1944), en particulier des dislocations (Berrendonner et
Béguelin 1997 ; Berrendonner 2007 ; Groupe de Fribourg à par.), des incises
(Berrendonner 2008a) et des asyndètes (Berrendonner 2008b). Dans cet article,
je m’ intéresserai aux propriétés prosodiques d’ une autre construction de cette
classe de structures, la clivée1. Les exemples (1) et (2) en sont des représentants
prototypiques2 :

(1) c’ est Marcel qui était battu par son grand-père [PFC]
(2) c’ est le pied dans la porte que ça s’ appelle [PFC]

La clivée est une structure bipartite dont le premier membre, un présentatif en


c’ est, introduit un syntagme (Marcel, le pied dans la porte) régi par le verbe con-
tenu dans la seconde construction, laquelle est amorcée par un relateur du
paradigme des morphèmes en qu- (qui était battu par son grand-père, que ça
s’ appelle).

1. Ou « dispositif d’ extraction » dans la terminologie du GARS (Blanche-Benveniste et al. 1984).


2. Sauf indication contraire, les exemples cités sont tous tirés de corpus de français parlé.
L’ acronyme entre parenthèses suivant l’ exemple renvoie au nom du corpus, cf. § 3, infra.

113
Morpho-syntaxe et catégories

2 Deux sous-types de clivées

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Les recherches récentes portant sur le français font état de deux grands sous-
types de clivées, auxquels sont attachées des propriétés grammaticales et discur-
sives spécifiques (Doetjes et al. 2004 ; Scappini 2008 ; Blanche-Benveniste 2010 :
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160-168 ; Mertens 2011). Par commodité, j’ étiquetterai désormais I et II ces


deux grands sous-types de clivées. Dans cette section, je passerai assez rapide-
ment sur les propriétés qui les distinguent aux plans morphosyntaxique et
informationnel (§ 2.1), pour me concentrer davantage sur leurs aspects proso-
diques (§ 2.2).

2.1 Propriétés morphosyntaxiques et informationnelles


Les clivées de type I sont utilisées pour marquer un contraste entre les éléments
d’ un même paradigme, aussi les rencontre-t-on fréquemment dans des contex-
tes d’ opposition de modalités. Voir les segments à moi et les cantines des exem-
ples (3) et (4), qui entrent en contraste avec les segments niés de même fonction,
respectivement à elle et l’ éducation nationale :

(3) et je suis sûre que c’ est à moi que c’ est arrivé pas à elle [PFC]
(4) c’ est les mairies qui gèrent les cantines c’ est pas l’ éducation nationale [PFC]

Dans ces tours, la portée du focus est « étroite » : l’ information principale de


l’ énoncé est véhiculée par l’ élément mis en vedette, ce que prouve la possibilité de
ne pas exprimer, en contexte, la construction introduite par qu-. Sur ces bases, on
peut dire que le segment c’ est pas du maire de l’ exemple (5) est une clivée amputée
de sa qu-construction (que ça vient), dont (6) donne la version non raccourcie :

(5) ça vient d’ où c’ est pas du maire ça vient du gouvernement [PFC]


(6) ça vient d’ où c’ est pas du maire que ça vient ça vient du gouvernement
[énoncé (5) transformé]

Les clivées de type II mettent généralement en jeu des proformes impliquant le


morphème ça, cf. (7) et (8), mais pas seulement, cf. (9) et (10) :

(7) j’ aime tout ce qui est artistique, tout ce qui est peinture et j’ aime tout ce qui
est danse (…) donc c’ est pour ça que j’ ai commencé à faire ces études de
psychomotricité [PFC]
(8) on s’ est connu comme ça les uns les autres et puis on s’ est dit ben tiens on
va faire une association et c’ est comme ça qu’ à Brunoy on a fait une associa-
tion [PFC]
(9) c’ est à à partir du lycée qu’ on a commencé à se séparer un peu parce que y
en avait d’ autres qui voulaient faire autre chose [PFC]
(10) (…) enfin, l’ affirmation du « grand Ouzbékistan » sur la scène régionale,
comme le rappelle Olivier Roy. C’ est également Olivier Roy qui coordonne

114
Note sur la prosodie des clivées du type c’est x qu- v en français parlé

la somme la plus approfondie et la plus originale sur l’ Asie centrale, publiée

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par la Revue du monde musulman et de la Méditerranée [< Brault-Scappini
2008 : 79]

Ces configurations interviennent principalement dans des épisodes de transition


et de clôture (elles signalent un enchaînement entre deux étapes d’ un pro-
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gramme discursif en cours, ou la fin d’ une étape de ce programme). Sur le plan


informationnel, la portée du focus dans les clivées de type II est « large » : la
seconde partie de la construction n’ indique pas une donnée d’ arrière-plan.

2.2 Propriétés prosodiques


Du point de vue de leurs propriétés prosodiques, les clivées de type I, comme
celles de type II, contiendraient à leur nœud d’ articulation une « frontière proso-
dique obligatoire » (Mertens 2011), c’ est-à-dire qu’ elles seraient toujours phrasées
en deux « syntagmes intonatifs » distincts (Doetjes et al. 2004). La différence entre
les deux types ne reposerait donc pas sur la façon dont ils sont phrasés prosodi-
quement, mais sur la nature des contours dont seraient assortis les deux membres.
Alors que le premier type relèverait d’ une configuration telle que celle présentée
sous (11), le second serait en revanche prononcé sur le modèle de (12) :
(11) [c’ est X]B-B- [qui V]b-b-
(12) [c’ est X]HH [qui V]B-B-

La frontière du premier segment dans les clivées de type I est marquée par un
ton appartenant au paradigme des tons terminaux du français3. Dans (11), le
marqueur B-B-, qui note une syllabe assortie d’ une mélodie descendante au
registre infra-grave, signale que le premier membre de la clivée peut fonctionner
de façon autonome sur le plan discursif4. Le symbole b-b- transcrit en revanche
un contour d’ appendice au niveau infra-grave, i.e. une suite de syllabes non
accentuées, typique des incises post-finales et des parenthèses (cf. figure 15) :

3. J’ utilise pour la transcription des frontières intonatives les symboles de l’ alphabet tonal de
Mertens (2011).
4. Le premier terme se suffit à lui-même pour former un énoncé, comme le montrent les résul-
tats des tests perceptifs obtenus après manipulation de phrases lues effectuées par Rossi (1973).
5. Les figures présentées dans cet article sont des copies d’ écran du logiciel d’ analyse prosodi-
que Analor (Avanzi et al. 2010, 2011). L’ évolution de la f0 (en traits noirs) peut être mesurée en
demi-tons (en filigrane, la distance entre deux lignes fines vaut 1 demi-ton, la distance entre deux
traits épais une quarte (4 demi-tons)) ou en hertz (les valeurs numériques sont affichées sur la
gauche) ; la durée des segments étiquetés est donnée en millisecondes au-dessus de la bande dans
laquelle évolue la courbe de f0. Les chiffres plus foncés au-dessus indiquent le temps en secondes
du segment par rapport à l’ enregistrement du fichier total. Les différentes couches d’ alignement,
importées directement depuis les fichiers d’ alignement Praat (Boersma et Weenink 2011) au
format Textgrid, sont affichées en dessous de cette bande, en l’ occurrence, de haut en bas : les
phonèmes et les syllabes en alphabet SAMPA, la tire tonale (seules les frontières de constituants
prosodiques majeurs sont étiquetées) et la transcription des mots graphiques.

115
Morpho-syntaxe et catégories

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Figure 1 – Copie d’ écran Analor, représentation de la séquence


je crois que c’est le pied dans la porteB-B- que ça s’appelleb-b- [CID]

Dans (12), le symbole HH symbolise un contour de continuation majeure, qui


se réalise comme un ton statique ou montant atteignant le registre haut de la
tessiture du locuteur. Ce ton, qui signale une frontière prosodique forte,
n’ appartient pas au paradigme des tons terminaux du français, car il n’ a pas de
valeur illocutoire propre (Doetjes et al. 2004 ; Delais-Roussarie et Post 2008).
Quant au marqueur B-B-, il signale comme précédemment que le second mem-
bre porte l’ intonation modale de l’ énoncé (cf. figure 2) :

Figure 2 – Copie d’ écran Analor, représentation de la séquence


c’est le troisièmeHH que je mets dans la maisonB-B- [PFC]

116
Note sur la prosodie des clivées du type c’est x qu- v en français parlé

Dans les faits, les patrons (11) et (12) peuvent avoir des réalisations phonétiques

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différentes. Ainsi, il n’ est pas rare que le premier membre des clivées de type I
soit assorti d’ un ton montant-descendant (ton noté HB- dans l’ alphabet tonal
de Mertens, cf. le morphème intonatif expressif de Rossi 1999, cf. figure 3), et/
ou que le contour du second terme ne soit pas exempt de modulation, mais
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« copie » le contour précédent, comme c’ est le cas pour les autres types de seg-
ments postfocus (Rossi 1999 ; Berrendonner 2008a ; Avanzi 2011, cf. figure 4,
qui présente un cas de clivée à modalité interrogative) :

Figure 3 – Copie d’ écran Analor, représentation de la séquence


c’est les mairiesHB- qui gèrent les cantinesb-b- [CID]

Figure 4 – Copie d’ écran Analor, représentation de la séquence


et c’est oùH+H+ que t’en as faith+h+ [CID]

117
Morpho-syntaxe et catégories

3 Les données et leur traitement

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Je voudrais dans les pages qui suivent discuter de cette modélisation. La discus-
sion se fera sur la base de l’ analyse de 60 exemples, sélectionnés à la suite d’ une
recherche dans les bases de données PFC (Durand et al. 2002), CRFP (DELIC
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2004) et CID (Bertrand et al. 2008)6.


Le traitement pour l’ analyse prosodique des 60 exemples recueillis a été effectué
en plusieurs phases. J’ ai d’ abord procédé pour chacune des occurrences à un
alignement du signal en phonèmes, syllabes et mots graphiques à l’ aide du script
EasyAlign (Goldman 2011), fonctionnant sous Praat (Boersma et Weeninck
2011). J’ ai ensuite procédé à la détection automatique des frontières prosodiques
via le logiciel Analor (Avanzi et al. 2010, 2011). Sur la base de divers travaux
antérieurs (cf. Avanzi et al. 2010 ainsi que Avanzi 2011 pour le détail de la pro-
cédure et les références associées), j’ ai considéré qu’ une syllabe de fin de groupe
était assortie d’ une frontière prosodique si sa hauteur et/ou sa durée relative
(par rapport aux trois syllabes avant et par rapport aux trois syllabes après)
dépassait un seuil de 1.38 demi-tons (dt) ou était plus longue de 1.54 unités, si
son noyau vocalique était assorti d’ un glissando de 2.47 dt et/ou si la syllabe en
question était suivie d’ une pause silencieuse. La transcription des tons de fron-
tière (forme du contour mélodique), ainsi que le typage de leur nature (contour
associé à une frontière +/– terminale), ont été faits manuellement.

4 Analyse
À l’ issue du traitement prosodique, on constate que 19/60 des items sont actua-
lisés par le patron figurant sous (11), contre 20/60 occurrences actualisées par
le patron présenté sous (12). Restent 21/60 occurrences qui ne relèvent ni de l’ une
ni de l’ autre configuration. Ces « inclassables » sont de deux types. Les premiers
sont des clivées dont le patron prosodique amalgame des propriétés de (11) et
de (12), cf. § 4.1 ; les autres sont des clivées qui ne présentent pas de frontière
prosodique interne, cf. § 4.2.

4.1 Clivées amalgamant des propriétés prosodiques


du type I et du type II
8/60 occurrences de clivées présentent des propriétés prosodiques contradictoi-
res, dans la mesure où le premier membre est assorti d’ une proéminence focale
(qui induit une idée de contraste, et qui laisse donc penser que la construction
se suffit à elle-même pour former un énoncé autonome) tandis que le second

6. Le but n’ était pas de faire un relevé exhaustif des clivées dans ces corpus, mais de recueillir
un nombre d’ énoncés suffisant pour tester les hypothèses prédictives formulées au § 2.2.

118
Note sur la prosodie des clivées du type c’est x qu- v en français parlé

membre n’ a pas le contour « standard » d’ un constituant parenthétique : il ne

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copie pas le contour précédent, il n’ est pas en plage basse, mais contient au
contraire des modulations internes ou finales de degré supérieur à celles de la
construction initiale. Ces exemples ne sont pas prédits par Doetjes et al. (2004)
ou Mertens (2011). Selon ces auteurs, en effet, si la seconde construction fait
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partie du focus, alors la première ne peut être assortie que d’ un contour non
terminal en raison de son statut thématique. Or des exemples tels que celui
donné sous la figure 5 et la figure 6 infirment une telle prédiction.

Figure 5 – Copie d’ écran Analor, représentation de la séquence


je pense c’est à à partir du lycéeB-B- qu’on a commencé à se séparer un peuBB
parce que y en avaient d’autres qui voulaient faire autre choseH+H+ [PFC]

Figure 6 – Copie d’ écran Analor, représentation de la séquence


c’est euxHH qui sont proches du maireH+H+ heinh+h+ [CRFP]

119
Morpho-syntaxe et catégories

La figure 5 présente un constituant clivé assorti d’ une frontière prosodique ter-

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minale, actualisée par un ton descendant au niveau infra-bas (à partir du lycée).
La qu-construction qui la suit (qu’ on a commencé à se séparer un peu) ne pré-
sente pas le contour d’ un appendice standard, puisque l’ on observe une légère
remontée à la finale de ce constituant (notée BB). Cette remontée semble être
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motivée par la présence d’ une construction suffixée en parce que, assortie d’ un


contour de continuation majeure (parce que y en avait d’ autres qui voulaient
faire autre chose). Le pronom clivé de la figure 6 (eux) est assorti d’ un contour HH,
qui n’ a pas une valeur thématique, mais une valeur clairement terminale (on
peut s’ en rendre compte aisément si on supprime la qu-construction, et qu’ on
joue le son). La seconde partie de l’ énoncé (qui sont proches du maire hein) n’ a
pas l’ intonation d’ un parenthétique, mais celle d’ un énoncé autonome. Elle est
en effet assortie d’ un contour de continuation majeure suivi d’ une pause, qui
signale qu’ une étape dans le programme discursif en cours est atteinte (Groupe
de Fribourg à par.). L’ existence de tels exemples semble motivée par des raisons
fondamentalement interactionnelles. Le sujet parlant s’ engage vraisemblable-
ment sur une structure courte, de type focus/postfocus, mais décide de recycler
le second membre parenthétique en même temps qu’ il le prononce comme une
continuation, afin de signaler à son interlocuteur qu’ il n’ est pas prêt à céder le
tour de parole.

4.2 Sur l’absence de réalisation de frontière


Doetjes et al. (2004) et Mertens (2011), à qui l’ on doit les seules études proso-
diques de détails sur les clivées en français, postulent qu’ une frontière prosodi-

Figure 7 – Copie d’ écran Analor, représentation de l’ énoncé


c’est là qu’on a vu les heuresH+H+ où y avait les plus grandes maréesHB- [PFC]

120
Note sur la prosodie des clivées du type c’est x qu- v en français parlé

que majeure est obligatoire entre les deux termes de la clivée, en raison des

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règles d’ appariement entre les niveaux de structuration syntaxique, information-
nelle et prosodique. Or, on observe des contextes (13/60) dans lesquels on ne
perçoit aucune frontière prosodique entre les deux termes. Dans la moitié des
cas, cette absence de réalisation se produit aussi bien lorsque le constituant clivé
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est un morphème grammatical monosyllabique (là, figure 7) que lorsqu’ il s’ agit


d’ un syntagme lexicalement développé (mon grand-père, cf. figure 8).

Figure 8 – Copie d’ écran Analor, représentation de l’ énoncé


mais c’est pas mon grand-père qui m’a appris çaHH
c’est un autre grand-pèreH+H+ [PFC]

Dans un cas comme dans l’ autre, ce sont des raisons rythmiques qui permettent
d’ expliquer le fait que cette frontière ne soit pas réalisée. En français parlé, cer-
tains locuteurs ont tendance à produire des groupes accentuels métriquement
plus lourds qu’ en parole lue (Guaïtella 1997). Ainsi, lorsque le constituant mis
en vedette forme avec son entourage un groupe de moins de 7/8 syllabes, il peut
ne pas être assorti d’ une frontière prosodique perceptible auditivement (Martin
1987 ; Avanzi 2011). Il est intéressant de constater que cet effacement de fron-
tière se fait aussi bien dans des contextes de type II, où la clivée a une fonction
enchaînante (figure 7), que dans des contextes de type I, où elle est impliquée
dans un contraste (figure 8).

121
Morpho-syntaxe et catégories

5 Conclusion

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Contrairement aux autres structures de syntaxe segmentée, la prosodie des clivées
n’ a pas fait l’ objet d’ une littérature abondante. Comme cela a été montré avec
l’ étude d’ autres constructions détachées (Berrendonner 2007, Avanzi 2011), les
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clivées ne constituent pas des exceptions, et s’ affranchissent elles aussi des règles
de bonne formation de l’ interface syntaxe/structure informationnelle/prosodie.
Les réalisations prosodiques de ces constructions ne se laissent pas prédire aisé-
ment. Pour décrire leurs propriétés prosodiques de façon satisfaisante, il faut
aussi prendre en compte les phénomènes interactionnels, de même que les
contraintes métriques. L’ influence de ces paramètres dans la réalisation effec-
tive des frontières à l’ intérieur des constructions de syntaxe segmentée a trop
longtemps été sous-estimée.

6 Remerciements
Ce travail a été financé par le Fond National Suisse de la recherche scientifique
dans le cadre du projet « La structure interne des périodes : nouveaux dévelop-
pements », dirigé par Marie-José Béguelin à l’ Université de Neuchâtel (subside
n° 100012-126745). Il s’ inscrit également dans le cadre des activités de l’ ANR
Rhapsodie dirigé par Anne Lacheret-Dujour (ANR-07-CORP-030-01).

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Note sur la prosodie des clivées du type c’est x qu- v en français parlé

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DEUX NOTIONS TOXIQUES EN LINGUISTIQUE


FRANÇAISE : PRÉDICAT ET PRÉDICATION

José Deulofeu
Université Aix-Marseille I

1 Nouveaux défis pour la description du français :


renouvellement des données et persistance
d’ outils descriptifs inadaptés

1.1 Description des données et notions « toxiques »


Les outils mis au point pour décrire des « genres » spécifiques du français que
l’ on peut caractériser comme médiatisés soit par l’ attitude métalinguistique soit
par les conventions propres à tel ou tel style écrit peuvent-ils être directement
utilisés pour la description des énoncés authentiques auxquels les corpus infor-
matisés nous donnent de plus en plus facilement accès ? Ces outils, résumés par
l’ ensemble des termes techniques utilisés par le linguiste pour formuler les
généralisations descriptives objet principal de son travail, sont de deux sortes.
Considérons d’ abord le cas où le linguiste se situe dans un cadre théorique
ouvertement déclaré. Que ce soit l’ un des avatars de la théorie chomskienne, ou
des versions modernes des grammaires syntagmatiques ou de dépendance, ces
cadres définissent en principe leurs outils d’ analyse avec suffisamment de pré-
cision pour qu’ on puisse en mesurer l’ effet de carte sur le territoire décrit. Mais
il y a aussi une situation finalement beaucoup plus courante qui est celle des
descriptions informelles de constructions présentées par des linguistes d’ obé-
diences diverses ; pour certains, comme des fins en soi, pour d’ autres, dans

125
Morpho-syntaxe et catégories

la partie de leur présentation qui précède la modélisation (selon le schéma bien

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connu : « facts » et « analysis »). Ces présentations utilisent généralement un
vocabulaire de base comme : phrase, sujet, prédicat, acte de langage, question. Le
principe de leur utilisation n’ est pas contestable. Nous avons besoin d’ un méta-
langage commun, fût-il approximatif, pour assurer le caractère cumulatif de nos
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connaissances sur telle ou telle langue. Certains linguistes ont d’ ailleurs proposé
l’ utilisation d’ un cadre théorique minimal, proche de cette métalangue com-
mune, pour présenter les descriptions de langues peu connues et insuffisamment
décrites : c’ est l’ idée défendue par Dixon (2009) sous l’ appellation Basic Linguistic
Theory. Que le métalangage proposé (sentence, clause, subject, subordination…)
soit proche des notions de grammaire que nous avons apprises à l’ école peut
sembler une solution pragmatique sans conséquence. Le problème est que ces
termes sont loin d’ offrir un cadre neutre pour classer les observations. Alain
Berrendonner et Marie-José Béguelin en ont discuté en détail un premier danger :
le principe d’ incertitude qui préside à leur application. En effet, tantôt ils ren-
voient à des notions intuitives tirées d’ une certaine pédagogie de la langue
normative, tantôt ils désignent, indirectement, des concepts descriptifs définis
en principe rigoureusement par le descripteur. Cette ambivalence fait que les
généralisations présentées en leurs termes sont peu falsifiables. En deuxième lieu,
comme conséquence de ce statut initial, ces termes charrient tout un ensemble de
présupposés sur l’ organisation des composantes de la description linguistique qui
peut avoir des conséquences indésirables sur l’ objectivité de la description :
t %onner l’ impression qu’ un problème est résolu, parce que l’ on a donné un
nom à la difficulté d’ analyse : dire « c’ est une prédication seconde » iden-
tifie sans le résoudre un problème : une forme verbale non finie « sans
sujet » fonctionne « en relation avec » une construction verbale finie.
Mais quelle est de fait la nature de cette relation : syntaxique ou sémanti-
que ? Quelle est la composition interne de la construction non finie ?
t 6UJMJTFSEFTUFSNFTTVGGJTBNNFOUWBHVFTQPVSÐUSFJOUFSQSÏUÏTFOUFSNFT
syntaxiques comme sémantiques, de sorte que les généralisations formu-
lées dans ces termes sont souvent indéterminées et par là infalsifiables ;
t -JNJUFSMFSÙMFEFTNPSQIÒNFT QSÏQPTJUJPOT DPOKPODUJPOT QSPOPNTy 
au codage de la fonction linguistique de représentation de la réalité, au
détriment de la fonction communicative. Concrètement, l’ approche tra-
ditionnelle rabat par exemple le fonctionnement discursif des unités
linguistiques de type « connecteur » sur leur fonctionnement grammati-
cal au prix de multiples distorsions et approximations.

Alain Berrendonner a consacré une part importante de son activité scientifique


à nous mettre en garde contre ces notions « toxiques », qui, au-delà de leur évi-
dence rassurante, sont autant d’ obstacles au progrès de la description. On lui
doit des mises au point salutaires sur des notions de phrase (2004), sur celle

126
Deux notions toxiques en linguistique française : prédicat et prédication

d’ acte de langage (2005), de types de phrase (1999) et bien d’ autres au détour

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de telle ou telle argumentation. Le fondement de son attitude critique est que ce
qui donne à la linguistique son caractère spécifique de science du langage, c’ est
qu’ elle est une étude des signes construits dans les langues comme des associa-
tions conventionnelles de forme et de sens. À cette fidélité à la tradition structu-
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raliste pour l’ étude des unités significatives, il ajoute la volonté de rendre compte
des régularités selon lesquelles les signes, considérés alors comme unités com-
municatives, sont combinés dans les énoncés authentiquement produits. Pour
un linguiste de l’ école d’ Aix, qui partage l’ essentiel de cette conception, les tra-
vaux d’ Alain Berrendonner sont une référence indispensable et la dette à son
égard est immense.
C’ est dans cette perspective que je propose de ne pas inclure dans la liste des
outils de description les notions de prédicat et de prédication. Il me semble que
ce sont des notions « toxiques » aux divers titres signalés plus haut. Ma démar-
che sera la suivante : dans un premier temps, je développerai l’ hypothèse qu’ une
linguistique descriptive doit définir ses concepts en s’ appuyant sur la tradition
structuraliste dont je préciserai les choix théoriques. Dans un deuxième temps,
je montrerai que la notion de prédication ou de prédicat ne devrait pas figurer
dans un cadre descriptif inspiré de cette tradition. Dans la dernière partie, je déve-
lopperai l’ exemple des constructions de type « nexus » (Jespersen 1924, traduction
1971 : 148-196, Eriksson 1993), pour l’ analyse desquelles on pourrait penser à
première vue que la notion de prédicat ou de prédication est un outil éclairant.
Je montrerai qu’ elle ne contribue qu’ à en masquer le caractère spécifique. Je
conclurai en appelant à la construction d’ un cadre préthéorique de référence
qui permette de comparer les descriptions des diverses langues.

1.2 La notion de concept descriptif en linguistique


L’ objectif de cette section est de rappeler l’ importance de l’ approche descriptive
en linguistique, dont la pertinence est souvent remise en cause au profit
d’ approches dont le caractère « explicatif » séduit davantage ceux qui ne se satis-
font pas du « comment » et veulent tout de suite passer au « pourquoi ». Cette
réhabilitation se fera en deux étapes. Dans une première partie, je présenterai
des raisons « épistémologiques » de privilégier aujourd’ hui l’ approche descriptive
en linguistique. Dans une deuxième partie, je montrerai que, dans le domaine
spécifique de la prédication, les approches a priori conduisent à ignorer certaines
réalités linguistiques du français que l’ on peut redécouvrir si l’ on va au-delà des
modèles canoniques de prédication adoptés par les linguistes sous l’ influence
des logiciens.

127
Morpho-syntaxe et catégories

1.2.1 Le signe comme objet propre de la description linguistique

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Précisons d’ abord en quoi consiste le point de vue linguistique sur les faits de
langue selon la tradition structuraliste, dont il reste à mon sens beaucoup à
apprendre.
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Pour cette tradition, l’ objectif prioritaire reste de décrire en détail les formes spé-
cifiques que, par sédimentations successives, chaque communauté linguistique
a construites pour permettre à ses locuteurs de se communiquer leur expé-
rience. Les structuralistes ne remettent pas en cause l’ idée que les faits de langue
peuvent être abordés avec profit de divers points de vue. Ainsi, la confrontation
des descriptions linguistiques avec des systèmes de représentation dérivés des
techniques de la logique ou de préoccupations de psychologie cognitive sont
sans doute utiles et peuvent permettre d’ éclairer des aspects de l’ interprétation
des structures linguistiques et surtout d’ aider à comparer les descriptions de
langues particulières les unes avec les autres. Mais la démarche « déductive » qui
consiste à prendre ces structures a priori comme la réalité linguistique et non
comme des points de vue sur cette réalité, conduit, comme le fait remarquer
Lazard (2000), à dissoudre le « noyau dur » qui fait la spécificité de l’ approche
linguistique :
Le défaut inverse semble aujourd’ hui plus répandu. Il consiste à prendre pour des
vérités établies des constructions sémantiques plus ou moins arbitraires, fondées
ou non sur des hypothèses cognitives ou autres, et à en faire le cadre de la descrip-
tion de n’ importe quelle langue. Il est évident que pareille procédure aboutit à une
méconnaissance totale des articulations propres à la langue décrite. Elle couche
toute langue dans un lit de Procuste, ni plus ni moins que nos prédécesseurs de jadis,
missionnaires ou dogmans, qui décrivaient les langues exotiques dans les cadres de
la grammaire latine et trouvaient nominatif, accusatif, génitif, etc., dans des lan-
gues sans morphologie. Leurs successeurs d’ aujourd’ hui oublient que ces cadres
conceptuels, quoique assurément nécessaires dans la deuxième étape du travail
typologique,
1) ne doivent intervenir que dans cette deuxième étape, comme instrument pour
la comparaison de langues dûment décrites au préalable de telle manière que leurs
catégories propres ont été soigneusement définies ;
2) ne sont que des hypothèses de travail, fondées sur l’ intuition et appelées, selon
toute probabilité, à être modifiées ultérieurement à la lumière de l’ expérience.

La critique de Lazard vise évidemment les modèles qui proposent d’ analyser les
langues à partir de systèmes conceptuels a priori plus ou moins proches des for-
malismes logiques standard, dont l’ exemple pourrait être la logique de Montague
et ses descendantes. Mais on pourrait l’ étendre à ceux qui, comme les derniers
avatars du modèle chomskien, ou même des grammaires syntagmatiques (HPSG)
ou fonctionnelles (Role and Reference Grammar) adoptent une démarche axio-
matique proposant des structures syntaxiques universelles associées aux mêmes
formalismes logiques.

128
Deux notions toxiques en linguistique française : prédicat et prédication

Sur le plan purement épistémologique, la critique de Lazard nous rappelle uti-

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lement que le linguiste doit choisir entre une conception réaliste et une concep-
tion idéaliste de sa science. Une conception idéaliste ne s’ intéresse au détail des
« constructions » des langues particulières qu’ en ce qu’ elles lui permettent de
caractériser « une faculté de langage » supposée universelle et ancrée dans le
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cerveau humain. On cherchera donc au mettre à jour des principes universels


auxquels toute langue doit obéir, que ces principes concernent la forme des
énoncés ou l’ organisation de leur contenu. Les constructions propres à chaque
langue apparaîtront comme des choix particuliers arbitraires parmi les choix
possibles offerts par les principes généraux et donc, pour qui veut connaître les
raisons ultimes, peu intéressants. Le linguiste réaliste considérera au contraire
comme fondamentales ces constructions spécifiques que s’ est données chaque
langue par le travail collectif de ses locuteurs. Il concevra les formes linguistiques
comme le reflet d’ une construction sociale complexe, avant que d’ y rechercher
les traces d’ une activité neuronale de l’ espèce. Cette linguistique réaliste est
aujourd’ hui représentée par de nombreux chercheurs. Pour s’ en tenir à la syn-
taxe, l’ héritage de la linguistique descriptive a été notamment repris en France
par le LADL avec les limites d’ un modèle qui établit les données à partir des
intuitions d’ un groupe sociologiquement marqué de locuteurs ; par l’ Approche
Pronominale développée par le GARS, qui articule description et critique
des données à travers la notion de grammaire première et seconde (Blanche-
Benveniste et alii 1984, 1990). En Europe, la linguistique française scandinave
continue de livrer des études descriptives très précieuses. Aux États-Unis, un
intéressant retour aux sources distributionnalistes se manifeste dans les produc-
tions des promoteurs de la Construction Grammar (Lambrecht et Michaelis 1996),
qui n’ hésitent pas à affirmer, dans une orthodoxie saussurienne assumée (Sag
2007), que la structure de chaque langue est représentée par un dictionnaire de
constructions, plus ou moins figées, caractérisées par des associations idiosyn-
crasiques de forme et de sens.
De ces remarques épistémologiques, je tirerai d’ abord l’ idée que dans quelque
domaine que ce soit, la description des langues est loin d’ être terminée et reste
une tâche prioritaire pour les linguistes. J’ illustrerai ce point en montrant plus
loin que certaines constructions du français, repérées sous le terme de nexus par
Eriksson (1993) n’ ont pas encore été décrites de façon systématique. Je voudrais
auparavant tirer des considérations précédentes quelques conclusions métho-
dologiques, à partir desquelles je proposerai des cadres pour une approche
descriptive du français contemporain.

129
Morpho-syntaxe et catégories

1.2.2 Comment établir opérationnellement les « catégories

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et constructions propres à une langue » ?
1.2.2.1 S’ assurer que les signes issus de la description ont bien un signifiant
Un principe fondamental qui définit l’ approche linguistique est celui selon lequel
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une unité linguistique doit posséder un signifiant spécifique associé à un signifié.


Ce principe s’ applique aussi bien aux morphèmes qu’ aux constructions d’ une
langue. Si on observe ce principe, on pourra distinguer les cas où le terme évo-
quant une représentation sémantique peut être légitimement considéré comme
le signifié d’ une unité linguistique spécifique et le cas où il n’ en révèle qu’ un
effet de sens parmi d’ autres. Prenons le cas d’ une notion souvent utilisée pour
décrire les constructions « majeures » du français : celle de thème ou de topic. D’ un
point de vue logique a priori, il est devenu courant de distinguer deux types de
tels énoncés : ils peuvent véhiculer soit un jugement thétique s’ils décrivent une
situation dans sa globalité, soit un jugement catégorique si la situation est rap-
portée à un de ses participants privilégié, le thème ou topic du jugement. Cette
distinction pourrait rendre compte de deux types d’ enchaînements discursifs
possibles :
(1) Pierre a rendu le livre à Marie, il est moins insouciant que je ne croyais
(2) Pierre a rendu le livre à Marie, ça lui permettra de finir son article à temps

Dans le premier cas, le pronom il se référerait à l’ interprétation catégorique de


l’ énoncé précédent, où l’ on pourrait considérer que Pierre joue le rôle de thème.
Le il serait le signe d’ une progression du discours à thème constant. Dans le
deuxième cas, on pourrait dire que le ça se référerait à l’ interprétation thétique
de l’ énoncé, où aucun participant n’ a de rôle privilégié. L’ enchaînement discursif
consisterait alors à établir une relation de cause à effet entre deux événements pris
dans leur globalité. Pour un linguiste descriptiviste, cette analyse serait considérée
comme tout à fait légitime du point de vue de l’ analyse du contenu des énoncés
et des enchaînements dans le discours. Mais il soulignerait que, dans ce cas,
l’ analyse en thème-propos de l’ interprétation catégorique du premier énoncé de
l’ exemple (1) ne concerne que le contenu : aucun signifiant spécifique n’ est
associé à l’ opposition thétique-catégorique. Il poserait donc comme unité lin-
guistique unique Pierre a rendu le livre à Marie susceptible selon le contexte d’ une
interprétation thétique ou d’ une interprétation catégorique, mais ne se sentirait
pas autorisé à dire qu’ il y a deux types syntaxiques d’ énoncés en français : la
« phrase » thétique et la « phrase » catégorique. Dans (1), Pierre n’ a d’ autre statut
syntaxique que celui de sujet du verbe, en aucun cas on ne saurait lui attribuer
la fonction supplémentaire de « thème ». Cette fonction n’ aurait en effet pas de
signifiant qui la distinguerait de celle de sujet. D’ un point de vue linguistique,
on ne pourrait parler en français de phrase catégorique que si l’ on pouvait asso-
cier au signifié « catégorique » un signifiant spécifique, par exemple la forme à

130
Deux notions toxiques en linguistique française : prédicat et prédication

détachement à gauche : Pierre, il a rendu le livre à Marie. Dans ce cas, il serait

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possible de caractériser syntaxiquement l’ énoncé comme composé de deux uni-
tés : un thème Pierre et un propos il a rendu le livre à Marie. On voit que « thème »
a été utilisé ici dans deux acceptions qu’ il convient de distinguer soigneuse-
ment : terme d’ analyse du contenu des énoncés et terme désignant un consti-
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tuant syntaxique spécifique. Ce type d’ ambiguïté rend de tels outils d’ analyse


particulièrement nocifs. Je montrerai par la suite que le terme de prédicat est lui
aussi utilisé indifféremment dans les analyses comme désignant un signe lin-
guistique particulier ou comme un outil d’ analyse du contenu des signes.

1.2.2.2 Distinguer par la terminologie la description des signifiants


et la description des signifiés
Dans l’ exemple précédent, on a montré que l’ on pouvait distinguer d’ une part
deux organisations formelles : les énoncés à structure syntaxique Sujet-Verbe-
Compléments (que nous symboliserons classiquement par P) et les énoncés à
structure Syntagme Disloqué à gauche-P. Disloqué pouvant être défini par des
propriétés formelles. Et d’ autre part deux organisations « interprétatives » : pré-
dication thétique et prédication catégorique. La difficulté réside en ce qu’ il ne
semble pas possible, comme la théorie du signe nous y inviterait, d’ associer for-
mes et interprétations de façon univoque. En effet, nous avons vu que les énoncés
SujetVComp pouvaient recevoir soit l’ interprétation thétique, soit l’ interpréta-
tion catégorique. Cette entorse au principe signifiant/signifié est sans doute due
au fait signalé par Lazard que beaucoup de catégories sémantiques utilisées dans
les descriptions sont des notions a priori empruntées aux logiciens et ont donc peu
de chances de recouvrir des « signifiés ». Ils n’ en sont qu’ une approximation.
Cependant cette situation est banale : la détermination des signifiés, du « sens
linguistique », est chose délicate. Le plus souvent, il n’ est perçu que différentiel-
lement. Pour dire que deux types d’ énoncés sont des signes différents, il suffit,
en effet, de montrer qu’ ils sont associés à des différences de sens. L’ attribution
absolue d’ un sens à ces énoncés relève pour l’ instant d’ une analyse proprement
sémantique autonome par rapport à l’ analyse en signes. Toutes les descriptions
utilisent de fait un double ensemble de concepts : des concepts décrivant les
formes des signes et des concepts en décrivant le sens. Quelles que soient les
réserves que l’ on puisse partager avec Lazard sur le caractère proprement lin-
guistique des analyses en structures conceptuelles ou sémantiques autonomes
au moyen de termes comme : situation, proposition, prédicat ou fonction, leur
association aux structures formelles pour décrire l’ ensemble des propriétés
d’ un signe apparaît comme une étape indispensable de toute approche descrip-
tive. Mais la règle à laquelle on doit se soumettre pour éviter toute confusion
semble bien être de ne pas autoriser l’ emploi de termes qui fonctionnent dans
les deux « composantes ». Parmi les présupposés qu’ une approche descriptive
doit remettre en cause, il y a en effet la tentation d’ établir les catégories d’ ana-

131
Morpho-syntaxe et catégories

lyse à partir d’ un supposé parallélisme logico-grammatical. C’ est ce qui a amené

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à privilégier la construction « sujet – verbe conjugué » comme forme linguistique
représentant directement la prédication entendue au sens logique (un prédicat
affirmé d’ un sujet). Le sujet logique a été associé au sujet du verbe et le prédicat
logique à la catégorie verbe. Le terme prédicat peut alors par abus de langage
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jouer sur les deux tableaux. Les linguistes bons logiciens ne sont d’ ailleurs pas
dupes. Ainsi Wierzbicka (1996) qui a construit avec des arguments proprement
sémantiques son Natural Semantics Metalanguage établit un parallélisme sans
chevauchement terminologique entre les deux domaines quand elle dit « Ele-
ments of NSM which can only occur as predicates can be regarded as analogues
of verbs… ». Le terme predicate est réservé à la composante sémantique, il est
opposé à celui de verb dans la composante syntaxique. D’ autres approches,
encore plus prudentes, éliminent purement et simplement le terme de prédicat
de l’ ensemble de leurs outils, qu’ il s’ agisse du vocabulaire de leur formalisme
(Culicover et Jackendoff (2005) utilisent le terme Function vs Verb ; HPSG
emploie SOA ou Situation (Abeillé 2007), pour la sémantique, Tête pour la syn-
taxe.), ou tout simplement de leur vocabulaire descriptif. Ainsi Dixon (2004 : 7)
souligne le caractère redondant ou inadéquat du terme : « a predicate in linguis-
tics is a verb and its modifiers, not (as in Greek logic) what remains of a clause
after subtracting the subject, so that a copula complement should not be called
“predicate nominal” »1. De même, dans sa présentation du français parlé, qui se
réclame explicitement de la Basic Linguistic Theory de Dixon, Claire Blanche-
Benveniste (2010) n’ utilise jamais la notion de prédicat ou de prédication, mais
oppose catégorie constructrice verbale, adjectivale ou nominale et structure
sémantique des lexèmes qui l’ instancient2.

1.2.2.3 Travailler avec une syntaxe à deux modules : syntaxe des catégories
ou microsyntaxe, syntaxe énonciative ou macrosyntaxe
Toutes les formes que prennent les énoncés ne sont pas réductibles à une com-
binatoire fermée de signes entendus comme des unités significatives. Beaucoup
d’ énoncés sont fondés sur des routines discursives articulant des unités com-
municatives dont la composition grammaticale est ouverte.
Le premier avatar de cette conception duale de la syntaxe se retrouve dans
l’ opposition de la syntaxe par hypotaxe et de la syntaxe par parataxe formulée
par Meillet (1924), qui a été reprise par les approches les plus rigoureuses se

1. Dans la Basic Linguistic Theory (op.cit.), il conserve ce terme au sens de « the central struc-
tural element of a clause, generally realized by a verb phrase (with the verb as head) ». Descripti-
vement, le terme est donc redondant et équivalent de Head (Tête). Il fonctionne en fait comme
un « concept comparatif » au sens employé dans ma conclusion, sans doute jugé nécessaire étant
donné la variété des catégories réalisant les têtes de « clauses » dans les diverses langues.
2. Par la suite on assimilera la notion de constructeur syntaxique (verbal ou nominal) de
l’ Approche Pronominale et celle de tête utilisée par les approches syntagmatiques.

132
Deux notions toxiques en linguistique française : prédicat et prédication

réclamant de la perspective fonctionnelle de la phrase (Perrot 1994) sous la

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forme : syntaxe de l’ énoncé et syntaxe du message. On en retrouve l’ écho dans
la théorie d’ A. Culioli, qui dès les années soixante soulignait que le même effet
sémantique de prédication « le guidon… est naze » pouvait être obtenu par des
formes d’ énoncés superficiellement très différentes. Nous reprenons en les radi-
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calisant les exemples qu’ il commentait dans ses séminaires :


(3) Le guidon de la moto de mon frère est complètement naze
(4) Il y a mon frère sa moto le guidon eh ben complètement naze quoi

Si la syntaxe de (3) peut être entièrement décrite dans les termes de relations de
dépendance entre catégories grammaticales (hypotaxe), dans (4), les liens syn-
taxiques entre les éléments de la prédication logique sont d’ une autre nature. Il
n’ y a pas de relations de dépendance, mais l’ organisation par un système de
hiérarchisation de constituants en parataxe opposant un ensemble de termes
caractérisables comme « support » d’ information il y a… eh ben à un terme fonc-
tionnant comme « apport » d’ information complètement naze quoi. Le signifiant
de cette construction support-apport est constitué par un schéma prosodique
opposant grossièrement une partie support à intonation ouvrante non contras-
table à la partie apport qui reçoit une intonation interprétable comme une
« action communicative » d’ assertion et qui pourrait être contrastée avec une
intonation « interrogative » ou « jussive ». La forme de la construction est égale-
ment repérable au jeu des « particules énonciatives » eh ben et quoi dont la
position est contrainte comme en témoigne l’ inacceptabilité de :
(5) ? Il y a mon frère sa moto le guidon quoi complètement naze eh ben

Le même effet de prédication logique est donc obtenu par des moyens syntaxi-
ques différents, chaque construction ajoutant à cette valeur logique ses propres
valeurs pragmatiques. Parmi celles-ci, nous relèverons le fait que si la forme
grammaticale repose sur la mise en œuvre de structures « préconstruites » :
construction sujet-verbe, lexème verbal constructeur présent dans le lexique de
la langue et dégageant un système de valence, la paraphrase énonciative com-
porte deux éléments de signifiant : le schéma intonatif distinguant les deux unités
support-apport et les éléments qui remplissent ce schéma. Ces éléments sont très
variés aussi bien en termes de catégories grammaticales que dans leur nature
sémiotique : « l’ apport », ce que « l’ on dit » du guidon de la moto…, peut prendre
la forme d’ un adjectif, d’ une construction verbale, mais aussi d’ un petit dis-
cours, voire d’ une interjection ou même d’ un geste :
le guidon eh ben il est cassé
le guidon eh ben je le prends il se casse d’ un coup et je me ramasse
le guidon eh ben zut ! pardon

133
Morpho-syntaxe et catégories

Dans une perspective descriptive, il faut retenir l’ idée d’ une syntaxe à deux

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modules, celui des relations de dépendance entre catégories ou syntaxe du pré-
construit et celui des relations de parataxe hiérarchisées entre unités discursives
de forme catégorielle quelconque ou syntaxe construite au cours même de l’ énon-
ciation. Ce type d’ organisation a été deuis peu étudié en détail par quelques
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linguistes dont A. Berrendonner sous la rubrique : macrosyntaxe. Pour m’ en


tenir à des termes d’ analyse descriptifs et ne pas privilégier un type d’ interpré-
tation, j’ adopterai la version formelle de la macrosyntaxe, telle qu’ elle a été
proposée par Blanche-Benveniste et al. (1990) ou Deulofeu (2003b). Dans ce
cadre, la partie de l’ énoncé qui est affectée de l’ intonation d’ acte de langage est
appelée noyau, la partie « support » est appelée préfixe. On peut alors montrer
(pour le détail, voir par exemple Deulofeu 2008) que la relation entre Préfixe et
Noyau de (4) est de nature différente de la relation Sujet-Verbe de (3) et qu’ il
serait par conséquent descriptivement dangereux de masquer cette différence
en utilisant le seul terme de prédication dans les deux cas pour l’ ensemble de
l’ énoncé, et de prédicat pour le verbe de (3) et le noyau de (4). On peut tout au
plus parler d’ interprétation prédicative possible pour ces deux structures, en
étant bien conscient qu’ on ne désigne par là qu’ une partie de leur contenu.

1.3 Concepts descriptifs


et termes de métalangue commune
Cependant, comme l’ examen des formes standard et non standard susceptibles
d’ une « interprétation prédicative » montre que le rôle sémantique de prédicat
peut être assuré, dans des constructions microsyntaxiques, par d’ autres catégo-
ries que le verbe conjugué (en gras dans les énoncés suivants) : Il est beau / Jean
doit avoir manqué son train / Il lui a fait mention de ce livre, on comprend que
certains linguistes, pour désigner un élément de catégorie quelconque qui est
interprétable comme un prédicat sémantique, utilisent le terme englobant de
prédicat, par un abus de langage supposé faciliter le dialogue entre chercheurs.
C’ est ce que fait Abeillé (2007 : 174) lorsqu’ elle précise les contraintes sur :
« l’ extraction ou l’ antéposition d’ un SN correspondant au complément d’ un
prédicat enchâssé ». L’ extraction concerne en effet à la fois des compléments de
verbes, d’ adjectifs, de « noms prédicatifs ». Elle juge sans doute que le lecteur
extérieur au cadre HPSG comprendra mieux le texte que si elle avait parlé de
« tête lexicale » enchâssée. Mais il s’ agit bien là d’ un terme de métalangue com-
mune, pas d’ un concept analytique propre à la théorie en question.
Étendre la notion de prédicat pour l’ appliquer aux énoncés de type (4) : mer-
veilleux / à jeter / zut) ce livre, où une interprétation prédicative peut être associée
à une organisation macrosyntaxique, peut sembler procéder d’ une même volonté
de construire une métalangue commune. Mais, comme nous l’ avons signalé dans
la section précédente, ce nouvel abus de langage, que je désignerai par « prédicat

134
Deux notions toxiques en linguistique française : prédicat et prédication

au sens large », revient pour le coup à refuser la distinction entre constructions

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microsyntaxiques et organisations macrosyntaxiques, au prix d’ une perte d’ adé-
quation descriptive.
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2 Prédication et prédicat : concepts descriptifs


ou termes de métalangue commune ?

2.1 Prédicat et prédication au sens large ne sont pas


des concepts descriptifs
Je vais montrer en reprenant la discussion de la notion de prédication et de pré-
dicat utilisée par Lefeuvre (1999) que l’ utilisation de ce terme comme concept
descriptif ne peut être que très réduite et donc qu’ il vaut mieux éviter de
l’ employer. J’ exclus ici de la discussion les cas où le « prédicat » est une relative
(voir sur ce point Deulofeu 2002).
Dans le cadre de son étude pionnière et bien documentée des « phrases averbales »
Lefeuvre (1999 : 28 ; 33) propose une approche utilisant les notions de prédicat
et de prédication « au sens large » :
La phrase est une structure syntaxique constituée d’ un prédicat et d’ une modalité,
selon deux possibilités. Le prédicat est relié à un sujet explicite ou implicite ou bien
le prédicat est simplement posé par la modalité. […] la phrase averbale est consti-
tuée d’ un prédicat averbal […] le rôle de prédicat peut être assumé par des classes
prédicatives averbales : GS, GA, PP, GP, Gadv.

Une spécificité de la phrase averbale est alors signalée. En effet, si, pour la
phrase verbale, on peut invoquer des arguments formels pour définir le sujet
comme un constituant spécifique de la construction verbale, critères résumés
par Hagège sous le terme de « servitude subjectale » (accord, caractère obliga-
toire, position spécifique), Lefeuvre (ibid., 35) indique que « ces contraintes sont
valables le plus souvent pour la phrase verbale, mais ne le sont que rarement
pour la phrase averbale » et conclut : « un critère d’ ordre sémantique doit être
invoqué : le sujet représente le point de départ de la construction sémantique ».
Ainsi la spécificité de la phrase averbale en français serait qu’ à la différence de
la phrase verbale, son sujet, non obligatoire, ne serait pas caractérisé par des pro-
priétés syntaxiques, mais sémantiques. Mais, ainsi définie, la phrase averbale
est-elle encore une structure syntaxique spécifique ? L’ appellation ne recouvre-
t-elle pas plutôt un ensemble de constructions regroupées par la seule propriété
sémantique d’ être interprétables selon une relation prédicat-argument ? Pour
répondre, nous allons d’ abord examiner la cohérence de la typologie des énon-
cés qui résulte de cette définition :

135
Morpho-syntaxe et catégories

Phrases averbales à deux termes (sujet prédicat ou prédicat sujet) :

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(1) Traversée interdite
(2) Merveilleuse, cette fille
(3) Celui-ci, sur le bureau
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(4) Chacun à sa place

Phrases averbales à un terme, avec sujet implicite :

(5) Mensonge
(6) Étonnant ! (non ?)

Phrases averbales à un terme, avec absence de sujet :

(7) Un silence
(8) Première réunion de notre cercle d’ études

J’ ai montré dans Deulofeu (2003a) que cette typologie n’ était pas satisfaisante
d’ un point de vue descriptif, car elle mêlait dans les rubriques des constructions
à propriétés formelles très différentes. Je renvoie à cet article pour le détail de
l’ argumentation. J’ en retiendrai ici les conclusions essentielles au présent propos,
qui vise à éliminer la notion de prédicat des concepts descriptifs. L’ idée centrale
de caractériser l’ ensemble des structures syntaxiques majeures du français comme
des phrases organisées autour d’ un prédicat relève bien d’ une conception de la
syntaxe à un seul module puisqu’ elle ne comporte qu’ un ensemble d’ unités :
phrase, sujet, prédicat. Dans Deulofeu (2003a), je montre que pour rétablir une
typologie cohérente, on ne peut faire l’ économie de la distinction microsyntaxe
vs macrosyntaxe. Cette distinction permet de travailler avec deux unités qui ne
se recouvrent pas : le constructeur ou tête syntaxique de la construction majeure
de l’ énoncé et le noyau, partie de l’ énoncé communicativement autonome. Ces
deux unités permettent de définir respectivement des constructions grammati-
cales caractérisées par des relations tête-sujet, tête-compléments, têtes-ajouts,
etc. et des regroupements macrosyntaxiques noyau-préfixe, noyau-postfixe, noyau
suffixe. Les propriétés syntaxiques et sémantiques des unités micro et macro
étant différentes, il est trompeur de désigner par un même terme « prédicat » le
noyau et le constructeur micro. Si on construit la typologie à partir de la macro-
syntaxe, on pourra répartir les exemples précédents en deux ensembles cohé-
rents :

a) Énoncés composés d’ un noyau :

(1) Traversée interdite


(4) Chacun à sa place
(5) Mensonge
(6) Étonnant !

136
Deux notions toxiques en linguistique française : prédicat et prédication

(7) Un silence

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(8) Première réunion de notre cercle d’ études

b) Énoncés composés d’ un regroupement (Noyau-Postfixe (2), Préfixe-Noyau (3)) :


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(2) Merveilleuse, cette fille


(3) Celui-ci, sur le bureau

On peut alors se poser la question suivante : s’ il est syntaxiquement inadéquat


de généraliser la notion de prédicat pour décrire a) et b), peut-on au moins
restreindre le champ de la notion de prédicat pour caractériser microsyntaxi-
quement certains des énoncés du premier groupe ?
Ce n’ est certainement pas utile pour les énoncés à un terme qui sont des noyaux
réalisés au niveau micro par des constructions à tête adjectivale ou nominale (1,
5, 6, 7, 8) que l’ on retrouve dans d’ autres emplois avec la même forme :
Un étonnant début
Comme première réunion de notre cercle d’ étude, c’ était plutôt réussi

Pour le cas de 1, il n’ est pas nécessaire d’ y voir une structure spécifique prédicat-
sujet, on peut en effet tout simplement l’ analyser comme une construction nomi-
nale tête – ajout dans un emploi de type « étiquette » : c’ est une entrée interdite.
L’ interprétation par prédication : l’ entrée est interdite résulte d’ une inférence
contextuelle et n’ est pas directement reliée à la structure syntaxique. Cette infé-
rence serait bloquée dans une structure syntaxiquement identique : entrée prin-
cipale (? ? cette entrée est principale).
Les emplois à « sujet implicite » (5, 6) et les emplois « sans sujet » (7, 8) n’ illustrent
pas nécessairement deux constructions syntaxiques distinctes3. Syntaxiquement,
on peut les analyser comme des constructions nominales ou adjectivales. La
distinction entre les deux groupes pourrait simplement être mise au compte de
l’ interface syntaxe – sémantique. Les groupes nominaux qui forment des noyaux
peuvent en effet avoir deux fonctionnements sémantiques. Comme ils jouissent
par nature d’ une autonomie sémantique, ils peuvent constituer un énoncé auto-
interprétable (par exemple avec valeur existentielle : (il y a) un silence). Mais ces
mêmes groupes nominaux noyaux peuvent aussi fonctionner comme « noms
attributs » et, à l’ instar des adjectifs, constituer des noyaux, certes microsyntaxi-
quement autonomes, mais dont l’ interprétation comme prédicats sémantiques
doit se faire en relation avec le contexte discursif qui fournit l’ instanciation de
la variable qu’ ils contiennent (5, 6).

3. Les cadres syntaxiques (par exemple HPSG) qui distinguent une fonction grammaticale
sujet d’ un constituant sujet pourraient traiter la différence en termes de sujet à réalisation (non
canonique) zéro versus absence pure et simple de fonction sujet. Mais ceci au prix d’ une entorse
au principe d’ association signifiant-signifié.

137
Morpho-syntaxe et catégories

Ce serait donc seulement pour l’ exemple 4 que l’ on aurait besoin d’ une analyse

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syntaxique propre. Cette séquence ne peut être ramenée à une construction
nominale, dont elle n’ a pas la distribution : ?? j’ ai parlé à chacun à sa place 4. Pour
ce genre d’ exemples on doit donc proposer une analyse spécifique. On pourrait
par exemple faire appel à la construction désignée par « nexus prédicatif sans
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verbe fini » dans la tradition de Jespersen, où à sa place aurait la fonction de pré-


dicat. Il semblerait donc possible de conserver la notion de prédicat pour dési-
gner le terme en rapport avec le sujet dans ce type de construction et donc de
donner au terme prédicat un statut de notion descriptive, mais, évidemment, en
réduisant considérablement son champ d’ application. Ce sauvetage est-il possible
et souhaitable ?

2.2 Limites empiriques de la prédication au sens étroit


de « nexus à prédicat averbal » comme construction
spécifique du français
La question qui se pose alors est de savoir s’ il faut distinguer une construction
nexus à prédicat averbal ou s’ il s’ agit simplement d’ une modalité d’ une cons-
truction plus générale. Revenons aux définitions. Le terme de nexus est appli-
qué de façon générale par Jespersen à toute relation qui permet de construire
une « clause », que la fonction nodale soit remplie par un verbe à mode fini, un
verbe à mode non fini ou sans verbe. Le propos de Jespersen est donc de sensi-
biliser le lecteur aux différentes formes que peuvent revêtir les constructions que
l’ usage le plus courant nomme prédications, mais en distinguant bien construc-
tion syntaxique (nexus) et interprétation de cette fonction (predication). Cette
approche est à la source de la notion formelle de Small Clause utilisée en gram-
maire générative transformationnelle (Williams 1974 ; Cardinaletti et Guasti
1995 ; Jones 1996). Eriksson (1993) reprend la notion de nexus et la précise en
deux temps. « Nous appellerons nexus l’ unité syntaxique qui résulte d’ une pré-
dication assurée par une unité autre que le syntagme verbal (1993 : 26) » ; « Le
syntagme verbal est un syntagme dont le noyau est formé d’ un verbe à l’ état fini ».
Le terme nexus correspond ainsi à toute relation prédicative sans verbe à mode
fini. L’ intérêt de cette précision est de suggérer que la construction qui pour
Jespersen et pour les tenants de la « small clause » est une modalité possible de
la construction Sujet-verbe, pourrait bien être une construction sui generis irré-
ductible à la première.
Essayons tout d’ abord de cerner le domaine empirique du « nexus » au sens
restreint d’Eriksson. Lefeuvre cite un certain nombre de séquences qui pour-
raient être analysées comme des constructions organisées syntaxiquement en
prédicat-sujet, sur le modèle de ce que l’ on observe pour la phrase verbale ten-

4. J’ ai mis chacun à sa place est possible, mais il s’ agit là d’ une construction à double objet.

138
Deux notions toxiques en linguistique française : prédicat et prédication

sée. Elles en présentent les propriétés essentielles : relation de solidarité, ordre fixe,

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accord obligatoire quand le prédicat l’ exige (Deulofeu 2003a) et s’ opposent par
là aux regroupements macrosyntaxiques.

l’ Arménie renversée par un violent tremblement de terre / *détruite par


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propriété à vendre (rien à vendre)


la main gauche à la hauteur de l’ œil
à chacun son tour
à toi de jouer
encore un match de perdu

Eriksson (1993) de son côté a recensé de très nombreux exemples de construc-


tions de ce type à l’ écrit, le plus souvent enchâssées dans d’ autres constructions,
ce qui confirme leur statut microsyntaxique. Il y inclut notamment les séquen-
ces en gras des exemples suivants :

Trop de cuisiniers gâte la sauce


Au bruit de la porte ouverte
Les enfants très beaux sont faciles à aimer

Encore une fois, le point commun entre tous ces exemples est celui d’ une inter-
prétation sémantique en termes de prédicat – argument. Mais du point de vue
syntaxique, il n’ est pas sûr qu’ il s’ agisse dans tous les cas de structures spécifi-
ques. Précisons ce point en discutant les trois exemples précédents qui ont « en
surface » la forme d’ une séquence nominale.

2.2.1 Les nexus averbaux peuvent-ils être ramenés


à l’ interprétation propositionnelle d’ un syntagme nominal ?
Un premier type d’ analyse consisterait à voir dans ces prétendus nexus un sim-
ple effet d’ interface entre syntaxe et sémantique. Une tendance habituelle est de
la considérer comme régulière, c’ est-à-dire d’ admettre que par défaut chaque
interprétation doit être associée à une construction syntaxique distincte. Donc à
l’ interprétation prédicative des séquences nominales devrait correspondre une
structure sujet-prédicat. Alors que l’ interprétation par « modification d’ entité »
devrait correspondre à une structure tête nominale-ajout. Mais on pourrait aussi
considérer que par défaut, l’ interface est irrégulière, c’ est-à-dire qu’ une même
structure syntaxique Tête nominale-Ajout pourrait avoir deux interprétations :
une interprétation comme proposition et une interprétation comme entité modi-
fiée. Techniquement, ceci reviendrait à dire qu’ un constituant ayant fonction
syntaxique d’ ajout pourrait être associé à deux fonctions sémantiques : une fonc-
tion modifieur prenant pour entité modifiée la tête de la construction et une
fonction prédicat prenant comme argument le contenu de cette même tête.

139
Morpho-syntaxe et catégories

Cette solution a l’ avantage théorique d’ être la plus simple : celle qui impose le

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moins de contraintes à la grammaire dans son ensemble. Elle permet également
de prévoir, sans autre stipulation, que le supposé sujet du nexus est strictement
une catégorie nominale
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Sa victoire proclamée a déclenché l’ enthousiasme


? ? Qu’ il ait gagné proclamé a déclenché l’ enthousiasme

alors qu’ un constructeur verbal conjugué admet ce type de sujets :


qu’ il ait gagné a été proclamé hier soir

Elle reçoit enfin une justification indépendante de cas où il ne saurait être ques-
tion d’ associer les deux types d’ interprétations à deux structures différentes. C’ est
par exemple le cas de la coordination de SN Jean et Marie dans : Jean et Marie, ça
me surprendra toujours, dont l’ interprétation prédicative : « que Jean vive avec
Marie me surprendra toujours » contraste avec la lecture en simple addition
d’ entités dans : Jean et Marie, ils me surprendront toujours « Jean ainsi que Marie
me surprendront toujours ». On serait bien en peine de donner une structure
sujet-prédicat à la coordination dans le premier cas. Cette solution par irrégu-
larité de l’ interface a été proposée par Emonds (2000 : 18) dans le cadre de la
grammaire chomskienne : « Kubo (1993) provides evidence that such predica-
tions have both the internal structure and external distribution not of clauses
but of DPs ». Si une telle solution était retenue et généralisée, on remarquera
qu’ elle ne suppose pas que prédicat et prédication soient des concepts descriptifs
syntaxiques. On peut en effet les réserver à la structure interprétative et consi-
dérer que des coordinations de groupes nominaux ou des constructions nomi-
nales tête-ajout peuvent recevoir plusieurs interprétations sémantiques dont
une propositionnelle.
Mais il est sans doute des séquences à effet de « nexus » pour lesquelles la
meilleure solution est de prévoir une structure syntaxique particulière associée
à l’ interprétation prédicative.

2.2.2 Le nexus comme construction grammaticale spécifique :


Blanche-Benveniste (2008)
Blanche-Benveniste (2008) affirme : « Je voudrais montrer qu’ on peut tirer un
parti très intéressant de la notion de nexus, sans pour autant adopter l’ idée d’ une
prédication par verbe sous-jacent ». Son objectif principal sera de montrer qu’ il
existe bien une construction syntaxique particulière du français que l’ on peut
appeler « nexus » et qui consiste à associer une interprétation sémantique de
type prédicat-argument à un signifiant de type sujet-tête non finie. Mais l’ idée
est que cette construction est différente de la construction sujet-prédicat fini et
représente un type microsyntaxique idiosyncrasique.

140
Deux notions toxiques en linguistique française : prédicat et prédication

2.2.2.1 Un cas de « pseudo-nexus »

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De fait, elle commence par limiter le champ d’ application de la construction à
nexus en en excluant un cas où l’ interprétation prédicative d’ une séquence peut
être associée à une analyse syntaxique attestée par ailleurs et ne suppose donc
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pas l’ appel à une construction nouvelle. Soit les exemples d’ Eriksson :


trop de cuisiniers gâte la sauce
trop de cuisiniers gâtent la sauce

Ces énoncés peuvent être associés à deux interprétations distinctes schémati-


sées ainsi :
t QSÏEJDBUJWF QPVS MF QSFNJFS trop fonctionne sémantiquement comme
prédicat) : « des cuisiniers en trop grand nombre gâtent la sauce » ;
t OPOQSÏEJDBUJWFQPVSMFTFDPOE trop simple quantifieur) : « il y a trop de
cuisiniers qui gâtent la sauce ».

Il semble par ailleurs possible d’ associer une structure syntaxique distincte à


chacune de ces interprétations. L’ interprétation non prédicative correspond à
une structure de groupe nominal, où trop occupe canoniquement la fonction de
déterminant quantifieur. Pour l’ interprétation prédicative, Blanche-Benveniste
remarque :
dans trop de cuisiniers gâte la sauce. Trop passe du statut de quantifieur à celui de
tête nominale. Ce passage est confirmé par la facilité que montrent trop et certains
autres quantifieurs à recevoir des marques explicites de nominalisation, articles ou
démonstratifs :
(65) le trop de précautions ne nuit jamais (Grévisse)
le peu d’ officiers qui résiste est tué (Grévisse)

Une justification indépendante peut être trouvée dans des exemples comme :
beaucoup / trop reste à faire, qui montrent que, de toute façon, des quantifieurs
peuvent fonctionner comme têtes nominales sans article. La paraphrase par
prédication sémantique est d’ ailleurs trompeuse, il serait plus juste de proposer
une interprétation « substantivant » trop comme dans trop reste à faire. De cui-
siniers fonctionnerait alors comme un modifieur de la tête.

2.2.2.2 La construction « nexus averbal »


Jusqu’ ici, il n’ est donc pas nécessaire de poser une forme syntaxique particulière
pour traiter des cas où une interprétation prédicative est associée « non canoni-
quement » à une autre construction que la construction verbale finie, qu’ il
s’ agissse de tirer partie d’ une conception large de l’ interface syntaxe-sémanti-
que ou de distinguer deux structures syntaxiques distinctes sous une apparence
unique de surface.

141
Morpho-syntaxe et catégories

Considérons maintenant la séquence des cuisiniers en trop gâte(nt) la sauce. On

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peut proposer, là aussi, d’ associer les deux interprétations à deux structurations
syntaxiques distinctes.
L’ interprétation entité-modifieur : « des cuisiniers surnuméraires sont en train
de gâter la sauce », peut être associée à une structure banale de groupe nominal
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où en trop est ajout :


[têteN des cuisiniers [ajout en trop]] gâtent la sauce

L’ interprétation prédicative : « s’ il y a trop de cuisiniers ça gâte la sauce », ne peut


sans problème être associée à une structure de groupe nominal. Avec cette inter-
prétation, on ne peut, par exemple, pronominaliser la séquence en ceux en trop :
[X des cuisiniers en trop] gâte la sauce / *ceux en trop gâte la sauce

comme c’ est le cas pour l’ interprétation modifieur de « en trop »


[têteN des cuisiniers [ajout en trop]] gâtent la sauce / ceux en trop…

Le test révèle donc que, dans le premier cas, des cuisiniers n’ a pas une propriété
caractéristique des têtes nominales de groupe nominal à modifieur. On est donc
dans ce cas justifié d’ analyser la séquence comme une structure spécifique. Tout
naturellement on pourra recourir à l’ analyse en « nexus » d’ Eriksson, où « en
trop » occupe une position de tête syntaxique :
[nexus [sujet des cuisiniers] [tête en trop]] gâte la sauce

Mais a-t-on réellement besoin de voir dans le nexus une construction spécifique
ou peut-on se contenter de l’ analyser comme une réalisation particulière de la
construction sujet-tête, celle où la tête n’ est pas une construction verbale finie ?
Ce que va montrer Blanche-Benveniste dans la suite de son article, c’ est que
cette construction à nexus présente de fait une propriété spécifique qui interdit
d’ y voir une construction sujet-tête identique à la catégorie près à la construc-
tion canonique sujet-verbe fini :
Toutes ces organisations syntaxiques (avec effet de nexus) peuvent être explicitées
par le recours à des prédications verbales. Elles ne semblent pas pour autant pou-
voir être réduites à un modèle unifié de prédicat à base verbale.

Blanche-Benveniste part de la distinction sémantique entre deux types de pré-


dicats :
D’ autres analyses, comme celle de Kratzer (1995), vite devenue célèbre, distin-
guaient deux types de prédicats. Les uns donnent des traits passagers qui caracté-
risent des tranches de vie plus ou moins courtes et les autres donnent les
caractéristiques permanentes des individus. Les premiers ont des propriétés de

142
Deux notions toxiques en linguistique française : prédicat et prédication

Stage Level, limitées dans le temps, les seconds ont des propriétés d’ Individual Level,

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non limitées dans le temps. Cette différence rend compte de la construction des
verbes de perception, qui prennent seulement des prédicats de Stage Level :
(36) I saw John drunk (*intelligent)
(37) The sight of John drunk (*tall)
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Elle remarque que c’ est cette valeur de Stage Level qui est sélectionnée dans les
constructions à effet de nexus dont sont exclues les interprétations « perma-
nentes » :
(39) [Workers drunk on workdays] drive Melvin crazy
(49) [les enfants très beaux] sont faciles à aimer
(50) J’ aime [de la confiture sur mes tartines le matin]
On peut gloser (49) par « les enfants, à la condition qu’ ils soient très beaux » et (50)
par « de la confiture, mais seulement sur mes tartines ». Le [nexus] est interprété
avec une valeur non statique alors que la forme prédicative avec verbe peut avoir
valeur stative : les enfants sont très beaux. Donc le terme nominal [du nexus] n’ est
absolument pas l’ équivalent d’ un sujet de l’ adjectif employé prédicativement avec
verbe copule.

On peut ajouter qu’ il n’ est pas possible de construire un nexus avec un syn-
tagme nominal comme tête avec effet d’ identification, une interprétation non
stative étant impossible5 :
Le fait que Jean soit mon cousin ne me gêne pas
*[Jean mon cousin] ne me gêne pas

Si l’ on rapproche cette propriété de la tête des nexus et le fait que ce qui y tient
lieu de sujet est restreint en termes de catégories6, on peut considérer que le
nexus est une construction syntaxique idiosyncrasique associant une interpré-
tation de prédication Stage Level à une forme syntaxique sujet-tête différente de
celle que l’ on trouve dans les constructions verbales finies.
En tout état de cause, que le nexus soit au bout du compte analysé comme une
construction autonome ou comme une forme particulière du type général
sujet-tête, on voit clairement que l’ on peut fort bien se passer de la notion de
prédicat pour en décrire la syntaxe : l’ analyse en sujet-tête avec spécifications
suffit. On peut limiter l’ utilisation de prédicat à la description sémantique de
cette construction.

5. On remarquera en revanche que dans les regroupements macrosyntaxiques, par exemple


noyau-postfixe, la valeur stative est possible pour le noyau : Très beaux, les enfants. Une raison
supplémentaire pour ne pas écraser la différence de structure par l’ emploi étendu de prédicat.
6. J’ ai présenté plus haut une spécificité formelle des constructions « nexus » : leur sujet ne peut
être « phrastique » : la grâce du condamné décidée si vite souleva l’ indignation / * avoir gracié le
condamné décidé si vite souleva l’ indignation.

143
Morpho-syntaxe et catégories

3 Conclusion

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Il me semble donc salutaire d’ éliminer le terme de prédicat des concepts des-
criptifs permettant d’ analyser les constructions du français. En syntaxe, employé
de façon étendue, il contribue à regrouper sous le même label des constructions
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grammaticales et des configurations macrosyntaxiques, ce qui est descriptive-


ment inadéquat. Dans son emploi restreint à la microsyntaxe, il fait double
emploi avec la notion de tête ou de constructeur lexical. On pourrait le réserver
à la composante sémantique, mais son ambivalence originelle a légitimement
poussé des linguistes appartenant à des cadres aussi différents que Simpler Syn-
tax et HPSG à lui préférer les termes de fonction ou de relation, empruntés à la
sémantique relationnelle.
Mais si l’ on élimine prédicat de la liste des « concepts descriptifs » du français,
peut-on épargner son alter ego le sujet ? Voici une cible toute désignée pour la
prochaine chasse aux « notions toxiques ».
Quelle que soit notre ardeur critique, nous n’ empêcherons pas prédicat et sujet
de subsister dans le vocabulaire des « concepts comparatifs » qui permettent aux
linguistes de parler informellement de leurs analyses. Les typologues (Haspelmath
2010) notamment utilisent ces outils pour confronter des descriptions de langues
différentes. À l’ intérieur d’ une même langue, les concepts comparatifs permet-
traient de confronter des descriptions issues de cadres différents. Le risque est
évidemment que de tels termes, correspondant à plusieurs notions descriptives
distinctes, n’ induisent des analyses fondées sur la simple analogie.
Pour ce qui est des concepts descriptifs, une fois éliminées les notions « toxiques »,
il restera à construire un cadre minimal pour la présentation des descriptions et
la formulation des généralisations descriptives. Au-delà même des cadres tirés
de l’ expérience des grands descriptivistes, comme la Basic Linguistic Theory déve-
loppée par Dixon déjà mentionnée, qui n’ est pas exempte de choix personnels
parfois implicites, il faut sans doute élaborer un cadre « framework-free », comme
le propose Haspelmath (à paraître). La construction d’ un tel cadre ne peut se
faire que dans le dialogue entre descriptivistes. Un bon exemple de cet effort de
clarté est offert par les monographies de la collection Les langues du monde
éditée par Peeters. Les spécialistes de français pourront en particulier lire avec
intérêt la présentation du français parlé qu’ y fait Claire Blanche-Benveniste
(2010). On trouvera dans ces cent cinquante pages un exemple de cadre à la fois
ouvert et précis, fruit d’ un dialogue incessant et exigeant avec des collègues
soucieux de privilégier l’ attitude descriptive, parmi lesquels Alain Berrendon-
ner fut un de ses interlocuteurs les plus précieux.

144
Deux notions toxiques en linguistique française : prédicat et prédication

Bibliographie

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145
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DE L’ADVERBE DE PIERRE MOREL (1806)

Michel Le Guern

La bibliothèque de l’ Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon


conserve parmi ses manuscrits plusieurs opuscules inédits de Pierre Morel,
portant sur diverses questions de grammaire. Né à Lyon en 1723, Pierre Morel
jouissait d’ une solide réputation de grammairien. S’ intéressant en amateur aux
questions de langage, il avait consulté les meilleurs spécialistes, à commencer
par le secrétaire perpétuel de l’ Académie française, Charles Pinot Duclos, dont
les Remarques sur la grammaire de Port-Royal, publiées en 1754, faisaient auto-
rité. En 1777, Morel avait publié à Genève, de façon anonyme, un opuscule
intitulé Traité de la concordance du participe prétérit avec le participe présent et
le supin, qui sera réédité en 1804 à la fin d’ un volume regroupant d’ autres tra-
vaux1. À partir de 1784, il collabore au Journal de la langue française soit exacte,
soit ornée d’ Urbain Domergue. En août 1790, c’ est à lui que l’ abbé Grégoire
adresse son questionnaire sur les patois pour la région de Lyon2. Membre cor-
respondant de la troisième classe de l’ Institut en l’ an VI, il y présente son Essai
sur les voix de la langue française dans la séance du 15 germinal an X (5 avril 1802).

1. Essai sur les voix de la langue françoise, ou Recherches sur l’ accent prosodique des voyelles ;
suivi d’ un Traité ou examen analytique de la phrase et de la période, par leurs membres ou parties
constitutives ; terminé par un Traité de la concordance du participe prétérit, ou distinction entre le
participe prétérit et le supin, Seconde édition, revue, corrigée et augmentée, par P. Morel, associé
de l’ Institut National, et membre de l’ Académie de Lyon, Paris, Le Normant, an XIII (1804).
2. La réponse de Pierre Morel à l’ abbé Grégoire, datée du 2 novembre 1790, a été publiée dans
Une Politique de la langue de Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel (Paris, Galli-
mard, 1975), pages 213 à 230.

147
Morpho-syntaxe et catégories

Il entre à l’ Académie de Lyon lors de son rétablissement, en 1800, sous le nom

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d’ Athénée de Lyon. Jusqu’ à sa mort, le 10 mai 1812, il participe assidûment aux
travaux de l’ Académie : il y présente une dizaine de communications3.
Le 3 juin 1806, la communication que Pierre Morel présente à l’ Académie de Lyon
est intitulée « De l’ adverbe ». L’ auteur s’ en prend d’ abord aux imperfections de
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la nomenclature grammaticale et en signale les conséquences fâcheuses :

On ne saurait se dissimuler que les fausses dénominations en grammaire ont


donné lieu à des définitions défectueuses, qui jettent de la confusion dans nos
idées, et nous empêchent de distinguer la classe dans laquelle chaque partie du
discours doit être rangée. De là cette incertitude sur la nature des mots, et presque
toutes les méprises où les grammairiens sont tombés.

Morel entreprend d’ illustrer ces considérations générales par le cas de l’ adverbe,


dont le nom est trompeur : on pense qu’ il est ainsi nommé, parce qu’ il modifie
le verbe, et pourtant il lui arrive aussi de modifier des adjectifs, des participes,
« des noms qualificatifs », et même d’ autres adverbes. Chacune de ces catégories
d’ emploi est illustrée par un exemple :

Un homme fort sage ;


Un homme extrêmement recherché ;
Il est véritablement homme ;
Il agit très prudemment.

Après avoir constaté que l’ adverbe n’ aurait pas dû tirer son nom de la proximité
du verbe, Morel déclare que son intention n’ est pas de modifier la dénomina-
tion de cette partie du discours, mais de connaître sa nature ; pour cela, il faut
considérer la forme du mot et l’ emploi qu’ il remplit dans la phrase. Cette partie
essentielle de la définition est posée sous forme d’ une thèse, qui sera confrontée
aux opinions que les principaux grammairiens ont exprimées sur le sujet :
« Quelle est la nature de l’ adverbe ? C’ est la propriété qu’ il a de modifier l’ attri-
but, c’ est-à-dire d’ exprimer de quelle manière et dans quelle circonstance l’ at-
tribut a lieu. »
Encore faut-il distinguer modifier et qualifier. Modifier, au sens large, peut
s’ appliquer à l’ adjectif : quand on dit « une pierre blanche », l’ adjectif blanche est
une modification de la substance pierre. Si on prend modification dans ce sens
large, on ne peut pas dire, avec l’ abbé Girard, que l’ adverbe est établi pour
modifier ceux des autres mots qui sont susceptibles de modification.

3. Ce sont sans doute des textes qu’ il a rédigés depuis longtemps déjà. On n’ y trouve pas de
référence à des livres publiés après 1780. Très novateurs au moment de leur rédaction, ce qui
explique la réputation de Morel comme grammairien, ils suscitent encore un succès d’ estime au
moment de leur présentation, même s’ ils paraissent moins neufs. Certains écrits de Morel, qui
avaient circulé en manuscrit, ont été plagiés, par son vieil ami Urbain Domergue, entre autres.

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De l’adverbe de Pierre Morel (1806)

C’ est à propos d’ une affirmation de Régnier-Desmarais que Morel va préciser

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la distinction qu’ il établit entre modifier et qualifier :

Dire, comme l’ abbé Régnier, que l’ adverbe sert à marquer quelque qualité de ce qui
est signifié par un adjectif, un verbe, un participe, c’ est abuser des termes et mettre
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de la confusion dans nos idées. Un adverbe ne qualifie pas. Un verbe, un adjectif,


un participe, n’ étant pas des êtres subsistants ou supposés tels, ne peuvent pas être
qualifiés. Les adjectifs ont la propriété de qualifier les noms ; et les adverbes modi-
fient les attributs, et expriment la circonstance dans laquelle ces attributs ont lieu.
On qualifie un nom par l’ addition d’ un adjectif, un homme fort, mais on ne le
modifie pas par un adverbe : on ne dira pas un homme fortement. On modifie au
contraire par l’ adverbe un attribut exprimé, soit par un verbe concret, soit par un
participe ou un adjectif, comme aimer infiniment, être infiniment aimé, être infini-
ment bon ; mais on ne peut pas qualifier ces attributs et dire : aimer infini, être aimé
infini, être bon infini.

Morel passe en revue les définitions proposées par les grammairiens qui l’ ont
précédé, et les soumet à un rigoureux examen critique. Il commence par une
citation de la Grammaire de Port-Royal : « Ces particules ne sont que pour signi-
fier en un seul mot ce qu’ on ne pourrait exprimer que par une préposition et un
nom. » Morel souscrit au jugement que Duclos portait sur cette définition, mais
en le précisant. Notons en passant que l’ admiration qu’ il exprime souvent à
l’ égard de Duclos ne l’ empêche pas d’ avoir un regard critique sur les propos de
celui qu’ il reconnaît comme son maître :

M. Duclos a fait voir que cette définition est incomplète, en ce que, dit-il, les adver-
bes ne sont point des particules, et que la plupart ne dit pas assez. Tout mot, ajoute-
t-il, qui peut se rendre par une préposition et un nom, est adverbe, et tout adverbe
peut s’ y rappeler. J’ espère faire voir bientôt que, quoique tout adverbe puisse se
rendre par une préposition et un nom, tout mot qui peut se décomposer ainsi n’ est
pas adverbe.

Morel prolonge cette critique de la Grammaire générale et raisonnée, et la trans-


forme en une argumentation en faveur de sa propre théorie :

Outre que la définition de Port-Royal ne comprend pas tout le défini, elle est
encore imparfaite, en ce qu’ elle ne parle pas de la nature de l’ adverbe, de sa desti-
nation, ni de son service dans la phrase, où elle sert à modifier l’ attribut, à en
former un membre circonstanciel.

Après Port-Royal, c’ est Du Marsais, qui donne « l’ étymologie du mot selon


l’ opinion commune des grammairiens, qui veulent que l’ adverbe soit ainsi
nommé à cause du verbe ». Le commentaire de Morel fait penser à celui dont
Beauzée accompagnait l’ article « Adverbe » de Du Marsais dans l’ Encyclopédie
méthodique. Mais, quand il cite Beauzée, il utilise la Grammaire générale et non

149
Morpho-syntaxe et catégories

la Méthodique. On aurait envie d’ en déduire que cette étude sur l’ adverbe a été

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composée avant la publication de l’ Encyclopédie méthodique.
À propos de la relation entre l’ adverbe et le verbe, faisant référence à Beauzée
et à Court de Gébelin, Morel rappelle une théorie du verbe qui venait en fait de
Port-Royal. Le seul vrai verbe est le verbe abstrait, le verbe être. Tous les autres,
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les verbes concrets, peuvent se rendre par le verbe abstrait suivi d’ un participe.
Morel en tire la conséquence que l’ adverbe ne porte jamais sur le verbe réel, le
verbe abstrait, mais seulement sur le participe joint au verbe pour former un
verbe concret :
Aimer, verbe concret, se rend par être aimant. Aimer n’ est réputé verbe que parce
qu’ il contient en lui la valeur du verbe abstrait et du participe. Dans cette phrase :
Alexandre aimait passionnément la gloire, c’ est-à-dire, était aimant passionnément
la gloire, passionnément est un adverbe qui modifie l’ attribut aimant, mais il ne
modifie pas le verbe était. Alexandre n’ était pas passionnément, il était aimant
passionnément. Qu’ est-ce qui était passionnément dans Alexandre ? Ce n’ est pas
l’ existence, c’ est l’ amour de la gloire, attribut de la phrase : c’ est l’ attribut qui est
modifié, non le verbe, soit que cet attribut soit exprimé hors du verbe, comme, il
est extrêmement bon, soit qu’ il soit exprimé par un verbe concret, comme dans il
aime passionnément. Cette observation doit faire sentir combien il est intéressant
dans le verbe concret, de distinguer l’ attribut et le verbe.

Les grammairiens qui n’ ont pas vu que l’ adverbe ne modifiait que l’ attribut
compris dans le verbe concret et qui ont cru qu’ il portait sur le verbe lui-même
lui ont donné cette dénomination inadéquate, à partir de laquelle on a défini
l’ adverbe « mot qui modifie le verbe ».
Morel, qui adopte généralement les vues de Beauzée, approuve aussi ce qu’ il dit
de l’ adverbe. Il cite et commente sa définition : « Les adverbes sont des mots qui
expriment des rapports généraux déterminés par la désignation du terme con-
séquent, avec indétermination du terme antécédent. » Il adhère au principe for-
mulé par Beauzée que l’ adverbe peut se décomposer en une préposition et un
nom. Mais son approbation n’ est pas totale, et il émet certaines réserves :
Ce grammairien n’ a pas donné dans l’ erreur de ceux qui veulent que l’ adverbe
modifie le verbe : mais n’ ayant pas parlé dans sa définition de la propriété qu’ a ce
mot, celle de modifier l’ attribut, il est tombé dans un autre inconvénient, qui est
de ne rien dire de sa nature, ni de l’ emploi qu’ il remplit dans la phrase. De plus sa
définition est plus étendue que le mot défini. Et en effet tout mot qui exprime des
rapports généraux déterminés par la désignation du terme conséquent avec indé-
termination du terme antécédent n’ est pas un adverbe s’ il ne modifie pas un attri-
but et s’ il ne forme pas le membre circonstanciel de la phrase, s’ il ne marque pas
la manière ou la circonstance dans laquelle l’ attribut a lieu.

Les objections que Morel oppose à la définition de l’ adverbe par Beauzée sont
d’ une grande subtilité. Parmi les mots qui expriment des rapports généraux

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De l’adverbe de Pierre Morel (1806)

déterminés par la désignation du terme conséquent avec indétermination du

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terme antécédent, Morel range tous les verbes concrets. Il prend comme exemple
l’ homme pense, c’ est-à-dire l’ homme est pensant, qu’ il compare à agir prudem-
ment ou avec prudence :
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Or pense exprime un rapport au sujet homme, et ce rapport est déterminé par la


désignation du terme conséquent pensant, exprimé dans pense ; et il y a indétermi-
nation de l’ antécédent l’ homme, tout ainsi que dans agir prudemment ou avec
prudence, le terme conséquent prudence se trouve exprimé et déterminé dans pru-
demment, sans expression de l’ antécédent agit.

Quant à l’ autre partie de la définition, la possibilité de décomposer un mot en


une préposition et un nom, Morel montre qu’ elle peut s’ appliquer à d’ autres
mots que des adverbes. Il prend comme exemple la phrase J’ ai rencontré vos
sœurs et je leur ai parlé, et constate que « leur peut se décomposer par un nom
appellatif accompagné d’ un adjectif et par une préposition, à vos sœurs. » Cha-
cune des deux objections ne porte que sur une partie de la définition ; elles ne
sont donc pas convaincantes. Elles donnent à Morel l’ occasion d’ insister sur le
fait que l’ adverbe signifie la manière, ou une circonstance.
Après Beauzée, c’ est à l’ autre gloire de la grammaire que s’ en prend Morel, à
Antoine Court de Gébelin. Et comme les objections qu’ il lui adresse sont beau-
coup plus violentes, il fait précéder sa réfutation d’ un hommage plus appuyé :

Enfin je terminerai l’ examen des définitions que les grammairiens ont données de
l’ adverbe par celle qu’ on lit dans la Grammaire universelle de M. de Gébelin ;
« On les appellera avec raison adverbes, c’ est-à-dire mots faits pour le verbe, pour
l’ accompagner, pour le qualifier. »
Il expose ensuite le développement de cette définition d’ une manière qui paraît ne
rien laisser à désirer. Cependant, malgré la profondeur des connaissances de
l’ auteur, et la célébrité qu’ il s’ est acquise à si juste titre, je prendrai la liberté de
hasarder quelques réflexions. On les trouvera peut-être un peu hardies ; mais je
proteste que je ne les fais point dans la vue de critiquer un savant tel que M. de
Gébelin. J’ avoue que je ne l’ ai pas compris, je cherche à le comprendre. Le doute,
dit-on, est le premier pas vers la vérité, et mes observations ne sont que des doutes
que je propose, et dont je désire être éclairci.

Ce qui s’ intitule « doutes » est en réalité une réfutation systématique de tout ce


que Court de Gébelin a écrit sur l’ adverbe, réfutation fondée sur ses autres écrits.
Pour Court de Gébelin, le seul verbe véritable est le verbe abstrait, être, et ceux
qu’ on appelle verbes concrets ne sont pour lui que des participes elliptiques.
Morel démontre que l’ adverbe ne porte jamais sur le verbe pur, et conclut : « On
ne voit jamais le verbe marcher de compagnie avec un adverbe séparé de l’ attri-
but. On n’ a jamais dit, et l’ on ne pourra jamais dire, cet homme est réellement,
il fut grandement, il est infiniment. »

151
Morpho-syntaxe et catégories

Le bilan de cet examen des grammaires les plus prestigieuses n’ est guère positif ;

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Morel s’ en trouve justifié de présenter sa propre définition de l’ adverbe :

Je crois avoir prouvé que les définitions que j’ ai rapportées ne conviennent pas à
l’ adverbe, en ce que les unes restreignent trop l’ idée qu’ on doit avoir de ce mot, et
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d’ autres en étendent trop la signification ; que quelques-unes ne disent rien de sa


nature, de son service et de sa destination.
Si tant de célèbres grammairiens se sont trompés sur la nature de cette partie du
discours, au point de n’ en avoir pu donner une définition complète ou adéquate,
suivant le langage des logiciens, c’ est-à-dire une définition qui embrasse tout le
défini et ne convienne qu’ à lui, qui comprenne et le genre prochain, et la différence
spécifique, je ne dois pas me flatter d’ avoir mieux approfondi la matière. Cependant,
comme c’ est du choc des opinions que naît la vérité, je vais exposer la mienne.

La définition complète, située exactement au milieu du texte, est ainsi formulée :


« L’ adverbe est un mot elliptique invariable, qui modifie un attribut, et peut
se décomposer par une préposition et un nom abstrait. » À la lecture du com-
mentaire qu’ en fait Morel, on constate que tous les termes de cette définition
sont soigneusement pesés :

Je dis en premier lieu que c’ est un mot, pour empêcher qu’ on ne le confonde avec
d’ autres modificatifs qui s’ expriment en plusieurs mots, tels que depuis peu, dans
peu, à la file, à la hâte, à tort, à travers, etc., qui sont des expressions adverbiales,
et non des adverbes.

Cette manière de distinguer les adverbes et les expressions adverbiales est un


emprunt évident à Beauzée, même si elle apparaît déjà dans Les Vrais Principes
de Girard.

Je dis en second lieu que c’ est un mot invariable ; ce qui est vrai en général, si on
en excepte l’ adverbe tout, signifiant totalement. […]
Troisièmement je dis que l’ adverbe peut se décomposer par une préposition et un
nom abstrait, et ce nom peut être qualifié. Exemples : il a parlé fortement, il est situé
avantageusement, c’ est-à-dire avec force ou d’ une manière forte, il est situé avec
avantage ou d’ une manière avantageuse. Tout ceci ne regarde que la forme du mot.

Ici encore, l’ influence de Beauzée est manifeste. Sur la nature de l’ adverbe, la


position de Morel est plus originale :

Quant à sa nature et sa propriété, je dis qu’ il modifie, et non qu’ il qualifie, l’ attribut
de la phrase ; parce qu’ on ne peut qualifier que des êtres qui ont une substance
physique ou métaphysique ; et qu’ un attribut étant exprimé, ou par un adjectif, ou
par un participe, ou par un verbe concret, qui ne sont ni des êtres ni des substan-
ces, il ne saurait être qualifié ; mais il peut être modifié. On peut dire de quelle
manière et dans quelle circonstance il a lieu. Par exemple : il est aimable, il fut sur-
pris, il aime ; ces attributs, aimable, surpris, aime, ne peuvent pas être qualifiés par

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De l’adverbe de Pierre Morel (1806)

des adjectifs (car on ne qualifie pas avec d’ autres mots). On ne peut pas dire, il est

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aimable infini, il fut surpris extrême, il aime médiocre. Mais on modifiera ces attri-
buts, c’ est-à-dire, on exprimera par des adverbes la manière dont ils ont lieu : on
dira, il est infiniment aimable, il fut extrêmement surpris, il aime médiocrement.
Dans les phrases suivantes, Je dis premièrement, il rit quelquefois, il reviendra tan-
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tôt, les attributs dis, rit, reviendra, sont modifiés par les adverbes premièrement,
quelquefois, tantôt, et le sont par des idées de circonstances et non de manière.

Ce dernier point sera précisé :

Enfin le service de l’ adverbe dans la phrase est de former le complément circons-


tanciel de l’ attribut qu’ il modifie. Tout modificatif remplit la fonction de circons-
tanciel, mais tout circonstanciel n’ est pas adverbe.

L’ abbé Girard parlait déjà de « circonstanciel »4, mais Beauzée est le premier,
semble-t-il, à employer, dans sa Grammaire générale, l’ expression « complément
circonstanciel », qu’ on retrouvera dans le Traité ou examen analytique de la
phrase et de la période, publié par Morel en 1804. Dans ce Traité, Morel adopte
la distinction que l’ abbé Girard établissait entre le circonstanciel et le termina-
tif 5, et c’ est cette distinction qui permet de comprendre pourquoi, dans la suite
de son mémoire, il dénie la qualité d’ adverbes à des mots reconnus habituelle-
ment pour tels, hors, autour, auprès, qui sont des terminatifs et non des circons-
tanciels.
Pierre Morel donne une nouvelle formulation de sa définition, pour déterminer
les critères permettant d’ affirmer si un mot donné est ou non un adverbe :

Il faut donc, pour qu’ un mot soit réputé adverbe, 1° qu’ il soit un ; 2° qu’ il soit
invariable dans sa formation, à l’ exception de tout, qu’ on a fait plier par abus à
marquer le genre et le nombre dans un cas seulement ; 3° qu’ il puisse se décompo-
ser par une préposition et un nom abstrait ; 4° qu’ il modifie un attribut et forme le
membre circonstanciel de la phrase. Tout mot auquel manquerait une de ces
conditions serait tout autre chose qu’ un adverbe.

4. Pierre Morel se situe par rapport à l’ abbé Girard comme son disciple, mais un disciple criti-
que. Réfutant dans son Traité ou examen analytique de la phrase et de la période par leurs membres
ou parties constitutives (Paris, Le Normant, 1804, p. 47) une affirmation maladroite de Girard, il
écrit : « J’ ai cru devoir placer ici cette observation, non dans l’ intention de critiquer l’ abbé Girard,
que je reconnais pour mon maître, et à qui je dois le peu de connaissances que j’ ai acquises en
grammaire ; mais simplement dans la vue d’ empêcher la propagation d’ une erreur que la réputa-
tion de l’ auteur pourrait faire adopter sans examen. »
5. Il n’ est peut-être pas inutile de rappeler les définitions que donne l’ abbé Girard dans Les
Vrais Principes de la langue françoise (Paris, Le Breton, 1747, t. I, p. 97) : « Ce qui doit marquer le
but auquel aboutit l’ attribution, ou celui duquel elle part, présente naturellement un terme. Cette
fonction le fait nommer Terminatif. Ce qu’ on emploie à exposer la manière, le temps, le lieu et
les diverses circonstances dont on assaisonne l’ attribution, gardera le nom de Circonstanciel ;
puisque toutes ces choses y paraissent d’ un air de circonstance. »

153
Morpho-syntaxe et catégories

À partir de cette série de critères, Morel va exclure de la classe des adverbes

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plusieurs mots que Beauzée y rangeait : dont, hors, autour, auprès, en, y. En
revanche, il réintègre parmi les adverbes toujours et jamais, dont Beauzée faisait
des noms. Pour Beauzée, un nom est toujours nom, un adverbe toujours adverbe,
une préposition toujours préposition, etc. Morel constate que cette rigoureuse
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séparation des classes de mots ne correspond pas toujours à la réalité du lan-


gage :
Nous avons plusieurs mots qui figurent dans le discours, tantôt comme noms,
tantôt comme adjectifs, tantôt comme participes, tantôt comme adverbes. Ces
différents emplois qu’ ils remplissent ont occasionné bien des disputes entre les
grammairiens, et en ont rendu la classification fort embarrassante. M. Beauzée a
prétendu que la nature des mots était invariable, que ce qui a été une fois connu
pour nom, adjectif, verbe, etc., ne peut jamais cesser de l’ être. Si ce système est vrai
à quelques égards, il ne l’ est pas à d’ autres, et M. Beauzée lui-même nous en fournit
la preuve. Il est obligé de convenir, dans son article des prépositions, que ces mots
durant, concernant, vu, excepté, hormis, joignant, moyennant, suivant, nonobstant,
etc., qu’ il reconnaît pour des prépositions, sont dérivés des verbes, ou plutôt des
participes ; qu’ ils sont matériellement les mêmes mots et ont la même significa-
tion, soit qu’ on les regarde comme verbes ou participes, soit qu’ on les considère
comme prépositions.

Morel a vu qu’ il y avait là une incohérence dans le système de Beauzée6. Sur ce


point, il se trouve d’ accord avec Court de Gébelin :
Si des mots qui sont participes de leur nature, qui sont matériellement les mêmes,
et qui ont non seulement la même analogie, mais encore la même signification,
peuvent prendre la nature des prépositions lorsqu’ ils en font les fonctions, quelle
raison pourrait s’ opposer à ce que les noms, ou d’ autres mots, puissent être consi-
dérés comme des adverbes lorsqu’ ils participent de la nature de ces derniers, et
qu’ ils en remplissent l’ emploi dans le discours ? M. de Gébelin, qui a creusé bien
aussi avant dans les principes de la langue, n’ y trouve aucune difficulté.

Suit une longue citation de la Grammaire universelle, tome II du Monde primitif,


page 321. Constatant que Beauzée ne mentionne pas bien dans le chapitre de la
Grammaire générale consacré à l’ adverbe, Morel cite ce qu’ en dit l’ abbé Fromant
dans les Réflexions sur les fondements de l’ art de parler, pour servir d’ éclaircisse-
ment et de supplément à la Grammaire générale et raisonnée. Pour Fromant, bien
est toujours adverbe, alors que beaucoup, peu, pas, point, rien, sorte, espèce, tant,
moins, plus sont de véritables noms. Opposant beaucoup d’ esprit à bien de l’ es-
prit, Froment explique l’ absence d’ article dans beaucoup d’ esprit par le fait que
beaucoup est un nom. Morel exprime son désaccord :

6. Beauzée lui-même semble en avoir pris conscience, entre la rédaction de sa Grammaire


générale et sa contribution à l’ Encyclopédie méthodique ; voir Michel Le Guern, Nicolas Beauzée
grammairien philosophe, Paris, Honoré Champion, 2009, pp. 65-66.

154
De l’adverbe de Pierre Morel (1806)

L’ expression ou la suppression de l’ article est une circonstance indifférente à la

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question ; ce qui la décide, c’ est l’ emploi du mot dans la phrase. S’ il modifie un
attribut, s’ il en est le membre circonstanciel, et s’ il peut se rendre par une préposi-
tion et un nom, il doit être regardé comme un véritable adverbe. Dans toute autre
circonstance, il sera une autre partie du discours, quoique ayant la même analogie
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quant à la signification, et quoique matériellement le même. Ainsi, bien, beaucoup,


peu, assez, trop, tant, autant, plus, moins, seront tantôt noms comparatifs, tantôt
adverbes, selon qu’ ils figureront dans la phrase, ou comme circonstanciels, ou
comme sujets, objets, ou termes.

Après avoir rappelé le principe qu’ il partage avec Court de Gébelin, « un prin-
cipe qu’ il ne faut jamais perdre de vue, c’ est que la différence ou l’ identité des
mots ne dépend pas de leur forme, mais de leur signification », Morel revient
sur la question de la différence entre bien et beaucoup :

On demandera peut-être d’ où vient la différence entre bien et beaucoup, qui sont


l’ un et l’ autre, tantôt noms, tantôt adverbes. Pourquoi ne sont-ils pas soumis à la
même règle ? Pourquoi met-on l’ article devant le nom qui fait, soit le complément
de bien, soit celui du verbe ou attribut, et qu’ on ne le met jamais devant le nom qui
suit beaucoup, soit que ce nom soit le complément de beaucoup, ou qu’ il soit com-
plément de l’ attribut ? Il faut croire que cet usage s’ est introduit dans la conversa-
tion avant qu’ on se fût occupé de soumettre le langage à des lois fixes, et que sa
longue possession fait un titre qu’ il faut respecter.

Dans les dernières lignes de son mémoire, Morel examine le cas d’ un adverbe
modifié par un autre adverbe :

Dans les exemples que j’ ai cités au commencement de cette dissertation, on lit cette
phrase : il agit très prudemment. On pourrait me dire qu’ on voit bien que l’ adverbe
prudemment modifie l’ attribut agit ; mais qu’ on ne voit pas quel est l’ attribut que
modifie très, qui est pareillement un adverbe. Il ne modifie pas agit. On dit bien
agir prudemment, mais on ne dira pas agir très, sans addition : l’ adverbe très modi-
fie donc l’ adverbe prudemment, qui est lui-même un modificatif.
La réponse à cette objection est aisée. On a vu que tout adverbe contient en soi la
valeur d’ une préposition et d’ un nom accompagné d’ un adjectif. Prudemment se
décompose par d’ une manière prudente. Or prudente est l’ attribut de une manière ;
et cet attribut peut être modifié par un adverbe. Dans cette phrase ainsi décom-
posée, il agit d’ une manière très prudente, ou qui est très prudente, d’ une manière
prudente modifie agit et très modifie l’ attribut prudente. On peut analyser ainsi
toutes les phrases où il se trouve un adverbe modifié par un autre adverbe, et cette
analyse servira de réponse à toutes les objections semblables qu’ on pourrait faire.

On peut se demander pourquoi le mémoire de Pierre Morel sur l’ adverbe est


resté inédit. Certes, Morel a très peu publié, alors que sa production est relati-
vement abondante, à en juger par les manuscrits conservés à l’ Académie des
sciences, belles-lettres et arts de Lyon. À part quelques contributions au Journal

155
Morpho-syntaxe et catégories

de la langue française soit exacte, soit ornée d’ Urbain Domergue, on n’ a conservé

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de lui qu’ un volume publié : Essai sur les voix de la langue françoise, ou Recher-
ches sur l’ accent prosodique des voyelles ; suivi d’ un Traité ou examen analytique
de la phrase et de la période, par leurs membres ou parties constitutives ; terminé
par un Traité de la concordance du participe prétérit, ou distinction entre le par-
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ticipe prétérit et le supin, Seconde édition7, revue, corrigée et augmentée, par


P. Morel, associé de l’ Institut National, et membre de l’ Académie de Lyon, Paris,
Le Normant, an XIII (1804).
Chargé par l’ Académie de Lyon du rapport sur la dissertation de Pierre Morel8,
Jean-Louis Piestre 9 en fait un éloge sans la moindre réserve, si ce n’ est qu’ il
regrette que les idées de Condillac sur l’ adverbe n’ y aient pas été rappelées. En
conclusion, Piestre rapproche les positions de Morel de celles que l’ abbé Sicard
exposait dans ses Éléments de grammaire générale appliqués à la langue fran-
çaise, publiés en 1799 :

Au surplus, nous pouvons annoncer que le vœu formé par notre collègue, au sujet
de l’ adverbe, se trouve tout à fait accompli. Un auteur qui remplit d’ une manière
distinguée la place où l’ abbé de L’ Épée avait précédemment déployé tant d’ habileté
mais surtout tant de vertus douces et aimantes, M. Sicard vient de nous donner
une grammaire française raisonnée, dans laquelle on trouve, à l’ article adverbe, ces
phrases remarquables :
« L’ adverbe est donc un mot elliptique… »
« L’ adverbe remplace la préposition et son complément. »
« La préposition et son complément ne peuvent pas être toujours remplacés par
l’ adverbe… »
« Partout où il y a un verbe, autre que le verbe être, il y a toujours une qualité pro-
pre à être modifiée ; et voilà pourquoi un adverbe suppose un verbe dans une
phrase. »
« Jamais il n’ y a d’ adverbe là où il n’ y a pas d’ affirmation, parce qu’ on ne doit
modifier que ce qui est lié à un sujet avec lequel la modification convient plus ou
moins. »
« Nous dirons donc que l’ adverbe ne modifie pas le verbe proprement dit, mais la
qualité unie au verbe, … exprimée par des adjectifs, ou par des participes, ou par
des qualificatifs… Sa dénomination, donc, aurait dû lui venir de la place nécessaire
qu’ il occupe auprès de ces mots considérés seulement comme adjectifs. »
Il nous paraît clair que Messieurs Sicard et Morel pensent ici absolument l’ un
comme l’ autre ; cette conformité d’ opinion ne peut être qu’ honorable pour tous les
deux, et très avantageuse à la science. Quant à nous, félicitons-nous qu’ elle ne nous

7. L’ indication « Seconde édition » ne concerne sans doute que le troisième des opuscules, dont
une première édition avait paru à Genève en 1777 sous le titre Traité de la concordance du parti-
cipe prétérit avec le participe présent et le supin.
8. Bibliothèque de l’ Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon, Ms 153, folios 72 à 75.
9. Jean-Louis Piestre, membre de l’ Académie de Lyon dès 1800, était chef de bureau à la préfec-
ture du Rhône ; il sera révoqué sous la Restauration et quittera Lyon en 1816. Il meurt en 1869.

156
De l’adverbe de Pierre Morel (1806)

ait point privés d’ une dissertation où M. Morel a donné de nouvelles preuves de

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son érudition grammaticale.

Morel n’ avait sans doute pas lu Sicard avant d’ écrire son petit traité De l’ adverbe,
et c’ est en écoutant Piestre qu’ il a pu penser que ses vues sur l’ adverbe n’ étaient
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plus tout à fait inédites. Alors, à quoi bon les publier ?


En réalité, malgré les ressemblances soulignées par Piestre, il n’ y a pas coïnci-
dence entre la théorie de Morel et celle de Sicard. Sicard, suivant en cela Beauzée,
considère que y et en sont des adverbes, ce que conteste Morel :
En et y, que quelques grammairiens mettent au rang des adverbes, et d’ autres au
rang des pronoms, sont des noms elliptiques, qui désignent, l’ un le terme de
départ, l’ autre celui de station ou de tendance… Ce sont des compléments termi-
natifs, et non des circonstanciels de la phrase.

Et ce n’ est pas Morel qui a copié Sicard. L’ abbé Sicard est lié à Urbain Domergue.
Domergue, qui connaissait Pierre Morel avant 1784, et qui avait eu certainement
communication de ses travaux inédits, aurait pu informer Sicard de la théorie
de Morel, sans dire qui en était l’ auteur. Aux vues de Morel, Domergue ajoute
la suggestion de remplacer adverbe par surattributif, comme Sicard lui-même
nous l’ apprend :
Ce n’ est donc pas mal à propos que Domergue a changé la dénomination de
l’ adverbe, pour lui en donner une plus raisonnable, plus précise, plus juste et plus
conforme à la fonction qu’ il remplit dans la phrase. […] Et de même qu’ au lieu de
donner le nom d’ adjectif au mot qui modifie le substantif, on pouvait l’ appeler
sursubstantif, Domergue a appelé l’ adverbe surattributif.

Morel, méfiant à l’ égard des innovations abusives, ne va pas jusque-là. Et, pour-
tant, appeler l’ adverbe surattributif, c’ est d’ une certaine manière lui donner
raison.
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LES BEAUTÉS DE L’ ÉNUMÉRATION

Claire Blanche-Benveniste
Université de Provence

1 Deux types d’ énumérations


Faut-il distinguer radicalement les énumérations de termes qui sont de l’ ordre
de la coordination (1-2) et celles qui seraient de l’ ordre du changement de dési-
gnation opéré par un locuteur (3-4) ?1
(1) moi j’ avais ma mère/ mon père/ ma grand-mère/ ma marraine/ quatre gen-
darmes sur le dos (oral)
(2) Le temps seul a lentement rongé les peintures, les bois, le fer. (écrit,
Simon 69)
(3) sans avoir un adulte euh qui les couve/ qui les/ un adulte responsable d’ eux
(oral)
(4) […] ce n’ est pas un corps céleste mais un trou au zénith du ciel, un enton-
noir, une pyramide à l’ envers, l’ orifice d’ un puits inversé, la projection d’ un
cône noir […]. (écrit, Cendrars 209)

Pour qui n’ a pas affronté d’ exemples plus délicats, la réponse paraît tomber sous
le sens ; l’ effet de coordination représente des référents distincts qui s’ ajoutent
les uns aux autres, par exemple quatre personnages bien distincts en (1), mère,
père, grand-mère, marraine et trois matériaux faciles à distinguer en (2), les
peintures, le bois et le fer. À l’ inverse, il n’ y a en (3) et en (4) qu’ un seul référent
visé par plusieurs désignations, deux désignations pour un seul et même adulte

1. Pour ne pas faire un sort particulier à la langue parlée, les exemples seront choisis aussi bien
dans des productions orales (CORPAIX) que dans des écrits de littérature du xxe siècle.

161
Les unités en débat

dans l’ exemple (3), un adulte qui les couve, un adulte responsable, et cinq pour

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un seul phénomène de lumière dans l’ exemple (4) un trou, un entonnoir, une
pyramide, l’ orifice, la projection d’ un cône. Cette différence entre référence mul-
tiple et unique a été utilisée par de nombreux grammairiens s’ inspirant de la
logique (Guimier 2000).
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Cependant, en particulier dans les énumérations sans connecteur, classées


comme parataxes, juxtapositions, coordination implicite (Grevisse-Goosse 1986 :
p. 384) ou asyndètes dans la tradition anglo-saxonne (asyndetic coordination,
Huddelston and Pullum 2002 : 1276), la réponse peut se révéler plus difficile2.
Certes, même sans connecteur, des indices d’ ordre divers peuvent guider
l’ interprétation, récapitulation par quatre gendarmes en (1), qui oriente vers une
énumération additive, effets d’ hésitation en (3), euh qui les…, qui aiguillent
plutôt vers le changement de désignation. L’ orthographe des textes écrits fournit
des indications spécifiques : pluriel porté par le verbe venaient, en (5), qui oriente
l’ interprétation de mon assurance, mon courage, ma force, vers l’ effet d’ addition,
alors qu’ en (6) le verbe me convenait, au singulier, oriente du côté d’ une liste de
désignations, la sauvagerie, le sertão brésilien, brousse et bled, appliquée à un
même élément :

(5) D’ où me venaient mon assurance, mon courage, ma force ? (écrit, Cen-


drars 303)
(6) La sauvagerie, le sertão brésilien, brousse et bled, me convenait. (écrit, Cen-
drars 197)

Des parenthèses en (7-8), suggèrent un changement de désignation :

(7) […] par concession hargneuse au désir (à la superstition) de quelque fian-


cée. (écrit, Simon 40)
(8) […] une jeune fille (ou une très jeune femme) vêtue de rose sort de la station
Stadtmitte (Centre-Ville) à Berlin. (écrit, Simon 162).

Mais ces indices ne sont pas systématiques.


Selon qu’ il s’ agit du premier ou du deuxième type d’ énumération, les démar-
ches énonciatives sont distinctes. Le premier type représente une série d’ opéra-
tions intégrées depuis très longtemps dans la description grammaticale de base,
addition, exclusion, alternative (dont on peut vérifier les valeurs de vérité, cf.
Huddleston and Pullum 2002 : 1295), alors que le second, moins intégré dans la
tradition, serait l’ exemple d’ une conduite pragmatique rudimentaire qui n’ aurait
rien de particulièrement grammatical :

2. On verra que la présence de connecteurs classés conventionnellement comme conjonctions


de coordination n’ est pas toujours absolument éclairante.

162
Les beautés de l’énumération

[…] le fait de s’ y prendre à plusieurs reprises pour exécuter une opération ou le fait

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de l’ abandonner avant terme au profit d’ une autre plus efficace sont des virtualités
ordinaires inhérentes à l’ agir humain. (Berrendonner, à par., chap. 14 : 299)

Lorsque les exemples du deuxième type proviennent de productions orales, il


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est tentant d’ y voir des « disfluences » propres à la langue parlée (Fox, Hayashi
et Jasperson 1996), qu’ on aurait intérêt à ne surtout pas rapprocher des coordi-
nations et qu’ il faudrait même écarter de l’ analyse grammaticale en tant que
telle. Ces disfluences gênent en effet le déroulement linéaire des énoncés, en
interrompant ce qui est parfois désigné comme la « connexité rectionnelle ».
Mais il est bien difficile de cantonner ces phénomènes aux productions orales :
ils se retrouvent dans toute une partie de la prose du xxe siècle, chez Blaise
Cendrars, Georges Perec ou Claude Simon par exemple (sans compter les poè-
tes) fascinés par ces phénomènes de multiples désignations. S’ agit-il de deux
domaines de descriptions différents, grammaire des coordinations d’ une part et
traces de comportements cognitifs particuliers d’ autre part ? Peut-on au contraire
intégrer les deux types dans un même domaine de description, en subordon-
nant les attitudes énonciatives à une syntaxe qui les englobe ? La question est
tout à fait passionnante.
On comprend qu’ Alain Berrendonner ait choisi de différencier les conduites
pragmatiques mises en œuvre. Je serais tentée, pour ma part, d’ insister sur la
similarité des formes syntaxiques qu’ utilisent ces deux types. C’ est un exemple
des débats que nous menons ensemble depuis déjà longtemps.

2 Faits d’ interprétation
La confrontation entre coordination et désignation a intéressé quelques obser-
vateurs, souvent hors du champ de la description strictement linguistique.
Des psycholinguistes comme W. Levelt (1983) avaient remarqué, au cours de
leurs protocoles expérimentaux, que les corrections apportées par un locuteur
aux propos qu’ il vient de tenir ont la même forme que les coordinations. La
simple considération de la forme ne permet pas, par exemple, de décider si dans
les exemples (9) et (10) fournis par Levelt, il s’ agit d’ une correction ou d’ une
addition :
(9) To the right is a green, a blue node
(10) To the right is a green node [and] a blue node

W. Levelt en tirait argument pour mettre en garde contre des interprétations


trop hâtives, dans un sens ou dans l’ autre.
En 2009, dans un ouvrage intitulé Vertigine della lista « Vertige de la liste »,
Umberto Eco célèbre des phénomènes semblables et tout aussi difficiles à inter-

163
Les unités en débat

préter, révélés dans la peinture et dans la littérature3 : « Entassement volontaire

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ou hasardeux d’ ensembles homogènes ».
Toutes ces listes, remarque-t-il, peuvent donner le vertige aux logiciens : gran-
des listes de Dante Alighieri, de Rabelais, de Jorge Luis Borges, immenses énu-
mérations chez Italo Calvino, Blaise Cendrars, James Joyce ou Georges Perec.
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U. Eco distingue les listes ouvertes ou fermées et les listes de « quantité indici-
ble » : combien de guerriers face à face devant Troie ? Combien d’ anges dans le
ciel ? Et combien de noms donnés au diable ? Il mentionne un type particuliè-
rement productif, celui de la liste de propriétés se rapportant à un même objet,
quand on est dans l’ incapacité de fournir une définition qui serait fondée sur
l’ essence (souvent dans des situations d’ indicible) et qu’ on ne peut fournir une
définition qu’ en énumérant des propriétés (Eco, 2009 : 49) :

Quand on ne connaît pas les limites de ce qu’ on veut représenter, quand on ne peut
pas faire le décompte des choses dont on parle […] ou encore quand, ne pouvant
pas fournir une définition « par essence », on est obligé d’ en énumérer les pro-
priétés4.

Pour couvrir tous ces phénomènes, qui font partie d’ une sorte de « poétique de
l’ et caetera », U. Eco hésite entre plusieurs termes et choisit finalement celui de
lista 5 :

ho proposto como tema l’ elenco, ovvero la lista (e come vedremo si potrà anche
parlare di catalogo o di enumerazione).

Le terme englobe dans un grand ensemble les deux types d’ énumérations, addi-
tives et à multiples désignations.
Les grammaires, qui ont peu souvent mentionné le deuxième type, le signalent
à propos de la conjonction ou, intervenant aussi bien dans les coordinations
(11) que dans des processus de désignation (12) :

(11) il veut être avocat ou médecin (Grevisse)


(12) La girolle ou chanterelle est un champignon comestible (Grevisse)

3. Après en avoir fait le thème d’ une exposition à Paris (Le Louvre, 7 novembre 2009 – 8 février
2010).
4. « quando di ciò che si vuole rappresentare non si conoscono i confini, quando non si sa quante
siano le cose di cui si parla […] o quando ancora di qualcosa non si riesce a dare una definizione
per essenza e quindi, per parlarne, per renderlo comprensibile, in qualche modo perceptibile, se
ne elencano le proprietà » (Eco, 2009 : 15).
5. Nous utilisons depuis longtemps le terme de liste pour rendre compte de différents phéno-
mènes de coordination et de désignation attestés en français parlé (Blanche-Benveniste et Jean-
jean, 1987).

164
Les beautés de l’énumération

Les désignations multiples (coordinations identifiantes selon Riegel et al. 1994 :

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622-3), seraient généralement signalées par l’ absence de déterminant sur le
deuxième terme :
(13) la coccinelle ou bête à bon Dieu
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(14) la sémantique lexicale ou étude du sens des mots

Mais, même avec ce ou bien catalogué, on peut hésiter à trancher en (15) entre
un seul référent (des objets qu’ on désigne comme coupelles ou comme soucoupes)
ou deux référents (deux sortes d’ objets, les uns coupelles, les autres soucoupes) :
(15) […] et quand toutes ces coupelles ou soucoupes étaient pleines, je les vidais
l’ une après l’ autre. (écrit, Cendrars 269)

Une spécification comme ou peut-être, ou plutôt oriente fortement – mais pas


impérativement – vers l’ interprétation par un seul référent, dont la désignation
est problématique :
(16) replacer l’ histoire ou plutôt l’ événement dans l’ histoire globale (oral)

Une autre spécification prend la forme de ou autrement dit, souvent utilisée pour
signaler le passage entre une désignation technique et une autre plus courante :
(17) on enlève toute la partie grasse pour faire du savon et après la partie acide
– qu’ on appelait stéarique – autrement dit sérine – pour que ce soit assez
dur (oral)
(18) alors la pibale autrement dit la civelle - - se pêche en hiver – c’ est tout petit
c’ est de la petite anguille (oral)

Dans certaines productions écrites, on voit clairement que la dernière désigna-


tion n’ est pas faite pour effacer la précédente mais pour s’ y ajouter. En (19), ce
dont il est question est désigné successivement par le terme les sommets, sans
doute le plus banal, venant le premier à l’ esprit, et par les trois termes qui ser-
vent ensuite de gloses, introduites par ou plutôt, l’ entassement, l’ infinie succes-
sion de crêtes, l’ espèce de tempête solidifiée :
(19) […] aucun nom ne désignait les sommets ou plutôt l’ entassement, l’ infinie
succession de crêtes, l’ espèce de tempête solidifiée […]. (écrit, Simon 66)

Une notion importante se fait jour dans ces gloses : il est impossible de décider
par quel terme, bien adapté et déjà prêt à l’ avance, on devrait désigner le réfé-
rent dont il est question, plusieurs désignations étant également licites :
(20) Ici et là apparaissent des étangs (ou peut-être des lacs : comment savoir de si
haut ?) (écrit, Simon 52)

165
Les unités en débat

Une certaine indétermination semble parfois préférable (quelque chose comme

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un N), en (21), ou carrément une interrogation comme en (22) :

(21) Quelque chose comme un phoque nageait dans l’ eau gris verte. (écrit,
Simon 309)
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(22) […] une unique et formidable rumeur vaguement inquiétante, déchirée de


loin en loin par le sporadique hululement de sirènes (police, ambulances,
pompiers ?). (écrit, Simon 225)

Rares sont les descriptions qui ont intégré ces phénomènes en termes d’ analyse
syntaxique. Mortureux (1993) fait exception lorsqu’ elle note que l’ interpréta-
tion des énumérations repose sur la connaissance des référents, qui est souvent
une affaire de connaissance du monde. Citant un exemple du scientifique
H. Reeves,

(23) Grâce à cet écart de température, à ce déséquilibre thermique

elle apporte le commentaire suivant :

La simple juxtaposition peut s’ avérer particulièrement délicate à interpréter puis-


que la perception du métalangage va de pair avec la connaissance d’ une coréfé-
rence entre les deux séquences juxtaposées ; or cette coréférence est elle-même liée
à la connaissance du domaine (extra-linguistique) de référence, connaissance en
principe incomplète, inachevée […].

Le même commentaire s’ appliquerait à l’ exemple oral suivant, pour lequel il


faut savoir si Démocrite fait partie ou non des atomistes :

(24) ils citent aussi Démocrite etc. bon – les atomistes - - mais pas Saint-Thomas
ni Aristote (oral)

Gerdes et Kahane (2009) utilisent le terme d’ entassement pour rendre compte


des exemples où l’ interprétation peut légitimement hésiter entre coordination
et désignation multiple : « dû à une disfluence […], une reformulation ou bien
une simple coordination ». Ils relèvent des exemples attestés pour lesquels le choix
d’ une interprétation est délicat. Dans l’ un de ces entassements, ils notent par
exemple que, malgré la présence d’ un et sur le dernier terme, on peut comprendre
en (25) que les lois sociales ont ou non des référents distincts de ce que désigne
le droit de grève :

(25) Les lois sociales le droit de grève et tout ça ça s’ est fait ça s’ est fait sur des
dizaines et des dizaines d’ années (oral, S. Kahane, Rhapsodie à par.).

La grammaire de l’ anglais de Huddelston et Pullum (2002) comporte un chapi-


tre 15, dont le titre, Coordination and supplementation, couvre à la fois les faits
de coordination et les faits de multiples désignations. Une des manifestations de

166
Les beautés de l’énumération

la supplementation est la figure d’ apposition6, qui s’ interprète comme ayant tou-

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jours le même référent que son support, Bizet’ s most popular opera et Carmen :
(26) Bizet’ s most popular opera, Carmen, was first produced in 1875

Les auteurs signalent que les deux ont parfois les mêmes formes apparentes, mais
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ils estiment qu’ on peut – et qu’ on doit – toujours trancher en faveur de l’ une
des deux interprétations. Les formes de supplementation, moins souvent étudiées
que les coordinations, donnent sans doute une impression de liens syntaxiques
plus lâches avec le reste de la construction. Elles occupent une place considéra-
ble dans les exemples attestés, tant dans l’ écrit que dans l’ oral, aussi bien en
anglais qu’ en français.

3 Formes syntaxiques
Les formes syntaxiques qui entrent ici en jeu ne peuvent pas se définir seule-
ment par des marques. Certains phénomènes couverts par le terme de « coordi-
nation » sont signalés par des marqueurs, et, et tout, ni, ou, mais toutes les
opérations additives ne sont pas marquées par et. Voici deux exemples oraux de
coordination dont l’ un comporte une marque et et l’ autre non :
(27) j’ adore ça les bêtes - - en plus de ça j’ aime vraiment les grosses parce que
j’ aime les baleines et les éléphants (oral)
(28) alors on met deux noix deux amandes deux figues deux dattes voilà (oral)

Comme il ne suffit pas de miser sur la présence explicite d’ une « conjonction »,


la plupart des grammairiens étendent la notion de coordination à la juxtaposi-
tion, dite aussi « coordination implicite » (Riegel et al., 1994). La Grammaire de
Cambridge remarque astucieusement qu’ il y a généralement un connecteur,
sauf quand il n’ y en a pas :
Although the construction is usually marked by a coordinator, it does not have to.
(Huddelston et Pullum, 2002 : 1276)

Selon tous les ouvrages qui en traitent, l’ opération de coordination (ou de jux-
taposition) se fait entre termes qui occupent la « même fonction » avec un « statut
syntaxique équivalent ». La fonction identique, comme la similitude de statut
syntaxique, doit se calculer par rapport à un élément responsable de cette fonc-
tion. Dans une description fondée sur les phénomènes de rection, c’ est ce qui
occupe la même place de rection par rapport à un terme recteur7. Dans la pers-

6. Il s’ agit d’ un type particulier de ce qu’ on peut appeler « apposition ». On entend souvent par
ce terme bien d’ autres phénomènes encore.
7. Il ne s’ agit pas ici de traiter du type il [a ouvert et fermé] la porte, avec non-répétition du
sujet, ce qui est d’ un autre domaine d’ analyse.

167
Les unités en débat

pective de l’ approche pronominale8, c’ est un ensemble de réalisations lexicales

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possibles pour un même élément régi, ces réalisations formant un paradigme.
Ce sont des éléments qui ont une relation d’ équivalence telle qu’ on pourrait
les représenter par une même pro-forme (Bilger 1997). En (29), on pourrait
reconstruire je lui apprenais à lire / je lui apprenais ça ; je lui apprenais à lire à
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écrire / je lui apprenais ça ça. En (30), ses bandes racolées parmi ceux-là, ceux-là,
ceux-là :
(29) je lui apprenais à lire à écrire (oral)
(30) […] avec ses bandes racolées parmi les bergers, les chasseurs, les mineurs,
les coureurs de bois qui sont tous un peu hors-la-loi. (écrit, Cendrars)

Dans l’ ordre syntaxique, la notion de paradigme ne s’ applique strictement que


lorsqu’ une liste d’ éléments est construite par le même constructeur. Représen-
tant le paradigme par l’ expression quelque chose, D. Willems (1995 : 140) citait :
« Boire quelque chose ; paradigme des boissons, mettre quelque chose : para-
digme des vêtements ».
En (31), les termes un scandale, une fissure, un danger sont à considérer tous
trois comme des compléments possibles de qu’ il y ait :
(31) Il faut qu’ il y ait derrière l’ événement, un scandale, une fissure, un danger
[…]. (écrit, Perec)

Si on interprète cette liste comme une coordination, ce sont trois types de réfé-
rents distincts, un scandale, une fissure, un danger. Si on interprète la liste
comme une liste de désignations fournies pour un même phénomène, ce sont
trois façons de nommer un même référent. Le contexte ne fournit pas d’ indice
décisif en faveur d’ un choix plutôt que de l’ autre. Dans les deux cas, il s’ agit
d’ une même forme syntaxique, représentant une portion du paradigme possi-
ble des compléments de qu’ il y ait.
Ces paradigmes produisent donc des effets différents, entre lesquels il n’ est pas
toujours facile de distinguer s’ il s’ agit d’ énumérations additives ou de multiples
désignations. Dans l’ exemple (32), il paraît naturel d’ interpréter la liste des deux
termes son oncle, l’ officier de cavalerie à la retraite, comme une « apposition
identifiante » : son oncle, [celui qui était] l’ officier de cavalerie à la retraite :
(32) Au parloir, il trouve son oncle, l’ officier de cavalerie à la retraite. (écrit,
Simon 226)

Mais pour qu’ un effet d’ addition soit possible, il suffirait d’ ajouter un troisième
terme, le jeune curé, par exemple, qui se situerait dans le même domaine séman-
tique des personnages susceptibles de rendre une visite au pensionnaire, sans

8. Blanche-Benveniste et al. (1990).

168
Les beautés de l’énumération

qu’ on soit tenté d’ en faire une caractéristique identifiante de l’ officier de cava-

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lerie :
(32’ ) Au parloir, il trouve son oncle, l’ officier de cavalerie à la retraite, le jeune
curé
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L’ effet de désignation multiple est évidemment d’ autant plus facile que les syn-
tagmes nominaux de la liste semblent pouvoir s’ appliquer à un même référent.
Dans l’ exemple (33) L’ or, titre de roman, semble pouvoir s’ appliquer au même
objet que trois autres termes, un livre, un manuscrit quasi abandonné et une
histoire merveilleuse :
(33) C’ est au retour de ce premier voyage dans la province de São Paulo que j’ ai
publié L’ Or chez Grasset, un livre auquel je pensais depuis plus de dix ans,
un manuscrit quasi abandonné et auquel je ne travaillais que par intermit-
tence, une histoire merveilleuse que je me mis tout à coup à élaguer. (écrit,
Cendrars 286)

En revanche, en (34) il est peu probable que le ciel, les nuages, les prés, les haies
soient des désignations multiples d’ un même objet :
(34) Jamais je n’ avais tant désiré vivre, jamais je n’ avais regardé avec autant d’ avi-
dité, d’ émerveillement, le ciel, les nuages, les prés, les haies. (écrit, Simon 303)

Ce n’ est pas la forme syntaxique d’ énumération, ni le « statut syntaxique équi-


valent » des termes énumérés qui en décident, mais bien la plus ou moins bonne
vraisemblance d’ interprétation.

4 Conclusion
Les exemples pris chez les écrivains contemporains ont servi d’ appui aux exem-
ples relevés dans les productions orales. Ces écrivains exploitent des procédés
qu’ on aurait tendance à attribuer exclusivement à la langue parlée, comme en (35)
l’ aveu d’ une difficulté à trouver un terme qui correspondrait à un texte […] à
signer :
(35) On ne m’ avait jamais dit qu’ il y aurait un texte ou je ne sais quoi comment
appelez-vous ça à signer. (écrit, Simon 102)

Les productions orales en fournissent beaucoup d’ exemples, une sorte de com-


ment dire, un mot pour :
(36) c’ est une sorte de comment dire pas peut-être une insulte mais un mot pour
désigner quelqu’ un (oral)

169
Les unités en débat

Les écrivains assument pleinement ces opérations de désignations multiples. Ce

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n’ est pas qu’ ils copient la langue parlée. Ils s’ intéressent aux phénomènes de
désignation en général et particulièrement aux désignations problématiques,
mais il est rare qu’ ils utilisent en même temps les marques d’ hésitation ou les
amorces de mots qu’ on voit dans les productions orales.
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Pour les productions orales, A. Berrendonner préfère choisir une analyse qui
s’ appuie sur des stratégies de communication :

Il s’ agit du rapport entre deux énonciations dont la seconde est présentée comme
une remplaçante de la première (en tout ou en partie), c’ est-à-dire comme
une autre tentative pour accomplir le même pas communicatif. (Berrendonner
2004 : 255)

Une telle approche peut-elle s’ appliquer aux exemples écrits que j’ ai cités ? Il
faudrait pouvoir en discuter longuement. Il serait utile de faire intervenir cer-
taines conceptions « constructivistes de la référence » dont parlent Apothéloz et
Béguelin (1995) ou encore la notion de « construction textuelle du référent »
(Willems 1998). En tout cas, les listes accumulées par les écrivains nous mon-
trent que, loin de masquer les difficultés de désignation, ils les déclarent ouver-
tement comme telles. Il ne paraît pas possible de lire ces listes en les élaguant
pour n’ en retenir que le dernier terme : tout est à retenir et l’ ensemble de la liste
doit être cumulé, surtout quand il s’ agit, comme l’ explique Perec, de parler de
l’ informe, à la limite du dicible :

(37) Ce qui pour moi se trouve ici


Ce ne sont en rien des repères, des racines ou des traces
Mais le contraire : quelque chose d’ informe, à la limite du dicible
Quelque chose que je peux nommer clôture, ou scission, ou coupure […].
(écrit, Perec)

Il me semble qu’ on ne peut pas rendre compte de ces phénomènes par une
analyse qui consisterait à voir comment l’ auteur cherche à améliorer la commu-
nication avec autrui. Il s’ agit d’ une autre dimension que celle de la stricte com-
munication.

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Apothéloz, D. & Béguelin, M.-J. (1995), « Construction de la référence et stra-
tégies de désignation », TRANEL 23, 227-271.
Berrendonner, A. (2004), « Grammaire de l’ écrit VS grammaire de l’ oral : le jeu
des composantes micro- et macro-syntaxiques », Interactions orales en con-

170
Les beautés de l’énumération

texte didactique, Rabatel A. (éd.), Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 249-

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264.
Berrendonner, A. & Le groupe de Fribourg, Grammaire de la période, À paraître.
Bilger, M. (1997), « Pour une nouvelle approche des phénomènes de coordina-
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tion », Actes du XIXe Congrès International de Linguistique et Philologie roma-


nes, Santiago de Compostela, Lorenzo L.R. (éd.), A Coruña, 925-932.
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Les unités en débat

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Exemples écrits
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LES CONSTITUANTS
À AUTONOMIE ÉNONCIATIVE :
GRAMMAIRE ET/OU DISCOURS ?

Jeanne-Marie Debaisieux
Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle

1 Introduction
L’ analyse des corpus oraux fait apparaître de nombreux faits de non-congruence
entre prosodie et structure syntaxique. On relève ainsi des segments tels que celui
en gras dans l’ exemple (1), qui sont précédés d’ une frontière prosodique forte
(marquée par le signe //) les séparant de la construction dont ils semblent dépen-
dre, comme le laisse penser la présence de la préposition sous :
(1) alors regardons ce qui se passe à l’ intérieur de la fleur // sous cet énorme
pétale / qu’ on appelle le label (coralrom)

Reprenant la terminologie de la tradition grammaticale, Bally (1950) parle


d’ épexégèse pour décrire ce phénomène « [d’ ]adjonction d’ un monorème à
valeur prépositionnelle destiné à compléter, à expliquer après coup la première
énonciation. » L’ énoncé et le commentaire proposés montrent que, pour Bally,
l’ épexégèse relève des phrases coordonnées, c’ est-à-dire, de « phrases gramma-
ticalement indépendantes les unes des autres » (ibid., 57) : Venez chez moi demain,
à 5 heures : « On remarquera la pause interne et l’ autonomie relative dans les
deux parties de l’ énoncé ».
Le terme d’ épexégèse est repris par Martins-Baltar dans une étude de 1977.
L’ auteur y oppose structure liée, thème postposé et structure en épexégèse en

173
Les unités en débat

termes intonatifs. Aucune précision n’ est donnée quant au statut syntaxique du

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segment énoncé de façon autonome. L’ épexégèse (E) est définie comme une
« information ajoutée après coup à un énoncé auquel elle aurait pu s’ intégrer
syntaxiquement ».
L’ objectif de cet article est d’ interroger le statut syntaxique de ces structures
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dites en épexégèse afin de déterminer si leur autonomie énonciative implique une


autonomie syntaxique ou si elle peut recouvrir divers types de dépendances.
L’ analyse, qui s’ appuie sur des énoncés extraits de corpus oraux1, traitera des
constructions verbales finies introduites par des conjonctions et les constructions
nominales introduites ou non par des prépositions. En voici deux exemples :
(2) ce sont les oiseaux / qui passent // euh sur la maison / qui déposent leurs
brindilles dans la cheminée // (coralrom)
(3) L1 : oh mais souvent ils finissent par chanter ou comme ça oui
L2 : hum hum quand ils ont bu un petit coup (tcof)

L’ autonomie énonciative des segments en gras est marquée dans (2) par une
frontière prosodique terminale, signalée par le signe //. Dans (3), la construc-
tion est énoncée par un autre locuteur. Le cadre d’ analyse est celui de l’ Approche
Pronominale (Blanche-Benveniste et al. 1984) étendue à la composante macro-
syntaxique (Blanche-Benveniste et al. 1990, Deulofeu 1999). Conformément à
cette approche et compte tenu de l’ articulation modulaire des composantes
micro- et macro-syntaxique, nous postulerons la possibilité pour une relation
de rection de franchir les frontières d’ une énonciation et poserons l’ axiome
qu’ une construction peut être énoncée en plusieurs segments y compris par des
locuteurs différents2, autrement dit qu’ une frontière macro-syntaxique peut
découper une séquence micro-syntaxique. Nous montrerons que les structures
illustrées de 1 à 3 peuvent relever de deux analyses distinctes et que les construc-
tions dites en épexégèse constituent une configuration spécifique qui partage
des propriétés et avec les éléments régis par le verbe et avec des éléments indé-
pendants de la rection verbale. Nous verrons également que le comportement
des segments phrastiques diffère de celui des segments non phrastiques.

2 Quelques précisions sur la notion de modalité


Il nous faut tout d’ abord revenir sur la notion de modalité telle que présentée
par l’ Approche Pronominale. Le terme se révèle ambigu, car trop couvrant.

1. Il s’ agit du corpus français de Coralrom, référencé par (coralrom), du Corpus de référence


du Français Parlé, (crfp), constitué par Delic (U. de Provence) et d’ un corpus en cours de consti-
tution à Nancy (tcof). Les exemples portant la mention (o.d) sont des exemples notés en situation.
2. La seule contrainte est que les constructions énoncées isolément soient des unités micro-
syntaxiques « grammaticales » : *il ressemble // à son père.

174
Les constituants à autonomie énonciative : grammaire et/ou discours ?

Comme le soulignent respectivement Cresti 2003 et Verstraete 2007, il est

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d’ abord nécessaire de distinguer modalité et illocution. L’ illocution concerne la
position du locuteur envers l’ interlocuteur « the interactive activation of this
position in speaker-interlocutor interaction » (Verstraete, 2007 : 17). La moda-
lité, signale Cresti 2003, reprenant Bally, concerne la position du locuteur
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envers le contenu propositionnel qu’ il énonce, « l’ attitude du sujet parlant sur le


dictum ».
À la suite de Verstraete 2007, et dans le but de différencier leurs caractéristiques
formelles et leur interprétation, nous distinguons les modalités qui sont inter-
prétables en termes de force illocutoire des modalités qui ne le sont pas. Au sein
de ces dernières, nous opposons à la suite de Blanche-Benveniste et al. (1990) les
modalités de relation, qui portent sur l’ ensemble de la construction verbale et
ont une portée « flottante » des modalités de termes qui, elles, ont une portée
bien définie. Les énoncés suivants repris de la démonstration de Blanche-Ben-
veniste et al. (1990) illustrent cette différence :

Pierre n’ a pas parlé de cela à Jean hier [ne… pas] modalité de relation
Jean n’ a parlé de cela qu’ à Pierre hier [ne… que] modalité de termes

Le repérage de ces modalités joue un rôle important dans la détermination du


statut syntaxique des éléments. En effet, les constituants régis par le verbe sont
soumis aux modalités de relation et susceptibles d’ être porteurs de modalité de
termes, comme le montrent les manipulations suivantes à effet contrastif :

Pierre n’ a pas parlé de cela à Jean hier mais à Paul


Pierre n’ a pas parlé de cela à Jean hier mais avant-hier
Pierre n’ a pas parlé de cela à Jean hier mais de tout autre chose
Jean n’ a parlé de cela qu’ à Pierre hier
Jean a parlé de cela non pas à Pierre mais à Paul

Au sein des modalités interprétables en termes de force illocutoire, il est égale-


ment nécessaire de poser certaines distinctions. Dans le cas d’ un énoncé à valeur
assertive, les marques interprétables en termes de force illocutoire ne corres-
pondent à aucune catégorie grammaticale et s’ expriment sous des formes extrê-
mement variées. On peut citer notamment :
t MFT NPSQIÒNFT RVJ EÏDSJWFOU MBUUJUVEF EV MPDVUFVS WFSCFT NPEBVY Ë
valeur épistémique (je crois, je pense), des adverbes modaux (franche-
ment, évidemment, bien sûr, vraiment, etc) ;
t MFTUSBDFTEFMBDUJWJUÏÏOPODJBUJWFEVMPDVUFVSQIBUJRVFT JOUPOBUJPO

175
Les unités en débat

Dans le cas d’ un énoncé interrogatif, il est en revanche possible de distinguer :

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t MFT NPEBMJUÏT EF DPOTUSVDUJPO  RVJ TPOU NBSRVÏFT QBS EFT NPSQIÒNFT
spécialisés ou par des organisations formelles particulières :
est-ce que tu viens
est-il venu
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1. les modalités d’ énoncé, qui sont révélées par des marques intonatives :
tu viens <3
Les modalités interprétables en termes de force illocutoire s’ inscrivent dans une
opposition paradigmatique4. Elles constituent « un domaine en soi dans lequel
interviennent des positions avec des entités du même type, à savoir des opposi-
tions entre les différentes illocutions » (Cresti 2003 : 148). Ce qui se traduit par
la possibilité dans une construction de substituer par exemple une modalité
interrogative à une modalité assertive.

3 Statut syntaxique des segments phrastiques


L’ analyse des constructions porte sur la syntaxe externe, la syntaxe interne et la
valeur sémantico-discursive des segments. Elle permet de distinguer deux types
de constructions, illustrés respectivement par les exemples (4) et (5) :

(4) Régine prévient ses frères // afin qu’ ils tentent une intervention auprès de
Leduc // (coralrom)
(5) ben galère / parce que bon l’ hôpital / euh enfin je le souhaite à personne //
moi c’ était pas un cas forcément grave mais bon // euh mis à part la télé ou
la lecture / on peut pas faire grand chose // sauf que là / dans le cas présent /
je ne pouvais ni lire ni regarder la télé // je ne voyais rien // (coralrom)

Les deux types de segments se différencient tout d’ abord par des propriétés liées
à leur syntaxe externe, c’ est-à-dire la relation syntaxique du segment avec le
contexte d’ apparition.

3.1 Syntaxe externe


Le segment en gras de l’ exemple (4) peut être remplacé par une proforme (cf. 4a),
précédé d’ un adverbe paradigmatisant (cf.4b), peut être repris par et cela (cf. 4c).
Il peut être déplacé sous extraction, bien que l’ équivalence ne soit pas totale en
termes d’ organisation informationnelle (4d) :

3. Le symbole < signale une intonation montante.


4. Verstraete (2007) parle de « paradigmatic availability ».

176
Les constituants à autonomie énonciative : grammaire et/ou discours ?

(4a) Régine prévient ses frères // pour ça5

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(4b) Régine prévient ses frères // surtout (essentiellement) afin qu’ ils tentent une
intervention auprès de Leduc //
(4c) Régine prévient ses frères // et cela afin qu’ ils tentent une intervention
auprès de Leduc
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(4d) c’ est afin qu’ ils tentent une intervention auprès de Leduc que Régine pré-
vient ses frères

En revanche, il n’ est ni sous les modalités de relation (cf. la difficulté de mise en


contraste en 4e.) ni sous les modalités de construction portées par la construc-
tion verbale précédente, (cf. 4f) :

(4e) ?? Régine ne prévient pas ses frères // afin qu’ ils tentent une intervention
auprès de Leduc mais afin qu’ ils soient informés //
(4f) ?? Est-ce que Régine prévient ses frères // afin qu’ ils tentent une interven-
tion auprès de Leduc

Le segment présent dans l’ exemple 5 ne présente aucune de ces propriétés : il ne


peut être ni remplacé par une proforme, ni précédé d’ un adverbe paradigmati-
sant (cf. 5a). Il ne peut ni être repris par et cela (cf. 5b), ni déplacé sous extrac-
tion (cf. 5c) :

(5a) ? mis à part la télé ou la lecture / on peut pas faire grand chose // justement
sauf que là dans le cas présent / je ne pouvais ni lire ni regarder la télé
(tcof)
(5b) ? mis à part la télé ou la lecture / on peut pas faire grand chose // et cela sauf
que là / dans le cas présent / je ne pouvais ni lire ni regarder la télé
(5c) ? c’ est sauf que là / dans le cas présent / je ne pouvais ni lire ni regarder la
télé que…

Il est hors des modalités affectant la construction précédente (cf. 5d) :

(5d) ? mis à part la télé ou la lecture / on peut pas faire grand chose // sauf que
là dans le cas présent / je ne pouvais ni lire ni regarder la télé mais sauf que
je pouvais…

Ces différences de propriétés révèlent deux statuts syntaxiques. Le segment de


l’ exemple 4 répond positivement à la majorité des tests qui mettent en évidence
une relation de dépendance syntaxique par rapport à la construction verbale qui
précède. Seule son autonomie énonciative qui l’ exclut de la portée des modali-
tés du verbe le différencie des éléments régis, qui y sont soumis lorsqu’ ils for-
ment une seule unité prosodique avec leur verbe recteur. On peut donc rendre
compte de l’ ensemble de leurs propriétés en les analysant comme des éléments

5. La proforme peut sembler orienter vers la cause mais permet de valider le test en l’ absence
de proforme marquant strictement le but.

177
Les unités en débat

régis détachés ou en épexégèse. En revanche, le segment présent dans l’ exemple

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(5) ne possède aucune des caractéristiques des éléments régis. Nous dirons qu’ il
constitue une unité grammaticalement indépendante de la construction qui pré-
cède. Cette différence de statut syntaxique a un corollaire en termes de syntaxe
interne. Les deux types de segments ne sont pas soumis aux mêmes contraintes
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quant à leur composition catégorielle et au type de modalités dont ils peuvent


être porteurs.

3.2 Syntaxe interne


Les segments phrastiques en épexégèse sont le plus souvent contraints en termes
de composition catégorielle et construits selon un schéma canonique de cons-
truction verbale.
(6) EST : <et tu le donnes à Christophe> //
DEL : ah #
EST : pour qu’ il puisse travailler (coralrom)

Ils peuvent néanmoins présenter des main clause phenomena6 de type 2, cf. l’ élé-
ment adjectival détaché, fini dans l’ exemple (7) et la structure nous on dans (8) :
(7) L1 : le point d’ honneur c’ est de faire ressortir tous les clous sur la même
ligne du pied tu vois
L2 : ah oui d’ accord
L1 : tu vois pour que fini ça fasse joli tu vois (tcof)
(8) L2 : on a fait qu’ un peu plus les affamer eux
L1 : ouais c’ est vrai
L2 : pour que nous on continue à avoir du du manioc au même prix (tcof)

En tant qu’ éléments régis ils peuvent être porteurs de modalités de termes
(cf. 7f) :
(7f) L1 : le point d’ honneur c’ est de faire ressortir tous les clous sur la même
ligne du pied tu vois
L2 : ah oui d’ accord
L1 : tu vois non pas pour que fini ça fasse joli mais pour que ça tienne bien

Ils peuvent également recevoir une modalité d’ énoncé qui peut différer sous
certaines conditions de celle de la construction qui précède. On peut imaginer

6. À l’ instar de Verstraete 2007, on peut distinguer deux catégories de main clause phenomena,
c’ est-à-dire, selon la définition de Green 1976 : « A number of syntactic constructions claimed by
linguists to be restricted to main clauses […] ». La première (type 1) recouvre les possibilités de
modulation énonciative de la construction, c’ est-à-dire la possibilité qu’ elle a d’ accepter « all
basic clause type (declarative, interrogative and imperative) » (2007 : 107). La seconde (type 2)
concerne les phénomènes d’ organisation de l’ information – focalisation, éléments détachés – qui
éloignent la construction de la structure du schéma canonique.

178
Les constituants à autonomie énonciative : grammaire et/ou discours ?

un segment porteur d’ une intonation interrogative ou exclamative suite à une

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construction à modalité assertive (cf. 8a et b) :
(8) L2 : l’ Europe va être obligée de subventionner à mort ses paysans +
L1 : pour qu’ ils puissent
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L2 : pour qu’ ils puissent égaliser (tcof)


(8a) L2 : l’ Europe va être obligée de subventionner à mort ses paysans +
L2 : pour qu’ ils puissent égaliser ?
(8b) L2 : l’ Europe va être obligée de subventionner à mort ses paysans +
L2 : pour qu’ ils puissent égaliser !

En revanche, il paraît beaucoup plus difficile d’ imaginer une construction à


modalité interrogative suivie d’ un segment à modalité assertive (cf. 8c).
(8c) ?? L2 : l’ Europe va-t-elle être obligée de subventionner à mort ses paysans ?
L2 : pour qu’ ils puissent égaliser

La construction n’ est possible que si le segment est combiné à un élément de type


oui qui reprend la construction précédente avec une valeur assertive (cf. 8d) :
(8d) ?? L2 : l’ Europe va-t-elle être obligée de subventionner à mort ses paysans ?
L2 : oui pour qu’ ils puissent égaliser

Cette contrainte est un indice du fait que la modalité d’ énoncé ne porte pas
strictement et exclusivement sur le segment en épexégèse mais interroge en fait
la relation entre ce segment et la construction qui précède. Le segment ne peut
d’ ailleurs pas recevoir de modalité de construction propre (cf. 6a) :
(6a) ?? EST : <et tu le donnes à Christophe> //
DEL : ah #
EST : pour que qu’ est-ce qu’ il va en faire

Les segments phrastiques de type 2, en revanche, peuvent être porteurs à la fois


de modalités d’ énoncé et de modalités de construction. On note ainsi une struc-
ture interrogative dans (9) :
(9) L5 : mais je je ne me rappelle pas pour fricot
L5 : mais caniques je n’ ai jamais trouvé personne
L6 : à cette heure aussi + à cette heure c’ est c’ est c’ est tout à fait courant
L5 : ah à cette heure mais oui ça c’ est XX
L1 : oui alors que combien y a-t-il encore de Louisianais qui parlent fran-
çais (corpaix)

et dans l’ exemple suivant tiré d’ un blog sur le net :


(10) Maintenant que le jeu de la blonde est fini, le personnage qui jouait la Diane
morte a fini son rôle et doit se réveiller (c’ est dit explicitement dans le film).
Sauf que qui est-ce ? C’ est Diane, notre charmante blonde.

179
Les unités en débat

Ces derniers segments ont des possibilités de modalités identiques à celles des

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énonciations indépendantes de « principales ». Ils constituent ce que nous appel-
lerons, en termes macro-syntaxiques, des noyaux introduits.
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4 Portée et valeur sémantique des segments


en épexégèse
Le segment en épexégèse a une portée sémantique locale restreinte à la cons-
truction verbale dont il dépend. La relation sémantique est liée aux contenus
propositionnels7. Le segment fournit un ajout informatif différé interprétable
en termes de modification sémantique du contenu de la construction verbale
précédente On relève ainsi des modifications de type temporel ou causal :
(11) L1 : oh mais souvent ils finissent par chanter ou comme ça oui
L2 : hum hum quand ils ont bu un petit coup (tcof)
(12) mais j’ adore le côté provisoire aussi // parce que ça [/] ça donne tout le luxe /
(coralrom)

Cet ajout après coup d’ une information qui porte sur le procès énoncé précé-
demment et en restreint les conditions de validité crée un effet de décumul infor-
matif. Les segments en épexégèse constituent en effet une énonciation autonome
mais ne sont pas challengeable (Verstraete 2007). Ils portent des informations
qui sont « shielded from challenge » (Givon 1982), c’ est-à-dire qui ne donnent
pas lieu à infirmation ou à confirmation de la part de l’ interlocuteur. En effet ce
qui peut être contesté c’ est la relation de cause à effet ou de concomitance entre
le procès porté par la construction verbale et la modification sémantique expri-
mée, et non la valeur de vérité de l’ assertion énoncée précédemment (cf. 11a-b) :
(11a) L1 : oh mais souvent ils finissent par chanter ou comme ça oui
L2 : hum hum quand ils ont bu un petit coup
L1 : non c’ est surtout quand ils ont gagné
(11b) L1 : ?? non ils ont pas bu

Les noyaux introduits peuvent, quant à eux, avoir une portée sémantique large.
Ainsi dans 12, le contenu du segment introduit par parce que porte sur l’ ensem-
ble des questions qui précèdent auxquelles il apporte une justification.
(12) L1 : oui mais tu peux bien le bloquer d’ une façon
L2 : oui tu peux après tu peux le bloquer avec ça
L1 : définitivement avec quoi
L2 : avec ça
L1 : le blocage tu le mets où à droite

7. Les segments en épexégèse peuvent être introduits par une sorte d’ élément relais de type tout
ça qui leur permet d’ avoir une portée large, cf. Deulofeu (à paraître).

180
Les constituants à autonomie énonciative : grammaire et/ou discours ?

L2 : tu arrêtes comme ça

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L2 : voilà
L1 : sur arrêt
L2 : ouais
L1 : parce que l’ autre jour dans la journée j’ étais là et ton appareil a marché
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plusieurs fois toute la journée (tcof)

La relation sémantique entre le noyau introduit et la construction qui précède


ne peut être interprétée en termes de modification par rapport au procès exprimé
par le verbe précédent. Elle n’ est pas de nature compositionnelle. Elle n’ est d’ ail-
leurs pas limitée aux contenus propositionnels mais peut porter sur l’ énoncia-
tion ou sur des inférences déclenchées par la ou les constructions qui précèdent
(cf. 12 : « Je te pose toutes ces questions parce que… »). Il en résulte des inter-
prétations pragmatiques en termes de séquence justificative ou argumentative.
Nous employons ici le terme de séquence au sens d’ Adam (1990), c’ est-à-dire une
unité constituante du texte constituée de paquets de propositions, les « macro-
propositions », dont les relations hiérarchiques « peuvent être réduites à quelques
types d’ articulation : narratif, descriptif, argumentatif, instructionnel/injonctif »
(ibid., 84). Ce mode séquentiel, qui correspond à des types spécifiques d’ organi-
sation plus globale de la textualité, se distingue d’ un mode de liage général.
Dans (13), repris de (5), le segment introduit par sauf que constitue une assertion
qui paraît s’ opposer à l’ inférence que l’ interlocuteur pourrait tirer de l’ énoncia-
tion précédente qui présuppose que le locuteur pouvait au moins regarder la
télé ou lire.
(13) mis à part la télé ou la lecture / on peut pas faire grand chose // sauf que là /
dans le cas présent / je ne pouvais ni lire ni regarder la télé (tcof)

De même, dans l’ exemple qui suit, le segment introduit par surtout que consti-
tue une assertion qui renforce l’ inférence de type « c’ était nécessaire » induite de
l’ assertion précédente et en met en évidence la nécessité.
(14) CHA : voilà en panne / réparée / puis je sais que maintenant j’ aurai pas
de problème d’ allumage // surtout que j’ ai appelé mon père / il m’ a dit
qu’ effectivement / l’ allumage / il l’ avait jamais vérifié (corarom)

Les noyaux introduits constituent des énonciations autonomes qui sont « open
to challenge » contrairement aux segments en épexégèse qui sont « shielded from
challenge » comme nous l’ avons signalé plus haut (Givon 1982)8. On peut aisé-
ment imaginer que l’ interlocuteur oppose à l’ énoncé (15), un énoncé du type
(15a), ou du type (15b) :

8. Verstraete (2007 : 151) note : « If a clause is open to challenge by the interlocutor, this implies
that the proposition in this clause takes a more central position in speaker-interlocutor interac-
tion than when it is not open to challenge. In this sense, the secondary clause […] is back-
grounded relative to the main clause ».

181
Les unités en débat

(15) L1 : moi ça m’ a étonné cette coopérative vinicole

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L2 : ça a fermé tout d’ un coup je sais pas + parce que ça travaillait quand
même hein (tcof)
(15a) non ça a pas fermé d’ un coup ça a mis longtemps
(15b) non ça travaillait plus ils avaient de moins en moins de commandes
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Les segments introduits constituent avec ce qui précède une séquence discursive
et sont interprétables dans la terminologie de Berrendonner comme un nou-
veau programme praxéologique9, par exemple de type rectification dans (14), et
justification dans (15).

5 Epexégèse vs noyau introduit


Le tableau suivant résume les propriétés des deux types de segments :

Construction
Syntaxe externe Noyau introduit
en épexégèse
Équivalence avec une proforme oui non
Insertion d’ un adverbe paradigmatisant oui non
Déplacement par extraction oui non
sous-modalité du verbe oui non
Syntaxe interne
Contraintes catégorielles oui non
Main clause phenomena 1 oui oui
Main clause phenomena 2 non oui
Modalité de terme oui non
Modalité d’ énoncé oui oui
Modalité de construction non oui
Portée et statut discursif
Portée large non oui
Relation sémantique compositionnelle oui non
Challengeable non oui
Constitue un segment discursif non oui

Tableau 1 – Propriétés des segments phrastiques énoncés


de façon autonome

9. Cf. Berrendonner 2003.

182
Les constituants à autonomie énonciative : grammaire et/ou discours ?

L’ observation de ce tableau amène plusieurs commentaires. En termes de syn-

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taxe externe, force est de constater que les épexégèses et les noyaux introduits
ne partagent aucune propriété. Il en est de même en ce qui concerne la consti-
tution interne des segments. Les propriétés internes des segments en épexégèse
sont majoritairement celles des éléments régis alors que les noyaux introduits sont
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aussi peu contraints en termes de catégories grammaticales que les éléments


noyaux. D’ un point de vue sémantico-discursif, les épexégèses se rapprochent
des constituants de la construction verbale alors que les noyaux introduits ont,
de par leur autonomie syntaxique, les possibilités discursives des assertions.
La construction en épexégèse constitue donc une structuration mixte qui pré-
sente un élément micro-syntaxiquement régi constitué énonciativement en une
unité macro-syntaxique autonome, hors de la portée de la modalité du construc-
teur qui précède et apte à recevoir des modalités d’ énoncé. Néanmoins, son
statut d’ élément régi, donc en dépendance avec ce qui précède, implique certai-
nes contraintes catégorielles. La construction ne peut porter de modalités de
construction ni accéder à un statut discursif plein : elle fournit une information
qui se combine au contenu propositionnel précédent pour former un ensemble
interprétable en fonction des deux parties. La seconde partie peut s’ interpréter
comme un attribut ajouté à un objet-de-discours préexistant et non comme un
nouvel objet-de-discours. En revanche les noyaux introduits constituent des
« actions communicatives » au sens de Berrendonner (2003) qui possèdent leur
propre paradigme de modalités où s’ opposent, comme dans les noyaux, asser-
tion et interrogation. La construction possède également un statut discursif par-
ticulier : elle forme séquence au sens d’ Adam avec le noyau qui précède.

6 Analyse des segments non phrastiques


L’ analyse des segments non phrastiques révèle une dissymétrie par rapport aux
segments phrastiques. Ils sont beaucoup moins nombreux et se présentent majo-
ritairement en épexégèse.

6.1 Syntaxe externe


Les segments sont équivalents à une proforme (cf. 16-16a), peuvent être précé-
dés d’ un adverbe paradigmatisant (cf. 17), peuvent être déplacés par extraction
(cf. 18-18a) :

(16) JUL : ce sont les oiseaux / qui passent // euh sur la maison / qui déposent
leurs brindilles dans la cheminée // et ça forme cette espèce de masse ici //
(coralrom)
(16a) ce sont les oiseaux> / qui passent // là /

183
Les unités en débat

(17) mais euh c’ est vrai que suivant certaines familles / ça change quand même //

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surtout nous au niveau des règlements / (crfp)
(18) CLE : il est jaloux // comme un tigre // (coralrom)
(18a) c’ est comme un tigre qu’ il est jaloux

Tout comme les segments phrastiques, ils sont hors de la portée des diverses
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modalités portées par l’ énoncé précédent.

6.2 Syntaxe interne


En tant que groupes prépositionnels, leur composition interne est contrainte.
Ils peuvent être le siège de phénomènes de restructuration informationnelle de
type détachement (cf. 17), mais les exemples sont rares. Ils peuvent recevoir des
modalités de termes (cf. 19-19a-20) et des modalités d’ énoncé (cf. 21), mais
compte tenu de leur statut nominal, ils ne peuvent recevoir de modalité de
construction10.
(19) mais on a des glaces on a des cocktails // à base de vodka à base de jus de
fruits naturels / (coralrom)
(19a) on a des cocktails // non pas à base de vodka mais à base de jus de fruits
naturels
(20) alors cette vanilline est présente dès le départ / à l’ intérieur des gousses //
attention / pas dans les graines / dans la pulpe / dans la chair de l’ enveloppe /
(coralrom)
(21) EST : et euh et et et je vais euh je vais essayer de voir // on peut y aller / ouais /
si tu y vas / on se retrouve là-bas quoi //
STE : ouais // euh donc avant ton rendez-vous / par exemple ? (coralrom)

Leur portée sémantique est restreinte à une valeur de modification sémantique


du procès exprimé par le verbe. La relation est de nature compositionnelle.
Dans (22), le segment en gras a une portée sur le verbe mythifier dont il res-
treint l’ extension sémantique :
(22) c’ est vrai que ça a été un peu mythifié / aussi / hein // enfin / en France / du
moins //

De même dans (23), le segment en France a valeur de précision sémantique


locative. On note d’ ailleurs que le locuteur reprend une partie de la construc-
tion sous forme liée perçue en France ce qui permet de lever l’ ambiguïté de la
formulation précédente qui pourrait laisser penser que l’ élément en France
dépend du verbe percevoir de la construction relative coordonnée :
(23) alors une chose qu’ on n’ avait peut-être pas perçue\. et que le film nous fait
admirablement percevoir/. °en France/. per- perçue en France/°. c’ est/. effec-

10. Cf. Deulofeu (à paraître).

184
Les constituants à autonomie énonciative : grammaire et/ou discours ?

tivement à quel point cet homme/ Tony Blair/ a été le sauveur de la

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monarchie\/ (Tout arrive, 18.10.2006. 22’ 35’ ’ ; ex. de Denis Apothéloz)11

Un tel segment n’ est bien sûr ni challengeable, ni interprétable en termes de


nouvelle unité communicative.
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6.3 Noyaux non verbaux introduits ?


Bien que la majorité des segments non phrastiques soient analysables en épexé-
gèse, les corpus présentent quelques segments prépositionnels qui paraissent
relever de statut différent. Comparons (24) et (25) :

(24) au cours de l’ année j’ avais soutenu mon diplôme d’ études supérieures avec
des remplaçants de monsieur Lhermet // avec un monsieur Flandin qui me
convoquait au cours des vacances scolaires / pour préparer / des candidats
au baccalauréat / à la deuxième session / (coralrom)
(25) Alain lui il est complètement fou / il il fait n’ importe quoi // avec sa femme
Christine d’ ailleurs qui était dans le même état que lui // euh qui qui était
bien chaude // avec Barbara qui s’ inquiétait de voir ses parents euh dans
dans un tel état / qui commençait à se dire mais qu’ est-ce que c’ est que ces
parents ? (coralrom)

L’ exemple (24) permet une reformulation avec un adverbe paradigmatisant


(cf. 24a). Le segment introduit reprend une position syntaxique déjà formulée
dont la valeur sémantique est celle d’ un complément à valeur comitative.

(24a) au cours de l’ année j’ avais soutenu mon diplôme d’ études supérieures avec
des remplaçants de monsieur Lhermet // en particulier avec un monsieur
Flandin qui me convoquait au cours des vacances scolaires / pour préparer /
des candidats au baccalauréat / à la deuxième session / (coralrom)

La même manipulation paraît difficile avec l’ exemple (25), cf. (25a) :

(25a) ?? Alain lui il est complètement fou / il il fait n’ importe quoi // en particu-
lier avec sa femme Christine d’ ailleurs qui était dans le même état que lui //
euh qui qui était bien chaude // en particulier avec Barbara qui s’ inquiétait
de voir ses parents euh dans dans un tel état / qui commençait à se dire mais
qu’ est-ce que c’ est que ces parents ? (coralrom)

On pourrait certes accepter l’ insertion de la locution devant le premier segment,


qui est susceptible d’ une double interprétation mais certainement pas devant le
second. Dans ce dernier, la préposition construit un élément analysable en

11. L’ exemple est présenté selon les conventions de transcription de l’ auteur. Ce qui permet de
relever la présence d’ une intonation fermante finale, signalée par le signe \. après le participe de
la première construction verbale.

185
Les unités en débat

« nexus », construction d’ apparence nominale mais de structure prédicative

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interprétable en termes de proposition. Une telle structure peut donc former à
l’ instar des constructions verbales finies une macro-proposition à valeur des-
criptive dans une séquence narrative. D’ autres exemples seraient nécessaires pour
poursuivre l’ analyse. Néanmoins cet exemple constitue un cas de figure jusqu’ à
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présent non répertorié : un noyau non verbal introduit.

6.4 Raccrochage imprécis


Nous présentons brièvement dans cette section quelques exemples dont l’ ana-
lyse paraît problématique. Dans (26), le segment pourait être affecté d’ un para-
digmatisant (cf. 26a) :
(26) le niveau très élevé du nombre de journées de grève / à l’ époque s’ accompa-
gne d’ un durcissement des conflits /souvent accompagné de violences // et
par une guérilla quotidienne / sur le lieu de travail / (coralrom)
(26a) le niveau très élevé du nombre de journées de grève / à l’ époque s’ accompa-
gne d’ un durcissement des conflits /souvent accompagné de violences // et
notamment par une guérilla quotidienne / sur le lieu de travail /

Néanmoins, il ne paraît pas régi de façon claire par une catégorie du contexte.
On pourrait suggérer que le segment est coordonné à de violences et donc régi par
accompagné. La construction est de type accompagné par, mais l’ interprétation
paraît plus satisfaisante si on le considère comme simplement rattaché « par le
sens » directement à l’ ensemble de la construction régie par « s’ accompagne ». Il
en est de même pour le segment présent dans 27 :
(27) MAR : on accuse monsieur yyy d’ avoir retardé la sortie d’ un bus pendant
cinq minutes / euh euh sur le [/] sur son lieu de travail quoi //
SAN : < incroyable //
MAR : donc d’ avoir fait le piquet de grève quoi hein finalement // pour
avoir distribué des tracts // (coralrom)

Il paraît difficile de poser une construction du type on accuse M. yyy pour avoir
distribué et de considérer en conséquence que le lien entre le segment et le verbe
serait de nature syntaxique. Dans l’ exemple suivant, la difficulté d’ analyse vient
du fait que le segment introduit par par semble pouvoir se rattacher à l’ ensem-
ble du contexte évoqué et non pas à un verbe en particulier.
(28) LIS : l’ histoire d’ Angleterre / elle est liée à l’ histoire de de France de toute
façon //
ANO : bah oui // c’ est pas loin // c’ est
LIS : vachement // ouais // puis il y a eu des rois euh français qui ont gou-
vern- qui sont allés en Angleterre et l’ inverse quoi //
ANO : ouais ouais // par mariage / (coralrom)

186
Les constituants à autonomie énonciative : grammaire et/ou discours ?

On remarque néanmoins que ces cas de raccrochage imprécis mettent en jeu des

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segments qui fonctionnent sémantiquement comme une épexégèse introduisant
une modification sémantique du ou des procès exprimés par les verbes qui pré-
cèdent y compris dans l’ exemple ci-dessus. Ces raccrochages imprécis peuvent
être ramenés à des cas de rection non standard, de « mise en facteur commun »
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d’ un élément sur plusieurs constructions verbales.

7 Conclusion
La comparaison entre les segments verbaux et les segments non verbaux montre
que les constructions en épexégèse fonctionnent à peu près de la même façon
dans les deux cas. En revanche, la construction en noyau introduit concerne
essentiellement les segments verbaux. L’ analyse des segments non verbaux
révèle quelques cas dont le statut semble ambigu, mais qui fonctionnent néan-
moins généralement sur le modèle de la répartition informative d’ un contenu
propositionnel sur deux constructions, interprétables en deux énonciations. Les
seuls cas de noyaux prépositionnels sont ceux où la construction non verbale
peut être interprétée sémantiquement comme une proposition, ce qui semble
nécessaire pour entrer sémantiquement dans une séquence discursive. Le
recours à un cadre macro-syntaxique permet justement de prendre en compte
la dimension et syntaxique et discursive de ce type de configuration.

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PROJECTIONS, ORGANISATION SYNTAXIQUE,


SÉQUENTIELLE ET MULTIMODALE :
LE TOUR COMME CONSTRUCTION ÉMERGENTE
DANS L’ INTERACTION

Lorenza Mondada
Laboratoire ICAR (CNRS, Université de Lyon) ; Institut Universitaire de France

1 Introduction
Depuis le développement des grammaires de l’ oral et l’ avènement de plusieurs
modèles prenant en compte à la fois la grammaire et le discours, des avancées
importantes ont caractérisé les approches fonctionnelles du langage. Parmi elles
on peut relever entre autres :
t MBOÏDFTTJUÏEBSUJDVMFSEFTEJNFOTJPOTEJGGÏSFOUFT OPUBNNFOUTZOUBYJ-
ques et pragmatiques, en tendant vers un modèle intégré, voire holisti-
que des ressources linguistiques – permettant à terme d’ intégrer aussi les
dimensions prosodiques et gestuelles ;
t MBOÏDFTTJUÏEFEÏWFMPQQFSEFTHSBNNBJSFTOPOTFVMFNFOUCBTÏFTTVSMFT
usages des locuteurs (usage-based grammars) mais intégrant aussi la
dimension actionnelle, voire inter-actionnelle, dans la grammaire (i.e.
intégrant celle qu’ on peut appeler avec Berrendonner la « troisième arti-
culation » du langage « selon laquelle le discours s’ analyse en actions
communicatives successives », 2002 : 23) ;
t Mimportance de considérer que la grammaire n’ est pas un système abstrait
et atemporel mais un ensemble de ressources mobilisées dans le temps

191
Les unités en débat

(« le temps opératif institué par le déroulement du discours » Berrendon-

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ner, 1993 : 47).

Le modèle développé par Alain Berrendonner et ses collaborateurs participe de


ce renouveau. Ici nous voudrions explorer quelques conséquences de cette pers-
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pective praxéologique de la grammaire, en montrant les apports de la linguisti-


que interactionnelle (Ochs, Schegloff, Thompson, 1996 ; Ford, Fox, Thompson,
2002 ; Hakulinen et Selting, 2005) à ce type de description linguistique. Nous
montrerons notamment que cela signifie :

t Qrendre en considération les usages situés de la grammaire comme ensem-


ble de ressources plastiquement adaptées au contexte et à l’ activité en
cours (Fox, 1994 ; Ford, 2004) ;
t USBJUFS MB HSBNNBJSF DPNNF ÏUBOU VO FOTFNCMF EF SFTTPVSDFT QBSNJ
d’ autres, mobilisé par les locuteurs avec d’ autres ressources, notamment
visuelles et corporelles – constituant ensemble la multimodalité de l’ inte-
raction (Goodwin, 2000 ; Mondada, 2005) ;
t QSFOESFFODPNQUFMBSUJDVMBUJPOFOUSFDFTSFTTPVSDFTNVMUJNPEBMFTFUMFT
environnements séquentiels et interactionnels pour déterminer le fonc-
tionnement des premières – dont les spécificités mais aussi les systéma-
ticités qui dépendent du contexte et des séquences d’ action où elles
apparaissent (Schegloff, 1996) ;
t TFQFODIFSTVSMBQBSPMFFUMBHSBNNBJSFEBOTVOFQFSTQFDUJWFQSPDÏEV-
rale, qui en mettant l’ accent sur les actions réalisées implique aussi de
concevoir le langage comme un processus actionnel se déployant dans le
temps, de manière incrémentale et émergente (Hopper, 1987 ; Auer, 2000).

Nous allons développer ces considérations sur la base de données empiriques.


Le phénomène sur lequel nous allons nous focaliser est un problème classique
de la linguistique fonctionnelle : l’ introduction d’ un nouveau référent. Toutefois,
l’ analyse que nous en livrons convoque moins les approches syntaxico-pragma-
tiques de la structure informationnelle de l’ énoncé qu’ une approche multimo-
dale et interactionnelle centrée sur les pratiques des locuteurs assurant la
construction de la référence : pratiques qui constituent d’ abord les conditions
de possibilité de la référence, i.e. des formes d’ attention conjointe, pratiques qui
identifient et décrivent le référent pour des destinataires en contexte, pratiques
qui tiennent compte du contexte et de la matérialité de l’ environnement où est
effectuée la référence.
Cette étude empirique donnera l’ occasion de développer quelques réflexions
non seulement sur le bricolage situé des ressources grammaticales mais surtout
sur la temporalité de l’ organisation séquentielle, en insistant sur sa gestion en

192
Projections, organisation syntaxique, séquentielle et multimodale…

temps réel, moment par moment, sur ses doubles dynamiques rétrospectives et

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prospectives et sur les phénomènes d’ anticipation – de projection – qui carac-
térisent cette syntaxe incrémentale (Auer, 2000).
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2 Les données et le phénomène étudié


Les extraits que nous allons étudier sont tirés d’ un enregistrement vidéo de la
visite guidée d’ un édifice réalisé par un architecte connu ; cette visite est effec-
tuée par un expert de cette architecture (Jean), qui s’ adresse à un petit groupe
de visiteurs, une personne connaissant bien le bâtiment pour l’ avoir fréquenté
pendant de nombreuses années (Sophie) et deux architectes (Yan et Élise) qui le
découvrent pour la première fois mais qui connaissent et apprécient l’ auteur.
Ce corpus se prête de manière idéale à une réflexion sur la construction inter-
actionnelle et multimodale de la référence pour plusieurs raisons, relatives à la
fois à l’ activité qui y est documentée et à la manière dont elle a été vidéoenre-
gistrée. Les pratiques référentielles sont constitutives de l’ activité de la visite
guidée, où le guide – ainsi que les autres participants – pointe souvent vers un
objet, un lieu, un détail, pour ensuite le développer et l’ expliquer. Cette visite
guidée a été enregistrée par une technique particulière, consistant à associer à
une prise de vue classique sur le groupe des participants, un enregistrement par
lunettes caméra portées par un des visiteurs (Yan). Si ce dernier dispositif ne
correspond pas à la vision de la personne qui le porte, il permet néanmoins de
reconstituer les mouvements de la tête et les changements de focus d’ attention
du participant.
Notre analyse va d’ abord se pencher sur un premier extrait que nous discute-
rons sur la base de sa transcription verbale. Suivra une analyse détaillée de
l’ enregistrement vidéo, qui sera complétée par un deuxième extrait, présentant
un cas similaire et montrant ainsi la systématicité des procédés observés.

3 « c’ que moi j’ adore c’ est… »


L’ extrait sur lequel nous allons nous pencher est reproduit ci-dessous. Il com-
mence alors que le groupe est en train de descendre une rampe reliant le rez-
de-chaussée et le premier étage. Yan attire l’ attention des autres participants sur
un détail de l’ architecture de la toiture vitrée qui surplombe la rampe :

193
Les unités en débat

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Ce fragment descriptif présente quelques caractéristiques syntaxiques majeures.


Le référent y est introduit par une construction pseudo-clivée « c’ que : j- moi
j’ adore/ (.) c’ est… » dont la deuxième partie est développée de manière étendue
– i.e. une construction classiquement décrite comme permettant, grâce à sa
structure binaire, d’ introduire d’ abord un référent sous-spécifié pour le spéci-
fier ensuite, de façon à opérer une focalisation sur ce dernier (Prince, 1978 ;
Lambrecht 1994 ; Roubaud 2000). On verra plus loin ce qu’ une approche moins
informationnelle et plus interactionnelle permet d’ en dire.
En outre, cette construction est implémentée dans un environnement où plu-
sieurs constructions sont enchâssées. La pseudo-clivée est précédée par « c’ est
vraiment » : elle est ainsi prise dans une construction pivot (Walker, 2004 ;
Scheutz, 2005 ; Noren, 2007 ; Betz, 2008), où elle constitue à la fois la deuxième
partie d’ une première construction et la première partie d’ une deuxième cons-
truction : « c’ est vraiment c’ que : j- moi j’ adore/ » et « c’ que j- moi j’ adore/ (.)
°c’ est°/ (0.5) ces plans là ». En outre, la deuxième partie de la construction
pseudo-clivée se développe dans une liste qui est prolongée (ligne 7) par « c’ est
une x- c’ est des détails que j’ adore hein\ » : une nouvelle construction pivot, en
miroir, est ici observable : « c’ que moi j’ adore/ (.) °c’ est° (0.5) ces plans là +
liste » et « ces plans là + liste c’ est des détails que j’ adore ».
Face à la complexité syntaxique de ce fragment, on peut se demander quel est
le travail actionnel et interactionnel accompli grâce à ces ressources et pourquoi
le locuteur a choisi ces ressources grammaticales plutôt que d’ autres. En outre,
ce fragment semble relever d’ une sorte de monologue – il n’ est reçu que par un
« hm » minimal de Sophie (6) et par un « ouais » final de Jean (9) – et ne semble
pas faire intervenir de co-construction collective : est-ce que cela signifie que ce
type d’ action référentielle échappe à une analyse linguistique interactionnelle ?
Une analyse qui prend en compte les conditions de production de ce fragment
en contexte et en interaction permet de répondre à ces questions et de mieux
comprendre l’ adéquation des ressources mobilisées à l’ activité en cours.

194
Projections, organisation syntaxique, séquentielle et multimodale…

4 Constituer un focus d’ attention commun

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par des pratiques multimodales finement coordonnées
Si l’ on reprend ce fragment en s’ appuyant sur l’ enregistrement vidéo, on remar-
que qu’ il est produit dans un contexte spécifique, ayant des implications impor-
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tantes pour la coordination et l’ ajustement entre les participants. La référence


est en effet introduite par Yan pendant qu’ il descend la rampe, en suivant avec
retard le reste du groupe qui le précède et qui l’ attend après avoir passé le virage
en épingle à cheveux.

Yan š
Sophie
Elise
Jean

Figure 1 – Position des participants au tout début


de l’ extrait transcrit

Yan fait ainsi face à une tâche interactionnelle complexe, dans un contexte de
mobilité (il est en train de marcher, tout comme les autres devant lui), de focus
disparates de l’ attention (chaque participant est en train de regarder autre
chose) et de non-compacité du groupe des participants (figure 1). Cette tâche
interactionnelle se fonde de manière cruciale sur l’ établissement d’ un espace
interactionnel (Mondada, 2005, 2009) fonctionnel pour l’ activité, i.e. sur le
réarrangement des postures corporelles des participants de manière à permet-
tre une coordination mutuelle et une attention conjointe. La production pas à
pas de la description référentielle de Yan répond à ces exigences interactionnel-
les, d’ une manière qui intègre la mobilisation des constructions grammaticales
dans un ensemble varié mais cohérent de ressources multimodales.
Reprenons le début de l’ extrait en annotant cette fois les regards et les gestes
de Yan :

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Les unités en débat

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Figure 1bis – À gauche la vue des lunettes caméra de Yan ;


à droite la vue sur les participants synchronisée avec la première.

Figure 2A – Vue des lunettes Figure 2B – Vue synchrone


caméra sur les participants

La construction complexe de Yan est très étroitement coordonnée d’ une part


avec sa propre marche, regard et gestes, et d’ autre part avec un monitoring de la
marche des co-participants.
En descendant la rampe, Yan contemple pendant un long moment la verrière
au-dessus de sa tête (Figure 1bis). C’ est l’ architecture telle qu’ elle lui apparaît au
travers de ces vitres qu’ il décrira ensuite. Il est toujours silencieux alors qu’ il a
encore le regard levé au-dessus de sa tête : 0.3 secondes avant de commencer son
tour, il baisse la tête et regarde le groupe qui le précède (durant « c’ est vraiment
c’ que : » 2). Le début de son tour est ainsi occupé à une vérification et sécurisation
de l’ attention des participants sur lui-même et sur ce qu’ il est en train de faire.
Dans ce contexte, les ressources utilisées – deux débuts de constructions bipar-

196
Projections, organisation syntaxique, séquentielle et multimodale…

tites successives – sont caractérisées par un fort potentiel projectif : elles ouvrent

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une, voire plusieurs, constructions, projetant une suite, sans que le référent visé
soit encore spécifié.
Ces constructions sont coordonnées avec ce que Yan découvre en regardant
vers ses interlocuteurs : pendant qu’ il produit la première partie de la première
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construction (« c’ est vraiment ») Jean et Sophie sont en train de le regarder,


alors qu’ Élise ne le regarde pas encore – ainsi que le montre cette transcription
effectuée avec le logiciel ELAN (transcription 1.2).

Transcription 1.2.

Dans la transcription 1.2, la colonne verticale surlignée correspond au temps


pendant lequel est énoncé « c’ est vraiment ». Durant ce laps de temps, les regards
des trois co-participants se portent progressivement sur lui : d’ abord Jean, puis
Sophie, et enfin Élise. La première construction fonctionne ainsi comme un
attention getting device.
Yan entame sa construction pseudo-clivée « c’ que j- moi j’ adore/ » au moment
où Élise, la dernière à poser son regard sur lui, commence à le regarder. La
pseudo-clivée représente une nouvelle construction fortement projective, qui
prépare ainsi la suite, l’ acte référentiel proprement dit. Durant la première partie
de la pseudo-clivée, Yan dirige les regards des participants de sa personne vers
le point au-dessus de lui qu’ il va décrire : il lève le regard vers le haut et commence
à pointer verticalement. Ces deux mouvements sont tous deux des instructions

197
Les unités en débat

à regarder dans une certaine direction (Hindmarsh et Heath, 2000). Ainsi, le

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début de la pseudo-clivée effectue un pas en avant dans la préparation de la
mention du référent, qui ne vient qu’ ensuite (Mondada, 2005) : une fois le
regard sécurisé sur lui, Yan le redirige vers le futur référent.
Les co-participants réorientent en effet lentement leur regard vers le haut :
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Transcription 1.3.

Fig. 3AB Fig. 4 Fig. 5

Figure 3A – Vue des lunettes Figure 3B – Vue synchrone


caméra sur les participants

À la fin de la pause qui précède le syntagme démonstratif introduisant le référent


(« ces points là »), Yan baisse progressivement son geste et son regard (figure 3)
et surveille à nouveau ses interlocuteurs : durant la production du NP, il voit
Sophie et Élise regardant vers le haut, alors que Jean ne le regarde toujours pas
(figure 4). Ce n’ est qu’ après que le SN ait été produit que tout le monde regarde
vers le référent (figure 5).

198
Projections, organisation syntaxique, séquentielle et multimodale…

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Figure 4 Figure 5

On comprend donc que Yan ne se limite pas à nommer le référent vers lequel il
a attiré l’ attention de ses interlocuteurs. Il produit une longue expansion qui per-
met de stabiliser l’ attention, introduite par une relative locative (« où ») et qui
énumère une série d’ éléments. Cette liste est accompagnée de gestes iconiques.

À nouveau, Yan montre son orientation vers ses destinataires et ainsi la dimen-
sion recipient-designed de la description : il regarde le groupe au début de son
développement référentiel (3), puis lève la tête vers le haut, et regarde enfin à
nouveau le groupe sur le dernier mot de sa description (5). Sa structure de liste
est sensible aux regards des co-participants (voir transcription 1.5), qui se por-
tent successivement sur la verrière (contour pointillé), puis sur lui (contour
plein) :

199
Les unités en débat

Transcription 1.5

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Enfin, ils regardent vers l’ avant (hexagone), projetant ainsi la complétude de la


description :

Transcription 1.6

Les participants suivent donc le pointage de Yan vers le référent, regardent ses
gesticulations mais projettent aussi la clôture de sa description. Celle-ci est
accomplie par l’ ajout, en miroir, de la même construction qu’ au début (7), alors
que Yan se remet à marcher vers ses interlocuteurs :

200
Projections, organisation syntaxique, séquentielle et multimodale…

Alors que les participants ont déjà anticipé la fin de la description, notamment

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en se remettant à marcher (Jean) ou en regardant devant eux dans le sens de
leur marche (Élise – alors que Sophie le fait au début du tour conclusif 7), et
qu’ ils n’ ont pas dit un mot en réponse, Yan organise une fin observable de sa
description, marquée par la reprise de « c’ est… que j’ adore » (7), constituant
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ainsi la construction pivot. À cet endroit, il obtient un « ouais\ » de Jean (9).


Cet extrait se caractérise par une orientation très précise vers les actions des
autres participants et par la constitution d’ un focus d’ attention commun, qui est
la condition de possibilité pour que le référent et son élaboration descriptive
puissent avoir lieu. Durant le développement descriptif, cette attention continue
à être monitorée, dans une structuration du tour qui produit plusieurs pauses
et expansions, offrant des opportunités aux participants de suivre mais aussi de
répondre. En absence d’ une telle réponse, une clôture est organisée de manière
reconnaissable.
On observe ainsi que le choix de la pseudo-clivée et des constructions pivot est
finement ajusté à cette écologie attentionnelle, d’ une manière qui relève de la
temporalité de l’ émergence du tour. D’ une part, la pseudo-clivée permet
d’ ouvrir un fort potentiel projectif, qui, tout en n’ introduisant pas immédiate-
ment le référent à regarder, mobilise l’ attention des co-participants ; son dérou-
lement pas à pas permet à la fois de projeter et de ralentir le référent, de manière
à ce que le locuteur ajuste sa syntaxe in progress à l’ attention de ses co-partici-
pants et à l’ établissement d’ un espace interactionnel adéquat à ce qu’ il va faire.
Cette propriété « ouvrante » de la pseudo-clivée (Hopper, 2004 ; Günthner et
Hopper, 2010) est ici utilisée de manière située, incorporée (embodied) et inter-
actionnellement ajustée au caractère temporellement émergent du tour et à la
conduite des co-participants. D’ autre part, la forme en miroir de la construction
pivot est produite ici de manière émergente, bricolée pas à pas par des ajouts
successifs et par une sorte de rétro-construction recyclant le début ouvrant, face
à l’ absence de réponse des interlocuteurs et la nécessité de clôturer la Gestalt au
moment où les participants détournent leur attention du locuteur. On voit ainsi
que le choix et l’ usage de ces constructions grammaticales est finement ajusté à
la temporalité de l’ organisation interactionnelle des activités des participants, et
intervient parmi d’ autres ressources multimodales.

5 « moi c’ que j’ adore/ c’ est… » : une seconde occurrence


Afin d’ approfondir les analyses qui précèdent et de montrer que la mobilisation
simultanée d’ une variété complexe de ressources multimodales n’ est pas due au
hasard mais relève d’ une organisation méthodique et systématique de la gram-
maire multimodale en interaction, nous allons nous pencher sur un deuxième
extrait, tiré du même corpus.

201
Les unités en débat

Les participants se trouvent dans une salle de cours du bâtiment ; alors que Jean,

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Sophie et Élise s’ arrêtent au pied de la porte, Yan traverse la pièce, s’ approche
d’ une fenêtre et contemple une partie visible du même bâtiment. Après un
moment de silence, il utilise une construction pseudo-clivée similaire à la pré-
cédente :
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Yan introduit par la pseudo-clivée « moi c’ que j’ adore/ c’ est que :.. » une cons-
truction avec que-phrase (Müller, 2008) (vs avec SN dans le premier extrait) qui
décrit ce qu’ il voit. Alors que ligne 2 son tour pourrait être complet, après une
longue pause, il continue en commençant par « et », qui permet de faire le lien
avec ce qui précède, et avec une clivée (5-6) qui s’ ouvre sur un énoncé introduit
par « parce que » laissée inachevée. Après une nouvelle pause pendant laquelle
personne ne répond (7), Yan relativise ce qu’ il vient de dire, en le rapportant à
sa catégorie professionnelle (8, 10). C’ est alors qu’ en chevauchement avec le
début de ce tour, Élise répond avec un change-of-state token (Heritage, 1984) et,
à la fin du tour, à nouveau inachevé (10), Jean répond en proposant une com-
plétion collaborative (12). Elle est acceptée mais aussi modifiée par Yan (13, 14),
dans un tour à nouveau inachevé, collaborativement complété par Jean (15) et,
en retard, par Sophie (16) – dans des formulations qui sont à nouveau retou-
chées par Yan (17).
Contrairement à ce qui se passait dans la première occurrence, celle-ci est donc
reçue avec plusieurs prolongements collaboratifs des interlocuteurs – sans doute
sollicités par le caractère inachevé des énoncés de Yan. Mais de façon similaire
à ce qui se passait dans le premier fragment, le problème pratique initial que
résout Yan avec la pseudo-clivée est le même. Les autres participants sont restés

202
Projections, organisation syntaxique, séquentielle et multimodale…

au fond de la salle, de sorte qu’ ils ne sont pas en mesure d’ apercevoir ce qu’ il dit

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voir par la fenêtre. Yan répond à ce problème pratique en produisant un tour
qui prend appui sur une construction ouvrante et projetante comme la pseudo-
clivée et dont la temporalité va s’ ajuster finement au déplacement de ses inter-
locuteurs.
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6 Pseudo-clivées, projection, temporalité émergente


et constitution progressive d’ un espace interactionnel
adéquat à l’ activité en cours
L’ examen de la vidéo montre que, comme dans l’ extrait précédent, Yan se livre
d’ abord à une contemplation visuelle silencieuse et individuelle près de la fenê-
tre (figure 6).

Figure 6 – Position des participants au tout début de l’ extrait 2

Avant de commencer son tour, Yan se tourne vers ses interlocuteurs et découvre
qu’ ils sont loin de lui :

Transcription 2.1.
Fig. 6

203
Les unités en débat

Lorsque Yan commence la pseudo-clivée, ses interlocuteurs ne bougent pas, et

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Sophie se détourne même de lui, en regardant en arrière vers Jean. Ce n’ est que
durant le segment suivant que les participants commencent à se mettre en mou-
vement vers Yan :
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Transcription 2.2.

On comprend alors que l’ ajout d’ une insertion (« à chaque endroit où on est à


l’ intérieur » 2-3) entre la première et la deuxième partie de la pseudo-clivée
permet à Yan d’ ajuster son tour à la temporalité lente du déplacement de ses
interlocuteurs : durant cette insertion, ils commencent en effet à se rapprocher,
de manière plus précoce (Sophie) ou plus tardive (Élise). Ce n’ est que lorsque
la dernière personne s’ est mise en mouvement (Élise), que Yan entame la
deuxième partie de sa pseudo-clivée, où il délivre ce qu’ il voit par la fenêtre. À
ce moment-là, il change de posture, comme il l’ avait fait dans l’ extrait précé-
dent : il se tourne à nouveau vers la fenêtre et fait un pointage avec le menton
vers ce qui se trouve au-delà d’ elle. Même si les autres participants ne peuvent
pas voir ce qu’ il voit, ils sont en train de s’ approcher de lui pour partager son
focus visuel.
La pseudo-clivée complétée, Yan se tait, et personne ne dit rien : en fait, les par-
ticipants sont encore engagés dans leur marche vers la fenêtre. À la fin des 0.9
seconde de pause (4), Yan se tourne à nouveau vers eux, puis ajoute une clivée
(5-6), durant laquelle le groupe continue à avancer. La pause suivante de 0.8
seconde (7) est importante pour l’ organisation du regard collectif : en effet, les
co-participants sont arrivés à proximité de Yan et commencent à regarder par
la fenêtre :

204
Projections, organisation syntaxique, séquentielle et multimodale…

Transcription 2.3.

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La partie grisée de la transcription 2.3. correspond à la pause : Jean et Sophie


viennent d’ arriver à la fenêtre, Élise s’ en approche un peu plus tard. À la fin de
la pause, une première réaction de Sophie est audible (« ah c’ est vrai ») et Jean
sourit à Yan. Ces réponses restent toutefois minimales et le commentaire sur les
architectes ajouté par Yan permet d’ offrir une position séquentielle renouvelée
où une réponse plus substantielle est possible. Celle-ci est d’ autant plus sollici-
tée que le tour reste incomplet (10). Cela permet à Jean de recycler la deuxième
partie de la pseudo-clivée, par un tour (« de voir le bâtiment de l’ int[érieur » 12)
qui commence par « de » : bien que du point de vue strictement syntaxique cela
ne s’ appuie sur aucune construction précédente, le fait de commencer par « de »
permet d’ exhiber un lien syntaxique avec le tour précédent et de signaler que la
contribution de Jean y participe – ce lien étant d’ ailleurs ratifié par Yan, qui recy-
cle une partie de ce qu’ il disait dans la pseudo-clivée en le préfaçant lui aussi par
« de » (« OUAIS/ D’ AVOIR la propre conscience de son : : du du [°du du° »
13-14). Ce lien pourrait même se rattacher à la première partie de la pseudo-
clivée (« ce c’ que j’ adore/ c’ est… de voir le bâtiment… » / « D’ AVOIR la propre
conscience… »).
La description référentielle de Yan est ainsi caractérisée par une série de dispo-
sitifs qui retardent et projettent à la fois ce qui est à venir : le retardement permet
qu’ un espace interactionnel adéquat à son action se constitue progressivement ;
la projection permet de maintenir les attentes d’ une action à venir dont l’ atten-
tion conjointe et l’ arrangement d’ un espace interactionnel commun constituent
la préparation. À nouveau, la construction pseudo-clivée permet de réaliser
cette préparation et projection.

205
Les unités en débat

7 L’ imbrication des ressources grammaticales

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dans la temporalité émergente de l’ action
Les extraits 1 et 2 partagent une série de caractéristiques séquentielles :
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t :BODPNNFODFQBSDPOUFNQMFSMPCKFUEFNBOJÒSFJOEJWJEVFMMFFUTJMFO-
cieuse ;
t JMTFUPVSOFWFSTTFTJOUFSMPDVUFVSTBWBOUEJOJUJFSTPOUPVS
t BVEÏCVUEFTPOUPVS JMDPOTUBUFRVFMFTQBSUJDJQBOUTOFMFSFHBSEFOUQBT
ou sont dans une position qui rend impossible le partage de son focus
visuel ;
t EVSBOUMBQSFNJÒSFQBSUJFEFMBQTFVEPDMJWÏF MFTQBSUJDJQBOUTTFNFUUFOU
en mouvement et adoptent une nouvelle position dans l’ espace qui va
leur donner accès au référent visé ;
t MBTFDPOEFQBSUJFEFMBDPOTUSVDUJPO EÏDSJWBOUMFSÏGÏSFOU FTUJOUSPEVJUF
et développée (y compris par des moyens gestuels) alors que les partici-
pants commencent à partager un focus d’ attention commun ;
t MFYQBOTJPOEFMBTFDPOEFQBSUJFEFMBQTFVEPDMJWÏFPGGSFMPDDBTJPOEF
stabiliser ce focus ;
t MBDMÙUVSFEFMBEFTDSJQUJPOTPSJFOUFWFSTVOFSÏQPOTFEFTQBSUJDJQBOUT 
qui est attendue, projetée voire invitée par des techniques comme les
expansions, les constructions pivot, les énoncés collaboratifs.

Ces remarques démontrent l’ intérêt de complexifier l’ analyse grammaticale d’ une


part par l’ intégration de la corporéité et la prise en compte de toutes les ressources
multimodales ; d’ autre part par la prise en compte de la temporalité finement
coordonnée du déploiement de ces ressources. Les arrangements syntaxiques et
plus généralement séquentiels de ressources sont ainsi des dispositifs qui consti-
tuent progressivement, pas à pas, de manière sensible aux contingences de
l’ action et de l’ interaction, une Gestalt émergente.
Comme l’ ont reconnu les travaux interactionnels sur les pseudo-clivées
(Günthner, 2008 ; Günthner et Hopper 2010 ; Müller, 2008 ; Pekarek-Doehler et
Müller, 2008), cette construction, dans sa plasticité même, se prête particulière-
ment à un ajustement progressif prenant place après l’ ouverture d’ un cadre
fortement projectif. Sa bipartition n’ est ainsi pas une propriété a priori de la
construction – puisqu’ elle peut être réalisée de manières très diverses et très
peu contraintes du point de vue syntaxique (Günthner et Hopper, 2010) – mais
une propriété émergente au service d’ un projet praxéologique et interactionnel
qui se déploie dans le temps de manière incrémentale.
Ces réflexions, fondées sur les propriétés de projectabilité et d’ incrémentalité,
centrales pour la linguistique interactionnelle, veulent contribuer plus largement
à une perspective grammaticale qui intègre pleinement les logiques d’ action – par

206
Projections, organisation syntaxique, séquentielle et multimodale…

exemple en termes de dispositifs de préparation de l’ action (cf. le schéma [pré-

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paration + action] dont parlent Berrendonner, à paraître, de manière générale
et Apothéloz, à paraître, pour les pseudo-clivées) – et par conséquent aussi tou-
tes les ressources – en l’ occurrence multimodales – que les participants jugent
localement pertinentes pour construire, de manière à la fois systématique et
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indexicale, l’ intelligibilité de leurs projets communicatifs.

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207
Les unités en débat

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CLAUSE, PHRASE, PROPOSITION ?


DES ENJEUX D’ UN DÉBAT CONCEPTUEL

Jean-Paul Bronckart et Ecaterina Bulea


Université de Genève

Avec Marie-José Béguelin, Alain Berrendonner a initié, depuis la fin des années
1980, une démarche de réflexion portant sur le statut et les conditions d’ identi-
fication des unités syntaxiques englobantes, c’ est-à-dire des entités linguisti-
ques au sein desquelles s’ organisent les relations entre morphèmes, lexèmes et
syntagmes. Soucieux de se dégager des pseudo-évidences issues de la tradition
grammaticale, il a tenté de jeter les bases d’ une approche rationnelle et scienti-
fique de cette question ; ce qui l’ a conduit à mettre en évidence les multiples
problèmes de définition et de délimitation que posait l’ entité phrase, à recom-
mander l’ abandon de cette notion, et à introduire en contrepartie les notions de
clause et de période, la première ayant le statut d’ entité maximale de la syntaxe
de rection, la seconde d’ entité de rang supérieur relevant d’ une pragma-syntaxe
d’ ordre discursif.
Dans la présente contribution, nous rappellerons d’ abord les principaux élé-
ments de l’ argumentation, à la fois critique et proactive, développée par Alain
Berrendonner et Marie-José Béguelin (ci-après respectivement AB et MJB) ;
nous énoncerons ensuite les problèmes que nous semblent poser et la critique
de la notion de phrase et le statut des notions de clause et de période ; nous
formulerons enfin quelques propositions susceptibles de réactiver et de prolon-
ger la démarche des deux auteurs.

209
Les unités en débat

1 De la phrase à la clause et à la période

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Pour AB et MJB, la quasi totalité des approches syntaxiques sont fondées sur les
postulats selon lesquels, d’ une part les productions verbales effectives consis-
tent en enchaînements de phrases, d’ autre part ces dernières constituent les
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unités maximales de la combinatoire syntaxique. Et comme il ressort des ana-


lyses qu’ ils ont conduites, ces deux postulats sont infondés dans la mesure où :
t -FEÏDPVQBHFEFTUFYUFTFOQISBTFTHSBQIJRVFTQSÏTFOUFVOBTQFDUMBSHF-
ment aléatoire, les délimitations instaurées ne résultant pas de l’ applica-
tion d’ un système de règles fixes, mais variant en fonction de facteurs
historiques, contextuels et/ou personnels/stylistiques (cf. en particulier
Béguelin, 2002) ;
t MFTEÏGJOJUJPOTEFMBQISBTFQSPQPTÏFTQBSMFTHSBNNBJSJFOTPVMJOHVJTUFT
combinent des critères de maximalité syntaxique, de complétude séman-
tique, de démarcation prosodique et de démarcation typographique qui
ne sont nullement co-extensifs, de sorte que l’ entité phrase aurait le sta-
tut cognitif de prototype, c’ est-à-dire d’ exemplaire pratique, aisément
accessible et quasi symbolique, d’ une configuration d’ entités dont l’ orga-
nisation effective demeure sous-analysée (cf. Berrendonner, 2002) ;
t MBQISBTFHSBQIJRVFOFDPOTUJUVFQBTFOTPJ PVOÏDFTTBJSFNFOU MVOJUÏ
maximale de la combinatoire syntaxique, certaines phrases comportant
plusieurs entités autonomes de syntaxe de rection, et réciproquement
une seule entité grammaticale autonome pouvant se retrouver partagée
entre plusieurs phrases, comme le montrent respectivement les exemples
(1) et (2) ci-dessous :
(1) Elle me résistait, je l’ ai assassinée. (in AB, 2002, p. 25)
(2) Ellroy lit et écrit des romans criminels ancrés dans l’ histoire de l’ Amérique.
Pilote des voitures rapides. Aime son chien, un bull-terrier. Adore sa
femme, Hélène. (in MJB, 2002, p. 99)

Sur la base de ces constats, les deux auteurs soutiennent que les modalités effec-
tives de découpage des entités de la chaîne écrite engendrent, chez les sujets par-
lants, une forme de connaissance « spontanée » ou « naturelle » de l’ organisation
syntaxique de leur langue :
Le mode particulier de spatialisation de la chaîne auquel contraint l’ écriture
s’ accompagne toujours d’ une proposition d’ analyse qui, dans d’ autres conditions,
n’ aurait pas trouvé à s’ exprimer. L’ articulation « naturelle » ainsi assumée par les
démarcations de l’ écrit conditionne profondément la connaissance spontanée des
structures linguistiques par les sujets parlants : elle remplit une fonction dérivée de
nature quasi épistémologique. (AB & MJB, 1989, p. 99)

210
Clause, phrase, proposition ? Des enjeux d’un débat conceptuel

L’ objectif de leur démarche est dès lors de développer, en regard de cette gram-

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maire intuitive, une approche reposant sur des procédures consistantes et repro-
ductibles et visant à l’ élaboration d’ une syntagmatique intégrée, qui s’ étendrait
sans discontinuité du morphème à l’ énoncé et déboucherait sur l’ identification
et la conceptualisation d’ unités opératoires valides tant pour les productions
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orales que pour les productions écrites.


Comme on le sait, les auteurs ont introduit deux notions substitutives, la clause
et la période, qui désignent selon eux de véritables « êtres de la langue ».
La clause constitue, au plan structurel, l’ unité maximale au sein de laquelle se
déploie la syntaxe de rection :
Un discours présente des discontinuités syntaxiques qui permettent de l’ analyser
en « îlots de dépendance grammaticale » juxtaposés. Chacun de ceux-ci apparaît
comme un tout connexe, dont les éléments (morphèmes, syntagmes) sont reliés
par des rapports de rection […] Avec ses voisins en revanche, il n’ entretient aucun
rapport du même genre. En d’ autres termes, son statut est celui d’ unité intégrative
maximale de la syntaxe de rection. Appelons ce type d’ unités des clauses. (AB,
2002, p. 27)

Les processus impliqués dans la syntaxe de rection sont la relation de solidarité


(exemple : les accords en genre et nombre à l’ intérieur d’ un syntagme nominal),
la relation de détermination (exemple : une préposition requiert à sa suite un
syntagme) ainsi que les règles de séquentialité (exemple : l’ auxiliaire doit précé-
der la forme lexicale d’ un verbe). Ces processus s’ appliquent de manière assez
stricte, en ce qu’ ils relèvent du « système linguistique », et conformément au prin-
cipe de détermination par exemple, l’ énoncé (3) ci-dessous constituerait une
seule clause en raison de la présence de la préposition de, alors que l’ énoncé (4)
serait constitué de deux clauses en raison de l’ absence de ce type de marque de
dépendance :
(3) De mon pays et de ma famille, je n’ ai pas grand chose à dire.
(4) Les maths en terminale, y a intérêt à s’ accrocher. (in AB, 2002, p. 27)

Cette même clause, au plan fonctionnel, constitue une unité minimale relevant
de l’ acte ou du comportement, et contribuant, non plus à marquer des différences
de sens (comme le font les lexèmes et les syntagmes), mais à réaliser des actes
énonciatifs :
Nous définirons la clause par sa fonction spécifique, qui n’ est plus, comme aux
rangs inférieurs, de marquer des différences de sens, mais de servir à l’ accomplis-
sement d’ un acte énonciatif. […] Un acte énonciatif [est] une conduite à la fois
verbale et mimo-gestuelle, apte à opérer des transformations dans la mémoire
discursive (= le stock structuré d’ informations M que gèrent coopérativement les
interlocuteurs). Une clause est ainsi une unité minimale virtuelle de comporte-
ment, un rôle langagier élémentaire. (AB & MJB, 1989, p. 113)

211
Les unités en débat

Contrairement aux unités de rang inférieur qu’ elle organise, la clause ne peut

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être appréhendée en termes de distribution, et on ne peut dès lors l’ examiner que
sous l’ angle des « conditions d’ appropriété » dépendant de l’ état de la « mémoire
discursive », entité qui organise des informations issues de diverses sources
(entourage verbal, topoï, savoirs encyclopédiques, etc.) :
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Pour pouvoir dire sans incongruité Il ne pleut pas, il faut se trouver dans un état de
savoir où règne la croyance qu’ il pleut ; pour qu’ il ne soit pas déplacé d’ affirmer Le
roi de France est sur le paillasson, il faut que soit déjà validée l’ information d’ exis-
tence « la France a un roi » […] (ibid., p. 114)

La période constitue quant à elle une unité infra-ordonnée eu égard aux textes/
discours, consistant en une suite d’ énonciations, d’ une part bornée par des
marques prosodiques spécifiques (dont l’ intonème conclusif) et aboutissant
d’ autre part à un état de la mémoire discursive caractérisé par l’ atteinte d’ un
but. La période en conséquence « se compose non seulement de clauses, mais
aussi d’ états cognitifs interstitiels, produits par inférence à partir de la clause
qui précède, et présupposés par celle qui suit » (AB & MJB, 1989, p. 124).
De manière plus générale, l’ analyse des auteurs s’ adosse explicitement à la dis-
tinction posée par Benveniste entre l’ univers de « la langue comme système de
signes » et celui de « la langue comme instrument de communication, dont
l’ expression est le discours » (1966, pp. 129-130) :
[…] à partir du rang de la clause, la syntaxe change de nature : un texte ne doit pas
être regardé comme une séquence de signes, mais comme un assemblage d’ actes
ou de comportements, dont tous ne sont pas nécessairement énonciatifs. (AB &
MJB, 1989, p. 114)

2 Questions et problèmes
Si elle est en soi pertinente et salutaire, la démarche d’ AB et MJB nous paraît
néanmoins poser un ensemble de problèmes que nous regrouperons en quatre
rubriques.

2.1 Des diverses acceptions de la notion de phrase


Dans la majeure partie de leurs argumentations, les auteurs dénoncent le carac-
tère aléatoire et non opérationnel de la phrase graphique, c’ est-à-dire de cette
entité qui, au sein du texte écrit, est délimitée par une majuscule et par un point.
Mais leur critique s’ étend aussi parfois à d’ autres acceptions du terme de phrase,
dont notamment celle de Ruwet selon laquelle cette notion « est, en grammaire
générative, tenue pour un terme primitif, non défini, de la théorie » (1967,
p. 336), ou celle de Riegel et al. selon laquelle « une phrase est […] une séquence

212
Clause, phrase, proposition ? Des enjeux d’un débat conceptuel

de mots que tout sujet parlant est capable non seulement de produire et d’ inter-

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préter, mais dont il sent aussi intuitivement l’ unité et les limites » (1994, p. 103).
Dans son commentaire, AB qualifie ces définitions de « touchants efforts de
légitimation rhétorique »… des découpages du discours en phrases graphiques
(cf. 2002, p. 24), mais il ne nous paraît guère évident que ces deux types de
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définitions aient véritablement trait aux phrases graphiques.


La conception proposée par Ruwet s’ inscrit dans une longue tradition qui,
depuis De l’ interprétation d’ Aristote (cf. 1994) au moins, s’ adresse aux struc-
tures langagières qualifiées de « propositions » ou de « phrases syntaxiques ».
Comme Bloomfield l’ avait souligné (cf. 1970, pp. 161-173), il s’ agit là des cadres
organisant les relations d’ (inter)-dépendance entre lexèmes et/ou syntagmes,
dont les entités constitutives sont identifiables et définissables par leurs proprié-
tés distributionnelles, et qui sont dans le principe indifférents à l’ organisation
du discours en phrases graphiques. Reprenant cette analyse, Lyons en avait conclu
qu’ il convenait de n’ attribuer le terme de phrase qu’ à ces cadres organisateurs,
et d’ utiliser le terme d’ énoncé pour désigner les phrases graphiques ou leurs
correspondants oraux :

En tant qu’ unité grammaticale, la phrase est une entité abstraite au moyen de laquelle
le linguiste rend compte des relations distributionnelles qui existent à l’ intérieur
des énoncés. Dans ce sens du mot, les énoncés ne consistent jamais en phrases,
mais en un ou plusieurs segments de discours (ou de texte écrit) qui peuvent être
mis en correspondance avec les phrases générées par la grammaire. (Lyons, 1970,
p. 136)

La définition de Riegel et al. renvoie quant à elle à une autre dimension encore,
qui est celle du vécu de la langue par les sujets parlants, et des connaissances de
la langue que ces mêmes sujets élaborent ; connaissances qui, à nouveau, ne
s’ adressent pas en particulier à ces découpes de l’ écrit que constituent les phra-
ses graphiques.
Il s’ avère dès lors que la notion de phrase qui est critiquée désigne de fait trois
types de phénomènes distincts :
t VOFFOUJUÏEÏDPVQÏFEBOTMFDPVSTEFTUFYUFTÏDSJUT QISBTFHSBQIJRVF 
t VOFDPOTUSVDUJPOMJOHVJTUJRVF WJTBOUMFDBESFGPSNFMEFEJTUSJCVUJPOTZO-
taxique (phrase syntaxique) ;
t MFQSPEVJUEFMFYQÏSJFODFEFTTVKFUTQBSMBOUT WJTBOUËMBGPJTDFDBESFFU
l’ entité sémantique qui lui correspond (proposition ?).

2.2 Quelle méthodologie : ascendante ou descendante ?


L’ ensemble des argumentations des deux auteurs s’ inscrivent de fait dans une
démarche méthodologique et théorique à caractère ascendant : d’ abord une

213
Les unités en débat

approche des mécanismes qui, au sein des clauses, relèvent de la syntaxe de

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rection ; ensuite une approche de l’ organisation de ces clauses en périodes ; enfin,
sans doute (nous n’ avons pas trouvé d’ explicitation de ce niveau), l’ articulation
de ces périodes en discours/textes.
Telle qu’ elle est aujourd’ hui remise à l’ honneur par la plupart des courants
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cognitivistes, cette approche est solidaire d’ une conception selon laquelle les
productions langagières seraient les produits exclusifs de la mise en œuvre
d’ opérations mentales individuelles, et ne comporteraient aucune dimension
véritablement sociale (et partant véritablement sémiotique). AB et MJB adoptent
quant à eux une conception pragmatique du langage, selon laquelle les énoncés
constituent des actions verbales en lien avec des situations de communication
ayant une dimension sociale (cf. MJB, 2000, p. 241). Mais on est en droit de se
demander si cette approche issue de la théorie des actes de langage est apte à
prendre en compte le rôle des faits sociaux en tant que tels (et non seulement
au travers du vécu et/ou de la connaissance qu’ en ont les individus) ; et en outre,
dans cette perspective le texte demeure de facto une « entité-horizon » perpé-
tuellement fuyante, dont certains pragmaticiens soutiennent d’ ailleurs qu’ il ne
peut constituer l’ objet d’ une véritable démarche scientifique.
Comme Volochinov (1927/2010) l’ avait pourtant démontré avec une particu-
lière clarté, dès lors que l’ on prend réellement en considération les dimensions
sociales et communicatives du langage, on doit adopter d’ abord une perspective
descendante. Toute production langagière s’ inscrit dans un texte qui exhibe une
modalité particulière de relation aux activités humaines non verbales, et qui, ce
faisant, relève d’ un genre déterminé ; par ailleurs, quel que soit le genre dont il
relève, chaque texte a une organisation interne particulièrement complexe,
caractérisée par la co-intervention de divers réseaux de détermination hétéro-
gènes (univers sémantiques, types de discours, mécanismes de connexion, de
cohésion, de prise en charge énonciative, etc. – cf. Bronckart, 2008) ; et les pro-
priétés du genre, comme les divers réseaux de structuration textuelle exercent
une influence évidente sur l’ allure possible des clauses et sur leurs modes
d’ enchaînement.

2.3 Quels critères d’identification des clauses


et des périodes ?
On l’ a vu, la clause constitue le cadre au sein duquel se déploie la syntaxe de
rection ; dès lors, les constituants relèvent d’ une même clause s’ ils sont « unis »
dans le cadre de processus de co-dépendance ou de rection (exemple 3 ci-des-
sous), et ils relèvent de clauses différentes si ce type d’ union n’ est pas attestable
(exemple 4 ci-dessous).

214
Clause, phrase, proposition ? Des enjeux d’un débat conceptuel

(3) De mon pays et de ma famille, je n’ ai pas grand chose à dire.

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(4) Les maths en terminale, y a intérêt à s’ accrocher. (in AB, 2002, p. 27)

On l’ a vu également, les périodes sont des secteurs de discours qui « sont déli-
mités par des marques prosodiques ad hoc, [fonctionnant] à la fois comme ins-
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tructions de groupage […] et comme signaux démarcatifs clôturant cette unité »


(AB, 2002, p. 28) et qui en outre « consistent en une suite d’ opérations sur la
mémoire discursive, en vue d’ aboutir à un certain état de l’ information visé par
l’ énonciateur » (MJB, 2000, p. 243). Selon cette approche, l’ analyse des propriétés
internes de la clause s’ effectue donc sur la seule base de la distribution des signi-
fiants apparents, alors que l’ analyse de la période s’ effectue en combinant des
critères prosodiques et des critères cognitivo-sémantiques.
Or les clauses sont, au même titre que les périodes, sous-tendues par des opéra-
tions cognitives des sujets parlants, et si l’ on prend en considération les opéra-
tions d’ interprétation, on ne peut exclure que les sujets identifient des relations
de dépendance entre segments, même lorsque celles-ci ne sont pas explicite-
ment marquées ; en dépit des différences de marquage, ils pourraient en consé-
quence attribuer aux énoncés (3) et (4) une relation analogue de la forme :

(5) Je n’ ai pas grand chose à dire de mon pays et de ma famille.


(6) Y a intérêt à s’ accrocher aux maths en terminale.

S’ agissant des périodes, on est en droit de se demander si les marquages proso-


diques du discours ne sont pas, au même titre que les marques de ponctuation
de l’ écrit, largement dépendants de facteurs contextuels et personnels.

2.4 De la syntaxe à la psycho-pragmatique !


Selon AB et MJB, il existerait deux modalités d’ articulation syntaxique « irré-
ductibles », l’ une dont les unités maximales seraient les clauses et dont les cons-
tituants seraient de l’ ordre des signes, l’ autre dont les unités maximales seraient
les périodes, constituées d’ actes énonciatifs.
Cette bi-partition semble porter à la fois sur le statut des objets concernés et sur
celui de la démarche d’ analyse qu’ il conviendrait de leur appliquer : les clauses
et leurs composants seraient des signes et leur étude relèverait d’ une démarche
proprement syntaxique ; les périodes et leur organisation seraient des manifes-
tations d’ actes et leur étude relèverait d’ une démarche de pragmatique et/ou de
psychologie cognitive :

[les] membres de période n’ ont pas le statut de signes mais d’ actions communica-
tives […] On ne doit pas les envisager comme des clauses (= grands signes), mais
comme des énonciations de clauses. […] Ce qui suggère que leur statut sémiotique
est bien celui d’ actes ostensifs, exhibant une clause verbale. […] Derrière la linéa-

215
Les unités en débat

rité apparemment monotone des textes, se cachent ainsi deux modes d’ enchaîne-

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ment bien différents : sémiotiques et arbitraires dans la clause, praxéologiques et
motivés dans la période. (AB, 2002, pp. 30-32)

Une telle position implique donc que les relations attestables au sein des clauses
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ne devraient pas pouvoir être analysées en termes d’ opérations (ou d’ actes), et


que réciproquement les modes d’ organisation discursive supra-ordonnés eu
égard aux clauses ne pourraient être saisis en tant que signes…

3 Quelques pistes pour suivre…

3.1 Un seul langage, intégralement sémiotique


Pour notre part, nous récusons radicalement la bi-partition posée par Benve-
niste entre « la langue comme système de signes » et « la langue comme instru-
ment de communication », et nous ne pouvons adhérer en conséquence à la
bi-partition analogue introduite par AB et MJB entre le domaine « sémiotique »
des clauses et le domaine « pragmatico-cognitif » des périodes. Si les phénomè-
nes visés présentent à l’ évidence des différences que les auteurs ont parfaite-
ment raison de conceptualiser, leur renvoi à des sous-domaines « irréductibles »
nous paraît constituer une excessive extrapolation épistémologique.
Il n’ existe qu’ un seul langage humain, intégralement constitué de signes et dont
la propriété majeure et définitoire est de servir simultanément à la représentation
et à la communication ; dès lors, dissocier ces deux fonctions et les régimes struc-
turaux censés y correspondre, c’ est renoncer à aborder cet objet dans ce qui
constitue sa véritable spécificité. Nous prendrons appui à ce propos sur la célè-
bre formule de Saussure :

Sémiologie = morphologie, grammaire, syntaxe, synonymie, rhétorique, stylisti-


que, lexicologie, etc., le tout étant inséparable. (2002, p. 45)

Et nous ajouterons que toute mise en œuvre du langage par des personnes
implique de leur part un ensemble d’ opérations psychologiques, et ce, également,
quel que soit le niveau (morphologique ¦ rhétorique) auquel se situe cette mise
en œuvre.

3.2 Un langage circulant entre textes/discours,


langue interne et langue externe
En nous inspirant encore de l’ œuvre de Saussure (cf. notamment Bronckart,
Bulea et Bota, 2010), nous considérerons :

216
Clause, phrase, proposition ? Des enjeux d’un débat conceptuel

t 2VFMFMBOHBHFDPOTUJUVFQSJNBJSFNFOUVOQSPDFTTVTÏNJOFNNFOUEZOB-

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mique, qui se manifeste sous la forme de textes (oraux ou écrits) consti-
tués de structures complexes de signes, dont les valeurs se constituent et
se transforment au cours de la transmission, synchronique et diachroni-
que, desdits textes ;
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t RVF DFUUF BDUJWJUÏ WFSCBMF GBJU TFDPOEBJSFNFOU MPCKFU EF EÏNBSDIFT


d’ appropriation-intériorisation de la part des personnes individuelles, ce
qui donne naissance à la langue interne de chaque individu, qui génère la
pensée formelle et continue de coexister avec elle ;
t RVFDFUUFBDUJWJUÏWFSCBMFGBJUMPCKFUÏHBMFNFOUEFEÏNBSDIFTTFDPOEBJSFT
d’ analyse et de conceptualisation scientifiques (de la part des grammai-
riens et/ou linguistes), ce qui donne naissance à des modèles théoriques
relevant de la langue externe ou normée.

Dans ce cadre, il apparaît d’ abord que l’ organisation des textes doit impérative-
ment être abordée dans une perspective descendante ; parce que leur dimension
générique est première, et conditionne les niveaux d’ organisation infra-ordonnés
(et les opérations que ceux-ci semblent requérir). Lorsque, pour justifier l’ intro-
duction des concepts de « mémoire discursive » ou d’ « état informationnel », AB
commentait des exemples du type « Elle ne s’ est jamais occupée de moi, <Geste>
(= ce sera aussi tintin pour elle) » (cf. 2002, pp. 30-31), il se centrait sur un genre
conversationnel particulier, et son analyse des opérations impliquées n’ est nul-
lement généralisable aux genres narratifs ou scientifiques-argumentatifs.
Dans ce cadre, il apparaît ensuite que la langue interne et la langue externe jouent
un rôle essentiel dans la circulation permanente du langage, et qu’ il n’ y a nulle-
ment lieu de considérer que l’ une (celle des savants linguistes) a pour objet de
se substituer à l’ autre (celle des alphabètes standards) ; il s’ agit de deux réalités de
statuts différents, et si AB et MJB ont parfaitement raison de contester l’ absence
de rigueur des analyses théoriques fondées sur les seuls découpages graphiques,
ce type d’ erreur nous paraît sans rapport avec la problématique des savoirs
« pratiques » de la langue que se constituent les personnes individuelles.

3.3 Textes, phrases, clauses et propositions


Pour conclure, nous reconnaîtrons tout d’ abord la pertinence et l’ utilité de la
critique des approches syntaxiques prenant comme base la phrase graphique ;
sur ce point, les démonstrations de AB et MJB sont simplement décisives. S’ agis-
sant des concepts et des démarches à caractère substitutif, la problématique est
bien plus complexe, et nous ne pourrons que formuler les quelques proposi-
tions qui suivent.
Dans le cadre d’ une démarche linguistique, il s’ agit de traiter les textes comme
des produits sémiotiques organisés en réseaux de structuration emboîtés, et donc

217
Les unités en débat

de tenter d’ identifier et de conceptualiser ces réseaux dans une perspective des-

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cendante ; en l’ état des recherches, il nous semble qu’ aux niveaux supra-ordon-
nés, les notions de genres de textes et de types de discours (cf. Bronckart, 1996)
sont pertinentes, et qu’ au niveau inférieur, celle de clause l’ est également, telle
qu’ elle a été conceptualisée par AB et MJB. Par contre, la notion de période ne
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nous paraît pas opérationnelle, notamment parce que, en raison des critères
prosodiques de sa démarcation, elle n’ est pertinente que pour certains genres
de textes, et inadéquate pour les textes primairement produits en modalité
écrite.
Par ailleurs, les textes sont produits et reçus par les personnes singulières, qui
mettent en œuvre à cet effet divers types d’ opérations psychologiques, et qui
construisent également un certain type de connaissance des régularités d’ orga-
nisation textuelle. La notion de proposition nous paraît pouvoir être conservée
à ce niveau, pour désigner la plus basique de ces opérations ; mais celle-ci s’ intè-
gre à bien d’ autres opérations, relevant des raisonnements, dont la conceptua-
lisation reste aujourd’ hui largement insuffisante.
Enfin, les linguistes entreprennent des démarches d’ identification et de classe-
ment des catégories d’ entités sémiotiques mobilisées dans les textes, et sont tentés
ce faisant d’ élaborer les structures en lesquelles ces catégories pourraient « logi-
quement » s’ emboîter. La phrase syntaxique (de Bloomfield ou de la grammaire
générative) nous paraît avoir ce dernier statut, et reste ouverte la question de
savoir dans quelle mesure cette entité diffère de la clause promue par AB et MJB.

Bibliographie
Aristote (1994), « De l’ interprétation », Organon I et II, Paris, Vrin, 77-144.
Béguelin, M.-J. (2000), De la phrase aux énoncés : grammaire scolaire et descrip-
tions linguistiques, Bruxelles, De Boeck Duculot.
Béguelin, M.-J. (2002), « Clause, période ou autre ? La phrase graphique et la
question des niveaux d’ analyse », Verbum XXIV, 85-107.
Benveniste, E. (1966), « Les niveaux de l’ analyse linguistique », Problèmes de
linguistique générale 1, Paris, Gallimard, 119-131.
Berrendonner, A. (2002), « Les deux syntaxes », Verbum XXIV, 23-35.
Berrendonner, A. & [Reichler-]Béguelin, M.-J. (1989), « Décalages. Les niveaux
de l’ analyse linguistique », Langue française 81, 99-125.
Bloomfield, L. (1970), Le langage, Paris, Payot. [Édition originale en anglais :
1933].
Bronckart, J.-P. (2008), « Genres de textes, types de discours et “degrés” de langue.
Hommage à François Rastier », Texto, disponible sur http://www.revue-
texto.net/.

218
Clause, phrase, proposition ? Des enjeux d’un débat conceptuel

Bronckart, J.-P. (1996), Activité langagière, textes et discours. Pour un interac-

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tionnisme socio-discursif, Paris, Delachaux et Niestlé.
Bronckart, J.-P., Bulea, E. & Bota, C. (éd.) (2010), Le projet de Ferdinand de
Saussure, Genève, Droz.
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Lyons, J. (1970), Linguistique générale, Paris, Larousse.


Riegel, M., Pellat, J.-C. & Rioul, R. (1994), Grammaire méthodique du français,
Paris, PUF.
Ruwet, N. (1967), Introduction à la grammaire générative, Paris, Plon.
Saussure, F. de (2002), Écrits de linguistique générale, Paris, Gallimard.
Volochinov, V. (2010), Marxisme et philosophie du langage, Limoges, Lambert-
Lucas [Édition originale en russe : 1929].
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PLAIDOYER POUR LA PHRASE GRAPHIQUE

Marc Wilmet
Université libre de Bruxelles

Égaré dans une forêt immense pendant la nuit, je n’ ai qu’ une


petite lumière pour me conduire. Survient un inconnu qui
me dit : « Mon ami, souffle ta bougie pour mieux trouver ton
chemin. » (Denis Diderot, Addition aux pensées philosophiques,
pensée 8)

1 Introduction
Le titre de l’ article et l’ épigraphe empruntée à Diderot jouent cartes sur table.
La phrase graphique resterait cette « petite lumière » dont dispose le linguiste
« égaré » pour se guider dans la « forêt immense » des textes. Personne, d’ ailleurs,
ne conteste son existence. De même que les mots graphiques, isolés par deux
blancs, cohabitent avec des mots phoniques et des mots sémantiques, une phrase
graphique occupe tout l’ espace linéaire compris entre une majuscule et un point
sans préjudice d’ éventuelles variétés concurrentes de phrases fondées sur la
mélodie et/ou le sens qui la déborderaient ou la restreindraient.
Évidemment, puisque le français ne réserve pas l’ usage des majuscules à l’ ini-
tiale de phrase ni le point à la finale, d’ inévitables tâtonnements s’ annoncent au
moment du repérage. Il faudra vérifier côté gauche que le mot orné de la majus-
cule est susceptible de la perdre (hors fantaisies typographiques) et commence
le texte ou suit un point. Côté droit, les points d’ exclamation, d’ interrogation, de
suspension – admissibles à l’ intérieur des phrases – faisant çà et là office de

221
Les unités en débat

point final à l’ égal du point (à distinguer de surcroît du point d’ abréviation),

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leur rôle devra être testé à la majuscule ou à la minuscule du mot d’ après… ou
d’ une doublure de ce mot si la majuscule en est inséparable (ou s’ il est imprimé
en capitales).
Une démarche certes besogneuse, médiocrement excitante, mais rien de rédhi-
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bitoire au total.
Quand on quitte le français écrit pour la langue parlée, plus de majuscule ni de
point (au mieux des pauses, de durée élastique : les « pausettes » et les « pausules »
de Damourette et Pichon). L’ attention récente accordée aux productions orales
devait fatalement remettre en débat la pertinence de la phrase graphique. L’ écri-
ture poétique dénuée de ponctuation et affublant chaque vers d’ une majuscule
ne facilitait déjà pas les choses : « La pluie tombait très droite dans la nuit perdue
/ Rectiligne la pluie tombait sur le pavé / La pluie sans arrêt tombait du ciel sur
la rue / Rendue luisante de cette eau du ciel tombée » (Émile Verhaeren), etc.
L’ investigateur actuel a dès lors le choix de deux attitudes : ou la fuite en avant
vers des entités de remplacement comme la « clause », la « période » (Béguelin,
Berrendonner et alii à l’ Université de Fribourg) et le « noyau », la « construc-
tion » (Blanche-Benveniste, Deulofeu et alii à l’ Université d’ Aix-en-Provence),
ou un réaménagement substantiel. Les principales références relatives à la pre-
mière option sont mentionnées en bibliographie. La présente contribution choi-
sit le second volet. « Il ne s’ agit dans ce cas plus de “remercier” la phrase, mais
uniquement de la redéfinir de meilleure façon » (Kleiber 2003 : 18).

2 Redéfinition
Les éditions successives de la Grammaire critique du français (11997, 52010)
utilisent à quelques nuances près la définition suivante.
On appelle phrase la première séquence quelconque de mots née de la réunion
d’ une énonciation et d’ un énoncé qui ne laisse en dehors d’ elle que le vide ou les
mots d’ un autre énoncé.

Mesurons-en bien les implications.


(1) « On appelle », c’ est-à-dire que la phrase n’ a aucune réalité jusqu’ à ce
qu’ un témoin la reconnaisse.
(2) « Séquence de mots », c’ est-à-dire que la phrase ordonne les vocables
sur un axe syntagmatique.
(3) « Séquence quelconque », c’ est-à-dire que la phrase s’ étend librement
d’ un seul mot (les morphèmes d’ en deçà du mot n’ entrent pas en compte)
à des enfilades ouvertes de mots.
(4) « Réunion d’ une énonciation et d’ un énoncé », i.e. la condition néces-
saire qui 1° ancre la séquence de mots dans une situation de communica-

222
Plaidoyer pour la phrase graphique

tion au point de vue de la personne, du temps et de la modalité (assertive,

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interrogative, injonctive), 2° effectue une prédication par la mise en rap-
port explicite ou implicite d’ un thème (le support de la prédication) et d’ un
rhème (l’ apport de la prédication) au moyen d’ une copule (visible ou invi-
sible).
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(5) « Première séquence », i.e. la condition suffisante qui arrête la séquence


à son terme factuel ou dès qu’ un mot relève d’ un autre énoncé.

Ce libellé mène à une double dichotomie. Primo, celle de la phrase simple et de


la phrase complexe (insérant une sous-phrase dans une phrase matrice par
enchâssement ou par incision) ; secundo, celle de la phrase unique P et de la
phrase multiple 3 (associant des phrases P simples ou complexes par emboîte-
ment, coordination ou juxtaposition).
Immédiatement, les problèmes de frontières apparaissent.

3 Problèmes de frontières
Ils sont au moins cinq.

3.1 Phrase simple et phrase complexe


Rendons d’ abord à la phrase simple trois tournures abusivement imputées à la
phrase complexe.
(1) Bon nombre de grammaires – pas seulement les manuels scolaires –
découperaient la phrase J’ entends un enfant pleurer en une « proposition
principale » j’ entends et une « proposition subordonnée infinitive » un
enfant pleurer. Ce souvenir de la syntaxe latine (qui donnait à un infinitif
dépendant d’ un verbe d’ opinion ou de sentiment un sujet à l’ accusatif : Scio
filium matrem amavisse = « je sais que le fils a aimé sa mère », etc.) trouve
un semblant de justification grâce aux paraphrases J’ entends qu’ un enfant
pleure ou J’ entends un enfant qui pleure. Or l’ impossibilité de substituer le
pronom sujet qui à que dans L’ enfant que/*qui j’ entends pleurer suffit à battre
en brèche une telle façon de raisonner. Solution de rechange commode, une
prédication seconde un enfant pleurer à thème apposé un enfant et à rhème
apposition pleurer fournirait le complément du verbe entends de la prédica-
tion première1.
(2) Autre retombée de la grammaire latine (en l’ occurrence, l’ « ablatif
absolu » de par ex. Paucis defendentibus, oppidum expugnare non potuit =

1. Encore convient-il d’ avaliser, en dépit des habitudes rhétorico-philosophiques, que l’ apposi-


tion ne requiert ni détachement ni coréférence (cf. Wilmet 52010, § 513).

223
Les unités en débat

« bien que les défenseurs eussent été peu nombreux, [César] ne réussit pas

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à s’ emparer de la ville »), la « subordonnée participe » excipe en français de
toute une gamme de relations de temps, de cause, d’ opposition, de condi-
tion ou de manière avec une prétendue « proposition principale ». Exemple
canonique : Le chat parti, les souris dansent, glosable par « quand le chat est
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parti… » ou « parce que le chat est parti… » ou « si le chat est parti… ».


Pourquoi pas, tout bonnement, une phrase simple à complément circons-
tanciel le chat parti formant une fois encore une prédication seconde
(apposé le chat, apposition parti) 2 ?
(3) Dans Marie aime autant/plus/moins/mieux… Pierre que Paul ou Pierre
aime Marie comme un fou, etc., une majorité de descripteurs voient des
« subordonnées comparatives » d’ égalité ou d’ inégalité (de supériorité ou
d’ infériorité), quitte à rétablir « Marie aime autant/plus/moins/mieux…
Pierre qu’ elle n’ aime Paul » ou « Marie aime autant/plus/moins/mieux…
Pierre que Paul n’ aime Pierre » et « Pierre aime Marie comme un fou aime ».
On s’ épargnerait la peu glorieuse échappatoire de l’ ellipse en posant que
autant que, plus que, moins que, mieux que, comme non suivis d’ un verbe
résilient l’ opération d’ enchâssement de sous-phrase pour ne garder que la
ligature et la translation qui assimilent la conjonction « de subordination »
à une préposition : Pierre aime Marie comme un fou = « à la folie »3, etc.

3.2 Phrase unique et phrase multiple


Considérons les deux phrases simples (1), (3), et la phrase complexe (2), cha-
cune projetant en tête un syntagme nominal (SN).

2. Avec la circonstance aggravante eu égard à la tradition que l’ apposition, réputée « construc-


tion par exubérance » (Fontanier), se révèle maintenant obligatoire : J’ entends un enfant mais *Le
chat, les souris dansent (sauf « nominativus pendens » : cf. la phrase 3 au chapitre 3.2).
3. Voilà qui demande éclaircissement. Selon Wilmet (op. cit., § 347-348), la classe du connectif
regroupe les mots dont la nature résulte d’ une extension bimédiate – i.e. l’ attente hors énoncé de
deux supports (vs l’ extension immédiate du nom, qui n’ attend hors énoncé aucun support étran-
ger, et l’ extension médiate de l’ adjectif et du verbe, en attente hors énoncé d’ un et d’ un seul
support) – et dont la fonction se décline en opérations cumulables ou dissociables 1° de ligature
(abréviation LIG), 2° de transposition, translation ou transfert au sens de Bally, de Tesnière ou de
Martinet (abréviation TRANS), 3° d’ enchâssement (abréviation ENCH). Par ex. la conjonction
que de On sait que Pierre aime Marie additionne les opérateurs LIG (elle lie deux tronçons de
phrase), TRANS (elle habilite le tronçon de droite à la fonction de complément premier du verbe
sait) et ENCH (elle insère la sous-phrase Pierre aime Marie dans la phrase matrice) ; la préposi-
tion de de Pierre est amoureux de Marie additionne les opérateurs LIG et TRANS (de Marie
complément de l’ adjectif amoureux) ; la conjonction et de Pierre et Marie s’ aiment n’ a que l’ opé-
rateur LIG.

224
Plaidoyer pour la phrase graphique

(1) Ma mère, son vélo, il est bleu.

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(2) Le nez de Cléopâtre, s’ il eût été plus court, toute la face de la Terre aurait
changé (Blaise Pascal).
(3) La Normandie, il pleut tous les jours.

Des prépositions pour, en ou quant à, concernant, touchant, en ce qui regarde,


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(du) côté (de)… conféreraient à ma mère, le nez de Cléopâtre, la Normandie la


fonction de compléments circonstanciels « cadratifs » et assureraient à (1), (2), (3)
le statut de phrase unique.
Mais en l’ absence de préposition ?
L’ avatar (2a) de (2) fait de le nez de Cléopâtre le sujet grammatical – celui qui
règle l’ accord du verbe – et le sujet logique – celui dont quelque chose est asserté
– de eût été, et (2b) en fait une apposition au sujet pronominal il apposé.

(2a) Si le nez de Cléopâtre eût été plus court, toute la face de la Terre aurait
changé.
(2b) S’ il eût été plus court, le nez de Cléopâtre, toute la face de la Terre aurait
changé.

De (2b) à (2), la différence n’ est que d’ une cataphore (il ¦ le nez de Cléopâtre)
à une anaphore (le nez de Cléopâtre ¥ il), qui avait pour but sous la plume de
Pascal de placer le SN en position de sujet psychologique (i.e. le propos ou le
« thème » de l’ énoncé au sens banal du terme). La phrase unique sort intacte.
La fonction de ma mère dans (1) prête davantage à caution. Sujet psychologique
et, risquons l’ hypothèse (elle sera controversée), apposition à l’ apposé de troi-
sième personne inhérent au quantiqualifiant son = « le + d’ elle ».
Rien de pareil en tout cas pour (3) : le sujet psychologique la Normandie demeure
« en l’ air », SN résiduel d’ une phrase primitivement lancée sur le patron syntaxi-
que d’ un sujet logique et d’ un prédicat (par ex. La Normandie est pluvieuse)
avant que l’ énonciateur se ravise et modifie son plan.
En résumé, des phrases uniques (1), (2), et une phrase multiple (3) : 3 ¦ P1 à
prédication avortée + P2.

3.3 Phrase complexe et phrase multiple


Le « discours rapporté », les « incises » et/ou « incidentes » et la « subordination
inverse » alimentent la réflexion.
(1) La Grammaire critique du français (52010, § 542 sv.) distingue la polys-
copie ou multiplication des perspectives, n’ ayant aucun impact sur l’ analyse
de phrase (comparer par ex. Marie croit que Pierre l’ aime et le polyscopique
Marie s’ imagine que Pierre l’ aime : l’ énonciateur s’ attribue une lucidité

225
Les unités en débat

supérieure à celle du sujet Marie), de la polyphonie ou concert de voix, qui

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peut en avoir un.
Partie prenante de la polyphonie, le discours rapporté (DR) profile derrière
l’ énonciateur un candidat à l’ énonciation ici nommé discoureur, de plus en
plus présent au fur et à mesure que l’ on progresse du discours narrativisé
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(DN) au discours absorbé (DA), au discours indirect libre (DIL), au dis-


cours direct libre (DDL), au discours indirect (DI) et au discours direct
(DD).
(a) Exemple de DN : Pierre déclare sa flamme à Marie. Phrase unique sim-
ple. Le SN sa flamme est complément premier du verbe déclare.
(b) Exemple de DA (l’ énonciateur se sert d’ un mot qu’ a prononcé ou aurait
pu prononcer le discoureur) : Pierre dit bonjour à Marie. Phrase unique
simple, que le complément du verbe dit enfle d’ un mot isolé (bonjour) à un
syntagme (par ex. Pierre crie au secours) et à une phrase nominalisée : SN
articulé (par ex. Pierre répète à Marie des je t’ aime et ne me quitte pas) ou
SN à déterminant zéro (par ex. Pierre répète à Marie je t’ aime, ne me quitte
pas) 4.
(c) Exemple de DIL : Pierre regarde Marie à la dérobée. Ah ! qu’ il l’ aime.
Deux phrases indépendantes. L’ émotion de la seconde trahit, inextricable-
ment mêlée à la voix de l’ énonciateur, la voix du discoureur Pierre.
(d) Exemple de DDL : Pierre regarde Marie à la dérobée. Je t’ aime. Même
schéma, nonobstant le saut de la troisième personne grammaticale à la
première et la suspicion accrue d’ une interférence du discoureur.
(e) Exemple de DI : Pierre dit à Marie qu’ il l’ aime. Phrase unique complexe.
La conjonction que enchâsse au ' disponible de la phrase matrice Pierre dit
' le complément sous-phrastique il l’ aime.
(f) Exemple de DD : Pierre dit à Marie : « Je t’ aime ». L’ énonciateur consent
à la quasi-émancipation du discoureur Pierre. Trois analyses sont au
demeurant envisageables, la première classique mais plus onéreuse que la
deuxième et la troisième.
(i) Phrase unique complexe à enchâsseur zéro. Le changement d’ énoncia-
teur en sous-phrase contrevient à la stipulation 4 du chapitre 2 supra.
(ii) DA « discours absorbé » comme ci-dessus, b. La résolution dénie aux
deux points toute valeur discriminative. Elle voudrait aussi que le segment
guillemeté soit déplaçable : ?Pierre répète : « Je t’ aime, ne me quitte pas » à
Marie.
(iii) Phrase multiple 3 emboîtant à P1 Pierre dit à Marie une P2 je t’ aime
munie d’ un énonciateur distinct. La seule obligation sera de soutenir que
le verbe dire est habilité à se passer de complément premier au même titre

4. Un exemple authentique signé René Fallet : « Fais-lui toutes tes excuses. Dis-lui je t’ aime,
reviens veux-tu, ton absence a brisé ma vie » (L’ Angevine, Paris, Denoël, 1982 : 154).

226
Plaidoyer pour la phrase graphique

que J’ ai dit = « je me tais » ou le normalement intransitif Pierre soupira : « Je

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t’ aime ».
(2) L’ incision contribue de pair avec l’ enchâssement à créer des phrases
complexes par insertion à la phrase matrice de sous-phrases généralement
courtes et mobiles qui complémentent l’ énonciation personnelle (ques-
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tions « qui énonce et à qui ? »), temporelle (questions « quand et où ? ») ou


modale (question « comment ? ») : voyez, mettons, on dirait, c’ est vrai, passez-
moi l’ expression, n’ est-ce pas ?… Parmi elles, les encarts notifiant les tours
de parole : dit-il, répondit-elle, susurra le perfide…, qu’ une jeune tradition
nomme tantôt incises, tantôt incidentes.
Un approfondissement doublé de clarification terminologique distribue-
rait les incises (polyphoniques ou non) à la phrase complexe et les inciden-
tes à la phrase multiple. L’ illustration suivante combine les deux spécimens :
« Si la raison s’ oppose au dogme – et c’ est, il me semble, le cas (car si elle
ne s’ y opposait point, pourquoi donc exiger de la foi, où le simple bon sens
et le raisonnement suffiraient) – l’ Église est contrainte d’ évoluer avec la
raison » (Georges Bernanos). Proposition d’ « analyse logique » succincte :
phrase multiple 3 ¦ P1 complexe ' l’ Église est contrainte d’ évoluer avec la
raison (sous-phrase enchâssée conjonctivale ' si la raison s’ oppose au
dogme) + P2 ¦ 32 multiple incidente emboîtée à P1 par des tirets ¦ P3
complexe et c’ est '2 le cas (sous-phrase incise '2 il me semble) + P4 com-
plexe '3 pourquoi donc exiger de la foi '4 coordonnée par car à P3 (sous-
phrase enchâssée conjonctivale '3 si elle ne s’ y opposait point ; sous-phrase
enchâssée pronominale '4 où le simple bon sens et le raisonnement
suffiraient) 5.
(3) La « subordination inverse » de, par ex., À peine Pierre se fut-il déclaré
que Marie fondit en larmes – ainsi baptisée d’ après le cum inversum des
latinistes au motif que la « subordonnée » suit obligatoirement la « princi-
pale » et qu’ elle exprime l’ événement narratif majeur – ne mériterait en tant
que phrase complexe aucune attention spéciale si la conjonction que n’ était
sujette à s’ effacer : À peine Pierre se fut-il déclaré, Marie fondit en larmes.
Phrase multiple juxtaposant P2 Marie fondit en larmes à P1 À peine Pierre
se fut-il déclaré ? Non. L’ omission est de l’ ordre de l’ asyndète et conduit à
postuler un enchâsseur zéro de sous-phrase 6.

5. La « conjonction de coordination » et est censée dans cet exemple assumer une fonction
adverbiale de complément circonstanciel = « d’ ailleurs », alors que car ouvrant la parenthèse res-
terait une ligature (cf. n. 3 et comparer chapitres 3.4, 2 et 3.5, 2 infra).
6. Le relecteur anonyme de ces pages s’ étonne qu’ on puisse revendiquer un enchâsseur
zéro (ou plus loin une conjonction zéro) après avoir taxé l’ ellipse de « peu glorieuse échappatoire »
(cf. 3.1, 3). C’ est que pour le signataire la conjonction Ø ne marque pas plus une absence de
conjonction que l’ article Ø de Pierre qui roule n’ amasse pas mousse, etc. n’ est un article absent. La
chose, bien sûr, se discute.

227
Les unités en débat

Le phénomène réunirait également :

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t MFTDPODFTTJWFTËTVKFUJOWFSTÏSi épris soit-il, Marie ne fera pas de Pierre
ce qu’ elle veut, etc. (fût-ce, dussé-je, dussions-nous, dussiez-vous, n’ était,
n’ eût été…) ;
t MFTIZQPUIÏUJRVFTRVFEÏOPODFVOFJOUPOBUJPOBEÏRVBUFJe serais Pierre,
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je me méfierais de Marie = « si j’ étais Pierre » ;


t MFTWSBJFTPVMFTGBVTTFTNBMBESFTTFTQBSBUBDUJRVFTEVMBOHBHFFOGBOUJOFU
de ses imitations : « Il a dit que s’ il allait au piquet, il allait se faire remar-
quer et l’ inspecteur allait lui poser des tas de questions et lui il ne savait
rien et il allait se mettre à pleurer et que ce n’ était pas une blague… »
(René Goscinny, Le petit Nicolas, coll. Folio, p. 42) [phrase complexe il a
dit '1 '2 '3 '4 '5 (sous-phrase enchâssée conjonctivale '1 que '6 il
allait se faire remarquer {sous-phrase enchâssée conjonctivale '6 s’ il
allait au piquet}, sous-phrase enchâssée conjonctivale '2 Ø l’ inspecteur
allait lui poser des tas de questions coordonnée par et à '1, sous-phrase
enchâssée conjonctivale '3 Ø lui il ne savait rien coordonnée par et à '2,
sous-phrase enchâssée conjonctivale '4 Ø il allait se mettre à pleurer
coordonnée par et à '3, sous-phrase enchâssée conjonctivale '5 que ce
n’ était pas une blague coordonnée par et à '4)] 7.

L’ affaire se corse pour peu que la conjonction « de subordination » cède la place


à une conjonction « de coordination », a fortiori la conjonction zéro qu’ est la
juxtaposition.

3.4 Enchâssement et coordination ou juxtaposition


Procédons par étapes.
(1) La conjonction et remplaçant l’ enchâsseur que ou Ø de certaines « subor-
dinations inverses » transforme la phrase complexe en une phrase multiple :
Pierre parlait encore que déjà Marie n’ écoutait plus ⇒ Pierre parlait encore
et déjà Marie n’ écoutait plus. Logiquement, il pourrait toujours – mais ne
devrait pas nécessairement – en aller ainsi en cas de juxtaposition échan-

7. Louis Aragon (apud Rosier 1999 : 225) profite de l’ enchâsseur Ø pour rompre la « concor-
dance des temps » : « Georges donc, la taquinait très fort, disant qu’ il ne savait plus choisir d’ elle
ou de sa fille, que ah ! ah ! Diane n’ était pas mal, mais Christiane a plus de chien » (taquinait ¦
savait ¦ était ¦ a) [P complexe à prédication première Georges donc la taquinait très fort + pré-
dication seconde (Georges) disant '1 '2 '3 ('1 sous-phrase enchâssée conjonctivale qu’ il ne
savait pas choisir d’ elle ou de sa fille complément premier du verbe savait, '2 sous-phrase enchâs-
sée conjonctivale complexe que '4 Diane n’ était pas mal complément premier du verbe disant
juxtaposée à '1 {'4 sous-phrase incise ah ! ah ! complément circonstanciel de l’ énonciation
modale}, '3 sous-phrase enchâssée conjonctivale Ø Christiane a plus de chien complément pre-
mier du verbe disant coordonnée par mais à '2].

228
Plaidoyer pour la phrase graphique

geable contre une coordination : Pierre supplierait cent fois Marie qu’ elle lui

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ferait cent fois la même réponse (P complexe à enchâsseur que) ⇒ Pierre
supplierait cent fois Marie et elle lui ferait cent fois la même réponse (3 mul-
tiple ¦ P1 + P2 coordonnée à P1) ⇒ Pierre supplierait cent fois Marie, elle
lui ferait cent fois la même réponse (alternative indécidable : P complexe à
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enchâsseur Ø ou 3 multiple ¦ P1 + P2 juxtaposée à P1 ? [vs P complexes


Pierre supplierait-il cent fois Marie, elle lui ferait cent fois la même réponse
⇒ ? ?Pierre supplierait-il cent fois Marie et elle lui ferait cent fois la même
réponse ou À peine Pierre se fut-il déclaré, Marie fondit en larmes ⇒ ? ?À
peine Pierre se fut-il déclaré et Marie fondit en larmes, etc.]).
(2) Déchue de son rôle d’ enchâsseur à l’ initiale de phrase, la conjonction
que s’ accommode d’ une phrase multiple 3 ¦ P1 simple + P2 coordonnée :
Qu’ il pleuve et je ne sors pas (la coordination disqualifiant *S’ il/Quand il
pleut et je ne sors pas), voire P1 simple + P2 juxtaposée : Qu’ il pleuve, je ne
sors pas = « tant pis pour la pluie, je ne sors pas ».
(3) Les « structures concessives » avec l’ auxiliaire avoir beau (par ex.
Molière, Le malade imaginaire, I, 1 : « J’ ai beau dire : on me laisse toujours
seul ; il n’ y a pas moyen de les arrêter ici »), ballottées dans la littérature
grammaticale de la « subordination » à l’ « indépendance », incombent en
définitive à la phrase multiple. Conti et Béguelin notent très justement que
l’ éventualité d’ un connecteur et, mais ou car « plaide pour le caractère
énonciativement autonome (des segments) » (2010 : 282) : J’ ai beau dire, et/
mais/car on me laisse toujours seul, etc.
(4) Sans conjonction d’ aucune sorte, on aura besoin de la mélodie pour
savoir quelle ligature suppléer dans par ex. Il pleut, je ne sors pas = 1° « s’ il
pleut, je ne sors pas » (intonation montante de la protase, puis descendante
de l’ apodose : phrase complexe), 2° « il pleut, donc je ne sors pas » (intona-
tion plate : phrase multiple).

Notre panorama de la phrase ne demande plus qu’ un bref retour sur le « point
final ».

3.5 Phrase et phrase graphique


La dernière édition de la Grammaire critique (52010, § 689) réalise vis-à-vis des
précédentes une conversion radicale en décrétant que le point non abréviatif
fixe le terminus au-delà duquel un mot ou une séquence de mots devra trouver
un nouvel énoncé répondant aux exigences définitoires de la phrase8. Cette

8. Seule restriction, le rassemblement de phrases autonomes en une incidente de phrase mul-


tiple. Par ex. « Et le soir, dans ma chambre (“La Belle Angerie” est si grande que nous en avons une
pour chacun… Ça fait bien. Et puis ça habitue les enfants à rester seul dans le noir)… le soir,

229
Les unités en débat

conviction s’ est imposée à la lecture d’ une communication de Delbart (2005)

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qui répercutait un conseil de François Cavanna à ses confrères écrivains.

Quand tu t’ aperçois que tu te perds en un labyrinthe tortillant, que les incidentes,


les mises en apposition, les subordonnées conjonctives et les relatives s’ emmêlent
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et ne mènent à rien qu’ au galimatias, alors, arrête-toi. Ferme les yeux. Respire un
grand coup. Deux, trois grands coups, bien profonds. Et distribue des points. De
beaux gros points ronds (Mignonne, allons voir si la rose…, Paris, Albin Michel,
22001 : 47-48).

Admettons que les « beaux gros points ronds » contraignent la description. Surgit
aussitôt le défi des « énoncés mal coupés, mais bien cousus, où les frontières de la
phrase graphique sont exploitées en conflit manifeste avec les relations de dépen-
dance syntaxique existant de part et d’ autre d’ un point » (Gautier 2010 : 92).
En pratique, le diktat affronte deux obstacles.
(1) Les « ajouts », les « annexes » ou les « orphelines » dont les romanciers et
les journalistes modernes — bien qu’ ils n’ en aient pas l’ apanage — font une
consommation effrénée.

Trois illustrations parmi des centaines : « On est venu le chercher : il est Malek
Boutih, président de SOS racisme. Orgueilleux, frémissant, tendu par l’ enjeu, per-
suadé au fond de réussir. Il est chevalier de l’ Ordre du Mérite, ne porte pas de
costard, “ça ne va pas aux petits”, mais arbore le ruban sur son blouson » (Le Nouvel
Observateur, cité d’ après Delorme et Lefeuvre 2004 dans Gautier 2010 : 93). « Vieille
femme, elle avait les mêmes yeux. Bleus. Froids. Rieurs » (Henri Courtade apud
Wilmet, op. cit., § 689). « La guerre est une maladie. Comme le typhus » (Antoine
de Saint-Exupéry apud Grevisse-Goosse, op. cit., § 210).

Ces exemples profitent simplement de la liberté offerte à n’ importe quelle pré-


dication thème + copule + rhème d’ omettre en tout ou en partie un ou deux de
ses trois termes par souci d’ économie ou d’ expressivité (cf. Wilmet, op. cit.,
§ 586). Le lecteur ou l’ auditeur bénéficie d’ assez d’ éléments pour saisir globale-
ment l’ énoncé sans se croire tenu de l’ adosser à une phrase voisine (la phrase 2
du premier extrait supporterait autant un rattachement antérieur au pronom il
de la phrase 1 qu’ un rattachement postérieur au pronom il de la phrase 3) ni de
le reconstruire en comblant les trous (les phrases monosyllabiques 2, 3, 4 du
deuxième extrait laissent dans le vague l’ introducteur du nom yeux : les mêmes,
les, des, ses, ces… ?) ou en sélectionnant la « bonne » interprétation (la phrase 2
de Saint-Exupéry se décrypte 1° « la guerre est comme le typhus » : substitution
de comme le typhus au syntagme nominal attribut une maladie de la phrase 1,

dans ma chambre, je résolus… » (Hervé Bazin apud Dessaintes 1960 : 113) [3 multiple P1 + P2
{¦ P + P + P} emboîtée dans P1 par des parenthèses].

230
Plaidoyer pour la phrase graphique

ou 2° « la guerre est une maladie typhoïde » : adjonction d’ un qualifiant prépo-

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sitionnel comme le typhus au noyau nominal maladie de la phrase 1)9.
Grammaticalement parlant, il serait tout aussi inopportun de recréer un réseau
fonctionnel mis à mal par les raccourcis de la prédication. Le détail des manœu-
vres – audaces, licences, servitudes et exclusives – ne regarde plus la linguisti-
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que mais la stylistique.


(2) Les conjonctions « de coordination » et « de subordination » plantées à
l’ amorce d’ une phrase et du coup destituées de leur mission connective10.
Deux illustrations : « Mais finalement on lui cède. Comme on cède aux gens de la
sorte » (Lydie Salvayre apud Gautier 2010 : 97). « Avouerons-nous en finissant qu’ il
y a dans ce livre bien des imperfections ? Mais le lecteur s’ en apercevra de lui-
même » (Le Bidois apud Wilmet, op. cit., § 624).

Le comme du premier extrait, les mais du premier et du second équivalent à des


adverbes, autrement dit des SNPREP « syntagmes nominaux prépositionnels »
synthétiques : comme = « d’ une certaine manière » (observer que la conjonction
comme dans l’ exemple de Saint-Exupéry rapporté au point 1 serait concernée si
la phrase Comme le typhus signifiait contre-intuitivement « le typhus aussi est
une maladie »11), mais = « du reste », etc. (quand = « à un moment x », jusqu’ à ce
que = « parvenu à ce moment », parce que = « pour ce motif », afin que = « dans
le but »…). Le glissement intermittent du subjonctif à l’ indicatif derrière quoi-
que ou bien que appuie le processus d’ autonomisation : Pierre a épousé Marie
quoique personne ne le lui ait demandé ⇒ Pierre a épousé Marie. Quoique per-
sonne ne le lui avait demandé = « personne ne le lui avait pourtant demandé ».

4 Conclusion
Retournons à la métaphore sylvestre du début. L’ « inconnu » obscurantiste était
chez Diderot un théologien. Aux voyageurs aventurés dans la jungle des dis-

9. Ce qui donnerait respectivement pour les deux interprétations (abréviations TH « thème »,


COP « copule », RH « rhème », SN « syntagme nominal », SNPREP « syntagme nominal préposi-
tionnel », PREP « préposition », GN « groupe nominal », NN « noyau nominal », QUANT « quan-
tifiant », QUAL « qualifiant ») : 1° TH Ø + COP Ø + RH ¦ SNPREP ¦ PREP comme + SN ¦
QUANT le + NN typhus ; 2° TH Ø + COP Ø + RH ¦ SN ¦ QUANT Ø + GN ¦ NN Ø + QUAL
¦ SNPREP ¦ PREP comme + SN ¦ QUANT le + NN typhus.
10. Le pronom « relatif » conserve la vertu anaphorique du pronom : « C’ est l’ antenne parabolique.
Laquelle a remplacé la cheminée… » (Lydie Salvayre apud Gautier 2010 : 101) = « cette antenne »
ou « elle ». Qu’ il soit « pointeur » (Berrendonner 1990 : 34) ne l’ assimile pas automatiquement à
un « connecteur interphrastique » (ibid.).
11. Soit (abréviations PRED1 « prédication première », TH « thème », COP « copule », RH
« rhème », CP5 « complément transprédicationnel » [cf. Wilmet, op. cit., § 624], SN « syntagme
nominal », QUANT « quantifiant », NN « noyau nominal », ADV « adverbe ») : PRED1 ¦ CP5 + TH
+ COP Ø + RH Ø. CP5 ¦ ADV comme ; TH ¦ SN ¦ QUANT le + NN typhus.

231
Les unités en débat

cours, les linguistes, eux, auraient envie d’ apporter un supplément de lumière.

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On a défendu en ces pages la thèse que la phrase graphique dûment revisitée
tient la route (voir aussi Gautier 2006 et 2010). La plupart des objections nais-
sent à l’ expérience d’ un déficit de grammaire. Surtout, la phrase graphique
procure ou confectionne l’ outil potentiellement capable d’ élaguer le fouillis de
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buissons, branchages, brindilles et rameaux du français oral.


L’ école fribourgeoise préfère frayer la piste d’ une « troisième articulation » du
langage (Berrendonner 2002b : 23). Sol ferme ou sables mouvants, de futurs
tests « grandeur nature » (Benzitoun 2010 : 115) en décideront. Marcel Proust
avait absous d’ avance les vrais chercheurs intrépides : « Ce que nous n’ avons pas
eu à déchiffrer, à éclaircir par notre effort personnel, ce qui était clair avant
nous, n’ est pas à nous. Ne vient de nous-mêmes que ce que nous tirons de l’ obs-
curité qui est en nous et que ne connaissent pas les autres. »

Bibliographie
Avanzi, M. (2007), « Regards croisés sur la notion de macro-syntaxe », Tranel 47,
39-58.
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question des niveaux d’ analyse », Verbum 24, 1-2, 85-107.
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Les unités en débat

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L’ ÉTERNEL SYNTACTICIEN

Denis Miéville
Centre de Recherches Sémiologiques, Université
de Neuchâtel

Lesniewski ontology remains an early source of a language


whose terminology is thoroughly explained ; whose coher-
ence is contextually determinate and unambiguous ; whose
type theory adheres closely to categories which must be rec-
ognized in ordinary language ; and whose directives for
development mirror the contextually determinate develop-
ment that is to be expected of a vehicle for communication.
(John Thomas Canty)

1 Préambule
Imagine, Alain, l’ espace d’ une langue potentielle à l’ image d’ un plan infini sur
lequel une infime partie est occupée par un nombre fini et très modeste
d’ expressions bien formées. Il ne s’ agit pas de schémas d’ expressions, mais bien
de quelques informations bien écrites et portant en elles les propriétés essentiel-
les suffisantes pour caractériser une signification primitive. Hormis ce nombre
fini de caractères bien organisés, explicitement, il n’ existe rien d’ autre ! Il n’ y a
pas à disposition de grammaire explicite associée à un vocabulaire précisément
défini et décidable, et réglant la formation de l’ ensemble des expressions bien
formées que la langue envisagée est censée circonscrire à partir de cet acquis
originel. Il n’ en reste pas moins que, à partir de cette base minimale, l’ intention

235
Les unités en débat

est de doter cet espace d’ un mécanisme de développement, sans pour autant

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être contraint par une grammaire explicite.

2 Où il est question d’ une langue en développement


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À l’ évidence, la situation esquissée est bien éloignée de la construction classique


d’ une langue formelle « fermée » conçue à partir d’ un vocabulaire explicite et
d’ une règle de formation donnant accès à l’ ensemble formellement décidable
des mots et des expressions accessibles. Dans la perspective d’ assimiler une
langue à un organisme vivant doté d’ un mécanisme de production et de créa-
tion de termes nouveaux et de propositions y relatives, et cela à partir d’ une
base minimale, le paradigme classique ne saurait épouser cette nouvelle manière
de considérer une langue. En effet, la définition classique d’ un langage formel
ne saurait être d’ aucune utilité pour expliciter le mouvement progressif d’ une
langue « ouverte » qui se développe dans l’ espace et le temps et qui le ferait dans
le cadre d’ une expansion créative cohérente. La question fondamentale est
d’ imaginer, à partir d’ une langue ne possédant, à l’ origine, qu’ un petit nombre
d’ informations sensées, la possibilité de lui adjoindre, sans vocabulaire fixé, de
nouvelles informations sensées !
Comment donc concevoir cette possibilité de donner accès, à l’ aide d’ une pro-
cédure de type inférentiel à partir d’ une base finie d’ expressions originelles et
sans disposer d’ un vocabulaire substantiel explicitement déclaré, à un ensemble
d’ expressions nouvelles progressivement inscrites ? Honorer ce défi passe par
une observation banale faite à propos des langues en usage, telle la langue fran-
çaise. Plus précisément, la solution passe notamment par une analyse de la
détermination catégorielle de certaines unités linguistiques. Si j’ analyse de
manière catégorielle l’ inscription « et », rien ne permet de lui attribuer une caté-
gorie syntaxico-sémantique spécifique. Seule, l’ analyse de cette inscription dans
le contexte dans lequel elle est insérée permettra de déceler la catégorie à laquelle
elle appartient. Dans l’ assertion suivante, Le pull de Pierre est jaune et bleu,
l’ inscription « et » appartient à la catégorie formatrice de la catégorie des noms
à deux arguments nominaux N/NN, (ou, selon un autre choix classificatoire,
elle pourrait être de la catégorie (S/N)/(S/N)(S/N), une constante de la catégorie
formatrice de la catégorie des propriétés à deux arguments de la catégorie des
propriétés). Par contraste et par rapport à l’ exemple suivant, La chance sourit
aux téméraires et la gloire au victorieux, la même inscription conjonctive « et »
appartiendra à la catégorie des foncteurs formateurs de la catégorie des propo-
sitions à deux arguments propositionnels S/SS. De telles catégorisations passent
par l’ analyse du contexte dans lequel la conjonction étudiée est inscrite : cette
catégorisation n’ est pas catégorielle au sens d’ une attribution de catégorie en
fonction de la seule forme de l’ inscription en question. Il y a ici, une opposition
entre une approche dite de caractère « type », où la signification et donc la caté-

236
L’éternel syntacticien

gorie d’ un caractère dépend de sa forme, et une approche de type « token » par

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rapport à laquelle la signification d’ un caractère dépend du contexte dans lequel
il apparaît.
Ainsi, c’ est à partir de cette perspective contextuelle, Alain, qu’ il est dès lors
envisageable de concevoir une démarche structurée permettant d’ une part de
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préciser le statut des caractères en jeu et d’ autre part, de définir de nouvelles


inscriptions catégoriellement et sémantiquement déterminées, et cela, hors
l’ existence d’ un vocabulaire préfixé, et cela, sans confusion ni ambiguïté.
Il y a dès lors à préciser 1) quelles seront les expressions à partir desquelles
construire un langage en expansion ? 2) Quelles constantes sont favorables à ce
projet ? 3) De quelle manière distinguer le statut des inscriptions selon le rôle
qu’ elles habitent : statut de variable, de constante, de séparateur ? 4) Comment
fonder une écriture autorisant la lecture d’ une détermination contextuelle ? 5)
Quel mécanisme inférentiel est à même de soutenir le développement créatif
d’ une langue ?
Je répondrai dans le désordre à ces questions dans la mesure où l’ ordre des
questions ne possède pas la même logique que celui des réponses.
Dans un premier temps, j’ aborderai la cinquième question. La réponse qu’il
convient de lui apporter est celle qui concerne la définition. En effet, définir du
nouveau se fait systématiquement à partir de ce qui a été préalablement posé ou
défini ! À cet égard, il faut quelque peu oublier la pratique définitoire mise en
usage par les tenants des théories formelles classiques ; dans ce cadre-là, toute
définition n’ est qu’ abréviative et n’ a donc aucune fonction cognitive dans le
sens de porter ou d’ apporter une idée nouvelle. Toute définition établit (en
respectant quelques conditions explicites) une relation d’ équivalence entre un
definiens et un definiendum, une relation qui conduit à reconnaître que le résul-
tat de l’ opération de biconditionnelle entre le definiens (d) et le definendum (D)
est une thèse dans le système où il apparaît, Ȑ D ǎ d. Par là même, les réponses
aux questions 2) et 1) sont trouvées. Pour concevoir un système formel ouvert
qui doit nécessairement être associé à un mécanisme définitoire, il est pour le
moins utile de disposer du foncteur de biconditionnelle ǎ de la catégorie S/SS,
comme il est indispensable que ce foncteur soit doté des propriétés opératoires
qui le caractérisent par le biais de propositions premières bien choisies ; celles-
ci, par exemple, font tout à fait l’ affaire :
A1 : (∀pqr)(((p ǎ r) ǎ (q ǎ p)) ǎ (r ǎ q))
A2 : (∀pqr)((p ǎ (q ǎ r)) ǎ ((p ǎ q) ǎ r))
A3 : (∀pg)[(∀f)(g(pp) ǎ ((∀r)(f(rr) ǎ g(pp)) ǎ (∀r)(f(rr) ǎ g((p ǎ (∀q)(q))p))))
ǎ (∀q)(g(qp))]

Je dirai plus loin les raisons pour lesquelles j’ ai choisi ces expressions quan-
tifiées.

237
Les unités en débat

La problématique posée au départ devient plus concrète dès lors que l’ on consi-

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dère l’ exemple précis d’ un langage logique conçu sur la base de ces uniques
trois expressions A1, A2 et A3 à l’ exclusion de toute autre inscription préalable-
ment fixée et liée à des règles de formation. À partir de cet acquis, en appliquant
une règle de définition explicite et appréhendée sous l’ égide d’ une détermination
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en termes de « token », l’ expansion des termes, des propositions et des catégories


est possible. Afin d’ en rendre compte de manière plus précise, il me faut répon-
dre tout d’ abord aux questions 3) et 4). Comment reconnaître une inscription
à statut de variable ou de constante si l’ on ne dispose pas d’ une liste explicite
d’ inscriptions représentant l’ un, respectivement l’ autre statut. Pour ce faire il
suffit de penser les inscriptions en termes de formes géométriques et de penser
deux types d’ inscriptions. Le premier est constitué de toutes les formes possédant
une forme symétrique par symétrie axiale non triviale ; les inscriptions suivan-
tes en font partie et seront nommées les inscriptions du premier type :
{,}, ], [, (,), ⎡, ⎤, ⎣, ⎦, ⎛, ⎞, 〈, 〉 …

Les inscriptions du deuxième type sont toutes les inscriptions qui possèdent
une symétrie axiale triviale :
+, ñ, ∀, <, A, 2, –, ȓ, V, ǎ ,…

Pour des raisons spécifiques associées à une ponctuation identificatrice mini-


male, je puise deux paires d’ inscriptions du premier type, ⎣ et ⎦ puis ⎡ et ⎤. À
l’ aide de ces inscriptions, je vais définir des secteurs, l’ un ⎣… ⎦ que je nommerai
quantificateur et l’ autre, ⎣…⎦ que j’ appellerai sous-quantificateur. Leur juxtapo-
sition constituera une généralisation :
⎣…⎦ ⎡…⎤.

Sous cette configuration je suis en mesure de préciser quel symbole possède le


statut de variable et quel symbole possède le statut de terme constant. Ainsi
donc, si une inscription du deuxième type est inscrite dans le sous-quantifica-
teur d’ une généralisation sans posséder d’ inscription équiforme dans le quan-
tificateur de cette même généralisation, elle aura statut de constante. Par
contraste, une inscription du deuxième type inscrite dans le sous-quantificateur
d’ une généralisation et possédant une inscription équiforme dans le quantifica-
teur de cette même généralisation portera le statut de variable.
⎣…⎦ ⎡.x.⎤, x dans le sous-quantificateur de cette généralisation est une constante.
⎣.i.⎦ ⎡.i.⎤, i dans le sous-quantificateur de cette généralisation est une variable.
⎣.x.⎦ ⎡.x.⎤, x dans le sous-quantificateur de cette généralisation est une variable.
⎣.x.⎦ ⎡.x..i.⎤, x dans le sous-quantificateur de cette généralisation est une variable et
l’ inscription i y est une constante.

238
L’éternel syntacticien

Le statut de variable ou de constante n’ est pas attaché à la forme d’ une inscription,

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mais au contexte dans lequel l’ inscription apparaît. Dans cet esprit, il est aisé
d’ en conclure que la catégorie syntaxico-sémantique d’ un terme variable ou d’ un
terme constant sera également déterminée par le contexte dans lequel il est mis
en scène. Un contexte catégoriel est une association de deux inscriptions symétri-
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ques du premier type enserrant un nombre fini de « places ». Ne connaissant pas


l’ ensemble de plus grande extension des catégories à venir, seuls le ou les contextes
basiques doivent être préalablement déclarés et donc inscrits. En analysant les
trois expressions fondant les propriétés de la biconditionnelle exposées sous
forme conventionnelle, il y apparaît deux catégories syntaxico-sémantiques :
l’ inscription « ǎ » qui est destinée à être une constante et à appartenir à la caté-
gorie S/SS, et des inscriptions telles, notamment « p », « q » et « r » destinées à
être des variables et à appartenir à la catégorie S, et l’ inscription « f » destinée à
être une variable de la catégorie S/SS.
A1 : (∀pqr)(((p ǎ r) ǎ (q ǎ p)) ǎ (r ǎ q))
A2 : (∀pqr)((p ǎ (q ǎ r)) ǎ ((p ǎ q) ǎ r))
A3 : (∀pg)[(∀f)(g(pp) ǎ ((∀r)(f(rr) ǎ g(pp)) ǎ (∀r)(f(rr) ǎ g((p ǎ (∀q)(q))p))))
ǎ (∀q)(g(qp))]

Le parenthésage, dans la perspective catégorielle, jouant un rôle de détermination


catégorielle, il est nécessaire de ne plus utiliser ces parenthèses avec leur statut
de séparateur habituel. Cela implique que l’ on fasse appel à une écriture préfixée
qui n’ a nul besoin de séparateur. D’ autre part, il s’ agit de fixer formellement un
premier contexte identifiant la catégorie S/SS. Pour ce faire il est nécessaire de
sélectionner une paire d’ inscriptions symétriques du deuxième type et différen-
tes des inscriptions sélectionnées pour fixer les secteurs quantificateur et sous-
quantificateur. Je choisirai, arbitrairement, un arbitraire quelque peu influencé
par l’ habitude, ce contexte-ci et m’ y tiendrai dorénavant : (- -) ; ainsi, toute entité
inscrite à l’ intérieur de ce contexte catégoriel à deux places et possédant des
parenthèses équiformes à (, respectivement à) appartiendra à la catégorie des
propositions S. Par ailleurs, tout terme précédant un tel contexte est destiné à
être de la catégorie formatrice de la catégorie des propositions à deux argu-
ments propositionnels, S/SS.
Ainsi, dans la perspective catégorielle et en respectant les conventions ci-dessus
exposées, la proposition A1 s’ écrira ainsi :
A1 : ⎣xov⎦ ⎡ǎ ( ǎ ( ǎ (xv) ǎ (ox)) ǎ (vo))⎤

Le terme « ǎ » dans le sous-quantificateur est un terme constant car ce n’ est pas


une inscription du premier type et parce qu’ aucune inscription équiforme ne
lui correspond dans le quantificateur. Par ailleurs il appartient à la catégorie S/
SS car il précède un contexte catégoriel à deux places dont les parenthèses sont
équiformes à (, respectivement à). Les inscriptions équiformes à x, o et v dans

239
Les unités en débat

A1 sont des termes variables car elles ne sont pas des inscriptions du premier

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type et parce qu’ elles possèdent des inscriptions équiformes dans le quantifica-
teur. De plus, elles appartiennent à la catégorie S car elles occupent une place
d’ un contexte catégoriel à deux places dont les parenthèses sont équiformes à
(, respectivement à). L’ inscription ǎ devant le contexte ( - - ) appartient à la
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catégorie S/SS uniquement parce qu’ elle est placée devant le contexte ( - - ) et
elle ne porte la signification de la biconditionnelle qu’ en fonction du choix bien
pensé des expressions A1, A2 et A3. L’ inscription ǎ pourrait être d’ une autre
catégorie si elle était placée devant un contexte différent ! Pour être conforme à
l’ esprit de cette nouvelle manière de concevoir une langue, je propose à titre
d’ exemple l’ inscription contextuelle de l’ axiome A2.
A2 : ⎣xov⎦ ⎡ǎ ( ǎ (x ǎ (ov)) ǎ (ǎ (xo) v) )⎤

Au temps initial de cette langue formelle destinée à être développée dans


l’ espace et le temps pour capter le monde maximal des constantes relevant de la
logique des propositions, il n’ y a qu’ un nombre fini d’ inscriptions déclarées,
celles inscrites dans les trois axiomes, et aucune autre. Ces inscriptions en
contexte sont classables et la taxinomie de celles-ci (au temps initial) est expri-
mable de la manière suivante :
Taxinomie des inscriptions en contexte au temps initial
Constante Variables Séparateurs Catégories
ǎ S/SS devant le contexte ( - - )
x, o, v S dans le contexte ( - - )
f S/SS devant le contexte ( - - )
⎣, ⎦, ⎡, ⎤ sans catégorie, statut de ponctuation

Il est dès lors indispensable de se doter d’ un mécanisme d’ expansion définitoire


qui permette d’ accéder à de nouvelles significations à partir de l’ unique cons-
tante logique de biconditionnelle inscrite dans les axiomes et des deux catégo-
ries S et S/SS qui y sont également représentées. Ce mécanisme devrait être à
même de donner accès à deux schèmes de développements : il y aurait d’ une
part la possibilité d’ accéder à de nouvelles constantes de la catégorie S/SS (ou de
catégories que le système connaîtrait) et d’ autre part il y aurait la volonté d’ ins-
crire de nouvelles constantes de catégories différentes de celle S/SS (ou de caté-
gories différentes que celles déjà présentes dans ce langage en développement).
Ce mécanisme convoité est celui associé à l’ inscription d’ une définition expli-
cite respectant les conditions d’ une écriture contextuelle. Sur la base de ce que
le langage possède actuellement, il suffira d’ inscrire une thèse définition qui,
sous la forme traditionnelle prend la forme suivante et qui, dans la perspective
contextuelle nécessaire au dessein associé à la progression maximale du langage
en développement, s’ écrira de la manière suivante :
Ȑ ǎ (D d)

240
L’éternel syntacticien

Il s’ agit d’ un schéma qui se doit d’ être conforme aux conditions spécifiques

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attachées à toute définition explicite (Carnap, 1949), conditions que je rappelle
ici-même :
Toute définition explicite est une relation d’ équivalence entre un definiendum et
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un definiens, D ↔ d.
Toute définition explicite s’ inscrit dans le langage qui la concerne comme l’ expres-
sion d’ une thèse, Ȑ ǎ ( D d ).
Le definiendum inscrit un foncteur constant nouveau par rapport à la catégorie
syntaxico-sémantique à laquelle il est destiné à appartenir.
Le foncteur du definiendum opère sur des arguments qui ont le statut de termes
variables.
Les inscriptions qui composent l’ expression definiendum ne sont pas répétées.
Les inscriptions variables du definiendum possèdent des inscriptions équiformes
dans le definiens.
Les inscriptions du definiens possèdent des inscriptions équiformes dans l’ expres-
sion definiendum.
L’ expression du definiens ne peut s’ inscrire qu’ en faisant usage d’ inscriptions
constantes et variables (et donc de leur contexte) actuellement inscrites dans la
langue en développement.
Ainsi donc, et de manière schématisée, une bonne définition a la forme globale
suivante et porte le statut de théorème :
Ȑ ⎣xy…oi⎦ ⎡ǎ (+[ xv…oi ] Exv…oi)⎤, [ et ] étant des parenthèses schématiques

+[xv…oi ] est l’ expression du definiendum ; elle possède un foncteur constant +


(aucune inscription ne lui est équiforme dans le quantificateur) et ce foncteur
agit sur des inscriptions variables : xv…oi. Aucune inscription n’ est répétée
dans le definiendum.
Exv…oi signifie que le definiens possède des variables équiformes à celle du
definiendum.
La mise en œuvre effective de ce schéma définitoire correspond aux consignes
suivantes :
Si l’ on définit un terme constant destiné à appartenir à une catégorie préalable-
ment installée dans le système, il est nécessaire de l’ inscrire dans le definiendum
en choisissant le contexte qui a été préalablement choisi pour identifier cette
catégorie. Ce terme constant nouveau ne saurait être équiforme à une constante
que cette même catégorie connaît actuellement. Quant au definiens il ne peut
être organisé qu’ en fonction de ce que le système possède actuellement en ter-
mes de constantes et de catégories.
Si l’ on définit un terme constant destiné à appartenir à une catégorie que le
langage ne connaît pas encore, il faut choisir un terme constant et le faire pré-
céder d’ un contexte conçu de manière à n’ introduire aucune confusion ni

241
Les unités en débat

ambiguïté par rapport aux contextes qui ont été préalablement inscrits. Étant

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donné qu’ un contexte est construit sur la base d’ une paire d’ inscriptions du pre-
mier type (les parenthèses) et d’ un nombre de places que celles-ci délimitent,
toute construction, en ce cas, est possible pour autant qu’ elle diffère soit par la
forme des parenthèses, soit par le nombre de places qu’ elles délimitent des
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contextes préalablement installés.


Je commencerai par un exemple de cette deuxième catégorie. Désirant intro-
duire la signification de la négation, l’ analyse me convainc qu’ un opérateur de
cette catégorie pourrait être introduit par un foncteur constant nouveau, ~, par
exemple, qui est destiné à agir sur une variable de la catégorie des propositions.
La catégorie des opérateurs formateurs de la catégorie des propositions à un
argument propositionnel S/S n’ existe actuellement pas dans mon langage en
développement. Il me faut donc sélectionner un contexte de telle manière à ce
que je n’ introduise ni confusion, ni ambiguïté. Ce nouveau contexte doit donc
se différencier de celui identifiant la catégorie S/SS ; c’ est-à-dire, ( - - ). La solu-
tion pourrait être de choisir de nouvelles inscriptions du premier type pour
cerner l’ unique variable de cette nouvelle catégorie, ~ { - }, par exemple ; mais
la solution pourrait conserver les parenthèses identifiant la catégorie S/SS dans
la mesure où le contexte identifiant S/SS possède deux places alors que celui
identifiant S/S n’ en a qu’ une, ~ ( - ). Il y aurait par ce choix une distinction claire
entre les deux catégories S/SS et S/S, sans aucune confusion possible. C’ est cette
dernière solution que je choisirai. Quant à la signification de la négation propo-
sitionnelle conçue sur l’ unique foncteur constant de biconditionnelle et en
considérant les deux catégories S et S/SS que le système possède actuellement,
je propose la solution suivante pour la fixer :
⎣x⎦ ⎡ǎ (~(x) ǎ ( x ⎣8⎦ ⎡8 ⎤ )) ⎤

⎣8⎦ ⎡8 ⎤ peut se lire : quelle que soit la valeur de la proposition, elle est le cas, ce
qui exprime bien l’ idée du faux : « 0 ».
ǎ ( x ⎣8⎦ ⎡8 ⎤) ce definiens explicite l’ opération de la transformation négative.
En effet si l’ inscription x, de la catégorie des propositions en vertu du contexte
( - - ) dans laquelle elle est inscrite, est interprétée comme le vrai « 1 », ǎ ( « 1 »
« 0 » ) possède la valeur « 0 ». Et si l’ inscription x est interprétée comme le faux,
« 0 », ǎ ( « 0 » « 0 » ) possède la valeur « 1 ». Cela simule donc fort bien le jeu
opératoire de la négation.
Disposant de la signification de la biconditionnelle et de la négation proposi-
tionnelle, je peux maintenant définir le foncteur binaire suivant, de la catégorie
S/SS que le système connaît actuellement :
⎣xo⎦ ⎡ǎ (п(xo) ~ (ǎ ( xo ))) ⎤

242
L’éternel syntacticien

Le foncteur constant п étant destiné à être de la catégorie S/SS je suis contraint

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à faire appel au contexte ( - - ) ; la signification de п est celle du ou exclusif.
Le système connaît actuellement trois catégories syntaxico-sémantiques S, S/S,
S/SS et trois constantes :
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П et ǎ, devant le contexte ( - - ), appartiennent à la catégorie S/SS et ~, devant


le contexte ( - ), appartient à la catégorie S/S. En fonction de cette connaissance,
il est possible d’ introduire par exemple un foncteur ǎ de la catégorie S/(S/S)
(S/S).
⎣¡Ô⎦ ⎡ǎ (ǎ [¡ Ô ] ⎣v⎦ ⎡ǎ ( ¡ (v) Ô (v) ) ⎤ ) ⎤

Le definiens ⎣v⎦ ⎡ǎ ( ¡ (v) Ô (v) ) ⎤ possède deux foncteurs variables de la défi-


nition, « ¡ » et « Ô » de la catégorie S/S, parce que chacun d’ eux précède le
contexte équiforme suivant, ( - ). Sa signification peut être exprimée ainsi :
« quelle que soit la proposition v, ¡(v) si et seulement si Ô(v), est le cas, et cela
quels que soient les foncteurs unaires en jeu ». Le definiendum ǎ [¡Ô ] possède
un foncteur constant ǎ qui est destiné à appartenir à la catégorie formatrice de
la catégorie S à deux arguments de la catégorie formatrice de la catégorie des
propositions à un argument propositionnel, S/(S/S)(S/S). Il s’ agit d’ une catégo-
rie binaire ; il en existe une autre actuellement dans le système, S/SS. Il n’ est
donc pas possible de faire appel aux inscriptions du premier type équiformes à
( et à ) sans introduire de confusion. C’ est la raison pour laquelle j’ ai choisi
d’ autres parenthèses, à savoir [ et ]. Quant à la constante ǎ du defiendum ǎ
[¡ Ô ], elle est équiforme à la constante ǎ qui précède le contexte ( - - ). Mais
cette équiformité en contexte n’ introduit aucune ambiguïté puisque le contexte
auquel ces constantes sont respectivement associées, est différent. La raison
d’ avoir choisi deux inscriptions équiformes pour deux significations différentes
est fondée sur le fait qu’ à des niveaux de catégories syntaxico-sémantiques dif-
férentes elles portent l’ une et l’ autre, modulo leur catégorie, une même idée de
biconditionnalité ; l’ une l’ est au niveau propositionnel, l’ autre l’ est au niveau des
foncteurs propositionnels unaires.
Pour la petite histoire, Tarski a démontré en 1921 (il s’ agit de sa thèse de doc-
torat) que si l’ on dispose d’ un système logique qui possède une quantification
portant sur la catégorie des propositions et celle des foncteurs unaires, il est
possible de définir la conjonction propositionnelle ^ ( - - ) en ne disposant que
de l’ unique foncteur de biconditionnelle propositionnelle. En considérant ce
résultat et ce que j’ ai déjà actuellement défini, notamment la négation proposi-
tionnelle, toute la logique classique est accessible. Par ailleurs, en acceptant de
faire usage de la quantification sur toute variable de toute catégorie préalable-
ment introduite, c’ est une logique des propositions maximales qui s’ installe à la
connaissance de tous. Celle-ci rend accessible de manière progressive toute
constante d’ une quelconque catégorie issue de la catégorie basique des proposi-

243
Les unités en débat

tions, S. Ce développement rendu possible par l’ approche contextuelle ne pré-

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sente aucune ambiguïté ni confusion, et autorise même l’ usage d’ homonymie
inscriptionnelle, comme dans la langue naturelle. Il vient d’ en être proposé une
à l’ aide de l’ inscription ǎ.
La chose est plus belle encore lorsque l’ on ajoute à cet édifice une expression
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contenant un nombre fini d’ inscriptions et captant un traitement intelligent de


la catégorie des noms, N, associé à la signification primitive d’ une copule ε de la
catégorie formatrice de propositions à deux arguments nominaux ε { - - }, S/NN,
et que je peux exprimer ainsi, ε { x v } : le nom x désigne un objet et cet objet est
parmi les objets désignés par le nom v.
Avec ce qui précède, une logique des prédicats maximale est disponible. Celle-ci
rend accessible de manière progressive toute constante d’ une quelconque caté-
gorie issue des catégories basiques des propositions, S, et des noms, N. L’ arbre
suivant est de nature à nous imprégner de la générosité et de la subtilité de ce
langage créatif.
{S et N}

…N/NS(S/N) N/N N/(N/N)
S
(S/SS) N/(N/N)N
(N/N)… (S/ ((S/ (S/S))/ (S/S)))
((S/S)/ (S/S))
((S/SS)/ (S/S))
N/NN (N/N)/NNS(S/NN)
(S/S)
(S/SSS)
(S/S)/S
(S/ (S/S)) (S/ ((S/S)/S))
N/NS(N/NS) (N/ ((N/N)/N))

3 Conclusion
Ce qui a été exposé ci-dessus est la présentation d’ une langue qui se développe
au gré des nécessités expressives et progressives des concepts descriptifs et créa-
tifs qu’ elle contient en germe. Cette manière ouverte de présenter un système est
axée sur des préoccupations logiques, mais des préoccupations qui ne négligent
pas la communication et toute une réflexion sur la dimension vivante de toute
langue quand elle est conduite à créer des termes portant de nouvelles idées.
Cette merveilleuse création est due à Stanislas Lesniewski [1886-1939] qui, peu
installé dans la tradition mathématicienne des logicistes et donc peu influencé

244
L’éternel syntacticien

par leur style et leur manière de penser, s’ est déterminé à concevoir et à exposer

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des langues plus conformes à la manière laïque de parler et de penser des con-
cepts fondamentaux. Dans cette perspective, il a développé une logique des
propositions (la protothétique), des prédicats et des ensembles distributifs
(l’ ontologie) maximale et non contradictoire, une théorie appliquée sur le con-
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cept de classe méréologique, et a explicité formellement le mécanisme dévelop-


pemental associé à une langue en expansion, contextuellement déterminable.

4 Épilogue
Au crépuscule de mon temps académique officiel, j’ ai, Alain, un grand regret !
Nous nous connaissons depuis de nombreuses années. Nos pas se sont croisés
à maintes reprises. Les termes d’ « objet de discours », de « classe objet » et de
« logique naturelle » nous sont familiers. L’ étude de la communication ne nous
est pas indifférente. Je n’ ai cependant pas su créer l’ espace d’ une réflexion sou-
tenue à deux dans laquelle la logique naturelle et la logique développementale
aurait pu, aurait dû être cet objet de science que j’ aurais voulu tant partager avec
toi. Le temps académique ne laisse guère de temps au temps, mais c’ est là un
autre objet d’ études et… de colère.

Bibliographie
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lecteur de Frege, Travaux de logique, Université de Neuchâtel.
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245
Les unités en débat

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Miéville, D. (1999b), « Expansion catégorielle en logique », Rôle et enjeux de la
notion de catégorie en logique, Travaux de logique 13, Miéville, D. (éd.),
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DÉJÀ EN EMPLOI JUSTIFICATIF

Denis Apothéloz et Małgorzata Nowakowska


Université de Nancy 2 et laboratoire ATILF
et Université Pédagogique de Cracovie, Pologne

1 Introduction
L’ emploi de l’ adverbe déjà que nous nous proposons d’ examiner ici a été repéré
depuis longtemps dans la littérature sur les adverbes et a reçu divers qualifica-
tifs : « logique » (Martin 1980), « argumentatif » (Paillard, s.d.) et « connectif »
(Mosegaard Hansen 2008), notamment. Cependant, il est généralement men-
tionné assez rapidement, relégué dans le domaine des faits oraux et n’ a donné
lieu, à notre connaissance, à aucune étude particulière. Par ailleurs, son identi-
fication même paraît entourée d’ une certaine confusion, qui tient probablement
au fait que sa position dans l’ énoncé varie davantage qu’ on ne l’ écrit habituel-
lement. On retrouve parfois cette même confusion dans les typologies qui ont
été proposées des emplois de déjà. Quoi qu’ il en soit, il nous a paru que le lien
qu’ entretient déjà justificatif avec la dimension argumentative du discours
méritait qu’ on lui consacre une petite étude. Tel est le but du présent article.
On entendra ici par « justificatifs » les emplois de déjà illustrés par les exemples
suivants1 :
(1) De Pradts aurait pu ne pas te le répéter, et surtout en le déformant. Déjà je
barbouille toujours un peu quand je parle ; s’ il faut encore que ce soit
déformé quand on le répète… (Montherlant, 1951, F)

1. Les exemples notés « F » ont été trouvés grâce à la base de données Frantext, hébergée à
l’ ATILF.

249
Études sémantiques et pragmatiques

(2) J’ aime pas ceux qui nagent avec des palmes à la piscine. Déjà que je

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n’ avance pas, ils me flanquent des complexes. (Méril, 1997, F)
(3) C. Allègre ne maîtrisant déjà pas l’ acronyme G.I.E.C., faut-il porter atten-
tion au reste de son ouvrage ? (Titre de rubrique, journal Internet)

À titre de comparaison, on observera que dans ces formulations, l’ effet séman-


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tique auquel déjà est associé diffère très sensiblement de celui qu’ on rencontre
dans les emplois suivants (liste non exhaustive)2 :
t EFTVSWFOBODFQSÏDPDFIl est déjà midi,
t GBDUVFMTPVBTTPDJÏTËVOQBSGBJUEFYQÏSJFODFBVTFOTEF$PNSJF  DBTEBOT
lesquels la présence de l’ adverbe ne modifie pas vraiment le sens de l’ énoncé :
Avez-vous déjà commandé ?, J’ ai déjà été en prison,
t JUÏSBUJGTIl faisait déjà ce bruit hier,
t DBUÏHPSJFMTUn poing c’ est déjà une arme,
t QSPTQFDUJGTJe vais déjà lui écrire,
t NÏNPSJFMTC’ est comment déjà votre nom ?
t EFNJOJNJTBUJPO RVF,ÚOJH  HMPTFQBS« Don’ t worry » : Nous trouverons
déjà de l’ argent.

Il paraît intuitivement clair que dans le contexte des exemples (1)-(3), la valeur
associée à déjà diffère passablement de celle des exemples ci-dessus. En pre-
mière approximation, on peut dire que dans (1)-(3), l’ adverbe contribue à don-
ner un statut discursif particulier au fait désigné par l’ énoncé dans lequel il
figure. Il laisse par ailleurs entendre que d’ autres faits pourraient être évoqués
dans le cadre de la justification de la même conclusion. À savoir : dans (1),
d’ autres faits que « je barbouille toujours un peu quand je parle » ; dans (2), que
« je n’ avance pas quand je nage » ; dans (3), que « C. Allègre ne maîtrise pas l’ acro-
nyme G.I.E.C. ».
Le propos de cet article est donc d’ étudier les propriétés discursives et argu-
mentatives de l’ adverbe déjà tel qu’ il est employé dans les exemples (1)-(3).
Pour ce faire, il s’ agira en particulier de mettre en œuvre diverses notions issues
du champ de l’ argumentation.
Petite remarque avant de commencer cette étude : on aura remarqué que nous
ne parlons jamais de telle ou telle « valeur » ni de tel ou tel « sens » de déjà. C’ est
que nous sommes convaincus, à l’ instar par exemple de Franckel (1989), que le
fonctionnement de cet adverbe peut s’ expliquer à partir d’ un unique ensemble
de propriétés, et que les divers effets de sens qu’ il est susceptible de produire

2. Pour une réflexion typologique plus approfondie, voir notamment Muller (1975), Hoepelman
et Rohrer (1980), Martin (1980), Fuchs (1988), Franckel (1989), Paillard (1992, s.d.), Nøjgaard
(1992-1995), Mosegaard Hansen (2002, 2008), Tahara (2006), Buchi (2007), Métrich et al. (2009
et à par.), Apothéloz et Nowakowska (à par.). Voir aussi König (1977) et Métrich et al. (à par.)
pour l’ allemand schon, van der Auwera (1993) pour l’ anglais already, et Nowakowska et Apothé-
loz (2011) pour le polonais już.

250
Déjà en emploi justificatif

tiennent seulement à la manière dont ces propriétés interagissent avec l’ envi-

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ronnement sémantique et pragmatique dans lequel se trouve l’ adverbe. En
d’ autres termes, nous pensons que les approches polysémiques de déjà s’ expo-
sent à une prolifération non contrôlée de valeurs et, surtout, passent à côté de
généralisations descriptivement des plus intéressantes. Ce point est développé
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dans Apothéloz et Nowakowska (à par.).

2 Déjà justificatif : description


Essayons de dresser un rapide bilan des principales propriétés de déjà tel qu’ il
est utilisé dans les exemples (1)-(3).

1. Il indique que le contenu auquel il est associé est lié à une argumentation,
autrement dit à l’ articulation de deux contenus propositionnels, dont l’ un a le
statut de conclusion et l’ autre (celui auquel déjà est associé), le statut de justi-
fication donnée en faveur de cette conclusion. Plus exactement, déjà justificatif
caractérise le statut de la séquence qui est sous sa portée comme ayant une
fonction de justification. Comme on le verra, les contenus correspondant à la
conclusion et à la justification ne sont pas toujours formulés de façon complète.
La conclusion peut par exemple être totalement implicite, auquel cas l’ adverbe
marque seulement que le contenu auquel il est associé possède une orientation
argumentative particulière3. Pour cette raison, l’ interprétation d’ un énoncé
comportant cet emploi de déjà sollicite fortement les activités inférentielles et
les principes pragmatiques habituellement convoqués quand il y a implicite,
avec tous les effets d’ ambiguïté et d’ indétermination sémantique que cela peut
impliquer.
Tentons d’ appliquer aux exemples (1)-(3) ce qui vient d’ être dit.
Dans (1), « je barbouille toujours un peu quand je parle » se voit attribuer par
déjà un statut de justification. Le contenu en direction duquel cette justification
est dirigée (la conclusion) pourrait être reconstruit comme « il ne faut pas défor-
mer ce que je dis ».
Dans (2), déjà fait de « je n’ avance pas quand je nage » un fait à valeur justifica-
tive. La conclusion que ce fait vise à accréditer peut être formulée comme « je
n’ aime pas ceux qui nagent avec des palmes à la piscine », ou « ceux qui nagent avec
des palmes à la piscine vont tellement vite qu’ ils me flanquent des complexes ».
Dans (3), le fait suivant lequel « C. Allègre ne maitrise pas l’ acronyme G.I.E.C. »
est une justification. La conclusion visée par celle-ci doit être cherchée dans la

3. Notion bien évidemment empruntée aux travaux d’ Anscombre et de Ducrot (cf. par ex.
Anscombre et Ducrot 1976, Ducrot 1980).

251
Études sémantiques et pragmatiques

question qui suit, de toute évidence rhétorique, et peut être formulée ainsi : « il

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ne vaut pas la peine de porter attention à l’ ouvrage de C. Allègre ».

2. Vu sous l’ angle des mécanismes interprétatifs qu’ il déclenche, déjà justificatif


invite à construire un gradient de faits justificatifs (se limitant la plupart du
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temps à deux faits, celui que met en évidence déjà, et un autre) : non seulement
notre déjà signale que le contenu propositionnel sur lequel il porte est donné
comme justification en faveur d’ une certaine conclusion4, mais il laisse égale-
ment entendre que d’ autres justifications pourraient être évoquées en faveur de
la même conclusion – tout en indiquant que la justification à laquelle l’ adverbe
est associé a une certaine priorité sur les autres. Cette priorité n’ est pas néces-
sairement, comme cela a parfois été écrit, celle de « meilleur argument », ni
même d’ argument décisif ; bien plus souvent il s’ agit seulement de marquer la
justification comme la première qui vient à l’ esprit, voire plus trivialement la
première qui est énoncée5. Mais parfois cette priorité peut s’ accompagner
d’ une certaine antériorité logique, causale ou temporelle. Tel est précisément le
cas de (1), dont on peut maintenant compléter l’ analyse ainsi (avec les nuances
d’ usage dans ce type de reconstruction) :

t DPODMVTJPO« il ne faut pas déformer ce que je dis »,


t QSFNJÒSFKVTUJGJDBUJPO« je barbouille toujours un peu quand je parle »,
t TFDPOEFKVTUJGJDBUJPO« on a déformé mes propos ».

Mais, dans tous les cas, il semble bien que la justification soit présentée comme
suffisante, ainsi que le notent Métrich et al. (à par.). Les autres justifications sont
parfois implicites, comme dans (2)-(3), si on accepte les analyses données plus
haut ; mais elles peuvent aussi être expressément désignées, comme dans (1). Dans
ce cas, elles sont assez souvent introduites par une expression comme alors si en
plus, encore, etc., d’ où des constructions corrélatives caractéristiques, du type :

t déjà X, s’ il faut encore que Y


t déjà X, et voilà encore que Y

4. Que ce déjà caractérise comme justificative la fonction d’ un certain contenu propositionnel


ne signifie pas pour autant que tout déjà en tête d’ un énoncé justificatif soit lui-même justificatif.
Examinons l’ exemple suivant :
Regarde comme je suis grande : déjà je peux lancer le javelot, et je sais aussi toucher le but
avec ma fronde. (Gracq, 1954, F)
Dans cet exemple, je peux lancer le javelot est donné comme justification en faveur de je suis
grande. Pourtant déjà est ici très vraisemblablement, en dépit de sa position initiale, un adverbe
purement temporel signifiant la survenance précoce (il présuppose qu’ avant je ne savais pas
encore lancer le javelot).
5. Déjà justificatif a souvent été décrit comme non-temporel, pour l’ opposer à d’ autres emplois.
Mais on peut se demander si la temporalité n’ est pas simplement déplacée ici au niveau de l’ énon-
ciation, comme en atteste la proximité sémantique entre déjà justificatif et d’ abord.

252
Déjà en emploi justificatif

t déjà X, alors si (en plus) Y

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t déjà X, (et) en plus Y
t déjà X, et puis Y
t déjà X, et maintenant Y
t FUD
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Nous appellerons corrélateurs les expressions s’ il faut encore que, alors si en


plus, et en plus, etc., qui introduisent cette justification supplémentaire et indi-
quent qu’ elle est orientée vers la même conclusion que la justification signalée
par déjà.

3. Au plan énonciatif, déjà justificatif est externe, « méta-énonciatif ». Son fonc-


tionnement s’ apparente ainsi à celui d’ une conjonction ou d’ un connecteur –
Mosegaard Hansen (2008) parle de connective use, Fernandez (1994) y voit une
particule énonciative. Ce statut particulier explique pourquoi il figure fréquem-
ment en position initiale, comme dans (1)-(2), et qu’ il peut introduire une
question, comme dans (4) :
(4) [Réponse à un message dans lequel le scripteur demande pourquoi il ne
parvient pas à charger de la musique sur son téléphone portable]
Déjà est-ce que ton téléphone est équipé d’ une carte micro sd ? (Forum
internet, 2009)

Selon le contexte, une paraphrase possible de (4) pourrait être : « la première


chose que je voudrais savoir, c’ est si ton téléphone est équipé d’ une carte micro sd »,
ou « la première question que tu dois te poser, c’ est celle de savoir si ton téléphone
est équipé d’ une carte micro sd ». Ici, déjà annonce que la personne qui essaye de
résoudre le problème va vraisemblablement poser une (au moins) autre question,
et que les réponses qui seront apportées à ces questions devraient permettre de
trouver la solution au problème technique posé par l’ usager. C’ est dans cette
orientation fonctionnelle commune des questions que réside le lien avec l’ argu-
mentation.
Au plan syntaxique, ce statut méta-énonciatif en fait un élément extra-proposi-
tionnel. On peut donc dire, dans les termes de la macro-syntaxe élaborée par
Alain Berrendonner (à par. Chap. 8), que déjà justificatif constitue à lui seul une
clause syntaxique, si bien que les énoncés comportant cet emploi de déjà for-
ment des périodes bi-clausales, sur le même modèle que Sincèrement, il lui a
parlé (interprété comme « Je te le dis sincèrement : il lui a parlé », et non comme
« Il lui a parlé avec sincérité »). Cette extériorité de déjà le dégage des contraintes
qui pèsent sur lui lorsqu’ il est sous la dépendance du prédicat verbal. Par exemple,
c’ est un fait bien connu que quand déjà modifie ce prédicat (par exemple en
interprétation « de survenance précoce »), il s’ accommode très mal de la néga-
tion (ne)…pas (cf. ? Il n’ est pas déjà sorti) ; mais cette contrainte disparaît quand
il est externe, comme le montrent les exemples (2) et (3) discutés plus haut. Il a

253
Études sémantiques et pragmatiques

également été observé que déjà « de survenance précoce » accepte difficilement

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les énoncés gnomiques (König 1977, pour l’ all. schon, mais ses observations valent
aussi pour déjà), ce qui est d’ ailleurs assez compréhensible, compte tenu du
caractère en principe atemporel de ce type d’ énoncé. Or cette contrainte dispa-
raît, elle aussi, quand il est en emploi justificatif. Par exemple, à quelqu’ un qui
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prétendrait que l’ éléphant d’ Asie et l’ éléphant d’ Afrique sont difficiles à distin-


guer, on pourrait rétorquer quelque chose comme : Au contraire c’ est très facile.
Déjà, l’ éléphant d’ Asie a des oreilles beaucoup plus petites que l’ éléphant d’ Afrique.

4. Au total, on peut donc considérer que la séquence argumentative que produit


déjà justificatif comporte, dans sa forme discursive complète, les quatre élé-
ments suivants :

t VOFQSFNJÒSFKVTUJGJDBUJPO + TVSMBRVFMMFQPSUFdéjà ;
t VOFTFDPOEFKVTUJGJDBUJPO + EFNÐNFPSJFOUBUJPOBSHVNFOUBUJWFRVF+FUWJT
à-vis de laquelle J1 se voit attribuer une certaine priorité ;
t VODPSSÏMBUFVS JOUSPEVJTBOU+FUMJBOU+Ë+SFMBUJWFNFOUËMBDPODMVTJPO
t VOFDPODMVTJPO $ RVF+FU+TPOUDFOTÏTÏUBZFSPVBDDSÏEJUFS

L’ exemple suivant présente une séquence complète :

(5) – La ministre de la Santé assure que nous sommes prêts à faire face à une
éventuelle pandémie.
D.R. : Tout en ayant un vaccin à disposition, on ne sait déjà pas gérer la
grippe saisonnière en France ! Il y a chaque année plus de 2 millions de cas
de grippe et 5000 morts dans notre pays, alors imaginez ce qui peut se
passer avec un nouveau variant et sans vaccin. On court à la catastrophe.
(Site La Provence.com)

La réponse que fait D.R., spécialiste en virologie, au journaliste, consiste tout


d’ abord à formuler J1 (« on ne sait pas gérer la grippe saisonnière en France »),
puis – mais pas immédiatement – J2, introduit par le corrélateur alors (« imaginez
ce qui peut se passer avec un nouveau variant et sans vaccin »). La conclusion C
est ici donnée en fin de séquence (« on court à la catastrophe »), et constitue en
quelque sorte l’ élément central de la réponse. Elle pourrait d’ ailleurs tout aussi
bien figurer en tête de la réponse, comme dans la formulation suivante :

(5’ ) On court à la catastrophe : on ne sait déjà pas gérer la grippe saisonnière en


France, alors imaginez ce qui peut se passer avec un nouveau variant et sans
vaccin.

Comme on le voit, déjà justificatif induit, en raison de ses implications argu-


mentatives, toute une séquence discursive, admettant plusieurs variantes de
formulations et dont certains éléments peuvent être omis (la seconde justifica-

254
Déjà en emploi justificatif

tion, la conclusion, le corrélateur). Le cas échéant, la formulation est susceptible

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de solliciter toutes sortes de contenus implicites.

3 Variantes positionnelles
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Examinons rapidement les principales variantes positionnelles de cet emploi


de déjà.
t 4POTUBUVUNÏUBÏOPODJBUJGFTUTPVWFOUTPVMJHOÏQBSVOFQPTJUJPOJOJUJBMFFU
détachée, comme dans (1), (2) et (4), ou par une position finale en « appen-
dice », comme dans l’ exemple suivant :
(6) Je vous demanderai d’ abord, monsieur, pourquoi vous me mêlez si obstiné-
ment à la collection Campana, en affirmant qu’ elle a été ma ressource, mon
inspiration permanente ? Or j’ avais fini Salammbô au mois de mars, six
semaines avant l’ ouverture de ce musée. Voilà une erreur, déjà. (Flaubert,
Corresp., 1865, F)

t &O QPTJUJPO JOJUJBMF  JM QFVU QSFOESF MB GPSNF EVOF FYQSFTTJPO SFDUSJDF EF
complétive (déjà que…), comme dans (2). Il serait évidemment intéressant
d’ examiner s’ il y a des différences sémantiques entre « déjà P » et « déjà que P »
– chose impossible à faire dans le cadre de cet article. Mosegaard Hansen (2008,
Chap. 7) relève plusieurs différences, touchant à la force justificative et au statut
informatif (présupposition) du contenu sur lequel porte déjà, mais ses conclu-
sions sur ces deux points ne nous paraissent pas complètement convaincantes.
Cet auteur mentionne cependant un troisième point qui mérite d’ être noté :
déjà que, contrairement à déjà tout court, est presque toujours orienté vers des
conclusions « détrimentales », c’ est-à-dire dont le contenu est considéré comme
non souhaitable par l’ énonciateur (ou par une autre instance, par exemple
l’ énonciataire)6. Petit échantillon d’ exemples trouvés sur Frantext, dont nous ne
donnons ici que l’ amorce, en elle-même suffisamment évocatrice :
(7) déjà que je n’ avance pas…
déjà que ça coûte ultra cher de surfer en 3G…
déjà que notre cote n’ était pas brillante…
déjà que ce n’ est jamais folâtre […] de veiller les morts…
déjà que s’ endormir n’ est pas drôle…
déjà que ce salaud ne me laisse pas souvent les voir…
déjà que c’ est plein d’ obèses aux States…
déjà que j’ étais cataloguée snobarde…
déjà qu’ on est tous des artistes ratés…
déjà que l’ Europe traverse une crise sans précédent…

6. D’ où le fait que déjà que introduit très souvent une P négative. Cela dit, nous avons quelques
exemples dans lesquels déjà que n’ a rien de détrimental, ce qui montre que ce problème mériterait
un examen plus approfondi.

255
Études sémantiques et pragmatiques

t .BJTdéjà justificatif peut également être inséré dans la proposition, comme

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dans (3), (5) et dans les exemples ci-dessous, ce qui ne l’ empêche pas – notons-
le – de conserver son statut méta-énonciatif.
(8) On ne sait déjà pas quand on commencera à travailler, alors savoir quand
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on partira à la retraite… (Doc. internet)


(9) Ce que je voudrais savoir, c’ est la façon de porter plainte sur Twitter contre
abus à autrui […]. Est-ce que déjà c’ est possible ? (Forum internet)

Cette insertion semble particulièrement fréquente dans les P subordonnées ou


coordonnées, probablement par un effet de concurrence positionnelle avec la
conjonction :
(10) – Pourquoi la vie est-elle apparue ?
– Je préfère « comment » à « pourquoi », car on ne sait déjà pas comment la
vie est apparue, comment s’ est effectué le passage de l’ inanimé à l’ animé.
Parler du « pourquoi », c’ est postuler une sorte de finalité de la vie, ce qui
reste à prouver. (Doc. internet)
(11) – À qui la faute, sinon à lui ? Alors que j’ étais déjà pauvre, je me suis saigné
aux artères pour qu’ il fasse des études. (Aymé, 1950, F)

t Déjà justificatif peut également figurer dans des compléments préposition-


nels, notamment à valeur justificative, comme : à cause de…, du fait que… En ce
cas, la conclusion est donnée dans la proposition dont dépend le complément :
(12) En conclusion, la Smart est toujours aussi smart, déjà à cause de son prix
– à partir de 17 700 euros – et de son côté décalé, attachant même… (Doc.
internet)
(13) Nous voilà donc en présence d’ un jeu très intéressant, déjà du fait qu’ on
puisse incarner le « King of The Pop ». (Journal internet, 2010)

4 Structures discursives
Les éléments identifiés ci-dessus (C, J1, J2, corrélateur) permettent de décrire
les différentes structures discursives que peut induire la présence d’ un déjà
justificatif. Le principal point à prendre en considération est la position respec-
tive de J1 et J2, qui conditionne l’ apparition du corrélateur. Les cas suivants ont
été observés :
t BCTFODFEF+
t PSESF+o+
t PSESF+o+
t PSESF+o+o+ +ÏUBOUVOFWFSTJPOSFGPSNVMÏFEF+ 

256
Déjà en emploi justificatif

Examinons rapidement ces différents cas.

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Absence de J2. – Elle est fréquente, mais difficile à « prouver » exemple à
l’ appui : il est en effet toujours possible de soupçonner qu’ elle n’ est qu’ un artefact
de la manière dont l’ extrait a été découpé, et que J2 vient peut-être « plus loin »
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ou « avant ». Disons que (3), repris ci-dessous, pourrait en être une illustration.

(3) C. Allègre ne maîtrisant déjà pas l’ acronyme G.I.E.C., faut-il porter atten-
tion au reste de son ouvrage ? (Titre de rubrique, journal Internet)

L’ absence de J2 est l’ une des causes de l’ effet de « suspens » qui accompagne


beaucoup de déjà justificatifs (dans les documents écrits, les points de suspen-
sion sont nombreux aux alentours de cet emploi de déjà).
Ordre J1–J2. – On l’ observe dans plusieurs des exemples déjà commentés : (1),
avec le corrélateur encore ; (5) et (8), avec le corrélateur alors ; (10), sans corré-
lateur. L’ exemple (12) est ambigu, car on ne sait pas si la séquence et de son côté
décalé, attachant même est incluse dans la portée de déjà (autrement dit, dans J1),
ou si elle désigne J2. En voici un autre exemple, avec encore comme corrélateur :

(14) « La nostalgie vient de l’ incapacité à haïr » me dit F. M’ a-t-elle destiné la


formule ? Si j’ ai déjà bien du mal à me sentir objet de haine, j’ ai encore
beaucoup plus de mal à me reconnaître sujet haïssant ; à vrai dire je n’ y
parviens pas. (Pontalis, 2002, F)

On interprétera cet exemple de la façon suivante : j’ ai bien du mal à me sentir


objet de haine est marqué par déjà comme la justification J1 ; la séquence j’ ai
beaucoup plus de mal à me reconnaître sujet haïssant ; à vrai dire je n’ y parviens
pas est marquée par encore comme la justification J2. La conclusion vers laquelle
sont orientées ces deux justifications pourrait être construite comme : « la haine
est un sentiment qui m’ est étranger (aussi bien comme objet haï que comme sujet
haïssant) ».

t +« j’ ai bien du mal à me sentir objet de haine »


t +« j’ ai beaucoup plus de mal à me reconnaître sujet haïssant ; à vrai dire je n’ y
parviens pas »
t $OPOGPSNVMÏ1BSFYFNQMF« la haine est un sentiment auquel je suis étranger
(aussi bien comme objet haï que comme sujet haïssant) »
t $PSSÏMBUFVSencore

Ordre J2–J1. – On l’ observe dans l’ extrait suivant :

(15) L’ Abbé : […] Ce qu’ il faut, c’ est que vous disparaissiez totalement.
Sevrais : Comment cela ?
L’ Abbé : Il ne faut plus revoir du tout Soubrier.

257
Études sémantiques et pragmatiques

Sevrais : Quoi ! Quand déjà, si je restais deux jours sans le voir… mais

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non, ce n’ est pas cela que vous voulez dire !…
L’ Abbé : C’ est cela. (Montherlant, 1951, F)

Cet extrait est assez délicat à analyser, car tous les éléments doivent plus ou
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moins être reconstruits. J1 y est ouvertement allusif, incomplet : Quand déjà, si


je restais deux jours sans le voir… On pourrait l’ extrapoler par une formulation
comme : « je supportais très mal de rester deux jours sans le voir ». J2 doit être
construit à partir de la réplique Il ne faut plus revoir du tout Soubrier, et pourrait
être formulé ainsi : « vous me demandez de ne plus revoir Soubrier ». Quant au
contenu de C, il est complètement implicite et pourrait correspondre par exem-
ple à une formulation comme : « vous me demandez quelque chose d’ impossible ».
Soit, si on reconstruit le tout comme un monologue :
(15’ ) Vous me demandez de ne plus revoir du tout Soubrier. C’ est impossible.
Déjà, je supportais très mal de rester deux jours sans le voir.

Par comparaison avec le cas précédent, on pourrait dire ici que déjà – plus exac-
tement le segment comportant déjà –, parce qu’ il renvoie à une autre justifica-
tion antérieurement formulée, du moins à un fait auquel ce statut de justification
est attribué, a une dimension anaphorique.
Voici un exemple non dialogal, lui aussi anaphorique au sens ci-dessus :
(16) Ce jour-là, donc, pas un mot à poser sur le papier. On serait derniers, c’ est
sûr. C’ était le redoublement assuré. Déjà que notre cote n’ était pas brillante…
Je fous un coup de coude et dix coups de tatane dans les chevilles de mon
voisin […] (Bayon, 1987)

On a ici :
t +« ce jour-là, pas un mot à poser sur le papier »
t $« on serait derniers, c’ est sûr », ou : « c’ était le redoublement assuré »
t +« notre cote n’ était pas brillante »

L’ idée de gradient signalée plus haut, dont découle la notion de « priorité » impli-
quée par déjà, coïncide ici avec l’ ordre temporel : notre cote n’ était pas brillante
désigne en quelque sorte l’ arrière-plan situationnel dans lequel s’ inscrit l’ événe-
ment consistant à ne pas poser un seul mot sur le papier.
Ordre J2–J1–J2’ . – C’ est le cas où, comme précédemment, J2 est formulé avant
la proposition comportant déjà (J1), et reformulé après cette dernière (d’ où J2’ ).
Telle est l’ analyse qu’ on peut donner de l’ extrait ci-dessous :
(17) [Propos tenus par un publicitaire :] Au bout d’ un certain nombre de créa-
tions refusées, on devient complètement désabusé, même si on fait sem-
blant de s’ en foutre, ça nous ronge. Déjà qu’ on est tous des artistes ratés, en

258
Déjà en emploi justificatif

plus on nous force à ravaler notre amour-propre et remplir nos tiroirs avec

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des maquettes jetées. (ex. repris de Métrich et al., à par.)

Il nous semble en effet qu’ on peut interpréter la séquence (en plus) on nous force
à […] remplir nos tiroirs avec des maquettes jetées comme une reformulation de
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la séquence Au bout d’ un certain nombre de créations refusées. Autrement dit,


évoquer le fait que « beaucoup de nos créations sont refusées » ou le fait que
« nos tiroirs se remplissent de maquettes jetées », c’ est évoquer la même réalité,
mais sous des manifestations différentes. Cette réalité justifie le constat suivant
lequel on devient complètement désabusé, …, ça nous ronge (C). Déjà introduit
une justification supplémentaire à ce désenchantement : on est tous (considérés
comme) des artistes ratés (J1). D’ où l’ analyse :
t $« dans ce métier on devient complètement désabusé, …, ça nous ronge »
t +« on essuie souvent des refus »
t +« on est tous des artistes ratés »
t +« on nous force à ravaler notre amour-propre et remplir nos tiroirs avec des
maquettes jetées »
t $PSSÏMBUFVSen plus

Si cette analyse est correcte, on peut considérer que J2’ fonctionne ici comme
une métalepse ou une métonymie temporelle.

5 Conclusion
Parce qu’ il est fondamentalement argumentatif, l’ emploi de déjà examiné dans
cet article induit une séquence discursive relativement complexe. Cette séquence
est « à géométrie variable », car elle admet une multitude de variantes de formu-
lations : d’ une part, l’ ordre des éléments qui la constituent n’ est pas fixe ; d’ autre
part, certains de ces éléments peuvent être omis (la justification secondaire, le
corrélateur, la conclusion). Au plan du discours, déjà justificatif participe ainsi
d’ un petit « programme d’ actions communicatives » – pour reprendre une
expression utilisée par Alain Berrendonner dans sa Grammaire de la période. Il
est donc associé à des unités discursives de type « périodes », mais en un sens
différent de celui évoqué plus haut, et vraisemblablement plus proche de la
période au sens où l’ entendait la rhétorique classique.

Bibliographie
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Apothéloz, D., Nowakowska, M. (à paraître), « Déjà et le sens des énoncés »,
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259
Études sémantiques et pragmatiques

Berrendonner, A., ss la dir. de (à par.), Grammaire de la période.

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Déjà en emploi justificatif

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présentée au colloque Chronos 6, Genève, 2004. Document téléchargeable à
l’ adresse <www.unige.ch/lettres/latl/chronos/paillard.rtf>.
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ALORS VS DONC :
À LA RECHERCHE DE DIVERGENCES
DANS DES STRUCTURES SIMILAIRES

Ana Kallen-Tatarova
Université de Fribourg

1 Brève remarque introductive


Très polyvalents, les marqueurs alors et donc font partie des formes les plus
usitées en français parlé. Plutôt que de présenter une étude exhaustive de l’ ensem-
ble de leurs emplois, ces quelques pages ont pour but de dresser un bilan com-
paratif entre le fonctionnement de alors et donc dans des situations discursives
analogues. Plusieurs études se sont intéressées à la commutation possible / impos-
sible entre les deux connecteurs dans les contextes résultatifs (Zenone (1982),
Rossari (2000), Hybertie (1996), Chanet (2001), Jayez (2004)). Dans une moin-
dre mesure, la question s’ est aussi posée pour les emplois relevant de la planifi-
cation et de la structuration discursives. Généralement, on considère que donc
est un marqueur inférentiel prototypique1. Pour alors, par contre, le marquage
d’ inférence n’ est qu’ occasionnel – il concerne seulement les emplois consécutifs
de ce connecteur multifonctionnel. À l’ opposé, on reconnaît habituellement des
fonctions nombreuses de alors en tant qu’ indice spécifique d’ organisation dis-
cursive2, tandis que pour donc, c’ est pratiquement toujours (à tout au plus deux
exceptions près (Chanet (2001) et Roulet (1985)3) une seule valeur de reprise
qui est identifiée.

1. Voir par exemple Nølke (2002), Ferrari et Rossari (1994).


2. Voir par exemple Gülich (1970), Roulet et al. (1985), Mosegaard Hansen (1998).
3. Voir les exemples (14) et (15) sous § 2.2.1.

263
Études sémantiques et pragmatiques

Sans vouloir renverser les habitudes, je voudrais montrer, dans une perspective

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comparative, les particularités d’ emploi de alors consécutif et de donc marqueur
d’ organisation discursive. À cet effet, j’ aurai recours à des exemples authenti-
ques, tirés principalement des corpus4 CTFP et CRFP.
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2. Quelques contextes d’ emplois


(similaires et divergents) pour les deux marqueurs ?

2.1 Le marquage de la consécution


Souvent évoquée, la comparaison entre donc et alors consécutifs est possible
indépendamment du fait que le lien consécutif soit du type déductif ou abduc-
tif5. On considère en principe que si la conclusion introduite est présentée
comme typique, la connexion entre les termes du raisonnement est assurée au
moyen de donc, alors n’ étant qu’ un connecteur consécutif faible (Jayez (2004),
Rossari et Jayez (1996), Hybertie (1996)). C’ est principalement l’ opposition
alors connecteur faible vs donc connecteur fort qui est à la base de l’ explication
selon laquelle si le lien entre les objets reliés est moins obligeant, la connexion
est assurée au moyen de alors. Ainsi, dans l’ exemple (1), la commutation de
alors avec donc ne semble pas naturelle :

(1) L1 mais moi j’ étais pas dure comme mes patrons ont été durs avec moi hein
– le temps avait changé hein il était passé des années alors c’ était mieux –
(CTFP, La fleuriste, l. 156-157)

En (1), le fait que le temps passe en créant des changements n’ implique pas for-
cément que la relation patron(s)-employé(s) s’ améliore. Pourtant si donc ne
commute pas avec alors pour tout marquage de conclusion, il ne faut pas en
conclure que alors ne peut pas introduire une conclusion typique. À considérer
les exemples (2) et (3), on constate que alors est compatible aussi avec le mar-
quage d’ un lien consécutif fort :

(2) ben le muguet ben ça tourne facile hein – (…) si un il fait trop chaud il
tourne alors il faut l’ envelopper alors6 on l’ enveloppe on le mouille bien on
le prépare (…) (CTFP, La fleuriste, l. 305-307)
(3) il me dit ça mets ça au bout de ta canne ça devrait y aller là-bas - alors
je fous ça au bout de ma ligne et puis – entre j’ étais pas commode entre

4. Voir bibliographie.
5. Voir par exemple Rossari (2000).
6. Pour l’ analyse de cet exemple, je ne prendrai pas en considération cette deuxième occur-
rence de alors.

264
Alors vs donc : à la recherche de divergences dans des structures similaires

deux frênes là il y avait des broussailles de partout – (CTFP, Le saumon, l.

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173-176)

En (2), le connecteur relie une modalité déontique (« falloir ») et sa conséquence


obligatoire selon la règle générale : s’ il faut faire, alors on fait. L’ emploi de donc
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paraîtrait d’ ailleurs tout à fait naturel à cet endroit, sans que le lien consécutif
soit perçu comme plus fort. En (3) aussi, alors est parfaitement remplaçable par
donc et dans les deux cas, la règle de passage serait la suivante : s’ il me dit de faire
quelque chose, alors je fais cette chose. Les deux connecteurs sont interchangea-
bles sans que l’ on puisse dire, du fait que la conclusion soit introduite au moyen
de alors, qu’ elle est présentée comme hautement facultative. On pourrait se
demander alors si la notion de connecteur faible s’ avère explicative pour l’ ensem-
ble des emplois consécutifs du marqueur. D’ autant plus qu’ à l’ instar de donc,
alors peut entrer dans deux routines argumentatives particulières au moyen
desquelles le locuteur insiste sur le caractère véridique de la conclusion.
La première de ces routines (v. (4) et (5)) consiste à introduire la prémisse (P)
et à la justifier préalablement à l’ aide d’ une causale (Q) en vue de faciliter le
passage à la conclusion (R) :

P ¥ CAR / PUISQUE Q
œ
DONC / ALORS R

(4) la solitude c’ est la pire des maladies car psychologiquement et moralement


euh pour une personne âgée c’ est pas facile donc nous ce qu’ on essaye de
faire (…) on essaye de d’ aider la personne âgée à encaisser cette cette dou-
leur qu’ est la solitude (CTFP, La détresse, l. 89-91)
(5) j’ avais pas assez de force puisque j’ avais quinze ans à ce quand j’ ai débuté
j’ ai débuté à quatorze ans – alors j’ ai posé ma corbeille par terre puis j’ ai
s- tiré cette corde – (CTFP, La fleuriste, l. 550-560)

La seconde de ces routines (v. (6) et (7)) présente un marquage de redondance


logique. On asserte un fait (P) (v. parties en italique), on le justifie par un argu-
ment (Q) et on revient au fait de départ (ou à une reformulation de celui-ci) en
l’ introduisant, au moyen des connecteurs donc ou alors, en tant que conclusion
avérée :

{P ¥ PARCE QUE Q ¦ DONC / ALORS P (≈ P)}


(6) (…) on me dit toujours c’ est tu est-ce que tu regrettes de pas être artiste +
ben pas du tout {rire} + parce que euh je pense que ce que j’ ai fait dans +
tout ce que j’ ai vécu + je l’ ai vécu pleinement (…) donc euh + euh il y a pas
de regrets il y a non il y a pas de regrets + non (CRFP, Pri-Ami-1)
(7) L1 j’ allais à cinq heures le matin - parce qu’ avant là à la fin bon on avait -
toutes les matières étaient prédécoupées - hein toutes les semelles coupées

265
Études sémantiques et pragmatiques

à l’ avance les talons coupés à l’ avance dans toutes les grandeurs dans toutes

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les mesures tandis qu’ avant non - avant on se coupait tout dans les grandes
feuilles - alors pour les ouvriers il fallait aller à cinq heures du matin pour
couper les semelles couper les les talonnettes il fallait tout couper - tout
préparer pour les ouvriers (CTFP, Le cordonnier, l. 280-287)
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Au vu des exemples cités, force est de constater que si, à la différence de donc,
alors apparaît effectivement dans des cas où le lien entre les arguments du
connecteur est moins contraignant, les contextes de consécution stricte ne lui
sont pas étrangers. En conséquence, il ne semble pas juste de dire que l’ emploi
de alors implique « une certaine insécurité quant à la validité d’ une conclusion
(…) » (Jayez, 2004 : 26). La notion clé qui me semble explicative pour un tel état
de fait est celle de permission / autorisation, suggérée par Chanet (2001) : « l’ état
de schématisation7 permet d’ effectuer une action discursive donnée » (2001 : 50).
Selon cette analyse, le marqueur alors introduit, au sein de l’ activité discursive,
une nouvelle action discursive qui est présentée comme licite. Dans le cas des
emplois consécutifs, l’ action discursive autorisée consiste dans la formulation
d’ une conclusion possible8, pertinente vu le contexte précédent. Or, la qualifi-
cation de la conclusion comme possible rend alors compatible et avec les contex-
tes où le lien entre les objets est moins déterminé (la conclusion est présentée
uniquement comme possible, i.e. tout au plus possible (v. (1)), et avec les contextes
de consécution stricte (la conclusion est pour le moins possible, ce qui sous-entend
qu’ elle pourrait être plus que possible (v. (2), (3)). Pour mieux comprendre
l’ interaction entre contexte gauche du connecteur et marquage d’ action discur-
sive possible, il sera utile de considérer certains contextes d’ emplois micro-syn-
taxiques de alors consécutif pour lesquels l’ apparition de donc ne serait pas
toujours naturelle.

2.2 Alors et sites syntaxiques :


restrictions de commutation avec donc
Le connecteur alors peut entrer dans (au moins) trois constructions micro-syn-
taxiques différentes : la circonstancielle conditionnelle – si P alors Q (v. (8)), la
construction avec un constituant extraposé du type proposition circonstancielle

7. La linguiste emprunte la notion de schématisation à Grize (1996 : 68-71). Voir aussi la notion
de mémoire discursive (M) du modèle fribourgeois (Berrendonner (2002) et Berrendonner et al.,
Grammaire de la période, à par.).
8. L’ idée que alors introduit des conclusions possibles est exprimée aussi chez Rossari et Jayez
(1996). Se plaçant dans un cadre strictement sémantique, ils considèrent que alors relie deux ou
plusieurs propositions, dont la dernière est introduite, au moyen du connecteur, en qualité de
conclusion possible. Le concept de marquage d’ action licite s’ avère plus opératoire parce qu’ il ne
se limite pas aux contextes propositionnels : il peut s’ agir de l’ activation d’ une conclusion possible
(comme dans le cas des emplois résultatifs), mais aussi de l’ activation d’ une nouvelle étape de
discours (comme quand le marqueur assume une fonction d’ organisation discursive – v. § 2.3.2.).

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Alors vs donc : à la recherche de divergences dans des structures similaires

en quand – quand P alors Q (v. (9)), la structure avec circonstancielle de cause

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en puisque – puisque P alors Q (v. (10)) :
(8) Si un quadrilatère est un losange alors ses côtés sont égaux. (internet)
(9) et puis après ben quand j’ ai été plus grande alors on m’ a appris à faire des
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bouquets – à faire des couronnes – à faire des gerbes de mariée (CTFP, La


fleuriste, l. 11-13)
(10) Puisque ma vie n’ est rien, alors je la veux toute. (…) (chanson)
Ces trois structures sont constituées de deux parties qui sont en rapport de
dépendance rectionnelle. En (8), la protase ne peut pas constituer une clause
autonome et de ce fait, elle implique la présence de l’ apodose, introduite au
moyen de alors. De même pour (9) et (10) – les constituants P ont le statut de
périphériques, régis par la proposition principale Q. L’ existence d’ un rapport
implicatif (P impliquant Q) crée une attente forte, après la verbalisation de P, de
l’ activation d’ un élément régissant Q. Le statut de alors dans ces structures
micro-syntaxiques est d’ assurer le balisage de Q et d’ indiquer ainsi que l’ attente
d’ un élément régissant, créée par les subordonnées en tête de construction, va
être saturée. D’ autre part, les trois subordonnées sont du type cadratif et de ce
fait, l’ élément régi (P) procure un cadre de référence particulier (conditionnel,
temporel ou causal) pour l’ élément régissant (alors Q). Dans ce sens, le rôle
sémantico-syntaxique de alors est d’ assurer la reprise du régi dans la proposition
principale et d’ indiquer ainsi que la conclusion introduite n’ est valide que dans
le cadre de référence fourni par la subordonnée. C’ est justement le renvoi ana-
phorique à un cadre pertinent concret qui fait que l’ emploi de donc ne soit pas
toujours naturel dans ces structures micro-syntaxiques. Le marqueur subit de
fortes restrictions d’ emplois dans les structures conditionnelles9, et ne se rencon-
tre guère après la subordonnée temporelle extraposée en « quand », son emploi
après la construction causale en « puisque » étant qualifié d’ impossible10.
Sans être a priori un marqueur inférentiel, l’ emploi de alors dans les contextes
résultatifs constitue un indice du fait que le passage à la conclusion est licite
dans au moins un cadre de référence que le contexte environnant permettra de
définir.

9. Voir Rossari et Jayez (1996).


10. Voir, à cet effet, Roulet (1985 : 174). Il faudrait pourtant nuancer cette remarque. Après une
causale en « puisque », l’ emploi du marqueur inférentiel est certes rare, mais non pas impossible.
Voici un exemple où la circonstancielle de cause en puisque introduit une prémisse absurde à
partir de laquelle le locuteur tire une conclusion inacceptable. Il s’ agit d’ une pseudo-demande de
confirmation, introduite moyennant donc :
(10’ ) Puisque le christianisme est une religion « d’ amour » donc le peuple français est heu-
reux pendant l’ Inquisition ? (internet)

267
Études sémantiques et pragmatiques

2.3 Donc vs alors en tant que marqueurs

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d’organisation discursive : quand la reprise rejoint
la transition et vice versa
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2.3.1. Bref rappel des prises de position théoriques


D’ une manière générale, les études précédentes s’ accordent sur le fait que la
distinction entre donc et alors renvoie, dans le domaine de la structuration dis-
cursive, à l’ opposition marquage de reprise (v. (11)) vs marquage d’ ouverture et/
ou de transition11 (v. (12)) :

(11) Donc, revenons à nos moutons. (titre d’ article, Nølke 2002)


(12) et on me mettait à mon poste alors mon premier poste ce fut euh le condi-
tionnement euh du poulet - soit je m’ installais à ma machine euh et à ma
droite il y avait un distributeur de barquettes - (…) (CTFP, Les poulets à la
chaîne, l. 22-37)

Certaines analyses insistent sur le fait que alors ne peut pas avoir une valeur de
reprise :

(…) contrairement à donc, alors ne peut pas avoir, (…), valeur de reprise. (Zenone
1982 : 132)
(…) contrairement à donc, en fonction de structuration du discours, le terme
introduit [par alors] ne peut pas être la reprise, dans la matérialité même, d’ un
terme antérieur. (Hybertie, 1996 : 38)

En tant que marqueur polyfonctionnel de structuration, alors sert principale-


ment soit à « articuler des sous-thèmes au thème principal » (Hybertie 1996 : 38),
à « ponctuer les différentes séquences d’ un récit » (ibid.), soit à « marquer des
passages à de nouveaux topiques, en particulier des sous-topiques ou des
digressions » (Mosegaard-Hansen, 1998 : 335). Selon les données de mon cor-
pus, l’ opposition stricte reprise avec donc vs transition avec alors pose quelques
difficultés. En considérant l’ exemple (13) infra, on constate que, tout comme
l’ emploi de donc en (11), l’ occurrence de alors signale la reprise-répétition, après
digression, d’ un objet discursif (v. parties soulignées) en vue de la poursuite du
discours central :

(13) L1 là j’ ai pu aller me promener - bon ben on allait manger chez Marius je


me rappelle qu’ il nous faisait bouffer du lapin - avec des frites et c’ était bien
souvent les chats du quartier qui étaient qui passaient à la casserole
L2 oh c’ est pas vrai
L1 si si ouais
L2 c’ est bon le chat

11. La terminologie peut varier selon les auteurs.

268
Alors vs donc : à la recherche de divergences dans des structures similaires

L1 ben ça a le goût du lapin (…)

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L1 c’ est exactement comme un lapin - ça a la même morphologie d’ ailleurs
il y a que les côtes qui changent - bon alors on allait chez Marius on man-
geait du lapin frites - et puis on allait voir les filles et puis on allait coucher
à l’ hôtel voilà - (CTFP, La guerre d’ Algérie, l. 40-60)
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En (13), le locuteur pose un fait (v. les passages en italique) qu’ il reprend après
une digression – la discussion sur le goût du chat. On pourrait néanmoins trou-
ver des nuances qui distancieraient le fonctionnement de alors de celui de donc
dans de tels cas. Premièrement, le phénomène de la reprise est assez répandu
avec donc et très marginal avec alors. Deuxièmement, dans le cas concret, il ne
s’ agit pas de n’ importe quel type de reprise mais d’ une reprise-retour à la nar-
ration. La fonction de alors est de signaler la continuation narrative. Il faut
encore souligner qu’ en (13), les suites narratives sont ponctuées par « et puis »,
marqueur qui, dans le cadre narratif, fait en principe couple avec « alors »12.
D’ autre part, le marquage d’ ouverture et/ou de transition que l’ on identifie habi-
tuellement pour alors ne semble pas exclu pour donc. À considérer la brève
remarque de Roulet selon laquelle, donc peut, au même titre qu’ alors « opére[r]
au niveau de l’ activité énonciative comme MSC ». Pour illustrer l’ analogie entre
les deux marqueurs, l’ auteur donne l’ exemple suivant :

(14) ce soir le thème de cette émission va être si j’ ose dire triple – nous parlerons
tout d’ abord du rôle de l’ État central – des rapports de la Confédération
avec les cantons (…) puis nous parlerons de la politique étrangère (…) – et
enfin de la défense nationale de l’ armée (…) – donc premier thème le pro-
blème du rôle de la Confédération (…) (ibid., p. 153)

Sans proposer une analyse détaillée de cette occurrence de donc, Roulet consi-
dère qu’ il s’ agit d’ une sorte de réactualisation13 qui rapproche le connecteur du
fonctionnement de alors marqueur de structuration. De son côté, Chanet
constate une similitude de fonctionnement entre les occurrences de donc ini-
tiant une série de segments (v. (15)) et celles de alors ponctuant les segments
successifs dans une suite narrative (v. (16)) :

(15) (…) donc on imagine un premier individu avec un train avec trois wagons
(…) donc le but pour nous pour identifier un individu est simple (…) donc
on nous fournit généralement deux types de prélèvements (…) (2001 : 51).

12. Pour plus de détails sur le fonctionnement de puis et alors en tant que locutions d’ enchaîne-
ment narratif, voir Weinrich (1973 : 306) et Reyle (1998).
13. L’ auteur ne définit pas cette notion et ne précise pas en quoi exactement consiste le fonction-
nement de donc. Dans l’ exemple cité, le rôle du marqueur est double : par l’ emploi de donc, le
journaliste reprend tel quel le premier des thèmes annoncés en début d’ émission, en vue de le
développer et d’ ouvrir ainsi la discussion. Il y a donc à la fois reprise et début de réalisation de la
tâche discursive annoncée.

269
Études sémantiques et pragmatiques

(16) (…) et puis le patron des fois pour pas – nous faire aller trop – les c- les

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couronnes aussi – le patron il livrait pas – alors – il voulait pas prendre un
taxi parce que ça coûtait cher alors il y avait les autobus dans ce temps-là
– qui étaient ouverts derrière où il y avait une plate-forme – alors on mon-
tait derrière heureusement que les les receveurs étaient gentils on accrochait
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la couronne derrière à l’ endroit où il y a l’ écriteau qui marque le numéro de


– du – de l’ autobus et on tenait ça en dehors comme ça – alors quand c’ était
un peu loin avec le bus et bien j’ aime mieux vous dire que pour tenir la cor-
la couronne c’ était pas drôle – (CTFP, La fleuriste, l. 570-585)

Des analogies entre les deux connecteurs se retrouvent donc aussi au niveau de
la planification discursive. Analogies et non pas équivalences, car au milieu des
similitudes, des divergences surgissent.

2.3.2 Quelle(s) particularité(s) d’ emploi pour donc


marqueur d’organisation discursive ?
Pour expliquer le fonctionnement de alors dans les contextes d’ ouverture et/ou
de transition, j’ aurai recours à la notion de marquage d’ action licite qui m’ a déjà
été utile pour l’ étude des emplois consécutifs (v. § 2.1). Le rôle de alors est de
signaler que l’ ouverture d’ une nouvelle thématique au sein du discours ou la
transition vers la séquence suivante d’ une narration sont licites vu le contexte
général. En (16), par exemple, le locuteur enchaîne les étapes constitutives de
son récit au moyen de alors. Le marqueur introduit une étape narrative à la suite
de la précédente. Le passage à une nouvelle étape est autorisée parce qu’ il répond
à une attente de continuation narrative – à tel fait, quelle suite ? Le récit se présente
ainsi sous la forme d’ enchaînement d’ étapes successives – celle qui précède pré-
pare celle qui suit et ainsi de suite jusqu’ à la réalisation du programme narratif.
Pour comprendre le fonctionnement de donc au niveau de l’ organisation dis-
cursive, il s’ agit de se demander en quoi le marquage d’ inférence peut être utile
à la planification du discours. Poursuivons l’ étude des analogies entre les deux
marqueurs. De même qu’ alors, donc peut introduire un nouveau topique via un
nominativus pendens :
(17) je vais vous raconter comment s’ est passé mon voyage de noces - - après
notre mariage qui se déroula le quatorze octobre - mille neuf cent quatre-
vingt-dix - - euh nous partîmes c’ était un samedi (…) - - donc nos journées
- - on est resté là-bas pendant huit jours (…) (CTFP, Le voyage de noces,
l. 1-3 & l. 32)
(18) (…) comment elle s’ appelle, Hatchepsout (…) euh ils ont fait disparaître un
tas de textes ou de choses qui la concernaient donc y a des zones d’ ombre
là terrible, et puis alors un truc / on n’ a rien vu dessus mais on a vu simple-
ment au musée (…) (exemple de Mosegaard Hansen, 1998 : 336)

270
Alors vs donc : à la recherche de divergences dans des structures similaires

En (17) et (18), les deux marqueurs assurent la progression discursive et théma-

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tique en accompagnant l’ introduction d’ un topique nouveau (voir les séquences
soulignées). Pour expliquer de telles occurrences de alors, Mosegaard Hansen
se sert de la notion de distinction, souvent évoquée pour ce marqueur14 : l’ emploi
de alors produit un effet de « re-perspectivizing or reorienting ». Comment dès
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lors comprendre le rôle de donc, qualifié habituellement de marqueur de reprise,


dans l’ introduction d’ un nouveau topique ?
C’ est le marquage d’ inférence qui est la clé explicative pour ces emplois du
connecteur. En (17), le SN pendant « nos journées » est certes nouveau, inédit
mais il est aussi inférable à partir du contexte antérieur. La prémisse mineure
renvoie ici au projet discursif de la locutrice. Moyennant le futur proche du
verbe de parole « raconter » et le complément d’ objet direct « mon voyage de
noces », elle formule un but discursif concret (P) qui crée des attentes particu-
lières sur les énonciations à venir : celles-ci doivent s’ inscrire dans le projet de
réalisation du but annoncé. L’ introduction du topique « nos journées » permet
à la locutrice de passer à une étape importante (Q) du programme discursif :
pour que la présentation du voyage de noces soit complète, il faudrait qu’ elle
parle aussi des journées concrètes. D’ où la nécessité d’ introduire ce topique. Le
connecteur ponctue l’ ouverture d’ une nouvelle étape discursive qui est néces-
saire, parce qu’ elle permet l’ accomplissement satisfaisant du but : pour accom-
plir la tâche (P), force est d’ introduire la nouvelle thématique (Q).
Second type de contextes communs à donc et alors : les deux marqueurs peuvent
pointer sur le focus de la clause précédente en vue d’ apporter une sorte de spé-
cification de l’ objet focal :

(19) tout en haut des chapiteaux il y a des accroches donc une sorte de de + de de
on va dire de grande hum + comment dire euh hum hum + euh + un grand
tour15 de de de fer où on accroche les euh les trapèzes tout ça (…) (CRFP,
Pri-ami-1)
(20) pour combattre ça j’ ai euh - mes gris-gris - alors mes gris-gris c’ est - la musi-
que – (…) - je mets ma musique – c’ est-à-dire l- les morceaux qui qui me
– qui me me rassurent (…) – alors l’ autre gris-gris c’ est le bouquin - je peux
pas euh sortir dans la rue sans un livre – (…) (CTFP, Les gris-gris pour le
quotidien, l. 175-190)

Une analyse tripartite pourrait être appliquée à ces deux exemples. Il y a tout
d’ abord introduction d’ un objet-de-discours inédit (X). Il s’ agit d’ un objet qui
est à la fois nouveau et inconnu pour l’ interlocuteur. En (19), la locutrice se
rend compte que le terme technique « les accroches » risque de ne pas être com-

14. Voir la notion de « connexion disjonctive », introduite par Franckel (1987) et reprise par Hyber-
tie (1996) sous le terme de « reprise disjonctive », ainsi que celle de « distance » chez Jayez (1988).
15. Sic.

271
Études sémantiques et pragmatiques

pris par un non spécialiste. Elle prévoit une réaction interrogative de l’ interlo-

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cuteur (c’ est quoi les accroches ?) et anticipe sur celle-ci en apportant la réponse
(une sorte de (…) grand tour…). En (20), la locutrice introduit un nouvel objet-
de-discours (mes gris-gris) qui est en attente de prédicats. Elle sait que l’ allocu-
taire voudrait obtenir plus d’ information concernant l’ objet (en quoi consistent
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les gris-gris ?) et en anticipant sur une réaction interrogative vraisemblable, elle


reprend l’ objet-de-discours en vue de le déterminer (alors mes gris-gris – c’ est la
musique (…) alors l’ autre gris-gris c’ est le bouquin). L’ analyse de ces deux exem-
ples renvoie à des structures similaires contenant trois étapes successives :

Pour (19) :
Introduction de l’ objet inédit X ¦ prévision mentale d’ une question concernant
l’ emploi du terme X (c’ est quoi X ?) ¦ recours au marqueur donc pour introduire la
réponse à la question prévisible

Pour (20) :
Introduction de l’ objet inédit X ¦ prévision d’ une demande de spécification de l’ objet
(en quoi consiste X ?) ¦ recours au marqueur alors pour reprendre l’ objet en vue de
lui fournir une détermination ultérieure

Même si, au niveau de la connexion, les fonctionnements de donc et alors sont


ici similaires, les deux enchaînements produisent des effets discursifs différents.
En (20), il y a introduction d’ une nouvelle thématique au sein du discours –
celle des différents gris-gris – et de ce fait, il y a aussi progression discursive.
L’ emploi de alors est donc lié à l’ effet de transition. En (19), au contraire, le
discours ne progresse aucunement : moyennant donc, la locutrice n’ insère pas
une nouvelle thématique discursive mais elle se met simplement à développer
celle qui a été introduite précédemment. Il n’ y a pas de développement conti-
nuatif du discours mais marquage d’ intercalation du type précision terminolo-
gique. Il semble que le marquage d’ inférence ne soit pas exclu pour cet emploi
de donc : les arguments gauche et droit du marqueur sont reliés grâce à l’ exis-
tence d’ un topos pragmatique que l’ on pourrait paraphraser ainsi : Si ce sont des
accroches, alors ce sont de grandes tours de fer sur lesquelles on accroche les tra-
pèzes. L’ inférence a été signalée pour des raisons interactionnelles : la locutrice
l’ accomplit pour combler des manques de connaissance de l’ allocutaire.

2.3.3 Le marquage d’ inférence au service de l’ organisation discursive


Dans les deux exemples infra, le connecteur donc relie deux formes sémantico-
logiques dans un passage inférentiel particulier :

(21) (…) j’ ai commencé je faisais euh + je faisais du fil + donc du fil de fer +
j’ étais très nulle (…) (CRFP, Pri-ami-1)

272
Alors vs donc : à la recherche de divergences dans des structures similaires

En (21), on infère, à partir de l’ hypéronyme fil, un de ses hyponymes : fil de fer.

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Il s’ agit d’ un cas d’ inférence abductive et donc de nature forcément conjecturale
– si la locutrice dit qu’ elle a fait du fil, l’ interlocuteur n’ est pas obligé d’ inférer
qu’ il s’ agit du fil de fer. Il pourrait s’ agit par exemple de fil de bois.
En (22), prémisse et conclusion sont en relation d’ expansion :
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(22) tu as sept familles + à pardon à Palerme tu as sept familles + qui régissent


+ la ville + donc c’ est divisé en quartiers et chacun s’ occupe d’ un quartier
(CRFP, Pri-tro-2)

L’ argument gauche du marqueur est un procès – « régir la ville », par rapport


auquel l’ argument droit prend une valeur de complément de manière : c’ est en se
partageant la ville entre elles que les sept familles la régissent. Un procédé infor-
matif particulier est au centre des inférences dans ces exemples. En (21) et (22),
il y a marquage de nécessité inférentielle non pas au niveau des contenus pro-
positionnels des éléments reliés, mais au niveau de leur statut informatif. Les
locuteurs passent d’ un objet-de-discours moins informatif à un autre qui l’ est
maximalement : à partir d’ un objet à sens général (la catégorie des fils, en (21))
on infère un autre au sens spécifié (la sous-catégorie des fils de fer). À partir
d’ un procès (régir en (22)), on infère la manière dont le procès est réalisé. Même
si ces inférences ne sont pas précises en soi, elles sont informatives et de ce fait,
elles sont pertinentes pour le déroulement discursif. L’ enchaînement entre pré-
misse et conclusion concerne ici l’ organisation progressive de l’ information : le
marqueur donc entraîne une nouvelle étape discursive qui est présentée comme
nécessaire. Comme pour (19) et (20), le locuteur effectue, en (21) et (22), un
certain type d’ expansion à partir de l’ argument gauche en formulant les répon-
ses à (au moins) une question tacite le concernant : demande d’ identification
pour (21) – quel type de fil ? et demande de manière pour (22) – comment est
régie Palerme ?
Pour expliquer le caractère nécessaire du passage de l’ objet à son expansion,
j’ aurais recours à la notion d’ attente, présentée de manière détaillée dans Gram-
maire de la période (ch. 6, § 3.2.2, à par.). Les auteurs déterminent l’ ouverture
d’ une attente en termes de raisonnement probabiliste de prévision : puisqu’ une
action communicative (A1) laisse généralement prévoir une autre action (A2),
on peut s’ attendre à ce que A2 ait lieu16. En (21) et (22), l’ attente discursive
dépasse le cadre des formes sémantico-logiques, reliées par le connecteur. Le
locuteur présente le lien inférentiel entre l’ objet et son expansion comme néces-
saire parce que, compte tenu de la situation de discours ainsi que de l’ état des
connaissances de l’ interlocuteur, il estime que la simple introduction de l’ objet
en question n’ est pas suffisamment informative. C’ est justement cette insuffi-
sance informationnelle qui crée l’ attente d’ une action discursive supplémen-

16. Dans Grammaire de la période, plusieurs types d’ attentes discursives sont présentés (ibid.).

273
Études sémantiques et pragmatiques

taire, permettant de combler le manque d’ information. En exploitant le lien

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sémantico-logique entre les contenus propositionnels des arguments reliés, le
locuteur relie l’ objet et son expansion en vue de rendre le discours maximale-
ment précis. Il crée ainsi de lui-même l’ image d’ un locuteur scrupuleux qui,
soucieux de satisfaire à l’ impératif discursif de précision optimale, veille à ce
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qu’ aucune des informations, pouvant être utiles à l’ interlocuteur ne soit omise.

3. Questions conclusives : quelles conséquences


et quelles commutations possibles
pour alors et donc ?
Pour clore l’ étude comparative entre les deux connecteurs synonymiques alors
et donc, j’ aurai recours à deux opérations primaires, objets de la logique modale
aristotélicienne17 : la modalité du nécessaire (noté Ȼ) vs la modalité du possible
(noté ◊). Ces deux types de modalité sont en rapport implicatif : la nécessité
implique la possibilité, ou encore, si une proposition p est nécessaire, c’ est que p
est aussi possible (Ȼ p ¦ ◊ p).
Dans la logique modale, on applique les opérations de nécessité vs possibilité sur
des contenus propositionnels. Or, les analyses comparatives entre donc et alors
en tant qu’ organisateurs discursifs montrent qu’ il est possible de les transposer
sur le plan des actions discursives : introduction d’ une action discursive néces-
saire (Ȼ A) pour donc vs introduction d’ une action discursive possible (◊A) pour
alors. Deux topoï peuvent être proposés pour illustrer cette opposition : un topos
de nécessité du type une action A1 implique qu’ une action ultérieure A2 est néces-
saire (A1 ¦ ȻA2), pour les enchaînements en donc vs un topos de possibilité du
type une action A1 rend possible une action ultérieure A2 (A1 → ◊A1), pour les
enchaînements en alors. Dans cette optique, l’ occurrence de donc est la trace
qu’ un topos de nécessité a été sélectionné, tandis que l’ occurrence de alors
oriente vers un topos de possibilité.
Une distinction entre les deux marqueurs pourrait être signalée aussi au niveau
des visées communicatives. Faisant référence à un principe général de nécessité,
l’ emploi de donc est orienté interactionnellement vers l’ allocutaire : celui-ci est
obligé d’ admettre A2 comme légitime. Signalant que A2 est une action possible,
l’ emploi de alors pourrait être investi d’ une valeur de justification énonciative
du côté du locuteur : celui-ci signale qu’ il est autorisé d’ accomplir A2.
Et finalement, une dernière question inévitable : nécessité ou simple possibi-
lité de participation à ce volume de Mélanges, dédié à Alain Berrendonner ? En
ce qui me concerne, écrire ce petit texte est surtout un moyen d’ exprimer ma

17. Pour une introduction à la logique classique, voir Chellas (1995).

274
Alors vs donc : à la recherche de divergences dans des structures similaires

reconnaissance envers mon directeur de thèse et de lui adresser tous mes meil-

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leurs vœux !

Bibliographie
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Études sémantiques et pragmatiques

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par raisonnement inférentiel », Cahiers de linguistique française 15, 7-49.
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Benveniste et al., Paris, H. Champion, Genève, Diff. Slatkine, 2002.
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NOTE SUR PEUT-ÊTRE, DÉTACHÉ À DROITE

Henning Nølke
Université d’ Aarhus

1 Introduction
Depuis mes premiers pas en linguistique j’ ai trouvé une grande inspiration dans
le travail d’ Alain Berrendonner. Spécialiste dans des domaines aussi divers que
la syntaxe, la sémantique, la pragmatique, la langue parlée, il sait toujours mettre
le doigt sur les problèmes et présenter des idées nouvelles qui ne cessent d’ ins-
pirer ses collègues.
Grande fut ma joie quand j’ ai appris qu’ il s’ était également inspiré de quelques
articles que j’ avais commis, et qu’ il considère que nous partageons le même

souci de promouvoir une linguistique généralisée, qui se refuse à faire la sémanti-


que énonciative sans la fonder en syntaxe, à faire de la syntaxe sans tenir compte
de la prosodie, à analyser la prosodie sans se soucier de ses fonctions pragmati-
ques, et ainsi de suite. (2008 : 669)

Comme toujours, quand Alain Berrendonner aborde un problème, il ne se


contente pas de le signaler, il y cherche aussi une solution. Il a bien mis en évi-
dence que l’ intonème qui assiste le détachement à droite « fait problème », et son
article m’ a incité à développer – à la lumière de ses analyses – quelques obser-
vations que j’ ai faites autrefois sur l’ adverbe peut-être, plus précisément quand
cet adverbe se trouve en position détachée à droite.
Je proposerai d’ abord un rapide aperçu des possibilités positionnelles de peut-
être et discuterai de quelques exemples où peut-être est détaché à droite. Ensuite,

277
Études sémantiques et pragmatiques

je rappellerai les propriétés de l’ intonème mises en évidence par Berrendonner.

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Enfin, j’ apporterai quelques remarques concernant une explication possible des
effets de sens auxquels donnent lieu ces exemples.
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2 Positions de peut-être dans la phrase


La position linéaire de l’ adverbe joue un rôle primordial dans le jeu du sens.
Ainsi, peut-être peut intervenir à toutes les césures majeures de la phrase et
chaque position favorise une certaine lecture de l’ adverbe :
(1) _1, (que) Paul , 2 , a _3_ vendu (, 4_(,)) sa voiture ,_5_.

Peut-être se place sans problème dans les positions 1, 2, 3 et 5, et on peut même


le trouver dans la position 4 à l’ oral. On remarquera cependant que seule la
position 3 est prosodiquement intégrée à l’ énoncé. Dans toutes les autres posi-
tions, peut-être reçoit son propre intonème. Aux différentes positions corres-
pondent toutefois des effets de sens différents. Ainsi a-t-on l’ impression que
peut-être porte sur la phrase entière dans 1, alors qu’ il met en relief le sujet
(Paul) dans 2. La position 3 semble en quelque sorte neutre, tandis que la posi-
tion détachée à droite 5 donne lieu à un inventaire d’ effets de sens particulière-
ment riche. Ce comportement un peu déroutant de peut-être s’ explique par le
fait qu’ il est un adverbe d’ énoncé, donc un adverbe de phrase portant sur le
contenu de l’ énoncé1. Les adverbes d’ énoncé véhiculent un sens montré, ce qui
fait qu’ ils n’ entrent pas dans la construction propositionnelle. Un corollaire en
est qu’ ils ne peuvent se trouver que juste après le verbe fini (avant un auxiliaire
négatif éventuel) ou en position détachée. D’ autre part, ces adverbes s’ associent
au focus de la phrase pour commenter son choix. Dans la position 3, l’ adverbe
n’ a aucune influence sur la focalisation et, intégré dans l’ énoncé, il s’ associe au
focus neutre, donc soit à sa voiture soit à vendu sa voiture2. Dans les positions
2 et 4 son insertion crée automatiquement une focalisation de l’ élément qui le
précède3 et peut-être s’ associe au focus ainsi créé. Dans 1, l’ adverbe reste déta-
ché de la phrase et ne peut pas s’ associer au focus. Dans 5, enfin, le jeu se com-
plique : plusieurs effets de sens peuvent s’ imposer. Mais quels sont ces effets de
sens associés à la position 5 ?

1. Pour une analyse du rapport entre les adverbes d’ énoncé et la focalisation, voir Nølke, 2001 :
237-254.
2. Pour une introduction à la théorie énonciative de la focalisation sur laquelle je m’ appuie,
voir Nølke, 2006.
3. Je reviendrai sur cet effet au § 5.2.

278
Note sur peut-être, détaché à droite

3 Peut-être détaché à droite : quelques exemples

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On peut distinguer deux types d’ interprétation : une première où peut-être garde
sa valeur « logique » fondamentale de possibilité, et une deuxième où l’ adverbe
perd cette valeur pour s’ investir d’ une fonction de « renforceur ». Les exemples
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suivants illustrent ces deux interprétations :


(2) Il parlera bien sûr, peut-être.
(3) Paul a vendu sa voiture, peut-être.
(4) Nous sommes des milliardaires, peut-être !
(5) J’ ai droit à la parole, peut-être !

(2) et (3) sont des exemples du premier type, (4) et (5) du deuxième. Nous
pouvons constater qu’ à l’ intérieur de chaque type une deuxième bipartition
s’ impose : dans (2) on a l’ impression nette que peut-être est ajouté après-coup
alors que (3) se prête plutôt à une lecture où l’ adverbe introduit une focalisation
de contraste portant sur sa voiture. Force est d’ ajouter, cependant, que l’ intona-
tion est fort différente dans les deux cas. J’ y reviendrai. Pour ce qui est de la
fonction de renforceur, l’ énoncé (4) reçoit plutôt une lecture négative qui est ren-
forcée par peut-être, l’ énoncé voulant dire que nous ne sommes certainement
pas milliardaires, alors que l’ énoncé (5) est plutôt positif, le message étant que
j’ ai (certainement) droit à la parole4.
Comment se fait-il que peut-être reçoive des interprétations si divergentes dans
ces énoncés ? Quelles sont les propriétés qui nous conduisent à ces quatre lec-
tures ? Sont-elles à chercher dans la forme linguistique (les lexèmes utilisés, la
structure syntaxique…) ? dans le contexte (la situation énonciative, les attentes
ou connaissances des interlocuteurs…) ? dans l’ intonation appliquée ? ou dans
une combinaison de ces facteurs ? C’ est même plus compliqué. En effet, nous
verrons plus loin que les interprétations des quatre exemples que j’ ai proposées
ne sont pas les seules possibles. Quoi qu’ il en soit, tout porte à penser que la
prosodie joue un rôle décisif. En effet, à y regarder de près, si l’ énoncé de (3) reçoit
la même prosodie que celle présupposée pour (2), peut-être se prêtera immédia-
tement à une lecture d’ après-coup, là aussi. Jusqu’ ici, ce rôle central de la proso-
die a été presque complètement négligé dans les études portant sur le détachement
à droite de peut-être, mais grâce aux analyses de Berrendonner nous sommes
maintenant en mesure de mieux préciser ce rôle. Pour pouvoir nous approcher
d’ une explication, il nous faudra donc d’ abord rappeler ce que nous apprend
Berrendonner sur cet intonème.

4. Il s’ agit de « présenter une affirmation énergique » comme le formule Blinkenberg


(1928 : 231).

279
Études sémantiques et pragmatiques

4 Il fait problème, cet intonème

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Comme indiqué déjà dans le titre de son article, Alain Berrendonner a bien
montré que l’ intonème qui assiste le détachement à droite fait problème. On a
l’ habitude de le considérer comme bas et plat. Le problème est pourtant, comme
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Berrendonner le montre très clairement, qu’ il n’ est pas toujours bas et qu’ il n’ est
généralement pas plat. Bien au contraire. La forme de l’ intonème dépend cru-
cialement tant de l’ intonème qui le précède que de l’ élément détaché : il hérite
normalement de l’ intonème précédent le niveau de plateau ainsi que la mélodie
sous une forme réduite, et le type de l’ élément détaché a lui aussi une influence
décisive. Après examen d’ une série d’ exemples différents, et en commentant
l’ exemple de hein détaché à droite, Berrendonner conclut
[…] que la mélodie des articulateurs détachés à droite n’ est pas un simple reflet
conditionné de l’ unité prosodique qui précède, mais varie en fonction de leur
contenu sémantique propre : l’ intonation montante de hein tient évidemment au
fait que ce morphème sollicite une réaction de l’ allocutaire, contrairement à quoi.
(2008 : 673)

Il poursuit en repérant les différents paramètres qui interviennent et montre


qu’ il y a deux principes indépendants qui se combinent pour donner la forme
de l’ intonème :
i) […] le paradigme des intonèmes du français est structuré par un axe
d’ opposition [formes pleines / formes réduites]. Le rôle de cette opposition
est de marquer la différence entre actions communicatives d’ avant-plan vs
d’ arrière-plan.
ii) […] il existe une relation syntagmatique de copie, susceptible de s’ établir
entre un intonème plein et un intonème réduit consécutif. Cette relation
marque la prorogation de la posture interactionnelle exprimée par le pre-
mier intonème (écho). (2008 : 679)

Il souligne l’ indépendance des deux principes en affirmant que « certaines


occurrences d’ intonèmes réduits ne sont pas en relation de copie avec l’ into-
nème qui les précède » (ibid).
Nous verrons que la relation entre prosodie et fonction interactionnelle sera
confirmée par l’ étude de peut-être détaché à droite.

5 Vers une explication des effets de sens


Comme une vaste gamme de phénomènes linguistiques est impliquée (la
modalité, la focalisation, la portée, l’ opération énonciative, la polyphonie…),
une véritable analyse explicative des effets de sens constatés exigerait une ana-
lyse modulaire (Nølke 1994) qui tiendrait compte de tous ces phénomènes.

280
Note sur peut-être, détaché à droite

Cette analyse s’ inscrirait dans une approche de sémantique instructionnelle et

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elle chercherait à fournir une explication qui tienne compte à la fois de l’ apport
(sémantique) proprement linguistique et des propriétés contextuelles (au sens
large) associées aux occurrences particulières des énoncés renfermant peut-être.
Ici, je me contenterai cependant de considérer l’ influence de l’ intonème. Il est
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hors de doute que ce paramètre est tout à fait essentiel.

5.1 L’effet d’après coup


Considérons d’ abord l’ effet d’ après coup observé dans (2) :

(2) Il parlera bien sûr, peut-être.

Berrendonner décrit l’ effet d’ après coup comme une opération annexe qui

se donne pour improvisée après coup, par un locuteur dont la préoccupation prin-
cipale, telle qu’ elle transparaît de la clause-noyau qui précède, était d’ abord autre
chose de plus urgent. (Ibid. 676)

Il me semble cependant que l’ effet de sens observé dans (2) est légèrement dif-
férent : on a plutôt l’ impression que le locuteur se reprend en quelque sorte. Il
reste néanmoins que la courbe prosodique est bien celle décrite par Berrendon-
ner : il s’ agit d’ une copie réduite de la mélodie qui assiste la clause-noyau :

(6)

On notera cependant qu’ on a tendance à percevoir une pause avant peut-être,


ce qui non seulement renforce l’ effet d’ après coup, mais donne presque
l’ impression d’ être en présence de deux énoncés séparés, dont le deuxième
reprend sous forme d’ ellipse le contenu du premier pour le commenter. Il sem-
ble effectivement très difficile en pratique de faire cette distinction entre un ou
deux énoncés. On notera donc avec Berrendonner une forme d’ iconicité entre
la prosodie et l’ interprétation.
Deux phénomènes particuliers de l’ énoncé (2) me semblent concourir pour
imposer cette prosodie. Premièrement, la présence de l’ adverbe bien sûr fait que
la clause-noyau, effectuant une assertion, se termine forcément sur un ton bas.
On aura ainsi un intonème conclusif et l’ idée d’ une continuation est bloquée ;
d’ où l’ impression de deux énoncés. La raison de cette influence intonative qu’ a
l’ adverbe est qu’ il s’ agit d’ un adverbe de phrase qui ne peut pas subir la focali-
sation neutre qui accompagne l’ intonème continuatif. Deuxièmement, toujours
en tant qu’ adverbe de phrase, peut-être n’ a jamais de sens autonome : il com-
mente quelque chose, et dans (2) ce quelque chose est forcément le contenu de
la clause-noyau, ce qui est souligné intonativement par la copie.

281
Études sémantiques et pragmatiques

Nous verrons dans les sections suivantes que d’ autres schémas prosodiques

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peuvent s’ appliquer dans d’ autres conditions.

5.2 L’effet de focalisation


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Considérons maintenant l’ effet de focalisation observé dans (3) :

(3) Paul a vendu sa voiture, peut-être.

Remarquons tout de suite que l’ énoncé de (3) est également susceptible de rece-
voir une lecture pareille à celle discutée à propos de (2) pourvu qu’ il soit pro-
noncé de la même manière. Or intuitivement, on a plutôt tendance à prononcer
voiture avec une courbe mélodique à montée forte après quoi peut-être reçoit un
intonème plat et (probablement) bas :

(7)

Cela entraîne un effet de mise en relief de voiture : c’ est sa voiture que Paul a
peut-être vendue, et non pas son bateau, par exemple.
On retrouve ici le même schéma prosodique que celui qui s’ impose si peut-être
est dans la position 2 de (1) :

(8) Paul, peut-être, a vendu sa voiture. (= (1.2.))

Il semble en effet que l’ insertion d’ une expression à sens montré au milieu de la


phrase déclenche automatiquement ce schéma. Or l’ intonème continuatif à
montée forte constitue toujours un domaine de focalisation (spécialisée) (Nølke
2006), et il s’ ensuit que voiture sera focalisé, comme c’ est le cas de Paul dans (8).
L’ interprétation observée s’ explique ainsi par une combinaison des règles pro-
sodiques associées à l’ acte de focalisation et des règles concernant l’ emploi des
adverbes de phrase.

5.3 L’effet de renforcement négatif


L’ énoncé de (4) présente un effet de sens assez différent et surprenant :

(4) Nous sommes des milliardaires, peut-être !

Dans cet énoncé, peut-être perd complètement sa valeur modale épistémique


pour s’ investir d’ une fonction de renforcement. Qui plus est, l’ énoncé recevra
une lecture négative et une paraphrase approximative serait Nous ne sommes
certainement pas des milliardaires ! Il s’ agit en effet d’ un acte d’ exclamation.

282
Note sur peut-être, détaché à droite

Dans ces conditions, il est d’ autant plus intéressant de noter que la courbe

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mélodique appliquée est à peu près la même que celle discutée pour (3) :

(7)
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Pourquoi, alors, cette différence extrême de sens ? La raison en est-elle à trouver


dans la structure syntaxique, dans la signification des lexèmes utilisés, dans le
contexte, ou ailleurs encore… ? Cette question mériterait une analyse beaucoup
plus approfondie que celle qu’ il me sera possible de proposer ici. Ainsi peut-on
remarquer en passant qu’ il est possible d’ obtenir un effet de sens semblable en
changeant le temps du verbe de (3) :
(8) Paul aurait vendu sa voiture, peut-être.

Il me semble que, si les conditions s’ y prêtent, l’ énoncé (8) est susceptible de


recevoir une lecture proche de Paul n’ a certainement pas vendu sa voiture. Cette
lecture s’ explique sans doute par l’ aspect polyphonique introduit par le condi-
tionnel (cf. Korzen et Nølke 2001).
En l’ occurrence, je me bornerai à étudier le mécanisme qui, semble-t-il, est essen-
tiel pour cette dérivation du sens qui fait perdre à peut-être sa valeur modale. Je
pense que la lecture passe par l’ ironie. Considérons d’ abord ce qui arrive si l’ on
efface peut-être :
(9) Nous sommes des milliardaires !/ ?

Dans (9) il est difficile de savoir s’ il s’ agit toujours d’ une exclamation ou d’ une
question, les deux types d’ actes se rejoignent ici. Dans quelles conditions faire
cette exclamation ? On imagine facilement une situation où le père adresse (9)
à son adolescent dispendieux. Dans ce cas, l’ exclamation servirait plutôt de
reproche, car il serait évident pour les deux interlocuteurs qu’ ils ne sont pas des
milliardaires. Or, postuler sous forme d’ exclamation quelque chose qui, de
toute évidence, est faux, c’ est ironiser. Le père se présente comme un « faux naïf »
– pour reprendre la belle expression proposée par Alain Berrendonner (2002) –
qui, naïvement, croit quelque chose de contraire à toute évidence. Plus précisé-
ment, il « construit ainsi un “faux l0”5, un imposteur, qu’ il démasque à l’ aide des
indices » (Atayan et Nølke 2010 : 11).
Si cette analyse est bonne, quel est le rôle de peut-être dans (4) ? Intuitivement,
peut-être accentue d’ une certaine façon l’ ironie. Peut-être semble souligner que
c’ est l’ allocutaire (l’ adolescent) qui est la cible de l’ ironie (ibid. : 13) : c’ est son
allocutaire que cite le locuteur et à qui, comme faux naïf, il fait confiance. Le
sens communiqué serait donc proche de « tu penses peut-être que nous sommes

5. L0 est symbole du locuteur de l’ énoncé.

283
Études sémantiques et pragmatiques

des milliardaires ! ». Comment expliquer cet effet ? L’ explication doit se trouver

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dans la fonction de peut-être. En tant qu’ adverbe de phrase, et en tant qu’ expres-
sion à sens montré, peut-être est toujours pris en charge par le locuteur qui ne
peut déléguer la responsabilité au faux naïf qu’ il a construit. Or, si on faisait
porter peut-être sur l’ affirmation faite par le faux l0 on aurait le sens : « Peut-être
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que je pense que nous sommes milliardaires tout en sachant que c’ est faux », ce
qui semble seulement possible dans un cas de schizophrénie. Peut-être doit
donc forcément porter sur l’ affirmation qui, selon le locuteur, est prise en
charge par son allocutaire et on arrive ainsi au sens intuitivement observé : « Tu
penses peut-être que nous sommes des milliardaires ».
Notons en passant qu’ il se peut, bien sûr, que le locuteur soit effectivement
milliardaire et que l’ exclamation soit un cri de joie. Cette interprétation semble
cependant bloquée par l’ adjonction de peut-être, à moins de prononcer peut-
être avec une copie réduite de l’ intonème appliqué pour l’ exclamation :
(10) Nous sommes des milliardaires ! Peut-être !

Ici, le locuteur se reprend en modifiant sa joie : « ce n’ est quand même pas tout
à fait sûr qu’ on soit milliardaire ».6 Cette observation fait voir que la position
détachée de peut-être joue un rôle pour la dérivation ironique. En effet, dans
une situation où le locuteur vient d’ hériter une grande somme d’ argent, on pour-
rait imaginer une exclamation de joie comme dans (11) :
(11) Nous sommes peut-être des milliardaires (maintenant) !

Intégré dans la phrase, peut-être peut donc garder sa valeur de possibilité épis-
témique, bien que (11) puisse probablement aussi recevoir la même interpréta-
tion que (4). La postposition assistée de l’ intonème illustré dans (7) favorise
fortement cette lecture, mais elle n’ est pas obligatoire.

5.4 L’effet de renforcement positif


Comment se fait-il qu’ exactement la même structure prosodique que dans (4)
reçoive une interprétation positive dans (5) ?
(5) J’ ai droit à la parole, peut-être !

La seule différence semble résider dans les croyances préalables concernant la


valeur de vérité du contenu propositionnel. C’ est ainsi que là où (4) se dit (nor-

6. Si j’ ai raison, cet exemple semble constituer un contre-exemple à l’ analyse proposée par


Berrendonner qui dit : « […] après les intonèmes exclamatifs, il apparaît impossible de placer un
écho » (2008 : 678).

284
Note sur peut-être, détaché à droite

malement) dans une situation où « nous » ne sommes pas des milliardaires, (5)

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est plutôt énoncé par quelqu’ un qui désire prendre la parole dans une situation
où, selon lui, il y a effectivement droit.
Pour répondre à cette question il nous faudra considérer la fonction de (5) de
plus près. L’ énoncé semble servir à rappeler à l’ ordre l’ allocutaire (ou les allocu-
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taires) qui vient de réagir comme s’ il ignorait que le locuteur a droit à la parole.
L’ adverbe peut-être, qui, rappelons-le, est toujours pris en charge par le locuteur,
porte ainsi sur un contenu comme « tu penses que je n’ ai pas droit à la parole »,
donc la négation de la clause-noyau de (5). Les mécanismes interprétatifs mis
en fonction sont ainsi analogues à ceux qui donnent lieu à l’ interprétation néga-
tive de (4) ; seulement cette fois la conversion ironique agit deux fois : d’ abord
le locuteur ironise sur les croyances de son allocutaire qui agit comme s’ il ne
savait pas que le locuteur avait droit à la parole bien qu’ il sache bien que tel est
le cas. Cette première étape ironique transforme le contenu en « selon toi, je n’ ai
pas droit à la parole ». Peut-être porte alors sur ce contenu, ce qui donne « Tu crois
peut-être que je n’ ai pas droit à la parole » ; or s’ il ressort de la situation, comme
nous le présupposons, que le locuteur a bien droit à la parole, on aura une
deuxième conversion ironique qui fait de l’ énoncé une affirmation énergique.
Selon cette analyse, il y aurait double ironie : c’ est le contexte et notamment le
savoir (supposé partagé) qui joue le rôle discriminant. Mais c’ est la structure
qui impose la première lecture ironique7.
On trouve un argument en faveur de cette analyse dans le fait que le même
énoncé puisse recevoir aussi bien une interprétation positive que négative. C’ est
le cas de l’ exemple célèbre :
(12) Je suis le roi, peut-être ! (Jarry : Ubu roi ; cité par Blinkenberg, 1928 : 231)

Dans le texte original, le locuteur est bien le roi, et l’ exclamation fonctionne


bien comme un rappel à l’ ordre (ou comme une affirmation énergique, comme
le formule Blinkenberg), tout à fait comme (5) le fait. Mais, prononcé par une
personne ordinaire, (12) recevra plutôt une lecture négative pareille à celle de (4).
Dans les deux cas, on a une exclamation forte grâce à la prosodie, mais le choix
entre lectures positive et négative dépend du contexte ou, plus précisément, des
croyances supposées des interlocuteurs.

7. Cette analyse corrobore la conclusion de Berrendonner qui dit : « […] pour rendre compte
des faits d’ intonation, on n’ a pas tant besoin d’ une théorie de la structure informationnelle, que
d’ une théorie des actions discursives et des postures adoptées dans l’ interaction. Bref d’ une
praxéologie du discours » (2008 : 679).

285
Études sémantiques et pragmatiques

5.5 Note sur la prosodie

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Nous avons vu que le même schéma prosodique peut donner lieu à deux inter-
prétations nettement différentes, à savoir soit la mise en relief du dernier élé-
ment de la clause-noyau soit une valeur exclamative de l’ énoncé. Ce parallèle
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n’ est cependant qu’ un trompe-l’ œil. En effet, la montée forte qui accompagne la
dernière syllabe de la clause-noyau s’ explique différemment dans les deux cas,
ce qui devient clair si on efface peut-être. En ce cas, la mise en relief de (3) dis-
paraît et on aura un simple intonème conclusif… :
(13) Paul a vendu sa voiture.

… alors que l’ exclamation dans (4) gardera la montée forte comme nous l’ avons
vu au § 5.3. Dans le premier cas, la prosodie particulière s’ explique donc par
l’ adjonction de peut-être qui fait changer automatiquement le premier into-
nème en intonème continuatif, alors que dans le deuxième cas, la présence de
peut-être ne semble avoir aucune influence prosodique notable : on a la proso-
die exclamative de toute façon.

6 Conclusion
Une collègue m’ a demandé l’ autre jour : « Comment peux-tu continuer à travail-
ler sur peut-être ? » Je crois que la raison en est que ce petit mot continue à révéler
des secrets nouveaux. Ainsi cette note sur peut-être détaché à droite, si superfi-
cielle qu’ elle soit, a-t-elle fait entrevoir une complexité prodigieuse des effets de
sens auxquels cette structure se prête. Je n’ ai pu que gratter la surface : une véri-
table analyse explicative demanderait un travail empirique beaucoup plus
poussé, y compris des études de laboratoire phonétique.
Mais j’ espère que cette note a toutefois servi à témoigner encore une fois, si besoin
était, du fait que le vrai progrès dans les sciences s’ appuie (le plus souvent) sur
l’ inspiration qu’ on trouve chez les grands scientifiques. En effet, ma petite étude
n’ aurait pas été possible sans l’ analyse minutieuse qu’ a présentée Berrendonner
de cet intonème qui fait problème. Par l’ inspiration qu’ on y trouve toujours, le
fruit du travail d’ Alain Berrendonner dépasse de loin le contenu de sa propre
production.

286
Note sur peut-être, détaché à droite

Bibliographie

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Ducrot », Ironie et un peu plus. Hommage à Oswald Ducrot pour son 80e anni-
versaire, Atayan, V. & Wienen, U. (éds), Berne, etc., Peter Lang, 9-25.
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Berrendonner, A. (2002), « Portrait de l’ énonciateur en faux naïf », Semen [en


ligne], 15 | 2002 mise en ligne le 29 avril 2007.
Berrendonner, A. (2008), « Il est beau le lavabo ; il fait problème cet intonème »,
L’ énonciation dans tous ses états, Birkelund, M., Hansen, M.-B.M., Norén, C.,
Berne, etc., Peter Lang, 669-685.
Korzen, H. & Nølke, H. (2001), « Le conditionnel : les niveaux de modalisation »,
Le conditionnel en français, Dendale, P. & Tasmowski, L. (éds), Recherches
linguistiques XXV, Université de Metz, 125-146.
Nølke, H. (1993), Le regard du locuteur. Pour une linguistique des traces énoncia-
tives, Paris, Kimé.
Nølke, H. (1994), Linguistique modulaire : de la forme au sens, Louvain, Paris,
Peeters.
Nølke, H. (2001), Le regard du locuteur 2. Pour une linguistique des traces énon-
ciatives, Paris, Kimé.
Nølke, H. (2006), « La focalisation : une approche énonciative », La Focalisation
dans les langues, Wlodarczyk, H. & Wlodarczyk, A. (éds), Paris, L’ Harmattan,
59-80.
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TOUT + ADJ ET L’ ILLUSION EMPATHIQUE

Michèle Noailly
Université de Brest

On présentera ici quelques remarques sur le tout adverbial, celui que l’ on ren-
contre dans Jules est tout triste ce matin. On a beaucoup épilogué, dans l’ histoire
de la langue, sur les bizarreries de cet adverbe parfois accordé : il est inutile que
nous y revenions. Nous chercherons plutôt à préciser la valeur de cette forme,
mal et peu définie dans les grammaires, rattachée le plus souvent à l’ expression
de l’ intensité, sans plus de détails, mais qui présente quelques particularités de
distribution qui ont pu intriguer. On essaiera de comprendre ce qu’ elles révè-
lent de l’ instruction interprétative portée par ladite forme.

1 Extensité/intensité
En français contemporain, dans la combinaison « tout + Adj », il est possible de
distinguer deux sous-classes d’ emplois, selon l’ interprétation de tout, 1a) vs 1b).
Tout marque en effet, soit une extension maximale, soit une intensité élevée1.
On paraphrasera l’ une par « totalement, en totalité », et l’ autre par « très », pour
faire simple. On admettra en outre l’ existence de cas indécis où la différence
entre les deux interprétations semble se neutraliser (1c) et même de cas où
aucune de ces deux analyses ne semble bien convenable (1d) :

1. C’ est cette seconde analyse qui est donnée comme principale dans les grammaires à propos
de tout Adj. (Wagner et Pinchon classent ce tout dans le groupe des adverbes d’ intensité, Riegel
et al. sont plus nuancés).

289
Études sémantiques et pragmatiques

(1a) Extensité maximale

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Une pelouse toute jaune’ = jaune en totalité
Une fille toute nue = totalement nue
Un pavage tout irrégulier = irrégulier en totalité
Une maison toute pleine de souvenirs = totalement pleine de souvenirs
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Un enfant tout disposé à obéir = totalement disposé à obéir


(1b) Intensité élevée
Un salon tout petit = très petit (*totalement petit)
La solution est toute simple = très simple(* ?totalement simple)
La ville s’ est endormie dans un calme tout relatif )= très relatif (??totale-
ment relatif)
Des œufs tout frais = très frais (*totalement frais)
Lise est toute jeune, toute blonde, toute gentille = très jeune, très blonde,
très gentille (*totalement jeune, blonde, gentille)2
(1c) Le pain est tout sec (s’ il est sec totalement, c’ est qu’ il est très sec)
La nappe est toute propre / toute sale (si elle est propre / sale en totalité, cela
revient à dire qu’ elle est très propre ou très sale )
C’ est tout naturel (très naturel ? totalement naturel ? quelle différence ?)
Aujourd’ hui, le ton est tout différent (très différent ? totalement différent ?)
(1d) Lise est tout éblouie (ni ? ?très éblouie, ni ?totalement éblouie)
C’ est la vérité toute pure (ni ? ?totalement pure, ni ? ?très pure)
La réalité est tout autre (ni ?totalement autre, ni *très autre)

Admettons néanmoins à titre provisoire la validité du contraste entre les deux


effets de sens. On peut comprendre aisément comment on est passé de l’ un à
l’ autre. Au départ, l’ étymon latin, totus, dit l’ extensité maximale d’ une entité
nominale, tota urbs, tota nocte. À partir de là, on peut produire totae orationes
subtiles3, « des discours tout entiers simples, simples dans leur entier ». Mais si
la totalité de N est concernée par Adj, si Adj est partout dans N, c’ est qu’ il y
manifeste probablement une intensité marquée : un discours simple dans son
entier sera… d’ une simplicité évidente, frappante. L’ articulation d’ une valeur
avec l’ autre n’ est donc pas difficile et ce qui déterminera l’ effet de sens, ce sera
plutôt le propos dans son entier, choix de N et choix de Adj. Un même adjectif
pourra être interprété en extensité maximale ou en intensité élevée, selon le N
qu’ il déterminera :
(2a) Le radiateur est tout froid (totalement, entièrement froid)
Ta main est toute froide (très froide)
(2b) C’ est une eau toute pure (totalement pure)
C’ est une jeune personne toute pure (très pure)

2. Cette distinction a un effet direct sur les principes d’ accord de tout, puisqu’ on (l’ Académie
Française) recommande devant adjectif au féminin et à initiale vocalique, d’ accorder tout au sens
de « entièrement », et de le laisser invariable s’ il a une interprétation intensive : une soirée toute
calme (calme dans son entier) / une soirée tout calme (très calme). Mais l’ usage n’ a pas suivi.
3. Cicéron, Or. 111 (dans le Gaffiot).

290
Tout + Adj et l’illusion empathique

Quand il s’ agit d’ intensité élevée, et donc d’ adjectifs gradables, toute la question

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est de savoir en quoi tout se distingue des autres marqueurs d’ intensité haute,
en particulier de leur parangon, très. Les tests syntaxiques font apparaître bien
des différences4. En particulier tout est assez mal adapté aux contextes de suren-
chère :
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(3a) Ce pull est doux, et même très doux


Ce pull est doux / ce pull est tout doux
??Ce pull est doux, et même tout doux
(3b) Ce matin-là, Lise était souriante, très souriante même.
?Ce matin-là, Lise était souriante, toute souriante même

L’ enchaînement avec tout, sans être absolument exclu, est insolite, et moins bon
qu’ avec très.
Autre différence : très accepte fort bien d’ être redoublé, très très marquant alors
une intensité plus forte et, selon Lambert 2004, une plus forte prise en charge
énonciative. Tout, s’ il était intensif, devrait permettre le même traitement. Or il
ne l’ accepte pas :

(4a) Les grandes personnes sont décidément très très bizarres. (A. de Saint-Exu-
péry, cité par Lambert p. 123)
(4b) Antoine est revenu tout bizarre de son expédition
*Antoine est revenu tout tout bizarre de son expédition5

À l’ inverse, l’ ensemble tout Adj peut être répété une seconde fois, beaucoup plus
facilement que la suite très Adj, cf. ci-dessous, 5a et b, et plus loin, l’ exemple 15b :

(5a) C’ est tout court, tout court, cette jupe !


??C’ est très court, très court, cette jupe
(5b) Tu t’ es fait tout beau tout beau, ce matin !
??Tu t’ es fait très beau très beau, ce matin

Enfin, alors même que le marquage de l’ intensité par très est considéré comme
absolu, non relatif (puisqu’ il n’ y a pas, à proprement parler, de comparaison), il
est toutefois possible d’ introduire, dans la phrase, sous la forme « pour un N »,
une référence à l’ ensemble dans lequel on range l’ entité considérée (6a)6.
L’ introduction de ce « repère » ne convient pas aussi bien aux énoncés compor-
tant tout (6b) :

4. Mes appréciations là-dessus diffèrent sensiblement de celles de J.-C. Anscombre.


5. La variation imposée à l’ exemple de Saint-Exupéry est seulement destinée à permettre
l’ emploi de tout (« contexte d’ état passager », cf. plus bas, II).
6. Cette référence à l’ ensemble dans lequel entre N est comparable à celle que l’ on a dans
l’ expression du superlatif « relatif » : Jules est le plus timide des grands patrons.

291
Études sémantiques et pragmatiques

(6a) Jules nous a paru ce matin très pâle, pour un garçon qui revient de vacances

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(6b) ?Jules nous a paru ce matin tout pâle, pour un garçon qui revient de vacances

D’ un autre côté, on remarque, après Anscombre 2006 et 2008 que, à la diffé-


rence des énoncés en très, la séquence tout Adj entre mal dans les questions
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totales d’ une part (7a), dans les énoncés à l’ impératif d’ autre part (7b), mais
aussi, ajouterons-nous, dans les énoncés négatifs (7c) :

(7a) Lise a-t-elle été très gentille avec toi ?


??Lise a-t-elle été toute gentille avec toi ?
(7b) Sois très mignonne avec maman, parce qu’ elle est fatiguée
?Sois toute mignonne avec maman, parce qu’ elle est fatiguée
(7c) Lise n’ était pas très contente de cette lettre qu’ elle venait de recevoir
??Lise n’ était pas toute contente de cette lettre qu’ elle venait de recevoir

Ces blocages semblent tenir à la modalité énonciative, puisque les énoncés


assertifs (et non niés) correspondants sont parfaitement acceptables7 :

(8a) Lise a été toute gentille avec toi


(8b) Tu as été toute mignonne avec maman
(8c) Lise était toute contente de cette lettre qu’ elle venait de recevoir

Donc tout n’ est pas, dans ces emplois, un marqueur de haut degré de même type
que très. Simplement, tout, qui dit fondamentalement l’ extensité maximale, peut,
quand il porte sur un adjectif gradable, basculer du côté d’ une certaine forme
d’ intensité. Il arriverait alors à tout ce qui arrive à tant d’ autres adverbes : ce phé-
nomène bien reconnu (cf. entre autres Noailly 1999, p. 56) qui fait que, devant
adjectif gradable, les adverbes en –ment s’ absorbent dans l’ expression de l’ in-
tensité (haute, ou moyenne, ou faible). C’ est par exemple follement, passablement
ou faiblement quand on dit Il est follement amoureux, passablement malade,
faiblement motivé 8. En gros, c’ est la faute de l’ adjectif et de sa gradabilité fon-
cière. Ajoutons toutefois que cette « altération » du contenu de tout devant
adjectif gradable n’ est pas un fatalisme absolu : il arrive qu’ on le rencontre avec
sa valeur d’ extensité maximale devant des adjectifs par ailleurs parfaitement
gradables (cf. II. ci-dessous). C’ est la nature du N caractérisé par tout Adj qui
joue alors, répétons-le, un rôle déterminant.

7. Une comparaison avec bien montre que ce dernier adverbe ne présente pas les mêmes
contraintes : Lise a-t-elle été bien gentille avec toi ? Sois bien gentille avec maman. Seule la négation
est difficile : Tu n’ as pas été bien gentille ce matin.
8. Ou, plus proche de tout par l’ étymologie, totalement, dans des contextes comme Votre remar-
que est totalement incongrue.

292
Tout + Adj et l’illusion empathique

2 La distribution de tout devant Adj

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Il semble qu’ il y ait, dans la distribution de l’ adverbe tout, des secteurs préfé-
rentiels.
Dans les cas où tout relève de l’ extensité maximale, il est parfaitement apte à
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renforcer des adjectifs non gradables. C’ est le cas avec tout entier, tout premier,
tout dernier, tout autre, tout pareil ou même tout seul. En effet, on n’ a pas *très
entier, *très premier, *très dernier, *très autre, *très pareil et si très seul est parfai-
tement acceptable, c’ est dans une acception tout à fait différente du seul de tout
seul. De même, on trouvera également tout devant adjectif ethnique (9a et b),
ou devant participe passé (9c), ni l’ un ni l’ autre n’ étant gradables :
(9a) Tant qu’ un espoir de paix a pu flatter ma peine
Oui j’ ai fait vanité d’ être toute romaine. (Corneille, Horace)
(9b) Je lus, j’ étudiai, j’ annotai […] avec […] une rigueur, une abnégation toutes
militaires. (D. Podalydès, Scènes de la vie d’ acteur, Seuil, 2006, p. 154)
(9c) Un pauvre bûcheron tout couvert de ramée
[…] Gémissant et courbé marchait à pas pesants. (La Fontaine, Fables, I, 16)

Tout peut porter aussi sur des participes passés9 de verbes transitifs à objets
affectés : mon jouet est tout cassé, le couteau est tout tordu, on m’ a rendu un vête-
ment tout froissé, le bâtiment est tout couvert de vigne vierge, un oiseau tout
déplumé, une pelouse toute détrempée, une voile toute gonflée, etc. Le passif dit le
résultat d’ une intervention extérieure sur le référent dénommé par N (cf. des
commentaires du type : ton jouet est peut-être cassé, mais il ne s’ est pas cassé tout
seul !). Dans d’ autres cas, il s’ agit de décrire un maintien, le plus souvent d’ hu-
mains (pelotonné, blotti, recroquevillé, enroulé, courbé, déplié, aplati etc.) Là, en
revanche, l’ intervention extérieure est improbable.
Rien n’ empêche par ailleurs, comme il a été noté en I., que tout marque l’ exten-
sité maximale devant des adjectifs gradables aussi, si le N s’ y prête : un pavage
tout irrégulier, un mur tout lisse, une chambre toute jaune, « quatre semaines
toutes pleines » (La Fontaine, Fables, VIII, 27). Les N concernés sont alors des N
qui renvoient à une substance étendue (dans l’ espace ou le temps). Quand il
s’ agit d’ adjectifs de couleur, comme dans une chambre toute jaune, il est intéres-
sant de préciser que ce qui est en jeu, c’ est bien l’ extensité de la couleur (dont
on comprend qu’ elle est présente sur toute la surface du référent considéré), et
non son intensité : une chambre toute jaune peut être d’ un jaune très doux, et
n’ est pas une chambre très jaune10.

9. Et aussi devant des participes présents, mais le phénomène me semble moins étendu.
10. On a noté ailleurs les difficultés et les contraintes de l’ emploi de très avec les adjectifs de
couleur (Noailly 2005) : on aurait peut-être là une preuve supplémentaire de la très faible compa-
tibilité de ces adjectifs avec la gradabilité : leur alliance avec tout dit, dans tous les cas à ma
connaissance, l’ extensité maximale.

293
Études sémantiques et pragmatiques

Pour ce qui est de l’ intensité élevée, elle se manifeste avec des adjectifs gradables11,

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certes, mais pas avec tous indifféremment : dans Anscombre 2008, il est dit de
ceux qui acceptent tout qu’ ils sont du type subjectif (vs objectif)12. Par adjectif
subjectif, cet auteur entend les adjectifs qui renvoient à une propriété linguisti-
quement représentée comme acquise à la suite d’ une intervention externe. Les
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adjectifs concernés, ou du moins les acceptions dans lesquelles ces adjectifs


acceptent tout, sembleraient donc refléter un sémantisme proche de celui des
participes passés ci-dessus : les propriétés en question ne seraient pas inhérentes
à N, mais lui adviendraient du fait d’ une intervention extérieure. Les états qui
en dérivent auront de bonnes chances de s’ exercer de façon temporaire, pour
cette raison même.
Ces adjectifs13 d’ états passagers peuvent être regroupés autour de deux séries
lexicales (sans exclusive) :
t DFVY RVJ FYQSJNFOU EFT ÏUBUT QTZDIPMPHJRVFT QSPDIFT EF MÏUPOOFNFOU
(surpris, étonné, ébahi, ébloui, interdit, décontenancé, confus, morfondu,
etc.) ou des symptômes en résultant (tremblant, frissonnant, frémissant,
fébrile, ému, penaud, bouleversé, ahuri, décomposé, flageolant, retourné,
etc.)
t DFVYRVJEÏDSJWFOUEFTDPNQPSUFNFOUTSFGMÏUBOUQMVTPVNPJOTVOÏUBU
intérieur (gentil, aimable, mielleux, bizarre, triste, content, joyeux, songeur,
fier, timide, honteux, etc.)

Pour tous ces adjectifs-là, on note une affinité de tout avec la description d’ états
passagers (10a). Et s’ il arrive que certains d’ entre eux soient susceptibles de
dénoter des états soit stables, soit passagers, tout ne sera convenable que dans un
contexte qui explicite le caractère passager de la disposition (10b vs c ; 10d vs e).

(10a) Jules est tout fiévreux, tout songeur, tout malade, tout intimidé
(10b) Jules est tout triste / tout calme / tout fier / tout timide aujourd’ hui
(10c) *Jules, de caractère, est tout triste, tout calme, tout fier, tout timide14
(10d) Au piano, Arthur H., tout beau en chemise blanche. (M. 12/03/2010,
p. 21)
(10e) *Cet acteur, je le trouve tout beau

11. Il n’ est pas exclu que, parmi tous les participes passés donnés ci-dessus, certains ne soient
pas gradables : ?un jouet très cassé vs un vêtement très froissé.
12. Anscombre tente de multiples oppositions pour essayer de cerner les limites de l’ usage de
tout devant Adj : adjectifs, subjectifs vs objectifs ; propriétés intrinsèques vs extrinsèques. On peut
relever d’ ailleurs une certaine fluctuation, d’ un article à l’ autre, dans la définition de ces notions.
13. Il peut aussi s’ agir de participes passés en emploi adjectival (acceptant par exemple la grada-
bilité).
14. N.B. aussi Antoine est tout heureux de retrouver Lise aujourd’ hui vs *Antoine est un homme
tout heureux.

294
Tout + Adj et l’illusion empathique

À l’ inverse, si on sélectionne des adjectifs qui dénotent des traits nécessairement

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stables, on observera qu’ ils seront très difficilement modifiés par tout (10f vs g) :
(10f) Jules, de tempérament, est quelqu’ un de courageux, de paresseux, de lucide,
d’ orgueilleux, de maladif15
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(10g) *Jules, de tempérament, est quelqu’ un de tout courageux / paresseux /


lucide / orgueilleux / maladif

Mais en dehors de ces catégories, on a bien d’ autres adjectifs, gradables de même


et avec lesquels tout semble dénoter aussi l’ intensité élevée, mais qui ne sont pas
du registre psychologique et qui renvoient à des états stables, une solution toute
simple, une idée toute bête, un cœur tout pur, une voix toute claire, etc. Ce ne sont
pas là des adjectifs « subjectifs ».
Quant aux adjectifs relatifs à des propriétés physiques : chaud, froid, glacé,
humide, mouillé, ruisselant, trempé, dégoulinant, sec, lisse, rugueux, uni, fleuri,
tach(et)é, sale, propre, clair, blond, brun, bronzé, petit, menu, fragile, pâle, jeune,
joli, mignon, etc., il n’ est pas possible de les regrouper tous dans l’ une des deux
catégories : car ils disent tantôt des états stables (blond, petit, fragile, uni, clair),
tantôt des modifications passagères (ruisselant, sale, bronzé) ; et tout les précé-
dant se comprend comme tantôt d’ extensité maximale (tout uni, lisse, rugueux),
tantôt d’ intensité élevée (tout petit, tout fragile, tout mignon).
Il est évident que tout a des terrains d’ action privilégiés, mais il nous paraît tout
aussi important de dire qu’ il ne s’ y cantonne pas exclusivement, il s’ en faut.

3 Émotivité, empathie, compassion


et autres bons sentiments
Parmi les adjectifs affectionnant tout, beaucoup décrivent des états émotifs (et
qualifient donc des humains). Et en ce cas, les états passagers décrits sont de
ceux qui, dans les mentalités collectives, déclenchent une sympathie plus ou
moins attendrie16. Un tel constat entraîne certaines approches de l’ adverbe tout
en termes de « degré émotif ».
Andersson p. 12 cite un philologue allemand qui, essayant de justifier le fait que
tout ait été toujours accordé en ancien français, estimait que si le peuple [sic]
préférait la forme variable, c’ est parce que celle-ci exprimait mieux le caractère
« affectif » de tout. La relation entre variabilité et valeur affective n’ est pas très

15. Ce test de Kupferman permet de sélectionner les adjectifs dénotant des propriétés stables :
cf. a contrario *X est quelqu’ un de tout pâle, de tout malade.
16. C’ est probablement pour cette raison que tout petit se rencontre plus souvent que tout grand.
Mais dès qu’ on affecte grand d’ un diminutif, la présence de tout est plus naturelle : un gamin tout
grandet.

295
Études sémantiques et pragmatiques

évidente, mais on peut en retenir que cette affectation d’ une valeur « affective »

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au tout qui nous occupe est ancienne. Simplement, avec le temps, le vocabulaire
a un peu évolué, on ne parlera plus d’ « affectivité » mais de « nuance subjective »
(chez Bally), ou, plus récemment, de participation du locuteur dans le jugement
qu’ il énonce. J.-C. Anscombre, dans ses deux articles sur le sujet, fait de tout un
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adverbe énonciatif.
« Degré émotif » ou « nuance subjective », on veut bien admettre que les énoncés
comportant tout Adj ne semblent pas toujours strictement, objectivement des-
criptifs. L’ observation de certains contextes immédiats où apparaît tout renforce
ce sentiment :

(11) Mais il est bien trop tôt pour Montfort-l’ Amaury, il n’ y a rien ni personne
qu’ une petite Peugeot 201 toute grise et plus très jeune. (J. Echenoz, Ravel,
Minuit, p. 9)
(12) Un pauvre bûcheron, tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans,
Gémissant et courbé, marchait à pas pesants. (La Fontaine, Fables, I, 16)
(13) Je ne parviens pas à briser la monotonie de ma voix, toute blanche, toute
triste, toute molle. C’ est une voix qui renonce, de plus en plus, à chaque mot
avalé, et qui poursuit sa pauvre route sonore, rectiligne et désabusée ; (D.
Podalydès, Scènes de la vie d’ acteur, Seuil 2006, p. 90)

On s’ apitoie sur une petite voiture qui n’ a rien de flambant (petite + grise + plus
très jeune), sur un vieux bûcheron (pauvre, gémissant, courbé, etc.), sur les aléas
de la vie d’ acteur (monotonie, triste, molle, pauvre, désabusé), et tout semble par-
ticiper de cette rhétorique de l’ attendrissement. Nous voilà tentés de rapprocher
tout Adj d’ autres manifestations linguistiques de participation émotive. Ainsi ce
pauvre, qui accompagne tout, justement, dans (12) et (13) ou dans les pauvres
estivants, la pauvre Juliette, notre pauvre France. Pauvre, qui est également fré-
quent en interpellation (Mon pauvre ami, mon pauvre amour, ma pauvre petite,
etc.), manifesterait, selon Leeman 2005, que je m’ apitoie et que je pousse l’ inter-
locuteur à être pris lui aussi par la compassion. Ce mouvement, cette manière
d’ afficher sa position en essayant d’ y entraîner l’ interlocuteur, cela ne pourrait-il
pas s’ appliquer aussi à tout Adj ? Ce serait là, pour user d’ un mot désagréable-
ment de mode, de l’ empathie toute pure. Tout exprimerait alors, comme l’ excla-
mation, une surcharge émotive : « Tout présente le locuteur comme l’ auteur
(virtuel) d’ une exclamative qui lui est en quelque sorte arrachée par la situation.
Cette exclamative est de type Mais S est Adj ! ou Qu’ est-ce que S est Adj ! » (Ans-
combre 2008). L’ incompatibilité de tout Adj avec les énoncés exclamatifs vien-
drait de ce que ce sont là deux façons de dire la même chose. Mais cette option,
toute originale et séduisante qu’ elle est, ne convient guère : car l’ incompatibilité
dont il s’ agit est un phénomène très général, qui concerne toutes les phrases où
figure devant l’ adjectif des adverbes de type évaluatif, comme très, bien, trop :

296
Tout + Adj et l’illusion empathique

*Comme il est très calme / bien calme / trop calme / tout calme ! Elle ne saurait

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donc être définitoire des énoncés comportant tout Adj.
L’ option empathique, au-delà même, se heurte à un obstacle principal : c’ est
qu’ elle ne peut rendre compte que des cas où tout dit un certain type d’ intensité
devant un certain type d’ adjectif gradable. Le tout d’ extensité maximale a des
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emplois plus banals, qui ne sont pas du registre émotif. Dans une musique toute
simple, un mur tout uni, une robe toute neuve, un livre tout entier, un tout dernier
virage, une attention toute particulière, l’ effet empathique semble bien loin, et la
« paraphrase exclamative » bien difficile ( ? ?Qu’ est ce que ce mur est uni !
*Qu’ est-ce que cette robe est neuve !). Ce sont au contraire des emplois tout à fait
compatibles avec des descriptions à visée objective :
(14) Un grand soleil sur la France ; le plus souvent un ciel tout bleu (bulletin
météo, FI, 9h, 07/04/11)

Les cas d’ extensité maximale, qui peuvent servir à décrire des états stables aussi
bien que passagers, et qui n’ impliquent pas de participation émotive, seraient-
ils donc à traiter à part ? Faut-il établir l’ existence de deux adverbes tout devant
adjectif ? Sachant (cf. I.) que bien des exemples sont ambigus, ou intermédiaires,
que l’ origine de tous les emplois est commune, il y aurait vraiment de l’ artifice
à les traiter séparément.
Par ailleurs, on peut aussi prendre quelque recul, et observer l’ ensemble des
emplois de l’ adverbe tout. D’ abord, point commun avec les autres adverbes de
constituant, il peut porter non sur un adjectif mais sur un adverbe (tout simple-
ment, tout particulièrement, tout doucement, tout bonnement, tout bêtement, tout
près), un « adjectif invarié » tout juste, tout haut, tout bas, tout fort, tout net, tout
droit (avoir tout juste un an, parler tout haut, tout bas, tout fort, dire tout net,
aller tout droit)17, ou sur un adverbial, du type tout en larmes, tout en rondeurs,
tout de travers18. Pourquoi ne pas convoquer aussi le tout des gérondifs : tout en
marchant, tout en écoutant. Enfin, on peut ouvrir encore la perspective jus-
qu’ aux tours concessifs, autre emploi de tout Adj et qui, dans la langue classique,
pouvait se passer du « support » de que p :
(15a) Nos pères, tous19 grossiers, l’ avaient beaucoup meilleurs. (Molière, Le Misan-
thrope)
(15b) Tout dédaigné, je l’ aime. (Corneille, La suivante)20

17. Je laisse de côté les formations plus figées, tout à coup, tout de go, tout de suite, tout à fait, etc.
18. Damourette et Pichon sont les seuls à ma connaissance à rapprocher l’ ensemble de ces cas.
19. L’ accord pluriel de tout était régulier en ce début du xviie. L’ acception est bien malgré tout
celle qui nous intéresse ici, et non pas « eux tous ».
20. Il n’ est pas aberrant non plus de rapprocher X est tout Adj des énoncés attributifs à attribut
nominal du type X est tout N (Jules est tout faible /toute faiblesse, Son écriture est toute fine / toute
finesse etc.) : dans les deux cas, le même genre de paraphrase peut être proposé : Tout est faible /
faiblesse en N, Tout dans son écriture est fin / finesse.

297
Études sémantiques et pragmatiques

Certes, le tout Adj que P concessif s’ accommode de tout adjectif qualifiant, et ne

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fait pas de sélection préférentielle. Mais si ces divers emplois de tout ont suivi
des voies divergentes, on ne peut ignorer tout à fait qu’ ils ont une origine com-
mune. Et que, dans cette origine, l’ émotivité présumée de tout n’ avait rien à
faire. Cet élargissement de la perspective conduit donc à revenir avec plus de
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circonspection sur tout Adj.


Damourette et Pichon en disaient tout simplement ceci : « Le taxième de tout,
en portant sur l’ adjectif, marque la perfection à laquelle est arrivée la qualité,
c’ est-à-dire la similitude avec le type abstrait et pur » (VI, p. 54)21. Selon nous,
le recours à ce type d’ explication permet de mieux rendre compte de tous les
effets de sens de tout Adj. D’ abord, il est parfaitement adapté aux cas où tout
marque l’ extensité maximale, cas qui sont, rappelons-le, historiquement pre-
miers. Il justifie l’ effet d’ emphase22 que déclenche tout devant des adjectifs
marquant par eux-mêmes (et sans aucune adjonction) des états ultimes, non
modulables (tout entier, tout seul, tout premier, tout dernier, tout plein, déjà cités,
mais aussi tout pur). Il permet aussi de comprendre l’ impossibilité de la répéti-
tion tout tout (étant au centre de la qualité, on ne peut pas s’ en approcher
davantage) et la différence avec très, à cet égard. Il peut enfin rendre compte de
l’ effet concessif (tout en souriant, il avait l’ air triste ; il paraissait triste, tout sou-
riant qu’ il était : quand X tout entier est souriant, il n’ y a pas de place en lui pour
la tristesse, en principe).
Cet effet d’ emphase permet aussi de justifier la validité de tout dans des contex-
tes un peu particuliers, comme 16a et b :

(16a) Je vois à ma fenêtre un beau soleil tout rond (oral spontané et téléphonique,
2009)
(16b) Un nouveau printemps tout neuf tout neuf
Un nouveau ciel clair tout bleu tout bleu
Sont venus bousculer toute loi sur la terre […]
Des amours naissants tout neufs tout neufs
Des serments joyeux tout bleus tout bleus
Ont apporté l’ espoir et la joie… (chanson de G. Bécaud)

Ces énoncés sont acceptables s’ ils comportent tout, et vraiment pléonastiques


sans lui, en 16a), parce que le soleil est rond par définition (*Je vois à ma fenêtre
un beau soleil rond23) ; en 16b), parce que le printemps, s’ il est nouveau, est
aussi neuf24 ( ? ?un nouveau printemps neuf), de même que les amours naissants

21. Curieusement, une telle réflexion semble anticiper sur la notion de « centre attracteur », telle
qu’ on la trouve dans tous les écrits de Culioli et de ses exégètes.
22. Cf. la définition de l’ emphase, comme terme de rhétorique, chez Molinié 1992 (p. 129).
23. Et en plus, cela fait un vers faux…
24. Et pas seulement parce que les deux adjectifs ont la même étymologie !

298
Tout + Adj et l’illusion empathique

(*des amours naissants neufs), et que, si le ciel est « clair », c’ est qu’ il est bleu25.

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Qu’ apporte donc tout, qui rende ces quasi épithètes de nature parfaitement
pertinentes ? Il permet de renchérir sur l’ appropriation parfaite de l’ adjectif au N.
Ce n’ est pas d’ intensité qu’ il s’ agit, mais de dire à quel point la qualité dénotée
par tout Adj est omniprésente dans la perception de l’ objet de discours consi-
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déré, et partant, essentielle : « on ne peut s’ empêcher de voir du Adj dans N »


(Anscombre 2006).
Dans cette perspective, plus raisonnable, l’ effet « affectif » devra être traité comme
un simple effet induit, lié principalement au choix de l’ adjectif, à son environ-
nement immédiat, à ses conditions spécifiques d’ énonciation. Si les adjectifs
qui disent des émotions semblent avoir des affinités particulières avec tout, c’ est
peut-être parce que les émotions, dans nos langues, sont supposées tout recou-
vrir, tout balayer, tout submerger, tout « envahir ». Celui qui en est le témoin les
montre occupant l’ être tout entier, et le recours à tout Adj est un moyen parfai-
tement adapté pour faire comprendre, et donner à voir cet envahissement. On
notera que le jeu entre extensité et intensité s’ exerce ici de façon plutôt subtile.
Le sens étymologique, sous-jacent, demeure.
Revenir ainsi à une définition stable et unifiée du tout adverbe, éviter d’ avoir
recours à la notion de « marqueur d’ attitude énonciative »26 peut certes paraître
une régression. Et cette proposition sur la valeur du tout adverbial pourrait
certainement s’ enrichir d’ investigations d’ un autre type (il y aurait intérêt, par
exemple, à observer les positions syntaxiques des groupes comportant tout Adj :
il semblerait qu’ ils aient des affinités avec la position détachée). Mais il me
semble que les vues ainsi présentées permettent une description simple (sinon
toute simple), et que cette simplicité est un avantage sérieux27.

Bibliographie
Andersson, S. (1954), Études sur la syntaxe et la sémantique du mot français
tout, Lund, C. Bloms Boktryckeri A.-B.
Anscombre, J.-C. (2005), « Temps, aspect et agentivité, dans le domaine des
adjectifs psychologiques », Lidil, 32 | 2005.
Anscombre, J.-C. (2008), « Il est tout jeune, ce Nølke : contraintes sémantiques
régissant l’ emploi de tout + Adj. », L’ énonciation dans tous ses états. Mélan-

25. Il n’ y a guère que les « serments joyeux » qui ne soient pas bleus par définition, encore que…
26. C’ est le terme finalement retenu dans Anscombre 2008, tout étant alors rangé dans la même,
rubrique que franchement, rudement, vraiment, mais je ne vois pas trop quelle parenté aurait tout
avec ces adverbes, qui ont un comportement syntaxique très différent du sien.
27. Souvenons-nous que ces deux exigences fondamentales, de simplicité et d’ exhaustivité, sont
présentes depuis très longtemps dans la réflexion linguistique d’ Alain Berrendonner (par exem-
ple dans sa thèse de 1978, Les référents nominaux du français et la structure de l’ énoncé, p. 9).

299
Études sémantiques et pragmatiques

ges offerts à H. Nølke, Birkelund, M., Mosegaard-Hansen, M.-B. & Norén, C.

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(éds), Berne, Peter Lang, 561-586.
Anscombre, J.-C. (2009), « Des adverbes d’ énonciation aux marqueurs d’ atti-
tude énonciative : le cas de la construction tout + Adjectif », Langue fran-
çaise 161, 59-80.
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Berrendonner, A. (1978), Les référents nominaux du français et la structure de


l’ énoncé, Lille, Atelier national de reproduction des thèses.
Brunot, F. & Bruneau, C. (1956), Précis de Grammaire Historique de la Langue
Française, 4e édition, Paris, Masson & Cie.
Damourette, J. & Pichon, E. (1911-1950), Des mots à la pensée, tome VI, Paris,
D’ Artrey, § 2827-2840.
Kupferman, L. (2004), Le mot « de », Bruxelles, Duculot.
Lambert, F. (2004), « Une idée très très intéressante : l’ hyperlatif entre degré et
intensité », Travaux Linguistiques du Cerlico 17, Presses Universitaires de
Rennes, 117-131.
Leeman, D. (2005), « Mon pauvre chéri comme formule d’ auto-apitoiement »,
Modèles linguistiques XXVI-2, vol. 52, 23-32.
Molinié, G. (1992), Dictionnaire de rhétorique, Paris, Le Livre de Poche.
Noailly, M. (1999), L’ adjectif en français, Gap-Paris, Ophrys.
Noailly, M. (2004), « Plutôt ou l’ alternative résolue », Travaux Linguistiques du
Cerlico 17, Presses Universitaires de Rennes, 219-227.
Noailly, M. (2005), « L’ intensité de la couleur : remarques sur l’ emploi de très
devant bleu, rouge, vert, jaune », Questions de classification en linguistique :
méthodes et descriptions, Mélanges Christian Molinier, Choi-Jonin, I., Bras, M.,
Dagnac, A. & Rouquier, M. (éds), Berne, Peter Lang, 263-274.
Riegel, M., Pellat, J.-C. & Rioul, R. (2009), Grammaire méthodique du français,
Paris, PUF.
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ODEURS : PROBLÈMES D’ OCCURRENCES

Georges Kleiber
Université de Strasbourg

1 Introduction
Ce n’ est pas à une sémantique « clôturée » des noms et désignations d’ odeurs
que sera consacré notre travail1. Son objectif est beaucoup plus limité : nous nous
proposons uniquement de résoudre quelques-unes des questions que pose l’ ana-
lyse des SN indéfinis une odeur de X d’ énoncés tels que (1), (2) et (3) :

(1) Ce soir, avant de regagner sa chambre, Lucie s’ est faufilée dans la nouvelle
qu’ elle va bientôt occuper. Une odeur de peinture fraîche y règne. (Sylvie
Germain, L’ enfant Méduse, 69)
(2) Quelques minutes s’ écoulèrent, puis une jeune négresse qui répandait une
forte odeur de transpiration posa une assiette pleine de soupe devant le
nouveau venu… (Julien Green, Moira, 1950 : 10)
(3) Et puis j’ ai senti une odeur de jasmin, ça sentait le jasmin comme tout.
(Google)

Notre examen se fera en deux parties. Dans la première, nous présenterons en


détails les différents problèmes que soulève ce type de construction olfactive.
Nous répondrons ensuite, dans la deuxième partie, à trois des questions mises
en relief par la première. Chemin faisant, en même temps que la complexité de

1. Ce travail s’ inscrit dans un programme de recherche sur la « linguistique des odeurs » (voir
Kleiber, à paraître a, b et c, les différentes contributions du numéro 181 de Langages (Kleiber et
Vuillaume, éds, 2011 b) et Vuillaume, à paraître). Nous remercions le relecteur anonyme dont les
remarques et suggestions pertinentes nous ont permis d’ améliorer sensiblement notre texte.

301
Études sémantiques et pragmatiques

leur fonctionnement, se dégagera la particularité sémantique de la construction

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une odeur de N employée pour des occurrences particulières d’ odeur de N.

2 Une construction énigmatique


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Le SN binominal indéfini « olfactif » une odeur de N de (1)-(3) est remarquable


à deux points de vue. En premier lieu, par le côté dénominatif : ce type de SN
binominal pallie l’ absence de dénominations ou de noms d’ odeurs. Il sert à
désigner les sous-catégories d’ odeurs. C’ est un fait bien connu des spécialistes,
que, contrairement aux couleurs, qui possèdent de véritables dénominations de
couleurs, comme bleu, rouge, etc., les odeurs ne connaissent pas (ou quasiment
pas), sous le chapeau hyperonymique d’ odeur, de semblables « noms » d’ odeurs,
et que ce sont donc des SN binominaux en de qui apparaissent, le second SN
étant généralement interprété comme étant la source de l’ odeur2. Nous laisse-
rons de côté ce volet du problème, pour nous intéresser au deuxième aspect, la
détermination indéfinie de la construction.
Apparemment, elle ne pose pas de difficultés. L’ emploi de un dans les SN du
type une odeur de N ne semble en effet pas présenter d’ obstacle majeur, tant il
paraît régulier et allant de soi. Il suffit cependant de se demander quel est son
statut pour qu’ il apparaisse beaucoup moins docile qu’ il en a l’ air. Si on l’ analyse
comme un déterminant comptable introduisant une occurrence ou un individu
de la catégorie dénotée par le groupe odeur de N, comme le fait l’ article indéfini
dans (4) :

(4) Une voiture stationnait devant la maison

on devrait pouvoir avoir une quantification plurielle pour indiquer une plura-
lité d’ occurrences de la catégorie odeur de N, comme c’ est le cas avec voiture
dans (5) :

(5) Deux voitures stationnaient devant la maison.

où le SN deux voitures marque l’ existence de deux occurrences de voiture dans


la situation décrite par le prédicat. Or, une telle pluralité ne se retrouve plus avec
le SN olfactif une odeur de N. Il est en effet impossible de substituer à un un
quantifieur de pluralité dans les exemples cités ci-dessus pour exprimer une
pluralité occurrentielle semblable à celle construite par deux voitures :

(6) *Ce soir, avant de regagner sa chambre, Lucie s’ est faufilée dans la nouvelle
qu’ elle va bientôt occuper. Deux odeurs de peinture fraîche y règnent

2. Ce qui n’ est pas véritablement le cas lorsqu’ il s’ agit des SN du type odeur de N, voir Kleiber
(à paraître a, b et c) et Kleiber et Vuillaume (2011 a).

302
Odeurs : problèmes d’occurrences

(7) *Quelques minutes s’ écoulèrent, puis une jeune négresse qui répandait

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deux fortes odeurs de transpiration posa une assiette pleine de soupe devant
le nouveau venu
(8) *Et puis j’ ai senti deux odeurs de jasmin…

On nous objectera sans doute que le pluriel n’ est pas totalement exclu du pre-
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mier exemple, puisque l’ on peut fort bien, si l’ on s’ y connaît en peinture et en


odeurs, sentir dans une pièce fraîchement repeinte deux odeurs de peinture, par
exemple une odeur de peinture à l’ eau et une odeur de peinture à l’ huile. Quoi-
que difficile (… comme la peinture à l’ huile !), voire impossible dans la réalité,
comme nous le confirmeraient sans doute les odorologues, une telle situation
ne correspond toutefois plus à l’ interprétation plurielle de deux voitures de (4),
dans la mesure où elle ne peut s’ établir qu’ en faisant intervenir, en plus de la
pluralité d’ occurrences, une pluralité de types. Dans (4), le SN deux voitures
exprime simplement qu’ il y a deux occurrences de la classe ou catégorie « voi-
ture ». Elles peuvent être identiques comme de type différent, mais deux voitures
ne s’ interprète pas comme signifiant « deux occurrences de voiture de type dif-
férent ». Dans (6), par contre, une telle interprétation de pluralité qualitative
doublant la pluralité occurrentielle est nécessaire pour que le pluriel puisse s’ ins-
taller ; pour être acceptable, il exige en effet une interprétation qui distingue
qualitativement les deux occurrences olfactives comme étant deux occurrences
d’ odeurs de peinture de type différent, deux occurrences d’ odeurs en somme de
deux types d’ odeur de peinture fraîche. Cette mise au point montre bien que la
piste de l’ article indéfini qui s’ applique à des N comptables comme voiture doit
être abandonnée pour expliquer le un des SN une odeur de N de (1)-(3) : on ne
peut analyser complètement les SN une odeur de N de (1)-(3) selon le modèle
du SN une voiture de (4).
La mise en avant du facteur qualitatif fait immédiatement penser à un autre
modèle explicatif, celui que l’ on utilise habituellement pour expliquer la con-
version massif ¦ comptable des N de matière et des N de propriété. Pour rendre
compte du passage de du sable et de la tristesse à un sable fin et à une grande tris-
tesse on fait jouer le « trieur » qualitatif de Bunt (1985) qui, grâce aux limites ou
bornes qualitatives posées, permet de compter les entités massives et donc de
recourir à l’ article indéfini un pour, dans ce cas, déterminer le N qui les
dénomme. La situation n’ est pas tout à fait identique pour les N de matière et
les N de propriété. Pour les premiers, certains N peuvent accéder sans expan-
sion à une comptabilité massive (cf. la foire aux vins / j’ ai dégusté deux vins vs
*j’ ai acheté deux sables3) et, en cas d’ expansion, l’ article partitif peut subsister
(cf. c’ est du bon vin vs c’ est un bon vin). Pour les N de propriété, outre qu’ il est
difficile de parler de sous-catégorie (Van de Velde, 1995 et Flaux et Van de

3. Sauf évidemment dans des conditions très spéciales (cf. par exemple pour un collectionneur
de types de sable), comme suggéré par un relecteur, que je remercie ici.

303
Études sémantiques et pragmatiques

Velde, 2000) 4, il est généralement souligné que l’ expansion est nécessaire pour

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avoir l’ indéfini et que l’ article partitif ne peut subsister, comme le rappellent les
données classiques de (9) :
(9) Paul éprouve de la tristesse
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Paul éprouve une grande tristesse


* Paul éprouve une tristesse
* Paul éprouve de la grande tristesse

Étant donné, d’ une part, que l’ omission de l’ expansion de N dans le SN une


odeur de N rend les phrases boiteuses, comme le montrent (10-12) et que, d’ autre
part, il est difficile d’ avoir un SN partitif de l’ odeur de N, comme en témoignent
(13-15), il est tentant de recourir à ce modèle de conversion massif ¦ comptable
pour rendre compte de l’ indéfini un des SN indéfinis de (1)-(3) :
(10) ? Ce soir, avant de regagner sa chambre, Lucie s’ est faufilée dans la nouvelle
qu’ elle va bientôt occuper. Une odeur y règne
(11) ? Quelques minutes s’ écoulèrent, puis une jeune négresse qui répandait une
odeur posa une assiette pleine de soupe devant le nouveau venu…
(12) ( ?) Et puis j’ ai senti une odeur
(13) ? Ce soir, avant de regagner sa chambre, Lucie s’ est faufilée dans la nouvelle
qu’ elle va bientôt occuper. De l’ odeur de peinture fraîche y règne
(14) ? Quelques minutes s’ écoulèrent, puis une jeune négresse qui répandait de
la forte odeur de transpiration posa une assiette pleine de soupe devant le
nouveau venu
(15) ? Et puis j’ ai senti de l’ odeur de jasmin

Si l’ idée de bornage qualitatif n’ est pas à rejeter, on ne saurait appliquer tel quel
le modèle esquissé pour expliquer le fonctionnement des N de matières et celui
des N de propriétés. L’ obstacle majeur est que le N odeur est intrinsèquement
comptable qualitativement, tout comme le N couleur. Couleur et odeur prennent
en effet sans difficulté aucune les déterminants qui impliquent le trait « dénom-
brable » comme un, trois, des, les, quelques, plusieurs, etc., et se mettent au plu-
riel, lorsqu’ ils se combinent avec assez de, peu de, beaucoup de, pas mal de,
combien de, etc. :
(16) Une couleur / une odeur
Deux / des / les / quelques / plusieurs couleurs / odeurs
Assez de / peu de / beaucoup de / pas mal de couleurs / d’ odeurs
Combien de couleurs / d’ odeurs ?

Ils s’ accordent beaucoup plus difficilement avec les déterminants et quantifica-


teurs révélateurs de la non dénombrabilité, comme l’ article partitif du et un peu

4. Flaux et Van de Velde (2000) et Van de Velde (1995) parlent de degré d’ intensité (d’ où
l’ appellation de noms intensifs).

304
Odeurs : problèmes d’occurrences

de, et ont du mal à rester au singulier après assez de, peu de, beaucoup de, pas

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mal de, combien de :
(17) (?) de la couleur 5 / ( ?) de l’ odeur
(?) un peu de couleur / ( ?) un peu d’ odeur
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(?) Assez de / peu de / beaucoup de / pas mal de couleur / d’ odeur


(?) Combien de couleur / d’ odeur

Ce qui se trouve compté, ce sont des sous-espèces ou des sous-catégories


de couleurs et d’ odeurs, et non pas des occurrences individuelles. La lecture
de (18) :
(18) Je déteste deux couleurs / odeurs

est similaire à la lecture dite « taxinomique » de :


(19) Je déteste trois fruits

comme le prouvent les suites possibles (20) et (21) :


(20) Je déteste deux couleurs, à savoir le bleu et le vert / deux odeurs, à savoir
l’ odeur de citron et celle de cannelle
(21) Je déteste trois fruits, à savoir les bananes, les citrons et les mangues

Résultat des courses : il n’ y a nulle conversion à effectuer, puisque le N odeur est


un comptable qualitatif dès le départ. On ne saurait, comme c’ est le cas avec les N
de matière et les N de propriétés, remplacer le SN indéfini modifié par le SN
massif sans expansion de l’ odeur :
(22) ? Ce soir, avant de regagner sa chambre, Lucie s’ est faufilée dans la nouvelle
qu’ elle va bientôt occuper. De l’ odeur y règne
(23) ? Quelques minutes s’ écoulèrent, puis une jeune négresse qui répandait de
l’ odeur posa une assiette pleine de soupe devant le nouveau venu
(24) ? Et puis j’ ai senti de l’ odeur

Partant, on ne saurait pas non plus retenir ce modèle pour expliquer le fonc-
tionnement des SN indéfinis olfactifs de (1)-(3).
Le statut intrinsèque de N comptable qualitatif commun aux N odeur et couleur
incite à aller voir du côté des couleurs. La situation n’ est de nouveau pas totale-
ment identique. Outre le fait, déjà signalé, qu’ il y a des dénominations de cou-
leurs, alors que les odeurs, à ce même niveau, n’ ont principalement que des SN
« désignateurs » du type odeur de N, on constate, avec des exemples comme (25),
qu’ au niveau des catégories de couleurs l’ emploi du partitif du est possible pour

5. Lorsque couleur est employé avec le partitif, comme dans Il faudrait de la couleur dans cette
chambre, c’ est avec son sens restreint de « couleur autre que noir, blanc et gris ».

305
Études sémantiques et pragmatiques

renvoyer à des occurrences, alors que, comme vu ci-dessus avec (13-15), on a

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difficilement 6 des SN du type de l’ odeur de jasmin :
(25) Il y a du bleu et du jaune sur ce mur

Cette différence ne fait que renforcer l’ énigme que constituent les SN une odeur
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de N dans leur emploi occurrentiel de type (1)-(3) et invite à examiner de plus


près ce qu’ ils représentent exactement.
Cinq questions au moins demandent réponse si on entend expliciter le fonc-
tionnement de nos SN indéfinis olfactifs :
(i) La première a trait à la difficulté d’ avoir dans (1)-(3), soit le massif de
l’ odeur, soit le SN indéfini nu une odeur.
(ii) La deuxième concerne l’ impossibilité d’ avoir une pluralité occurren-
tielle. Comment se fait-il que, alors que les SN indéfinis une odeur de N de
(1)-(3) renvoient bien à une occurrence particulière de la catégorie « odeur
de N » comme une voiture de (4) renvoie à une occurrence particulière de
la catégorie « voiture », on ne puisse pas en avoir plus d’ une ? Comment
expliquer que l’ on ait « une » occurrence d’ odeur de jasmin, mais qu’ on ne
puisse pas en avoir deux, trois, quatre ou plusieurs ?
(iii) La troisième touche à l’ interprétation de pluralité qualitative qu’ entraî-
nerait à la place de un un déterminant de pluralité : pourquoi le SN deux
odeurs de jasmin s’ interprète-t-il obligatoirement comme signifiant « deux
occurrences d’ odeur de jasmin de type différent » et non simplement, sur
le modèle de deux voitures, comme deux occurrences d’ odeur de jasmin ?
(iv) La quatrième question consiste à faire un sort à l’ article une de la
construction une odeur de jasmin employée pour renvoyer à une occur-
rence particulière : si ce un occurrentiel n’ est pas remplaçable par un déter-
minant de la pluralité, de quoi s’ agit-il alors ?
(v) Dernière question enfin, pourquoi, alors qu’ au même niveau hiérarchi-
que on trouve, pour les couleurs, le partitif massif du N (cf. du bleu), n’ a-t-on
pas semblablement de l’ odeur de N dans les emplois de type (1)-(3) ?

3 Occurrences d’ odeurs
3.1 De la difficulté d’avoir de l’odeur et une odeur
Nous ne répondrons qu’ aux trois premières de ces questions et commencerons
donc par essayer d’ expliquer pourquoi il est difficile d’ avoir le SN massif de
l’ odeur pour renvoyer à une occurrence d’ odeur, alors que l’ on a sans difficulté

6. Mais ce n’ est pas impossible, comme le souligne notre relecteur avec l’ exemple : Il y a de
l’ odeur de jasmin dans l’ air.

306
Odeurs : problèmes d’occurrences

de l’ eau et de la tristesse du côté des N de matières et de propriétés, et, ensuite,

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pourquoi le SN indéfini nu une odeur n’ apparaît pas non plus comme un bon
candidat pour remplir une telle tâche.
La première difficulté, rappelée par (22)-(24) repris ici sous (26)-(28) :
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(26) *Ce soir, avant de regagner sa chambre, Lucie s’ est faufilée dans la nouvelle
qu’ elle va bientôt occuper. De l’ odeur y règne
(27) *Quelques minutes s’ écoulèrent, puis une jeune négresse qui répandait de
l’ odeur posa une assiette pleine de soupe devant le nouveau venu
(28) ? Et puis j’ ai senti de l’ odeur

s’ explique par la distinguabilité qualitative interne à l’ origine de la comptabilité


intrinsèque du N odeur. Comme mentionné ci-dessus, odeur, tout comme cou-
leur, est comptable parce qu’ il rassemble a priori des odeurs de types différents.
Du coup, la massification qu’ entraîne l’ emploi du partitif de l’ odeur a pour
résultat la disparition de ces différences de type et débouche sur une homogé-
néité odorale dont on ne voit pas quelle pourrait être la nature7. Cela ne signi-
fie bien entendu pas que l’ on ne rencontre pas d’ emplois partitifs. Des exemples
tels que (29) :
(29) (…) et tant et tant qu’ elle pouvait plus se retenir d’ aller tout son saoul, et
tous les gaz partaient aussi, avec bien du bruit et de l’ odeur, comme vous
pouvez penser, ça sentait dans la rue comme les jours de vidange, c’ était une
chose bien remarquable… (Chevallier, G., Clochemerle, 1934 : 73)

montrent, même s’ ils ne sont pas très nombreux, que le partitif n’ est pas totale-
ment exclu. Mais on voit bien qu’ il s’ agit à chaque fois d’ un emploi où odeur est
restreint et ne désigne plus qu’ un sous-ensemble ou zone qualitatifs, susceptible
donc d’ un emploi massif : les odeurs qui sentent fort, comme par exemple dans
l’ exemple de Clochemerle8.
La difficulté d’ avoir le partitif de l’ odeur a un corollaire inattendu sur le plan
morphologique. Il permet d’ expliquer d’ une manière complémentaire à celle
d’ Anscombre (2002 : 25-26)9 l’ absence d’ opposé adjectival positif à l’ adjectif
inodore. Si on n’ a pas odore, c’ est pour les mêmes raisons que l’ on n’ a pas le par-
titif de l’ odeur (en emploi non restrictif spécial). Les adjectifs odorant et odorifé-
rant ne sont pas des antonymes exacts de inodore, puisque tous deux présentant

7. La même analyse s’ applique au N couleur (Kleiber, à paraître a).


8. L’ analyse est bien entendu trop sommaire. Il faudrait voir de plus près quels sont les effets de
sens qu’ entraîne une telle massification qualitative.
9. Son explication est que les objets possèdent a priori une odeur et donc donnent lieu à des
phrases génériques typifiantes a priori rapportant cette connaissance. Or, comme ce type de
phrases génériques n’ acceptent pas de sujet spécifique (cf.* ? ce castor construit des barrages),
puisqu’ il est vrai a priori que Les castors construisent des barrages, on ne peut pas non plus expri-
mer d’ un objet particulier qu’ il a une couleur ou une odeur ou qu’ il est odore ou colore.

307
Études sémantiques et pragmatiques

un aspect processif absent chez inodore et que le second se restreint aux odeurs

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agréables10.
On pourrait s’ attendre à ce que la quasi-exclusion du partitif de l’ odeur pour
renvoyer à une occurrence particulière ouvre la voie au SN indéfini une odeur.
Or, nous avons vu avec (10)-(12), repris sous (30)-(32), qu’ il était plutôt difficile
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dans ce cas d’ utiliser sans expansion le SN une odeur :


(30) ? Ce soir, avant de regagner sa chambre, Lucie s’ est faufilée dans la nouvelle
qu’ elle va bientôt occuper. Une odeur y règne11
(31) ? Quelques minutes s’ écoulèrent, puis une jeune négresse qui répandait une
odeur posa une assiette pleine de soupe devant le nouveau venu…
(32) (?) Et puis j’ ai senti une odeur

S’ il en va ainsi, ce n’ est pas pour les mêmes raisons qui font que l’ on ne peut
avoir avec un N de propriété un SN un N sans modificateur :
(33) * Paul éprouve une tristesse

Le fait décisif nous semble être à nouveau la comptabilité qualitative attachée a


priori à odeur. Cette comptabilité qualitative intrinsèque fait qu’ une occurrence
particulière d’ odeur est donnée par avance, non pas comme étant simplement
une odeur, mais comme étant une odeur d’ un certain type. On s’ attend, du coup,
lorsqu’ il s’ agit d’ une occurrence particulière d’ odeur, que la présentation de
l’ odeur en question se fasse au niveau distinctif du type dont elle relève, c’ est-
à-dire à un niveau où elle apparaît comme appartenant à un type d’ odeurs. Or,
l’ emploi « nu » de un N ne satisfait nullement cette condition, puisque l’ infor-
mation apportée, n’ étant pas différente de celle qui découle de la comptabilité
du N odeur, à savoir qu’ il s’ agit d’ une odeur… d’ un certain type12, vaut en fait
pour toutes les occurrences particulières d’ odeurs. D’ où l’ impression de tauto-
logie et d’ incomplétude informative que peuvent susciter des exemples comme
(30)-(32)13, impression qui disparaît dès que l’ on ajoute un élément qui assure
une saisie distinctive de l’ occurrence d’ odeur en question. Cet élément peut être
constitué par un SP en de qui précise le type d’ odeur dont relève l’ occurrence :
(34) et puis j’ ai senti une odeur de jasmin

10. On peut expliquer de la même manière l’ absence de colore face à incolore (Kleiber, à paraî-
tre, a).
11. S’ il y a une restriction — si odeur est pris dans le sens de « une drôle d’ odeur » — l’ accepta-
bilité est meilleure (remarque du relecteur).
12. Un SN indéfini un N employé pour une occurrence particulière de N a pour effet de présen-
ter cette occurrence particulière comme étant identique aux autres occurrences de la classe de N
et non pas comme étant de type différent.
13. L’ explication d’ Anscombre (2002) utilisée pour expliquer l’ absence d’ odore, rapportée en
note 4, trouve toute sa pertinence ici.

308
Odeurs : problèmes d’occurrences

mais également par l’ ajout d’ un modificateur comme nauséabonde, qui, sans rien

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révéler sur la nature de l’ odeur elle-même, suffit cependant à lui donner la qua-
lité distinctive nécessaire pour lui garantir un seuil d’ informativité suffisant :

(35) Une odeur nauséabonde régnait dans la pièce


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À l’ exception peut-être de des, parce qu’ il tend plutôt vers l’ identité que la dif-
férence, un déterminant de pluralité peut remplir le même rôle en pointant sur
la différence de types d’ odeurs :

(36) Plusieurs odeurs émanaient de la forêt toute proche


(37) ( ?) Des odeurs émanaient de la forêt toute proche

On signalera encore que, du côté prédicatif (Theissen, 2011), la tournure ça


sent, lorsqu’ elle est sans adverbe ou sans SN spécificateur ou encore sans into-
nation exclamative, s’ interprète généralement avec une valeur hédonique néga-
tive (« ça sent mauvais ») et/ou intensive (« ça sent fort ») :

(38) Ça sent

3.2 Une odeur de jasmin : problèmes de dénombrement


La mise en avant de sa comptabilité « qualitative » inhérente implique que le N
odeur n’ est pas intrinsèquement comptable du point de vue de ses occurrences
particulières. Autrement dit, un SN comme trois odeurs ne peut renvoyer à trois
occurrences d’ odeurs du même type comme trois voitures peut renvoyer à trois
occurrences de voitures ou encore comme trois fruits peut renvoyer à trois pom-
mes. Le N odeur ne fournit en effet pas de principe d’ individuation a priori pour
ses occurrences particulières et rejoint donc de ce point de vue-là les N massifs,
dont la caractéristique, comme on sait, est de ne pas disposer d’ un tel principe
de division occurrentielle. Il en va exactement de même au niveau de ses sous-
catégories telles odeur de jasmin, odeur de citron, etc. Nous touchons là directe-
ment à l’ énigme que constitue la question (ii) : comment se fait-il que l’ on ne
puisse « compter » les occurrences particulières d’ odeur de jasmin, alors que c’ est
bien l’ article indéfini un qui se trouve employé dans le SN introduisant une telle
occurrence et que l’ on pourrait donc s’ attendre, en cas d’ occurrences particu-
lières plurielles d’ occurrences d’ odeur de jasmin, à avoir deux, trois ou plusieurs
odeurs de jasmin ?
La présence de l’ article indéfini ne doit pas tromper : la situation du SN olfactif
une odeur de jasmin, face à une pluralité d’ occurrences particulières, est exacte-
ment celle des SN massifs du type du sable, du bleu14 : même si l’ on est en pré-

14. Nous laissons volontairement de côté les N de propriétés.

309
Études sémantiques et pragmatiques

sence d’ une pluralité d’ occurrences particulières, on ne peut les dénombrer.

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L’ illustration est simple à faire. Imaginons deux promeneurs dans les bois dont
l’ un dit à l’ autre15 :
(39) Tiens, voilà un champignon
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et qui, ensuite, quelques mètres plus loin devant une autre occurrence de
champignon, dit :
(40) Tiens, en voilà un autre

ou bien :
(41) En voilà un deuxième !

Semblable séquence n’ est guère possible avec des occurrences particulières de N


de matière et de N de couleurs. Même si effectivement le passage de (42) à (43)
marque le passage d’ une première occurrence de sable et d’ eau à une deuxième
occurrence de sable et d’ eau, on ne peut employer (43), mais il faut recourir à
des tournures comme (44) :
(42) Tiens, voilà du sable / du bleu
(43) * Tiens, en voilà un autre / * Tiens, en voilà un deuxième
(44) Tiens, voilà encore du sable / du bleu

Il en va exactement de même pour le SN une odeur de jasmin. Un de nos pro-


meneurs peut fort bien dire après (45) un énoncé comme (46), mais non (47),
même si c’ est vraiment une autre occurrence d’ odeur de jasmin qu’ il sent :
(45) Tiens, une odeur de jasmin
(46) Tiens encore une odeur de jasmin
(47) *Tiens ! une autre / une deuxième

Le comportement de une odeur de N face à la pluralité possible d’ occurrences


particulières est donc bien celui des SN massifs de matière et de couleur. Et son
impossibilité à prendre des déterminants de la pluralité pour renvoyer à des
occurrences d’ odeur de N identiques a la même source que l’ impossibilité des
massifs à « compter » leurs occurrences particulières.
Le dénombrement d’ occurrences individuelles exige en effet un principe d’ in-
dividuation homogène. On ne peut compter des occurrences particulières que
si ce qui les fait occurrences est indépendant de la situation de localisation.
Autrement dit, pour pouvoir être comptées, les occurrences particulières doi-
vent être identiques. Or, si les N comme champignon ou voiture satisfont bien à
une telle condition – c’ est pour cela qu’ ils sont des N comptables – il n’ en va pas
ainsi avec les N massifs de matière (sable) et de couleurs (bleu) et les SN olfactifs
odeur de jasmin. La délimitation de leurs occurrences étant contingente, puis-

15. Un grand merci à Irène Tamba !

310
Odeurs : problèmes d’occurrences

que liée à la situation dans laquelle elles se trouvent localisées, elles ne vérifient

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pas la contrainte d’ identité ou d’ homogénéité, ce qui par avance rend impossi-
ble tout dénombrement.
Quoique le sable qu’ il y a dans ma cour et le sable qu’ il y a dans le jardin du
voisin soient deux occurrences particulières de sable, je ne puis les compter
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comme étant « deux » sables16, parce qu’ elles ne vérifient pas la contrainte d’ iden-
tité ou d’ homogénéité : l’ occurrence de sable de ma cour peut être formée par
le sable qu’ il y a dans deux brouettes et l’ occurrence de sable du jardin voisin
peut être constituée par un grand tas de sable. Impossible évidemment d’ addi-
tionner ces deux occurrences sur le mode 1 + 1 = 2, puisque je n’ ai pas « un »
sable dans la cour ni « un autre » dans le jardin du voisin. Ce qui est identique
dans les deux situations, c’ est uniquement la matière, à savoir qu’ à chaque fois,
c’ est du et non un sable.
Il en va de même avec les couleurs : on ne peut compter les occurrences de bleu,
parce que la surface ou étendue que met en jeu chaque occurrence de bleu n’ est
pas bornée a priori17, mais se trouve délimitée à chaque fois de façon contin-
gente dans ou par la situation même de localisation, ce qui fait que, même si on
retrouve d’ une situation à une autre la couleur bleue, ce n’ est que du bleu et non
un bleu que l’ on retrouve18.
Avec les odeurs, l’ affaire ne se présente pas tout à fait de la même manière, car
les odeurs n’ ont plus de dimension spatiale comme les matières et les couleurs,
ce qui interdit par avance de parler, à propos de leurs occurrences particulières,
de « formatage » contingent pouvant, comme avec les N de matières et de cou-
leurs, varier selon la situation de localisation. L’ explication de l’ impossibilité à
dénombrer leurs occurrences particulières identiques reste toutefois la même.
Elles ne peuvent être comptées, parce que ce qui les constitue comme occur-
rence, ce n’ est que la situation spatio-temporelle où elles se manifestent : elles ne
peuvent avoir comme les N de matières et de couleurs des « formes » ou des
« limites » à l’ intérieur de la situation de localisation et qui sont susceptibles de
changement avec la situation. Les « limites », si l’ on entend parler de limites, de
leurs occurrences particulières sont donc aussi celles de leur situation de parti-
cularisation, ce qui exclut par avance toute identité d’ une occurrence particu-
lière à une autre, étant donné que la situation spatio-temporelle qui leur assure
le statut d’ occurrence est nécessairement différente pour chaque occurrence.
On comprend à présent pourquoi, après « une odeur de jasmin » particulière, on
ne peut avoir « une deuxième odeur de jasmin ». Cette deuxième odeur de jas-

16. On ne peut dire que ce sont « deux » sables différents que dans une interprétation de diffé-
renciation qualitative (donc de deux types de sables).
17. Pour la relation couleur-espace, voir Kleiber (2009).
18. Là encore le un se trouve justifié dans le cadre d’ une interprétation qualitative (qui distingue
plusieurs types de bleu).

311
Études sémantiques et pragmatiques

min étant établie comme occurrence par une situation spatio-temporelle diffé-

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rente de la première, n’ est identique à la première que par le côté qualitatif
olfactif – à savoir qu’ il s’ agit d’ odeur de jasmin – mais n’ a occurrentiellement
parlant rien d’ identique à la première et ne saurait donc être « une deuxième
odeur de jasmin ». Voici pourquoi notre promeneur après (45) Tiens, une odeur
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de jasmin ne peut dire que (46) Tiens, encore une odeur de jasmin et non (47)
Tiens, une autre / une deuxième. Et voici également pourquoi on ne peut avoir
deux odeurs de jasmin pour deux occurrences d’ odeur de jasmin olfactivement
identiques comme on a deux voitures pour deux occurrences de voiture.

3.3 Bornage « olfactif »


Le dénombrement est toutefois permis si les occurrences d’ odeurs de jasmin
sont qualitativement, c’ est-à-dire d’ un point de vue olfactif, différentes et non
identiques : on peut en effet avoir deux odeurs de jasmin, comme l’ on peut avoir
pour les couleurs deux bleus, mais, comme l’ a souligné notre question (iii),
uniquement avec l’ interprétation « deux occurrences d’ odeur de jasmin de type
différent » (ou « deux occurrences de bleu différent »). La raison en est simple :
cette fois-ci, on dispose d’ un critère de « bornage » ou de « formatage » occur-
rentiel indépendant de la situation de localisation et qui est à l’ œuvre dans toute
discriminabilité occurrentielle de ce type – c’ est-à-dire qui est le même pour
toute occurrence ainsi distinguée. Ce critère d’ individuation, c’ est celui des
bornes ou frontières qualitatives qui délimitent à l’ intérieur d’ une même
« région » olfactive (odeur de jasmin) ou chromatique (bleu) des sous-zones que
l’ on peut donc compter indépendamment de la situation d’ apparition de leurs
occurrences, dans la mesure où on peut les reconnaître sur la seule base de leur
identité olfactive / chromatique d’ odeur de jasmin / de bleu de type différent.
Avec une conséquence, qui mérite d’ être notée. Alors que le dénombrement
d’ occurrences particulières de type deux voitures est tourné vers l’ identité des
occurrences, le dénombrement d’ occurrences de type différents (type deux
odeurs de jasmin / deux bleus) implique au contraire la différence des occurren-
ces : si le dénombrement s’ appuie sur un bornage qualitatif – c’ est-à-dire si ce
sont les types qui sont à l’ origine du comptage – les occurrences sont nécessai-
rement vues comme différentes.

4 Conclusion
Le parcours n’ est, bien entendu, pas terminé : il reste à traiter les questions
(iv) et (v), et tout particulièrement la quatrième, qui s’ avère tout particulière-
ment redoutable19, mais les réponses que nous avons proposées pour les ques-

19. Voir à ce sujet la notion de lecture individualisante proposée dans Kleiber (2003).

312
Odeurs : problèmes d’occurrences

tions (i), (ii) et (iii) retenues fournissent, du moins nous l’ espérons, un bon

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marchepied pour partir à l’ assaut de ces deux dernières questions. Pour le
moment, et c’ est l’ essentiel, nous tenons à dire, simplement, sans entrechat rhé-
torique, la profonde estime que nous portons au récipiendaire de ces Mélanges.
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ON-LOCUTEUR / ?ON-LOCUTRICE :
QUELQUES TRIBULATIONS DU GENRE
DANS LES LANGUES ROMANES

Jean-Claude Anscombre
Centre National de la Recherche Scientifique – LDI-Université de Paris XIII1

1 Introduction
Depuis un certain temps, l’ Académie Française recommande (sans guère
d’ ailleurs fournir de justifications) de former le féminin de certains noms (qui
n’ en possèdent pas) – en particulier des noms d’ agent – par ajout d’ un e final2 :
ainsi, parmi les plus courants, écrivaine, auteure, professeure, procureure et
quelques autres. À l’ inverse, la Real Academia Española a récemment condamné
ce genre de pratique et déclaré que « … El empleo de circunloquios y sustitu-
ciones inadecuadas : “diputados y diputadas, electos y electas”, o llevaré “los
niños y las niñas” al colegio, etc., resulta empobrecedor, artificioso y ridí-

1. Je remercie Irène Tamba (EHESS-CRAO) pour les nombreuses discussions que nous avons
eues sur le sujet : ce texte lui doit beaucoup.
2. Suggestion qui repose sur une vulgate, à savoir que le féminin linguistique s’ obtient en fran-
çais par adjonction d’ un –e muet au masculin. Cette règle est largement fausse dans la mesure où
le féminin par simple adjonction d’ un e muet (qui n’ embrasse pas la majorité des cas) provoque
souvent un changement sensible de prononciation – il y a souvent réapparition d’ une consonne
muette au masculin : voisin/voisine, boulanger/boulangère, époux/épouse, veuf/veuve. Sans comp-
ter les exceptions… Par ailleurs, cette vulgate réduit le genre linguistique à une simple opération
formelle, ce qui n’ est certainement pas le cas. Enfin, les études menées sur le sujet montrent que
le e muet final est équiréparti entre le masculin et le féminin (environ 47 % contre 53 %), ce qui
rend donc son usage non pertinent. Sur ce point, cf. Khaznadar : 1988.

315
Études sémantiques et pragmatiques

culo… ». Mon intention n’ est pas de prendre parti dans ce débat pour l’ un ou

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pour l’ autre camp, mais de proposer sur ce sujet une réflexion linguistique évi-
tant autant que faire se peut tout débat passionnel. Que peut en effet nous dire
la linguistique à propos de ces formations, d’ autant qu’ on n’ a pas cru nécessaire
de demander aux linguistes leur avis en l’ occurrence, sans doute sur la base du
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principe qui veut que ce sont les cordonnier(e)s les plus mal chaussé(e)s. Nous
allons voir en effet que le statut de l’ opposition masculin/féminin ainsi que
l’ histoire de cette opposition sont loin d’ être transparents, et que leur étude
réserve plus d’ une surprise. Il convient donc d’ être prudent et d’ examiner avec
attention faits et hypothèses plutôt que d’ asséner de façon péremptoire des
conclusions plus souvent le fruit du politiquement correct que de l’ analyse fon-
dée. Les tenants du féminisme à tout crin ont en effet proposé des arguments
qui ne sont bien souvent que pseudo-linguistiques, issus de la volonté d’ appuyer
à n’ importe quel prix une vision considérée comme une vérité incontestable et
intangible. Or il faut être conscient qu’ une loi rhétorique banale fait qu’ un argu-
ment qui se révèle être faux devient ipso facto un argument pour la fausseté de
la théorie considérée. Voici un (petit) exemple de raisonnement à mon avis
erroné. Leeman (1989), avance l’ énoncé Le loup se jeta sur le petit Chaperon
rouge et la mangea comme argument montrant que la pronominalisation peut
obéir à des contraintes ne relevant pas du genre mais du sexe. Or on remarque
que d’ une part, … le mangea est ici tout à fait possible. Que d’ autre part, il suf-
fit de savoir que petit Chaperon Rouge est de genre masculin, que petite fille est
de genre féminin, et que la phrase Le petit Chaperon Rouge est une petite fille est
vraie pour être capable de construire les deux possibilités d’ anaphore, indépen-
damment de toute référence et même de tout sens.
Mon but ici sera par conséquent ici d’ examiner le statut en langue de l’ opposi-
tion masculin/féminin, en particulier par rapport à son statut référentiel.

2 Un bref historique de masculin/féminin


dans les langues romanes
Il est habituel de considérer que les langues romanes comme le catalan, l’ espagnol,
le français, l’ italien, le portugais, etc. possèdent une distinction de genre consis-
tant en une opposition masculin/féminin. Je laisserai de côté ici les survivances
d’ un genre neutre comme le lo espagnol, le ça français et le o portugais qui ne
sont pas pertinentes pour cette étude. Notons d’ ailleurs que pour ce qui est du
français ça, il est erroné de parler d’ un neutre, car il s’ agit en fait d’ un genre
indifférencié, d’ un « joker » en quelque sorte, susceptible de reprendre à peu
près n’ importe quoi, en particulier le féminin et le masculin. Pour des raisons qui
apparaîtront un peu plus loin, je parlerai de Gmasc, Gfem et Gneutre pour dési-
gner les oppositions linguistiques concernant les genres masculin, féminin et

316
On-locuteur / ?On-locutrice: quelques tribulations du genre…

neutre respectivement, lorsque de telles oppositions existent3. Signalons d’ entrée

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que dans les langues indo-européennes contemporaines, la répartition du genre
ne présente aucune unité : certaines langues possèdent les trois genres linguis-
tiques (ainsi le russe et l’ allemand), d’ autres deux genres et des survivances plus
ou moins abondantes d’ un genre neutre (catalan, espagnol, italien), certaines
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enfin aucune manifestation de genre au niveau des substantifs, les indications


de genre ne subsistant plus qu’ à l’ état de traces (anglais). Remarquons la situa-
tion bizarre du français : deux genres linguistiques (Gmasc et Gfem), parfois
neutralisés au pluriel dans les articles et les pronoms (le/la/les, mon/ma/mes),
mais pas toujours (celui/celle, ceux/celles), et au singulier et au pluriel dans les
cas obliques (lui/leur)4. Notons enfin que la proximité génétique de deux langues
n’ implique nullement une communauté de fonctionnement du genre : ainsi
l’ allemand, pourtant dans le même groupe que l’ anglais (les langues germaniques)
est – du moins quant à ce qui est du genre – plus proche du russe (groupe des
langues slaves). Comme ce dernier, il possède trois genres, alors que l’ anglais
n’ en possède qu’ un, la distinction linguistique masculin/féminin/neutre y étant
limitée aux pronoms personnels et aux adjectifs possessifs singuliers de troi-
sième personne.
Dans les langues romanes contemporaines, l’ opposition Gmasc/Gfem est pré-
sentée comme provenant du latin, auquel on attribue notoirement trois genres
linguistiques : Gmasc, Gfem et Gneutre, traditionnellement représentés dans les
grammaires par les flexions de dominus, rosa et templum respectivement5. Si
donc on néglige dans un premier temps les survivances de Gneutre, les langues
romanes sont passées de trois genres à deux. Ce passage de trois à deux genres
ne s’ est pas fait de façon simple, et en particulier, une bonne partie du Gneutre
latin a été récupérée dans les langues romanes actuelles par le Gmasc. Les raisons
en sont bien connues : la perte de la flexion latine est passée par une étape inter-
médiaire à deux cas sujet et oblique (accusatif-ablatif). Or le –m final se retrouve
dans l’ accusatif masculin (dominum) et le nominatif/accusatif neutre (templum),
d’ où une confusion, accentuée dans des langues comme le français par la chute
de ce –m final 6. Par ailleurs, certains neutres à terminaison en –a ont été pris
pour des féminins7. C’ est ainsi que le latin folia (Gneutre pluriel) « feuille » a
donné le français feuille (Gfem singulier), l’ espagnol hoja (Gfem singulier).

3. Je ne retiendrai donc pas la dénomination habituelle de genre grammatical, car je suis


convaincu que le concept de genre comprend d’ autres choses qu’ une simple composante gram-
maticale.
4. L’ espagnol présente la même neutralisation pour les cas obliques : (le + la) veo « je (le + la)
vois », mais (le + le) digo « je (lui + lui) dis ». Notons cependant la tendance en espagnol à rétablir
un féminin pour le cas oblique (« laísmo »), sous la forme la digo, fréquente à l’ oral.
5. On déplorera à ce propos le manque d’ une histoire du genre dans les langues indo-euro-
péennes.
6. Qui a commencé en latin classique dès le premier siècle après J.-C.
7. La raison en sera évoquée plus loin.

317
Études sémantiques et pragmatiques

Mais aussi le catalan full (Gmasc, singulier) « feuille de papier » et fulla (Gfem,

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singulier) « feuille d’ arbre »8, avec une opposition identique pour l’ italien foglio/
foglia9. D’ où des résultats non nécessairement convergents dans les différentes
langues romanes, comme on peut le voir sur l’ échantillonnage suivant : a) les
noms de plante : latin salix (Gfem), cat. salze (Gmasc), esp. sauce (Gmasc)10, fr.
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saule (Gmasc) ; lat. fagus (Gfem), cat. faig (Gmasc), esp. haya (Gfem), fr. hêtre
(Gmasc.), port. faia (Gfem.), it. faggio (Gmasc), etc. b) les noms latins en –or
comme calor sont tous Gmasc sauf une demi-douzaine, dont arbor « arbre », cor
« cœur », marmor « marbre », uxor « épouse » et soror « sœur » ; ils sont tous
Gmasc en espagnol, sauf quatre (sor « religieuse », labor « travail », flor « fleur »,
coliflor « chou-fleur ») ; Gmasc (dolor, favor, sabor, valor) ou Gfem (calor, flor,
por, suor) en catalan ; tous Gfem en français (chaleur, douleur, peur, saveur,
valeur, etc.) ; et enfin Gmasc (dolore, favore, sapore, valore, calore, fiore, sudore)
en italien11.
Ces divergences sont dues à divers facteurs : évolution propre à chaque système,
influence de certains substrats, chute de certaines consonnes et/ou voyelles
finales, confusions12, etc. Elles ont le mérite de montrer que le phénomène du
genre est linguistiquement complexe, et qu’ on ne peut en borner l’ étude à une
simple appréhension superficielle.

3 Les noms d’ animés : un état des lieux


D’ après ce que nous venons de voir, les tribulations des genres masculin et
féminin (et éventuellement neutre) depuis le latin rendent difficile la détermi-
nation du genre linguistique à partir de la forme du mot. On peut comprendre
qu’ il en soit ainsi pour des inanimés pour lesquels le genre n’ a pas a priori de
signification particulière, bien que cette évidence n’ en soit pas une. Elle repose

8. À l’ origine, full était le générique, et fulla, copié sur le pluriel folia du latin folium, était un
collectif désignant exclusivement le feuillage (la fulla de l’ arbre). Le mot en est venu à désigner
toute feuille végétale, reléguant dès le moyen-âge full à la dénomination de supports d’ écriture ou
assimilés.
9. Ce phénomène déborde largement les langues romanes : le Gmasc russe list « feuille » ; a deux
pluriels : listij « feuilles de papier » et list’ ja « feuilles d’ arbre ». Le premier pluriel a une morpho-
logie suffixale de masculin, le second une morphologie suffixale qui appartient à la fois au fémi-
nin singulier (comme njanja « nounou ») et au pluriel neutre (comme polja « plaines »).
10. Tant en catalan qu’ en espagnol, beaucoup de noms d’ arbres et d’ arbustes – surtout sauvages
– sont des Gfem : espagnol encina, haya, retama, gayomba, palmera, etc. ; cat. alzina, ginesta, pal-
mera, olivera, pomera, etc.
11. Notons cependant que le latin pavor (masc.) a donné l’ italien paura (fem.).
12. Un cas bien connu est le glissement à l’ oral surtout de l’ espagnol hambre (féminin) à hambre
(masculin) sous l’ influence de l’ apocope dans el hambre, un hambre. En français, coriandre et
réglisse sont féminins, mais il n’ est pas rare d’ entendre dire du coriandre et du réglisse.

318
On-locuteur / ?On-locutrice: quelques tribulations du genre…

en effet sur la confusion entre le genre et le sexe, ou plutôt sur la vulgate d’ un

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parallélisme parfait entre l’ opposition de genre Gmasc/Gfem et l’ opposition de
sexe Smasc/Sfem. Parallélisme qui cesse d’ être fondé dès lors qu’ on a affaire a
des inanimés, du moyen le croyons-nous. Or les inanimés peuvent éventuelle-
ment être vus comme des entités sexuées dans des civilisations animistes, et il
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n’ est nul besoin d’ aller chercher des exemples exotiques relatifs à des contrées
lointaines. Ainsi en latin classique, les noms de fleuve comme Sequana, Garu-
mna, Ana13 – morphologiquement appartenant à Gfem, comme rosa, parangon
du Gfem – étaient Smasc car considérés comme représentant des êtres mâles14.
À l’ inverse, les noms d’ arbre et de pays étaient généralement Sfem, même
appartenant à la catégorie Gmasc, parce que considérés comme des êtres femel-
les : populus alba, Aegyptus incognita15.
On peut estimer que dans le cas des animés humains, les choses se passent dif-
féremment, puisque les référents de tels noms sont susceptibles d’ être subdivi-
sés en deux sous-classes, à savoir les êtres de sexes mâle et femelle respectivement.
Nous serons en particulier amené à nous poser les questions suivantes :

(Q1) Les noms renvoyant à des animés sont-ils toujours classables dans l’ une des
deux catégories masculin/féminin, i.e. selon l’ axe Smasc/Sfem ?
(Q2) La morphologie d’ un nom indique-t-elle toujours la catégorie de genre ?
(Q3) L’ opposition de genre est-elle isomorphe à l’ opposition de sexe ?

Comme on a pu le pressentir à la lumière de ce qui précède, il n’ y a pas de règles


générales en latin permettant de déterminer le genre d’ un nom, même animé.
Il y a certes des sous-classes où de telles règles existent : en latin, les noms d’ ani-
més en –or sont masculins, et renvoient à des individus mâles, à l’ exception de
soror et uxor16, qui sont Gfem et renvoient à des individus Sfem. Ailleurs, tout
est possible.
En effet, nous l’ avons vu, on attribue généralement au latin trois genres tradi-
tionnellement dénommés masculin, féminin et neutre – désignés ici par Gmasc,
Gfem et Gneutre. Tout le problème vient de ce qu’ il y a parallèlement non pas trois
mais cinq déclinaisons substantivales morphologiquement bien différenciées,
respectivement illustrées par : rosa, -ae ; dominus, -i ; templum, -i ; consul, -is ;
manus, -us/cornu, -us ; dies, -ei. Il y a également deux déclinaisons adjectivales :
l’ une, celle de bonus « bon » comprend également un Gfem bona et un Gneutre
bonum. Leur flexion correspond à la première et à la seconde déclinaison : rosa/
bona, dominus/bonus, templum/bonum. L’ autre, dont l’ exemple type est vetus,
veteris « vieux », ne distingue pas Gmasc et Gfem, mais seulement Gmasc et

13. La Seine, la Garonne et le Guadiana.


14. Magnus Garumna, chez César, De Bello Gallico.
15. Du même genre donc que Gallia et Hispania.
16. Respectivement sœur et épouse.

319
Études sémantiques et pragmatiques

Gneutre au pluriel17. Elle est identique à la troisième déclinaison, i.e. celle de

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consul. On comprend donc que la première déclinaison adjectivale, qui com-
porte trois paradigmes correspondant grosso modo aux trois genres, ait servi de
critère pour le genre linguistique : populus alba « peuplier blanc » fait ainsi de
peuplier un Gfem, et magnus Garumna « la grande Garonne » de Garumna un
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Gmasc. On constate alors que la répartition des genres dans ces groupes
flexionnels ne donne pas lieu à des règles générales même si, dans le cas des
animés, on remarque des tendances. Ainsi, la 1re déclinaison (rosa) comporte
surtout des animés Gfem (filia « fille »), mais aussi des Gmasc (scriba « scribe,
greffier », agricola « cultivateur »). La seconde (dominus) comprend surtout des
noms Gmasc, mais aussi des Gfem (noms de pays – Aegyptus) et des Gneutre
comme vulgus « foule ». Notons également des Gmasc comme puer « enfant »
indéterminés quant au sexe (= « garçon ou fille », cf. l’ espagnol niño « enfant »
dans los niños ou encore le français enfant). La troisième (civis « citoyen ») com-
prend des Gmasc comme judex « juge », des Gfem comme mater « mère » et soror
« sœur », des Gneutre (animal), mais aussi des indéterminés comme civis
« citoyen(ne) », hostis « ennemi(e) » et parens « parent(e) ». La quatrième décli-
naison (manus, -us « main »/cornu, -us « corne ») comporte des Gmasc (senatus),
des Gfem (tribus) et des Gneutre (cornu). Enfin, tous les noms de la cinquième
déclinaison (dies, -ei « jour ») sont Gfem (plebs « foule ») sauf dies « jour » et ses
dérivés, qui sont des Gmasc18. Signalons quelques incohérences sémantiques :
vulgus (deuxième déclinaison) « foule » est Gneutre mais plebs (cinquième
déclinaison) « foule, plèbe » est Gfem. On pourrait continuer. Cet état des cho-
ses un peu brouillé provient en fait de ce que la tripartition (masculin, féminin,
neutre) : a) Doit être appliquée à cinq déclinaisons nominales distinctes, alors
qu’ il n’ y a que trois paradigmes adjectivaux distinctifs ; b) Provient d’ une bi-
partition (animé, inanimé) en proto-indo-européen. Notre Gmasc vient en fait
du genre animé, alors que le féminin serait issu du neutre pluriel – i.e. d’ un
inanimé – en passant par une fonction de collectif. C’ est pourquoi, en latin, il y
a certaines ressemblances entre le neutre pluriel (templa, fulgura, cornua) et le
féminin singulier (rosa). Cet état de choses a d’ ailleurs laissé de nombreuses
traces : en latin hortus (nominatif sg.) « jardin », mais horti (nominatif plur.)
« parc » ; auxilium (nominatif sg.) « secours », auxilia (nominatif plur.) « troupes
auxiliaires » ; liberi « enfants » n’ existe pas au singulier, car indifférencié quant
au sexe. Castra « camp » n’ existe qu’ au pluriel, sans doute est-ce un ancien col-
lectif. En espagnol, cesta « panier » désigne le même objet que cesto, mais plus

17. Et seulement au nominatif et à l’ accusatif, ainsi qu’ à l’ accusatif singulier : veterem (acc.
masc. sg.) versus vetus (acc. neutre sg.). Je laisse de côté le cas des parisyllabiques qui ne joue
aucun rôle dans le débat.
18. Dies semble avoir été masculin à l’ origine, mais il n’ est pas rare au féminin, d’ une part parce
que tous les autres noms de la cinquième déclinaison sont des Gfem, et d’ autre part, sous
l’ influence du Gfem nox « nuit », auquel il est régulièrement associé et opposé. Dès le latin vul-
gaire, dies devient exclusivement un Gfem.

320
On-locuteur / ?On-locutrice: quelques tribulations du genre…

grand. Même chose pour anillo/anilla « anneau » et quelques autres. Certains

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noms de lieux plantés d’ arbre sont des féminins en espagnol : álamo/alameda
(tremblaie), fresno/fresneda (frênaie), sauce/salceda (saulaie), et surtout en fran-
çais19 : cerisaie, chênaie, hêtraie, pommeraie, etc. De même, les noms de quantités
contenues : cucharada, palada, carretada, camada, tonelada, etc. ; pour l’ espagnol ;
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cuillerée, charretée, bolée, pincée, cuvée, etc., pour le français, cucchiata, palata,
nidiata, tavolata, manciata, etc. pour l’ italien.
Des faits précédents, on déduit les réponses suivantes à nos questions, à savoir
qu’ en latin20 :
(R1) Les noms renvoyant à des animés ne sont pas toujours classables en Gmasc/
Gfem : il y a des indéterminés et des neutres.
(R2) La morphologie d’ un nom (animé ou non) n’ indique pas toujours son
genre.
(R3) L’ opposition de genre linguistique ne coïncide que très partiellement avec
l’ opposition de genre sexuel, en particulier pour les animés.

Qu’ est devenu cet héritage dans les langues romanes, en nous bornant aux cas
des animés du français et de l’ espagnol ?
a) Dans les deux langues, le Gneutre a quasiment disparu, et n’ a subsisté que
l’ opposition Gmasc/Gfem, le Gneutre ayant été récupéré en général par le
Gmasc21. Le Gneutre latin templum « temple » a ainsi donné le Gmasc espagnol
templo et le Gmasc français temple.
b) En français :
(F1) Les noms d’ animés ne sont pas toujours classables en masculin/féminin :
il y a des indéterminés : enfant, juge, ancêtre, architecte, syndicaliste, mem-
bre, etc.
(F2) La morphologie d’ un nom (animé) n’ indique pas toujours son genre : une
sentinelle, un assassin, un modèle, une personne, une vigie, un escroc, etc.
(F3) Certains noms morphologiquement masculins n’ ont pas de féminin : un
témoin/*une témouine, un escroc/*une escrocque, un écrivain/*une écrivaine,
un modèle/*une modèle, un procureur/*une procureuse, un successeur/*une
successrice, etc. ce qu’ il convient d’ expliquer puisque dans d’ autres cas, la
formation du féminin se fait sans problème : avocat/avocate, président/prési-
dente, etc. Par ailleurs, et essentiellement chez les animés supérieurs (i.e. les
humains plus les animaux communs), le féminin ne se fait pas par dériva-
tion morphologique, mais par variation lexicale : homme/femme, garçon/
fille, père/mère, cheval/jument, bouc/chèvre, gendre/belle-fille, etc.

19. L’ espagnol est en effet plus limité dans cette suffixation : robledo « chênaie », manzanar
« pommeraie », cerezal « cerisaie », sont des Gmasc.
20. Pour une étude fouillée du genre en latin, cf. Carvalho : 1993.
21. Il y a par exemple coïncidence entre les pronoms masculin et neutre accusatifs dans lo veo
« je le vois ».

321
Études sémantiques et pragmatiques

Il peut se faire que la diachronie nous offre une piste intéressante, ainsi dans le

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cas de témoin. En effet, témoin provient de testimonium « témoignage », et a
gardé ce sens jusqu’ au xvie siècle22. Il en reste des traces en français contempo-
rain, ainsi prendre à témoin « invoquer le témoignage », et surtout dans la tour-
nure témoin, p, ainsi : « … c’ était un grand cuisinier, témoin les nombreux plats
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qui portent son nom… ». La non-existence d’ un féminin viendrait de ce qu’ en


fait, il reste des traces de neutre ou d’ indifférencié dans le mot témoin, qui signi-
fierait non pas « qui témoigne », mais « qui est le témoignage ». Passons au cas
controversé de un écrivain/*une écrivaine. Ce refus des sujets parlants d’ un tel
féminin peut paraître étrange dans la mesure où l’ on a sans problème : vilain/
vilaine, châtelain/châtelaine, aquitain/aquitaine, etc. L’ histoire du mot nous
donne encore une fois une piste. On remarque en effet que ceux de ces mots qui
ont un féminin morphologique proviennent de mots bas-latins en –nus : villa-
nus, castellanus, aquitanus, formant régulièrement le féminin en –a : villana,
castellana, aquitana. Mais écrivain a une origine bien différente. Il s’ agit au
départ du mot latin scriba, scribae (masculin, 1re déclinaison), dont on a changé
la déclinaison en scriba, scribanis (masculin, 3e déclinaison) de même sens, sous
l’ influence vraisemblable de scribo, scribonis (« recruteur »). Le mot écrivain est
issu de l’ accusatif scribanem de cette forme refaite tardivement, et non d’ un
quelconque scribanus. Il ne comporte donc pas le suffixe –nus, ce qui a pu suf-
fire à empêcher la formation du féminin. Enfin, médecin n’ a pas le féminin
médecine comme nom de métier, malgré l’ existence de médecine comme prati-
que. Là encore, l’ explication est de nature morphologique : médecin n’ est pas
analysable en méde-cin, et vient d’ une formation régressive sur médecine, lui-
même formé à partir du latin médiéval medicina.
Passons à l’ espagnol :
c) En espagnol :
(E1) Les noms d’ animés ne sont pas toujours classables en masculin/féminin : il
y a des indéterminés : niño, hijo, pariente, estudiante, testigo, reo, paciente,
cómplice, cantante (en fait, la plupart des noms en –ante/-ente, sauf quel-
ques-uns23), etc.
(E2) La morphologie d’ un nom (animé) n’ indique pas toujours son genre : centi-
nela, recluta, guarda, cura ; modelo, soprano, reo, etc.
(E3) Certains noms morphologiquement masculins n’ ont pas de féminin : on a
químico/ ?química, matemático / ?matemática, físico/ ?física ; et l’ incontour-
nable médico/*médica, malgré l’ existence des deux genres médico /médica
pour l’ adjectif. Et chez les animés supérieurs, de même qu’ en français, le

22. D’ où des formes intermédiaires comme testemoigne, ou encore des usages comme : « …en
tesmoing de ma fidélité envers le roy mon seigneur… » (1585, cité par Godefroy, Dict.).
23. Asistente/asistenta, ayudante/ayudanta, cliente/clienta, dependiente/dependienta, presidente/
presidenta, regente/regenta.

322
On-locuteur / ?On-locutrice: quelques tribulations du genre…

féminin ne se fait pas toujours par dérivation morphologique, mais aussi

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par variation lexicale : hombre/mujer, yerno/nuera, caballo/yegua, toro/vaca,
padre/madre, etc24.

Pour certains, et comme dans le cas du français, la diachronie du mot semble


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avoir joué un rôle. Considérons par exemple testigo « témoin » : on peut s’ éton-
ner de *testiga, alors qu’ on a par ailleurs amigo/amiga « ami(e) ». La raison en
est qu’ alors que amigo s’ analyse synchroniquement en am-igo (lat. am-icus),
testigo n’ est pas une forme en –igo. Il provient en fait du latin testificare en pas-
sant par testivigar, puis testiguar. Testigo apparaît d’ abord sous la forme testiguo
(xiie siècle selon Corominas-Pascual), et il s’ agit vraisemblablement d’ une
dérivation impropre d’ une forme verbale, quelque chose comme « un je-suis-
témoin » ; cf. un hazmerreir, fr. un je-sais-tout, esp. recibo, pagaré, fr. reçu,
anglais a yes-man, a gopher, etc. Ce qui pourrait expliquer la répugnance des
sujets parlants à fléchir de tels mots, et montrerait par là même qu’ un mot garde
des traces de son parcours diachronique, au moins dans certains cas. Pour
médico/*médica, la forme médico a été formée sur le latin medicus, lui-même
issu du verbe mederi « soigner ». L’ existence de l’ adjectif féminin médica rend
mystérieuse une absence de substantif féminin sur laquelle nous reviendrons.
Notons enfin que l’ espagnol escribano, de même origine et formation que le
français écrivain, ne connaît pas non plus le féminin escribana, sans doute pour
la même raison. Une première conclusion semble s’ imposer, à savoir que les
unités lexicales semblent garder en synchronie des traces contraignantes de leur
parcours diachronique25.
C’ est à la nature de telles traces que je vais consacrer le prochain paragraphe.
Mon idée de départ est qu’ il y a une logique dans la (non-)formation de ces fémi-
nins, logique que je voudrais expliciter. Je vais m’ y employer au travers de l’ analyse
contrastive des noms d’ agent en –eur en français, -or en espagnol, ainsi voya-
geur, travailleur, navigateur, constructeur ; conductor, escultor, trabajador, suce-
sor, etc.

24. Notons que même si le recouvrement entre les deux langues est important, il n’ est pas total.
A garçon/fille l’ espagnol répond par chico/chica. À l’ inverse, au français beau-fils/belle-fille corres-
pond l’espagnol yerno/nuera.
25. Ce qui ne signifie pas que les sujets parlants en soient conscients, mais que toute unité lexi-
cale se trouve sur une trajectoire qui en détermine les caractéristiques dans le système à un
moment donné. C’ est, me semble-t-il, une idée semblable qu’ on trouve chez Carvalho : 1993, qui
parle pour les mots d’ itinéraires pré-établis, et d’ une « … morpho-syntaxe du mot… porteuse, et
productrice également, d’ une sémantique préalable… » (p. 71).

323
Études sémantiques et pragmatiques

4 Les noms d’ agent en -eur/-or et le féminin

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4.1 Thèmes verbaux et thèmes nominaux
Je vais reprendre dans ces grandes lignes une idée utilisée dans Anscombre
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(2001a, 2001b, 2003)26, pour traiter les noms d’ agent espagnols et français en
–or/-eur respectivement. J’ appellerai thème d’ une unité lexicale la forme à par-
tir de laquelle est dérivée cette unité, en d’ autres termes, la base dérivationnelle :
les deux notions de thème et de dérivation sont donc intimement liées. Ainsi,
ferme/fermette/fermier/fermage ont en commun le thème ferm-. Je dirai que ce
thème est verbal s’ il est celui d’ un verbe, et nominal s’ il est celui d’ un substantif.
Parmi les thèmes verbaux, je distinguerai le thème de présent (celui du gérondif)
et le thème d’ infinitif (celui de l’ infinitif). Parmi les thèmes nominaux, un thème
particulièrement important est le thème de supin, qui est le thème nominal cor-
respondant aux noms d’ action (en français, ce sont essentiellement les noms en
–ion/-ure/-age). Voici quelques exemples : sauv-eur (thème de présent, sauv-
ant), sauvet-eur (thème de supin, sauvet-age) ; constructor (thème de supin,
construc-ción) ; oyente (thème de présent, oi-iendo) ; corredor (thème d’ infinitif,
corre-dor). La règle de formation est la suivante, comme on pourra le vérifier :
(F) Les noms d’ agent français en –eur sont formés sur des thèmes de présent ou
des thèmes de supin. Les noms d’ agent en –or en espagnol sont formés sur
des thèmes d’ infinitif (-dor) ou des thèmes de supin (-sor/-tor).

Vérifions-le sur quelques exemples. Ainsi, sucesor « successeur » est un thème de


supin : il a le même thème suces- que sucesión, et non le thème suced- de suceder
« succéder ». Entendedor a le thème entende- de l’ infinitif entender « compren-
dre » et non celui de entendimiento « compréhension ». En français, le thème de
buveur est buv-, qui est un thème de présent – c’ est celui de buv-ant. Donat-eur
a le même thème (nominal donc) que donat-ion : c’ est donc un thème de supin,
alors que celui de donn-eur est un thème de gérondif : donn-er š donn-ant, etc.
Notons qu’ avec les verbes réguliers, il n’ est pas toujours facile de savoir si on a
affaire à un thème verbal ou à un thème nominal : ainsi balay-eur est indéter-
miné (balay-ant/balay-age) ; don-ante est un thème de présent, mais donador est
indéterminé (dona-r/dona-ción) d’ après nos définitions. Il faut alors avoir
recours à des critères complémentaires27. Dans le cas de donador, on note que
les dérivés sur le thème nominal de dona-ción comportent un -t- et non un -d- :
donativo/donatario Il s’ agit là d’ ailleurs d’ une règle générale : les thèmes de
présent sont en -d-, alors que les thèmes de supin sont en -t-/-s- : entende-r/

26. Cette idée trouve son origine dans l’ opposition entre thème de présent/thème de supin de
Plénat : 1988. La notion de supin recoupe celle de nom prédicatif du lexique-grammaire de
M Gross.
27. Cf. Anscombre : 2001a, 2001b.

324
On-locuteur / ?On-locutrice: quelques tribulations du genre…

entende-dor, mais compone-r/composi-ción/composi-tor28. Je vais utiliser ces deux

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concepts de thème verbal et de thème nominal pour élucider le problème de la
formation du féminin dans le cas de ces noms d’ agent en –eur (fr.)/-or (esp.).

4.2 La formation du féminin des noms d’agent en –or/-eur


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Nous laisserons de côté la formation (rare et non productive) du type deman-


deur/demanderesse, réduite en français à quelques termes juridiques29. La règle
de formation du féminin est alors la suivante :
a) Formation du féminin en français :

(FF) Les noms en –eur du français forment le féminin en –euse si le thème est
verbal, et en –trice si le thème est nominal.

D’ où : chanteur/chanteuse, menteur/menteuse, danseur/danseuse, travailleur/tra-


vailleuse etc. Et à l’ inverse, constructeur/constructrice, donateur/donatrice, lecteur/
lectrice, conducteur/conductrice, rédacteur/rédactrice, lecteur/lectrice, etc.
Les exceptions à cette règle sont rares30 : par exemple chasseur est courant alors
que chasseuse est attesté mais rare – il s’ agit d’ une activité essentiellement mas-
culine. Mais chasseuse de scalps est d’ un emploi courant dans les revues d’ éco-
nomie. Successeur et intercesseur et prédécesseur ne sont pas des exceptions : il
s’ agit de thèmes de supin qui feraient le féminin en –srice, ce qui est impossible
en français pour des raisons purement phonologiques. Restent alors : auteur,
professeur, ingénieur, et quelques autres. Leur particularité est qu’ il n’ existe pas
de thème pour ces noms d’ agent, et que leur terminaison n’ est donc pas inter-
prétée comme une marque dérivationnelle. Ou alors – c’ est le cas de professeur –
il y a bien un radical, mais il est seulement formel et ne correspond pas pour le
sens. Un cas du même type est celui de procureur : malgré l’ existence tout à fait
officielle de procuratrice – formé sur le thème nominal de procuration – l’ usage
de la procureur tend à s’ imposer. Il est vrai qu’ aux yeux d’ un public non averti,
le sens de « qui agit par procuration » n’ est guère transparent31.
b) Formation du féminin en espagnol :

(FE) Les noms en –or de l’ espagnol forment presque tous le féminin en –or-a,
que le thème soit verbal ou nominal. Les exceptions concernent une (petite)

28. Pour les origines indo-européennes de ce phénomène, cf. Benveniste : 1975.


29. Cf. Anscombre : 2001a, pour ces noms et leurs propriétés.
30. Ce qui met à mal l’ idée que le féminin en français est régi par des règles d’ origine socio-
linguistique (qui se bornent généralement à du politiquement correct teinté de considérations
idéologiques péremptoires).
31. Par ailleurs, procuratrice correspond morphologiquement à procurateur (thème de supin) et
non à procureur (sans thème).

325
Études sémantiques et pragmatiques

liste de noms d’ agent formant le féminin en -triz, et formés sur un thème

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de supin.

D’ où, contrairement au français, procuradora, sucesora, profesora, autora, ante-


cesora, etc. Mais : emperador/emperatriz, actor/actriz, institutor/institutriz, can-
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tatriz32, etc. En revanche, embajatriz et tutriz ont cédé devant embajadora et


tutora33.
On peut pour l’ instant résumer ce qui précède de la façon suivante :

(MAG) L’ existence d’ une morphologie féminine des noms d’ agent français en


-eur et espagnols en –or dépend d’ une façon générale de la possibilité ou
non d’ interpréter la finale du mot comme une marque flexionnelle ajou-
tée à un thème. Lorsque cette interprétation n’ est pas possible (ce qui
peut avoir lieu en particulier pour des raisons diachroniques, toute étape
synchronique étant inscrite dans une dynamique diachronique), le fémi-
nin est souvent difficile, voire impossible. Dans le cas des noms d’ agent
en –or, l’ espagnol a subi une évolution différente de celle du français, et
forme systématiquement un féminin régulier en –ora.

5 La position du problème

5.1 Les hypothèses de base


Une première conclusion se dégage de ce qui vient d’ être dit : à savoir qu’ il semble
y avoir un système linguistique de formation des noms d’ agent et de leur fémi-
nin sans rapport direct avec le sexe du référent concerné. De façon plus expli-
cite, les partisans de la féminisation des termes par adoption de formes comme
auteure/écrivaine en français ou encore de dédoublements comme miembros y
miembras pour l’ espagnol appuient leurs revendications sur les hypothèses
(implicites) suivantes :
a) Une version susbstantivale de la fonction référentielle de la langue : tout
nom – en se bornant aux humains – est une description de son référent.
De ce point de vue, à tout nom Gmasc correspond un référent Smasc,
et à tout nom Gfem un référent Sfem.
b) Il résulte de ce qui précède que, sauf pour certains noms collectifs
comme humanité (non susceptibles de référer à des individus spécifi-
ques), l’ existence en langue d’ un Gmasc implique l’ existence dans le

32. Mais cantatriz concerne uniquement l’ opéra, et est un emprunt à l’ italien. Pour le flamenco,
on a cantaor/cantaora.
33. Embajatriz et tutriz figurent encore dans les dictionnaires, mais sont totalement sortis de
l’ usage oral.

326
On-locuteur / ?On-locutrice: quelques tribulations du genre…

réel d’ un Smasc, et donc d’ un Sfem qui soit son symétrique. Il doit donc

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y avoir un Gfem correspondant.
c) C’ est la terminaison d’ un nom humain qui détermine s’ il s’ agit d’ un
Gmasc ou d’ un Gfem, du moins pour les animés.
d) À toute terminaison impliquant un genre masculin correspond (la plu-
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part du temps) une terminaison indiquant cette fois le genre féminin.


e) Pour rétablir l’ existence d’ un Gfem qui n’ existe pas face à un Gmasc
« dominant », il suffit de rétablir la terminaison correspondante.

Or le problème principal de ces propositions est qu’ elles ne résistent guère à


l’ examen des faits, dont une partie a été exposée tout au long de cette étude.
Commençons par la langue comme description d’ un monde de référents. Cette
thèse qui est ancienne, est largement battue en brèche aujourd’ hui, au bénéfice
d’ une thèse voyant toute langue comme une grille conceptuelle que l’ on applique
à une autre grille, la grille perceptuelle34. Les arguments en ce sens ne manquent
pas. On peut par exemple remarquer qu’ au niveau des stéréotypes qui représen-
tent notre vision générale du monde en langue, on trouve des phrases généri-
ques comme Le soleil se lève/Le soleil se couche, dont l’ aspect « descriptif » est
d’ autant plus discutable qu’ il varie d’ une langue à l’ autre : ainsi angl. The sun
rises/The sun sets, esp. El sol sale/el sol se pone, cat. El sol surt/El sol es pon, etc.
Citons encore la tomate, classée par la langue dans les légumes alors qu’ il s’ agit
d’ un fruit botaniquement parlant. Autre problème, celui de l’ accord : la possibi-
lité de phrases comme Juan es buena persona, Margarita es un buen elemento en
el grupo/Max est une bonne recrue pour le groupe/Lia est un modèle pour tous
rend problématique la thèse a). Sauf à admettre que le parallélisme Gmasc/
Gfem ≈ Smasc/Sfem n’ est pas valide pour les épicènes, dont feraient partie ceux
des substantifs ayant à voir avec des relations partie/tout. Thèse qui se heurte
également au changement de genre linguistique – à sexe constant – dans certai-
nes langues, ainsi l’ allemand : der Mann (Gmasc), die Frau (Gfem), die Katze
(Gfem), der Turm (Gmasc), ont pour diminutifs les Gneutre das Männchen, das
Fräulein, das Kätzchen, das Turmchen, et il s’ agit là d’ une règle générale, indif-
férente à tout autre facteur, en particulier le genre de départ. Enfin, cette thèse
descriptiviste impliquerait que pour toute langue possédant des substantifs
devraient éventuellement exister une version Gmasc et une version Gfem, cha-
que fois qu’ existerait effectivement dans la nature un Smasc et un Sfem. Or c’ est
un fait bien connu que les langues à genre sont plutôt l’ exception que la règle.
Et si on se borne au domaine indo-européen, toutes les combinaisons sont
représentées, nous l’ avons déjà dit. Hors du domaine indo-européen, certains
groupes de langues africaines possèdent en fait non pas des marques de genre
mais des classifieurs, qui peuvent aller jusqu’ à distinguer plusieurs dizaines de
« genres ».

34. Sur ce sujet, cf. Prieto : 1966.

327
Études sémantiques et pragmatiques

Passons au plan morphologique. On a souvent voulu voir la terminaison d’ un

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mot comme désignant sans ambiguïté son genre (linguistique). Dans le cas
d’ une langue comme l’ espagnol (qui a conservé des voyelles finales permettant
du moins en apparence de mieux distinguer les terminaisons Gmasc des termi-
naisons Gfem, au moins pour les animés ou les humains), une vulgate fort
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courante y compris de nos jours fait du –o final une marque de Gmasc, et du –a


final une marque de Gfem. Certes, il existe des sous-catégories transparentes du
point de vue du genre. Ainsi, les substantifs en –tion/-sion du français et en
–ción/-sión de l’ espagnol relèvent toujours du Gfem. Mais dans le domaine
substantival relatif aux humains, il est erroné d’ affirmer qu’ en espagnol, -o/-a ≈
Gmasc/Gfem. Les exemples abondent, et l’ on a, parmi les plus connus : un
recluta/una centinela, una modelo/un profeta, sans compter les (nombreux) épi-
cènes, dont criatura, persona, víctima, etc. La chute des voyelles finales en fran-
çais a obscurci le phénomène. Cependant, Corbett (1991), cite une étude de
Tucker, Lambert et Rigault (1977)35, qui établit une corrélation entre le genre
des substantifs français et leur structure phonologique, fondée sur la syllabe
finale, et faisant intervenir éventuellement la pénultième et l’ antépénultième.
Cette étude fait état d’ une prédictibilité assurée dans 98 % des cas, et montre au
passage que ce qui porte le genre linguistique n’ est pas le thème (et donc pas le
noyau sémantique) – contrairement à ce que suggère l’ intuition, mais les élé-
ments à la périphérie du thème, en particulier les terminaisons. Dans le cas des
noms d’ agent étudiés plus haut, le français illustre cette règle de façon exem-
plaire : lorsque le nom d’ agent de terminaison –eur est formé sur un thème qui
correspond pour le sens, un féminin peut être formé : en –euse sur un thème
verbal, en –trice sur un thème nominal. L’ espagnol semble plus mystérieux :
nous avons vu que le féminin en -ora est systématique, qu’ il y ait thème ou non
(autor/autor-a), et que ce thème corresponde pour le sens ou non (profesor/
profesor-a). On pourrait penser que dans le cas de l’ espagnol, la terminaison
seule compte, quel que soit son statut. Le problème est en fait beaucoup plus
complexe, ce que montrent les divergences de comportement sur des mots en
apparence semblables du point de vue des terminaisons. Prenons par exemple
médico, pour lequel nous avons remarqué que le féminin récemment proposé
médica est loin de faire l’ unanimité, et ce, malgré l’ existence d’ un adjectif
médico/médica « médical ». Comme nous l’ avons vu, la trajectoire diachronique
d’ un nom contraint son statut synchronique. Nous allons donc maintenant
nous pencher sur le paramètre de la terminaison.

35. Tucker, Gr., Lambert, W.E., Rigault, A.A., 1977, The French Speaker’ s Skill with Grammatical
Gender : an Example of Rule Governed Behaviour, Mouton, La Haye.

328
On-locuteur / ?On-locutrice: quelques tribulations du genre…

5.2 Le statut de la terminaison

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Nous avons en effet jusqu’ à présent utilisé de façon complètement intuitive les
concepts de dérivation et de terminaison. Il convient en fait de distinguer trois
termes, à savoir terminaison, flexion et dérivation, et nous allons voir qu’ il ne
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s’ agit pas là d’ une mince affaire36. Nous mènerons l’ exposé sur l’ espagnol, la
présence régulière de voyelles finales facilitant l’ exposé. Nous commencerons
par le concept de terminaison, qui est en fait de nature morphophonologique.
La terminaison d’ une unité lexicale est la partie finale de cette unité qui est
effacée lorsqu’ un processus de formation d’ une autre unité lexicale lui est appli-
quée. Par exemple, colegio a pour terminaison –o, du fait de l’ existence de
colegi-al et colegi-ado. En revanche, le français maison, bien que –on provienne
historiquement d’ une ancienne marque latine d’ accusatif, n’ a pas de terminai-
son selon notre définition, du fait de l’ existence de maison-nette et maison-née.
Bien entendu, tous les exemples sont loin d’ être aussi idylliques, et la définition
devra inclure certains processus phonologiques (d’ où l’ affirmation ci-dessus
qu’ il s’ agit d’ une définition morphophonologique). Ils permettront de regrou-
per dans une même famille école, scolaire, scolarité, de même noyau scol-. De
même pour le noyau monac- commun à l’ espagnol monje, monja, monacal,
monaguillo. Une terminaison sera une flexion si elle s’ oppose à une autre termi-
naison sur le même noyau sans changement de sens. Un exemple typique est
celui des déclinaisons : ainsi, l’ accusatif latin civem est une flexion qui s’ analyse
en civ-em, du fait de l’ existence du nominatif singulier civ-is et du génitif pluriel
civ-ium. Par contraste, la dérivation produit sur un même noyau une nouvelle
entité de sens différent. C’ est le cas de l’ espagnol –or déjà vu comme suffixe de
formation d’ agent : trabaja-r/trabaja-dor, suce-sión/suce-sor. On considère habi-
tuellement que le genre et le nombre linguistiques font partie de la flexion d’ une
entité lexicale, et ne relèvent donc pas de la dérivation. Ce qui permet de distin-
guer le passage de niñ-o à niñ-a (flexion) du passage de naranj-o « oranger » à
naranj-a « orange » (dérivation). Notons cependant que les limites entre flexion
et dérivation sont floues, ainsi pour les augmentatifs en -ón : sill-a/sill-ón
« chaise/fauteuil », abeja/abejón « abeille/bourdon », lágrima/lagrimón, fortuna/
fortunón, etc. Alors que naranja/naranjo est une opposition qui peut être rame-
née à l’ opposition générale partie/tout ou produit/producteur, rien de tel pour
silla/sillón ou niña/niñita37. On voit toute la complexité du problème. Les très
imparfaites définitions que nous venons de donner nous permettent cependant
de jeter quelque clarté sur notre problème de Gmasc/Gfem. On note en effet
que pour qu’ il y ait une alternance Gmasc/Gfem marquée dans la terminaison,
il faut qu’ il y ait flexion, ce qui ne peut se faire qu’ en présence d’ un noyau pro-

36. On pourra consulter sur ce sujet l’ excellente mise au point de Serrano-Dolader : 2010.
37. Sauf peut-être à voir de telles oppositions comme scalaires, ou d’ écart par rapport à un stan-
dard. Cf. certaines propositions de Millán-Chivite : 1994, sur ce sujet.

329
Études sémantiques et pragmatiques

pre à la suffixation. La dérivation ne suffit pas, puisqu’ elle produit un changement

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de sens. Ainsi, naranj-o est un Gmasc et naranj-a un Gfem, mais naranj-a n’ est
pas le correspondant féminin de naranj-o. En revanche, l’ existence de niñ-ez,
niñ-era, niñ-ato, etc., montre l’ existence d’ un noyau sémantique niñ- qui fait de
niñ-o/niñ-a les deux faces flexionnelles Gmasc et Gfem d’ une même entité. On
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en déduit que, si certaines conditions ne sont pas réalisées qui permettent de


conclure à la présence d’ une flexion susceptible d’ accueillir une variation
Gmasc/Gfem, un suffixe n’ indiquera pas en soi si on se trouve en présence d’ un
Gmasc ou Gfem. En particulier, la présence d’ un –o ou d’ un –a finaux peut ne
pas être pertinente, ce point a été souligné par plus d’ un. Ce qui ne signifie pas
qu’ on ne puisse jamais trancher : il y a des cas où le suffixe impose un genre,
ainsi la dérivation en –ista dont le produit est un Gmasc : cicl-ista, moto-(r)ista,
art-ista, etc. Contrairement à ce qui est parfois affirmé, ce ne sont pas des noms
à suffixe –a, et ils sont en dehors de l’ opposition Gmasc/Gfem pour des raisons
que nous évoquerons dans le prochain paragraphe. On en déduit également, ce
que signale déjà Serrano-Dolader (2010), que toute opposition –o/-a ne relève
pas nécessairement de la flexion Gmasc/Gfem, puisqu’ il peut s’ agir d’ un pro-
cessus non pas flexionnel, mais dérivationnel. C’ est le cas déjà cité de naranj-o/
naranj-a, et son apparente ressemblance avec niñ-o/niñ-a est donc à porter au
compter de l’ homonymie suffixale, de la même façon qu’ il y a en français une
homonymie suffixale entre haut-eur et march-eur. Le mécanisme de formation
du féminin des noms d’ agent en –eur – que nous n’ avions fait que constater –
est alors clair : les noms d’ agent à terminaison –eur n’ ont de correspondant
féminin que si cette terminaison est un suffixe correspondant à un noyau
sémantique, appelé thème. Le féminin est alors en -euse on en –trice selon que
le thème est verbal ou nominal. Sinon, cette terminaison est interprétée comme
non marquée pour le genre. Que se passe-t-il dans le cas de l’ espagnol ? Nous
avons remarqué précédemment que l’ espagnol avait abandonné l’ opposition
thème nominal/thème verbal, dont il ne reste que quelques représentants. On
explique ainsi le caractère systématique de la féminisation en –a, y compris
dans des cas comme autor-a et profesor-a. En effet, l’ abandon de cette distinc-
tion permet de voir le féminin en –a comme une flexion sur le masculin. Il y a
bien dérivation : on a profesor-al, profesor-ado ; autor-ía, et c’ est donc le mascu-
lin qui apparaît comme le noyau sémantique de cette formation, ce qui était déjà
le cas du latin –or/-ix.
Voyons quelques exemples supplémentaires. Le cas de modelo/*modela se traite
facilement : non seulement modelo est un emprunt38, mais de plus il ne corres-
pond à aucune dérivation : modelar « modeler » ne correspond pas pour le sens,
et ne peut donc fournir de base flexionnelle. Passons maintenant au cas de
médico. Le caractère étrange de médica « correspondant Gfem de médico » attire

38. À l’ italien modello. On sait que les emprunts sont fréquemment rétifs à toute modification.

330
On-locuteur / ?On-locutrice: quelques tribulations du genre…

d’ autant plus l’ attention que l’ on a l’ alternance adjectivale déjà signalée médico/

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médica « médical(e) ». Et par ailleurs, le Gfem catedrática est bien accepté. Le
problème n’ est donc pas dans la formation d’ un féminin, mais dans les circons-
tances de cette formation, et il semble être général, si l’ on considère la liste
suivante : físico/ ?física (profession)/física (domaine)/ físico/física (adjectifs) ;
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químico/ ?química (profession)/ química (domaine)/ químico/química (adjec-


tifs) ; informático/ ?informática (profession)/ informática (domaine)/ informá-
tico/informática (adjectifs)39, etc. L’ histoire de médico ne nous éclaire guère. Il
s’ agit d’ un emprunt au latin medicus de même sens, et dont les premières attes-
tations remontent à la fin du xve siècle, l’ adjectif médico étant attesté en 155540.
Nous allons en fait montrer que le substantif médico et l’ adjectif médico ne font
morphologiquement pas partie de la même famille. De son origine latine
mederi « soigner », médico a gardé le sens : le médico est celui qui soigne. Mais le
sens de l’ adjectif est bien différent : médico/médica signifie en fait « de médecine,
médical ». Una receta médica est une « recette médicale », et non une « recette de
médecin ». Un congreso médico est donc linguistiquement « un congrès médi-
cal » et non « un congrès de médecins ». On peut le voir sur la paire minimale
suivante : una reunión médica/*una quedada médica (« une réunion médicale/
un rencart médical »), alors qu’ on aurait sans problème una reunión entre médicos/
una quedada entre médicos41. Méd-ico/méd-ica forment donc une paire flexion-
nelle sur un sens qui est celui de « médical, de médecine », et qui n’ est pas celui
de médico. Le substantif médico reste un emprunt isolé, non formé sur le thème
med- des adjectifs correspondants, et par conséquent non susceptible d’ être
fléchi. Là encore, il s’ agit d’ une homonymie entre le substantif et l’ adjectif.
On aura vu sur ces quelques exemples l’ importance décisive de la notion de
flexion pour le problème qui nous occupe. Pas de base flexionnelle, pas de féminin
possible. Et même lorsque les féminins en –a « passent », il s’ agit d’ un emploi
forcé, et qui en particulier supporte mal l’ emploi attributif, au vu des exemples
suivants :

(i) Juan es catedrático/Margarita es catedrática.


(ii) Juan es informático/ ? ?Margarita es informática.
(iii) Juan es físico/*Margarita es física.
(iv) Juan es químico/ ? ?Margarita es química.
(v) Juan es un famoso catedrático/Margarita es una catedrática famosa.
(vi) Juan es un informático muy bueno/ ?Margarita es una informática muy
buena.

39. Les acceptabilités sont une moyenne des opinions des sujets parlants, qui vont du refus pur
et simple à une acceptabilité mitigée.
40. Selon Corominas-Pascual.
41. Cette très pertinente paire minimale m’ a été signalée par S. Gómez-Jordana (Univ. Complu-
tense de Madrid).

331
Études sémantiques et pragmatiques

(vii) Juan es un físico reconocido/??Margarita es una física muy reconocida.

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(viii) Juan es un químico muy competente/??Margarita es una química muy com-
petente.

Quand cependant on parvient contre vents et marées à imposer un féminin non


conforme, le résultat peut être surprenant. Ainsi la forme elementa tirée de ele-
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mento « élément » ne peut en aucune façon être considérée comme le Gfem


correspondant au Gmasc elemento. En effet, le sens ne convient pas : elementa a
toujours un sens péjoratif de « sale bonne femme » au contraire de elemento. Il
n’ y a donc pas flexion, ni même dérivation : le mot element-al « élémentaire », qui
pourrait fournir un noyau sémantique, ne convient pas non plus pour le sens.

5.3 Le statut du masculin


Au vu de tout ce qui précède, on aura compris que le problème est autrement plus
compliqué qu’ une simple variation formelle au niveau d’ une voyelle terminale,
généralement –o opposée à –a dans le cas de l’ espagnol, et -ø opposé à –e pour
le français. Le problème touche à la fois la morphologie, la sémantique, et acces-
soirement la phonologie.
Tout n’ est cependant pas résolu. Un problème de fond reste en effet celui des
épicènes. Il a été remarqué en effet par plus d’ un(e) que certains noms étaient
susceptibles de désigner l’ ensemble des entités d’ une certaine classe, que ces
entités soient représentées par un Gmasc ou un Gfem. Ainsi le Gfem habitation
s’ applique aussi bien à un Gmasc comme appartement qu’ à un Gfem comme
chambre de bonne. On aurait tort de croire que c’ est toujours un Gmasc à qui
est dévolu ce rôle d’ épicène. Si le français dit un troupeau de moutons, l’ espagnol
dit en revanche un hato de ovejas, et on parle d’ un troupeau de chèvres, même
s’ il comprend un ou plusieurs boucs. La répartition Gmasc/Gfem dans ce
domaine semble d’ ailleurs très aléatoire : on opposera ainsi le français souris
(Gfem)/rat (Gmasc) à l’ espagnol ratón (Gmasc)/rata (Gfem). Et dans le domaine
des objets, l’ espagnol barco (Gmasc)/nave (Gfem) et le français bateau (Gmasc)/
navire (Gmasc). On peut multiplier les exemples. Deux questions fondamentales
se posent :
a) Pourquoi est-ce dans le domaine des animés que le masculin est sou-
vent l’ épicène ?
b) Comment fonctionne ce masculin ?

Si l’ on examine des listes d’ exemples, on s’ aperçoit qu’ en fait, c’ est essentiel-


lement dans le domaine des animés humains que les épicènes sont masculins,
plus quelques animaux familiers, qu’ ils soient domestiques ou sauvages42. Notons

42. Par exemple : perro/perra, gato/gata, oso/osa, pavo/pava, etc. ; chien/chienne, chat/chatte,
ours/ourse, éléphant/éléphante, etc.

332
On-locuteur / ?On-locutrice: quelques tribulations du genre…

de plus que l’ opposition est parfois non pas binaire au niveau lexical, mais ter-

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naire, ou même quaternaire, à savoir : un épicène, une opposition Gmasc/Gfem,
un reproducteur. C’ est le cas du français cochon (pas de Gfem), porc/truie, ver-
rat ; cheval, cheval/jument, étalon. Et pour l’ espagnol : caballo « cheval », caballo/
yegua, semental43 ; cerdo « porc », cerdo/cerda, verraco44. Et il est possible que les
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oppositions lexicales morphologiquement non apparentées relèvent de repro-


ducteur/femelle plutôt que de mâle/femelle. Qu’ on pense à bouc/chèvre ou
encore à toro/vaca. Je me bornerai ici à l’ examen des animés humains.
Le plus célèbre et le plus controversé des épicènes est sans conteste homme lui-
même. On peut cependant noter que son caractère d’ épicène est très limité, et
se borne aux phrases de type L’ homme est…/Les hommes sont…45. Ailleurs, il est
systématiquement interprété comme opposé à femme. On ne peut dire par
exemple Max et Lia sont des hommes que je connais bien alors qu’ on a : Max et
Lia sont des amis à moi. Ce masculin épicène est parfois appelé générique. Avant
que de contester ces deux dénominations, nous ferons deux remarques. La pre-
mière est que l’ état actuel de nos langues rendrait problématique la non exis-
tence d’ épicènes du type homme. Imaginons ce que deviendrait un proverbe
comme El hombre es un lobo para el hombre : quelque chose comme El hombre
y la mujer son un lobo y una loba para el hombre y la mujer. De même pour
l’ expression française répondre comme un seul homme, qui deviendrait répondre
comme un seul homme ou une seule femme. Sans compter le caractère peu natu-
rel d’ énoncés comme : Margarita y Pablo llevan diez años casados, y no tienen
hijos ni hijas, ou encore Dans mon travail, j’ ai des amis et des amies, mais aussi
des ennemis et des ennemies. La seconde remarque est que ces épicènes sont
indifférenciés du point de vue de l’ opposition mâle/femelle, et non pas, comme
on l’ a parfois affirmé, neutres de ce point de vue. La morphologie nous l’ indique :
dans beaucoup de cas, le féminin est une flexion non sur un thème commun
avec le masculin, mais sur le masculin lui-même. C’ est le cas en français pour
la série mécanicien/mécanicien-ne, physicien/physicien-ne, académicien /acadé-
micien-ne, etc. Ou encore la série candidat/candidat-e, lauréat/lauréat-e, scélérat/
scélérat-e, etc. En généralisant la formation en –a des Gfem correspondant aux
Gmasc en –dor, l’ espagnol dérive en fait un féminin d’ un masculin, et retrouve
ainsi un procédé ancien en indo-européen46. Or pour pouvoir procéder ainsi, il
faut bien qu’ au moins dans certaines circonstances, ce masculin morphologi-
que ne représente pas un masculin sémantique opposé au féminin, sous peine
de contradiction. Ces deux remarques nous permettront de faire l’ hypothèse

43. Sur ce point, cf. pour l’ indo-européen Benveniste : 1969, t. I, chap. 1.


44. Je simplifie. La terminologie espagnole relative au porc est proprement vertigineuse.
45. Homme ne doit sa célébrité qu’ au fait qu’ il est le seul survivant de l’ opposition homo/vir, son
symétrique étant femina/mulier. Pour la petite (mais ancienne) histoire, homo est de même racine
que humus « terre », et homo signifie « né de la terre ». Il s’ oppose ainsi à deus « né de la lumière ».
46. Cf. Huot : 2001, se fondant sur Meillet-Vendryes : 1924.

333
Études sémantiques et pragmatiques

suivante, sur la nature du masculin appelé « épicène ». Lorsque le masculin est

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épicène (parmi les humains), ce n’ est pas parce qu’ il l’ est par nature, mais parce
que sa fonction est de dénoter l’ appartenance et rien d’ autre, à une classe dont
les éléments possèdent certaines propriétés. Ainsi, conducteur en tant qu’ épicène
signifie « qui conduit un véhicule », et s’ oppose en ce sens à par exemple passa-
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ger, qui exclut cette propriété. On peut donc ainsi dire : En tant que conducteur,
Lia connaît les dangers de la route. Un Gmasc épicène est donc le support d’ une
relation exclusive élément/classe. En particulier, cette relation n’ est pas compa-
tible avec une relation de type mâle/femelle, puisqu’ une telle relation est externe
à élément/classe. C’ est pourquoi cette fonction ne fait pas d’ un Gmasc un véri-
table épicène : plutôt que d’ embrasser les deux genres, il ne les considère pas47.
Et en ce sens, ce n’ est pas non plus un générique, puisque la seule propriété
considérée est celle qui fonde l’ appartenance à la classe, à l’ exclusion des autres.
Cette fonction est probablement ce qui reste d’ un état ancien de l’ indo-euro-
péen qui ne connaissait, nous l’ avons dit, que la distinction animé/inanimé,
représentés respectivement par un Gmasc et un Gneutre. Le neutre pluriel
devait donner naissance au féminin, après passage par une valeur de collectif48.
On peut vouloir par ailleurs, à l’ intérieur de la classe, différencier diverses sous-
classes. Pour reprendre l’ exemple précédent, il peut être nécessaire de distin-
guer les conducteurs de poids lourds et les conducteurs de voitures. Et aussi
distinguer parmi les conducteurs les Gmasc opposés aux Gfem. On dira alors
Lia est une conductrice avisée.
Résumons tout ce qui vient d’ être dit sous forme d’ hypothèse générale :
(H) Les langues romanes possèdent une double distinction :
a) Animé/inanimé, qui est une distinction sémantique, et qui, sauf excep-
tion, ne donne pas lieu à des régularités morphologiques.
b) Masculin/féminin, qui est également une distinction sémantique, mais
aussi lexicale. Il y a des mots du genre masculin et des mots du genre
féminin.

Par ailleurs :
c) Les deux oppositions sont exclusives l’ une de l’ autre : ou bien on est sur
l’ axe animé/inanimé, ou bien on est sur l’ axe masculin/féminin.
d) L’ opposition de genre ne coïncide avec l’ opposition de sexe que s’ il y a
morphologie flexionnelle, au sens donné à ce terme.
e) Sur l’ axe animé/inanimé, les distinctions de genre ne sont pas pertinen-
tes. C’ est usuellement le masculin qui représente la classe – il s’ agit alors
d’ un non-genre, mais la règle n’ est pas générale.

47. Notons que tous les épicènes ne sont des Gmasc. Il y a aussi des Gfem, ainsi recrue, sentinelle,
victime, etc.
48. Sur ces points, cf. Varenne : 1971, Haudry : 1979, Pinault : 1996, Le Bourdellès : 1996.

334
On-locuteur / ?On-locutrice: quelques tribulations du genre…

Lorsque hijo s’ oppose à padre ou à nieto, on se trouve alors sur l’ axe animé/

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inanimé, la distinction de genre ne compte pas, et los hijos désigne alors les
enfants (opposés aux padres « parents », et non entre eux). D’ où des questions
comme ¿Tienes hijos ? « Tu as des enfants ? », face au peu naturel ¿Tienes hijos e
hijas ? « Tu as des fils et des filles ? », avec des réponses du type Tengo dos hijos.
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Dans cet emploi, hijo correspond au français enfant, et non pas à fils. Lorsqu’ on
se trouve en revanche sur l’ axe masculin/féminin, l’ opposition de genre et donc
de sexe redevient pertinente : Tengo dos hijos, un niño y una niña « j’ ai deux
enfants, un fils et une fille ». Mais elle ne peut se manifester morphologique-
ment que si les conditions sont réunies au niveau du substantif, i.e. si un dispo-
sitif flexionnel est applicable, ou alors une différenciation cette fois lexicale.
Que faire donc lorsqu’ il existe des noms d’ animés – par exemple parmi les
humains, pour lesquels seul existe le masculin linguistique. De tels substantifs
ne permettent donc pas de se situer sur l’ axe Gmasc/Gfem. Une solution consiste
à forcer la morphologie : on a pu constater qu’ elle conduisait, outre des bizarre-
ries, à un rejet assez général des sujets parlants. Or ces mêmes sujets parlants
ont d’ instinct choisi la solution la plus simple, qui est de féminiser avec l’ article,
dans les cas où la féminisation par flexion est ressentie comme trop forcée : la
médico, la testigo, la químico ; la professeur, une ingénieur, la procureur, etc.
Notons le cas amusant de l’ espagnol el/la profe, avec le parallèle français le/la
prof, ainsi que le/la proc. Ce procédé, outre qu’ il semble mieux correspondre
au(x) système(s), est également en accord avec une remarque que nous avons
faite : que l’ opposition Gmasc/Gfem est portée par la périphérie d’ un mot et
non par son noyau sémantique. Or l’ article fait effectivement partie de la péri-
phérie d’ un nom.
Il y a historiquement des antécédents célèbres d’ utilisation de l’ article à de telles
fins. Voici un cas authentique où un féminin flexionnel a disparu, et où le fémi-
nin est réapparu par le biais de l’ article.
Il s’ agit du mot français escroc, en fait emprunté à l’ italien scrocco « malfaiteur »,
vers 164049. Avant cet emprunt avait eu lieu un premier emprunt à l’ italien qui
avait donné escroquer, sur lequel on avait formé régulièrement escroqueur/escro-
queuse. Au xviie siècle, les deux formes escroqueur et escroc coexistent50, avec le
même sens. Il est donc tout à fait étonnant que Mme de Sévigné, qui connaissait
certainement les deux mots, ait cependant choisi de dire une escroc (1657) :
« … il me semble que vous me prenez pour une escroc… » (Lettres, 838).

alors qu’ elle aurait pu avoir recours à escroqueuse. En l’ absence de marque


flexionnelle, elle a donc spontanément choisi de former le féminin par l’ article,
ici l’ indéfini.

49. Orthographe initiale escroq.


50. Cf. le Dictionnaire de l’ Académie, 1694, et Furetière : 1690.

335
Études sémantiques et pragmatiques

6 Conclusion

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Revenons à la notion de ON-locuteur, qui a fourni le titre de cet article. Cette
notion, forgée dans Anscombre (1990), est fortement inspirée de la notion pro-
che de ON-vérité présente dans Berrendonner (1981). Elle est censée désigner
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la voix ou l’ intervention d’ une communauté linguistique anonyme qu’ orchestre


le locuteur de l’ énoncé. On remarque que le mot locuteur est formé sur un
thème de supin, à savoir locution – il ne semble pas y avoir de verbe morpholo-
giquement apparenté. En accord avec notre règle, locuteur a pour féminin locu-
trice, sur le même modèle que interlocuteur/interlocutrice. Or il semble bien
difficile de former sans rire une notion qui serait celle de ON-locutrice, et ce,
bien que la notion de ON-locuteur soit couramment glosée comme renvoyant
à une communauté linguistique, i.e. à une entité représentée par un Gfem.
L’ explication que nous avons fournie ci-dessus s’ applique encore ici : il s’ agit de
désigner à l’ aide de la notion de ON-locuteur la classe des entités dont la seule
caractéristique retenue comme pertinente pour l’ appartenance à cette classe est
un certain rôle énonciatif, toute autre caractéristique étant en quelque sorte
hors-sujet, en particulier le genre. Or le non-genre est par nature le masculin,
d’ où le choix de ON-locuteur et non de ON-locutrice. Notons qu’ on pourrait
très bien avoir à forger une telle notion : il suffirait pour ce faire que le linguiste
ait à définir parmi les ON-locuteurs une sous-classe dont la caractéristique
serait d’ être formée d’ éléments tous Gfem. Ce serait par exemple le cas dans une
langue où le on serait marqué pour le genre.

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Cahiers de lexicologie 26, 23-54.
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CAUSALITÉ, CHAÎNES CAUSALES


ET ARGUMENTATION1

Jacques Moeschler
Université de Genève

1 Introduction
Bien que les études de sémantique et de pragmatique aient accordé depuis long-
temps un intérêt pour les connecteurs causaux, notamment à partir de l’ article
séminal sur car, parce que, puisque du Groupe O-l (1975), relativement peu
d’ études sur le français se sont consacrées à la relation explicite entre le concept
de causalité et les connecteurs causaux2.
Dans cet article, nous proposons de relier la causalité à deux problématiques
a priori éloignées. La première concerne les relations conceptuelles entre pro-
positions entretenant des relations causales. Nous utiliserons des données d’ un

1. Article réalisé dans le cadre du projet Fonds national suisse de la recherche scientifique
CAUSE (Pragmatique lexicale et non lexicale de la causalité en français : aspects théoriques, descrip-
tifs et expérimentaux, n° 100012-113382). L’ auteur remercie les collaboratrices du projet, Joanna
Blochowiak et Cécile Grivaz, ainsi que Sandrine Zufferey et les partenaires du laboratoire L2C2
(Institut des Sciences Cognitives, Lyon) qui ont participé à l’ expérience sur les relations causales :
Coralie Chevallier, Thomas Castelain et Jean-Baptiste van Der Henst.
2. Cela ne veut pas dire que peu d’ études existent sur les connecteurs causaux, mais que la
relation entre causalité et connecteurs causaux n’ est généralement pas au centre de la discussion.
Cf. cependant Zufferey (2010) pour l’ acquisition des connecteurs causaux, Moeschler (2003) pour
une approche globale de la causalité, Moeschler (2009) pour la relation entre argumentation et
causalité, Moeschler (2011) pour une description des connecteurs causaux et inférentiels et Zuf-
ferey (2011) pour une version revisité de l’ analyse du Groupe O-l (1975). Sur parce que, cf. Debai-
sieux (2002), Degand et Fagard (2008), Hamon (2004), Kronning (1997).

339
Études sémantiques et pragmatiques

corpus important, récolté en vue d’ un travail expérimental sur le traitement en

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ligne de la causalité (Moeschler et al. 2006, Blochowiak et al. 2006) afin de com-
prendre comment la causalité dans le discours s’ appuie sur des chaînes causales3.
Dans un second temps, nous chercherons à généraliser le rapport entre relations
causales, instanciées dans des chaînes causales, et argumentation. Mais commen-
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çons par présenter ce que nous appelons la causalité.

2 Causalité
Quelle relation la causalité a-t-elle avec le langage et son usage ? La causalité est
une fonction cognitive qui a deux propriétés intéressantes, la distinguant des
opérations logiques (négation, disjonction, conjonction, implication). Premiè-
rement, elle n’ est pas définie logiquement par des conditions de vérité et par
un connecteur logique de « cause ». En second lieu, la causalité est une relation
intrinsèquement liée au langage. L’ existence de relations causales dans le monde
est certes indépendante du langage, mais ce que nous appelons causalité est une
relation fondamentalement linguistique. Celle-ci est d’ ailleurs exprimée de
manière différente dans le langage, par la syntaxe (1), par le lexique (2) ou par
le discours (3) :
(1) a. Marie a fait manger les enfants.
b. Le vent a cassé la branche.
c. La branche a cassé.
(2) a. Brutus a tué César.
b. Le clown a amusé les enfants.
c. Marie a fêlé la tasse.
(3) a. La température a baissé. Le vent s’ est levé.
b. La température a baissé parce que le vent s’ est levé.

En (1a), Marie fait quelque chose (menacer de les envoyer en enfer, promettre
un gâteau, etc.) qui cause que les enfants mangent. En (1b), le vent est la cause
du bris de la branche, alors qu’ en (1c), la cause n’ est pas spécifiée. En (2a), Bru-
tus est l’ agent et la cause de la mort de César ; en (2b), le clown a fait des clowne-
ries qui ont causé le changement d’ état psychologique des enfants (amusement) ;
en (2c), Marie a fait quelque chose qui a fêlé la tasse. Enfin, en (3), un événement
(le vent s’ est levé) a causé un nouvel état (la température a baissé) : en (3a), la
relation causale est implicite, en (3b) elle est rendue explicite par parce que.
Cette description sommaire mérite quelques commentaires. Les réalisations
lexicales et syntaxiques ont la propriété de ne pas indiquer la nature de l’ événe-
ment causateur : seul l’ agent de cet événement, ou l’ instrument lorsqu’ il s’ agit

3. Les chaînes causales relèvent des représentations des événements dans le monde et non du
discours.

340
Causalité, chaînes causales et argumentation

d’ une force, est explicité, mais sa présence n’ est pas obligatoire dans certaines

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constructions, comme les constructions inaccusatives (1c)4. En second lieu, les
réalisations lexicales (sauf pour le verbe tuer) explicitent l’ état résultant et non
l’ événement causateur : casser signifie x cause que y est cassé, amuser que x cause
que y est amusé. Les réalisations lexicales indiquent donc l’ état de la conséquence,
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et non l’ événement (Baumgartner 2008)5. En troisième lieu, ce n’ est que dans


des constructions discursives (3) ou des constructions gérondives que la cause
est exprimée (4)6 :

(4) Max s’ est cassé la jambe en skiant.

Enfin, et c’ est la propriété principale qui va nous occuper, la causalité dans le dis-
cours, qu’ elle soit explicite ou implicite, est exprimée dans l’ ordre conséquence-
cause, à savoir dans l’ ordre non iconique des éventualités. En effet, alors que
l’ ordre des événements dans le monde est l’ ordre cause-conséquence (5b), la
structure du discours illustre l’ ordre conséquence-cause (5c) :

(5) a. Max s’ est cassé la jambe. Il est tombé dans un précipice.


b. CAUSE (Max est tombé dans un précipice) – CONSÉQUENCE (Max
s’ est cassé la jambe)
c. CONSÉQUENCE (Max s’ est cassé la jambe) – CAUSE (Max est tombé
dans un précipice)

Cette propriété est d’ autant plus intéressante qu’ elle correspond à l’ ordre de
la relation imposée par le connecteur parce que. En effet, parce que causal
correspond à l’ ordre non-iconique (6a), alors que l’ ordre iconique est obtenu,
de manière diversement acceptable, par son emploi épistémique (Sweetser
1990) (6b) :

(6) a. Max s’ est cassé la jambe parce qu’ il est tombé dans un précipice.
b. Max est tombé dans un précipice, parce qu’ il s’ est cassé la jambe.

À la place de (6b), on s’ attendrait en effet à (7) :

(7) Max est tombé dans un précipice, donc il s’ est cassé la jambe.

Contrairement à (6a), qui implique (8a) et a pour explicature (8b), (7) implique
seulement (9a) et a pour implicature (9b) : en d’ autres termes, alors que parce que

4. Dans Moeschler (2003) est défendue la thèse selon laquelle seule la mention du thème ou du
patient est nécessaire à la relation causale.
5. Une exception est liée aux verbes indiquant le moyen : poignarder, pincer, ou l’ ingrédient :
sucrer, saler.
6. Cf. Rihs (2009) pour une approche sémantique et pragmatique du gérondif et du participe
présent.

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Études sémantiques et pragmatiques

implique la conjonction de ses conjoints, et explicite la relation causale non-

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iconique, donc n’ a pas comme propriété de garantir la vérité de la conséquence,
qui est seulement inférée par le locuteur : la relation causale n’ est que possi-
ble (Moeschler 2010) :
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(8) a. (Max s’ est cassé la jambe) Ș (Max est tombé dans un précipice)
b. CAUSE (Max est tombé dans un précipice, Max s’ est cassé la jambe)
(9) a. Max est tombé dans un précipice
b. ɇ CAUSE (Max est tombé dans un précipice, Max s’ est cassé la jambe)

Parce que semble donc être le seul connecteur à permettre l’ expression d’ une
relation causale entre événements, garantissant par là même leur factualité (cf.
Moeschler 2011 pour des arguments distributionnels). Cette propriété est fon-
damentale, car, comme nous allons le voir, l’ inférence causale est basée non sur
des prémisses, mais sur des chaînes causales.

3 Chaînes causales
Jusqu’ à présent, je n’ ai introduit que l’ un des trois termes du titre de cet article
(causalité). Regardons maintenant ce que j’ appelle une chaîne causale. J’ utilise-
rai ici la définition de Moeschler (2003, 30) : « une chaîne causale est une suite
de relations éventualités-participants ». En d’ autres termes, une chaîne causale
relie des éventualités (événements et états) et leurs participants (agents, patient/
thème) dans un intervalle temporel : une chaîne causale est donc orientée tem-
porellement et connecte causalement des événements et/ou des états. Si l’ on
revient à l’ exemple (6a), la chaîne causale peut être illustrée de la manière sui-
vante, où la flèche pointillée représente la directionnalité du temps et donc la
relation d’ ordre temporel :

Figure 1 – Chaîne causale

Quel rôle jouent les chaînes causales dans la représentation de la causalité ? En


d’ autres termes, une chaîne causale est-elle nécessaire à l’ existence d’ une rela-
tion causale ? Comment est-elle construite ? Lorsque la causalité est indirecte

342
Causalité, chaînes causales et argumentation

(Moeschler 2003), i.e. la relation entre éventualités est discontinue, comment

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les éventualités reliant la cause et la conséquence sont-elles inférées ? Pour
répondre à ces questions, je vais partir de dix exemples, utilisés pour une expé-
rience de temps de lecture (Moeschler et al. 2006), énoncés basés sur un corpus
d’ élicitation de causes et de conséquences (Blochowiak et al. 2006)7. Voici donc
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les dix séquences utilisées dans l’ expérience de temps de lecture avec l’ ordre
cause-conséquence et conséquence-cause, en association faible8 :

Proposition 1 Proposition 2
Réponses Proposition 2 (cause) Réponses
(déclencheur) (conséquence)

Marie s’est tordu


elle doit se soigner. 20 % elle faisait du sport. 16,6 %
la cheville,

La barque a heurté
elle a coulé. 35 % il y avait du courant. 16,6 %
le rocher,

Marie a lu sans
elle n’a rien vu. 15 % elle voit bien de près. 22,2 %
ses lunettes,

Le chien a attrapé on va l’emmener chez il s’est roulé


20 % 16,6 %
des puces, le vétérinaire. dans l’herbe.

Véronique s’est lavé


elle va passer à table. 25 % elle avait jardiné. 22,2 %
les mains,

Figure 2 – Relations cause-conséquence et conséquence-cause


en association faible

Le point intéressant de l’ expérience est constitué par les temps de lecture obte-
nus sur ces énoncés9. En effet, pour les associations faibles, les temps de lecture
des causes sont plus rapides que les temps de lecture des conséquences, alors

7. Dans l’ expérience d’ élicitation, 40 énoncés, au passé composé, de 8 syllabes, ont été utilisés
comme déclencheurs. On demandait à un groupe d’ étudiants de donner alors une conséquence
et à un autre groupe de donner une cause, et ce pour chaque énoncé. Un corpus de 1’ 488 paires
de phrase conséquence-cause et cause-conséquence a été constitué et analysé dans Blochowiak
et al. (2006).
8. Nous avons défini une association faible à partir de moins de 50 % de réponses identiques
dans le corpus d’ élicitation. Dans le tableau de la figure 2, les associations faibles sont inférieures
à 25 % de réponses.
9. L’ expérience s’ est déroulée avec le logiciel e-Prime, et le dispositif contenait des énoncés
contrôles. Il était demandé aux participants, après entraînement, de faire passer le premier énoncé
déclencheur et, dès sa saisie, de presser sur la barre d’ espacement pour faire apparaître le second :
il fallait alors presser sur la touche « e » pour « vraisemblable » et sur « p » pour « invraisemblable ».
Une inversion de la fonction des touches a été faite sur la moitié des sujets afin d’ éviter tout effet
de latéralisation. Les temps de lecture obtenus sont des moyennes.

343
Études sémantiques et pragmatiques

que l’ inverse est vrai pour les associations fortes, comme le montre le graphique

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en figure 3 :
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Figure 3 – Temps de lecture des causes et des conséquences

En d’ autres termes, si le temps de lecture en association forte va dans le sens


cause-conséquence, en association forte, la lecture non-iconique est plus rapide
que la lecture iconique. Nous allons dans ce paragraphe nous intéresser aux
associations faibles, dans les ordres iconique et non-iconique.
Regardons tout d’ abord les paires en association faible avec l’ ordre cause-con-
séquence, données en (10) :

(10) a. Marie s’ est tordu la cheville, elle doit se soigner.


b. La barque a heurté le rocher, elle a coulé.
c. Marie a lu sans ses lunettes, elle n’ a rien vu.
d. Le chien a attrapé des puces, on va l’ emmener chez le vétérinaire.
e. Véronique s’ est lavé les mains, elle va passer à table.

Quelles sont les relations conceptuelles entre les prédicats d’ événements et les
relations temporelles ? Ces relations sont assez simples. En (10a), la conséquence
(se soigner) passe par l’ implication de se tordre la cheville, à savoir se blesser. En
(10b), la relation passe par la conséquence de heurter un rocher – se briser –, ce
qui entraîne couler. En (10c), porter des lunettes présuppose ne pas pouvoir lire :
ne rien voir est une conséquence d’ une présupposition de porter des lunettes. En
(10d), ce sont les conséquences pour un chien d’ avoir des puces, avoir des aller-
gies, qui entraînent le déplacement chez le vétérinaire pour le soigner. Enfin, en
(10d), c’ est la suite événementielle qui est présentée comme conséquence : on se
lave les mains pour avoir les mains propres et pour passer à table.

344
Causalité, chaînes causales et argumentation

Notre hypothèse est que ces relations sont accessibles via des implications séman-

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tiques et non des implicatures, de manière directe ou indirecte10. La chaîne
causale peut être simple ou complexe, comme le montre la figure 4 :
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Figure 4 – Chaînes causales en association faible


dans l’ ordre cause-conséquence

Qu’ en est-il maintenant des chaînes causales dans l’ ordre conséquence-cause,


notamment avec les exemples (11) :
(11) a. Marie s’ est tordu la cheville, elle faisait du sport.
b. La barque a heurté le rocher, il y avait du courant.
c. Marie a lu sans ses lunettes, elle voit bien de près.
d. Le chien a attrapé des puces, il s’ est roulé dans l’ herbe.
e. Véronique s’ est lavé les mains, elle avait jardiné.

10. En d’ autres termes, ces relations sont de nature sémantique et non contextuelle ou pragmati-
que. Certaines de ces relations sont défaisables, mais font intervenir des contextes très spécifiques :
? Marie s’ est tordu la cheville, mais elle ne s’ est pas blessée.
La barque a heurté le rocher, mais ne s’ est pas brisée.
? ? Marie a lu sans ses lunettes, mais elle ne voit pas de près
? Le chien a attrapé des puces, mais il n’ a pas d’ allergie.
? Véronique s’ est lavé les mains, mais elles étaient propres.

345
Études sémantiques et pragmatiques

En (11a), la relation est une relation liée à un contexte englobant l’ événement :

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une activité plus précise (par exemple courir, sauter, etc.) cause un événement.
Mais cet événement n’ est pas une implication, car faire du sport, courir, sauter
n’ impliquent pas sémantiquement se tordre la cheville. En (11b), le courant est
le contexte d’ arrière-plan qui cause l’ événement de heurter le rocher ; comme
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dans le cas précédent, cette relation est bien conceptuelle, pragmatique et non
sémantique. En (11c), voir bien de près ne peut causer lire sans ses lunettes que
si on a accès à une information très spécifique : les myopes peuvent voir de près,
mais pas de loin. En (11d), c’ est aussi une connaissance sur le monde qui per-
met de relier un événement (se rouler dans l’ herbe) et son résultat (attraper des
puces). Enfin, en (11e), jardiner cause se salir les mains et c’ est donc une chaîne
causale qui intervient ici. On voit donc que dans ce groupe d’ exemples, ce sont
des relations pragmatiques, soit directes, soit indirectes, qui sont en jeu, et non
des implications sémantiques.

Figure 5 – Chaînes causales et ordre conséquence-cause

L’ une des conséquences de cette analyse est que la différence entre les séries
cause-conséquence et conséquence-cause ne tient pas à la complexité des chaî-
nes causales, mais à leur nature : les relations cause-conséquence sont basées sur

346
Causalité, chaînes causales et argumentation

des implications sémantiques, alors que les relations conséquence-cause sont

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d’ ordre pragmatique11. Or il semble que l’ accès aux relations pragmatiques soit
plus rapide que l’ accès aux relations sémantiques12.
Que se passe-t-il maintenant si la relation causale doit être inférée à partir d’ une
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chaîne causale, à savoir dans une situation où il n’ y a pas de relation de contiguïté


entre éventualités ? Je vais reprendre les dix exemples, mais en changeant la
conséquence et la cause, à savoir en faisant intervenir des événements entre le
déclencheur et la conséquence (12) et le déclencheur et la cause (13) :

(12) a. Marie s’ est tordu la cheville, elle a le pied dans le plâtre.


b. La barque a heurté le rocher, il y a deux disparus.
c. Marie a lu sans ses lunettes, elle a la migraine.
d. Le chien a attrapé des puces, il est sous antibiotiques.
e. Véronique s’ est lavé les mains, elle a déjeuné.
(13) a. Marie s’ est tordu la cheville, elle a décidé de se remettre en forme.
b. La barque a heurté le rocher, la tempête s’ est levée.
c. Marie a lu sans ses lunettes, elle est myope.
d. Le chien a attrapé des puces, il est sorti dans le jardin.
e. Véronique s’ est lavé les mains, elle a acheté des plantes vivaces.

Que dire de ces extensions événementielles et temporelles ? Les exemples en (12)


illustrent tous un phénomène bien connu dans les récits, à savoir l’ ellipse. Une
ellipse narrative consiste à sauter d’ un événement à l’ autre sans rendre explici-
tes les événements intermédiaires, comme en (14) :

(14) Marie rencontra Max au Japon. Deux mois plus tard, ils se marièrent.

Dans la série (12), les relations causales et temporelles sont toutes compréhen-
sibles, et certaines ellipses produisent des effets assez importants, comme en
(12b), qu’ on pourrait trouver dans un titre de journal. Le fait de passer par-
dessus une chaîne causale n’ est apparemment pas un problème, comme le
montre la figure 6 :

11. Précisons que la distinction qui est faite ici entre nature sémantique et pragmatique des
relations est liée à des exemples SANS connecteurs.
12. On est ici en face d’ une question qui a été discutée de manière très précise dans la littérature
sur les implicatures scalaires, notamment sur le statut par défaut vs contextuel de leur déclenche-
ment. Contrairement aux prédictions de l’ approche néo-gricéenne, défendue par Horn (2004) et
Levinson (2000), les approches expérimentales (Noveck 2001, Noveck et Reboul 2008, Reboul
2011 pour une synthèse) montrent que les implicatures scalaires ne sont pas déclenchées par
défaut, mais sont contextuelles.

347
Études sémantiques et pragmatiques

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Figure 6 – Ellipse temporelle de (12b)

Qu’ en est-il maintenant des séquences conséquence-cause ? Si dans certains


cas, comme en (13b) l’ augmentation de la distance temporelle ne pose pas de
problème (cf. figure 7), il n’ en est pas de même pour (13a). En effet, ce sont des
raisons de pertinence qui empêchent de comprendre la connexion, quand bien
même la construction d’ une chaîne causale est possible (cf. figure 8) : en effet,
ce qui manque dans cet exemple est la cause réelle de se tordre la cheville, ce
qu’ on aurait obtenu avec une construction gérondive comme en (15) :

(15) Marie s’ est tordu la cheville en faisant du jogging : elle avait décidé de se
remettre en forme.

Figure 7 – Chaîne causale tempête-heurter le rocher

Figure 8 – Chaîne causale remise en forme-se tordre la cheville

348
Causalité, chaînes causales et argumentation

En (13a), c’ est la relation causale de re qui est en jeu : décider de se remettre en

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forme peut causer faire du jogging, mais décider de se remettre en forme ne peut
pas causer se tordre la cheville, alors que faire du jogging le peut. En revanche,
dans la figure 7, la tempête peut causer que le bateau heurte le rocher, sans qu’ une
cause plus explicite ne soit requise.
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La question, pour les relations distales conséquence-cause, est de savoir si la


présence d’ un connecteur comme parce que peut rendre la connexion perti-
nente. On rappelle ici qu’ un connecteur a non seulement un contenu conceptuel,
mais aussi un contenu procédural (Moeschler 2006), et que sa fonction princi-
pale est de rendre la connexion explicite, et donc pertinente. La prédiction est
donc que la présence d’ un connecteur devrait améliorer le discours. Reprenons
la série (13) avec parce que :
(16) a. Marie s’ est tordu la cheville, parce qu’ elle a décidé de se remettre en
forme.
b. La barque a heurté le rocher parce que la tempête s’ est levée.
c. Marie a lu sans ses lunettes parce qu’ elle est myope.
d. Le chien a attrapé des puces parce qu’ il est sorti dans le jardin.
e. Véronique s’ est lavé les mains, parce qu’ elle a acheté des plantes vivaces.

Les résultats sont intéressants : alors que la relation causale est accessible et
pertinente pour (16b-d)13, elle n’ est possible que dans un emploi pragmatique en
(16a) et (16d), dans lesquels la mention d’ un fait (décider de remettre en forme,
acheter les plantes vivaces) explique un autre fait (se tordre la cheville, se laver les
mains)14. Cela dit, ces emplois ne sont pas épistémiques, ils sont pragmatiques
au sens où la mention d’ un fait explique un autre fait et sa pertinence, à savoir
l’ acte de dire que sous-jacent (Sperber et Wilson 1995). Dès lors, la relation n’ est
plus une relation causale de re, c’ est une relation de dicto : X parce que Y s’ inter-
prète comme Y cause que je dise X. Cet emploi pragmatique est typiquement de
nature métareprésentationnelle ou métalinguistique.
En revanche, la série cause-conséquence ne pose pas ce genre de problème : et
peut être utilisé, comme donc dans certains cas, comme le montre la série
d’ exemples (17)15 :
(17) a. Marie s’ est tordu la cheville, et/ ? ? donc elle a le pied dans le plâtre.
b. La barque a heurté le rocher, et/ ? ? donc il y a deux disparus.
c. Marie a lu sans ses lunettes, et/donc elle a la migraine.

13. On notera que ma présentation ne contient pas de virgule avant parce que en (16b-d), alors
que la virgule me semble nécessaire en (16a et e).
14. Dit autrement, les contextes de (16a) et (16e) sont particuliers, alors qu’ ils sont généraux
dans (16b-d). On pourrait paraphraser (16) par : « en général, la tempête cause le heurt des bar-
ques contre les rochers ».
15. Cf. Moeschler (2011) pour une analyse contrastive de et, donc, parce que.

349
Études sémantiques et pragmatiques

d. Le chien a attrapé des puces, et/ ? ? donc il est sous antibiotiques.

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e. Véronique s’ est lavé les mains, et/donc elle a déjeuné.16

Les cas où donc est possible sont des cas de lecture inférentielle : la conséquence
avoir la migraine est inférée de lire sans lunettes, sans que l’ on puisse en conclure
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que lire sans lunettes CAUSE avoir la migraine. De même, la conséquence déjeu-
ner est inférée de se laver les mains, sans que se laver les mains cause de manière
obligatoire déjeuner. On comprend dès lors pourquoi les autres usages de donc
ne sont pas possibles : il n’ y a pas de règle reliant attraper des puces et être sous
antibiotiques, heurter un rocher et causer la disparition de deux personnes, se
tordre la cheville et avoir la jambe dans le plâtre, bien que cela soit possible de
manière conjoncturelle. Cela signifie que si de telles relations causales sont
possibles, elles le sont de manière particulière, et non sur la base d’ une con-
nexion forte, par défaut.
Mais, chose surprenante, si l’ on remplace et/donc par parce que, les usages
inférentiels de parce que qui en résultent sont tous acceptables :
(18) a. Marie s’ est tordu la cheville, parce qu’ elle a le pied dans le plâtre.
b. La barque a heurté le rocher, parce qu’ il y a deux disparus.
c. Marie a lu sans ses lunettes, parce qu’ elle a la migraine.
d. Le chien a attrapé des puces, parce qu’ il est sous antibiotiques.
e. Véronique s’ est lavé les mains, parce qu’ elle a déjeuné.

Le seul exemple difficile est (18b), pour des raisons de pertinence : on s’ attend
en effet plutôt à connaître la cause des disparitions, et non apprendre qu’ il y a des
disparus (conséquence). C’ est donc pour des raisons de structure information-
nelle que (18b) est moins acceptable que les autres exemples de la série (18).
Quelles conclusions tirer de cette analyse des chaînes causales ? Les chaînes cau-
sales sont reconstructibles, mais elles jouent des rôles différents dans les discours
temporel et inférentiel (ordre cause-conséquence) et causal (ordre conséquence-
cause). Dans le discours temporel et inférentiel (ordre cause-conséquence),
elles autorisent des ellipses, que l’ on peut donc définir comme des sauts par-
dessus une chaîne causale. Dans le cas du discours causal (conséquence-cause),
c’ est l’ accès à un contexte pertinent permettant de connecter les événements
qui est décisif. Nous avons vu que même si une chaîne causale entre décider de
se remettre en forme – faire du jogging – se tordre la cheville est accessible, la
connexion causale décider de se remettre en forme-se tordre la cheville ne l’ est
pas, car une décision de faire X ne peut pas causer un événement. Le discours
causal est donc plus contraint pragmatiquement que le discours temporel.

16. Cette structure grammaticale ne donne pas la même lecture qu’ avec la construction c’ est
donc, comme le montrent les exemples qui refusent donc : ? ? Marie s’ est tordu la cheville, c’ est donc
qu’ elle a le pied dans le plâtre. Pour (17e), la construction c’ est donc donne une lecture conséquence-
cause, et non cause-conséquence : Véronique s’ est lavé les mains, c’ est donc qu’ elle a déjeuné.

350
Causalité, chaînes causales et argumentation

4 Causalité et argumentation

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On sait que parce que est utilisé dans des argumentations et qu’ il y a une diffé-
rence essentielle entre son usage causal et son usage argumentatif (Moeschler
2009) : l’ usage argumentatif suppose l’ ordre cause-conséquence, alors que l’ usage
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causal présente de manière non iconique l’ ordre conséquence-cause. J’ aimerais,


en guise de conclusion, examiner la relation entre argumentation et chaîne
causale. Pour ce faire, je vais discuter un usage épistémique classique (19a), et
revenir sur l’ exemple (18a), repris en (19b) :

(19) a. Jacques est chez lui, parce qu’ il y a de la lumière dans son salon.
b. Marie s’ est tordu la cheville, parce qu’ elle a le pied dans le plâtre.

Dans les deux cas, les relations causales sont entre la première et la seconde
proposition :

(20) a. lumière CAUSE présence


b. se tordre la cheville CAUSE pied dans le plâtre

Ces relations sont conjoncturelles et pragmatiques, car elles peuvent être annu-
lées :

(21) a. Jacques est chez lui, mais aucune lumière n’ est allumée.
b. Marie s’ est tordu la cheville, mais elle ne porte qu’ une attelle.

Pourquoi ces exemples sont-ils des argumentations ? Ce sont des argumentations,


car le locuteur appuie une conclusion à l’ aide d’ une raison de croire qu’ elle est
vraie : avoir le pied dans le plâtre est présenté comme un argument pour la
conclusion se tordre la cheville ; la lumière est présentée comme un argument
pour conclure à la présence de Jacques chez lui. Mais alors, si un argument est
présenté comme renforçant une conclusion, comment expliquer que la relation
est causale (la conclusion cause l’ argument) et que les emplois argumentatifs de
parce que ne sont pas nécessairement factifs ? La conclusion peut en effet être
modalisée, et appuyée par l’ argument introduit par parce que (22) :

(22) a. Jacques doit être chez lui, parce qu’ il y a de la lumière dans son salon.
b. Marie doit s’ être tordu la cheville, parce qu’ elle a le pied dans le plâtre

En (22), le locuteur modalise le contenu propositionnel de son énoncé : norma-


lement, lorsqu’ il y a de lumière, quelqu’ un est à l’ intérieur ; normalement,
lorsqu’ on a le pied dans le plâtre, c’ est qu’ on s’ est tordu la cheville. Si cela est vrai,
alors, on comprend quel rôle joue le connecteur parce que, à savoir renforcer la
conclusion. Mais comment alors expliquer que la conclusion peut être la cause de
l’ argument ? La réponse que nous donnerons est la suivante : si un fait P cause
dans le monde un fait Q, alors l’ existence de Q est une raison d’ affirmer P.

351
Études sémantiques et pragmatiques

C’ est exactement ce que fait l’ argumentation avec parce que : la relation causale

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ordinaire est le support d’ une argumentation, comme le montre la figure 9 :
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Figure 9 – Relations entre causalité et argumentation

Reste la question des chaînes causales : comment l’ argumentation est-elle con-


nectée aux chaînes causales ? Notre prédiction, qui est vérifiées en (22b), est que
l’ existence d’ une chaîne causale et de liens, mêmes éloignés, permet une argu-
mentation. Les exemples (18) sont tous des exemples de ce type, et nous pouvons
prédire que des relations plus simples, comme celles exprimées en (10), devien-
nent des argumentations avec parce que, à savoir ses emplois épistémiques :

(23) a. Marie s’ est tordu la cheville, parce qu’ elle doit se soigner.
b. La barque a heurté le rocher, parce qu’ elle a coulé.
c. Marie a lu sans ses lunettes, parce qu’ elle n’ a rien vu.
d. Le chien a attrapé des puces, parce qu’ on va l’ emmener chez le vétéri-
naire.
e. Véronique s’ est lavé les mains, parce qu’ elle va passer à table.

En d’ autres termes, ces argumentations, reformulées en (25), sont possibles parce


que les relations causales (24) sont acceptables :

(24) a. Marie s’ est tordu la cheville CAUSE Marie doit se soigner


b. La barque a heurté le rocher CAUSE la barque a coulé
c. Marie a lu sans ses lunettes CAUSE Marie n’ a rien vu
d. Le chien a attrapé des puces CAUSE on va emmener le chien chez le
vétérinaire
e. Véronique s’ est lavé les mains CAUSE Véronique va passer à table
(25) a. Marie doit se soigner EST UN ARGUMENT POUR Marie s’ est tordu la
cheville
b. La barque a coulé EST UN ARGUMENT POUR la barque a heurté le
rocher

352
Causalité, chaînes causales et argumentation

c. Marie n’ a rien vu EST UN ARGUMENT POUR Marie a lu sans ses

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lunettes
d. On va emmener le chien chez le vétérinaire EST UN ARGUMENT
POUR le chien a attrapé des puces
e. Véronique va passer à table EST UN ARGUMENT POUR Véronique s’ est
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lavé les mains

5 Conclusion
La conclusion à laquelle nous venons d’ aboutir n’ est pas triviale : l’ argumentation
est une manière de retourner, via des contraintes de la langue, à l’ ordre du monde.
Mais cela n’ est pas surprenant : les argumentations sont à propos de faits ou de
croyances, et ceux-ci entretiennent des relations avec d’ autres faits ou croyan-
ces. Ancrer des faits et des croyances sur une relation factive comme la causalité
est une manière extrêmement forte d’ asseoir l’ argumentation. Nous obtenons
ainsi un dispositif intéressant qu’ on peut représenter par un cycle entre rela-
tions causales et argumentatives, dont parce que est le vecteur linguistique.

Figure 10 – Le cycle causalité-argumentation

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Études sémantiques et pragmatiques

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Causalité, chaînes causales et argumentation

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L’ILLOCUTOIRE,
OU COMMENT NE PAS S’ EN DÉBARRASSER

Catherine Kerbrat-Orecchioni
Université Lumière Lyon 2

1 Que dire, c’ est (aussi) faire


Il ne fait pas de doute que dire, c’ est faire des actions de divers ordres […] (Ber-
rendonner 2009 : 1)
Le sens commun suggère que la vie humaine consiste, dans une large mesure, à
produire en grand nombre des actes de langage. Du matin au soir, les gens deman-
dent, répondent, querellent, argumentent, promettent, se vantent ou se plaignent,
ronchonnent, remercient, insinuent, font des reproches, des louanges ou des confi-
dences, etc. etc. De plus, du matin au soir, ils cherchent à interpréter (consciem-
ment ou inconsciemment) ce que les autres font quand ils parlent, c’ est-à-dire
quelles sortes d’ actes ils sont en train d’ accomplir. Chaque fois que quelqu’ un
ouvre la bouche en notre présence nous éprouvons le besoin d’ interpréter son
énoncé comme étant tel ou tel acte de langage. Était-ce une menace, ou un simple
avertissement ? Et ceci, est-ce une suggestion ou une requête ? Une critique ou une
simple remarque ? Est-ce une allusion à quelque chose ? (Wierzbicka 1991 : 197,
notre traduction)

Que les énoncés soient dotés d’ une capacité à accomplir certains types d’ action
et que leur interprétation implique l’ identification des actions qu’ ils prétendent
accomplir, c’ est une évidence intuitive (du « sens commun ») corroborée par
diverses observations empiriques. Or il est permis de penser que l’ objectif de la
linguistique est avant tout de rendre compte de telles évidences intuitives et
observations empiriques – mais comment ? Berrendonner (2009) distingue deux

357
Études sémantiques et pragmatiques

grandes attitudes vis-à-vis de ce problème, qu’ il appelle respectivement « TAI »

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(théorie des actes illocutoires) et « TIZ » (théorie l’ illocutoire zéro), revendi-
quant depuis toujours (c’ est-à-dire depuis les débuts de son intérêt pour la
pragmatique) une adhésion à la seconde, alors que je revendique personnelle-
ment depuis toujours (c’ est-à-dire depuis les débuts de mon intérêt pour la
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pragmatique) une adhésion à la première (théorie standard plus ou moins


« revisitée »).

2 TAI et TIZ

2.1 La TAI
Rappelons rapidement les grands principes du traitement standard (austino-
searlien) des speech acts :
t -FDPOUFOVEFUPVUÏOPODÏTFMBJTTFBOBMZTFSFOEFVYDPNQPTBOUFTRVJTZ
trouvent amalgamées : le cp (contenu propositionnel) et la vi (valeur
illocutoire, qui permet à l’ énoncé de fonctionner comme un acte parti-
culier). Cette dissociation peut être mise en évidence par le fait que plu-
sieurs énoncés peuvent avoir le même cp mais pas la même vi (« Pierre
ferme la porte. » / « Est-ce que Pierre ferme la porte ? » / « Pierre, ferme la
porte ! ») et inversement (il existe une infinité d’ énoncés qui peuvent
avoir la même valeur d’ assertion, de question ou d’ ordre, même si tous
les cp ne sont évidemment pas compatibles avec toutes les vi).
t -B WBMFVS JMMPDVUPJSF QFVU TF SÏBMJTFS EBOT VO ÏOPODÏ EF GBÎPO directe
(« Ferme la porte » : on admet que l’ impératif a pour valeur « propre »
d’ exprimer un ordre), indirecte conventionnelle (« Tu pourrais fermer la
porte ? » : l’ ordre s’ exprime à travers un énoncé dont la valeur littérale est
celle d’ une question, mais certains marqueurs de dérivation illocutoire
permettent de lui octroyer, sauf indication contraire, une valeur jussive),
ou indirecte non conventionnelle (« Il y a des courants d’ air » : cet énoncé
peut à l’ occasion valoir pour un ordre, mais il s’ agit alors d’ une simple
inférence contextuelle).
t -FTWBMFVSTJMMPDVUPJSFTTPOUTPVNJTFTËDFSUBJOFTconditions de réussite
(qui conditionnent la réussite ou l’ échec de l’ acte que prétend effectuer
l’ énoncé).

2.2 La TIZ
Dès les Éléments de pragmatique linguistique (1981), Berrendonner part en guerre
contre un tel traitement des actes de langage, qu’ il qualifie de « retors » et vis-à-

358
L’illocutoire, ou comment ne pas s’en débarrasser

vis duquel il dit éprouver « réticence », « méfiance » et « animosité », formulant

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le vœu que « l’ ère de la sémantique de l’ illocutoire » soit bientôt « révolue »1 :
Le plus cruel exemple de concept qui, par le défaut de généralité qu’ il emporte avec
lui, finit par avoir un coût théorique rédhibitoire, est la notion bien connue d’ illo-
cutoire. Une bonne partie de cet ouvrage n’ est autre qu’ un effort pour débarrasser
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la sémantique de ce candidat vraiment trop onéreux au statut d’ axiome. (1981 : 14)

Il n’ est pas possible de reprendre ici les arguments développés dans cet ouvrage,
ni les critiques menées contre des notions effectivement problématiques comme
celle de « performatif », ou l’ opposition « illocutoire/perlocutoire ». Il est encore
moins question de rejouer un scénario polémique dans lequel je m’ étais à l’ épo-
que, qui portait plus à la virulence qu’ à la tolérance, laissé embarquer (Kerbrat-
Orecchioni 1986). Disons simplement que la charge s’ exerce surtout au nom du
principe d’ économie descriptive : l’ introduction du concept d’ illocutoire entraî-
nerait un « coût théorique exorbitant » ; il serait bien moins « onéreux » de sortir
les valeurs illocutoires de la langue pour en faire de purs effets de discours (ce
qui allège en effet celle-là, mais risque d’ alourdir considérablement, notons-le
au passage, la description de ceux-ci…), en considérant que ces valeurs sont tou-
tes et toujours dérivées par inférence du contenu sémantique des énoncés. Un
tel traitement serait non seulement « idéal » mais légitime, étant donné que pour
aucune valeur illocutoire on ne peut trouver de marqueur qui lui soit véritable-
ment exclusif – Berrendonner en veut pour preuve la question, dont l’ existence
en tant qu’ acte spécifique serait une « illusion » : la valeur illocutoire correspon-
dante pourrait plus « avantageusement » être traitée comme dérivant en contexte
de la valeur d’ « assertion de degré d’ engagement faible ou nul », aucune différence
n’ existant à cet égard, comme le voudrait la TAI, entre « Pierre est-il parti ? /
Est-ce que Pierre est parti ? » et « Je me demande si Pierre est parti », « J’ ignore
si Pierre est parti », « On dirait que Pierre est parti » etc.
Si Berrendonner décrit la question comme étant dérivée d’ une assertion d’ un
type particulier, il semble que le plus souvent, ainsi que le suggère le sigle « TIZ »
(« illocutoire zéro ») auquel il recourt aujourd’ hui, les valeurs illocutoires soient
pour lui à considérer comme venant se greffer en discours sur des unités de
langue indéterminées illocutoirement ; alors que la TAI affirme non seulement
l’ autonomie des vi par rapport aux cp mais aussi leur existence dans le système
de la langue (valeurs « conventionnelles » – directes ou indirectes – sur lesquelles
peuvent venir s’ adjoindre en discours certaines valeurs « non conventionnelles »).
Pour changer des exemples rebattus de la question et de la requête2, c’ est à par-
tir du cas de ces deux actes à la fois apparentés et distincts que sont le vœu et la
salutation que nous allons examiner ces deux points.

1. Les valeurs illocutoires ont pourtant la vie dure. Pour des références récentes, voir par exemple
Alston 2000 et Doerge 2006.
2. Voir entre autres Kerbrat-Orecchioni 1991 et 2001 : chap. 4.

359
Études sémantiques et pragmatiques

3 L’ exemple du vœu

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3.1 Que le vœu possède des signifiants spécifiques
dont le caractère conventionnel semble difficilement
contestable
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Le vœu étant défini comme l’ acte par lequel A exprime à B qu’ il/elle souhaite que
l’ événement sur lequel porte l’ énoncé se passe pour le mieux, il se réalise géné-
ralement à l’ aide de l’ une ou l’ autre des deux structures suivantes3.
(1) « Bon » + substantif
Bonne nuit / Bon travail / Bon retour

Cette tournure peut-être considérée comme la forme elliptique de la formule


performative complète « Je te souhaite une bonne nuit / un bon travail / un bon
retour », formule attestée mais « marquée » comme emphatique.
(2) Verbe + « bien »
Dors bien / Travaille bien / Rentrez bien

Même s’ il arrive que la structure verbale soit plus naturelle que la structure
nominale (« Amuse-toi bien » vs « Bon amusement »), d’ une manière générale la
première est infiniment plus productive que la seconde, qu’ il s’ agisse de vœux
passe-partout (« Bonne journée », « Bonne soirée »…) ou spécialisés (« Bon appé-
tit », « Bon anniversaire », etc.). Notons d’ autre part que la structure verbale est
illocutoirement ambiguë dès lors que le verbe implique une responsabilité active
de l’ agent, ayant alors tendance à basculer dans la recommandation – comparer
par exemple :
Remets-toi bien [vœu] vs Soigne-toi bien [recommandation]
Bon vote [vœu] vs Votez bien [recommandation]

l’ enchaînement projeté n’ étant pas le même dans les deux cas :


Travaille bien ! – Merci ! [réaction au vœu]
– D’ accord je vais essayer… [réaction à la recommandation]

L’ exemple du vœu montre qu’ une vi peut avoir pour marqueur non seulement
un schéma prosodique, un morphème (comme « est-ce que »), une forme gram-
maticale (comme l’ impératif) ou un lexème en emploi particulier (verbes per-
formatifs), mais aussi une structure lexico-syntaxique comme c’ est le cas de ces
formules votives qui sont très stéréotypées en ce sens qu’ elles exploitent tou-

3. Il va de soi que ces deux structures peuvent en contexte recevoir d’ autres valeurs que celles
de vœu, ou de recommandation pour la deuxième.

360
L’illocutoire, ou comment ne pas s’en débarrasser

jours les mêmes moules préfabriqués, que vient remplir un matériel lexical le plus

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souvent banal, mais qui peut aussi donner lieu à toutes sortes d’ innovations
comme dans l’ échange suivant :
Bon week-end, et même bon pont ou plutôt bon viaduc !
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– C’ est plutôt un week-end prolongé en fait.


– Alors bon week-end prolongé !

3.2 Que le vœu est soumis à des conditions


de réussite spécifiques, indépendantes
de celles qui déterminent l’acceptabilité des cp
L’ acceptabilité des cp se ramène à un problème de cohésion sémantique, c’ est-
à-dire le plus souvent de compatibilité entre thème et prédicat : si l’ on admet par
exemple que le prédicat « triangulaire » n’ est pas cohésif avec le substantif
« journée », cela vaudra pour tous les types d’ énoncés (vœu mais aussi assertion,
question etc.) dans lesquels le cp « journée triangulaire » sera enchâssé. Mais le
vœu, l’ assertion ou la question obéissent à des conditions de réussite d’ un tout
autre ordre (et en grande partie variables d’ un acte à l’ autre), ce qui peut être con-
sidéré comme un argument allant dans le sens de la reconnaissance de l’ au-
tonomie des valeurs illocutoires par rapport aux contenus propositionnels. Il est
en tout cas certain que les conditions de réussite d’ un acte donné font partie
intégrante de la compétence pragmatique des locuteurs au même titre que ses
diverses réalisations (le tout constituant la « grammaire » de l’ acte en question),
comme l’ attestent les traces qu’ elles laissent dans les énoncés, que ce soit sous
la forme d’ une réplique produite par B dès lors que A n’ a pas respecté telle ou
telle de ces conditions, ou sous la forme d’ une précaution énoncée par A devan-
çant une réplique possible et se prémunissant ainsi contre la petite vexation
qu’ elle inflige à l’ illocuteur. Soit par exemple un énoncé votif tel que :

Bon voyage !

t 3ÏQMJRVFTQPTTJCMFTEF# TBODUJPOOBOUMjÏDIFDxEVW”V 
(i) Finalement je reste à Lyon tout l’ été.
(ii) Je déteste voyager.
(iii) Je suis rentrée hier.
(iv) Mais on se revoit demain !

t 1SÏDBVUJPOTDPSSÏMBUJWFTEF" BOUJDJQBOUTVSVOÏDIFDQPTTJCMF 
Si tu pars, bon voyage ! [cf. (i)]
[Dans un courriel :] Si tu n’ es pas encore parti, bon voyage ! [cf. (iii)] ; ou bien :
Si on ne se revoit pas demain, bon voyage ! [cf. (iv)]

361
Études sémantiques et pragmatiques

L’ observation des répliques et précautions susceptibles d’ accompagner un

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énoncé permet de mettre en évidence les conditions de réussite propres à l’ acte
qu’ il est censé réaliser. S’ agissant du vœu, on peut ainsi dégager par ce moyen
les six conditions suivantes.
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(1) Que l’ événement sur lequel porte le vœu doive/puisse se produire.


Dans un cas tel que « Bon voyage » : qu’ il y ait un voyage en vue.
Exemples similaires de vœux accompagnés d’ une précaution correspondant à
cette clause :
Bonnes vacances, si vous en prenez

Dans un contexte tel que celui-ci, une autre stratégie pour conjurer le risque
d’ une réplique (« ah parce que tu crois que je vais pouvoir en prendre des vacan-
ces ? j’ ai trois articles en retard ! ») consiste à substituer prudemment « Bon été »
à « Bonnes vacances », car l’ été est tout de même une réalité fortement prévisible
même s’ il peut être « pourri ».
[Dans l’ avion à l’ atterrissage] Bonne journée, et pour les passagers en transit,
bonne continuation de votre voyage.

Ici le syntagme souligné circonscrit parmi l’ ensemble des récepteurs le sous-


ensemble des destinataires pour lesquels le vœu est pertinent. Le cas est diffé-
rent dans :
Le personnel du TGV souhaite une bonne journée aux voyageurs qui descendent
à la gare de Massy

car « Bonne journée » est susceptible de concerner tous les voyageurs : la restric-
tion s’ explique ici par le fait que la formule votive sert en même temps de for-
mule d’ adieu.

(2) Que l’ événement sur lequel porte le vœu puisse être une bonne chose
Réplique correspondante (voir aussi ci-dessus « Je déteste voyager ») :
Bonne balade ! – Par ce temps ?
Précaution :
Bon dimanche, si on peut dire ! / Bon dimanche quand même.

Notons que l’ application de ce principe peut dans certains cas venir bloquer
le renvoi du vœu. À un péage d’ autoroute par exemple, si l’ employé me dit
« Bonne route » la condition (1) m’ empêchera de répondre « vous aussi » ; mais
il peut en être de même après « Bonne journée », du fait cette fois de la condition

362
L’illocutoire, ou comment ne pas s’en débarrasser

(2) – est-il possible qu’ une journée soit « bonne » quand on la passe enfermé

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dans une guérite ?
Pour la même raison, un vœu peut difficilement porter sur un événement
intrinsèquement « mauvais », ainsi que le remarque Hervé Guibert dans son
Journal d’ hospitalisation (Seuil 1992 : 78) :
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On n’ entend que ça ici : « Bon appétit », « Bonne journée », « Bon repos », jamais
« Bon décès »…

En cas de situation moins tragique le vœu peut tout de même advenir, mais il
prend alors une coloration ironique :
Aujourd’ hui j’ ai huit heures de cours, la galère ! – Alors, bonne galère !

(3) Que la réalisation de l’ objet ou événement souhaité ne soit pas sûre à 100 %
(condition de « non superfluité » du vœu).
Réplique (ludique) :
Je vous souhaite jeunesse, beauté… – Mais j’ ai déjà tout ça !

Précautions :
Je te souhaite bon courage mais je sais que tu n’ en manques pas
Ce petit message en début d’ année pour te souhaiter plein de bonnes choses
comme bonheur, sérénité, joie, succès (mais est-ce bien nécessaire ?)

cf. aussi ce commentaire humoristique :


Le service du vin démontrait une efficacité confondante. Toute coupe à peine
entamée était de nouveau remplie, et l’ assistance régulièrement conviée à boire à
la santé de la famille impériale ou des dieux immortels (qui, par définition, n’ en
avaient nul besoin). (Christian Goudineau, L’ enquête de Lucius Valerius Priscus,
Actes Sud, 2004 : 146)

Les conditions précédentes relèvent du principe de pertinence. Mais les formu-


les votives sont également soumises à diverses conditions temporelles.

(4) Que le moment de la formulation du vœu (T1) soit antérieur à la réalisation


prévue de l’ objet ou événement souhaité (T2)
Bon appétit… à moins que vous ayez déjà mangé !

En cas de temporalité non partagée, par exemple dans les échanges par courriel,
l’ application du principe de précaution est particulièrement délicate :

363
Études sémantiques et pragmatiques

Bonne soirée, si vous êtes encore devant votre écran / Bonne nuit, si tu n’ es pas

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encore couchée
Je suis sans mail jusqu’ à lundi inclus (je pars en Normandie tout à l’ heure). – Alors
bonne Normandie, si tout à l’ heure n’ est pas encore passé !
Bon faut que je file à Bron. – Je ne te dis pas « Bon Bron » parce que ça sonne mal
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et c’ est sans doute trop tard…

(5) Que A et B ne doivent pas se revoir avant T2

Bon week-end puisque tu n’ as pas cours demain / Bonnes vacances si on ne se


revoit pas

De telles précautions sont systématiques dès lors que le vœu peut paraître quel-
que peu prématuré. Elles servent alors de justification à l’ apparente transgres-
sion, commise au nom du principe (5), du principe suivant :

(6) Que T2 de soit pas trop éloigné de T1


Les principes (5) et (6) peuvent en effet entrer en contradiction :

Bonnes vacances ! – Mais c’ est dans un mois ! – Oui mais on ne se verra sans doute
pas d’ ici là…

Les règles d’ emploi des formules votives sont à la fois tyranniques, et floues
dans leur application pour la plupart d’ entre elles – à partir de quelle heure
est-il possible de souhaiter à quelqu’ un « Bon appétit » ? Jusqu’ à quel jour de la
semaine peut-on encore se dire « Bonne semaine » avant de passer à « Bonne fin
de semaine » (exemple attesté : « Bonne semaine… ou ce qu’ il en reste ! »), puis
à « Bon week-end » ? Et que penser d’ une réplique telle que celle-ci :

Reposez-vous bien – Mais je ne suis pas fatiguée !

La pertinence de la formule votive présuppose-t-elle obligatoirement l’ état de


fatigue du/de la destinataire ? C’ est selon… – pour le plus grand bénéfice des
négociations conversationnelles, qui prospèrent dans les zones de « convention-
nalisation floue » du système linguistique (dont on peut d’ ailleurs se demander
s’ il comporte beaucoup de règles qui ne soient pas négociables).

4 Le cas de la salutation

4.1 Salutation vs vœu


Le vœu et la salutation sont deux actes proches d’ un point de vue aussi bien
formel (« Bonne journée/Bonjour », « Bonne soirée/Bonsoir ») que fonctionnel

364
L’illocutoire, ou comment ne pas s’en débarrasser

(en particulier dans les séquences de clôture), les formules de salutation étant

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d’ ailleurs souvent dérivées de formules votives4. Il ne s’ agit pourtant pas du
même acte, comme il apparaît nettement en cas de cumul :
Au revoir et bonne fin de soirée !
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[L’ ouvreuse dans un théâtre] Bonsoir ! (déchire le billet) Bonne soirée !


Les deux types d’ énoncés ne se prêtent pas non plus aux mêmes enchaînements,
lesquels sont conditionnés par leurs vi respectives :

(1) La salutation s’ inscrit dans un échange symétrique :


Bonjour ! – Bonjour ! (vs *Toi aussi / *Merci)

(2) Après le vœu on peut avoir


t TPJUVOSFOWPJ RVBOEMFTDPOEJUJPOTTZQSÐUFOU 
Bonne journée ! – Toi aussi !

t soit un remerciement, exclu après la salutation. Le vœu est en effet une


forme de « cadeau verbal » (c’ est une manière de signifier à autrui qu’ on
lui veut du bien), alors que la salutation a une fonction purement « pha-
tique » (instaurer/faire cesser un contact).
En ce qui concerne enfin les réalisations de ces deux actes : alors que les formu-
les votives constituent comme on l’ a vu un paradigme ouvert, le paradigme des
salutations est fermé, et relativement pauvre en français – outre les formules
performatives d’ un usage très exceptionnel (« Mon frère, je te salue ! ») :
t 4BMVUBUJPOT EPVWFSUVSF j#POKPVSx  j#POTPJSx  GPSNFT GBNJMJÒSFT
« Salut » / « Coucou »…
t 4BMVUBUJPOT EF DMÙUVSF j#POTPJSx  j"V SFWPJSx  j"EJFVx SBSF PV
régional) + formes familières : « Salut » / « Tchao » / « Adios » / « Bye » /
« Bisou »…

Tout cela mériterait évidemment d’ être détaillé davantage. Mais le cas de la salu-
tation nous servira ici surtout à illustrer la différence entre acte de langage direct
et indirect (c’ est-à-dire plus exactement, entre acte exprimé de manière directe
ou indirecte), à partir de l’ extrait d’ un débat télévisé opposant, le 20 novembre
2003 sur France 2 (émission 100 minutes pour convaincre), Nicolas Sarkozy, alors
ministre de l’ intérieur, et Jean-Marie Le Pen, représentant du Front National.

4. Pas seulement en français : on sait par exemple que goodbye vient de God be with ye (ye étant
la forme archaïque de you).

365
Études sémantiques et pragmatiques

4.2 AL direct vs indirect : « Bonsoir monsieur Le Pen ! »

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Sarkozy est sur le plateau depuis un bon moment déjà (ayant été confronté à
divers interlocuteurs) quand Le Pen fait son entrée. Après avoir été salué par
l’ animateur de l’ émission, Olivier Mazerolle (OM), il salue à son tour à la ronde
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en se dirigeant vers le siège qui lui est réservé :


1- OM monsieur Sarkozy alors euh Jean-Marie Le Pen président du Front
National est avec nous euh vous allez débattre ensemble bonsoir
monsieur Le Pen
2- LP bonsoir/
3- OM voilà (.) prenez place (.) monsieur Le Pen

Le Pen s’ installe donc et à peine assis, il se lance dans une diatribe contre le
monde politico-médiatique qui le traite comme un « paria ». Sarkozy le laisse
faire son petit numéro durant plus d’ une minute, et au moment même où après
ces préliminaires adressés à la cantonade, Le Pen se tourne vers son adversaire
pour passer à l’ attaque nominative, voici ce à quoi l’ on assiste :
4- LP […] ASP5 monsieur le ministre de l’ Intérieur/ vous me donnez
l’ impression : :/
[ASP]
5- NS [bonsoir/] monsieur Le Pen
6- LP bonsoir/ bonsoir monsieur eh j’ ai dit bonsoir en arrivant/ASP mais
euh vous étiez inclus collectiv- dans mon bonsoir collectif\

On s’ intéressera uniquement à la formule « bonsoir monsieur Le Pen », qui appa-


raît par deux fois à l’ identique (tours 1-OM et 5-NS), mais avec des valeurs bien
différentes selon la personne qui la prononce et le moment où elle survient.
Lorsqu’ elle est prononcée par l’ animateur la formule correspond ni plus ni moins
à l’ acte traditionnellement défini comme une salutation : survenant dès l’ arrivée
de Le Pen, elle sert à accueillir le nouvel intervenant et à ouvrir l’ échange avec
lui. Tout aussi normalement, cette salutation initiative entraîne une salutation
en retour – tout au plus peut-on remarquer que si la salutation de Mazerolle est
accompagnée d’ un terme d’ adresse, celle de Le Pen n’ en comporte aucun, mais
cette petite dissymétrie n’ a rien d’ anormal dans ce contexte médiatique : c’ est
moins une impolitesse que la conséquence du fait que ce « bonsoir » est « collec-
tif » ainsi que le rappelle plus loin Le Pen (il est en effet prononcé alors que le
salueur avance sans regarder ni l’ animateur, ni la salle, ni la caméra).
La deuxième occurrence de la formule, énoncée cette fois par Sarkozy, est plus
problématique du fait de son emplacement bien particulier : elle interrompt
brutalement le tour de Le Pen, alors que celui-ci est déjà engagé depuis quelque

5. ASP signale une aspiration audible.

366
L’illocutoire, ou comment ne pas s’en débarrasser

temps dans l’ interaction. Certes, c’ est à la cantonade qu’ il parlait jusqu’ ici, on

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peut donc à la rigueur admettre qu’ avec « monsieur le ministre de l’ Intérieur »
c’ est en quelque sorte une nouvelle interaction qui commence, enchâssée dans
la précédente (un « dilogue » se trouve enchâssé dans un « polylogue »). Mais
faut-il en conclure que dans un tel cas un nouvel échange de salutations s’ im-
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pose ? Rien n’ est moins sûr : notre système rituel est à cet égard flottant ; la
salutation est loin d’ être attendue, et elle est même pour Le Pen (dont les nor-
mes divergent apparemment de celles de Sarkozy sur ce point), tout à fait inat-
tendue. Toujours est-il que sans cesser d’ être une salutation, le « bonsoir » de
Sarkozy fonctionne en même temps dans ce contexte comme un acte indirect
de reproche. Cette valeur résulte d’ un raisonnement implicite tel que : en enga-
geant un échange avec moi vous auriez dû commencer par me saluer, or vous
ne l’ avez pas fait, donc vous n’ êtes qu’ un rustre ; elle est en outre renforcée par
l’ intonation (au contour nettement plus ascendant qu’ en 1-OM, ce qui donne à
l’ énoncé l’ allure d’ une petite leçon de savoir-vivre), sans parler de la mimique
de triomphe (mouvement de bas en haut de la tête inclinée et petit sourire) par
laquelle Sarkozy accueille le « bonsoir » réactif de Le Pen (sorte d’ indice rétroac-
tif de la valeur indirecte de reproche).
L’ énoncé de Sarkozy possède donc une double valeur illocutoire, la valeur de
salutation s’ attachant conventionnellement au signifiant « bonsoir », et la valeur
de reproche émergeant dans ce contexte particulier. Il appelle une double réaction,
qui advient en effet : contraint de retourner la salutation (qu’ il réitère même
non sans agacement), Le Pen se sent aussi tenu de justifier son comportement
(« j’ ai dit bonsoir en arrivant mais vous étiez inclus dans mon bonsoir collec-
tif » : réaction au reproche). Diverses valeurs interactionnelles (que l’ on peut
aussi dire « perlocutoires ») viennent s’ ajouter à ces deux valeurs illocutoires.
Ainsi l’ irruption inopinée de la salutation va-t-elle avoir pour effet de dérégler
l’ échange et de déstabiliser l’ adversaire, comme on le voit en 6-LP : stoppé dans
son élan, Le Pen, qui manifestement ne s’ attendait pas à cette salutation assez
inattendue en effet, produit à la fin de son tour un « raté » suivi d’ une « répara-
tion » (« vous étiez inclus collectiv- dans mon bonsoir collectif ») – Le Pen est
manifestement « désarçonné ». Cette salutation va en outre avoir pour effet
d’ invalider ce qui précède : comme une salutation doit normalement apparaître
au tout début de l’ échange, ce qui la précède va devenir en quelque sorte « nul
et non avenu », Sarkozy suggérant ainsi que le préambule adressé à la cantonade
n’ avait pas lieu d’ être, et que Le Pen aurait dû d’ entrée s’ adresser à lui (le repro-
che de Sarkozy porte aussi, et peut-être surtout, là-dessus).
Il arrive ainsi fréquemment que plusieurs AL se trouvent « amalgamés », c’ est-
à-dire que plusieurs valeurs pragmatiques se trouvent superposées sur un même
segment de discours. Les mécanismes sur lesquels reposent ces amalgames sont
divers, comme le sont les relations qui peuvent exister entre les différentes couches
de ce feuilleté sémantico-pragmatique : les différentes valeurs peuvent surgir

367
Études sémantiques et pragmatiques

indépendamment (par exemple à la faveur du caractère multimodal des énon-

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cés oraux) ou découler les unes des autres (diverses valeurs dérivées venant se
greffer sur le sens littéral) ; elles peuvent aussi être plus ou moins conventionna-
lisées, et diversement hiérarchisées : il nous semble difficile de nier que la valeur
de salutation qui s’ attache au signifiant a le statut de sens « littéral » (il est à ce
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titre non neutralisable par le co(n)texte). Le statut de la valeur de reproche est


plus complexe : d’ une part, on peut parler de valeur semi-conventionnelle, en
vertu d’ une règle dérivationnelle du genre : si A (nouvel arrivant) omet de
saluer B, alors la salutation réactive produite par B a valeur de reproche (« je
vous dis et dicte en même temps – le fonctionnement est dialogique – le bon-
jour que vous auriez dû me dire le premier »), la salutation-reproche, marquée
par une prosodie particulière, étant bien attestée de nos jours dans l’ espace
public du fait que la salutation tend à devenir l’ ouvreur exclusif des interactions
(en particulier dans les relations de service). D’ autre part, si l’ acte de salutation
reste à un premier niveau dominant dans l’ énoncé, qui doit avant tout être traité
comme tel (c’ est en effet à la salutation que Le Pen réagit d’ abord), en ce qui
concerne les effets interactionnels de cet amalgame pragmatique c’ est incontes-
tablement la valeur de reproche qui l’ emporte : l’ acte « menaçant » vient com-
plètement parasiter l’ acte « poli », Le Pen se trouvant contraint de se justifier
comme un enfant pris en faute, et à tous égards placé en position basse6.
On dira pour conclure que cette salutation-reproche illustre à la fois la robus-
tesse des valeurs conventionnelles qui s’ attachent aux formes linguistiques, et leur
malléabilité contextuelle.

5 Conclusion
Il serait sans doute possible de dériver « [Passe une] bonne journée ! » ou « Bon-
jour ! » à partir de l’ assertion « C’ est une bonne journée / un bon jour », mais à
quel prix, et pour quel bénéfice ? À quoi bon alléger la langue de toutes les
valeurs illocutoires si c’ est pour avoir à se livrer à de laborieuses contorsions au
moment de rendre compte des significations discursives ? Aucun des arguments
avancés ici ou là n’ est parvenu à me convaincre de l’ inexistence en langue de
marqueurs illocutoires – qu’ on les appelle IFID (Force indicating devices) avec
Searle et Vanderveken (1985), ou autrement –, ainsi que de la non-pertinence
de la distinction entre valeurs directes et indirectes, que l’ on illustrera rapide-
ment par un dernier exemple, celui de l’ excuse. Travaillant actuellement sur les
« excuses d’ état », je pourrais en effet fournir de nombreux exemples du fait
suivant : après une formule telle que « Je vous présente mes excuses » ou « Je
vous demande pardon », personne n’ aurait idée de contester que l’ excuse soit

6. On peut voir dans cette salutation-reproche une illustration de l’ une des stratégies préférées
de Sarkozy dans les débats, à savoir la « disqualification courtoise » de l’ adversaire.

368
L’illocutoire, ou comment ne pas s’en débarrasser

bel et bien advenue (tout au plus peut-elle être rejetée comme insincère). En

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revanche lorsque l’ énoncé prend la forme de l’ expression d’ un sentiment de
regret ou de contrition (même accompagné d’ une reconnaissance de sa culpa-
bilité), il peut toujours être récusé comme insuffisant pour accomplir un acte
d’ excuse7 :
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Benoît XVI regrette sans s’ excuser. (Libération 18-09-2006)


Hier, à l’ issue d’ un entretien avec le roi Abdallah de Jordanie, George W. Bush a
indiqué qu’ il était « désolé » pour les humiliations infligées aux prisonniers irakiens,
sans pour autant présenter d’ excuses formelles. (Libération 4-05-2004)
Les anciens prisonniers de guerre britanniques […] voulaient rappeler ainsi les
tortures endurées dans les camps et l’ absence de réelles excuses et compensations
offertes par Tokyo après la guerre. Selon son porte-parole, l’ empereur peut seule-
ment dire qu’ il « ressent très profondément les souffrances vécues pendant la guerre
et n’ est pas autorisé à faire des excuses au nom de son gouvernement. » (Libération
27-05-1998)
D’ où le mea culpa de Pepy qui, note un connaisseur, s’ est toutefois contenté de
présenter ses « regrets », et non des « excuses » comme certains le lui demandaient.
Ce geste sera-t-il suffisant ? (Libération 15-11-2010)

La réponse à cette dernière question (la formulation indirecte de l’ excuse peut-


elle être considérée comme suffisante à l’ accomplissement de l’ acte ?) dépen-
dant de toutes sortes de facteurs contextuels que les exemples qui constituent
notre corpus permettraient de préciser. Mais ce qui nous intéresse ici c’ est le fait
que dans le cas de l’ excuse la différence est claire entre les formulations directes
(interdites à l’ empereur du Japon, qui est encore pour ses sujets, même s’ il ne
l’ est plus officiellement, une sorte de dieu vivant, or Dieu ne peut pas s’ excuser
sans dégringoler de son empyrée !) et indirectes : tout « connaisseur », ainsi que
le rappelle le journaliste de Libération, sait bien que formuler des « regrets » ce
n’ est pas la même chose que présenter ses « excuses », même si le résultat est
parfois, en contexte, le même.
Semblablement, il nous semble difficile de nier qu’ un ordre soit exprimé plus
« directement » par un impératif (« Ferme la porte ! ») que par une structure
interrogative (« Tu pourrais fermer la porte ? »), qui comme le suggère le terme
lui-même a plus vocation à interroger qu’ à ordonner, ou par une structure
assertive du type « Il y a des courants d’ air ». Il nous semble enfin difficile de
nier que lorsqu’ elle vaut pour un ordre, cette dernière formulation soit moins
« conventionnelle » que la précédente : si B fait la sourde oreille à l’ injonction
implicite que comporte le constat de l’ existence de courants d’ air, on pourra

7. Ce qui met en cause le traitement de cet acte de langage par Searle ou Vanderveken, qui en
font un « expressif », visant à exprimer un certain « état psychologique » vis-à-vis d’ un certain état
de choses.

369
Études sémantiques et pragmatiques

tout au plus le soupçonner de mauvaise foi ; alors que si B traite l’ énoncé « Tu

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pourrais fermer la porte ? » comme une simple question (« Mais bien sûr ! » sans
passer à l’ acte), on pourra carrément l’ accuser de bafouer une règle linguis-
tique.
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On peut certes dans certains cas hésiter sur l’ emplacement de la frontière entre
formulations directes vs indirectes d’ une part, et conventionnelles vs non con-
ventionnelles d’ autre part (oppositions dont il faut admettre le caractère gra-
duel). Mais « l’ instabilité des valeurs illocutoires » ne nous semble pas pire que
celle de la plupart des valeurs morpho-syntaxiques (et a fortiori lexicales),
comme les catégories temporelles ou modales (le « présent » n’ exprime pas tou-
jours le présent, la négation « ne » peut être purement « explétive », etc. : il ne res-
terait plus grand chose dans la langue si l’ on ne devait y admettre que des signes
univoques). On ne voit donc pas pourquoi les valeurs illocutoires devraient être
les seules à être ostracisées de la sorte.

En 1981, Berrendonner proclamait non sans panache que « dire, c’ est ne rien
faire » : il a depuis nuancé. De mon côté je lui concède un point important : les
actes « de langage » sont pour diverses raisons de nature fondamentalement
différente des actes « véritables » (Kerbrat-Orecchioni 2004). Si nos positions se
sont quelque peu rapprochées au fil du temps, elles sont encore suffisamment
divergentes pour qu’ une telle obstination de part et d’ autre soit révélatrice d’ une
chose dont je suis depuis longtemps persuadée : qu’ en linguistique comme
ailleurs, les options théoriques sont une question de tempérament et de goût
autant que de logique – d’ un côté, penchant pour la simplicité et la cohérence,
attirance pour le fameux rasoir (d’ Occam) ; et de l’ autre, fascination pour la
joyeuse diversité des signes…
Il y a de nombreuses façons d’ aimer les langues et la linguistique – et c’ est très
bien ainsi.

Bibliographie
Alston, W.P. (2000), Illocutionary Acts and sentence Meaning, Ithaca, Cornell
Univ. Press.
Berrendonner, A. (1981), Éléments de pragmatique linguistique, Paris, Minuit.
Berrendonner, A. (2009), « Comment les actes viennent au langage ? », Docu-
ment de travail, Gand, 17/02/2009 (journées de l’ École doctorale en Sciences
du langage).
Doerge, F.C. (2006), Illocutionary Acts, Tuebingen, Tuebingen Univ.
Kerbrat-Orecchioni, C. (1986), L’ implicite, Paris, A. Colin.

370
L’illocutoire, ou comment ne pas s’en débarrasser

Kerbrat-Orecchioni, C. (1991), « Introduction » et « L’ acte de question et l’ acte

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d’ assertion : opposition discrète ou continuum ? », La question, Kerbrat-
Orecchioni, C. (éd.), Lyon, P.U.L., 5-37 et 87-111.
Kerbrat-Orecchioni, C. (2001), Les actes de langage dans le discours, Paris,
Nathan.
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Kerbrat-Orecchioni, C. (2004), « Que peut-on faire avec du dire ? », Cahiers de


Linguistique Française 26, 27-43.
Searle, J. & Vanderveken, D. (1985), Foundations of illocutionary logic, Cam-
bridge (UK), Cambridge University.
Wierzbicka, A. (1991), Cross-Cultural Pragmatics. The Semantics of Human
Interaction, Berlin, New York, Mouton de Gruyter.
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L’ ÉNONCIATION :
GESTICULATION LOCUTOIRE
OU REPRÉSENTATION SÉMANTIQUE ?

Laurent Perrin
Université Paul Verlaine, Metz, CELTED

1 Un vieux débat sur le statut de l’ énonciation


à l’ intérieur du sens
Aujourd’ hui comme hier, Berrendonner récuse les conceptions dites « intégrées »
de la pragmatique – « intégrées à quoi ? » objecte-t-il d’ entrée de jeu (1981, 11) –
auxquelles il reproche de confondre ce qui a trait à la langue et ce qui a trait au
discours, contexte, conversation, d’ assimiler ainsi abusivement les mots aux actes,
le langage à l’ action, l’ énoncé à l’ énonciation, l’ explicite à l’ implicite et tout ce qui
s’ ensuit. « Quand dire c’ est ne rien faire », soutenait Berrendonner (1981, 75) face
à Austin (1962) et aux premières publications de Ducrot (1972, 1980).
La question qui se posait alors peut se résumer ainsi : les énoncés sont-ils des
descriptions ou des actions ? Consistent-ils fondamentalement à décrire des
états de choses ou consistent-ils à réaliser des actes de langage comme affirmer,
ordonner, remercier, demander, interroger, argumenter, s’ exclamer ? Pour Aus-
tin et à sa suite notamment Récanati (1979), plus nettement encore depuis lors
pour Anscombre et Ducrot (1983), les énoncés peuvent être identifiés aux actes
qu’ ils servent à réaliser ; les phrases mêmes de la langue, les expressions linguis-
tiques en portent la trace. Il existe un lien direct, conventionnel, entre certaines
expressions ou formes de phrases (interrogatives, impératives, négatives, par
exemple) et la force illocutoire de question ou de requête, d’ injonction, de réfu-

375
Énonciation, instances énonciatives

tation qui s’ y rapporte, ou comme nous le verrons entre certaines unités mor-

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phosyntaxiques comme les interjections, certains modalisateurs, ou connecteurs,
et les opérations énonciatives, les actes qu’ elles servent à réaliser. Pour ces
approches intégrées de la pragmatique, l’ objectif est donc de démontrer que les
énoncés ne servent pas fondamentalement à décrire des états de choses, mais à
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accomplir des actes de langage ; que le sens même des expressions se rapporte à
leur valeur d’ action, plutôt qu’ aux choses du monde auxquelles elles s’ appli-
quent.
Pour Berrendonner (1981), en revanche, les énoncés ne doivent pas être iden-
tifiés aux actes qu’ ils servent à réaliser. Il faut séparer rigoureusement ce qui a
trait aux conventions linguistiques, purement descriptives, dénotatives, asso-
ciées aux énoncés, de ce qui a trait aux actes de langage en quoi consistent leurs
énonciations. Face à la subversion austinienne, Berrendonner remet à sa place
l’ énonciation comme un acte essentiellement locutoire, dont les propriétés illo-
cutoires, argumentatives, ne sont que dérivées contextuellement, par inférence,
de ce que l’ énoncé décrit, des conditions de vérité qui s’ y rapportent. Il s’ agissait
alors pour Berrendonner de débarrasser la sémantique de la notion d’ acte illo-
cutoire, qui relève exclusivement selon lui de la pragmatique. Le même genre de
résolution conduit aujourd’ hui Berrendonner (2002) à opérer une profonde
division entre micro-syntaxe de niveau linguistique et macro-syntaxe de niveau
pragmatique, ou encore à récuser toute forme de polyphonie au plan linguistique.
Tout comme l’ énonciation, le dialogisme ou la polyphonie sont pour Berren-
donner (à paraître) des faits pragmatiques ou rhétoriques, non des faits séman-
tiques. Il lui incombe dès lors de démontrer qu’ il n’ existe aucun lien direct entre
forme linguistique et énonciation ; que les effets pragmatiques associés aux
énonciations sont intégralement dérivables de ce que les énoncés décrivent.
Inutile de préciser que ce programme n’ est pas moins ambitieux que celui entre-
pris par Ducrot. Vaillamment mis en œuvre par Berrendonner (1981), il est assez
convaincant lorsqu’ il s’ applique aux assertions et interrogations (moyennant
tout de même de lourdes difficultés pour l’ interrogation), mais le cheminement
s’ annonce plus ardu en ce qui concerne les valeurs d’ ordres ou de requêtes, que
ne fait qu’ effleurer Berrendonner, et davantage encore en ce qui concerne, par
exemple, la relation entre négation et réfutation, la fonction des interjections et
autres exclamations, jurons et insultes, etc. Et comment expliquer notamment
ce qui a trait aux instructions associées aux connecteurs, modalisateurs, mar-
queurs discursifs divers, sans reconnaître de lien direct entre formes linguisti-
ques et énonciations ?
Force est de constater que les questions débattues par Berrendonner dans cet
ouvrage, tout à fait essentielles, restent aujourd’ hui sans réponse définitive. Cha-
cun y répond sans doute localement à sa manière, mais l’ heure n’ est plus aux
réflexions théoriques générales. La prise en compte des faits discursifs, énoncia-

376
L’énonciation : gesticulation locutoire ou représentation sémantique ?

tifs, pragmatiques, rhétoriques a ouvert à la linguistique de nouveaux horizons,

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mais ce faisant l’ a aussi exposée à perdre son unité et à se disperser au gré des
observations empiriques sur les textes, les discours, à différents niveaux.
L’ ouvrage de Berrendonner (1981) met en garde contre ce danger qui n’ a fait
depuis lors que s’ aggraver ; il est à ce titre prémonitoire. Les sciences du langage
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se retrouvent aujourd’ hui morcelées en diverses chapelles, qui ne se reconnaissent


et souvent ne se connaissent même plus entre elles. Il s’ ensuit notamment que
ce qui opposait déjà, à l’ époque, Berrendonner à Austin et à Ducrot ne s’ est pas
réellement dénoué. Simplement Berrendonner et Ducrot, entre autres, n’ ont
plus aujourd’ hui forcément les mêmes lecteurs, qui d’ ailleurs ne débattent plus
entre eux, mais séparément, entre rescapés issus de leurs cercles respectifs.
Il n’ est pas interdit de penser cependant que tôt ou tard, la sémantique sera
amenée à faire la part des choses et à solder ce qui a trait aux observations et
hypothèses, parfois contradictoires, des uns et des autres, notamment entre deux
conceptions de l’ énonciation qui se conçoivent sans doute fondamentalement
comme incompatibles, mais qui sont pourtant vouées, me semble-t-il, à s’ arti-
culer, et qui sont dans l’ esprit en tout cas complémentaires, peut-être même
indissociables. C’ est tout l’ objectif de cette étude que de mettre le doigt sur un
ou deux points permettant d’ esquisser une forme d’ articulation entre deux
conceptions à première vue antagonistes de l’ énonciation à l’ intérieur du sens.
L’ objectif est ici de tracer les grandes lignes de ce que pourrait être un recoupe-
ment minimal autorisant une articulation de ces approches. Assurément cela
n’ ira pas sans de sérieux amendements de part et d’ autre. L’ espace étant compté,
on comprendra que cet article concerne surtout Berrendonner, dont certaines
observations méritent d’ être prises très au sérieux, à commencer par sa distinc-
tion entre linguistique et pragmatique1.

2 L’ énonciation comme gesticulation locutoire


selon Berrendonner
À l’ inverse de Ducrot, Berrendonner oppose donc résolument d’ un côté la
sémantique linguistique, qui concerne les conventions descriptives associées à
la langue, de l’ autre la pragmatique de la communication, l’ analyse du discours,
conversationnelle ou autre, qui concerne les inférences contextuelles associées
au langage en actes. Il s’ attache notamment à opposer la fonction linguistique
symbolique des énoncés, qui est de dénoter, de décrire des états de choses, et la
fonction pragmatique de symptôme associée à leur énonciation comme acte
locutoire en contexte. Les deux niveaux ne doivent pas se confondre :

1. Il est davantage question de Ducrot dans Perrin (2010), dont cette étude est une sorte de
complément tourné vers Berrendonner.

377
Énonciation, instances énonciatives

« Les actes et les énoncés sont tous deux des objets signifiants. Mais ils signifient

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sur deux modes différents. Tandis que les propositions dénotent un référent qui
leur est extérieur, les actes montrent (exhibent, attestent) du sens qui leur est inhé-
rent (fonction de symptôme) » (1981, 141)

Tandis que les énoncés selon Berrendonner se réduisent à de simples proposi-


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tions consistant, sur un mode symbolique, à décrire des états de choses, les
énonciations « montrent » quant à elles, sur un mode indiciel, ce qui a trait à
leur force illocutoire, argumentative, polyphonique, ou autre. Une telle distinc-
tion entre fonction linguistique symbolique des énoncés et fonction pragmati-
que indicielle des énonciations est tout à fait essentielle. On la retrouve jusque
dans les travaux récents de Berrendonner (2002, 2008), notamment pour rendre
compte de ce qui oppose les relations linguistiques de rection, associées à la
construction des énoncés correspondant à des clauses en micro-syntaxe, et les
implications pragmatiques, « d’ une tout autre nature » précise Berrendonner
(2008, 283), entre clauses successives dans le discours, qui président à la cons-
truction des « périodes » en macro-syntaxe et analyse du discours.
Les liens de rection concernent, chez Berrendonner, toute implication d’ occur-
rence entre unités linguistiques de diverses classes distributionnelles, dont relève
la formation des expressions symboliques à différents niveaux, selon les règles
du système de la langue. D’ une manière générale, selon Berrendonner, une
unité linguistique doit obligatoirement être régie, si elle ne peut être énoncée
isolément. Cette combinatoire a pour atomes les morphèmes et s’ applique récur-
sivement jusqu’ à engendrer diverses unités maximales identifiées à des clauses,
qui constituent des îlots de dépendances grammaticales dans le discours.
L’ autonomie rectionnelle associée aux clauses établit leur complétude syn-
taxico-sémantique et autorise donc leur emploi, leur énonciation comme acte
de discours. Les expressions non autonomes, au plan rectionnel, ne peuvent
être énoncées isolément – si ce n’ est par accident nécessitant réparation en dis-
cours – car elles sont grammaticalement incomplètes. On retrouve ici les pro-
priétés associées traditionnellement à la phrase, centrée sur la rection verbale,
mais on sait aussi que ces propriétés s’ appliquent fréquemment à des unités qui
ne correspondent pas forcément à des « phrases » au sens traditionnel, unités
que l’ on désigne parfois comme des « phrases averbales », par exemple nomina-
les, adverbiales, adjectivales, ou encore comme des « pro-phrases », ou autres2.
Quant aux contraintes autorisant l’ occurrence d’ une clause en contexte, qui
établissent donc les relations entre clauses successives dans le discours, elles ne
relèvent pas de la grammaire micro-syntaxique identifiée à la langue, mais
d’ une macro-syntaxe appliquée à des régularités d’ un tout autre niveau. Cette
distinction tient au fait que les unités pertinentes au plan pragmatique ne sont

2. De même que certaines « phrases » au sens traditionnel correspondent en fait à plusieurs


clauses successives.

378
L’énonciation : gesticulation locutoire ou représentation sémantique ?

pas les clauses en soi, mais les actes en quoi consiste leur énonciation, dont la

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fonction est d’ agir, par inférence, sur les représentations mentales que partagent
les sujets parlants, sur la « mémoire discursive » des sujets parlants, selon les
termes de Berrendonner (2002, 24). L’ énonciation n’ est autre ici qu’ une forme
de geste, une « gesticulation locutoire » à fonction communicative, qui s’ articule
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d’ ailleurs à nombre de gestes non verbaux, de cris et autres informations indi-


cielles émanant de la situation (1981, 214).
La combinatoire ne porte plus alors directement sur des signes symboliques
associés conventionnellement à des représentations d’ états de choses, mais sur
les actions communicatives en quoi consistent leurs énonciations, interprétables
comme autant d’ indices (ou symptômes) de leurs fonctions pragmatiques. En tant
que clause, un énoncé comme il fait beau, par exemple, décrit conventionnelle-
ment, en vertu des règles de la langue qui établissent l’ interdépendance interne
des constituants dont il se compose, un état de chose qui lui est étranger (le beau
temps ne tient ni à ce qui est dit, ni au fait de le dire). Rien de tel en revanche en
ce qui concerne les relations d’ implications externes qu’ un tel énoncé est sus-
ceptible d’ établir à l’ égard des énoncés qui le précèdent ou lui succèdent dans le
discours (parfois à distance), ou à l’ égard des sous-entendus qu’ il déclenche
(qui sont bel et bien imputables, en ce qui les concerne, à ce qui est dit et au fait
de le dire). Ces liens ne tiennent ni à des conventions arbitraires, ni à des règles
d’ interdépendance segmentale entre l’ énoncé et son environnement discursif
ou contextuel. C’ est le fait de l’ énoncer, c’ est-à-dire son énonciation en contexte,
qui fonctionne alors comme un indice en quelque sorte « inhérent » des opéra-
tions dont résulte notamment, par inférence contextuelle, sa force illocutoire,
les relations argumentatives qui permettent d’ en tirer, par exemple, une conclu-
sion comme J’ ai envie de sortir. En tant que geste, l’ énonciation fonctionne sur
un mode ostensif de nature indicielle consistant à montrer contextuellement son
sens pragmatique, les relations discursives qui s’ y rapportent. À la discontinuité
segmentale des clauses successives d’ un discours comme texte, au plan symbo-
lique et grammatical, correspond une forme de continuité indicielle, de nature
praxéologique, au plan pragmatique, qui définit la structuration de la période
en macro-syntaxe et analyse du discours.
Berrendonner (2002, 28-31) propose de classer ces relations ou fonctions macro-
syntaxiques ou pragma-syntaxiques en cinq grandes catégories correspondant
respectivement :

(i) aux énonciations susceptibles de constituer à elles seules une période, qui
n’ impliquent donc aucune autre énonciation antérieure ou ultérieure,
(ii) aux énonciations impliquant une énonciation ultérieure dont elles consti-
tuent une sorte de préparation,
(iii) aux énonciations consistant à présupposer une énonciation préalable dont
elles constituent une continuation,

379
Énonciation, instances énonciatives

(iv) aux énonciations consistant à confirmer ou à préciser une énonciation

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préalable, par reformulation ou explicitation de certains des sous-entendus
qui s’ y rapportent,
(v) aux énonciations interprétables comme une sorte de réfection (correction
ou réfutation) d’ une énonciation préalable.
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Selon Berrendonner, l’ intonation semble être le facteur essentiel, la propriété


formelle fondamentale associée à l’ énonciation d’ une clause, sur laquelle repose
son sens pragmatique indiciel, la fonction qui s’ y rapporte. Toute énonciation
tient à l’ actualisation simultanée d’ une clause et d’ un geste intonatif en contexte.
Outre l’ intonation, seules les inférences contextuelles auxquelles donne lieu
l’ énonciation de la clause semblent être à même d’ indiquer son appartenance à
l’ une ou l’ autre des catégories ci-dessus. Les formes linguistiques, en ce qui les
concerne, ont essentiellement pour fonction de coder symboliquement le signi-
fié des clauses dont elles relèvent, leur contenu descriptif intra-clausal résultant
de la combinatoire des signes qui les composent, qui ne concerne en rien leur
fonction pragmatique. Tout au plus Berrendonner (2008) accorde-t-il à certains
morphèmes particuliers (pronoms personnels, subordonnants, marqueurs de
négation, connecteurs), lorsqu’ ils ne contribuent pas à l’ expression d’ un contenu
propositionnel complexe, un rôle de « ligateur » ou de « pointeur » méta-énon-
ciatif consistant à commenter sui-réflexivement l’ énonciation de la clause dont
ils relèvent, c’ est-à-dire à qualifier son intervention sur la mémoire discursive,
selon une relation qui ne me semble ni complètement clarifiée, ni vraiment com-
patible avec la conception d’ un partage irréductible entre linguistique et prag-
matique.

3 La part intégrée de l’ énonciation


comme représentation sémantique indicielle
Je voudrais tenter quant à moi, dans la suite de cet article, de démontrer que les
formes linguistiques ne se réduisent pas sémantiquement à leur fonction sym-
bolique intra-clausale, à leur force descriptive dénotative, conceptuelle, pro-
positionnelle, ou comme on voudra bien la nommer. Outre leur fonction
symbolique en vertu de laquelle les formes linguistiques sont en quelque sorte
transparentes, telles que les conçoit Berrendonner, relativement à l’ énonciation
des clauses dont elles relèvent, nombre d’ entre elles ont aussi pour fonction de
coder, comme le suppose notamment Ducrot, les propriétés de leurs énoncia-
tions virtuelles. Loin d’ être exclusivement un fait empirique avéré, un événe-
ment pragmatique de la réalité discursive extralinguistique impliquant diverses
inférences contextuelles, l’ énonciation est aussi, dans cette optique, une virtua-
lité inscrite dans le sens linguistique des expressions.

380
L’énonciation : gesticulation locutoire ou représentation sémantique ?

Poussée à son terme, une telle approche pourrait nous conduire à admettre, à la

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suite toujours de Ducrot, que la force argumentative associée à l’ énonciation
d’ un énoncé comme Il fait beau ne repose pas exclusivement (ou même pas du
tout) sur le fait empirique en quoi consiste l’ énonciation d’ une clause consistant
linguistiquement à décrire un état de choses (le beau temps). Le sens même de
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l’ adjectif beau qualifierait alors réflexivement ses énonciations virtuelles, les


sous-entendus ou enchaînements qui s’ y rapportent, comme une forme de
recommandation. Une telle approche intègre plus ou moins profondément cer-
tains éléments pragmatiques dans le sens linguistique des expressions ; elle
implique notamment qu’ une construction du type Je ne sortirai pas puisqu’ il fait
beau, si le locuteur est allergique au soleil ou de méchante humeur, ne contredit
pas simplement certaines prémisses de raisonnement usuelles sur le beau temps
et la promenade, mais plus profondément le sens même des expressions dont
elle se compose (en vue d’ instruire linguistiquement un calcul interprétatif plus
complexe au plan rhétorique).
Loin de moi la prétention d’ arbitrer un débat d’ axiomes, plus philosophique
que linguistique d’ ailleurs, dont la solution ne saurait à mon sens de toute façon
résulter que d’ une forme de conciliation fondée sur un recoupement ou recou-
vrement sémantico-pragmatique, plutôt que sur un partage radical des tâches
et des champs respectifs de ces disciplines. Bien plus prudemment, je me con-
tenterai ici de mettre le doigt sur un ensemble d’ expressions que rien n’ apparente
a priori (du moins sous l’ angle grammatical), mais qui sont en quelque sorte la
pierre angulaire de l’ articulation entre sémantique et pragmatique. S’ il doit y
avoir un recoupement minimal entre les approches de Berrendonner et de
Ducrot, c’ est de ce côté-là qu’ il devra prendre appui.
Les expressions les plus remarquables à ce sujet – assez insolites dans le jardin
bien ordonné de la linguistique – sont peut-être les interjections dites « onoma-
topéiques », ou « primaires » (Kleiber 2006) comme oh !, ah !, ouf !, bof ! beurk !,
qui sont d’ ailleurs de longtemps le laissé pour compte, le parent pauvre des
analyses grammaticales et autres approches sémantiques3, car elles ne concernent
en rien la fonction symbolique du langage, les propriétés syntaxico-sémantiques
qui s’ y rapportent. Ces expressions ne sont pas des symboles, mais des indices,
ou symptômes, de ce qu’ elles représentent. Elles résultent diachroniquement
d’ un cri, c’ est-à-dire d’ un simple geste vocal assimilable à la base à un indice
que l’ on pourrait dire « naturel » ou « contextuel » de telle ou telle émotion du
sujet parlant.
La distinction entre le cri et l’ énonciation n’ est évidemment pas de nature à
remettre en cause l’ opposition entre linguistique et pragmatique, telle que la
conçoit Berrendonner. En tant qu’ indice contextuel, le cri se situe sur le même

3. Voir néanmoins sur cette question le numéro 6 de la revue Faits de langue (1995), ainsi que
le n° 161 de Langages (2006). Voir aussi la thèse de Claudine Olivier (1986).

381
Énonciation, instances énonciatives

plan, pragmatique et inférentiel, que les différents « gestes » en quoi consistent

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par ailleurs les énonciations, qui sont également des indices contextuels suscep-
tibles d’ être associés aux émotions du sujet parlant. La seule différence tient au
fait que les énonciations, contrairement aux cris, consistent à énoncer une forme
symbolique identifiée à une clause exprimant un contenu. Les conventions lin-
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guistiques, telles que les conçoit Berrendonner, concernent alors exclusivement


le contenu associé à la clause énoncée. C’ est au niveau de ce qui oppose l’ inter-
jection au cri que se situe la difficulté pour Berrendonner, car les interjections
ne sont pas de simples cris, mais des cris codés, c’ est-à-dire des indices qui ne
sont pas naturels ou contextuels, mais conventionnels, de telle ou telle émotion
du locuteur.
Les interjections onomatopéiques résultent en fait diachroniquement d’ un cri
dont la force indicielle s’ est progressivement codée4. La forme linguistique qui
en résulte ne consiste donc pas à symboliser un contenu, mais bel et bien à qua-
lifier symptomatiquement, c’ est-à-dire réflexivement, sui-référentiellement, ses
énonciations virtuelles. L’ énonciation n’ est plus dès lors exclusivement un évé-
nement de la réalité extralinguistique, mais bien une forme de virtualité instruite
linguistiquement. La discontinuité que postule Berrendonner entre linguistique
et pragmatique se heurte à l’ examen des conventions indicielles associées aux
interjections. Ces observations ne seraient pas trop problématiques, compte tenu
de la nature très particulière et en apparence marginale, parmi les formes lin-
guistiques, des interjections onomatopéiques, si elles ne s’ appliquaient également
à de nombreuses formes linguistiques dont le lien au cri semble en apparence
moins évident.
Ainsi les interjections dites « dérivées » comme chic !, hélas !, voyons !, merde !, de
même que certains adverbiaux ou locutions adverbiales comme enfin, tant mieux,
tant pis, sont également assimilables à des indices ou symptômes convention-
nels de telle ou telle émotion ou attitude du locuteur. Or les expressions en
question ne sont plus issues cette fois d’ une émotion associée symptomatique-
ment à un cri, mais bien d’ une émotion associée à l’ énonciation d’ une clause
centrée sur une expression symbolique à la base. Chic !, par exemple, n’ est autre
que le produit d’ une routine interprétative associée à une forme d’ énonciation
ayant consisté d’ abord à dire que quelque chose est chic en un sens symbolique,
en vue de manifester symptomatiquement sa joie. Et de même les jurons, insultes
et autres blasphèmes sont issus de routines associées à l’ énonciation d’ expres-
sions symboliques au départ, censurées socialement par l’ éducation, le respect,
le sacré. De manière analogue, enfin est issu d’ une énonciation consistant ini-
tialement à manifester son soulagement d’ être parvenu à une fin (à la fin d’ une
tâche, par exemple). Et ainsi de suite pour l’ ensemble des expressions à valeur

4. Entre le cri pur et simple comme indice contextuel et l’ interjection comme indice conven-
tionnel, il existe toutes sortes de cas intermédiaires dans les corpus.

382
L’énonciation : gesticulation locutoire ou représentation sémantique ?

d’ indice ou symptôme conventionnel, qui ne sont autres que le résultat de rou-

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tines interprétatives initialement fondées sur la force de symptôme attribuée
contextuellement à l’ énonciation de diverses formulations symboliques.
À l’ arrivée de la dérivation, les inférences contextuelles associées symptomati-
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quement à l’ énonciation de formulations symboliques n’ ont plus lieu d’ être et


même ne sont plus applicables, car les expressions en question sont devenues
des indices conventionnels de telle ou telle émotion ou attitude du locuteur qui
les énonce, parfaitement détachées de leur force symbolique originelle et des infé-
rences qui s’ y rapportent. Chic ! est devenu un indice conventionnel de la joie de
celui qui l’ énonce, tout à fait détaché des inférences susceptibles d’ être associées
à l’ énonciation de l’ expression symbolique, désormais homonyme, associée à la
notion de chic. Enfin est l’ indice conventionnel d’ un soulagement succédant à une
impatience du locuteur, pour ainsi dire aujourd’ hui sans rapport à une quelcon-
que inférence associée à l’ idée de fin. Pas davantage que ouf n’ a aujourd’ hui de
lien aux inférences associées à la prise en compte d’ un soupir de soulagement.
Rien n’ interdit dès lors de considérer qu’ à un stade de son évolution, quelque
part à mi-chemin entre l’ acquisition d’ un sens indiciel émergent plus ou moins
codé et la perte d’ un sens descriptif symbolique originel, il existe différents états
transitoires, dont relèvent notamment les adjectifs évaluatifs comme beau, bon,
bien, certains emplois même du mot chic en contexte propositionnel (c’ est chic)
(ou même de enfin proche de à la fin, in fine), où l’ expression agit encore simul-
tanément sur les deux plans. Rien n’ interdit de considérer que l’ expression à la
fois décrit symboliquement une qualité et qualifie symptomatiquement sa pro-
pre énonciation comme un acte de recommandation ou d’ exclamation, associé
à une émotion positive en l’ occurrence. Seules certaines expressions bien parti-
culières, identifiées précisément à des formules énonciatives spécialisées, para-
chèvent leur dérivation en se grammaticalisant sous la forme d’ une catégorie
spéciale, purement indicielle, c’ est-à-dire à la fois détachée syntaxiquement, et
descriptivement affaiblie ou défunte. C’ est le propre justement des interjections
et autres formules énonciatives, modalisateurs, connecteurs, au terme de leur
dérivation diachronique, que d’ acquérir ce complet détachement syntaxico-
sémantique qui les caractérise.
On peut distinguer deux grands groupes d’ interjections (parmi d’ autres oppo-
sitions que nous ne pourrons évoquer dans cette étude). Le premier comprend
celles qui sont des clauses à part entière. Il s’ agit d’ interjections comme ouste,
stop, chut, qui qualifient leur énonciation comme l’ association d’ une force illo-
cutoire, directive en l’ occurrence, à une forme de contenu intégré (Ouste signi-
fie quelque chose comme « Je vous demande de vous en aller », Stop « Je vous
demande de vous arrêter », et ainsi de suite). Nous ne nous y attarderons pas
dans cette étude. C’ est le second groupe, qui relève d’ un ensemble ouvert de
formules énonciatives dont la fonction indicielle est de modaliser un contenu

383
Énonciation, instances énonciatives

formulé par ailleurs (ou, le cas échéant, un contenu implicité, c’ est-à-dire inféré

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contextuellement), qui nous intéresse ici en priorité. Les interjections et autres
formules énonciatives comme oh !, ah !, ouf !, hélas !, chic !, merde !, ne contri-
buent à l’ expression d’ aucune proposition. Elles sont intégrées à une clause, mais
détachées du contenu que cette dernière exprime symboliquement, dont elles
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n’ ont pour fonction que de qualifier symptomatiquement la prise en charge


émotive ou subjective, la relation ou fonction pragmatique5.

4 Modalisateurs, connecteurs et formules


à effets dialogiques-polyphoniques
Les interjections se rapportent souvent à la première fonction pragmatique envi-
sagée par Berrendonner (2002, 28), définie comme « asynaptique », qui concerne
l’ énonciation des clauses susceptibles de constituer « à elles seules une période
complète, ou à intervenir en un point quelconque d’ une période ». L’ interjec-
tion attribue alors une force émotive – d’ étonnement, de soulagement, de joie – à
l’ énonciation, c’ est-à-dire à la prise en charge d’ un contenu modalisé. La force
illocutoire attribuée à une énonciation, lorsqu’ elle n’ est pas dénommée ou inférée
contextuellement, repose également sur la force indicielle de formules modales
ou quasi-performatives comme oui, non, voyons, svp, merci.
Outre leur rôle de modalisateur que nous dirons « simple », associé à la catégo-
rie (i) de Berrendonner, il faut relever qu’ un grand nombres de formules énon-
ciatives, y compris certaines interjections « émotives » comme oh !, ah !, jouent
parfois aussi un rôle de connecteur, plutôt que de simple modalisateur. Certaines
formules (certains emplois particuliers de certaines formules) établissent un lien
entre le contenu modalisé et une énonciation ultérieure ou préalable, à l’ intérieur
d’ une période complexe, composée de plusieurs clauses successives. L’ interjec-
tion qualifie alors soit un préambule ou un enchaînement associés aux catégo-
ries (ii) ou (iii) de Berrendonner, soit même une opération de reformulation,
précision ou réfection associée aux catégories (iv) ou (v). Dans le passage ci-
dessous, par exemple (interview d’ une assistante sociale décrivant son activité
dans la réinsertion professionnelle), Ah ! modalise le contenu de la proposition
en italique (« on fait pas que ça ») comme une forme de révision de ce qui pré-
cède :

5. Entre les deux, il faut peut-être tenir compte d’ un troisième ensemble ou sous-ensemble,
constitué d’ interjections comme pst, ohé, assimilables à de simples interpellations, qui n’ expri-
ment ni ne modalisent aucun contenu propositionnel. Sur la fonction modale des interjections,
voir Vassileva (1998), Swiatkowska (2000). Sur les différents aspects de l’ interjection, je renvoie
également à un article de Bres (1995) qui ouvre plusieurs pistes de recherches intéressantes, que
nous ne pourrons pas explorer dans cette étude.

384
L’énonciation : gesticulation locutoire ou représentation sémantique ?

[…] pour l’ instant hein en tout cas on souhaite continuer à faire de l’ action. Ah !

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on fait pas que ça hein […] mais on souhaite maintenir ce type d’ action parce
que […]

Ah ! ne qualifie pas ici une émotion – ni la peur comme dans « Ah ! Quelle hor-
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reur. Au secours ! », ni le dépit comme dans « Ah ! là là ! Ne m’ en parlez pas », ni


une prise en compte (prise de conscience) soudaine comme dans « Ah ! oui, c’ est
ça, vous avez raison ». Il qualifie la valeur de réfection de la clause dont il relève
(« Ah ! on fait pas que ça ») relativement à ce qui précède (« On souhaite conti-
nuer à faire de l’ action »). Il est intéressant de relever à ce sujet que l’ interjection
ah ! est alors dépourvue de la force émotive qui serait la sienne en période simple
(ou du moins se trouve affaiblie au plan émotif), en raison de sa fonction con-
nective de réfection de ce qui précède6.
De façon générale, les formules énonciatives sont souvent polyvalentes entre
différentes valeurs, associées notamment à l’ une ou l’ autre des fonctions prag-
matiques envisagées par Berrendonner. Nombreuses en effet sont les formules
comme oh !, ah !, enfin, mais, alors, quoi, susceptibles de recevoir soit une valeur
d’ exclamation émotive (d’ étonnement, de soulagement, de protestation ou
autres), soit celle de différents marqueurs de structuration discursive. Outre les
interjections, la force indicielle des modalisateurs de proposition, adverbes
d’ énonciation et autres connecteurs, se rapporte notamment aux fonctions
pragmatiques de Berrendonner. Ainsi les adverbes d’ énonciation en -ment, par
exemple, qui sont eux aussi des formules indicielles plus ou moins grammatica-
lisées, se partagent entre des marqueurs émotifs de la catégorie (i) comme fran-
chement, sincèrement, heureusement, et des connecteurs comme décidément,
finalement, justement, qui se rapportent à la catégorie (iii). Et de même en ce qui
concerne l’ opposition entre certains modalisateurs émotifs centrés sur le verbe
dire comme je vous dis pas, c’ est pas pour dire, et certains connecteurs comme
c’ est dire (si), ceci dit, disons (Perrin à paraître).
La force indicielle des expressions linguistiques marque aussi par ailleurs une
nette opposition entre ces fonctions pragmatiques établies par Berrendonner
d’ une part, à visée monologique et autophonique (qui mettent en jeu des rela-
tions du rang de l’ « intervention », au sens de Roulet (1985), et n’ impliquent pas
d’ autres instances énonciative que le locuteur), et certaines fonctions pragmati-
ques à visée dialogique et polyphonique d’ autre part (qui concernent l’ « échange »,
toujours au sens de Roulet, et impliquent diverses sortes de reformulation,
d’ écho à une énonciation ou point de vue d’ autrui). Comment rendre compte

6. Il en irait de même d’ une formule comme enfin, par exemple, qui pourrait commuter avec
ah ! dans ce passage, avec en l’ occurrence à peu près la même valeur de réfection de ce qui pré-
cède. Tout comme ah !, enfin serait alors délesté de la valeur émotive dont ces formules sont
pourvues lorsqu’ elles portent sur une clause assimilable à une période simple (ou comme tota-
lité), par exemple si elles étaient placées en tête de période (Ah ! Enfin de l’ action !).

385
Énonciation, instances énonciatives

en effet, dans le cadre esquissé par Berrendonner, des marques de relations

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dialogiques entre questions et réponses, ou des marques de reprises polyphoni-
ques, répétitions et autres reformulations hétéro-initiées (Perrin 2005, 2009),
souvent associées dans le discours à des formules énonciatives là encore très
précises ?
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Dans l’ extrait analysé, par exemple, les hein marquent un lien dialogique et
polyphonique de l’ énonciation de la période à son environnement discursif,
dont il faut bien constater qu’ il échappe totalement aux catégories de Berren-
donner. Le rôle de hein n’ est ni purement émotif comme pour d’ autres interjec-
tions, ni de simple connexion monologique comme le ah ! dans ce passage. Hein
n’ est autre qu’ une formule dialogique de demande de confirmation (proche de
n’ est-ce pas ?) ; il modalise une proposition comme l’ objet d’ une demande de
confirmation. De même, une formule comme ah !, ah bon !, peut avoir pour
fonction de marquer que le locuteur reformule le point de vue de son interlo-
cuteur (si l’ intervieweur avait repris pas exemple les propos de l’ interviewée
dans le passage cité précédemment : Ah bon, vous faites de l’ action ! ?) Diverses
formules comme oui, certes, mais aussi comme naturellement, effectivement,
bien sûr, en effet, c’ est vrai, tu penses, parmi bien d’ autres adverbes et locutions
diverses, sont des marques indicielles de reformulation confirmatives, conces-
sives ou même réfutatives (si l’ on prend en compte des formules comme non,
penses-tu, soi-disant).
Ces dernières observations concernent les effets dialogiques-polyphoniques du
sens indiciel des expressions. L’ espace imparti nous contraint d’ en reporter l’ ana-
lyse détaillée à une étude ultérieure. L’ objectif de celle-ci n’ était que de montrer
les limites d’ une simple opposition entre le sens linguistique symbolique des
expressions d’ un côté, le sens pragmatique indiciel de leur énonciation comme
acte locutoire de l’ autre, modèle qui sous-estime très largement la part indicielle
du sens linguistique. C’ est tout ce que l’ on reproche en somme à Berrendonner,
de réduire ainsi la sémantique à sa part symbolique.

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386
L’énonciation : gesticulation locutoire ou représentation sémantique ?

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NOTE SUR BENVENISTE


ET LA POLYPHONIE

Oswald Ducrot
EHESS, Paris

J’ aimerais dédier à Alain Berrendonner cette note sur Benveniste et la polypho-


nie, bien que Benveniste n’ ait jamais employé le mot de « polyphonie » – pas
plus que Berrendonner d’ ailleurs. En outre, la retenue et la sobriété dont Ber-
rendonner s’ est fait une règle, à la fois dans la recherche et dans l’ exposé, ne
pouvaient que l’ éloigner des théories polyphoniques. Celles-ci en effet sont
constamment menacées par la trop grande proximité d’ une métaphore présente
dès leur titre, et souvent tentées – je parle d’ après mon expérience personnelle –
de substituer, lorsque commencent les difficultés, l’ évocation d’ images musi-
cales (celles de la voix ou de la partition) à la définition d’ un concept. Si
pourtant je tiens, dans ce volume d’ hommages, à présenter quelques réflexions
sur la polyphonie, c’ est que mon travail a beaucoup profité de son texte « Le
Fantôme de la Vérité », même si j’ ai sans doute donné à cet article une interpré-
tation largement éloignée des intentions de l’ auteur. Berrendonner parlait de la
multiplicité des garants différents que nous pouvons donner, dans nos énoncés,
à la vérité de nos affirmations – ce qui l’ amenait à parler de « je-vérité », de
« on-vérité » et de « ø-vérité » (si on ne se réclame de personne en particulier,
mais des faits eux-mêmes). J’ ai repris à mon compte cette idée d’ une multipli-
cité de points de vue internes au sens. Mais j’ ai progressivement abandonné la
notion de vérité, trop calquée, à mes yeux, sur les descriptions logiques du sens
pour pouvoir caractériser les « points de vue » présentés dans le discours, et j’ ai
donné pour support à ces points de vue des « sortes de personnages » qu’ on

389
Énonciation, instances énonciatives

pouvait « assimiler », soit au locuteur, soit à la voix publique, soit à la réalité elle-

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même1.
Les pages qu’ on va lire ne sont cependant pas consacrées à un parallèle entre
une certaine théorie polyphonique et l’ article de Berrendonner, mais à montrer
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les rapports entre cette théorie et la cinquième partie des Problèmes de Linguis-
tique Générale de Benveniste – bien que le texte de Benveniste ne contienne
explicitement, je l’ ai dit dès le début de cette note, aucun développement de type
polyphonique, et ne place à l’ intérieur du sens aucune multiplicité, ni de sources,
ni de contenus. Je serai ainsi amené à préciser ce que j’ ai emprunté à Benveniste,
et aussi les idées que j’ ai rejetées – en indiquant comment cet emprunt et ce
rejet peuvent cohabiter d’ une façon à mes yeux à peu près cohérente.
La partie qui a été la plus importante pour moi dans les articles de Benveniste
sur le sens, est, je le rappelle, la section 5 « L’ Homme dans la Langue », et notam-
ment les analyses qu’ il donne pour les déictiques, particulièrement les pronoms
« personnels » et pour certains temps grammaticaux. L’ enseignement d’ André
Martinet m’ avait habitué à voir dans l’ utilisation des déictiques un procédé
particulièrement « économique » pour désigner les objets, lieux et moments du
monde. En cela d’ ailleurs, Martinet ne faisait que développer la description
traditionnelle du pronom je, description qui signale bien sûr que son emploi
désigne l’ auteur de l’ énonciation dont il fait partie : Martinet insistait seulement
sur l’ économie que présente, pour la détermination du référent, cette allusion
d’ un mot à son énonciation (Port-Royal insistait pour sa part sur l’ impolitesse que
l’ on évitait de cette façon). La sémantique « logique » actuelle ne dit d’ ailleurs ni
plus, ni moins, quand elle met dans la signification linguistique du pronom je,
je cite Récanati (qui certes dit cela mais dit aussi beaucoup plus), une « règle
pour repérer l’ être auquel réfère les emplois de ce pronom » ; je serait donc à
décrire, en langue, par une sorte d’ instruction : « lorsque, dans un discours, vous
rencontrez un je, cherchez pour l’ interpréter qui est la personne qui parle, c’ est
elle qui est désignée par ce mot ». Ce que j’ ai appris de Benveniste, c’ est qu’ il faut
dépasser cette conception utilitaire de je et des déictiques en général. L’ allusion
à l’ énonciation dont ces mots sont porteurs n’ est pas simplement un « truc »

1. L’ abandon de la notion de vérité en sémantique linguistique caractérise la Théorie de


l’ Argumentation Dans la Langue que j’ ai construite avec Jean-Claude Anscombre. Les présup-
posés et les conséquences de cet abandon ont été explicités de façon systématique par Marion
Carel. Celle-ci a construit une nouvelle théorie du sens, la Théorie des Blocs Sémantiques, qui
permet de formuler les descriptions linguistiques à partir d’ une notion tout à fait autre que la
vérité, celle d’ enchaînement argumentatif (sur la TBS, voir L’ Entrelacement argumentatif,
Honoré Champion, 2011). Je tiens à préciser d’ autre part que les « personnages » que je plaçais
derrière les points de vue et que j’ appelais « énonciateurs » n’ avaient rien à voir avec les produc-
teurs, réels ou prétendus, de l’ énoncé. Il s’ agissait d’ « êtres de discours », comme diraient Nølke
et les théoriciens de la Scapoline, êtres que le locuteur imagine, invente, en tant que responsables
fictifs des contenus.

390
Note sur Benveniste et la polyphonie

commode pour préciser à peu de frais quel est le référent2, c’ est d’ abord un

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élément de la description de l’ énonciation. Grâce à la présence du pronom je,
l’ énoncé a dans son sens de décrire l’ énonciation comme l’ œuvre d’ un Locuteur,
ou, selon les termes de Benveniste, comme la position d’ une « subjectivité ». Il
en va de même pour les indications temporelles et spatiales apportées par des
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adverbes comme maintenant ou ici. Elles aussi, même si on peut y voir souvent
des indications sur le référent, ont pour fonction permanente de rapporter ce
qui est dit à l’ instance subjective qui le dit.
Cet apport de Benveniste, qui aura été essentiel pour moi, me semble malheu-
reusement conduire à des positions intenables si on le rapproche de la célèbre
dichotomie présentée dans le chapitre 19 des Problèmes de Linguistique Générale
(« Sur les Relations de Temps »). Benveniste y soutient que l’ utilisation des « deux
premières personnes »3, je et tu, des adverbes déictiques comme ici et mainte-
nant, et d’ un groupe de temps grammaticaux centrés sur le présent de l’ indicatif,
en tant que marques de la subjectivité de la parole, n’ appartient qu’ à un seul mode
d’ énonciation, celui du « discours » et est exclu de l’ « histoire » (en entendant par
là, à la fois les textes historiques à prétention scientifique, et les récits des roman-
ciers). Mais il soutient aussi que cette subjectivité est la source de l’ « intersub-
jectivité », qui « seule rend possible la communication linguistique » (Benveniste :
266). Il semble raisonnable de conclure à partir de là que la parole « historique »
n’ est pas communication : la communication se réduirait ainsi aux différentes
(et d’ ailleurs nombreuses) formes de la conversation, ce qui exclurait de la com-
munication à la fois la parole scientifique et beaucoup de secteurs de ce que l’ on
appelle habituellement « littérature », par exemple un très grand nombre de fic-
tions romanesques (les romans de Stendhal et de Balzac ne relèveraient pas de
la communication, alors qu’ en feraient partie au contraire les récits à la première
personne). Kate Hamburger, qui n’ a pas froid aux yeux, accepte explicitement,
et même revendique cette conséquence. Benveniste n’ a pas, à ma connaissance,
pris parti sur ce point ; il n’ a même pas posé le problème et, s’ il l’ avait posé, on
imagine mal qu’ il ait accepté de placer hors de la communication linguistique
une telle part de l’ activité langagière.
Non seulement il est difficile d’ admettre la réduction de la communication à
laquelle conduisent les chapitres de Benveniste que j’ ai cités, mais il me semble
que cette réduction devrait encore être renforcée, et rendue par suite encore
moins admissible, si l’ on admettait une conception moins étroite des marques

2. On notera d’ ailleurs que je n’ accomplit pas toujours cette mission. La première personne du
Cogito de Descartes ne désigne pas l’ individu auteur des Méditations, et le m’ de l’ étiquette pensez
à m’ éteindre placée sous un commutateur électrique ne me semble pas désigner la personne qui
a rédigé l’ étiquette. Cf aussi les je des textes administratifs.
3. Ces guillemets ne me servent bien sûr pas à citer une expression de Benveniste. Ce sont au
contraire des guillemets que Benveniste aurait mis autour de cette expression pour signaler
qu’ elle relève d’ une grammaire traditionnelle dont il prend le contre-pied.

391
Énonciation, instances énonciatives

de la subjectivité. Même si l’ on croit possible une parole sans déictique, la sub-

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jectivité (au sens précis d’ allusion à l’ énonciation) s’ introduit en effet dans le
sens par bien d’ autres structures linguistiques que les déictiques et certains
temps grammaticaux. C’ est le cas pour les morphèmes qui, intuitivement, mar-
quent des attitudes du locuteur, « affectives » comme heureusement, ou « intel-
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lectuelles » comme peut-être, il semble que. À quoi s’ ajoute que les discours
scientifiques réels, dès qu’ ils renoncent à un pur dogmatisme, comportent
nécessairement des aspects polémiques, non seulement cachés mais exhibés, où
l’ auteur déclare confronter son énonciation à d’ autres énonciations possibles ou
réelles. Plus généralement, on peut admettre, en développant les thèses de la
philosophie du langage, que tout acte illocutoire consiste en une certaine des-
cription (« montrée » et non pas « dite ») de l’ énonciation où il est accompli,
description qui la présente comme source de droits et de devoirs pour les inter-
locuteurs. Or il y a, je pense, toute raison de tenir l’ affirmation pour un acte
illocutoire. Dans la mesure où l’ historien, dans son discours, accomplit sans
cesse, et de façon avouée, des actes d’ affirmation, on ne peut pas concevoir un
texte qui ne contienne une allusion à son énonciation, et ne soit donc « subjec-
tif » au sens de Benveniste4. Comment imaginer alors un discours effectif qui
pourrait être considéré comme « historique » ?
Mon problème est alors de retenir l’ idée benvenistienne qu’ il y a une certaine
spécificité de la parole « historique » sans pour autant refuser à celle-ci la sub-
jectivité dont Benveniste a montré la présence dans la langue, et sans, par suite,
exclure cette parole de la communication linguistique. Je crois que c’ est possible,
si l’ on adopte une conception polyphonique de l’ énonciation, notamment si l’ on
admet la Théorie Argumentative Polyphonique (TAP) que Marion Carel cons-
truit actuellement, parallèlement à sa Théorie des Blocs Sémantiques (TBS), et
dont elle donne quelques éléments dans l’ article qu’ elle a rédigé pour le présent
recueil.
On me permettra de commencer par quelques mots sur la polyphonie en géné-
ral, théorie qui s’ est tellement distendue à mesure qu’ elle devenait à la mode, que
sa spécificité est souvent un peu brouillée. Lorsque je l’ ai ébauchée, vers 1980,
c’ était d’ abord afin de pouvoir construire une description linguistique de la

4. La notion d’ « histoire » construite par Benveniste apparaît ainsi dépendante de la définition


qu’ il donne par ailleurs pour la catégorie d’ énoncés correspondant, dans sa linguistique, à ceux
qui, dans la terminologie d’ Austin, accomplissent des actes illocutoires. Pour Benveniste, seuls peu-
vent appartenir à cette catégorie les énoncés dont la structure est apparentée à ce qu’ on appelle
en philosophie du langage « énoncés performatifs explicites » (du type « je + verbe de parole au
présent + proposition » par exemple je t’ ordonne de venir par opposition au simple impératif
viens) où le locuteur semble faire allusion à sa propre énonciation – sans pour autant tenir un
discours sur elle. Une telle restriction de l’ idée d’ acte illocutoire est nécessaire si l’ on veut qu’ il y
ait une parole qui ne comporte pas d’ acte illocutoire et ne soit donc pas d’ avance exclue de l’ ordre
de l’ « histoire ».

392
Note sur Benveniste et la polyphonie

négation conforme avec ce que j’ avais pu comprendre de la description freu-

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dienne, puis d’ étendre le même type de description à d’ autres structures langa-
gières. Ce que j’ ai retenu de Freud, c’ est que les énoncés négatifs de ses patients,
du type de je n’ ai pas rêvé à ma mère, contenaient en fait une « sorte » d’ affirma-
tion du contenu qu’ ils niaient ([j’ ai rêvé à ma mère]) et qu’ ils réalisaient donc une
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« sorte » de suspension, tout à fait partielle et imparfaite, du refoulement (j’ in-


siste sur le mot sorte). Tout le problème était de caractériser cette présence du
contenu nié, présence bien différente de celle que possèdent les contenus affir-
més pleinement. La catégorie du sous-entendu me semblant par ailleurs insuf-
fisante pour décrire la présence du contenu nié, j’ étais amené à introduire, à
côté du locuteur, responsable entre autres des affirmations, des personnages
qui, sans être ni des individus parlants, ni les objets d’ un rapport de parole, sont
pourtant les supports des contenus présentés dans l’ énoncé. Ces personnages,
je les appelais, d’ une façon qui prêtait sans doute à confusion, des « énonciateurs ».
Admettant, en généralisant ce que Benveniste dit des déictiques, que le sens de
tout énoncé est une certaine caractérisation de son énonciation, je distinguais
donc dans cette caractérisation trois éléments. D’ abord l’ indication d’ un « locu-
teur », responsable de l’ énonciation dans sa totalité, et organisateur de l’ énoncé,
qui présente sa parole comme orientée vers diverses fins discursives. L’ indica-
tion de ce locuteur est la réponse à la question qui parle ?, question qui, selon
Genette, est la première à poser dans l’ interprétation d’ un récit. En second lieu,
je supposais une série d’ énonciateurs, mis en scène par le locuteur, et dont chacun
présente un contenu particulier (les énonciateurs correspondant aux instances
psychologiques de Freud) : chacun des énonciateurs permettait de répondre,
pour filer la métaphore avec Genette, à la question qui voit les événements
racontés ?. Enfin, l’ énoncé doit être caractérisé par les différents contenus, quel-
quefois reliés les uns aux autres, quelquefois indépendants les uns des autres,
dont les énonciateurs sont la source. La conception freudienne de la négation
est, on le voit, facile à introduire dans ce schéma. On peut en effet dire que le point
de vue nié est effectivement présent, il filtre à travers le refoulement en ce sens
qu’ il est montré par un énonciateur. Mais en même temps il reste pour l’ essen-
tiel refoulé, en ce sens que le locuteur adopte, vis-à-vis de lui, une attitude de rejet
– rejet qui peut être à l’ occasion affectif mais est de toute façon discursif (en ce
sens que le locuteur, non seulement ne l’ affirme pas, mais en interdit l’ affirma-
tion dans le discours ultérieur).
Si compatible avec mon projet initial que soit la notion d’ énonciateur, j’ ai été
progressivement amené à l’ abandonner à la suite d’ abord de Henning Nølke. Le
coup de grâce lui a été porté par les réflexions de Marion Carel (qui explique ici
même pourquoi elle croit nécessaire d’ y renoncer et comment on peut lui subs-
tituer une autre construction théorique, aussi efficace et plus cohérente). Je ne
vais pas revenir ici sur le détail de sa démonstration et sur les raisons de fait qui
lui font introduire l’ indication des sources des points de vue à l’ intérieur des

393
Énonciation, instances énonciatives

contenus, en refusant de séparer le point de vue et l’ être à qui le point de vue est

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attribué. J’ insisterai seulement sur deux points. Le premier est que la théorie des
énonciateurs aboutissait à placer dans le sens le fait énonciatif lui-même, c’ est-
à-dire l’ acte de parole pris dans sa réalité historique concrète, le jeu d’ influences
qui le détermine. Une telle décision est tout à fait contraire avec le parti pris
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structuraliste qui commande la Théorie de l’ Argumentation dans la Langue.


Celui-ci amène à tenir pour constitutifs du sens d’ un énoncé les seuls liens qu’ il
déploie, qu’ il projette avec d’ autres énoncés possibles. La polyphonie, vue sous
la forme de la théorie des énonciateurs, ré-intégrait dans le sens ce que la théo-
rie de l’ argumentation en avait expulsé.
Le deuxième point que je voudrais signaler, et dont je parlerai plus longuement
parce qu’ il est en rapport direct avec Benveniste, concerne ce qui peut être
substitué aux énonciateurs pour assurer aux contenus une présence, une sorte
de subsistance, indépendante des positions du locuteur, notamment de ses
affirmations, et pour arriver par exemple à soutenir, avec Freud, que le contenu
nié peut être à la fois présenté et refusé. Marion Carel, dans la TAP, a proposé de
distinguer deux éléments dans la mise en discours qui accompagne le contenu.
Le premier est, bien sûr, le locuteur, avec ses prises de position discursives
(affirmation, exclusion, accord). Mais il faut, pour chaque contenu, introduire
entre lui et le locuteur un « ton », en entendant par là un certain mode de présence
qui est attribué au contenu par l’ énonciation. Le contenu peut être présenté
comme « conçu » au moment de l’ énonciation, en ce sens qu’ il serait, soit pro-
duit à ce moment, soit réactivé : par exemple, la façon de parler que l’ on attribue
à quelqu’ un en disant qu’ il parle avec son cœur (comme voudrait l’ attester
matériellement la main sur le cœur qui accompagne le mensonge oratoire), mais
il peut s’ agir tout autant de parler à partir de la profondeur d’ un effort intellec-
tuel ou de la violence d’ un sentiment ou d’ une volonté. Le deuxième mode de
présence répertorié par Marion Carel est le mode du « reçu », où le locuteur se
donne comme un simple instrument de transmission : si l’ on présente un con-
tenu, c’ est en répercutant le fait que ce contenu a déjà fait l’ objet d’ autres énon-
ciations, on le dit en s’ appuyant sur le fait qu’ il vous a été dit. Le troisième mode
enfin, qui est directement en rapport avec la parole « historique » telle que
l’ entend Benveniste, est le mode du « trouvé ». Les contenus que l’ on place dans
son discours sont alors donnés comme déjà là, comme rencontrés directement,
sans l’ intermédiaire d’ une énonciation ; leur présence dans le discours paraît
venir de l’ existence que l’ objet du discours est censé posséder déjà en dehors du
discours qui l’ énonce. La chose dite est supposée déterminer avant toute parole
le fait qu’ elle est dite, situation que Benveniste formule de la façon la plus frap-
pante et condensée qu’ on puisse concevoir en disant que, dans le récit histori-
que, qu’ il s’ agisse d’ histoire scientifique ou de roman, « les événements semblent
se raconter eux-mêmes » (chapitre 19, page 241). Un cas particulier et inattendu
de ce coup de force du dit sur le dire est fourni, bizarrement, par l’ exclamation :

394
Note sur Benveniste et la polyphonie

le sentiment exprimé y est donné comme cause de son expression, il prend l’ air

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d’ être dit parce qu’ il est éprouvé (dans la mesure où, je l’ ai dit, un contenu
donné comme conçu peut être présenté, non pas comme produit, mais comme
seulement réactivé au moment de l’ énonciation, il y a de possibles glissements
entre le mode du conçu et celui du trouvé, et des recherches de détail seraient à
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effectuer en ce qui concerne leurs rapports dans le quotidien de la parole). À


chacun de ces modes, des morphèmes et des structures linguistiques particulières
sont consacrés, marquant l’ ancrage de l’ énonciation dans la langue : la langue
spécifie le type d’ existence que les contenus reçoivent à l’ intérieur de la parole.
Il me reste maintenant, pour conclure cette confrontation entre la conception
benvenistienne de la subjectivité et la théorie de la polyphonie comprise comme
Marion Carel et moi le proposons actuellement, à suggérer une possibilité pour
maintenir l’ une avec l’ autre, dans la mesure la plus large possible, ces deux façons
de voir la description du sens. Je rappelle d’ abord que le point central de notre
sémantique est la séparation, à l’ intérieur de la mise en discours des contenus,
du choix pour ceux-ci d’ une fonction textuelle et du choix d’ un mode d’ appa-
rition particulier. La réalité de ce deuxième choix, mal théorisé au début (en ce
sens qu’ il y est encore mal distingué du premier), m’ avait été suggérée, je le
rappelle, lorsque j’ avais tenté d’ introduire dans la description linguistique la
conception freudienne de la négation et de reconnaître, derrière bien d’ autres
structures, l’ existence – au sens fort de présence – des contenus, quelle que soit
la fonction textuelle d’ admission, d’ accord ou d’ exclusion, que le locuteur leur
assigne. De là découlait l’ idée que les contenus ne sont pas des objets intention-
nels, ne sont pas des objets d’ attitude, et visés de l’ extérieur par l’ énoncé, mais
qu’ ils sont véhiculés par lui, qu’ ils sont en lui, comme les fantômes d’ une mai-
son hantée ou comme les différentes personnalités d’ un schizophrène. Ma thèse
est que la Théorie Argumentative de la Polyphonie (TAP), ainsi conçue, permet
à la fois de généraliser à toute parole l’ idée benvenistienne d’ une allusion de
l’ énoncé à son énonciation, idée qui deviendrait la base de la description séman-
tique en général, et en même temps de maintenir l’ existence d’ un type spécifique
de parole à intention factuelle, objective (l’ « histoire » de Benveniste). J’ aimerais
d’ autre part que cette « conciliation » ne prenne pas la forme, un peu facile et
qui risque surtout d’ être verbale, d’ une gradation, qu’ elle ne consiste pas sim-
plement à postuler une échelle ayant un pôle subjectif, un pôle objectif, et une
multitude de degrés intermédiaires sur lesquels on placerait les différents dis-
cours, selon leur charge de subjectivité ou de factualité.
Pour moi Benveniste est conduit, même s’ il ne l’ indique pas explicitement, à sup-
poser que le locuteur se trouve devant une alternative en ce qui concerne son
objet, alternative en quelque sorte ontologique, qui fonde l’ alternative entre les
deux modes de parole, le « discours » et l’ « histoire ». Le locuteur peut se donner
pour objet deux réalités disjointes, sa parole elle-même, ou les contenus dont il
est question dans la parole (on sait que pour Marion Carel et moi, ces contenus

395
Énonciation, instances énonciatives

ne sont pas des représentations de choses mais des enchaînements argumenta-

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tifs). Selon ma terminologie, le dire devrait, dans l’ optique de Benveniste, con-
cerner, sans compromis possible, soit le dire lui-même, soit le dit. Si l’ on admet
cette alternative, il faut admettre aussi, comme une conséquence nécessaire,
qu’ il y a deux genres de parole disjoints, l’ une qui traite de l’ énonciation, l’ autre
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qui traite des choses. Si l’ on trouve dans un même texte des allusions à ces deux
types de réalité, ce serait par une confusion de fait, qui ne contredit en rien la
séparation de droit. C’ est le cas par exemple lorsqu’ un texte contient à la fois
des occurrences du passé simple, marque du fait historique en français moderne,
et des pronoms personnels, marques de l’ énonciation. C’ est cette confusion que
doit alléguer constamment la thèse opposant « discours » et « histoire », en pré-
sentant comme des accidents les allusions à l’ énonciation à l’ intérieur de l’ his-
toire, allusions dont j’ ai plus haut signalé le nombre, la variété, et la généralité,
puisqu’ elles ne se réduisent pas à la présence de pronoms personnels, mais vont
des simples marques d’ attitude intellectuelle, dont aucun historien ne se prive,
jusqu’ à l’ indication d’ actes illocutoires, par exemple de l’ assertion, qui est le
pain quotidien de l’ historien, comme de tout scientifique.
La solution que je proposerai, pour éviter que l’ analyse linguistique de la parole
ne s’ accompagne d’ un perpétuel reproche d’ incohérence fait à celle-ci, consiste
à attribuer les aspects « historiques » dans le sens des énoncés à une instance
sémantique particulière dont la mise en œuvre est indépendante des contrain-
tes générales qui font intervenir l’ énonciation. Ces contraintes générales, dont
les déictiques manifestent seulement un cas particulier, tiennent à la définition
même du sens : celui-ci, c’ est une des rares thèses que j’ ai soutenues sans res-
triction ni revirement tout au cours de mon travail, consiste en une description
de l’ événement énonciatif. Cette description revient d’ abord à attribuer la res-
ponsabilité de l’ énonciation à un locuteur vu comme, et seulement comme,
l’ organisateur de l’ énoncé. Certes, il m’ est arrivé, pour pouvoir, impressionné
par l’ œuvre de Benveniste, intégrer à ma linguistique sa dichotomie de l’ « his-
toire » et du « discours », de parler comme lui d’ énoncés sans locuteur mais,
même si je ne peux concevoir aucune nécessité théorique à cela, les traces du
locuteur sont si constantes, et situées à des places si variées, je l’ ai dit à plusieurs
reprises dans cette note, que je ne peux pas retenir en fait cette thèse5. En ce qui
concerne maintenant l’ allocutaire, il me semble qu’ il peut, lui, être systémati-
quement absent d’ une certaine forme de parole, comme il est visible en français
moderne dans les énoncés au passé simple (qui répugnent généralement à la
deuxième personne, même s’ ils admettent la première). Je suis bien conscient
que ce traitement différent donné à je et à tu va à l’ encontre du thème benve-
nistien célèbre selon lequel chacune de ces personnes implique l’ autre, mais je
crois cohérent de refuser cette implication, car elle fonde la thèse que je refuse

5. Cela reste un problème pour moi de maintenir une impossibilité de fait là où je ne peux
définir aucune impossibilité conceptuelle, et je n’ ai pour l’ instant aucune solution à proposer.

396
Note sur Benveniste et la polyphonie

et qui relie la présence du je à l’ échange conversationnel. Les nuances modales

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recensées traditionnellement et les valeurs illocutoires sont enfin pour moi, je
ne cesse de le répéter, des caractérisations de l’ énonciation répandues dans le
sens de tout l’ énoncé.
Comment, maintenant, caractériser la parole factuelle, la parole à prétention
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objective, si je me suis refusé la solution benvenistienne consistant à y voir une


sorte de « déni d’ énonciation », et si j’ admets au contraire que son sens, comme
celui de toute parole, est une représentation de l’ énonciation ? Je ne ferai que
signaler la direction dans laquelle une solution semble s’ offrir, solution qui met
en jeu la conception polyphonique, dont il a été question plus haut. Je rappelle
que cette conception consiste à attribuer aux contenus une sorte de présence
réelle à l’ intérieur du sens, et que cette présence tient à ce que le sens comporte,
selon l’ analyse de Marion Carel, outre le (ou les) contenu(s), une mise en dis-
cours de ces contenus, qui consiste elle-même à leur attribuer, non seulement
une fonction textuelle, un rôle pour la constitution d’ un texte, mais un mode
particulier de présence, un rapport particulier à l’ énonciation : ils peuvent, je
l’ ai dit, apparaître comme conçus au moment de celle-ci, comme reçus d’ une
source extérieure dont l’ identité n’ importe pas, mais seulement l’ existence, ou
enfin comme trouvés, comme rencontrés par l’ énonciation (Marion Carel et
Alfredo Lescano travaillent à préciser et éventuellement à compléter ces possi-
bilités). C’ est selon moi, on le devine, la réalisation, ici ou là dans le discours,
de cette troisième possibilité qui donne à celui-ci, à tel ou tel moment, un aspect
« historique ».
Je reprendrai volontiers, pour décrire cet aspect, non pas la caractérisation
négative de Benveniste (par la mise à l’ écart de l’ énonciation), mais la notion
positive développée par Berrendonner d’ un ø-locuteur ou, formule que je pré-
fère et qui constitue le titre d’ un de ses articles les plus célèbres, d’ un « fantôme
de la vérité ». Je préfère cette formule car elle évite de dire qu’ il y a un locuteur
mais que ce locuteur n’ existe pas. Il me semble plus raisonnable d’ attribuer aux
choses mêmes une présence dans le discours, présence qu’ un linguiste raison-
nable peut, pour marquer son scepticisme, déclarer « fantomatique » – ce qui est
une façon encore de reconnaître qu’ elle existe. Une fois admis que la factualité
ne délimite pas une catégorie générale de discours mais qu’ elle représente une
allure, un ton, que le discours prend ici ou là, la place est ouverte à des études
de détail, que développent actuellement Marion Carel et Alfredo Lescano, sur
les expressions lexicales et les structures grammaticales, qui introduisent dans
le discours l’ idée d’ un contact avec les choses : tel est le cas par exemple, en
français moderne, du passé simple, dont ils reprennent largement l’ analyse
benvenistienne, mais sans y voir une présentation générale de la parole comme
échappant à l’ action du locuteur. La Théorie de la Polyphonie rend donc possi-
ble, sans contradiction, un double maintien. À la fois elle amène à maintenir la
présence constante de l’ énonciation dans le sens, entendu comme une sorte de

397
Énonciation, instances énonciatives

commentaire sur l’ énonciation, et donc comme contenant une perpétuelle allu-

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sion au locuteur, et en même temps, dans la mesure où elle insiste sur les modes
d’ apparition des contenus, elle permet de maintenir que certains contenus sont
présentés comme le fruit d’ une rencontre où la parole se trouve confrontée à
son objet.
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ATTRIBUTION DE POINT DE VUE


ET EFFACEMENT DU RÉCIT1

Marion Carel
EHESS, Paris

Cet article a un double but, l’ analyse de détail d’ un passage de la biographie de


Martin Luther écrite par Lucien Febvre, et la discussion du rôle que doit jouer,
à l’ intérieur de la description sémantique, l’ attribution de points de vue.
À la suite de Barthes (Barthes 1967), on s’ attend à ce que ces deux perspectives
se confondent, les historiens étant particulièrement attentifs à nommer les
témoins auxquels ils recourent et dont le regard à la fois prouve et peut défor-
mer l’ événement passé (Barthes qualifiait de marques d’ « écoute » les expres-
sions mentionnant l’ incorporation, dans le discours de l’ historien, du discours
d’ un tiers ; on parlerait plutôt actuellement d’ indication d’ « emprunt »). Mais cette
préoccupation consciente laisse finalement peu de traces dans le texte même de
Lucien Febvre, qui préfère renvoyer en note de bas de page l’ indication de ses
sources. Ce que l’ on trouve dans son texte, ce sont d’ abord des énoncés décla-
rant rapporter des faits – par exemple :
Léon X, qui régnait alors, avait reçu la tonsure à sept ans (Febvre : 50)

ou l’ affirmation plus indirecte :


Nous savons comment, le 30 août 1513, Albert, frère cadet de l’ électeur de Bran-
debourg Joachim, était élu archevêque de Magdebourg par le chapitre cathédral,

1. Je remercie Jacques Revel qui a bien voulu faire de ce texte, largement consacré au discours
historique, une lecture d’ historien. J’ ai de mon mieux tenu compte de ses remarques.

399
Énonciation, instances énonciatives

puis peu après, le 9 septembre, postulé également comme administrateur du dio-

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cèse par le chapitre d’ Halberstadt (Febvre : 49-50).

On trouve également quelques cas de ce qui pourrait être du style indirect


libre :
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Restait à faire confirmer l’ élection par Rome. Deux archevêchés plus un évêché sur
une seule tête, celle d’ un jeune homme encore loin de la trentaine ; deux arche-
vêchés, et quels ! C’ était tout de même beaucoup… Les précédents manquaient.
(Febvre : 50)

– on pourrait en effet reconnaître là le point de vue des partisans d’ Albert, le


jeune élu, rejoignant dans le segment c’ était tout de même beaucoup le point de
vue des adversaires d’ Albert (cf. le tout de même), puis exprimant par le verbe
manquer leur regret de l’ absence de précédents. On trouve enfin des énoncés
analysant eux-mêmes ou comparant les analyses des faits ; l’ exemple que j’ étu-
dierai se situe parmi ces derniers. Il s’ agit des premières phrases de la deuxième
partie de l’ ouvrage :

Ainsi le Luther ulcéré de son séjour à Rome, le Luther refoulant ses dégoûts, mais
développant en lui une passion véhémente pour la réforme des abus ecclésiasti-
ques, ce Luther est mort, mort aujourd’ hui pour nous. Un chrétien solitaire le
remplace, qui a beaucoup souffert et beaucoup médité avant de se forger sa vérité.
(Febvre : 49)

Le ainsi par lequel le passage s’ ouvre signale un bilan : la première partie du


livre doit être comprise comme opposant deux analyses, l’ une selon laquelle
Luther aurait été mu en 1517 par le désir de faire cesser les abus de l’ Église, et
l’ autre selon laquelle Luther aurait été le simple porteur de thèses sur la relation
de Dieu aux hommes. Cette seconde analyse est donnée comme celle d’ un nous,
pronom dont la référence, déjà ordinairement floue, se voit ici encore estompée
par la possibilité qu’ il s’ agisse d’ un nous d’ auteur : à la suite de Benveniste, je
comprendrai ce nous comme une « dilatation » de je (formule dont, je l’ admets,
il faudrait préciser le sens technique).
La description de ce passage soulève, je l’ annonçais, la question, plus générale,
des moyens offerts par la langue pour attribuer un point de vue à quelqu’ un et
se trouve ainsi au cœur de ce que je crois être une Dispute parmi les théoriciens
actuels de la polyphonie (outre Ducrot, je pense aux auteurs de la Scapoline,
Fløttum, Nølke et Noren, à Anscombre, Lescano, Perrin, ou encore à Rabatel).
Il est devenu en effet habituel de distinguer dans le sens d’ un énoncé le contenu
qu’ il communique, et ce que j’ appellerai la mise en discours de ce contenu, et qui
regroupe toutes les indications sur l’ attitude du locuteur vis-à-vis du contenu
(c’ est la mise en discours qui indique si le locuteur considère le contenu comme
un tableau du monde, si le contenu constitue le premier plan ou l’ arrière plan

400
Attribution de point de vue et effacement du récit

de son discours global…). Le débat concerne l’ information, apportée par cer-

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tains énoncés, que tel individu singulier est la source de tel point de vue : cette
information découle-t-elle de la mise en discours du point de vue considéré ou
constitue-t-elle, comme une banale information à propos de quelqu’ un, le con-
tenu lui-même ?
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Plus précisément, tous les polyphonistes admettent que la manière dont les
contenus sont mis en discours est complexe. Ainsi, l’ exemple étudié par Port-
Royal :

la doctrine de Lucrèce sur la nature de notre âme est fausse (Arnauld et Nicole, La
Logique ou l’ art de penser, II-6)

communique à la fois que Lucrèce a enseigné une doctrine sur la nature de


notre âme et que cette doctrine est fausse. Son locuteur donne des statuts diffé-
rents aux deux contenus : le premier est implicite ; le second constitue le véritable
objet de sa prise de parole (je dirai que le locuteur ne donne pas aux deux conte-
nus la même fonction textuelle : le premier est accordé, le second est mis en
avant). Mais de plus, avant même d’ être mise en avant, la fausseté de la doctrine
de Lucrèce apparaît dans l’ exemple d’ Arnauld et Nicole sur un ton factuel que
l’ on ne perçoit plus si l’ on préfixe l’ énoncé par je trouve que ou il paraît que :

je trouve que la doctrine de Lucrèce sur la nature de notre âme est fausse
il paraît que la doctrine de Lucrèce sur la nature de notre âme est fausse

Le contenu [la doctrine de Lucrèce est fausse] apparaît, dans la phrase en je


trouve que, sur un ton engagé tandis qu’ il est attaché, dans la phrase en il paraît
que, à une subjectivité extérieure à l’ interlocution. C’ est l’ analyse de ces divers
tons qui est la cause de la Dispute dont je parlais. Doit-on voir dans je trouve
que l’ indication que le locuteur est celui qui croit que la doctrine de Lucrèce est
fausse ? Le ton d’ un énoncé serait alors le résultat d’ un phénomène psychologi-
que, comparable à la focalisation de Genette et descriptible dans les termes de
Bally : je trouve que indiquerait que le sujet modal, celui qui prend conscience
de la fausseté de la doctrine de Lucrèce, n’ est autre que le locuteur. Ou doit-on
voir dans je trouve que l’ indication que le locuteur investit sa parole, s’ adresse à
quelqu’ un, et donne le contenu, non pas comme étant ce que lui, être du monde,
pense, mais comme étant ce que lui, locuteur de l’ énoncé, est en train de conce-
voir à l’ occasion même de son énonciation ? Le ton d’ un énoncé constituerait
alors une notion purement linguistique, comparable cette fois à celles de « récit »
et de « discours » de Benveniste ; le décrire ne consisterait pas à découvrir qui est
celui qui croit en tel contenu mais à déterminer le « dessein de l’ écrivain »
(l’ expression est de Benveniste), c’ est-à-dire le choix du locuteur de s’ engager
ou non dans sa parole : je trouve que indiquerait que le locuteur investit sa
parole et s’ adresse à son interlocuteur.

401
Énonciation, instances énonciatives

C’ est le parti de Benveniste que prend, dans cette querelle, la Théorie Argumen-

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tative de la Polyphonie (TAP) que je construis actuellement avec Lescano à
partir des travaux de Ducrot, et c’ est pourquoi nous ne recourons pas – ou
plutôt nous ne recourrons plus – à la très ambiguë notion d’ énonciateur de
(Ducrot 1984). La complexité de la mise en discours d’ un contenu tient, selon
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nous, non pas au fait que le contenu peut avoir divers garants, ou encore diver-
ses sources, mais au fait que le locuteur peut ou non investir la mise en discours.
Ainsi, des trois locuteurs précédents, qui tous les trois mettent en avant la faus-
seté de la doctrine de Lucrèce, seul celui qui utilise je trouve que investit sa
parole : je dirai que le contenu [p] de je trouve que p apparaît sous le mode du
conçu (il est présenté comme conçu à l’ occasion de l’ énonciation). Par contre le
contenu [p] de il paraît que p apparaît sous le mode du reçu : le locuteur se
désengage au profit d’ une subjectivité autre que la sienne et celle de l’ interlocu-
teur, c’ est-à-dire au profit d’ une subjectivité sans intérêt propre dans la discus-
sion en cours. Enfin le contenu [p] d’ un énoncé p sera dit apparaître sous le
mode du trouvé pour indiquer qu’ il est rencontré, ramassé, trouvé là, par le
locuteur. Aux fonctions textuelles (accordé, mis en avant ou exclu), s’ ajoutent
ainsi, à l’ intérieur des mises en discours, ce que j’ appellerai des modes d’ appari-
tion (par nature, la liste des modes d’ apparition est bien sûr close ; cependant,
contrairement à la liste des fonctions textuelles, nous ne l’ avons pas encore
arrêtée : les modes du conçu, du reçu et du trouvé constituent seulement trois
exemples de modes d’ apparition).
La raison de notre préférence théorique pour une description du ton des énon-
cés inspirée de Benveniste réside dans le fait qu’ un discours peut par exemple
être factuel et en même temps déclarer que son locuteur est la source des conte-
nus communiqués :

Il [Claude Gueux] avait avec lui une fille qui était sa maîtresse, et un enfant de cette
fille. Je dis les choses comme elles sont, laissant le lecteur ramasser les moralités à
mesure que les faits les sèment sur leur chemin. (Hugo, Claude Gueux)

Tout en étant attaché au locuteur, le contenu de la première phrase apparaît ici


comme un fait ; le ton de l’ énoncé est factuel (le contenu [il avait avec lui une
fille qui était sa maîtresse, et un enfant de cette fille] apparaît sous le mode du
trouvé) alors même que le locuteur est décrit, dans la seconde phrase, comme
la source du contenu – il se justifie de dire des choses brutales et de risquer de
choquer le lecteur parce qu’ il tient à dire les choses qui sont. L’ origine concrète
des points de vue, ceux à qui le locuteur les attribue, n’ influence pas la manière
dont ils sont mis en discours. L’ attribution de point de vue ne relève pas de la
mise en discours.
Mais de quel ordre linguistique relève-t-elle alors ? Comment par exemple décrire
le passage de Lucien Febvre ? Car il est clair cette fois, c’ est ce que marque

402
Attribution de point de vue et effacement du récit

l’ emploi de pour nous, que les points de vue sont attribués : il y a celui des autres,

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et il y a celui de nous. Les partisans d’ une approche psychologisante de la mise
en discours inscriraient ces attributions à l’ intérieur de la mise en discours et
entendraient dans cet exemple deux voix : celle des adversaires de Febvre (en
remontant les pages du livre on pourrait retrouver leurs noms) soutenant les
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contenus positifs [ce qui dominait en Luther était d’ être ulcéré de son séjour à
Rome], [Luther était dominé par les dégoûts qu’ il refoulait] et [Luther était
dominé par une passion véhémente pour la réforme des abus ecclésiastiques] ;
et celle de Febvre lui-même défendant les contenus négatifs [ce qui dominait en
Luther n’ était pas d’ être ulcéré de son séjour à Rome], [Luther n’ était pas dominé
par les dégoûts qu’ il refoulait], et [Luther n’ était pas dominé par une passion
véhémente pour la réforme des abus ecclésiastique]. (J’ ai choisi cette façon con-
tournée de paraphraser les points de vue de Febvre et de ses adversaires pour
rendre compte de la nominalisation le Luther + apposition que Febvre a choisie
de préférence à la structure Luther + être + groupe adjectival. Ce que Febvre veut
contester, ce n’ est pas le fait que Luther a été ulcéré, mais l’ importance, le rôle à
donner à cet état psychologique. Or, selon la TAP, l’ attribution des points de vue
n’ est pas inscrite dans la mise en discours : alors comment décrire le pour nous
de Febvre ? Ma réponse est que l’ attribution de point de vue est un phénomène
de contenu. Le passage de Lucien Febvre met en avant, non pas le contenu [Luther
n’ était pas dominé par une passion véhémente pour la réforme des abus ecclé-
siastiques], mais le contenu [nous avons la propriété de penser que Luther n’ était
pas dominé par une passion véhémente pour la réforme des abus ecclésiastiques].
C’ est à l’ intérieur des contenus qu’ un locuteur inscrit que telle personne a la
propriété d’ avoir tel point de vue : l’ attribution de point de vue, comme l’ attri-
bution de n’ importe quelle propriété, la gentillesse, la grandeur par exemple, est
un phénomène de contenu. Cela a pour conséquence – je reviendrai sur ce
point – un certain éloignement des faits dont parle Febvre, semblable à celui
produit par l’ énoncé déjà cité Nous savons comment, le 30 août 1513, Albert,
frère cadet de l’ électeur de Brandebourg Joachim, était élu archevêque de Magde-
bourg… S’ ils sont communiqués, les faits ne sont pas pour autant racontés.
Comment justifier directement sur l’ exemple de Lucien Febvre, et non plus
indirectement à partir d’ exemples comme celui de Hugo, mon hypothèse que
l’ attribution des points de vue est inscrite dans les contenus communiqués et
non dans les mises en discours de ces contenus ?
Commençons, c’ est toujours plus facile, par montrer les problèmes que l’ appro-
che psychologisante rencontre pour traiter notre exemple. Pour simplifier je
réduirai le point de vue des adversaires de Febvre au contenu [Luther était
dominé par une passion véhémente pour la réforme des abus ecclésiastiques] et
je le noterai [p]. Nous avons vu que, selon l’ approche psychologisante, Febvre
exclut le point de vue [p] porté par la voix de ses adversaires et met en avant le
point de vue [non p] porté par sa propre voix. On aura reconnu là le schéma

403
Énonciation, instances énonciatives

polyphonique de la négation polémique, selon lequel le locuteur, non seulement

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met en avant ce en quoi il croit, mais de plus rejette, explicitement, la position
opposée. L’ exemple (simplifié) de Febvre :
Le Luther développant une passion véhémente pour la réforme des abus ecclésias-
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tiques est mort aujourd’ hui pour nous

serait équivalent à :
Luther n’ était pas dominé par une passion véhémente pour la réforme des abus
ecclésiastiques

Il concernerait directement Luther, et non la représentation de Luther, et oppo-


serait Lucien Febvre à ses adversaires en cela que le premier exclurait le point
de vue des seconds. Une difficulté apparaît alors. C’ est que le dialogue cristallisé
à l’ intérieur d’ un emploi polémique de ne… pas rend possible de poursuivre
avec au contraire. Ainsi Pierre n’ est pas petit peut être poursuivi par au contraire
il est grand car le contenu [il est grand] est le « contraire » du point de vue posi-
tif [Pierre est petit] d’ abord mis en scène – puis exclu – par l’ énoncé Pierre n’ est
pas petit. De même, on peut former :
Luther n’ était pas dominé par une passion véhémente pour la réforme des abus
ecclésiastiques. Au contraire, c’ était un chrétien solitaire, méditant beaucoup pour
se forger sa propre vérité.

car le contenu [c’ était un chrétien solitaire…] peut constituer un « contraire » du


point de vue positif [Luther était dominé par une passion véhémente…] d’ abord
mis en scène – puis exclu – par l’ énoncé Luther n’ était pas dominé par une pas-
sion véhémente pour la réforme des abus ecclésiastiques. Or l’ exemple (simplifié)
de Febvre n’ a pas cette propriété :
*Le Luther développant une passion véhémente pour la réforme des abus ecclésias-
tiques est mort aujourd’ hui pour nous. Au contraire, c’ était un chrétien solitaire,
méditant beaucoup pour se forger sa propre vérité.

Febvre ne présente donc pas, avant de l’ exclure, le contenu soutenu par ses
adversaires. Le groupe verbal est mort aujourd’ hui pour nous n’ est pas assimila-
ble à une négation polémique.
De manière maintenant positive, je distinguerai deux emplois du mot mort (en
dehors de son emploi souvent dit « propre »), un emploi « opérateur » qui affai-
blit le terme sur lequel il agit, et un emploi « plein » qui signifie un change-
ment – nous verrons que c’ est un emploi « plein » que contient le groupe verbal
de notre exemple. L’ emploi « opérateur » de mort est celui que l’ on trouve dans
l’ énoncé cette ville est bien morte qui décrit le lieu comme n’ étant pas tout à fait
une ville : c’ est une ville mais sans animation, un peu moins qu’ une ville. Cet

404
Attribution de point de vue et effacement du récit

emploi de l’ adjectif mort fait partie des expressions qui, semblables en cela à la

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négation, jouent le rôle de simple opérateur. Sans totalement nier le terme
modifié (la ville morte reste une ville), ils l’ affaiblissent et font que les consé-
quences attendues de son attribution n’ ont pas lieu. Les amis que vent emporte
de Rutebeuf, au lieu de réconforter le poète, sont tout de suite clairsemés ; la
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haine relâchée de Phèdre, au lieu de justifier la fuite d’ Hippolyte, permet à Thé-


ramène de le retenir ; une ville morte est une ville qui, au lieu d’ offrir les activi-
tés que l’ on attache à la notion de ville, reste fermée. Les trois expressions que
vent emporte, relâchée, morte affaiblissent ici les termes sur lesquels ils opèrent.
Je rendrai compte de cet affaiblissement en disant que, dans son emploi « opé-
rateur », l’ adjectif mort inscrit le terme sur lequel il opère à l’ intérieur d’ un
enchaînement argumentatif comportant une conjonction oppositive du type de
pourtant (ce que j’ appelle un enchaînement transgressif) : cette ville est bien morte
signifie ce lieu est une ville pourtant il n’ est pas animé. Je décrirai de la même
manière ce sont amis que vent emporte par l’ enchaînement transgressif ce sont des
amis pourtant ils n’ apportent pas d’ aide et sa haine est relâchée par elle éprouve
pour vous de la haine pourtant elle ne constitue pas un danger. À l’ inverse, l’ ad-
jectif vivant renforcerait le terme ville en l’ inscrivant à l’ intérieur d’ un enchaî-
nement comportant une conjonction consécutive du type de donc (ce que
j’ appelle un enchaînement normatif) : cette ville est vivante signifie ce lieu est
une ville donc il est animé. De la même manière, l’ expression à toute épreuve
renforcerait le terme ami en l’ attachant à ses conséquences : ce sont des amis à
toute épreuve signifie ce sont des amis donc ils apporteront leur aide.
Ce premier emploi de mort est à distinguer d’ un second, dans lequel le terme
mort ne joue plus le rôle d’ opérateur mais exprime sa signification. Cet emploi
« plein » de mort est celui que l’ on trouve dans le Montbard gai et animé est mort.
Cette fois il ne s’ agit plus de dire que Montbard aurait dû être gai – étant donné,
par exemple, qu’ il s’ agit d’ une ville ; ce que l’ énoncé signifie, c’ est que Montbard
était gai et ne l’ est plus : un changement s’ est produit, l’ énoncé est paraphrasable
par bien que Montbard ait été gai et animé, il ne l’ est pas actuellement. Si on
introduit une négation et que l’ on forme le Montbard gai et animé n’ est pas
mort, le changement est nié et l’ énoncé devient paraphrasable par l’ enchaîne-
ment normatif Montbard était gai et animé et donc il l’ est encore actuellement.
L’ emploi « plein » de l’ adjectif mort en fait un équivalent du verbe cesser. Une
précision à ce propos.
On aura reconnu dans l’ indication que Montbard était dans le passé gai et
animé un présupposé de l’ énoncé le Montbard gai et animé est mort puisqu’ il est
communiqué à la fois par cet énoncé et par la négation de cet énoncé ; le posé
se réduit quant à lui à l’ indication que Montbard n’ est pas actuellement gai et
animé. Or il est habituel, parmi les polyphonistes, d’ assimiler systématiquement
les présupposés à des contenus accordés et les posés à des contenus mis en avant.
Notre exemple n’ évoquerait pas alors un enchaînement transgressif, opposant

405
Énonciation, instances énonciatives

l’ animation passée et la tristesse actuelle de la ville, mais deux contenus dis-

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joints, un contenu accordé relatif à l’ animation passée et un contenu mis en
avant relatif à la tristesse actuelle. Je répondrai à cette objection (dont les consé-
quences seraient, on le verra, désastreuses pour nous) qu’ il existe deux sortes de
présupposés : les présupposés polyphoniques, qui constituent effectivement des
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contenus accordés indépendants ; et les présupposés argumentatifs qui s’ inscri-


vent par contre à l’ intérieur d’ enchaînements normatifs ou transgressifs. C’ est
un présupposé polyphonique qu’ introduisait l’ exemple de Port Royal que nous
avons déjà étudié : la doctrine de Lucrèce sur la nature de notre âme est fausse et
sa négation la doctrine de Lucrèce sur la nature de notre âme n’ est pas fausse
communiquent tous les deux que Lucrèce a enseigné une doctrine sur la nature
de notre âme ; le contenu [Lucrèce a enseigné une doctrine sur la nature de
notre âme] est accordé. Mais ce sont par contre des présupposés argumentatifs
qu’ introduisent les termes du lexique. En effet, prenons, à titre d’ exemple,
l’ adjectif économe : dire de Pierre qu’ il a été économe, c’ est dire d’ abord qu’ il n’ a
pas fait un certain achat (c’ est là le posé), c’ est dire également que l’ objet
convoité était en fait inutile (c’ est le présupposé), et plus précisément c’ est dire
que Pierre n’ a pas fait l’ achat à cause de l’ inutilité de l’ objet – si Pierre ne l’ avait
pas acheté parce qu’ il avait oublié son porte-monnaie, on ne dirait pas de lui
qu’ il a été économe. De manière générale, les présupposés lexicaux, communi-
qués par des termes simples, sont donc argumentatifs ; seuls les présupposés
grammaticaux (comme celui de l’ exemple de Port-Royal), dus à la complexité
syntaxique de la phrase qui les communiquent, peuvent être polyphoniques.
Revenons alors à l’ emploi « plein » de l’ adjectif mort. Ce que je soutiens, c’ est
que le présupposé lexical selon lequel un certain état existait auparavant est
argumentatif. Dire le Montbard gai et animé est mort, ce n’ est pas accorder
d’ une part que Montbard était gai auparavant et mettre par ailleurs en avant que
Montbard ne l’ est pas actuellement : c’ est mettre en avant l’ unique contenu
argumentatif [Montbard était gai et animé auparavant pourtant il ne l’ est pas
actuellement]. Cette opposition argumentative est inscrite à l’ intérieur même
de la signification de l’ adjectif mort, comme l’ atteste le fait linguistique que cet
adjectif ne peut pas décrire les évolutions jugées naturelles : à propos de bour-
geons transformés en feuilles ou en fleurs, on ne dira pas les bourgeons sont
morts. Le terme mort signifie une rupture, et cela même à l’ intérieur de l’ adjectif
mortel selon lequel la mort est inéluctable, apportée par le simple écoulement du
temps : il reste que ce qui sera apporté constitue un changement, et non pas une
évolution. La signification même du terme mort contient le prédicat transgres-
sif ne-pas-être-bien-que-l’ on-ait-été.
Il existe donc (au moins) deux emplois de l’ adjectif mort, l’ emploi « opérateur »
qui nie les conséquences du terme modifié, et l’ emploi « plein » qui signifie un
changement (il est possible que l’ emploi « opérateur » découle de l’ emploi
« plein » ; je laisserai de côté ce point). C’ est un emploi « plein » du terme mort

406
Attribution de point de vue et effacement du récit

que contient, je l’ annonçais, l’ exemple de Lucien Febvre, emploi qui est imposé,

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semble-t-il, par la structure « (le + nom propre qualifié) est mort », mais égale-
ment ici par l’ adverbe aujourd’ hui, très proche de l’ emploi temporel de mainte-
nant dont Recanati (Recanati 2004) montre qu’ il n’ est pas déictique et marque
plutôt un contraste : il ne s’ agit pas pour Febvre de dater le changement, mais
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de le souligner. Or qu’ est-ce qui a changé ? S’ il n’ y avait pas le groupe de mots


pour nous, ce serait Luther lui-même. L’ énoncé :
Le Luther développant une passion véhémente pour la réforme des abus ecclésias-
tiques est mort aujourd’ hui.

signifie en effet :
Bien que Luther ait été auparavant dominé par une passion véhémente pour la
réforme des abus ecclésiastiques, il n’ est pas actuellement dominé par cette pas-
sion.

(comme pourtant, ou encore même si, la locution bien que marque un enchaî-
nement transgressif et peut de ce fait participer à la concrétisation du prédicat
transgressif ne-pas-être-bien-que-l’ on-ait-été signifié par l’ emploi « plein » de
mort). Mais le pour nous utilisé par Lucien Febvre indique que ce n’ est pas
Luther, mais la représentation de Luther qui a changé. Le passage étudié signifie :
Bien que la représentation de Luther dominé par une passion véhémente pour la
réforme des abus ecclésiastiques ait existé, elle n’ est pas la nôtre aujourd’ hui.

ou encore :
Bien qu’ on ait soutenu que Luther était dominé par une passion véhémente pour
la réforme des abus ecclésiastiques, nous ne le pensons pas aujourd’ hui

et oppose ainsi ce que pense « nous » à ce que pensait un « on », non identifié


dans la phrase elle-même (du point de vue de la seule signification de la phrase
il pourrait s’ agir à nouveau de « nous ») et dont la détermination ne peut être
que textuelle : le co-texte linguistique nous permet de comprendre que Lucien
Febvre déclare, non pas avoir lui-même, au cours de sa carrière d’ historien,
changé d’ avis, mais avoir pris à propos de Luther un parti contraire à la vulgate.
Ainsi, la confrontation mise en scène dans le passage que nous étudions ne relève
pas de la mise en discours – ou, en termes traditionnels, de la modalité : contrai-
rement à ce que proposeraient les tenants d’ une polyphonie psychologisante, le
locuteur n’ exclut pas le point de vue [p] ([Luther était dominé par une passion
véhémente pour la réforme des abus ecclésiastiques]) de ses adversaires. La
confrontation est argumentative : le passage communique [bien qu’ on ait pensé
que p, nous pensons que non p]. Ce que dit Febvre, c’ est que les représentations
de Luther ont changé. On notera encore dans ce sens que Febvre ne se donne

407
Énonciation, instances énonciatives

pas, dans le passage que nous étudions, comme l’ artisan de ce changement. Son

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énoncé ne le décrit pas lui-même au moyen du prédicat argumentatif penser-
non-p-malgré-le-fait-que-les-autres-pensent-p ; autrement dit, son énoncé ne
signifie pas nous prétendons que non p (cette analyse de prétendre s’ inspire de
celle proposée par Berrendonner (1981), mais elle s’ en écarte largement dans la
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mesure où elle est argumentative et non pas présuppositionnelle). L’ emploi


« plein » de l’ adjectif mort marque au contraire que l’ origine du changement est
extérieure à toute volonté de sorte que l’ énoncé de Febvre signale seulement
que la représentation de Luther a changé : l’ hypothèse que Luther aurait été
dominé par une passion véhémente pour la réforme des abus ecclésiastiques est
décrite au moyen du prédicat argumentatif ne-pas-être-bien-que-cela-ait-été.
Febvre est ainsi doublement présent dans le passage que nous étudions. Il est
présent comme locuteur actif dans l’ énoncé en cours, et il est présent comme
objet de discours, c’ est-à-dire comme être passif dont l’ énoncé parle.
Comme locuteur, il est celui qui met en avant le contenu trouvé [bien qu’ on ait
pensé que p, nous pensons que non p]. On se souvient en effet que la mise en
discours d’ un contenu est complexe et se décompose en l’ apparition du contenu
sous un certain mode, puis l’ attribution, par le locuteur, d’ une certaine fonction
textuelle à ce contenu. Dans notre exemple, la présence du contenu est déclarée,
par l’ énoncé lui-même, indépendante du locuteur. Du point de vue énonciatif,
Febvre ne s’ investit pas dans sa parole lorsqu’ il déclare :

Le Luther développant une passion véhémente pour la réforme des abus ecclésias-
tiques est mort aujourd’ hui pour nous

Contrairement à ce que prévoit l’ analyse psychologisante du passage, il prétend


seulement dire ce qui est : le contenu apparaît sur le mode du trouvé et donne à
l’ énoncé un ton factuel. C’ est seulement dans le choix de la fonction textuelle
que le locuteur intervient, lorsqu’ il met en avant le contenu trouvé. On retrouve
là l’ hypothèse fondamentale de la polyphonie selon laquelle les divers choix
d’ un énoncé ne sont pas à rapporter à une unique conscience de sorte qu’ un
locuteur peut être présent dans un énoncé sans s’ investir pour autant dans sa
parole. C’ est ce qui se produit ici. Seul le mode d’ apparition du contenu est
indépendant du locuteur ; ce dernier reste par contre le responsable de la fonc-
tion textuelle du contenu.
Autrement dit, je ne retiens pas les propositions radicales de Benveniste selon
lequel le « récit » serait une parole sans locuteur, propositions reprises par Barthes
(Barthes 1967 : 171) lorsqu’ il déclare que le discours « objectif » censure l’ énon-
ciation de sorte que « l’ histoire positiviste » ne contiendrait pas de négation – et
que son auteur, concluait Barthes, ressemblerait à un psychotique. Le discours
factuel, comme tout discours, a un locuteur. Il n’ y a jamais d’ « effacement énon-

408
Attribution de point de vue et effacement du récit

ciatif » complet : aussi, contrairement à ce que prévoit Barthes, même le discours

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factuel peut comporter des négations :

Il était naturel qu’ en 1514, il [Fugger] s’ occupât des intérêts, si considérables, des
deux Hohenzollern. De fait l’ affaire ne traîna pas. (Febvre : 51)
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Le passé simple marque ici le mode du trouvé et en ce sens signale un discours


factuel. La négation, certes non dénégative, est « polémique » et signale la pré-
sence d’ un locuteur excluant le contenu positif (le co-texte insiste en effet sur
les difficultés de l’ affaire et prépare ainsi – sans l’ attribuer – le point de vue
[l’ affaire traîna] que l’ énoncé l’ affaire ne traîna pas exclut ; d’ un point de vue
plus linguistique, l’ exclusion du contenu [l’ affaire traîna] est rendue manifeste par
le fait que l’ on pourrait poursuivre le passage de Febvre avec au contraire même,
elle alla très vite : [elle alla très vite] est le « contraire » du contenu positif [l’ affaire
traîna], contenu donc présent dans l’ affaire ne traîna pas). Mais cela n’ entraîne,
dans le cadre de la TAP, aucune contradiction, et du même coup aucune impos-
sibilité langagière, car, si le contenu négatif [l’ affaire ne traîna pas] apparaît sur
le mode du trouvé, il n’ en reste pas moins qu’ il est mis en avant par un locuteur,
apte à exclure le contenu positif [l’ affaire traîna].
De manière générale, tout énoncé a donc, selon moi, un locuteur, et Febvre
apparaît ainsi, de manière très banale, comme le locuteur de l’ exemple que nous
étudions. Ce qui est par contre particulier à cet énoncé, c’ est le fait qu’ il fasse de
plus apercevoir Febvre comme un objet de discours. Cela découle de l’ emploi
de pour nous. À la suite de Ducrot (1984), je distingue en effet le locuteur et cet
autre lui-même qu’ est le locuteur-en-tant-qu’ être-du-monde : non pas lui-même
exactement, car pour parler de soi, il faut d’ abord se voir comme un objet de
discours ; mais un autre, qui lui est cependant apparenté puisque, par exemple,
lorsque le locuteur met en avant des contenus factuels, le locuteur-en-tant-
qu’ être-du-monde paraît du même coup raisonnable (ou, inversement, lorsque
le locuteur-en-tant-qu’ être-du-monde reçoit une description, les contenus mis
en avant par le locuteur en sont affectés – cf. cet enfant est bien impoli, dit la
vieille dame en remettant ses gants). L’ emploi de la première personne marque,
non pas directement la présence du locuteur, mais celle du locuteur-en-tant-
qu’ être-du-monde. C’ est ce dernier que décrivait le passage de Victor Hugo
déjà cité :

Il avait avec lui une fille qui était sa maîtresse, et un enfant de cette fille. Je dis les
choses comme elles sont.

C’ est encore lui que décrit le Grand Meaulnes :

Boujardon et ses hommes, l’ arme en bandoulière, emmenèrent la pompe au petit


trot ; et je les vis disparaître au premier tournant, suivis de quatre gamins silen-

409
Énonciation, instances énonciatives

cieux, écrasant de leurs grosses semelles les brindilles de la route givrée où je

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n’ osais pas les suivre. (Alain-Fournier)

(Benveniste, on s’ en souvient, reconnaît que ce livre constitue un contre-exemple


à sa description du passé simple comme marque du « récit » : comment en effet,
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à l’ intérieur d’ une parole sans locuteur, pourrait-on parler du locuteur ? La TAP


évite cette difficulté grâce à sa distinction du mode d’ apparition et de la fonc-
tion textuelle : le mode du trouvé n’ est pas contraire à la présence du locuteur,
qui peut alors se représenter en objet de discours). De la même manière encore,
c’ est Febvre, non pas locuteur actif dans la parole, mais objet de discours, que
mobilise notre passage.
Non que l’ objet de discours que constitue Febvre soit le thème de l’ énoncé (le
passage ne récapitule pas les prises de position de l’ historien) mais parce que le
locuteur cherche ici, comme dans de nombreux passages du livre, à éloigner la
narration. Ce choix de Febvre de ne pas mettre les événements eux-mêmes au
centre de son discours, de ne pas rejouer discursivement leur apparition, de ne
pas les faire se produire (et du même coup de ne pas solliciter l’ empathie du
lecteur), ce choix est déjà perceptible dans sa préférence pour l’ imparfait au
détriment du passé simple :

Sur quoi, le 9 février 1514, l’ archevêque de Mayence, Uriel de Gemmingen, mou-


rait. (Febvre : 50)
… les délégués de Joachim laissèrent entendre au chapitre de Mayence, que si
le Hohenzollern était désigné, les frais de dispense, de confirmation et de pallium
ne tomberaient pas à la charge des diocésains. Le 9 mars 1514, Albert était élu.
(Febvre : 50)

Dans les deux exemples, le thème est en effet temporel : il n’ est question, ni
d’ Uriel, ni d’ Albert, mais des 9 février et 9 mars de l’ année 1514, jours qui sont
alors respectivement décrits par les propriétés d’ avoir été celui de la mort d’ Uriel
et d’ avoir été celui de l’ élection d’ Albert. L’ effet est particulièrement riche dans
le second exemple, car, outre que l’ imparfait remplace donc, au profit d’ une
simple chronologie, le récit vivant des succès d’ Albert, il éloigne du même coup
le lien causal entre les sous-entendus des délégués de Joachim et l’ élection
d’ Albert. Si ce lien est bien sûr suggéré, il n’ est pas dit, il n’ est pas mis en avant
(au sens technique que je donne à ce terme), de sorte que l’ élection d’ Albert
(contrairement à ce que pourrait laisser croire le nom d’ « imparfait de rupture »
souvent donné à cet emploi de l’ imparfait) n’ apparaît pas comme une conclu-
sion, un aboutissement, mais comme un constat s’ ajoutant à un récit : sont mis
en avant les deux contenus [les délégués laissèrent entendre qu’ ils paieraient les
frais] et [le 9 mars a été le jour de l’ élection d’ Albert]. Le passage pourrait dès
lors être complété par l’ annonce d’ une troisième étape au projet des Hohenzol-
lern :

410
Attribution de point de vue et effacement du récit

… les délégués de Joachim laissèrent entendre au chapitre de Mayence, que si le

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Hohenzollern était désigné, les frais de dispense, de confirmation et de pallium ne
tomberaient pas à la charge des diocésains. Le 9 mars 1514, Albert était élu de
sorte qu’ il ne restait plus qu’ à trouver l’ argent.

La locution il ne restait plus qu’ à signifie ici l’ ultime chose à faire était de. Les
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événements seraient regroupés autrement avec un passé simple :


… les délégués de Joachim laissèrent entendre au chapitre de Mayence, que si le
Hohenzollern était désigné, les frais de dispense, de confirmation et de pallium ne
tomberaient pas à la charge des diocésains. Le 9 mars 1514, Albert fut élu de sorte
qu’ il ne ( ?restait ou resta) plus qu’ à trouver l’ argent.

Cette fois, l’ élection d’ Albert est présentée presque explicitement comme l’ abou-
tissement des sous-entendus des délégués. Un seul contenu est mis en avant par
les deux premières propositions grammaticales, à savoir [les délégués laissèrent
entendre qu’ ils paieraient les frais donc Albert fut élu], et trouver de l’ argent
apparaît comme une conséquence nouvelle, imposée par la manière dont a
abouti l’ élection d’ Albert : la locution il ne resta plus que signifie maintenant on
fut conduit à. Cette divergence interprétative est due à ce que l’ imparfait donne
pour thème à l’ énoncé qu’ il modifie la date du 9 mars et met de cette manière
en arrière-plan le fait que l’ élection soit l’ aboutissement d’ une démarche ; le passé
simple, au contraire, donne pour thème à l’ énoncé Albert lui-même et met de
cette manière en avant le rôle joué par les manœuvres des délégués.
La volonté de Lucien Febvre d’ éloigner le récit est encore visible dans le fait que
certains de ses énoncés mettent en avant, non pas les événements eux-mêmes,
mais la représentation de ces événements. Que l’ on compare à ce titre :
Le 30 août 1513, Albert, frère cadet de l’ électeur de Brandebourg Joachim, était élu
archevêque de Magdebourg.
Il paraît que, le 30 août 1513, Albert, frère cadet de l’ électeur de Brandebourg
Joachim, était élu archevêque de Magdebourg.
Nous savons comment, le 30 août 1513, Albert, frère cadet de l’ électeur de Bran-
debourg Joachim, était élu archevêque de Magdebourg (Febvre : 49-50).

Alors que le préfixe il paraît que ne modifie pas le contenu mis en avant mais
signale seulement que ce contenu est reçu, par contre le préfixe nous savons com-
ment modifie le contenu même de l’ énoncé qui devient [nous avons la propriété
de savoir comment Albert était élu archevêque de Magdebourg] ; la tournure il
paraît que s’ intégrerait parfaitement à un récit (Hugo en fait un large emploi
dans son Claude Gueux), alors que l’ exemple de Lucien Febvre le rompt. Il en
va encore de même dans notre exemple. Alors qu’ une simple négation décrirait
directement Luther et s’ intégrerait à un récit :

411
Énonciation, instances énonciatives

Luther ne développait pas une passion véhémente pour la réforme des abus ecclé-

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siastiques

le passage que nous étudions introduit le locuteur-en-tant-qu’ être-du-monde,


donne à cet objet de discours le statut d’ auteur d’ une représentation de Luther,
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et de cette manière rompt le récit :


Le Luther développant une passion véhémente pour la réforme des abus ecclésias-
tiques est mort aujourd’ hui pour nous

Cette stratégie de Febvre, signalons-le avant de conclure, n’ est cependant pas


permanente. Si les premières pages du chapitre dont nous avons étudié l’ in-
troduction sont presque exclusivement à l’ imparfait et sont souvent préfixées
d’ expressions comme nous savons comment, le malheur voulait, on disait, on
croyait naguère (de la page 49 à la page 54), par contre les pages suivantes, qui
concernent non plus l’ affaire des indulgences elle-même mais la réaction de
Luther à cette affaire, sont au présent grammatical et ne comportent plus de
marques de jugement.
En conclusion, nous rappellerons ce qui est spécifique à notre conception de la
polyphonie. L’ attribution de point de vue est pour nous un phénomène de con-
tenu, et non un phénomène modal. Non que la TAP propose ainsi de réduire la
modalité à l’ indication de la fonction textuelle. La mise en discours est bien un
phénomène complexe, mêlant fonction textuelle et indication d’ un ton. Ce que
nous soutenons, c’ est que le ton d’ un énoncé ne reflète aucun phénomène psy-
chologique et décrit seulement la situation d’ interlocution, c’ est-à-dire l’ inves-
tissement du locuteur et le rôle donné à l’ interlocuteur. Nous avons essayé de le
montrer en analysant un petit passage du livre de Lucien Febvre. Les contenus
qu’ il communique ne concernent pas directement la personne de Luther mais
ce que l’ historien déclare penser à propos de Luther. Cela permet à ce récit de
ne pas se présenter comme un récit.

Bibliographie
Arnauld, A. & Nicole, P. (1662/1978), La logique ou l’ art de penser, Flammarion,
Paris.
Bally, Ch. (1944/1965), Linguistique générale et linguistique française, Francke et
Verlag, Bern.
Barthes, R. (1967/1993), « Le discours de l’ histoire », Le bruissement de la langue,
Seuil, Paris, 163-179.
Benveniste, E. (1966), Problèmes de linguistique générale, Gallimard, Paris.
Berrendonner, A. (1981), Éléments de pragmatique linguistique, Éditions de
Minuit, Paris.

412
Attribution de point de vue et effacement du récit

Ducrot, O. (1984), Le dire et le dit, Éditions de Minuit, Paris.

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Febvre, L. (1928/2009), Martin Luther, un destin, PUF, Paris.
Genette, G. (1972), Figures III, Paris, Seuil.
Nølke, H., Fløttum, K. et Noren, C. (2004), ScaPoLine. La Théorie Scandinave
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de la Polyphonie, Kimé, Paris.


Recanati, F. (2004), « Indexicality and context-shift », paper presented at the
Workshop on indexicals, speech acts and logophors, Harvard University
(20/11/2004).
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TEMPORALITÉ ET ÉNONCIATION
DANS LA PHRASE : LA POSITION INITIALE
DU CIRCONSTANT

Sylvianne Rémi-Giraud
Université Lumière Lyon 2 – UMR 5191 ICAR

L’ étude des corpus écrits et oraux a fait éclater depuis plusieurs années le cadre
de la phrase canonique, minimale et décontextualisée, qui sert de support à
l’ identification des catégories et des fonctions traditionnelles. La prise en compte
d’ éléments adjoints ou détachés, des dimensions extraphrastique et interphras-
tique, a conduit de nombreux auteurs à remettre en question la pertinence de la
notion de phrase au profit d’ unités de communication plus vastes et englobantes
relevant de la grammaire de texte et de l’ énonciation. C’ est ainsi que s’ est éla-
borée la conception d’ une macro-syntaxe, distincte de la micro-syntaxe, selon
des modalités qui peuvent varier d’ une théorie à l’ autre1. La structure phrasti-
que minimale construite à partir d’ une forme verbale conjuguée est alors consi-
dérée comme le noyau dur de la syntaxe, permettant d’ observer différents types
de relations de rection entre les constituants. Au-delà de cette structure, on
entre dans le monde ondoyant et divers des constituants périphériques, des uni-
tés au statut grammatical incertain (interjections, mots-phrases, apostrophes,
connecteurs, particules aussi proliférantes que mal identifiées, etc.), des rela-
tions de nature textuelle, inscrites dans le dynamisme du discours, d’ orientation
variable et de portée plus ou moins longue…

1. On sait que pour A. Berrendonner et l’ école de Fribourg, ces deux niveaux s’ excluent mutuel-
lement tandis qu’ ils se superposent dans le modèle de C. Blanche-Benveniste et du Groupe Aixois
de Recherches en Syntaxe (GARS).

415
Énonciation, instances énonciatives

On envisagera ici ces deux niveaux de l’ analyse à travers le thème de la tempo-

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ralité. On essaiera d’ abord de montrer que la phrase verbale minimale, et, plus
précisément, la relation de prédication qui la fonde, se construit elle-même sur
une relation de nature temporelle. Puis on s’ intéressera à deux types de circons-
tants en position initiale, dont on décrira le fonctionnement en lien avec le
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déroulement et la construction temporelle de la phrase.

1 La relation de prédication et la phrase

1.1 La relation de prédication


On prendra pour objet les deux formes minimales de la structure phrastique en
français :
(1) Il peint.
(2) Mon voisin peint.

Certes, il s’ agit là de prototypes réducteurs qui excluent nombre de phrases


averbales ainsi que tout entour contextuel, mais elles peuvent fournir des indi-
ces visibles au niveau de la forme de la relation qu’ on entend étudier.
La phrase (1) est constituée d’ une forme verbale personnelle précédée du pro-
nom personnel clitique en fonction sujet. Si l’ on considère, à la suite de nom-
breux auteurs, que ce clitique, en raison de ses propriétés distributionnelles, est
un morphème appartenant à la forme verbale, et, plus précisément l’ élément
d’ un morphème flexionnel discontinu2 incluant les désinences personnelles du
verbe, on peut considérer la forme verbale personnelle comme susceptible de
produire une unité phrastique.
Comment la phrase se construit-elle à partir de cette forme verbale person-
nelle ?
Une relation de type apport-support s’ établit entre la forme verbale et le mor-
phème flexionnel, dans laquelle on peut distinguer deux niveaux d’ information.
D’ un côté, on a un lexème verbal (pourvu du cinétisme aspectuel propre au
verbe) et de l’ autre, un morphème grammatical porteur des variations de rang
et de nombre (éventuellement de genre) de la personne ordinale. Le morphème
flexionnel permet de repérer un support « déjà là », récupérable par deixis ou
anaphore 3, tandis que le lexème verbal fournit l’ apport sémantique. Un déca-
lage temporel s’ établit donc, au sein de cette catégorie qu’ est le verbe personnel,

2. On se reportera aux particules préverbales d’ A. Berrendonner (1978, 1991), aux affixes ver-
baux de D. Creissels (2006), aux désinences d’ avant de M. Maillard (1985).
3. Sauf dans le cas de l’ impersonnel où le morphème flexionnel est un support grammatical
sans substrat sémantico-référentiel.

416
Temporalité et énonciation dans la phrase : la position initiale du circonstant

entre un support d’ avant et un apport d’ après : c’ est sur ce schéma support/

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avant-apport/après que se construit la relation sujet-prédicat.
La phrase (2) est constituée d’ un SN en fonction sujet suivi d’ une forme verbale
personnelle. On observe que la présence du SN fait disparaître le clitique sujet.
Si l’ on admet l’ analyse précédente, alors la désinence personnelle peut être
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considérée comme la trace du morphème flexionnel qui est présent sous sa


forme plénière dans il peint, et la structure SN + verbe comme la réduction d’ une
structure du type mon voisin [il] peint. Dans ces conditions, le clitique (restitué)
impliquant un « antécédent », la relation entre le SN et le verbe [il] peint est une
relation de nature temporelle entre un constituant d’ avant, posé dans un temps
t1 (SN) et un constituant d’ après (le verbe) posé dans un temps t2. De plus, le
constituant d’ après étant susceptible de produire une unité phrastique, on peut
formuler l’ hypothèse qu’ il en est de même du constituant d’ avant, une relation
d’ enchaînement s’ établissant par l’ anaphore entre ces deux constituants, l’ un
nominal et l’ autre verbal.
Dans les deux cas (1) et (2), la relation de prédication peut donc être considérée
comme une relation temporelle, que cette temporalité soit en quelque sorte
interne à la morphologie du verbe susceptible de fonctionner comme un mot-
phrase en (1), ou qu’ il s’ agisse de la structure syntaxique sujet-verbe en (2), très
fortement grammaticalisée en raison de l’ effacement du clitique sujet4.

1.2 La relation thème-rhème


Cette relation de prédication, si elle est au fondement de la phrase, n’ en est pas
à elle seule constitutive. Elle doit être introduite dans une dimension énoncia-
tive qui prend en compte la visée de communication de l’ énonciateur. Cette
visée de communication se manifeste à travers la répartition et la hiérarchisa-
tion en thème et rhème de l’ information contenue dans la phrase. Si la relation
précédente était en quelque sorte inscrite dans le système morphosyntaxique de
la langue, cette relation prend en compte le décalage qui s’ instaure entre le
niveau informationnel des constituants au moment du processus d’ énonciation.
Le thème représente alors l’ élément donné, connu, donc faible du point de vue
informationnel tandis que le rhème fournit l’ élément d’ information nouveau,
qui possède la charge informationnelle la plus forte5. Représenté ici par un
actant étroitement lié au verbe, le thème peut être considéré comme ce dont on
parle par rapport au rhème, qui contient ce que l’ on entend communiquer.

4. Cette structure minimale n’ excluant pas, bien sûr, des structures (de dislocation, en particu-
lier) où se maintient le clitique sujet.
5. La littérature sur la question témoigne de la complexité des points de vue et du foisonnement
de la terminologie, ainsi que de la difficulté qu’ il y a à démêler ce qui relève de la relation de
prédication et de la relation thème-rhème. On se reportera entre autres à B. Combettes (2003),
S. Prévost (1998, 2003).

417
Énonciation, instances énonciatives

Cette « dynamique communicationnelle », pour reprendre le terme de l’ école de

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Prague, possède sa propre organisation temporelle, par rapport à la relation de
prédication support-apport qu’ elle intègre. L’ articulation entre ces deux plans
d’ organisation est complexe dans la mesure où il n’ y a pas nécessairement super-
position des deux. Dans la phrase (1), en raison des propriétés morphosyntaxi-
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ques du clitique, le sujet est nécessairement le thème6 tandis que le verbe est le
rhème. Dans la phrase (2), l’ interprétation par défaut qui prévaut en l’ absence
de contexte serait similaire : le SN sujet est considéré comme le thème et le verbe
comme le rhème. Mais cette hiérarchisation n’ a rien de contraignant, les deux
fonctions communicationnelles pouvant être interverties au moyen de marques
prosodiques appropriées.

1.3 Type de phrase et acte de langage


Il reste à identifier le type de phrase (déclarative ou interrogative), grâce auquel
sera mise en place l’ interprétation pragmatique de la phrase en termes d’ acte de
langage. Il y a articulation entre le niveau communicationnel et le niveau prag-
matique dans la mesure où, si le type de phrase permet d’ identifier la phrase
entière, l’ acte de langage a une portée préférentielle sur le rhème qui fait l’ objet
de la dynamique textuelle ou interactionnelle. Ainsi dans la phrase Pierre m’ a
rendu mon livre tout déchiré, où l’ attribut du COD en fonction de complément
non essentiel du verbe constitue le rhème, c’ est ce constituant qui conduira à des
enchaînements « bien formés » du type Il n’ est pas soigneux. Il aurait pu faire
attention, Je ne lui prêterai plus rien, etc., et non à des séquences comme Ça faisait
quinze jours que j’ attendais, Je lui avais pourtant dit que j’ en avais besoin, etc.
La relation thème-rhème peut être ré-interprétée dans une perspective pragma-
tique. Si l’ on reprend la phrase (2) en admettant par défaut, comme on vient de
le voir, la lecture en thème-rhème de la relation de prédication, on a affaire à
deux constituants posés en deux temps distincts et susceptibles de produire cha-
cun une unité phrastique. Dans cette mesure, le SN en fonction communica-
tionnelle de thème peut être considéré comme une mise en appel du rhème, sous
la forme d’ une question partielle affaiblie (mon voisin ?)7, tandis que le rhème
représenté par le verbe fournit la réponse à la question posée, sous la forme
d’ une phrase déclarative à valeur d’ assertion ([il] peint). Cette assertion, qui
contient le rhème, c’ est-à-dire le constituant dominant au plan temporel et au
plan informationnel, est l’ acte de langage dominant qui confère son identité

6. C’ est le « topique par excellence » (S. Prévost, 2003).


7. On considère ici que le thème, en raison de son incomplétude, tend vers le rhème, qui lui
apporte la complétude. L’ expression « mise en appel » entend signifier ce phénomène de tension
du thème vers le rhème, à l’ instar de la question qui « appelle » une réponse (l’ incomplétude du
thème étant d’ ailleurs marquée, plus ou moins nettement, par une intonation montante ou sus-
pensive).

418
Temporalité et énonciation dans la phrase : la position initiale du circonstant

pragmatique à la phrase tout entière, elle-même phrase déclarative à valeur

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d’ assertion.
Ce mécanisme pourrait être décrit ainsi :

Question/t1 Réponse/t2
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Mon voisin + [que fait-il ?] [il] + peint


SN + prédicat virtuel [morph. flex. il…t] + forme verbale

En t1, le SN met en appel le rhème sous la forme d’ une question partielle qui
implique un prédicat virtuel (mon voisin [quoi ? qu’ est-il ? que fait-il ?]), lequel
s’ actualise en t2 dans le lexème verbal (flèche en traits pleins). Simultanément,
le SN se trouve mis en rappel en t2, sous la forme du morphème flexionnel verbal
(flèche en traitillé). Un double mouvement se met alors en place, qui est à la fois
de nature temporelle, fondé sur l’ anticipation du prédicat (en t1) et la mémori-
sation du SN (en t2) et de nature interactionnelle puisqu’ il intègre une paire
adjacente de type question-réponse.
Certes l’ intégration est maximale et la structure fortement grammaticalisée,
mais on peut en voir le déploiement explicite dans la phrase disloquée du type :
Mon voisin, il peint. Rappelons que, pour Bally, dans ce type de phrase : « le
thème est une sorte de question, dont le propos est la réponse » (1965, p. 62).

2 Circonstants de lieu et de temps en position initiale


La position initiale est le lieu de toutes les perplexités. Parce qu’ elle est capable
d’ accueillir une multitude de constituants catégoriellement hétérogènes, qu’ il
s’ agisse d’ unités susceptibles d’ avoir une autonomie phrastique (apostrophe,
interjection, adverbes-phrases, etc.), de mots grammaticaux non fonctionnels
à place fixe (conjonctions de coordination), d’ adverbiaux d’ énonciation ou
d’ énoncé, de circonstants détachés ou non détachés, de constituants antéposés
par dislocation, etc. Parmi les unités susceptibles d’ occuper une fonction syn-
taxique, la pluralité est de mise, avec des degrés d’ intégration à la phrase extrême-
ment variables et difficiles à différencier. Enfin, il n’ y a pas qu’ une seule position
initiale dans la mesure où ce poste attire un afflux de candidats qui se côtoient,
s’ accumulent, se combinent, selon des règles souvent difficiles à établir.
Ne pouvant aborder cette problématique dans toute son ampleur, je me limiterai
à l’ examen des circonstants de lieu et de temps en position initiale, dont j’ essaie-
rai de décrire le fonctionnement dans la perspective temporelle adoptée.

419
Énonciation, instances énonciatives

2.1 Le circonstant-cadre : constituant d’appel

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Prenons les exemples suivants :
(3) Sur le quai, Marie embrassa sa mère. (C. Guimier, 1996)
(4) Au bout de trois heures de route, Loiseau ramassa ses cartes. (Maupassant,
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Boule de suif)

Ces circonstants sont susceptibles d’ être extraits et rhématisés par le présentatif


c’ est… que :
C’ est sur le quai que Marie embrassa sa mère.
C’ est au bout de trois heures de route que Loiseau ramassa ses cartes.

Ils appartiennent donc au contenu de la phrase, s’ opposant en cela à des adver-


bes tels que peut-être, heureusement, etc., qui n’ admettent pas le clivage et res-
tent extérieurs au contenu phrastique 8.
Dans cette phrase étendue, le circonstant est posé en un temps t1, où il a la
fonction communicationnelle de thème par rapport à la structure phrastique,
qui est posée en un temps t2 et qui a la fonction de rhème : représenté ici par un
circonstant spatio-temporel, le thème sera plutôt interprété comme le cadre
dans lequel vient s’ inscrire le contenu du rhème. Dans la mesure où l’ on a affaire
en t2 à une unité phrastique, on formulera la même hypothèse que précédem-
ment selon laquelle l’ unité posée en t1 est elle aussi une unité phrastique. Ainsi
que le souligne P. Le Goffic (1993), « De par sa position, le circonstant initial est
a priori en rapport avec le reste de la phrase dans son ensemble, et presque sur
un pied d’ égalité (un circonstant initial fait souvent figure de phrase réduite) »
(p. 460). Dans une perspective pragmatique, le circonstant sera interprété
comme une mise en appel du rhème, sous la forme d’ une question partielle (Sur
le quai ? Au bout de trois heures de route ?) tandis que le rhème représenté par la
structure phrastique fournit la réponse à la question posée sous la forme d’ une
phrase déclarative à valeur d’ assertion, la phrase tout entière ayant cette identité
pragmatique d’ assertion. Plus précisément, en t1, le circonstant met en appel le
rhème sous la forme d’ une question partielle qui implique une phrase virtuelle
(sur le quai [que se passe-t-il ?]), laquelle s’ actualise en t2 dans la structure
phrastique Marie embrassa sa mère, laquelle garde en mémoire le circonstant
([sur le quai] Marie embrassa sa mère). Le circonstant est alors le cadre d’ un

8. On pourrait appliquer ici la distinction faite par C. Guimier (1996), entre adverbes endo-
phrastiques (« constituants internes à la phrase, qui […] participent à la construction du sens
référentiel de la phrase ») et adverbes exophrastiques (qui véhiculent « une idée regardante au
travers de laquelle l’ énoncé tout entier, ou une portion de l’ énoncé, est envisagé » (pp. 6-7). Les
circonstants spatio-temporels seraient donc ici des constituants endophrastiques, mis en position
de thème dans la phrase (toutefois ce n’ est pas l’ analyse de C. Guimier pour qui le circonstant sur
le quai est exophrastique dans (3)… alors que je le considère seulement comme extra-prédicatif).

420
Temporalité et énonciation dans la phrase : la position initiale du circonstant

énoncé thétique. Mais une autre structuration est possible, qui prend en compte

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la relation thème-rhème interne à la structure phrastique. Dans ce cas, le cir-
constant est un premier thème (sur le quai [que se passa-t-il ?]), qui se trouve suivi
d’ un second thème (Marie [que fit-elle ?]) qui met en appel le rhème contenu
dans le syntagme verbal ([elle] embrassa sa mère). Le circonstant est alors le
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cadre d’ un énoncé catégorique9.


En tant qu’ unité phrastique ayant une relative autonomie, ce circonstant donne
en quelque sorte en t1 le coup d’ envoi de la phrase, sans imposer à la structure
phrastique qui suit de contrainte particulière. Celle-ci peut en effet prendre la
forme affirmative ou négative :

Sur le quai, Marie embrassa / n’ embrassa pas sa mère.


Au bout de trois heures de route, Loiseau ramassa / ne ramassa pas ses cartes.

configurer de différentes manières la relation thème-rhème :

Sur le quai, Marie embrassa sa mère / c’ est Marie qui embrassa sa mère.
Au bout de trois heures de route, Loiseau ramassa ses cartes / c’ est Loiseau qui
ramassa ses cartes.

et même admettre différents types de phrases :

Sur le quai, Marie embrassa sa mère / Marie embrassa-t-elle sa mère ?


Au bout de trois heures de route, Loiseau ramassa ses cartes / Loiseau ramassa-t-il
ses cartes ?

Il n’ y a pas non plus de contrainte au plan de la combinatoire lexicale, aucune


solidarité syntaxico-sémantique ne s’ établissant entre le circonstant et le lexème
verbal. En t1, à un moment où le lexème verbal n’ est pas présent à l’ esprit, il ne
peut y avoir que l’ anticipation globale d’ un événement, d’ un fait, et non l’ anti-
cipation d’ un lexème verbal spécifique10.

9. La notion de « cadratif » a été abondamment développée par M. Charolles (2003), M. Charolles


et D. Vigier (2005). Pour la distinction entre énoncé thétique et énoncé catégorique, on se repor-
tera à C. Fuchs et N. Fournier (2003). Concernant les difficultés d’ interprétation et l’ ambiguïté de
la notion de thème, on se reportera à S. Prévost (2003). Enfin, la complexité des structures à
double thème a été mise en évidence par P. Le Goffic (1993), M. Charolles (2003) et S. Prévost
(2003). C’ est sans doute dans cette structure à double thème de l’ énoncé catégorique que le cir-
constant-cadre est susceptible de prendre aussi une valeur temporelle, comme le montre l’ exemple
Dans l’ entrée (= étant, une fois dans l’ entrée), Paul a posé sa valise, emprunté à M. Charolles (2003).
Le circonstant (thème 1) fournit d’ abord le cadre du SN (thème 2) qu’ il situe dans un espace-temps
(= dans l’ entrée, il y a Paul, Paul est dans l’ entrée), puis celui de la structure phrastique.
10. Voir sur ce point, l’ opposition entre Conformément à la loi, le tribunal a condamné l’ accusé
(= conformément à la loi, il y a eu l’ événement suivant : le tribunal a condamné l’ accusé) et Le tri-
bunal a condamné l’ accusé conformément à la loi (= la condamnation a été conforme à la loi). On
se reportera à C. Vargas (1995, p. 223).

421
Énonciation, instances énonciatives

D’ autre part, ce type de circonstant présente certaines caractéristiques qui per-

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mettent son rapprochement avec une question partielle. De même que la ques-
tion partielle, en raison des présupposés qu’ elle contient, délimite un cadre
qu’ elle impose à la réponse de l’ interlocuteur11, le circonstant en position initiale
« ouvre un champ, crée un monde, qui constitue le cadre de validité de la
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phrase, le domaine où elle vient se placer » (P. Le Goffic, 1993, p. 263). De plus
une question posée ne limite pas nécessairement la réponse à une seule phrase.
De même, l’ on constate que certains circonstants en position initiale ont voca-
tion à étendre leur portée au-delà de la phrase dans laquelle ils se trouvent, sur
plusieurs phrases, et même sur un ou plusieurs paragraphes, ces portées lon-
gues ayant fait l’ objet d’ études nombreuses et approfondies12.

2.2 Le circonstant en « prolepse » : constituant d’attente


J’ examinerai un autre type d’ exemple, qui présente la même suite de consti-
tuants mais dont le fonctionnement est tout à fait différent.
(5) Sur son bureau, Paul posa un dossier.

Comme le précédent, ce circonstant appartient au contenu de la phrase, comme


le montre la possibilité du clivage :
C’ est sur son bureau que Paul posa un dossier.

Mais l’ application des tests donne des résultats différents. Ainsi, la structure
phrastique qui suit le circonstant admet plus difficilement la forme affirmative
ou négative :
? Sur son bureau, Paul ne posa pas un dossier.

la reconfiguration de la relation thème-rhème :


? Sur son bureau, c’ est Paul qui posa un dossier.

ou la possibilité de différents types de phrases :


? Sur son bureau, Paul posa-t-il un dossier ?13

Ces résistances s’ expliquent par le fait qu’ il existe une solidarité syntaxico-
sémantique entre le circonstant et le lexème verbal (le verbe poser, dans cette

11. Voir C. Kerbrat-Orecchioni (1991, pp. 19-20).


12. On se reportera à M. Charolles (2003), M. Charolles et D. Vigier (2005), B. Combettes (2005).
13. Si le test de la négation est assez robuste, les tests suivants présentent une moindre fiabilité,
les deux phrases Sur son bureau, c’ est Paul qui posa un dossier et Sur son bureau, Paul posa-t-il un
dossier ? étant probablement acceptables dans des contextes appropriés. Elles semblent toutefois
moins naturelles que les phrases qui leur correspondent en 2.1.

422
Temporalité et énonciation dans la phrase : la position initiale du circonstant

interprétation, ayant une construction double du type « poser quelque chose en

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un lieu »), qui ferait plutôt attendre une construction postverbale liée Paul posa
un dossier sur son bureau. C’ est le cas de verbes qui impliquent le déplacement
d’ un objet dans un lieu, comme abandonner, cacher, diriger, mettre, poser, pous-
ser, transporter quelque chose quelque part, etc. Cela n’ empêche pas que certains
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de ces circonstants puissent accepter d’ être mis en position initiale14.


Il est évidemment impossible de proposer ici la même analyse communication-
nelle et pragmatique que précédemment. Ce circonstant ne saurait constituer le
thème qui met en appel en t1 la structure phrastique dont il fournirait le cadre.
Des paraphrases telles que Sur le bureau ? [que se passa-t-il] ? et (Paul [que fit-
il ?] ?) n’ ont aucune pertinence à moins d’ imaginer que Paul, juché sur son
bureau, pose son dossier sur une étagère… Les effets de portée longue, au-delà
de la phrase, semblent également compromis.
Je proposerai une autre lecture. Ce circonstant, bien que placé en première
position, ne peut être considéré comme une unité phrastique qui donne en t1
le coup d’ envoi aux autres séquences temporelles se succédant dans la phrase. Il
se trouve ainsi placé en raison d’ un petit « coup de force syntaxique », qui le
détache du lexème verbal dont il est en principe solidaire pour le projeter en
tête de phrase (on parlera plutôt d’ antéposition, d’ inversion ou de prolepse), où
il se trouve mis en suspens en attendant de venir en quelque sorte « se poser »
sur le lexème verbal. Alors que le déroulement temporel de la phrase contenant
un circonstant-cadre s’ effectue linéairement de gauche à droite avec une mémo-
risation et un accroissement continu des informations, on pourrait décrire la
présente structure comme un parcours temporel complexe « en épingle à che-
veux », dans lequel le circonstant va de droite à gauche (du verbe à la position
initiale), puis de gauche à droite (de la position initiale au verbe), mais en res-
tant en quelque sorte suspendu, en réserve dans la mémoire jusqu’ à ce qu’ il (re)
trouve son attache syntaxique15.
Nous évoquerons enfin, sans développer davantage, l’ exploitation contextuelle
très différente qui peut être faite de ces deux types de phrase. Le circonstant-
cadre, par son autonomie d’ unité phrastique en ouverture de phrase, est parfai-
tement apte à assurer la structuration spatio-temporelle des récits, à la fois en
amont (ce constituant thématique reprenant souvent des éléments antérieurs)
et en aval (par la mise en perspective d’ une ou plusieurs structures phrastiques).

14. Toutefois ce qui est possible pour cacher (Dans sa poche, elle cacha sa montre) ne l’ est pas
pour mettre ( ? Dans le réfrigérateur, elle mit la crème).
15. On pourrait alors expliquer le caractère peu naturel de la phrase Sur son bureau, c’ est Paul
qui posa un dossier par le fait que le circonstant, en raison de son affinité avec le lexème verbal,
laisse plutôt attendre la rhématisation du SV. On note d’ ailleurs que la phrase redevient plus
acceptable lorsque l’ extraction porte sur le COD de la phrase de base (Sur le bureau, c’ est un
dossier que posa Paul), dans la mesure où ce constituant entretient une relation de sélection pri-
vilégiée avec le lexème verbal.

423
Énonciation, instances énonciatives

Le circonstant antéposé, qui se détache d’ une structure phrastique à laquelle il

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reste inféodé, produit un effet de suspens qui rompt la linéarité temporelle. C’ est
avant tout un procédé expressif, qui tend, au niveau du décodage, à déstabiliser
la perception de l’ espace par des effets de flottement, d’ ambiguïté ou de syllepse
syntaxique. Ainsi, dans les exemples suivants, extraits de Boule de suif :
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(6) Mais à chaque porte des petits détachements frappaient, puis disparaissaient
dans les maisons.
(7) Et sur la pointe d’ un couteau toujours logé dans sa poche, il enleva une cuisse
toute vernie de gelée, la dépeça des dents, puis la mâcha avec une satisfaction
si évidente qu’ il y eut dans la voiture un grand soupir de détresse.
(8) On entra dans le bourg et devant l’ hôtel du Commerce on s’ arrêta.
(9) Sur la neige qui fermait l’ horizon, il profilait sa grande taille de guêpe en
uniforme […]

on peut hésiter entre les deux interprétations. Les verbes ont une solidarité
syntaxico-sémantique avec le circonstant de lieu (frapper à la porte, enlever une
cuisse [de volaille !] sur la pointe d’ un couteau, s’ arrêter devant l’ hôtel, profiler sa
taille sur la neige), ce qui tend à les faire interpréter comme des circonstants
antéposés mais l’ on peut aussi en faire des circonstants-cadres. À moins encore
qu’ il y ait passage d’ une interprétation à une autre… du circonstant-cadre au
circonstant antéposé, avec un effet de surprise, comme si l’ on percevait d’ abord
la localisation du procès avant de prendre conscience du procès qui s’ y déroule,
la force de l’ impression reçue prenant alors le pas sur la logique spatio-tempo-
relle. On comprend que cette expressivité soit particulièrement recherchée dans
le genre poétique dont Jean Cohen disait qu’ elle avait pour finalité de « brouiller
le message »16.

3 Conclusion
Ce qui ressort de cette brève étude est l’ intérêt que peut présenter une approche
temporelle et pragmatique de la phrase, non seulement pour des phénomènes
laissés pour compte dans le cadre d’ une syntaxe dure, mais peut-être aussi, dans
le cadre de cette dernière, pour l’ examen des catégories et des fonctions tradi-
tionnellement reconnues. L’ hypothèse faite ici est que la temporalité qui sous-tend
la dimension communicationnelle et énonciative est présente dès les structures
phrastiques minimales que représentent la forme verbale personnelle et la
phrase canonique. Contrainte à ce niveau qui est celui du système de la langue,
elle se manifeste plus librement, en lien avec le choix de l’ énonciateur, au-delà de
ces structures minimales, en particulier à travers les constituants périphériques.
Nous avons choisi de limiter notre approche à deux types de circonstants spa-

16. On se reportera aux exemples donnés dans S. Rémi-Giraud (2009).

424
Temporalité et énonciation dans la phrase : la position initiale du circonstant

tio-temporels en position initiale, dont le fonctionnement est fondamentale-

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ment différent. Il s’ agit d’ abord du circonstant-cadre17 qui met en appel, comme
le ferait une question, la suite de la phrase – l’ enchaînement thème-rhème18 se
déroulant de manière linéaire et s’ inscrivant dans un schéma pragmatique de
type question-réponse. Le second circonstant entre dans un parcours temporel
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complexe et non linéaire, pris dans une sorte d’ aller-retour du verbe au verbe et
posé en tête de phrase en attente de ce retour19. Ces deux parcours pourraient
faire mesurer – mais il faudrait une autre étude ! – à quel point ces deux circons-
tants n’ ont rien de commun du point de vue de leur emploi dans les textes, des
contraintes auxquelles ils répondent et des effets qu’ ils peuvent produire.

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phrase », Travaux de linguistique 47, 11-49.

17. Très abondamment étudié, que ce soit dans les grammaires ou les études spécialisées.
18. On a vu que la structure communicationnelle pouvait être à simple ou double thème.
19. Dans la théorie de l’ école de Fribourg, le circonstant-cadre peut être interprété comme une
clause, encore qu’ on puisse hésiter (voir M. Avanzi, 2005), mais, en tout état de cause, le circons-
tant antéposé, en solidarité rectionnelle avec le verbe, ne peut constituer une clause.

425
Énonciation, instances énonciatives

Charolles, M. & Vigier, D. (2005), « Les adverbiaux en position préverbale : portée

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SITES PÉRIPHÉRIQUES
ET TRACES DE DIALOGISME1

Corinne Rossari
Université de Fribourg

1 Introduction
Ma contribution à l’ hommage dédié à Alain Berrendonner concernera deux
types de constructions périphériques, les unes qui se situent à la périphérie
gauche de l’ énoncé, les autres, à la périphérie droite.

(1) Paul a été renvoyé. La cause/la raison, il arrivait toujours en retard


(2) Paul a été renvoyé, il arrivait en retard, faut croire

Les premières sont des constructions nominales, les secondes des constructions
propositionnelles au sens de proposition grammaticale ou clause. Leurs emplois
seront analysés dans du corpus écrit2. Ces constructions consistent en des

1. Cet article est une contribution au projet financé par le FNS n° 101512-117645 intitulé « Le
système évidentiel du français et de l’italien ».
2. L’ étude des constructions s’ écartant d’ une façon ou d’ une autre du carcan de la phrase stan-
dard a surtout été menée dans le cadre de travaux consacrés à l’ oral, que ce soit en relation avec
la macro-syntaxe (cf. Berrendonner et al. à paraître) ou en relation avec l’ Approche pronominale
(cf. Blanche-Benveniste et al. 1990). Béguelin (2010) relève à juste titre « le préjugé sociolinguis-
tique selon lequel la parataxe serait un trait particulier de la syntaxe de l’ oral familier » (Béguelin
2010 : 5). Elle prend le contre-pied de ce préjugé en étudiant les structures paratactiques dans des
exemples tirés pour l’ essentiel du théâtre de Marivaux. Nous adoptons un choix semblable en
travaillant exclusivement à partir de corpus écrits. Ce choix permettra de faire ressortir encore
davantage l’ idée que ce type de constructions fait aussi partie de la « grammaire » du français écrit.

427
Énonciation, instances énonciatives

constituants indépendants syntaxiquement de l’ énoncé qu’ elles accompagnent.

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Elles ne sont pas en relation de rection avec le verbe de ce dernier.
Dans le cadre de la grammaire de la période de Berrendonner et al. (à paraître),
les premières pourraient être analysées comme une réalisation du pattern prépa-
ration + action. Il s’ agirait d’ une prédication sur un objet non encore identifié :
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Il existe une autre sorte de routine préparation + action, plus rare, où l’ information
progresse à l’ inverse. Le locuteur met, si l’ on peut dire, la charrue avant les bœufs :
au lieu de poser d’ abord pour prédiquer ensuite, il prédique d’ abord « à crédit » sur
un objet non identifié, qu’ il pose seulement ensuite. (Berrendonner et al. à paraî-
tre : chap. 9, § 2.2. > Blanche-Benveniste 2010 : 203).

Les secondes ont des propriétés semblables à celles des clauses parenthétiques
réduites (RPC) décrites dans Schneider (2007) et consistant en des indications
modales tels que paraît-il, j’ crois, ou à ce qu’ on dit… Nos constructions propo-
sitionnelles partagent plusieurs points communs avec ces dernières :
[RPC are] neither the main clause nor a subordinate clause, but are inserted into
or adjoined to the end of the sentence in a way similar with sentence adverbs.
Their position is free and there is no overt syntactic link between them and the
host sentence or parts of it. They are related to the host only by adjacency and by
the fact that their missing argument can be recovered from the host. As other
peripheral elements, they are optional, i.e., they can be added as well as dropped
freely without endangering the grammatical acceptability of the host. Neverthe-
less, they are pragmatically connected to it. (Schneider 2007 : 1)

Nos expressions correspondent en tout point à cette description, à la différence


près que leur mobilité au sein de la clause est réduite à la position finale.
(3) Paul a été renvoyé. ? ? Faut croire, il arrivait en retard.3

Autrement, la plupart des critères relevés par Schneider sont pertinents : le man-
que de lien avec la clause « hôte », le caractère phrastique et réduit, et le lien pos-
sible avec une clause principale utilisée dans son sens plein.
L’ objectif de mon analyse sera de montrer que ces constructions gagnent à être
mises en relation avec des structures discursives dialogiques d’ échange, telles
qu’ elles sont conçues dans Roulet et al. (1985 et 2001), plutôt qu’ avec des struc-
tures syntaxiques. Nous assumerons ainsi un point de vue qui diffère des deux
grands axes selon lesquels les phénomènes de parataxe sont analysés. En effet,
comme le relève Béguelin (2010), les phénomènes de parataxe sont traités soit

3. Le signe « ?? » doit toujours être compris de façon relative. Il ne signifie pas que la séquence
est impossible à interpréter ou à construire, mais qu’ elle est moins usuelle qu’ une autre et non
attestée (ce qui ne veut pas dire qu’ elle ne pourrait pas l’ être). Le signe « * » désigne, conformé-
ment à la tradition syntaxique, une séquence mal formée au niveau grammatical.

428
Sites périphériques et traces de dialogisme

comme des constructions elliptiques, – on y voit alors l’ ellipse d’ un ligateur,

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donc d’ une construction hypotaxique –, soit comme une absence de lien :

Dans la littérature linguistique, on relève […] deux grandes approches des faits de
juxtaposition paratactique : l’ une, que je qualifierai de soustractive, y voit l’ ellipse
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d’ un ligateur ou d’ un subordonnant (cf. par ex. Wilmet, 2003 : § 680) ; l’ autre, plus
purement juxtapositive, postule une absence de lien entre les suites concernées.
(Béguelin, 2010 : 4)

De notre côté, nous y verrons non pas un lien syntaxique, mais un lien discursif
fondé sur une relation dialogique4. Ainsi, concernant les constructions à cons-
tituant nominal dites [N], nous n’ établirons pas de lien avec des structures
pseudo-clivées, comme le fait Blanche-Benveniste (2010). Leur caractère para-
taxique ne sera pas mis en relation avec une absence de c’ est :

Je considérerai ici, sans engager aucune définition générale, qu’ il y a un phéno-


mène de parataxe dès qu’ il y a absence de c’ est dans la tournure envisagée. (Blanche-
Benveniste, 2010 : 209)

Concernant les constructions à constituant propositionnel dites [P], nous ne


tenterons pas non plus d’ établir un lien avec des structures dans lesquelles elles
font partie d’ une valence verbale quelle qu’ en soit la réalisation (cf. Brinton 2007,
et Schneider 2007 qui recense les auteurs établissant ce type de lien, comme
nous le verrons ci-après). En l’ occurrence, nous ne tenterons pas de ramener
une construction comme (2) :

(4) [Il arrivait en retard] = x, faut croire

à un avatar de : il faut croire que x ou il faut croire cela = [x], ou encore cela = [x]
à ce qu’ il faut croire.
Le fait de ne pas ramener à un lien syntaxique quel qu’ il soit la relation entre les
deux constituants de ces structures distingue aussi notre analyse de celle que
Bally (1965 : chap. 2) fait des phrases segmentées ou coordonnées. Bien qu’ il y
ait dans son analyse des éléments qui rapprochent les structures qu’ il appelle
dirèmes de formes dialogales, il subsiste une différence sensible dans l’ interpré-
tation qu’ il en fait. Pour Bally, ces constructions restent des formes associables
d’ une façon ou d’ une autre à des formes régies (phrases subordonnées). Elles
sont des variantes de ces structures : « Nous insistons sur le fait que, même si A
ne consiste qu’ un en terme nominal, il équivaut logiquement à une subordon-
née… » (Bally 1965 : § 91). Même les structures interrogatives qu’ il conçoit à

4. Dargnat et Jayez (2010 : 62) envisagent également des liens discursifs entre des séquences
paratactiques, mais ils sont fondés sur des patterns monologiques, tels que ceux en jeu avec les
relations « causales, consécutives, contrastives, conditionnelles, temporelles ».

429
Énonciation, instances énonciatives

propos de certaines coordonnées causales sont fondées sur un pattern rection-

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nel. Les coordonnées sont vues comme mettant en jeu une phrase médiane qui
explicite sous forme interrogative le lien causal. Ce dernier est ensuite repris par
une clivée : « Je suis resté à la maison ; et j’ y suis resté pourquoi ? Le pourquoi
c’ est qu’ il pleuvait ». (Bally 1965 : § 95).
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Nous verrons en effet que les contraintes qui caractérisent nos deux types de
constructions ne peuvent s’ expliquer qu’ à partir de schèmes purement dialogi-
ques. Nos hypothèses se fonderont sur trois ensembles d’ observations : la cons-
titution d’ un paradigme autour de ces deux types de formes ; la possibilité ou
non de considérer ces formes comme le résultat d’ un processus de grammati-
calisation, en fonction des principes identifiés dans Marchello-Nizia (2006) et/
ou de pragmaticalisation, en fonction du mécanisme de changement linguisti-
que relevé pour les connecteurs5 (cf. Marchello-Nizia, 2008 et Traugott et Dasher,
2002) ; et enfin, le caractère émergent ou non de ces paradigmes : en d’ autres
termes ces constructions font-elles partie de nouveaux patterns grammaticaux
et, si oui, d’ où viennent-ils, ou ont-elles toujours existé ?

2 Le paradigme ouvert par ces constructions


Ces deux types de structures ouvrent un paradigme constitué par des construc-
tions analogues syntaxiquement, observant les mêmes contraintes positionnelles.
Pour les constructions [N], certains noms, ayant également la propriété de spé-
cifier le statut sémantique de l’ énoncé qui suit, sont possibles dans le même site
alors que d’ autres non.

(5) Paul a été renvoyé. La cause/ La raison/ Le problème, il arrivait toujours en


retard
(6) Paul a été renvoyé. ??La motivation / ??La difficulté, il arrivait toujours en
retard

Les contraintes concernent aussi la forme des SN. Certains doivent être cons-
truits avec un déterminant zéro, d’ autres avec un défini.

(7) Elle [la jalousie] peut être un piment dans la passion amoureuse… mais…
une jalousie maladive est un poison… qui détruit tout… et peut conduire
au drame… Conclusion : il faut savoir modérer sa jalousie. (Internet)
(8) […] Elle peut être un piment dans la passion amoureuse… mais… une
jalousie maladive est un poison… qui détruit tout… et peut conduire au
drame… ?? La conclusion : il faut savoir modérer sa jalousie.

5. Nous développons à ce propos la réflexion menée dans Rossari et Cojocariu (2008) sur les
constructions nominales prédicatives détachées à gauche.

430
Sites périphériques et traces de dialogisme

(9) Je viens de me prendre la tête avec mon mec pour une connerie : j’ ai fait

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trop de bruit alors qu’ il était en train de dormir. Résultat il est parti fin
énervé et compte ne revenir que dans 2 ou 3 jours. (Internet)
(10) Je viens de me prendre la tête avec mon mec pour une connerie : j’ ai fait trop
de bruit alors qu’ il était en train de dormir. ? ?Le résultat il est parti fin
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énervé et compte ne revenir que dans 2 ou 3 jours.


(11) Paul a été renvoyé. *Cause / *Raison, il arrivait toujours en retard.

Le N a perdu en partie ses propriétés flexionnelles. Le SN n’ a pas à s’ accorder


en nombre avec le ou les objets auquel(s) il réfère :

(12) L’ histoire est récente puisque j’ ai quitté mon compagnon samedi soir. Les
causes : la violence. (Internet)
(13) On sait que presque toute commande qui dépasse 5000 pièces est « donnée »
en Chine ou en Inde. Des petites marques aux plus grandes, elles vont toutes
là-bas. Les raisons ? Le prix de revient. (Internet)
(14) Au total de novembre 1944 à mars 1945, plus de 6500 ballons des deux types
furent lâchés. Très très peu parvinrent jusqu’ aux USA, l’ immense majorité
s’ abîmant en mer. La cause ? Les conditions météorologiques finalement
défavorables et de nombreuses erreurs de conception. (Internet)
(15) France Info, de son côté, annonce que ce match pourrait avoir lieu… à
Sedan ! La raison ? Les coûts de location de l’ antre artésien et l’ indisponibi-
lité du stade de la Licorne. (Internet)
(16) Voilà j´ai phantasmagoria. Comme il marche sous dos donc je télécharge un
émulateur « dosbox » et D-fend pour s´en servir plus facilement. Le pro-
blème il y en a 2 ! (Internet)

Ces caractéristiques éloignent les constructions indépendantes de construc-


tions hypotaxiques, qu’ elles soient pseudo-clivées (le N, c’ est que) ou attributi-
ves (le N est que).
Les réalisations hypotaxiques peuvent se construire avec des N qui n’ ont pas
d’ emploi détaché à gauche :

(17) Tout ceci, en vue de m’ inciter à ne jamais abandonner le journal et à y verser


de plus en plus toute ma vie intérieure. La difficulté c’ est que, et du point
de vue pécuniaire et aussi à cause de mon désir de traiter le plus de sujets
possibles, i would like to begin on october 17. (Du Bos, 1925)6

Elles n’ ont jamais de réalisation avec le déterminant zéro :

(18) La conclusion, c’ est que dans ce combat et dans cette théorie, Goku a énor-
mément retenu ses coups et s’ est battu comme une savate, mais alors vrai-
ment. Parce que le Gros Buu il l’ avait à sa botte ! (Internet)

6. Les exemples d’ auteur sont puisés dans la base textuelle Frantext.

431
Énonciation, instances énonciatives

(19) *Conclusion c’ est que dans ce combat et dans cette théorie, Goku a énor-

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mément retenu ses coups et s’ est battu comme une savate, mais alors vrai-
ment. Parce que le Gros Buu il l’ avait à sa botte !

Elles sont plus sensibles à l’ accord référentiel :


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(20) Mon père a arrêté son travail de maçonnerie chez une entreprise sans pour
autant avoir dit ou écrit clairement qu’ il a démissionné. La ou plutôt les
raisons c’ est que son patron ne payait pas la totalité des salaires ainsi que
d’ autres frais (heures sup, panier, les intempéries)7. (Internet)

Au sein des constructions [P], nous relevons également que des expressions
semblables sémantiquement peuvent occuper la position détachée à droite alors
que d’ autres non.

(21) Il y a de la lumière. Paul est rentré, faut croire / on dirait.


(22) Il y a de la lumière. Paul est rentré, ?faut penser / ?faut imaginer / ?faut
envisager.

La forme de ces constructions (temps + emploi du clitique) est également res-


treinte.
(23) Il y a de la lumière. Paul est rentré, ??fallait croire /??on dira.
(24) Il y a de la lumière. Paul est rentré, ??faut le croire /??nous dirions.

Ces contraintes sont bien propres aux constructions occupant la position déta-
chée. Les constructions faites avec les mêmes verbes mais introduisant une
complétive n’ observent pas les mêmes contraintes.

(25) Quand quelqu’ un se plaint d’ avoir mal aux yeux, il faut consulter un ophtal-
mologue mais si celui-ci ne peut pas vous soulager il faut penser que [/ il
faudrait penser que] ce mal aux yeux est peut-être une douleur de migraine
et consulter un neurologue. (Internet)
(26) Quand quelqu’ un se plaint d’ avoir mal aux yeux, il faut consulter un oph-
talmologue mais si celui-ci ne peut pas vous soulager, ce mal aux yeux est
peut être une douleur de migraine ??faut penser, et consulter un neuro-
logue.

Il en va de même pour paraît :

(27) Il y a de la lumière. Paul est rentré, paraît /*paraissait.

7. L’ autocorrection souligne la sensibilité du locuteur à l’ accord par rapport aux objets sur
lesquels raison prédique à son sens (à savoir la totalité des salaires et d’ autres frais). Cela ne veut
pas dire pour autant qu’ on ne peut envisager une pseudo-clivée ne respectant pas l’ accord. La
construction est, quoi qu’ il en soit, moins facile à débusquer qu’ avec le N détaché.

432
Sites périphériques et traces de dialogisme

Plusieurs questions seraient laissées en suspens, si on envisageait d’ analyser les

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constructions détachées comme des avatars de constructions hypotaxiques.
Pourquoi seules les constructions au présent se seraient-elles émancipées de leur
carcan syntaxique, alors que les formes introduisant des complétives se conju-
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guent à plusieurs temps ?

(28) Il paraissait que rien désormais ne pouvait empêcher le plan de la guerre


de réussir. (Bernis, 1794)
(29) Il fallait croire que cet objet lui tînt au cœur, car sa voix s’ enrouait et ses
mots devenaient vagues. (Arland, 1929)

Pourquoi la position détachée à gauche n’ est-elle pas attestée ? Comme toutes


les constructions régissantes, faut croire que, on dirait que… interviennent en
position initiale. Devenu électron libre, le RPC n’ a pas de raison de ne pas occu-
per la position détachée à gauche. Je dirais, par exemple, qui a également un
emploi de RPC peut occuper n’ importe quelle position d’ incise dont la détachée
à gauche :

(30) Comment vous avez découvert ce groupe et quand : Je dirais il y a mainte-


nant 3 semaines ! (Internet)
(31) À quoi ça sert de désigner par des partis ? ? ? Voilà que tu penses mal en
faisant ainsi. Tu es bien en train de séparer les étudiants entre eux… C’ est
« nul » je dirais car tu dois savoir que ce sont les étudiants UNIS qui feront
bouger les choses, pas seulement la moitié. (Internet)
(32) […] oui, il était foncièrement bon, Flaubert, et il pratiqua, je dirais, toutes
les vertus bourgeoises, si je ne craignais de chagriner son ombre avec ce
mot, […]. (de Goncourt E. et de Goncourt J., 1890)

Toutes les positions parenthétiques de je dirais sont donc attestées8. Cette variété
n’ est manifeste ni pour on dirait ni pour (il) paraît (pour lequel on trouve néan-
moins de rares emplois médians cf. (55) à venir).

3 Les propriétés relevées sont-elles le résultat


d’ un processus de grammaticalisation
ou de pragmaticalisation ?
Toutes ces constructions sont partiellement figées. En cela, elles semblent
grammaticalisées, ce qui ne veut pas dire qu’ elles sont le résultat d’ un processus
de grammaticalisation ou de pragmaticalisation.

8. Cela ne veut pas dire que je dirais parenthétique est dérivé d’ une structure hypotaxique.
Nous réservons à un travail ultérieur un regard plus global sur les constructions parenthétiques.

433
Énonciation, instances énonciatives

En ce qui concerne la grammaticalisation, on n’ en relève aucun signe. Il n’ y a

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pas de décatégorisation, ni d’ affaiblissement sémantique. Le nom des construc-
tions nominales détachées à gauche maintient toutes les propriétés d’ un N et sa
sémantique n’ est pas différente de celle qu’ il a dans d’ autres constructions. Il en
va de même pour les expressions propositionnelles. On ne perçoit pas de chan-
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gement sémantique ou de modification quant au statut des verbes dans les


constructions introduisant une complétive et celles détachées à droite. Il n’ y a
pas de raison non plus d’ identifier un processus de pragmaticalisation, du genre
de celui envisagé pour l’ émergence de certains connecteurs. Marchello-Nizia
(2008) montre bien que l’ acquisition de la valeur concessive propre à cependant
est induite par l’ introduction de la forme dans certains contextes précis, confor-
mément à ce que prévoit le mécanisme de l’ Invited Inferencing Therory of
Semantic Change de Traugott et Dasher (2002). Ceci n’ est pas le cas pour nos
constructions, dont la position détachée ne s’ accompagne pas d’ une modifica-
tion sémantique. Il y a donc bien figement, mais il ne semble pas résulter d’ un
processus de grammaticalisation ou de pragmaticalisation.

4 Synthèse de l’ ensemble des traits qui caractérisent


les constructions détachées à droite et à gauche
Fixité
Fixité association Indépendance Absence clitique Absence
Position détachée du mode,
Dét N flexionnelle sujet clitique objet
tps verbal
La cause Gauche obligatoire Dét défini sg +
ou pl

La raison Gauche obligatoire Dét défini sg +


ou pl

Le problème Gauche obligatoire Dét défini sg +

La condition Gauche obligatoire Dét défini sg +


ou pl

Résultat Gauche obligatoire Dét zéro (dét +


défini possible)

Conclusion Gauche obligatoire Dét zéro (dét +


défini possible)

Faut croire Droite (pas d’ autres Complète Préférée Obligatoire


positions attestées) cf. (24)

Paraît Droite préférée Complète Fréquente


(insérée attestée, (pas d’ attestation
gauche non attestée) avec clitique)
On dirait Droite (pas d’ autres Complète Jamais absent
positions attestées)

434
Sites périphériques et traces de dialogisme

5 La nature du lien entre la construction détachée

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et l’ énoncé
Nous soutenons que le lien qui unit la construction détachée à l’ énoncé hôte
n’ est pas de nature syntaxique, mais de nature discursive.
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Il s’ agit d’ un lien dialogique. Il est représentable par une structure discursive


d’ échange au sens de Roulet et al. (1985, 2001). La construction détachée corres-
pond soit à un avatar d’ intervention initiative de question, soit à un avatar d’ inter-
vention réactive de réponse. La position à la périphérie gauche ou droite est une
conséquence de la relation illocutoire qui unit la construction détachée à l’ énoncé
qu’ elle accompagne : à gauche quand elle est initiative et à droite quand elle est
réactive.

La relation que nous posons relève d’ un calque d’ une structure dialogale (deux
locuteurs) et dialogique (structure d’ échange) dans une structure monologale
(un locuteur) et monologique (structure d’ intervention). Cette hypothèse est
étayée par le fait que toutes ces constructions ont des emplois dialogiques.

5.1 Les constructions [N]


Les N cause, raison, condition, problème, conclusion ont tous des emplois dialo-
giques attestés en tant qu’ intervention initiative de question. Dans la base tex-
tuelle Frantext du français moderne, les premières attestations se trouvent dès
le xvie siècle.
L’ emploi de la raison dans l’ exemple ci-dessous est très semblable à celui de
détaché à gauche. L’ expression est employée dans un discours monologal, dans
lequel elle est utilisée comme énoncé interrogatif :

(33) Et celles ses estroictes barrieres et forteresse ne retarderont vos forts et puis-
sans assaulx. La raison ? Vous avez Amour de vostre cousté et ayde : contre
lequel aulcune Rocque ne peult longuement durer. (Flore, 1537)

La construction avec le nom cause est attestée un siècle plus tard, toujours en
tant qu’ énoncé interrogatif, mais dans un discours dialogal et dialogique :

(34) DU BOIS
Je vous dis qu’ il faut quitter ce lieu.
ALCESTE
La cause ?
DU BOIS
Il faut partir, Monsieur, sans dire adieu. (Molière, 1667)

435
Énonciation, instances énonciatives

On trouve une configuration semblable, mais monologale avec le nom résultat 9

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au début du xviiie siècle, où le nom est employé avec son déterminant défini. Le
locuteur reprend une partie de la question posée par le destinataire.
(35) Quel fut le résultat de la conversation ?
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LE MARQUIS : Le résultat ? Je la ramenai chez elle avec sa compagnie ; je


lui offris mes services, et la vieille folle les accepta. (Lesage, 1735)

L’ usage dialogique de ces constructions en tant qu’ énoncé interrogatif est tou-
jours en vigueur :
Usage monologal dialogique
(36) Au total de novembre 1944 à mars 1945, plus de 6500 ballons des deux types
furent lâchés. Très très peu parvinrent jusqu’ aux USA, l’ immense majorité
s’ abîmant en mer. La cause ? Les conditions météorologiques finalement
défavorables et de nombreuses erreurs de conception. (Internet)
(37) France Info, de son côté, annonce que ce match pourrait avoir lieu… à
Sedan ! La raison ? Les coûts de location de l’ antre artésien et l’ indisponibi-
lité du stade de la Licorne. (Internet)

Usage dialogal dialogique


(38) Les assassins devraient porter un signe distinctif. Un coquelicot à la bou-
tonnière. (un temps.) Bon. Alors ? Conclusion ? OLGA – Tu vas rentrer au
parti. HUGO – Bon. (Sartre, 1948)

La relation dialogique permet l’ indépendance flexionnelle et attributive. Le N


ne qualifie pas l’ état de choses évoqué dans l’ énoncé qui suit, mais anticipe une
question possible du destinataire dont la réponse figure dans l’ énoncé hôte.
(39) La nouvelle tombe comme une dépêche. L’ homme, lui, est déjà tombé. La
cause ? Les médias dénoncent le froid. Je le conteste. (Internet)

L’ énoncé qui suit la construction [N] peut ne pas introduire directement la


cause annoncée. Dans le discours ci-dessus, la cause n’ introduit pas un énoncé
évoquant directement la cause, mais un énoncé parlant de ce que les médias
estiment être la cause. Il anticipe une question du type « Mais pourquoi cet
homme est-il tombé ? ». Cet emploi ne saurait trouver une réalisation au moyen
d’ une structure hypotaxique :

9. Résultat avec un déterminant zéro n’ est pas attesté en tant qu’ énoncé interrogatif dans les
bases de données consultées (Frantext et recherche Internet faites au moyen de Google), mais on
peut admettre qu’ un processus analogique avec conclusion a permis l’ emploi détaché à gauche.

436
Sites périphériques et traces de dialogisme

(40) La nouvelle tombe comme une dépêche. L’ homme, lui, est déjà tombé. *La

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cause est les médias qui dénoncent le froid / *La cause c’ est que les médias
dénoncent le froid.

Il faudrait formuler les choses ainsi pour que la construction soit acceptable :
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(41) La nouvelle tombe comme une dépêche. L’ homme, lui, est déjà tombé. La
cause est le froid, d’ après les médias.

En ce qui concerne les autres noms du paradigme, les emplois interrogatifs sont
également attestés mais seulement dans un registre d’ écrits spontanés10.
(42) En fait, le constructeur de copie généré se contente de copier la valeur de
tous les attributs… même des pointeurs ! Le problème ? Eh bien justement,
il se trouve qu’ un des attributs est un pointeur dans notre classe Person-
nage ! (Internet)
(43) Tu as tout à fait le droit. La condition ? Faire la demande auprès de ton
employeur 2 mois avant la date de début du congé parental. (Internet)

Les constructions nominales sont donc toutes attestées en tant qu’ énoncés
interrogatifs, et, pour certaines d’ entre elles, dès le xvie siècle.

5.2 Les constructions [P]


Les constructions propositionnelles ont toutes des emplois dialogiques en tant
qu’ énoncés indépendants réactifs permettant une confirmation de l’ état de
choses évoqué dans l’ intervention initiative.
(44) Madame Derzilly
Elle a de nouveau défendu le bal.
M. Dorfeuil
Elle est folle.
Madame Derzilly
Il faut le croire. (Leclercq, 1835)
(45) Il y a un autre catholique que moi qui est convaincu de son innocence ? – Il
faut le croire. – Mais la conviction de cet autre partisan doit être moins
ancienne que la mienne. (Proust, 1922)
(46) – Mince alors, fit-il, l’ autre salaud lui a raconté ?
– Faut croire. (Clavel, 1962)
(47) Cripure demanda :
– Maïa ?
– On dirait.
Ils prêtèrent l’ oreille : c’ était Maïa qui s’ égosillait. (Guilloux, 1935)

10. J’ oppose en termes de registre les attestations puisées dans des Chats sur Internet qui reflè-
tent un usage écrit mais spontané de la langue et celles relatives à la base de texte Frantext qui ne
recueille aucun écrit spontané (dénommé par commodité registre non spontané).

437
Énonciation, instances énonciatives

(48) De Montègre

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Qui est ?
De Ryons
Qui est de vous redemander la lettre que je vous ai remise de sa part.
De Montègre.
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Ainsi elle ne m’ aime pas ?


De Ryons
Il paraît. (Dumas fils, 1869)
(49) – C’ est une commerçante ? demanda Didine.
– Paraît. Elle veut me courir après et me marier.
– Elle vous connaît alors, vous. (Queneau, 1952)

Les emplois détachés à droite apparaissent à peu près à la même époque, mais
jamais avec le clitique objet pour faut croire. La première attestation intervient
dans la seconde moitié du xixe siècle.
(50) Rosalie reprit :
– M. Paul viendra dès l’ enterrement fini. Demain à la même heure, faut
croire. (Maupassant, 1883)

Le segment détaché maintient les traits dialogiques de la confirmation. Il per-


met au locuteur de revenir sur l’ énoncé qui précède pour en confirmer le bien
fondé. Ce fonctionnement a des points communs avec les clauses de « justifica-
tions confirmatives » que Béguelin (2010) relève dans son inventaire des fonc-
tions des segments paratactiques. Leur fonction est semblable : « […] la seconde
clause [qui correspondrait à nos clauses propositionnelles] reprend en écho, mais
de manière abrégée, le contenu de la première, produisant un effet de confirmation
ou d’ insistance11 » (Béguelin 2010 : 21). Toutefois, dans le cas de nos construc-
tions, il n’ y a pas de reprise explicite du contenu de la première clause. Il y a bien
effet de confirmation ou d’ insistance, mais sans reprise de contenu. Le recours
à un clitique objet, compatible avec la construction faut croire employée dialo-
giquement, rendrait la séquence peu naturelle :
(51) Rosalie reprit :
– M. Paul viendra dès l’ enterrement fini. Demain à la même heure, ? ?il
faut le croire.

L’ absence nécessaire de ce clitique est une conséquence du fonctionnement


dialogique de l’ expression. Le clitique introduirait un lien de continuité textuelle
entre les deux clauses, lien qui, en l’ absence d’ autres signes de dialogisme, cas-
serait la nature fondamentalement dialogique de la relation. Ce clitique peut donc
apparaître dans les configurations clairement dialogales ou dialogiques, cf. (44)
et (45), mais non quand les signes extérieurs de dialogisme sont estompés –
absence de signe interrogatif ou de changement de tour de parole.

11. Nous soulignons ce passage.

438
Sites périphériques et traces de dialogisme

La construction on dirait est attestée environ à la même période en tant que

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détachée à droite :

(52) Mes bottes reluisent et sonnent comme des bottes d’ officier ; mon habit me
va bien, on dirait. (Vallès, 1881)
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Les premières occurrences de paraît se trouvent un siècle plus tard :

(53) Et après, chez la patronne qui veut me parler, paraît. (Duhamel, 1938)
(54) J’ en sais rien, à Caracas, paraît. (Fallet, 1956)
(55) Mais y en a aussi, paraît, qui l’ auraient retapissé en train de siroter dans le
dur, vers la station Duroc ou Jasmin. (Degaudenzi, 1987)

L’ emploi détaché à droite est analysable en tant qu’ « exportation » tel quel de
l’ énoncé dialogique réactif. Il a la même fixité formelle. Il n’ est pas le fruit d’ une
évolution, mais d’ un calque d’ une construction dialogale et dialogique dans un
moule monologal et monologique.
Une fois intégré à ce moule, l’ emploi détaché à droite « vit sa vie ». Par analogie
avec les constructions parenthétiques propositionnelles, certaines acquièrent
d’ autres positions au sein de l’ énoncé. C’ est le cas de paraît qui, vraisemblable-
ment, par analogie avec paraît-il, est attesté dans des positions d’ incise.
Les constructions avec d’ autres verbes épistémiques ayant des emplois hypo-
taxiques n’ ont pas développé d’ emplois détachés à droite, et ce, selon notre
hypothèse, parce qu’ elles n’ ont pas d’ emplois dialogiques (cf. faut imaginer, faut
penser, faut supposer).

6 Émergence des constructions détachées ?


Les constructions détachées, vues comme avatars de relations dialogiques, relè-
vent d’ un choix rhétorique. Nous avons vu que ce genre de tournures est attesté
dès le xvie siècle en ce qui concerne les expressions nominales servant d’ inter-
vention initiative. Combettes (2009) relève ce procédé comme un pattern de
construction du discours argumentatif au moyen âge, inspiré de la quaestio en
latin :

Les discours argumentatifs du xiiie siècle, étroitement liés au contexte de l’ ensei-


gnement universitaire, se caractérisent par une construction très stricte, consé-
quence de la situation de communication dans laquelle ils s’ insèrent. Qu’ il s’ agisse
des Sommes de théologie ou des cours, la méthode de présentation est celle d’ une
progression par questions et réponses. (Combettes, 2009 : 148)

L’ emploi de constructions nominales comprenant des noms comme réponse,


solution souligne encore davantage la proximité avec les constructions [N] :

439
Énonciation, instances énonciatives

on notera que la proposition qui forme le topique peut parfois se présenter sous la

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forme d’ un énoncé indépendant, sans expression particulière annonçant qu’ elle
constitue le support d’ un commentaire ; c’ est alors l’ emploi d’ un terme comme
réponse, solution, qui souligne le mouvement argumentatif de réfutation :
11 disoient aucuns que […]. Response que c’ est chose dicte voluntairement […]
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(Jean de Montreuil, 168)


12 Et d’ autre part, a ce que aucuns Angloiz opposent d’ aucunes dames de
France qu’ elles […]. Solution : que le roy leur seult faire bailler […] (Combettes
2009 : 152)

En ce qui concerne les constructions propositionnelles, le choix d’ y recourir


répond au même motif : celui d’ introduire du dialogisme au sein de son propre
discours, mais de façon plus détournée. Le locuteur réagit à ses propres asser-
tions en en faisant un commentaire épistémique du même ordre que celui que
lui ferait un destinataire à la suite d’ une demande de confirmation. Là aussi, le
tour n’ est pas neuf. Il correspond à un pattern argumentatif relevé par Combet-
tes (2009) à la période du moyen français, toujours concernant les textes inspi-
rés de la quaestio en latin : celui de prendre appui sur le discours d’ autrui pour
y ajouter un commentaire. Les liens doivent être cernés par rapport à ce pro-
cédé, par lequel on passe subrepticement d’ un discours dialogal à un discours
monologal :
Qu’ il s’ agisse de questions réellement débattues en public ou de textes suivis, deux
caractéristiques apparaissent comme particulièrement importantes pour l’ analyse
des formes linguistiques : le passage d’ une situation de dialogue, effectif ou joué, à
un discours monologal, la nécessité de rapporter des opinions et de prendre posi-
tion sur leur contenu. (Combettes 2009 : 149)

La construction [P] pourrait parfaitement s’ inscrire dans un des schémas dia-


logiques que Combettes relève pour cette période :
Le point de départ des structures qui nous intéressent […] est […] constitué d’ une
succession du type : X dit P1 / je dis P2, dans laquelle P2 est un jugement sur P1.
L’ intégration de la première proposition sous la forme d’ un topique dont la
deuxième est le commentaire conduit à une structuration comme : sur le fait que
X dit que P1, je dis que P2. À partir de ce schéma développé se réalisent des linéa-
risations concrètes qui mettent d’ ordinaire en œuvre des phénomènes d’ ellipse,
qu’ il s’ agisse de la non expression de l’ introducteur de topique : que P1, je dis que
P2, ou de celle du verbe de parole introducteur du commentaire : sur le fait que X
dit que P1, P2, ou encore de la suppression de toute formule d’ introduction, dans :
que P1, P2, qu’ il convient d’ interpréter comme : quant à ce que X dit P1, je réponds
P2. (Combettes, 2009 : 149)

La dernière construction relevée – que P1, P2 – correspond à notre structure :


X, faut croire / on dirait / paraît, à la différence près qu’ il n’ y a plus dans X
aucune trace de discours rapporté et que P2 est une proposition partiellement

440
Sites périphériques et traces de dialogisme

figée. Le commentaire que Combettes fait à propos de l’ interprétation dont ces

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structures font l’ objet en français contemporain s’ applique mot pour mot aux
constructions que nous avons analysées :

Tous ces tours, qu’ une interprétation trop « moderne » analyserait comme des cas
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d’ anacoluthe, sont le résultat de l’ ellipse des termes qui renvoient au fait de dire,
ellipse qui juxtapose des constituants pouvant formellement entrer dans une rela-
tion d’ hypotaxe, mais correspondant en fait à la succession de deux actes de parole
distincts, caractérisés par un changement énonciatif, […] (Combettes, 2009 : 151)

7 Conclusion
La fonction dialogique que nous avons attribuée aux constructions détachées
analysées explique à la fois la position préférée ou obligatoire de ces constructions
à la périphérie gauche ou droite, leurs traits formels qui en font des syntagmes
partiellement figés et leur caractère non émergent. L’ écrasement de la structure
dialogale et dialogique dans une structure monologale et monologique a ainsi
masqué la relation fondamentalement illocutoire qui unit le constituant détaché
à l’ énoncé.

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Énonciation, instances énonciatives

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LE PRÉSENT : UN OU MULTIPLE ?

Françoise Revaz
Université de Fribourg

Encore un mot sur ce présent qui me fascine et qui me permit


de devenir votre collègue…

Présents déictique, historique, aoristique, gnomique ; présents d’ énonciation, de


narration, de définition, de scénario, de reportage, de résumé ; présents des blagues,
des didascalies, des procédures : la liste est longue des étiquettes pour désigner les
divers emplois du présent de l’ indicatif en français. Mais que cache cette abon-
dance terminologique ? Derrière la multitude des effets de sens en discours,
n’ existe-t-il pas un signifié stable, un invariant sémantique en langue ? C’ est à
ces questions que je vais tenter d’ apporter quelques éléments de réponse, cons-
ciente d’ entrer dans un débat théorique commencé de longue date et apparem-
ment pas près de se clore.

1 Définition du présent :
des positions théoriques concurrentes
Les linguistes ne cessent d’ affirmer que le présent est un temps « caméléon ». De
fait, ses emplois en discours sont très variés : il permet d’ inscrire un procès dans
n’ importe quelle époque (actuelle, passée ou à venir), voire dans toutes les épo-
ques, dans l’ emploi gnomique, voire encore dans aucune époque temporelle

443
Énonciation, instances énonciatives

précise, dans les emplois réputés « prototypants » (blagues, didascalies, proverbes,

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procédures, textes de loi, etc.)1. Pour expliquer cette diversité d’ emplois, plu-
sieurs positions théoriques sont en concurrence.

1.1 Déicticité contre atemporalité


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Une première position, assez classique mais moins souvent revendiquée ces der-
nières années, est de définir le présent comme une forme temporelle déictique
marquant la coïncidence entre le moment de l’ énonciation et le moment du
procès2 :
Le « présent » coïncide avec le moment de l’ énonciation […]. De l’ énonciation
procède l’ instauration de la catégorie du présent, et de la catégorie du présent naît
la catégorie du temps. Le présent est proprement la source du temps. Il est cette
présence au monde que l’ acte d’ énonciation rend seul possible […]. Le présent
formel ne fait qu’ expliciter le présent inhérent à l’ énonciation, qui se renouvelle
avec chaque production de discours. (Benveniste 1974, 83)

Une autre position est de définir le présent comme une forme atemporelle, posi-
tion généralement justifiée par le fait que le présent est une forme morphologi-
quement non marquée. Le postulat semble être : pas de morphème identifiable,
pas de signifié. De la même façon, mais en termes guillaumiens, Bres (1999, 2006,
2010) considère le présent comme une forme prétemporelle correspondant à
« une saisie du mouvement d’ actualisation de l’ image-temps antérieure à la divi-
sion en époques » (2006, 124). Pour Bres, le présent ne donne aucune instruc-
tion d’ ordre temporel, ce qu’ il note [+ neutre] dans ses tableaux de « description
unifiée des temps verbaux »3. Selon lui, seuls le cotexte et le contexte permettent
de localiser temporellement un énoncé au présent. Ce postulat d’ un présent
« atemporel » semble être remis à l’ honneur depuis quelque temps. Par exemple,
pour expliquer les emplois prototypants, à savoir les cas où les procès au présent
ne sont pas présentés comme effectifs et ancrés dans une temporalité, mais
comme possiblement susceptibles de se produire, Gerbe (2007 et 2010) s’ appuie
précisément sur la valeur de « non-temps » de ce tiroir verbal. En tant que forme
non marquée, le présent laisserait en attente « l’ actualisation de l’ événement [et
participerait ainsi] à la création d’ un prototype d’ événement » (p. 433).
L’ hypothèse déictique et l’ hypothèse atemporelle me semblent présenter l’ une
et l’ autre des défauts. Caractériser le présent comme une forme déictique sem-

1. Sur le présent « prototypant », lire Gerbe (2010).


2. Cette position ne fait que perpétuer la longue tradition philosophique et grammaticale qui,
depuis Aristote, attribue au présent la faculté de situer le procès dans l’ époque actuelle.
3. Dans Bres (2010), les temps verbaux sont classés selon leurs instructions temporelle et aspec-
tuelle respectives par le biais des traits sémantiques suivants : [+ passé], [+ présent], [+ neutre],
[+ ultérieur], [+ prospectif] pour le temps, [+ tension], [+ extension], [+ incidence], [– inci-
dence], [± incidence] pour l’ aspect.

444
Le présent : un ou multiple ?

ble peu opératoire, car cela oblige à considérer tous les emplois dans lesquels le

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présent renvoie à un moment autre que celui de l’ énonciation comme des emplois
dérivés ou figurés qui relèveraient du seul artifice de style. Prenons l’ exemple
du présent « historique », c’ est-à-dire d’ un présent dans un contexte temporel
de référence passé. Dans ce cas, les tenants de la déicticité du présent expliquent
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l’ effet de sens particulier en termes de « suppression de l’ écart temporel » grâce


au déplacement métaphorique du point de vue :

Le « présent historique » ou « présent de narration » raconte au présent une his-


toire passée, parfois fort éloignée du moment où l’ on parle. L’ effet est évidemment
de faire vivre au lecteur les événements rapportés « comme s’ il y était », puisqu’ ils
sont présentés comme contemporains à son existence même. (Leeman-Bouix
1994, 149)

On notera à ce propos que deux explications différentes sont avancées. Pour les
uns, les faits historiques sont détachés du passé pour être présentés, fictivement
bien sûr, à l’ actualité du locuteur ; pour les autres, c’ est le locuteur qui, par le jeu
de la métaphore temporelle, se transporte (ou du moins se reporte par la pensée)
de son actualité au lieu et au moment des événements historiques. Mais, dans
tous les cas, c’ est la vertu actualisante du présent qui est postulée.
Le problème du postulat de la déicticité du présent est que le signifié affecté à
ce temps verbal est trop limité et qu’ il oblige à distinguer les emplois « canoni-
ques » ou « typiques » (mais rares en somme !) dans lesquels effectivement le pré-
sent renvoie au moment de l’ énonciation des autres emplois considérés comme
« dérivés » ou « stylistiques ». Cette conception du présent est d’ ailleurs réguliè-
rement remise en question :

Comment expliquer que le présent s’ évade sans cesse de sa case propre, pour s’ ins-
taller dans les cases opposées, en bonne intelligence avec des marques explicites de
passé ou de futur ? […]
La tendance ordinaire est de traiter avec indulgence les frasques de ce temps camé-
léon, de les oublier, ou d’ en donner une interprétation stylistique. Le présent, en
contexte non actuel, provoquerait surprise, dramatisation, etc. […]
Le point faible de toutes les « explications » stylistiques […] est de considérer
comme assuré ce qu’ il faudrait examiner : le présent dénote-t-il l’ actuel ? (Serbat
1988, 33)

Au vu de la critique de Serbat, la position qui défend l’ atemporalité du présent


apparaît plus raisonnable et je rejoins volontiers Bres (2006) pour postuler que
le présent est une forme non déictique « qui ne situe pas le procès dans le temps
(conçu comme division en époques présente, passée et future) » (p. 124). En
revanche, je ne considérerai pas pour autant que le présent est une forme neutre,
dépourvue de signifié temporel. En effet, pourquoi une forme verbale serait-elle
sous-spécifiée en langue et, dès lors, exclue du système des oppositions verbo-

445
Énonciation, instances énonciatives

temporelles ? J’ opte donc pour une troisième conception théorique qui postule

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que le présent est un temps anaphorique ou relatif dont l’ invariant sémantique
est de coder une « isochronie ».

1.2 L’isochronie
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J’ avance l’ hypothèse que le présent a pour fonction de marquer une isochronie,


c’ est-à-dire une simultanéité, une contemporanéité, entre le moment du procès
et un moment de référence quelconque, posé ou présupposé dans le texte. Cette
position théorique permet d’ expliquer les emplois réputés « non canoniques »
du présent, à savoir ceux qui ne renvoient pas au hic et nunc :

(1) Hier matin, je sors de chez moi et je constate qu’ il a neigé pendant la nuit.
(2) Demain, on fête Noël.
(3) En 525 av. J.-C., Cambyse II, roi de Perse, conquiert l’ Égypte.

Les présents de ces trois énoncés signalent un repérage isochronique, c’ est-à-


dire un non-décalage vers l’ avant ou vers l’ arrière, entre le moment du procès
et les moments de référence respectifs marqués par « hier matin », « demain »,
« en 525 av. J.-C. ». Dans l’ exemple (4) que j’ emprunte à Bres (1999), le repérage
isochronique apparaît très clairement. Il s’ agit d’ une interview tirée d’ une émis-
sion télévisée intitulée Vive le vélo. Un journaliste (A) interroge le vainqueur (B)
d’ une étape du Tour de France, un quart d’ heure après le franchissement de la
ligne d’ arrivée. L’ extrait retenu rapporte l’ échange qui a lieu au moment où le
journaliste repasse au cycliste l’ enregistrement filmé de son sprint final :

(4) 1A – […] on va réanalyser la vue d’ hélicoptère si on a l’ image […] voilà / là


vous êtes carrément +++ dans la roue de Zabel
2B – dans la roue de Zabel ouais j’ attendais j’ ai dit bon je vais attendre le
dernier moment et puis quand j’ ai vu que ça lançait / y avait quand même
un peu de vent eh alors je : : je suis resté dans les roues / puis à un moment
j’ ai vu un panneau euh 200 je crois j’ ai dit ouh là ça fait un peu tard là /
3A – vous le voyez le panneau ?
4B – euh là là je : : je l’ ai vu au dernier moment puis j’ ai dit là il faut y aller
maintenant

Alors que le journaliste (A) et le coureur (B) parlent des mêmes événements, ils
n’ emploient pas les mêmes temps verbaux (présent pour A, imparfait et passé
composé pour B). C’ est que leur point de référence est différent. Pour le jour-
naliste, le point de référence est le moment des événements qu’ il revoit en dif-
féré à l’ écran et les présents qu’ il emploie pour commenter les images visionnées
(« là vous êtes carrément dans la roue de Zabel » et « vous le voyez le panneau ? »)
codent très clairement une isochronie avec l’ axe du déroulement diégétique (le
raconté). L’ indexical « là », dans le premier énoncé, désigne ainsi le lieu et le

446
Le présent : un ou multiple ?

moment d’ un événement certes passé, mais visible au moment même où il

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commente les images. Pour le coureur, en revanche, le point de repère est le
moment de l’ interview. Il commente son arrivée en tant qu’ événement accom-
pli au moment où il parle, d’ où l’ emploi du passé composé. Cette différence de
repérage est particulièrement visible dans l’ échange à propos de l’ événement
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« voir un panneau ». Le coureur raconte « j’ ai vu un panneau », le journaliste


reprend en demandant « vous le voyez le panneau ? » et le coureur répond « je
l’ ai vu au dernier moment ». Le maintien du passé composé de la part du cou-
reur confirme qu’ il raconte la course en tant qu’ événement clos et passé alors
que le journaliste la commente en se replongeant dans l’ « actualité » du dérou-
lement événementiel.
Considérer le présent de l’ indicatif comme un temps relatif dont l’ invariant
sémantique est de coder une simultanéité avec un point de repère quelconque
n’ a rien d’ inédit. Au xviiie siècle, le grammairien Beauzée avait déjà envisagé un
système des temps de l’ indicatif tout à fait étonnant dans lequel tous les emplois
du présent étaient explicables au même titre. Pour établir son système général
des temps, il postulait trois sortes de rapports : la simultanéité d’ existence, l’ anté-
riorité d’ existence et la postériorité d’ existence, rapports, non pas entre le moment
du procès et le moment de l’ énonciation, mais entre le moment du procès et ce
qu’ il appelait l’ « époque de comparaison », qui correspond à ce que j’ ai appelé
plus haut le moment de référence posé ou présupposé dans le texte. Cette
option lui permettait, pour le présent de l’ indicatif, de considérer une simulta-
néité d’ existence par rapport à quatre époques de comparaison et donc quatre
emplois différents :

1° On l’ emploie comme Présent actuel, c’ est-à-dire, comme exprimant la simulta-


néité d’ existence à l’ égard d’ une époque actuelle : quand je dis, par exemple, à
quelqu’ un, je vous loue d’ avoir fait cette action ; mon action de louer est énon-
cée comme coexistante avec l’ acte même de la parole.
2° On l’ emploie comme Présent antérieur, c’ est-à-dire, comme exprimant la
simultanéité d’ existence à l’ égard d’ une époque antérieure. Que l’ on dise dans
un récit, je le rencontre en chemin, je lui demande où il va, je vois qu’ il
s’ embarrasse […] je le rencontre est dit pour je le rencontrai ; je demande pour
je demandai, [etc.] or l’ instant où je demandai et celui où je vis sont des épo-
ques également antérieures à l’ acte de la parole.
3° Le même Temps s’ emploie encore comme Présent postérieur. Je pars demain,
je fais tantôt mes adieux […] je pars & je fais énoncent mon action de partir &
de faire comme simultanée avec l’ époque nettement désignée par les mots
demain & tantôt, qui ne peut être qu’ une époque postérieure au moment où je
parle.
4° Enfin l’ on trouve ce Temps employé avec une égale relation à toutes les époques
possibles. C’ est dans ce sens qu’ il sert dans les propositions d’ éternelle vérité,
comme Dieu est juste, les trois angles d’ un triangle sont égaux à deux droits : c’ est

447
Énonciation, instances énonciatives

que ces vérités sont les mêmes dans tous les temps, qu’ elles coexistent avec

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toutes les époques. (Beauzée 1767, 435-437)

Beauzée propose alors cette définition du présent absolument novatrice pour


l’ époque :
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Le Temps auquel on donne communément le nom de Présent, est donc en effet un


Présent indéfini, un Temps qui, n’ étant nullement astreint à aucune époque, peut
être rapporté indifféremment à toute époque déterminée, pourvu qu’ on lui
conserve toujours sa signification essentielle & inamissible, je veux dire, la simul-
tanéité d’ existence. (ibid., 438)

En somme, en parlant d’ isochronie, je ne fais que renommer ce que Beauzée


appelait « simultanéité d’ existence ». Cette position théorique que j’ ai présentée
dans Revaz (1998 et 2002) a des parentés avec les tentatives d’ explication mono-
sémique de Mellet (2001) et de Jaubert (2001). S’ appuyant sur une analyse fine
de la représentation aspectuelle, ces linguistes affirment que le présent « génère
sa propre actualité » et « transporte avec lui son repère » (Jaubert, 2001 : 67)4 :
C’ est le procès lui-même qui fournit son propre repère ou, plus exactement, c’ est
la borne droite du procès qui constitue ce repère où qu’ elle se situe sur la ligne du
temps. On voit donc que ce point de repère est par définition mobile : il suit le
déroulement du procès […]. C’ est ce que nous avons appelé un auto-repérage du
procès, formule sans doute un peu abrupte voulant signaler l’ autonomie complète
du repérage du présent par rapport aux repères déictiques ou anaphoriques préa-
lablement construits : le présent crée sa propre actualité par son énonciation même.
(Mellet 2001, 37)

Dans le dernier numéro des Cahiers Chronos, Provôt, Desclés et Vinzerich (2010)
défendent un point de vue similaire à mon postulat isochronique en soutenant
que l’ invariant sémantique du présent de l’ indicatif est une opération de
« concomitance »5. Afin de ne pas réduire cette opération au seul cas de conco-
mitance temporelle avec l’ énonciation, les auteurs recourent à la notion de
« référentiel temporel » développée par Desclés (1995)6. Je n’ ai pas la place ici de
développer une critique de cette approche. En revanche, par le biais de l’ analyse
de quelques exemples concrets, je vais tenter de défendre l’ idée d’ isochronie
sans recourir à l’ appareil formel lourd que proposent ces auteurs.

4. Je reviendrai sur le problème de l’ aspect en fin d’ article.


5. Notons que Wilmet (1998) définissait déjà le présent comme exprimant « la concomitance
d’ un procès au repère de l’ actualité » (p. 343), celui-ci pouvant être un autre point de référence
que le nunc.
6. Le recours à une multiplicité de « référentiels » (« Externe », « Énonciatif », « Non-Actualisé »,
« des Vérités Générales », « des Situations Possibles », « des Commentaires », « des Exemples ») me
semble affaiblir le postulat de l’ invariant sémantique. En effet, pour maintenir une opération
unique (la « concomitance ») malgré la diversité des emplois, ce sont les référentiels temporels qui
sont multipliés.

448
Le présent : un ou multiple ?

2 L’ hypothèse isochronique à l’ épreuve

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de l’ analyse textuelle
Les exemples qui suivent vont illustrer différents cas d’ isochronie possibles. Ils
sont tous tirés du livre de Semprun (1994) L’ écriture ou la vie. Dans ce texte
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autobiographique où Semprun relate ses deux ans de déportation à Buchenwald,


sa libération en 1945 et sa vie après le camp de concentration, on peut observer
des emplois contrastés du présent7. Dans le premier extrait, les présents souli-
gnés renvoient à deux repères temporels différents.
(5) Aujourd’ hui, lorsqu’ il m’ arrive de regarder l’ une des photos prises à Salz-
bourg cette année-là, lointaine – 1964 –, la ressemblance ne me paraît pas
frappante, c’ est le moins qu’ on puisse dire.
La jeune femme est de profil, à une table du dîner de gala. […] Nous som-
mes plusieurs autour de la table, sur cette image photographique. C’ est la fin
du repas, visiblement. Nous en sommes au café, au cigare des messieurs. Il y
a cette jeune femme, d’ autres jeunes femmes, deux messieurs, plus moi-
même. L’ un des messieurs me demeure inconnu, son visage ne me rappelle
rien. (Semprun 1994, 324, je souligne)

Dans la première phrase ainsi que dans la dernière, les présents renvoient sans
conteste à l’ actualité de l’ auteur-narrateur Semprun. En ce sens, ils codent une
isochronie entre le moment du procès et le moment de l’ acte de production du
discours8. Il s’ agit de présents déictiques. Pour les trois premières occurrences,
le renvoi à l’ actualité est marqué par l’ adverbe « aujourd’ hui ». On constate toute-
fois que cet « aujourd’ hui » ne désigne pas un jour précis localisé sur vingt-
quatre heures, mais plutôt un « état d’ actualité » opposé à l’ année 1964
(« Aujourd’ hui, lorsqu’ il m’ arrive […] » laisse entendre que Semprun regarde/a
regardé régulièrement la photo prise cette année-là). Pour les deux dernières
occurrences (« L’ un des messieurs me demeure inconnu, son visage ne me rap-
pelle rien »), on infère aisément qu’ elles renvoient à l’ actualité du narrateur
lorsqu’ il regarde cette photo. Dans le deuxième paragraphe, à l’ exception de la
dernière phrase, les présents renvoient au moment où la photo a été prise, en
1964. Si objectivement l’ événement « photo » date de trente ans, l’ emploi du
présent signale une isochronie avec la situation ancienne représentée dans la
photo, isochronie marquée par un repère temporel explicite : « cette année-là,
lointaine – 1964 ». Dans ce cas, on a affaire à des présents de narration.
Dans le deuxième exemple, on observe un glissement intéressant entre deux
types de présents déictiques :

7. Pour une analyse des différents emplois de présents dans un corpus de textes d’ historiens,
voir Revaz 1998.
8. Il ne faut bien sûr pas interpréter le terme de « moment » de production dans une perspective
physicaliste, mais en tant que « durée psychologiquement construite autour (ou à partir) de l’ acte
objectif de production » (Bronckart 1997, 285).

449
Énonciation, instances énonciatives

(6) [§ 1] Une sorte de malaise un peu dégoûté me saisit aujourd’ hui à évoquer

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ce passé. […]
[§ 2] Pourtant, il me faut évoquer ce passé, fût-ce brièvement, pour la lisi-
bilité de ce récit, pour sa clarté morale. Pas de meilleur moment pour l’ évo-
quer d’ ailleurs.
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[§ 3] Car je me trouve à voyager dans ma mémoire entre le mois de mai


1964, à Salzbourg, et le mois de janvier 1956, à Zurich : le lien étant l’ image
de Milena Jesenskà, son évocation dans les lettres que Kafka lui adressa.
[…]
[§ 4] Excellent moment, on en conviendra, pour évoquer cette préhistoire
politique, cette dernière période d’ apparente immobilité de la guerre froide :
banquise de glace figée sur l’ impétuosité d’ un courant déjà gonflé par le
dégel.
[§ 5] D’ un autre côté, le moment même de l’ écriture, le présent immédiat
où s’ inscrivent les mots, les phrases, les ratures, les redites et les ratés du
texte, ne tombe pas mal non plus. Ce livre, né impromptu dans un vertige
de la mémoire, le 11 avril 1987 – quelques heures avant d’ entendre à la radio
la nouvelle du suicide de Primo Levi –, je suis en train d’ en corriger une
ultime version sept ans plus tard, presque jour pour jour : dans l’ inquiétude
que réveille de nouveau en moi le passage du mois d’ avril.
[§ 6] Le ciel est orageux sur les plaines et les forêts du Gâtinais. Par ma
fenêtre, je vois la surface miroitante d’ une mare. Des branches d’ arbre bou-
gent dans le vent qui se lève. Un vent de nord-ouest aujourd’ hui. (Semprun
1994, 330-331, je souligne et signale les paragraphes)

Dans cet extrait, on oscille entre deux types d’ actualité : l’ actualité du narrateur
et l’ actualité du texte. Le présent de la première phrase (« Une sorte de malaise
un peu dégoûté me saisit aujourd’ hui à évoquer ce passé ») code une isochronie
entre le moment du procès et l’ actualité du narrateur. Le point de repère est
explicite : « aujourd’ hui ». Le présent est déictique et on parlera dans ce cas de
déixis externe. Dans le deuxième paragraphe, en revanche, il s’ agit moins de
l’ actualité du narrateur et de déixis externe que de l’ actualité du texte et donc
de déixis interne. En effet, lorsque le narrateur affirme qu’ il doit évoquer son
passé « pour la lisibilité de ce récit » et qu’ il n’ y a « pas de meilleur moment », il
renvoie bien au moment du texte : c’ est à ce point précis du déroulement textuel
qu’ il est approprié d’ évoquer ce passé. On peut dire ici que le site textuel consti-
tue en quelque sorte une situation d’ énonciation commune au narrateur et au
lecteur. Dans ce cas, le présent, certes déicitique, code un rapport d’ isochronie
entre le procès et le déroulement du texte en train de se faire. On retrouve le
même type de situation au quatrième paragraphe et dans la première phrase du
cinquième paragraphe. Le narrateur parle à nouveau de moment au sens de
« moment du texte » (« excellent moment […] pour évoquer cette préhistoire
politique », « moment même de l’ écriture »). Dans le reste de l’ extrait, les pré-
sents renvoient à la déixis externe, tout comme dans la première phrase (« je me
trouve à voyager dans ma mémoire », « ce livre […] je suis en train d’ en corriger

450
Le présent : un ou multiple ?

une ultime version »). Puis, dans le dernier paragraphe, on retrouve le déictique

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« aujourd’ hui » qui, cette fois, désigne un espace temporel restreint à une durée
de vingt-quatre heures. Les indications météorologiques que donne le narrateur
(« un vent de nord-ouest aujourd’ hui ») renvoient à la situation matérielle de
production. La localisation spatiale du narrateur derrière sa fenêtre ainsi que le
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verbe de perception (« je vois ») concourent à décrire précisément cette situation.


Dans l’ extrait suivant, tous les présents sont narratifs :

(7) À Zurich, pour l’ instant, sur le trottoir de la Bahnhofstrasse, je ne pense pas


à cette délicate mission. Je sais que Carrillo m’ a peut-être envoyé au casse-
pipe […] je suis désintéressé, désinvesti, dans le jeu obscur du pouvoir entre
les diverses générations communistes. Je ne m’ intéresse qu’ aux idées et serai
donc plus convaincant, parce que plus convaincu, qu’ un vieil apparatchik.
Carrillo n’ a pas bêtement choisi son émissaire.
Mais je n’ y pense pas du tout pour l’ instant.
Je suis devant la vitrine d’ une librairie de la Bahnhofstrasse et je contemple,
éberlué, ravi, la couverture blanche d’ un livre de Franz Kafka, Briefe an
Milena. (Semprun 1994, 333, je souligne)

L’ ancrage spatio-temporel « à Zurich, pour l’ instant, sur le trottoir de la Bahn-


hofstrasse » renvoie à un épisode de la vie du narrateur éloigné de près de qua-
rante ans. En effet, quatre paragraphes plus haut on peut lire : « Mais j’ étais à
Zurich, à la fin du mois de janvier 1956, porteur d’ un message urgent » (Semprun
1994, 332). Les deux occurrences de « pour l’ instant » de l’ extrait (7) renvoient
donc à ce jour de janvier 1956 et les présents codent une isochronie avec l’ axe
du déroulement des événements, le déroulement diégétique.
Un dernier cas de figure peut être relevé. C’ est l’ isochronie avec une référence
« omni-temporelle », ce que Beauzée appelait « une égale relation à toutes les
époques possibles » :

(8) Je ris encore, tant pis si c’ est déplacé.


– Le crématoire s’ est arrêté hier, leur dis-je. Plus jamais de fumée sur le
paysage. Les oiseaux vont peut-être revenir !
Ils font la grimace, vaguement écœurés.
Mais ils ne peuvent pas vraiment comprendre. Ils ont saisi le sens des mots,
probablement. Fumée : on sait ce que c’ est, on croit savoir. Dans toutes les
mémoires d’ homme il y a des cheminées qui fument. […]
Cette fumée-ci, pourtant ils ne savent pas. Et ils ne sauront jamais vraiment.
Ni ceux-ci, ce jour-là. Ni tous les autres, depuis. Ils ne sauront jamais, ils ne
peuvent pas imaginer, quelles que soient leurs bonnes intentions. (Semprun
1994, 22, je souligne)

Dans cet extrait au présent de narration, le passage souligné comporte des pré-
sents qui renvoient à des vérités générales (« on sait ce que c’ est », « on croit

451
Énonciation, instances énonciatives

savoir », etc.). La validité des énoncés mis en évidence ne se limite pas à une

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portion temporelle définie. Le présent code ici un rapport isochronique entre
les procès et une portion de temps « élargie » qui tend à l’ infini, d’ où son appel-
lation de présent de vérité générale ou de présent gnomique. Un contraste est
ainsi posé entre « cette fumée-ci » du dernier paragraphe, qui renvoie à la fumée
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particulière du crématoire de Buchenwald (dont le narrateur a une représenta-


tion précise) et la notion générale de fumée dont tout être humain (« on », « les
mémoires d’ homme ») possède une représentation mentale prototypique.

3 Et l’ aspect ?
L’ analyse des exemples ci-dessus tend à démontrer la pertinence de l’ hypothèse
isochronique. Si le présent a un signifié temporel, qu’ en est-il de sa valeur
aspectuelle ? La valeur sécante (ou non bornée) du présent est rarement remise
en cause frontalement mais, paradoxalement, on ne cesse de souligner que le
présent a une certaine « plasticité » aspectuelle. On le rencontre en effet en cor-
rélation aussi bien avec des circonstants qui donnent une image sécante du
déroulement du procès (« il mange tout le temps ») qu’ avec des circonstants
donnant une image bornée (« il mange en cinq minutes »). En outre, le fait qu’ en
emploi narratif il puisse aisément se substituer au passé simple (ou au passé
composé), temps réputés bornés, est troublant. Face à cette apparente flexibilité,
les linguistes sont divisés. Trois hypothèses théoriques sont avancées pour défi-
nir la valeur aspectuelle du présent en langue : a) le présent offre deux signifiés
aspectuels (sécant et borné) sous le même signifiant ; b) le présent est strictement
sécant ; c) le présent est neutre aspectuellement. La première position est défen-
due par Guillaume (1951/1964) qui considère que le présent peut représenter le
temps en non-incidence (aspect sécant) ou en incidence (aspect borné), selon
le type d’ interception (précoce, respectivement tardif) du chronotope. L’ idée est
que la représentation du présent n’ est pas statique, « le présent étant une image
de l’ opération par laquelle, incessamment, une parcelle de futur se résout en
parcelle de passé » (p. 199). De même, Vassant (1995) considère qu’ en fonction
du co(n)texte le présent peut être sécant ou borné. Par exemple, en contexte
narratif, selon qu’ il prend la place d’ un imparfait ou d’ un passé simple, il mani-
festerait l’ une ou l’ autre de ces valeurs. Mellet (2001), Jaubert (2001) et Gerbe
(2010) défendent la position monosémique en soutenant que le présent possède
le signifié « sécant » : la saisie d’ un procès au présent s’ opère de l’ intérieur, sans
vision de ses bornes et son image est celle « d’ un procès éternellement perçu
comme advenant » (Jaubert, 2001, 72). Dans un article plus récent, Mellet (2006)
revient cependant sur l’ hypothèse que l’ intervalle de temps interne construit
par le présent est strictement « ouvert à droite ». Forte du constat que, dans son
emploi narratif, le présent joue le rôle d’ un temps borné et donne donc à voir « la
représentation d’ un intervalle fermé à droite » (pp. 5-6), Mellet définit plus pré-

452
Le présent : un ou multiple ?

cisément la notion de « frontière » du procès. Elle considère celle-ci non plus

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comme le point de bascule entre l’ intérieur et l’ extérieur du procès, mais comme
un espace compris entre deux bornes (une borne droite ouverte, qui délimite
l’ intérieur strict, et une borne droite fermée, qui clôt la frontière et ouvre sur
l’ extérieur). La première borne serait « fondamentale et toujours actualisée »,
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quant à la seconde, ce serait le contexte qui demanderait de l’ actualiser. La


coexistence des deux bornes est postulée en tant que signifié aspectuel en langue
et les effets de sens en discours dépendraient donc du jeu avec l’ une ou l’ autre.
Bres (2006, 2010) défend la troisième position, la « neutralité aspectuelle », ce
qu’ il note [± incidence] dans son tableau général des instructions temporelles
et aspectuelles des temps. Cette option lui permet de régler définitivement le cas
du présent narratif : « En représentant le temps interne dans sa tension et de façon
neutre au regard de l’ incidence, il répond à la demande cotextuelle de progres-
sion » (2010 : 51)9. Seul le co(n)texte serait apte à affecter une valeur aspectuelle
à un procès au présent.
Je n’ ai pas la place de développer ici une argumentation critique de chaque posi-
tion. Pour ma part, je penche pour l’ hypothèse monosémique qui attribue l’ in-
variant sémantique « sécant » au présent. Reste toutefois à expliquer l’ emploi de
ce temps en tant que pivot d’ une progression narrative et la prétendue valeur
« bornée » qu’ il prendrait dans ce cas précis. On a vu plus haut les tentatives
théoriques pour intégrer dans la définition du présent le fait qu’ il puisse appa-
raître tantôt comme sécant, tantôt comme borné. La question que je poserais à
ce propos est plutôt : est-ce qu’ en co(n)texte narratif le présent est vraiment
borné ? Je répondrai par la négative. À mon sens, il existe une différence de taille
entre raconter au présent et raconter au passé simple ou au passé composé. Le
présent dans son emploi narratif conserve, me semble-t-il, son signifié de temps
sécant. Le coup de force est précisément de donner à voir une succession d’ évé-
nements (dont on peut certes supposer qu’ ils sont parvenus à leur terme) tout
en maintenant la perception d’ un déroulement interne de chaque procès en deçà
de sa borne finale. Il s’ ensuit l’ effet de sens suivant pour le lecteur : l’ arrêt avant
la borne finale donne l’ impression d’ être plongé en direct dans le déroulement
des événements, d’ où cet effet de suspense que l’ on peut éprouver à la lecture d’ un
passage au présent de narration, qu’ il s’ agisse d’ un récit littéraire ou du compte
rendu d’ un match dans la presse sportive. La sécance du présent permet ainsi
d’ envisager une progression narrative même si elle impose une sorte de saut
cognitif par-dessus la borne finale de chaque procès.

9. Le seul trait aspectuel admis par Bres est celui que partagent toutes les formes simples, à
savoir [+ tension] (ou « non accompli »). Cette valeur me paraît peu opératoire puisqu’ elle ne
permet pas de distinguer, par exemple l’ imparfait, temps simple d’ aspect sécant, et le passé sim-
ple, temps simple d’ aspect global.

453
Énonciation, instances énonciatives

4 Conclusion

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À la question posée dans le titre de cet article je réponds résolument que le
présent est « un » en langue et que son invariant sémantique est l’ isochronie et
la sécance10. Quatre types d’ isochronies ont été relevés :
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t JTPDISPOJFBWFDMFNPNFOUEFMBDUFEFQSPEVDUJPO QSÏTFOUEÏJDUJRVF
déixis externe) ;
t JTPDISPOJFBWFDMBYFEVEÏSPVMFNFOUEJÏHÏUJRVF QSÏTFOUEFOBSSBUJPO 
t JTPDISPOJFBWFDMBYFEVEÏSPVMFNFOUUFYUVFM QSÏTFOUEÏJDUJRVFEÏJYJT
interne) ;
t JTPDISPOJF BWFD VOF SÏGÏSFODF UFNQPSFMMF UFOEBOU Ë MJOGJOJ QSÏTFOU EF
vérité générale).

Quant à la sécance, on a vu qu’ elle constitue un trait stable et qu’ il n’ est pas
nécessaire de postuler une double valeur ou une neutralité aspectuelle pour
expliquer le cas particulier de l’ emploi du présent en tant que temps pivot d’ une
narration. La multiplicité des étiquettes évoquée en début d’ article renvoie donc
non pas à une multiplicité de présents en langue mais à des emplois variés dans
des genres de discours variés.

Bibliographie
Beauzée, N. (1767), Grammaire générale, Stuttgart, Bad Cannstatt, Friedrich
Fromann, 1974.
Benveniste, E. (1974), Problèmes de linguistique générale, 2, Paris, Gallimard.
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Le français parlé. Variétés et discours, Barbéris, J.M. (éd.), Montpellier III,
Praxiling, 107-133.
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Rodopi, 45-64.
Bronckart, J.-P. (1997), Activité langagière, textes et discours, Lausanne, Dela-
chaux et Niestlé.
Desclés, J.-P. (1995), « Les référentiels temporels pour le temps linguistique »,
Modèles linguistiques, XVI-2, 9-36.

10. Pour la clarté de l’ exposé, j’ ai présenté ces deux traits sémantiques de façon séparée, mais il
est clair que les effets de sens observés en discours sont redevables d’ une interaction entre les
caractéristiques temporelles et aspectuelles.

454
Le présent : un ou multiple ?

Gerbe, R.-M. (2007), « L’ appareil formel des didascalies et ses effets prototy-

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pants », Le Texte didascalique à l’ épreuve de la lecture et de la représentation,
Calas, F. et al. (dir.), Tunis, Sud Éditions, Bordeaux, Presses Universitaires
de Bordeaux, 465-478.
Gerbe, R.-M. (2010), Le présent de l’ indicatif et la non-actualisation des procès.
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Étude formelle et pragmatique, Paris, Champion.


Guillaume, G. (1951/1964), « La représentation du temps dans la langue fran-
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versité de Laval, 193-207.
Jaubert, A. (2001), « Entre convention et effet de présence, l’ image induite de
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Vassant, A. (1995), « Le présent de l’ indicatif dans ses relations temporelles et
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Wilmet, M. (1998), Grammaire critique du français, Paris, Hachette, Bruxelles,
Duculot, 2e éd.
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LE PASSÉ COMPOSÉ EN USAGE FUTUR


COMME EXPRESSION D’ UNE MODALITÉ
DÉONTIQUE-PRATIQUE

Louis de Saussure
Université de Neuchâtel

1 Introduction
Dans ses nombreux travaux, Alain Berrendonner offre une ligne de conduite à
la linguistique, en particulier à la sémantique et à la pragmatique. Circonspect
au sujet des divers « modèles » de la compréhension et de l’ énonciation, tou-
jours précis dans la manière dont il soulève les incomplétudes des théories
dominantes ou les problèmes posés par les catégories par lesquelles les linguis-
tes pensent, il a proposé de réviser tant la notion de « phrase » que celle
d’ « énoncé » au profit d’ autres catégories (la clause, la période) qui permet-
traient d’ échapper au réductionnisme de l’ analyse traditionnelle. L’ une des
raisons qui l’ ont conduit à la prudence qui est la sienne réside dans l’ observa-
tion de la variété des productions orales vis-à-vis des étoilages pratiqués par la
syntaxe (ou la sémantique). Discuter les points essentiels de sa critique à l’ ap-
proche « standard » n’ est pas l’ objet de cet article ; en revanche, puisque l’ articu-
lation entre grammaire (dans un sens étendu) et usage accompagne toujours la
recherche d’ Alain Berrendonner, nous voudrions évoquer ici un cas particulier
dont l’ explication se situe vraisemblablement au cœur de cette relation entre
syntaxe et discours. Qui plus est, le petit fait de langage évoqué ici est également
intéressant pour ce qui concerne la variété des ressources linguistiques à réfé-
rence égale : il s’ agit d’ un type parmi plusieurs possibles de référence à un temps
particulier.

457
Énonciation, instances énonciatives

La discussion qui suit résulte d’ un étonnement lié à un usage courant du passé

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composé comme dénotant le futur (ci-après PCF pour passé composé futur) :
(1) J’ ai bientôt terminé.

Cet étonnement réside dans le fait que (1), au terme de l’ analyse dont nous
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allons rendre compte ici, semble avoir un fonctionnement beaucoup plus radi-
calement pragmatique que ce que nous anticipions ; ce fonctionnement prag-
matique est de faire inférer dans le présent une modalité déontique-pratique,
c’ est-à-dire une conclusion au sujet de l’ attitude ou de la conduite à tenir dans
le présent en prévision de l’ état de choses représenté comme vrai au futur.
Nous ne pouvons dans cet article revenir sur la classification des usages du passé
composé ; nous renvoyons pour cela à Benveniste (1966 et 1974), Luscher et
Sthioul (1996), Saussure (2003), Gosselin (1996 et 2005), par exemple. Nous nous
concentrons ici sur le PCF comme un PC de l’ accompli, c’ est-à-dire dont la
sémantique implique un état résultant vrai au moment présent S. La question
de recherche soulevée par cet article concerne les usages du PC à valeur future,
comme j’ ai bientôt fini en proposition indépendante (donc à l’ exception des cas
où un point de référence future est donné par une principale vis-à-vis de laquelle
le passé composé est calculé, comme Il dira qu’ il a fini depuis longtemps qui
amènent d’ autres paramètres, ou des conditionnelles en si comme s’ il a neigé
demain tu ne pourras plus sortir) et plus précisément le sens complexe commu-
niqué par cet usage1.
Nous partirons de l’ hypothèse de Sthioul (1998) selon laquelle le PCF procède
d’ une projection allocentrique (i.e. dans une actualité distincte de la deixis ego-
centrique) dans le futur. Cet article a pour objectif de montrer que l’ hypothèse
de Sthioul est juste mais qu’ elle est incomplète (l’ hypothèse surgénère) : il y a en
effet des conditions d’ apparition de ces usages, conditions qui renseignent sur
la nature des effets produits par le PC dans de telles circonstances. En particulier,
nous suggérerons que la pertinence du PCF est à chercher dans le présent et con-
cerne des effets psychologiques, notamment les attitudes et conduites à tenir, en
perspective de la réalisation du fait concerné. Nous suggérons aussi que le fait
futur dénoté par le PCF n’ est pas le procès lui-même mais son état résultant.
Cela nous permet de classer cet effet comme un dérivé de l’ usage accompli, et
non d’ antériorité, du PC. Pour nous, cet effet procède donc d’ une représenta-
tion allocentrique de l’ état résultant, c’ est-à-dire d’ une représentation de la
pensée d’ un énonciateur distinct de l’ origo personnelle déictique du locuteur,
qui produit des effets pragmatiques très spécifiques. C’ est à explorer cette hypo-
thèse qu’ est consacrée la suite de cet article.

1. Nous n’ avons pas la place dans cet article de discuter la difficulté du PCF avec des verbes à
complément prédicatif, en particulier les verbes modaux (*Demain, Pierre a dû / pu / su / voulu
aller à la piscine).

458
Le passé composé en usage futur comme expression d’une modalité…

2 Le passé composé du futur

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comme métareprésentationnel
On rencontre le PCF en proposition indépendante, généralement avec des ver-
bes aspectuels et sans négation2 :
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(1) J’ ai bientôt terminé.


(2) Le président est bientôt sorti de sa réunion.
(3) Dans un an, j’ ai fini ma thèse (Sthioul 1998).

L’ anglais refuse la portée d’ un situeur futur sur un present perfect, en tout cas en
synchronie (Keith Allan suspecte l’ existence de tels cas dans un état de langue
antérieur3), mais cela est peut-être dû au mauvais ménage qu’ entretient ce temps
avec les situeurs en général (on ne peut avoir *John has arrived at five). Dans les
langues romanes, l’ italien et l’ espagnol en tout cas acceptent des PCF de
manière plus ou moins courante et/ou sont autorisés par la grammaire prescrip-
tive (Tra un attimo ho finito ; Pronto he terminado).
Sthioul (1998) suggère que le PCF force une projection de la représentation
comme prenant pour origine non le point déictique S mais un pseudo-déicti-
que, appelons-le S’ , situé par l’ adverbe dans le futur. On note au passage que ce
n’ est pas l’ adverbe qui s’ adapte mais bien le temps verbal, le marquage temporel
de l’ adverbe l’ emportant à cause de son caractère complètement explicite (Saus-
sure 2003). S’ en tant que projection déictique génère de ce fait même une
représentation allocentrique. De la sorte, le PCF ne représente pas un procès
directement mais représente une autre représentation d’ un procès. En ce sens le
PCF est « métareprésentationnel » (cf. Saussure 2010 pour un développement),
en l’ occurrence métalinguistique.
Vuillaume (2000) relève que les exemples donnés dans la littérature – pourtant
fort parcimonieuse sur cet emploi – sont presque toujours construits avec des
verbes aspectuels comme finir ou terminer. Nous suggérerons plus bas une
explication possible, tout en relevant que les verbes non aspectuels restent par-
faitement possibles.
Les questions que soulève le PCF concernent i) leur interprétation référentielle
(est-ce le procès, l’ état résultant ou les deux qui sont compris comme futurs ?),
ii) leurs restrictions d’ emploi (par exemple aspectuelles), et iii) leur interpréta-
tion au sens pragmatique, c’ est-à-dire leur motivation de sens face à des formes
comme le futur antérieur a priori plus explicites, donc plus économiques, pour
signaler l’ état résultant futur.

2. On remarque qu’ on le rencontre facilement en structure interrogative négative : Tu n’ as pas


bientôt fini ? Qu’ une forme négative assertive comme Tu n’ as pas bientôt fini soit naturelle ou non
nous échappe et appelle d’ autres développements sur le rôle de la négation.
3. Communication personnelle.

459
Énonciation, instances énonciatives

Pour Desclés et Guentchéva (2003), le procès au PCF est conçu comme étant i)

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en cours de réalisation à S et ii) terminé ultérieurement, d’ où un état résultant
déclenché par une borne postérieure à S. Il ne susciterait pas de projection de S
dans une autre temporalité, contrairement au PC historique. Mais si (1) présup-
pose bien qu’ un procès est en cours à S, il est difficile de soutenir que ce procès
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est celui de terminer (indiqué par le verbe) et non celui de l’ action en cours,
implicitée, et qui sera terminée sous peu. Pragmatiquement, « j’ ai bientôt ter-
miné » ne peut en effet guère se comprendre que comme élidant un procès : on
ne voit guère comment se représenter, dans le cas de la communication ordi-
naire, une « terminaison » absolue et non la terminaison d’ une action donnée.
Autrement dit, l’ énoncé J’ ai bientôt terminé comporte nécessairement une
explicature (au sens de Sperber et Wilson 1995), c’ est-à-dire un élément de
signification dépendant du contexte mais obligatoire pour obtenir une forme
propositionnelle complète, qui contient le complément verbal, reconstruit par
enrichissement pragmatique sur la base de sa saillance en contexte, par exemple
J’ ai (bientôt) terminé de ranger la chambre (ou ce que je suis en train de faire).
Ainsi, en (1), ce n’ est pas le procès de terminer qui peut être compris comme se
déroulant à S mais bien un autre procès. Quant au procès littéralement dénoté
au PC, à savoir bel et bien terminer, tout aspectuel qu’ il soit, il ne s’ annonce
certes que comme ayant lieu dans le futur indiqué par bientôt, mais cela tient à
l’ adverbe et non au PC. On pourrait objecter que le verbe terminer implique son
complément, et que donc le procès sous la portée du PCF est justement le com-
plément (ranger sa chambre…) mais la position de Desclés et Guentcheva impli-
querait que, en (2), qui n’ est pas construit avec un verbe aspectuel (du moins
pas un verbe aspectuel pur), la sortie du président est en train de se réaliser à S,
ce qui ne tient pas davantage. En (3), enfin, rien n’ oblige à comprendre que la
thèse est en cours : l’ énoncé pourrait très bien être lancé comme un défi par une
personne présomptueuse qui ne s’ est pas encore engagée dans ses recherches, et
être compris, alors, comme impliquant et un état résultant futur et un procès
lui-même futur.
En tout état de cause, l’ état résultant avec le PCF est toujours saisi depuis un
moment futur, mais ce n’ est pas nécessairement le cas du procès lui-même. À
l’ instar du futur antérieur, le procès peut même être réalisé avant le point S (et
donc aussi l’ état résultant) ; tout ce qui est déclaré pertinent est que l’ état sera
vrai à un point futur. (4) peut s’ interpréter ainsi dans le contexte – un peu
sophistiqué – où l’ on se demande simplement s’ il sera possible d’ aller demain
dans la maison concernée :
(4) Demain, le couvreur a fini ses réparations, et nous pouvons aller sur place
comme prévu (/et nous allons sur place comme prévu).

(4) est un énoncé possible même si les réparations ont déjà été effectuées à S.
Autrement dit, que le procès soit réalisé ou non à S est en dehors des conditions

460
Le passé composé en usage futur comme expression d’une modalité…

de vérité de l’ énoncé et relève donc uniquement d’ une inférence pragmatique

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totalement optionnelle ; en revanche il est nécessaire qu’ il le soit à S’ , lequel est
positionné explicitement par l’ adverbe comme actualité allocentrique future
qui constate les faits. L’ analyse vaut à l’ identique pour le futur antérieur à propos
de R (le point de référence R est le moment à partir duquel le procès est envisagé,
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cf. Reichenbach 1947). Avec le futur antérieur, aucun déplacement déictique


n’ est à envisager. Ainsi, la différence entre les deux temps pour la même réfé-
rence temporelle repose uniquement sur le passage de R (futur antérieur) à S’
(PCF) ; il en ressort qu’ un exemple comme (4) s’ interprète non pas comme Nous
pourrons aller demain sur place comme prévu puisque le couvreur aura fini ses
réparations (futur antérieur) mais d’ une manière allocentrique qui ne permet
pas de paraphrase satisfaisante : quelque chose comme Imaginons-nous demain :
nous pouvons y aller puisque le toit est réparé.
Nous touchons ici la valeur allocentrique, métalinguistique, du PCF ; ces effets
de sens seraient dits métareprésentationnels et interprétatifs par Sperber et Wilson
(1995), ou relèveraient d’ un énonciateur fictif pour la tradition polyphonique.
La responsabilité de l’ énonciation littérale est prêtée au sujet allocentrique situé
pseudo-déictiquement à S’ . Il s’ agit là d’ une structure de sens enchâssée (le locu-
teur représente un sujet allocentrique qui représente à son tour un fait) purement
pragmatique, mais commandée grammaticalement par la nécessité de traiter
l’ adverbe indiquant sémantiquement la référence future. La même analyse vaut
pour tous les PCF : (1) s’ interprète comme projetons-nous bientôt : j’ ai terminé
et ainsi de suite. De la sorte, le PCF n’ est pas un simple substitut pour le futur
antérieur, et son potentiel communicatif repose sur une métareprésentation.
L’ hypothèse métareprésentationnelle peut sembler lourde, mais oublions bien-
tôt qui amène un parasitage sémantique (bientôt, comme le montre Vuillaume
2000 : 108, peut se lire comme un presque) et observons les variantes ci-dessous
où l’ effet métalinguistique est plus sensible :
(5) J’ ai terminé dans une heure.
(6) Dans une heure, le président est sorti de sa réunion.

Ici, tout se passe comme si le locuteur souhaitait communiquer qu’ il pourra


sous peu faire état d’ une nouvelle situation résultant de l’ événement de terminer
x ou de sortir.
La motivation de cet usage métalinguistique du PCF résulte, pensons-nous, dans
le fait que la communication porte sur des conditions résultant du procès dont
l’ évocation est pertinente dans les circonstances de l’ interaction : en (1) ou (5), si
c’ est le garagiste qui parle, l’ interlocuteur pourra par exemple disposer de sa
voiture bientôt, et il peut donc présentement calmer son impatience ; et en (2)
ou (6), les conditions seront telles que l’ entrevue souhaitée avec le président
pourra avoir lieu sans qu’ il faille faire preuve d’ une patience excessive (nous en
dirons davantage à ce sujet plus bas).

461
Énonciation, instances énonciatives

Nous observons que l’ adverbe ne porte pas sur le procès E lui-même, puisque

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le PCF suppose uniquement l’ accompli dans le futur, E pouvant très bien être
déjà le cas à S. L’ adverbe porte sur S’ , point auquel l’ état résultant est réputé être
le cas, et c’ est tout. Ceci exclut également que l’ adverbe doive porter sur une borne
de l’ état résultant : ce ne peut être la borne gauche, qui est occupée par le procès,
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et ce ne peut être la borne droite, puisque l’ état résultant peut avoir une exten-
sion indéterminée. L’ explication par transfert global du PC vers un point d’ ori-
gine allocentrique futur, explication métareprésentationnelle, est une solution
qui permet techniquement d’ éviter d’ adapter la sémantique du PC lui-même de
manière ad hoc pour ces cas de figure. La structure du PC (E-S,R)4 est mainte-
nue mais déictiquement transposée.
Une telle transposition, d’ ailleurs, convertit les cas de PC de l’ antériorité en PC
de l’ accompli. Les PC de l’ antériorité entrent dans une narration sans produire
d’ état résultant identifiable. Pourtant, dès qu’ ils sont transposés dans le futur,
on s’ aperçoit que l’ insertion de l’ adverbe impose de tirer un état résultant global
identifiable vrai à S’ (dans le futur) à partir de la narration. Il suffit pour cela de
se représenter la pertinence des faits décrits pour le futur des interlocuteurs (et
rétrospectivement pour leur présent, in fine, comme nous le suggérerons bien-
tôt). Ainsi, de (7), peu naturel, nous tirons (8), plus naturel, avec une conclusion
donnée au présent futur qui explicite l’ état résultant global, ici quelque chose
comme un repos bien mérité :
(7) ? Dans une heure, l’ avion a atterri, les passagers sont descendus, ils se sont
dirigés vers la sortie de l’ aéroport et sont montés dans l’ autocar.
(8) (Prends patience :) Dans une heure, l’ avion a atterri, les passagers sont des-
cendus et sont montés dans l’ autocar (et nous pouvons nous reposer avec
les autres collègues de l’ agence de voyage).

Si (7) peut se réinterpréter en (8), c’ est au prix de l’ effacement de détails comme


se sont dirigés vers la sortie, qui ne contribuent pas directement à l’ inférence d’ un
état résultant synthétique, car ils ne sont pas pertinents pour anticiper la situa-
tion attendue, contrairement à l’ arrivée de l’ avion et des passagers et leur trans-
fert dans l’ autocar. Il faut d’ ailleurs noter que se diriger vers (en (7)) est plus
agentif que les autres verbes de cette narration, ce qui pourrait rendre l’ exemple
plus difficile avec cette phrase. Mais il faut aussi considérer que si l’ agentivité de
tels procès contribuerait dans les circonstances de (8) à faire perdre de la perti-
nence au PCF, c’ est justement à cause du peu de capacité qu’ ils ont à faire infé-
rer un état résultant global pour une narration.

4. La notation conventionnelle depuis Reichenbach est la suivante : le tiret marque la succes-


sion et la virgule signale la concomitance. Ici, la formule se lit ainsi : la référence temporelle du
procès E est antérieure au point de la parole S, lui-même concomitant au point de référence R.

462
Le passé composé en usage futur comme expression d’une modalité…

3 Une explication modale déontique-pratique

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pour le PCF
Une approche pragmatique pêche souvent par une tendance à l’ acceptation la
plus large (au contraire des approches sémantiques) et donc par une tendance
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à traiter les restrictions d’ emploi avec plus de suspicion que la sémantique. Le


lecteur ne sera pas surpris que nous pensions que les seules restrictions d’ emploi
du PCF sont pragmatiques, c’ est-à-dire liées à leur interprétabilité par l’ interlo-
cuteur en termes d’ effets cognitifs, et non grammaticales ou sémantiques. En
d’ autres termes, ce qui semble a priori bizarre ne l’ est que pour des questions
contextuelles. Nous allons ici discuter ce point, et suggérer que le PCF demande
à tirer une implicitation modale, déontique-pratique, dans le présent ; ce n’ est
que si une telle modalité est impossible à inférer ou absurde dans le contexte que
le sentiment de bizarrerie apparaît. Néanmoins, certains faits sémantiques blo-
quent un tel effet car ils empêchent des conditions nécessaires de survenir,
comme par exemple la présence d’ un état résultant.
Commençons par observer des paramètres linguistiques qui pourraient sembler
défavoriser l’ usage du PCF. Un cas typique est donné par les procès non agentifs
et/ou non téliques. Face au futur antérieur de (8), (9) semble en effet étrange au
premier regard :
(8) Demain, il aura plu.
(9) ? Demain, il a plu.

Desclés et Guentchéva (2003) considèrent que le PCF est incompatible avec des
prédicats d’ états comme être heureux, chaud, froid, amoureux ou avoir chaud.
Vuillaume (2000) suggère son incompatibilité avec les verbes non téliques de
manière générale. Pour nous, si de tels verbes semblent problématiques avec le
PCF, c’ est simplement que des prédicats statifs ne permettent guère l’ inférence
d’ un état résultant, du fait qu’ un état est en principe généré par un événement
et non par un autre état. Or sans état résultant, point d’ accompli. Toutefois,
certaines conditions permettent bel et bien l’ inférence d’ un état résultant à par-
tir de tels prédicats, comme lorsque Pierre a été heureux fait inférer Pierre n’ est pas
heureux aujourd’ hui, ou lorsque un état résultant dont le prédicat statif est une
sous-partie ou une condition est inférable (ainsi, de avoir été heureux peut-on
tirer être en paix ou tirer un bilan positif de sa vie). Passer d’ un état à un autre
état requiert de toute manière une inférence de plus, et lorsque le PC l’ autorise,
c’ est en général avec une valeur d’ antériorité (Il a eu froid peine à produire un
état résultant) ou de parfait existentiel (Il a été heureux). Pour qu’ un état résul-
tant survienne, il faut que des conditions mutuellement manifestes au présent y
conduisent : Il a été amoureux peut ainsi donner quelque chose comme il est
blessé à cause de l’ investissement qu’ il a mis dans cette relation, mais nous som-
mes ici dans des implicites qui confinent au sous-entendu. Pour que l’ on pro-

463
Énonciation, instances énonciatives

jette tout cela vers le futur, il faut des conditions et des contextes improbables.

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Ainsi de (10) :
(10) ? ? Demain, Pierre a été heureux, il peut partir en paix.

Il faudrait, pour que (10) soit naturel, accéder facilement à une représentation
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rocambolesque, où, dans une forme de discours rapporté, on attend l’ immi-


nence d’ un événement qui rende Pierre heureux au seuil de sa mort. Ce n’ est
selon nous que le caractère improbable de telles intentions informatives qui
donnent à Desclés et Guentchéva le sentiment que ces combinaisons sont for-
mellement impossibles.
Quant à (9), (11) et (12), ils semblent à première vue bizarres, alors que l’ expli-
cation par transfert déictique vers un S’ allocentrique au futur prédirait leur
naturalité :
(11) ( ?) Dans dix ou quinze ans, un tremblement de terre a eu lieu sur la grande
faille de San Andreas.
(12) ( ?) Dans dix jours, j’ ai acheté des cigarettes.

Co Vet considère5 que si le PC de l’ accompli est une sorte de présent de


l’ accompli, alors il est naturel que le PCF impose des conditions d’ emploi rela-
tivement semblables à celles du présent futur. Pour Vet (1994), qui suit en cela
les observations de Dowty (1979 : 156), il faudrait qu’ il y ait une sorte de projet,
de « planification », pour que le présent futur, et donc aussi le PCF, soit utilisé.
C’ est aussi une hypothèse plausible au sujet du PC futur en italien6. L’ effet de
bizarrerie des exemples ci-dessus proviendrait du caractère étranger à toute
planification humaine de la pluie ou d’ un tremblement de terre, et à l’ étrangeté
pragmatique de planifier un achat de cigarettes dans un terme de dix jours. Le
caractère non-agentif des procès est alors un simple indicateur de la non-plani-
fication humaine, mais il existe aussi d’ autres formes de problèmes de planifi-
cation. A contrario, dans des énoncés immédiatement perçus comme naturels,
du type de j’ ai bientôt fini, la situation décrite dans le futur entre dans un schéma
cognitif spécifique et prévisible. L’ hypothèse de la planification a d’ ailleurs
l’ avantage d’ expliquer pourquoi les exemples de PCF les plus évidents sont for-
més avec des verbes aspectuels comme finir, mais ce n’ est pas là l’ unique raison
de la présence si courante de verbes aspectuels de terminaison : du point de vue
sémantique, ils sont les plus explicites pour communiquer le changement d’ état
et donc produire l’ accès à un état résultant, nécessaire pour le PC de l’ accompli ;
or le PCF est justement un PC de l’ accompli transposé.
Il faut cependant relever le fait empirique que des énoncés comme Demain il
pleut semblent beaucoup plus naturels que Demain il a plu. La « planification »

5. Communication personnelle.
6. Laura Baranzini (communication personnelle).

464
Le passé composé en usage futur comme expression d’une modalité…

semble une explication insuffisante puisque le présent semble autoriser en

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usage futur la représentation d’ une situation non planifiable (la pluie) tandis
que le PCF semble rétif à le faire.
Les contraintes sont donc plus fortes (à moins qu’ elles soient différentes) avec
le PCF qu’ avec le présent futur. La même remarque vaut d’ ailleurs pour dans dix
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jours j’ achète un paquet de cigarettes, qui semble beaucoup plus naturel que dans
dix jours j’ ai acheté un paquet de cigarettes. On peut supposer que l’ énoncé au
présent active en quelque sorte la représentation d’ une planification, mais la
même planification semble significativement plus difficile à instancier au PCF
et en tout cas ne suffit pas, seule et sans raffinement, à expliquer les usages.
Relevons également que même des énoncés qui seraient de très bons candidats
à la « planification », et qui sont également téliques, peuvent également sembler
bizarres, comme (13) :

(13) ? Demain, nous nous sommes rendus sur place comme prévu.

Une dimension qui nous semble fondamentalement pertinente pour débrouiller


cet écheveau concerne le fait que, tant avec le présent futur qu’ avec le PCF, même
s’ il y a une transposition déictique, nous restons en présence d’ un temps pré-
sent qui ne peut démotiver entièrement la deixis egocentrique réelle. Transposi-
tion ou pas, les interlocuteurs gardent conscience de leur inscription dans le
véritable présent déictique ; c’ est ce qui permet de relever également que le PCF
n’ introduit pas des énoncés fictionnels ou relevant d’ un autre monde possible ;
le PCF n’ est pas un modal au sens strict. La motivation de ces énoncés a donc
très probablement à voir avec la situation manifeste au présent déictique réel
(i.e. supposé tel).
En reprenant ces exemples, on voit qu’ il est facile pour les cas (1) à (3) d’ accéder
à un contexte d’ emploi où la pertinence dans le présent du fait futur est très claire.
En (1) ou (2), il s’ agit par exemple d’ une bonne raison de patienter dans le présent
étant donné l’ imminence du fait ; mais aussi, il faut le souligner, cette attente ne
se justifie que parce qu’ il y a effectivement une action ultérieure planifiée et
prévue. En (3), que, selon notre expérience, les sujets parlants trouvent moins
naturel, l’ effet peut être de se rassurer sur le fait qu’ on ne travaille pas en vain
dans le présent et qu’ il faut donc persévérer, en vue d’ une action qu’ il faut con-
duire à son terme (terminer sa thèse).
En (4), la pertinence dans le présent résidera encore dans un effet favorisant la
planification, à l’ aide d’ une inférence simple : si demain il est vrai que le cou-
vreur a terminé, alors nous pourrons partir demain, et en conséquence, nous
pouvons nous préparer (faire les bagages, ou même nous préparer psychologi-
quement) dès maintenant en vue de la situation attendue. (7) est un énoncé où
l’ effet de pertinence dans le présent exige un contexte plus difficile d’ accès, mais

465
Énonciation, instances énonciatives

dès qu’ il est produit explicitement, comme en (8), l’ énoncé cesse d’ être bizarre.

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La suppression nécessaire d’ un détail narratif y est également pour quelque chose,
comme on l’ a vu, puisque ce détail ne contribue pas à la mise en place dans le
présent d’ une attitude particulière causée par une perspective future (se réjouir
de la fin imminente d’ une corvée). On remarque encore que la pertinence dans
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le présent est typiquement d’ ordre psychologique : état mental (patience, être


rassuré…) propice à l’ adoption d’ une conduite en vue de la réalisation d’ une
situation future projetée. La convocation dans l’ interprétation de cette conduite
à tenir dans le présent peut se formuler ainsi : le PCF trouve sa pertinence dans
son évocation d’ une modalité déontique-pratique à S en vue de la situation
projetée allocentriquement.
Que l’ état résultant futur d’ un procès passé, présent ou lui-même futur soit
pertinent dans le présent relève du contenu implicite (l’ implicature de la tradi-
tion (post-)gricéenne). Ainsi, dans Le directeur est bientôt sorti de sa réunion, la
représentation future est explicitement produite par l’ adverbe et le PC est
accommodé par un S’, situé « bientôt », où l’ énoncé au PC est dicible littéralement,
mais l’ inférence vous n’ aurez pas longtemps à attendre avec les conséquences
qu’ elle implique ne se trouve commandée par aucun élément en particulier
dans la forme linguistique de l’ énoncé. C’ est un contenu implicite, et c’ est bien
par sa dérivation que le destinataire obtient finalement la pertinence de l’ énoncé
au PC – et c’ est ce contenu qui est l’ objet même de la communication. Dès lors,
il peut sembler, hors contexte, que Demain nous nous sommes rendus sur place
comme prévu ne suscite aucun contenu implicite sur une attitude à tenir à S,
mais nous ne saurions en jurer : du point de vue théorique, si notre analyse est
correcte, alors un tel énoncé devrait être possible. En effet, on peut considérer
qu’ un tel énoncé peut impliciter qu’ il ne faut pas perdre courage et rester bien
décidé à accomplir la tâche que nous nous sommes fixée, pour autant bien sûr
que le contexte permette une telle interprétation.
Quant à l’ étrangeté de (9) et (11), répétés ci-dessous :

(9) ( ?) Demain, il a plu.


(11) ( ?) Dans dix ou quinze ans, un tremblement de terre a eu lieu sur la grande
faille de San Andreas.

elle tient – encore ! – à la difficulté de convoquer des hypothèses contextuelles


qui permettent d’ envisager une pertinence déontique-pratique dans le présent ;
néanmoins, notre explication exclut de les étoiler en raison d’ un quelconque
problème de forme. D’ ailleurs tel agriculteur, en (9), qui a entendu les prévi-
sions météorologiques peut en rassurer un autre à propos du lendemain et le
décider à laisser son matériel d’ arrosage : allez, demain il a plu, tes salades sont
sauvées. Quant à (12) (Dans dix jours j’ ai acheté des cigarettes), il peut s’ imaginer
dans la bouche d’ un individu que la perspective de pouvoir acheter des cigaret-

466
Le passé composé en usage futur comme expression d’une modalité…

tes dans dix jours réjouit par avance, pour des raisons quelconques (que tout

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fumeur pariant sur une période d’ arrêt comprend). À tout le moins, ces énon-
cés sont en fait possibles à la mesure de l’ accessibilité d’ un contexte (un ensemble
de faits mutuellement manifestes) qui permet l’ inférence (la déduction) dans le
présent d’ une attitude à tenir en relation avec l’ état futur, sans pour autant
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devoir comporter de verbe aspectuel.

4 Remarques complémentaires et conclusives


Il y a un ensemble de points supplémentaires à aborder pour que l’ explication
du PCF soit aussi complète que possible. Nous passons maintenant les princi-
paux d’ entre eux en revue, et ils nous amènent davantage à soulever des hypo-
thèses qu’ à proposer des solutions claires.
Un premier point concerne la préférence de la construction en PCF pour l’ anté-
position de l’ adverbe face au prédicat verbal. Notons d’ abord qu’ il s’ agit d’ une
préférence supposée (J’ ai fini dans dix minutes ne soulève aucun problème).
Néanmoins, le caractère courant de l’ antéposition est explicable par le fait que
l’ adverbe antéposé active précocement une référence temporelle à laquelle le
PC va devoir se conformer ensuite, ce qui est économique dans le traitement
linéaire de la chaîne signifiante (si l’ on admet que le traitement des énoncés est
dynamique). On peut observer d’ autres effets dans la postposition : J’ ai fini dans
dix minutes ne semble dicible que s’ il est mutuellement manifeste que le locu-
teur n’ a pas fini à S ; de ce fait, cet énoncé fonctionne un peu comme j’ arrive
proféré par le garçon de café au moment où il tourne les talons7. On observe
d’ ailleurs que lorsque l’ adverbe est postposé, sa portée sémantique se restreint
sur la borne gauche de l’ état résultant, et donc sur le moment de l’ événement
lui-même, où l’ état commence d’ être vrai. De la sorte, J’ ai fini dans dix minutes
signalerait plutôt que l’ action de finir aura lieu dans dix minutes, non que l’ état
résultant de finir sera déjà le cas (potentiellement depuis un certain temps) dans
dix minutes. Une paraphrase serait alors quelque chose comme J’ ai terminé, et
ceci sera vrai dans dix minutes, marquant le début de l’ état et donc le point de
terminaison lui-même, plutôt que Dans dix minutes il sera vrai depuis un certain
temps que j’ ai terminé, que nous obtenons plutôt avec l’ adverbe antéposé. Bien
que l’ hypothèse soit spéculative, elle se confirme avec l’ examen de structures
sans verbe aspectuel. Si Dans trente minutes nous sommes sortis du tunnel com-
munique bien qu’ il sera vrai dans trente minutes que nous serons déjà sortis du
tunnel, Nous sommes sortis du tunnel dans trente minutes semble focaliser sur la
référence temporelle du procès et donc sur la borne gauche de l’ état résultant :

7. Voir Berrendonner (1981 : 98) pour un traitement de ce type de cas dans un autre cadre, à
savoir la critique des explications illocutoires souvent rencontrées pour les expliquer ; pour Berren-
donner, ici, la parole se présente comme un substitut d’ acte, et non comme un acte de langage.

467
Énonciation, instances énonciatives

dans trente minutes, l’ action de sortir a lieu. Dans le premier cas, on imagine

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plus volontiers un contexte où on se pose la question de l’ état du monde dans
trente minutes, et dans le second, on se pose la question de l’ occurrence de l’ état
du monde concerné. Mais cette hypothèse reste à confirmer, et la naturalité de
ces exemples peut prêter à controverse.
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Un autre élément qui attire l’ attention est que la situation dénotée au PCF semble
devoir être désirable et non déplorable. Étrange contrainte pour l’ usage d’ une
forme verbale ! Pourtant : que le travail soit bientôt terminé, que le président soit
bientôt sorti, etc., semblent évoquer avec le PCF des conséquences non seule-
ment attendues mais désirables ; un exemple bizarre comme (11), s’ il est inter-
prétable au bout du compte, suggérerait-il qu’ un tremblement de terre serait
désirable ? Si c’ est exact, voilà qui participerait peut-être à la difficulté d’ accéder
à un sens puisqu’ on ne se figure pas naturellement ce qu’ un tremblement de
terre peut avoir de souhaitable. Une représentation allocentrique, où le résultat
d’ une planification est représenté comme réalisé, donne à voir la situation dési-
rable ou attendue comme vraie. De la sorte, un effet cognitif particulièrement
fort est obtenu avec ce moyen très économique qu’ est l’ usage interprétatif futur
du PC : communiquer toute la pertinence qu’ il y a à mettre en place la chaîne
d’ actions, ou la conduite, qui mènera à un tel résultat, en évoquant de manière
allocentrique une émotion positive, fût-elle furtive ou légère, associée à ce
résultat supposé désirable. En somme : annoncer une situation future au PCF
implique que cette situation est souhaitée et mettra fin à une situation présente
moins souhaitée, ce qui est complètement conforme à l’ idée qu’ une planifica-
tion est en route. Néanmoins, si une perspective désirable forme un bon candidat
pour une verbalisation au PCF, il n’ y a rien là d’ obligatoire, puisqu’ il faut, mal-
heureusement, également planifier des actions ou adopter des attitudes dans le
présent en vue de perspectives désagréables mais non moins inéluctables. Ainsi
de l’ exemple que me souffle Gilles Corminboeuf8 et qui amène à nuancer le
caractère souhaitable des événements représentés :
(14) Demain, le Portugal a (malheureusement) fait faillite.

Enfin, au sujet des verbes aspectuels : rappelons que le PCF n’ est pas commandé
sémantiquement par le temps verbal mais par l’ adverbe, le PC s’ accommodant,
tout simplement, de cette transposition déictique et donc allocentrique, d’ où la
touche métalinguistique et l’ effet déontique-pratique modal dans le présent
déictique réel. Une des conséquences de cette analyse est qu’ il est logique que
nous nous représentions plus facilement des PC futurs avec des verbes aspec-
tuels terminatifs (finir, terminer) qu’ initiatifs (commencer). Même si des énon-
cés à verbe aspectuel initiatif (Demain j’ ai commencé mon livre) sont naturels si
un contexte approprié est identifiable (l’ enfant souhaitant rassurer ses parents

8. Communication personnelle.

468
Le passé composé en usage futur comme expression d’une modalité…

qui s’ impatientent à propos de cette lecture), nous imaginons plus facilement les

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conséquences présentes d’ un fait conçu comme achevé dans le futur, qui implique
un changement d’ état, qu’ un fait conçu comme entamé. Mais rien n’ empêche
dans les faits qu’ il puisse être entièrement pertinent de déclarer quelque chose
comme Demain, le chantier a commencé pour exprimer non seulement la pré-
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diction d’ un nouvel état, mais aussi la modalité déontique-pratique dans le


présent, effet absent quoi qu’ il en soit des autres formes futures.
Si Berrendonner s’ est beaucoup préoccupé des écarts qu’ il y a entre les formes
abstraites et leurs usages, c’ est aussi parce que cela procède d’ une vision pour
laquelle la langue se révèle dans son usage. Dans le cas que nous avons observé,
avec nos propres outils, une forme, à savoir <PC + adverbe futur>, c’ est un fait
très éloigné de la communication propositionnelle qui se trouve réalisé : un fait
d’ usage, avec des conséquences représentationnelles immédiatement sensibles
dans la situation discursive, dans la réalité dans laquelle les interlocuteurs sont
inscrits.

Bibliographie
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mard.
Benveniste, E. (1974), Problèmes de linguistique générale, vol. 2, Paris, Galli-
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Desclés, J.-P. & Guentchéva, Z. (2003), « Comment déterminer les significations
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latoire et cognitif du temps et de l’ aspect, Louvain-la-Neuve, Duculot.
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469
Énonciation, instances énonciatives

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DUALITÉS

Gilles Corminboeuf
Université de Neuchâtel
Projet FNS n° 100012-122251

– Le Guérisseur et le Cerf, si tu veux le savoir, c’ était tout un. J’ ai


tiré sur le Cerf et c’ est le Guérisseur qui est mort, parce que les
deux n’ en faisaient qu’ un… Dentiques1, quoi, qu’ ils étaient…
– J’ y vois pas clair. Si tu me l’ expliques, je comprendrai peut-
être. Le Guérisseur et le Cerf… (Uperto leva les mains, en
collant l’ un contre l’ autre les deux index)… ça n’ aurait fait
qu’ un gros doigt entre les deux.
– Rien du tout. C’ était le même doigt. Pas deux. Un seul. Le
Guérisseur et le Cerf, comme toi avec ton ombre, comme toi
avec ton âme, comme toi avec ton souffle. (Asturias, Hommes
de maïs)

On raconte qu’ un officier allemand, devant une reproduction de Guernica,


a demandé à Picasso : « C’ est vous qui avez fait ça ? », à quoi l’ artiste aurait
répondu « Non, c’ est vous ». Picasso amalgame sciemment l’ objet (le fait histo-
rique à l’ origine de l’ œuvre) et sa représentation, en tirant parti de la référence
vague du déictique ça. La réponse superpose l’ horreur des bombardements et
la représentation picturale de l’ horreur2.

1. Sic.
2. Le tableau de Magritte Ceci n’ est pas une pipe conduit au contraire à distinguer l’ objet et sa
représentation. On interprète en effet l’ œuvre au sens de « Ceci n’ est pas une pipe, ceci est la
représentation picturale d’ une pipe ».

473
Référence et stratégies référentielles

Dans un passage des mémoires de Klaus Mann reproduit en (1), il est question

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de l’ écrivain suisse Annemarie Schwarzenbach :

(1) Elle est orgueilleuse, et délicate, et grave, elle a un front pur d’ adolescent
sous de doux cheveux cendrés. § Est-elle belle ? Comme elle déjeunait pour
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la première fois chez nous, à Munich, le Magicien3 qui la regardait du coin


de l’ œil avec un mélange d’ inquiétude et de plaisir, constata finalement :
« C’ est curieux, si vous étiez un garçon, vous devriez passer pour extraordi-
nairement belle ». § Mais si elle est belle, même en fille. (Mann, Le tournant ;
les italiques sont de l’ auteur)

L’ ouvrage est paru d’ abord en anglais en 1942 (The Turning Point), puis Klaus
Mann l’ a réécrit en allemand : Der Wendepunkt. Ein Lebensbericht sera publié à
titre posthume en 1952. Ma version française est une traduction de la version
allemande :

(1’ ) Sie ist ehrgeizig und zart und ernst, mit einer reinen Jünglingsstirn unter
dem weichen, aschblonden Haar. § Ist sie schön ? Als sie zum erstenmal in
München bei uns zu Mittag speiste, sah der Zauberer sie mit einer Mischung
aus Besorgnis und Wohlgefallen von der Seite an, um schließlich festzustel-
len : « Merkwürdig, wenn Sie ein Junge wären, dann müßten Sie doch als
ungewöhnlich hübsch gelten ». § Doch, sie ist schön, auch als Mädchen.
(Mann, Der Wendepunkt. Ein Lebensbericht ; les italiques sont de l’ auteur)

En allemand, hübsch n’ est pas marqué en genre, bien qu’ on l’ utilise plutôt à
propos de sujets féminins. L’ attribution à un sujet masculin (ein Junge) permet
de souligner le côté efféminé de celui-ci. La traductrice fait le choix – en plus de
traduire hübsch par belle et non par joli(e) – de sur-marquer le côté androgyne
d’ Annemarie Schwarzenberg en optant pour un accord au féminin – option qui
néglige en quelque sorte le cadre hypothétique installé au préalable.
Deux mots, très anecdotiques, sur Annemarie Schwarzenbach, mais qui per-
mettent de mieux comprendre l’ extrait (1) : homosexuelle déclarée, on lui attri-
bue (noter l’ oxymore) « une féminité virile qui lui donne des allures de garçon
angélique » ; elle épousera « fugitivement un diplomate français, homosexuel lui
aussi, qui lui affirmera qu’ elle est le plus beau garçon qu’ il ait jamais rencon-
tré » !4 Le prédicat a un front pur d’ adolescent (noter le masculin) appliqué à
elle dans le référentiel factuel, puis à l’ intérieur du cadre contrefactuel, la discor-
dance entre garçon et belle, permet sinon de saisir, du moins de suggérer une
identité multiple, de restituer un aspect du mystère qui est réputé émaner d’ elle.
Le présupposé que véhicule l’ opérateur même dans elle est belle, même en fille
est qu’ elle est aussi belle « en quelque chose d’ autre » qu’ en fille. On comprend

3. Le « Magicien » est le surnom donné à Thomas Mann par ses enfants.


4. Les deux citations sont tirées de critiques littéraires sur swissinfo.ch et sur livres-addict.fr.

474
Dualités

aisément qu’ elle est belle en garçon – garçon est d’ ailleurs saillant dans le

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cotexte – ce qui renforce l’ ambivalence sexuelle d’ Annemarie Schwarzenbach.
Le passage (2) est tiré d’ un courrier de lecteur :
(2) Sans nul doute, les joyeux lurons qui s’ asseyent dans un bon restaurant et
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commandent une selle de chevreuil, en appréciant malheureusement plus


souvent la garniture que la viande, ne peuvent pas la goûter comme nous les
chasseurs, qui avons trimé pour nous en régaler. En somme, la chasse c’ est
en déguster pour la déguster. (presse écrite)

En (2), l’ objet désigné par chasse subsume deux « réalités » : le fait de chasser
(l’ activité = x) et le produit de la chasse (le gibier = y). En parallèle, l’ antanaclase
sur déguster met en équation deux paraphrases, en relation directe avec x et y :
« faire une activité pénible » et « savourer un mets ». Sont instanciés, d’ une part
l’ objet bifrons nommé par chasse(x,y), et d’ autre part le N d’ effectum (= y, cf. selle
de chevreuil, viande). Le N d’ action x n’ est pas actualisé, mais le référent poly-
morphe chasse(x,y) permet d’ y accéder implicitement.
Comme la réplique de Picasso, les amalgames délibérés des extraits (1) et (2)
permettent, en jouant de la catégorisation du donné d’ expérience, de configurer
un objet syncrétique à partir de deux objets distincts.

1 Fractionnement vs identification
On trouve dans le discours des traces linguistiques de deux phénomènes
d’ accommodation mentale (Gundel et al., 2001), c’ est-à-dire – au sens donné ici
à accommodation – une conceptualisation « à géométrie variable » des objets-
de-discours : le fractionnement d’ un même objet-de-discours (§ 1.1.) et l’ identi-
fication de plusieurs objets distincts (§ 1.2.).

1.1 L’ opération de fractionnement consiste à réduire un objet-de-discours


unique à une de ses facettes. Dans (3), les attributs assignés à L. Fignon sont mis
en contradiction, la seconde réplique réfutant un attribut distinctif (perdant)
pour lui substituer un attribut antagoniste (gagnant) :
(3) – Ah, mais je vous reconnais : vous êtes celui qui a perdu le Tour de 8 secon-
des !
– Non, monsieur, je suis celui qui en a gagné deux. (Fignon, Nous étions
jeunes et insouciants)

Le cycliste L. Fignon a gagné deux Tours de France en 1983 et 1984 et a terminé


deuxième en 1989, à huit secondes seulement du vainqueur. Comme le montre
la première intervention, sa carrière est souvent réduite à ce Tour de France perdu
de façon rocambolesque plutôt qu’ à ses succès. La structure réactive, attribuée

475
Référence et stratégies référentielles

à Fignon lui-même, révoque (Non) cet abrégé trompeur (a perdu…) et le rem-

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place par un autre attribut (a gagné…) tout aussi réducteur.
Dans (4), il est question de S. Geimer, qui a été violée par R. Polanski en 1977 :
(4) L’ adolescente avec qui le cinéaste a eu des relations sexuelles « illégales » en
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1977 réclame une nouvelle fois officiellement l’ arrêt des procédures, harce-
lée par les médias. (presse écrite)

D’ une part, un objet est activé, à savoir l’ adolescente, i.e. S. Geimer en tant
qu’ adolescente, en 1977. À cette facette s’ applique le prédicat a eu des relations
sexuelles. D’ autre part, un second prédicat correspond à une autre facette de S.
Geimer ; en 2009, c’ est S. Geimer en tant que quadragénaire qui réclame l’ arrêt
des procédures.
Dans (5), l’ attribut nombreuses, au pluriel, conduit à « fractionner » en facettes
l’ objet-de-discours dénoté par le pronom je :
(5) Dès qu’ on essaie de me ranger dans des cases, je suis trop nombreuses, on
fait des crises de claustrophobie… (Motin, La théorie de la contorsion, BD)

1.2 L’ opération d’ identification consiste à amalgamer plusieurs objets. Avec le


prédicat nombreux, on peut non seulement « fractionner » un objet (5), mais
aussi réaliser l’ opération symétrique, l’ identification de deux objets, en l’ occur-
rence dans (6) d’ un individu collectif (nommé par voisinage) et de la classe des
voisins qu’ il intègre à titre d’ ingrédient principal :
(6) À quelque temps de là, il devait avoir, au premier, le voisin le plus important
que l’ on pût souhaiter. Voisinage nombreux, unique au monde, et dont les
arrêts ont force de loi, du moins dans l’ univers de ceux qui vivent pour le
monde, le sport, le costume et le jeu : le jockey club. (Fargue, Frantext)

Dans (6), l’ épithète nombreux, qui s’ applique en général à une classe, est prédi-
quée de voisinage, qui nomme un individu collectif (cf. § 2., infra). Le prédicat
porte sur la classe des voisins et non sur le nom d’ individu collectif voisinage.
Ce transfert de prédicat offre l’ opportunité d’ une saisie « externe » et « interne »
du référent. Celui-ci est appréhendé à la fois sous la forme d’ un individu collec-
tif et sous la forme d’ une classe (de voisins, en l’ occurrence).
Dans (7), trois objets-de-discours sont amalgamés (nommés par l’ <Allema-
gne>, son <bob> et <S. Kiriasis>) :
(7) Pour une fois, l’ Allemagne a été écartée du podium en sports de glisse. Son
bob, champion olympique en titre, a pris la quatrième place sous la conduite
de Sandra Kiriasis. (presse écrite)

Les mêmes attributs, celui d’ être écartée du podium, de prendre la quatrième


place et celui d’ être champion(ne) olympique en titre sont assignables aux trois

476
Dualités

objets activés. Via un processus métonymique, trois objets distincts sont actua-

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lisés, mais trois objets qui partagent les mêmes attributs. À noter que S. Kiriasis
pourrait ne pas être championne olympique en titre, contrairement au « bob de
l’ Allemagne », si celui-ci avait été piloté par une autre concurrente allemande
lors de l’ olympiade précédente. Les trois objets pourraient accepter certains
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prédicats (puisqu’ ils sont les mêmes) et en refuser d’ autres (puisqu’ ils sont dif-
férents).

1.3 Alain Berrendonner (1994) a nommé objets indiscrets ou dualités ces


indécisions dans la conceptualisation du référent. Il a montré que les locuteurs
s’ accommodent de ces inconsistances logiques (apparentes) qui font que deux
objets sont susceptibles d’ être à la fois distincts et identiques. Une dualité se
définit en effet comme un floutage de la relation d’ identité entre deux objets-
de-discours, qui sont conçus comme unifiables d’ une part, et différenciables
d’ autre part. On considère généralement que si deux objets partagent le même
assemblage de traits intensionnels, ils sont identiques. Or, les dualités réalisent
l’ identification cognitive de deux ensembles d’ attributs dissemblables. Une dua-
lité n’ est pas un cas d’ ambiguïté, dans la mesure où il n’ y a pas de choix à opérer
entre plusieurs interprétations. Au contraire, une entité duale donne l’ instruc-
tion de confondre les deux objets. Il existe des traces en discours de la facture
logico-sémantique des dualités, conçues comme des entités cognitives qui ne
sont que partiellement dissociées.
Dans cette étude, je me limiterai aux cas d’ identification de deux objets-de-dis-
cours et j’ étudierai en particulier les dualités qui mettent en jeu une propriété
et l’ objet auquel s’ applique cette propriété (§ 5).

2 Les formats cognitifs des objets-de-discours


Berrendonner (1994 ; 2002) postule que les référents cognitifs sont organisés
selon deux modes d’ existence logique, in re (domaine extensionnel) vs in intel-
lectu (domaine intensionnel).

2.1 Les catégories logico-cognitives qu’ il définit au plan extensionnel sont


notamment les individus comptables, les individus collectifs et les classes (je ne
cite que celles qui me seront utiles ici). Ainsi le SN une histoire désigne un indi-
vidu comptable et présuppose une classe d’ appartenance dont il est extrait (les
histoires). Le SN pluriel les histoires nomme une classe formée par l’ assemblage
d’ individus porteurs d’ au moins une propriété commune. Un individu collectif
est, quant à lui, conçu comme une entité qui a pour ingrédient principal un
ensemble d’ individus (une classe), par exemple troupeau, famille, équipe, voisi-
nage (ex. 6).

477
Référence et stratégies référentielles

2.2 Les catégories relevant du domaine intensionnel sont les types et les

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concepts (Berrendonner, ibid.). Un type est un genre de parangon cognitif dont
l’ expression linguistique est un SN défini générique. Le passage (8) exploite la
relation entre un objet in intellectu – le type du voyageur égaré dans le désert – et
un objet comptable in re, nommé par le pronom elle :
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(8) Si seulement ils pouvaient revenir, si elle savait où ils étaient… ils doivent
être en train de boire, de rire, accoudés au comptoir du bistrot, de se racon-
ter de bonnes histoires… elle a envie de courir les chercher, elle voudrait
quand même leur expliquer, il y a peut-être moyen de les convaincre, de les
toucher, il est peut-être encore possible de réparer… On sonne… c’ est à la
porte de la cuisine… Le voyageur égaré dans le désert qui perçoit une lumière,
un bruit de pas, éprouve cette joie mêlée d’ appréhension qui monte en elle
tandis qu’ elle court, ouvre la porte… « Ah ! c’ est vous enfin, vous voilà, je
croyais que vous ne reviendriez jamais… Vous savez que ça ne va pas du
tout… » (Sarraute, Le planétarium)

Le SN le voyageur égaré dans le désert ne réfère pas à un individu singulier activé


dans la situation de parole, mais à un type « générique » correspondant à la
représentation que l’ on se fait d’ un voyageur égaré dans le désert. L’ extension
d’ un type est une classe (son « ressort »), en l’ occurrence, la classe des voyageurs
égarés dans le désert. Dans (8), une analogie est réalisée entre le sentiment
éprouvé par le personnage in re qui va ouvrir la porte et un avatar in intellectu.
Le passage du type à un exemplaire extensionnel permet ici de mesurer la
conformité d’ un objet « réel » nommé par elle à son pendant « idéel ». On voit
qu’ il y a des relations entre des objets issus de domaines disjoints mais complé-
mentaires (intension vs extension).
Pour Berrendonner (2002), un concept n’ est pas un objet, mais une fonction
qui s’ applique à un objet. Ce sont les prédicats qui en assurent la dénomination
usuelle : un adjectif, par exemple, est une unité linguistique qui signifie un
concept. Dans (8), le prédicat égaré et la relative qui perçoit une lumière, par
exemple, nomment des concepts.

2.3 Le formatage d’ un objet-de-discours est contraint par une gamme de fac-


teurs : des spécifications propres aux lexèmes (par exemple les prédicats qu’ ils
acceptent), la nature du déterminant (éventuellement son absence) et la con-
naissance du cadre de référence. Les catégories ne sont en fait pas toujours aisé-
ment identifiables. Un individu comptable (la porte, la cuisine dans 8) et un type
(le voyageur égaré dans le désert), peuvent être désignés par un même matériau
linguistique (un défini singulier) : les prédicats appliqués et le cadre de réfé-
rence sélectionnent la bonne interprétation.

2.4 Parmi les prototypes de dualité figurent les relations entre un type et sa
classe associée et entre un individu collectif et la classe qu’ il incorpore à titre

478
Dualités

d’ ingrédient principal. Après une présentation succincte de ces deux dualités

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{nom de type ≈ nom de classe} et {nom d’ individu collectif ≈ nom de classe} (cf. § 3.
et § 4.) – bien connues depuis les travaux de Berrendonner –, je centrerai le
propos sur un quatrième format logique, le nom de concept, l’ objectif étant
d’ examiner les phénomènes d’ identité de l’ objet et de l’ opération qui s’ y appli-
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que (Granger, 1994) (§ 5.).

3 La dualité {nom de type ≈ nom de classe}


Dans (9), un nom de type activé cataphoriquement (il) est égalé à son ressort,
en l’ occurrence le nom de classe les arrières :
(9) quand il est pas dans un bon jour / tous les arrières font ça \ (oral radio,
commentaire match de football ; ça = tirer le maillot de l’ adversaire)

Le quantificateur tous impose a posteriori la lecture du pronom il comme un


nom de type.
Le passage (10) présente également une dualité entre un type (le vêtement) et sa
classe associée (les) :
(10) on travaille avec une maison ça fait des années qui se situe à Grenoble + il y
a beaucoup de pressings d’ ailleurs qui travaillent avec la même maison + ça
nous immobilise le vêtement une semaine + ça part le jeudi et ça revient le
vendredi suivant + en fait ça revient le jeudi mais bon + pour être sûr qu’ on
les ait nous en magasin on dit le vendredi + donc on est assez bon + au
niveau cuir tapis daim on a quand même des très bons résultats (oral, crfp)

La locutrice introduit d’ abord un nom de type (le vêtement) : il n’ est manifeste-


ment pas question ici d’ un objet en particulier identifiable dans la situation
d’ énonciation ou validé préalablement dans la mémoire discursive. L’ anaphori-
que ça – qui peut pour ainsi dire désigner tous les formats cognitifs – joue le
rôle de pivot entre le type et la classe des vêtements, nommée ensuite par l’ ana-
phorique les.

4 La dualité {nom d’ individu collectif ≈ nom de classe}


La possibilité d’ interprétation coréférentielle et associative de l’ anaphorique leur
dans un exemple classique comme (11) est le signe d’ une dualité entre l’ individu
collectif et la classe qu’ il incorpore (les membres de la famille) :
(11) une famille est étrangement assassinée dans leur maison (oral tv, synopsis
d’ un film)

479
Référence et stratégies référentielles

Quand l’ indice à disposition est un accord « de syllepse » comme en (11), le

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procédé est généralement considéré comme peu normatif. La dualité est mieux
tolérée quand l’ indice est un prédicat qui ne s’ applique pas à l’ individu collectif,
mais porte sur la classe qu’ il contient : c’ est le cas de voisinage nombreux, dans
l’ exemple (6) supra.
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5 La dualité {nom de concept ≈ nom de classe}


Un quatrième terme vient compléter la trilogie {nom de type – nom de collec-
tif – nom de classe}, à savoir le nom de concept. Des dualités s’ instaurent entre
les pôles de ce réseau : on a vu que le phénomène de dualité s’ observe commu-
nément pour les relations type – classe et individu collectif – classe.

5.1 Voyons pour commencer la relation {concept – individu collectif} dans les
noms de statuts sociaux. Le mécanisme est très proche de celui qui est à l’ œuvre
dans les dualités {concept – classe} (§ 5.2. et § 5.3.). Les noms comme cousinage,
voisinage, domesticité, jeunesse, etc. font semble-t-il l’ objet d’ un transfert méto-
nymique classique. Ainsi la domesticité désignerait l’ ensemble des domestiques
(13), à partir du nom d’ état (12) :
(12) Où trouve-t-on maintenant, dans la nature, cette multitude de races de
chiens, que, par suite de la domesticité où nous avons réduit ces animaux, nous
avons mis dans le cas d’ exister telles qu’ elles sont actuellement ? (Lamarck,
Frantext)
(13) Le lendemain, lorsqu’ elle rentre du cours, la petite fille entend la cuisinière
qui, pour la domesticité de l’ immeuble, commente les événements du jour.
(Crevel, Frantext)

Selon le tlfi, le nom d’ état domesticité est attesté depuis le début du xviie siècle,
alors que le nom de collectif l’ est depuis la fin du xviiie siècle seulement. On
glisserait diachroniquement de la propriété à l’ individu collectif 5. On peut cepen-
dant se demander si cette polysémie n’ existe pas depuis les origines du français,
sans qu’ une valeur ait précédé l’ autre et faire l’ hypothèse qu’ elle perdure encore
aujourd’ hui. Ainsi, en synchronie, le dérivé cousinage peut nommer à la fois un
objet extensionnel et intensionnel. Cela s’ explique par le fait que les éléments
qui constituent la classe des cousins comportent comme propriété primordiale
celle d’ être cousin(s). Le dérivé cousinage dans (14) présente un couplage de ces
deux valeurs :
(14) – Julienne est un peu ta cousine, dit-elle. C’ est la fille du frère de ton oncle.
Celui qui était officier, et qui, malheureusement…

5. Toujours selon le tlfi, jeunesse et vieillesse présenteraient également une évolution du nom
d’ état vers le nom d’ individu collectif, alors que voisinage et cousinage illustreraient le processus
symétrique (la valeur de collectif serait antérieure à celle d’ état).

480
Dualités

– Oh ! C’ est un cousinage bien éloigné…, précisa Julienne. (Sabatier, Fran-

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text)

D’ une part, cousinage peut être interprété comme le nom d’ un objet extension-
nel comptable. Le suffixe –age opérerait sur la base cousine instanciée peu avant
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et il en résulterait un nouvel objet-de-discours cousinage. D’ autre part, on peut


voir dans le dérivé le nom du lien relationnel, lui aussi verbalisé préalablement
(la fille du frère de ton oncle). Autrement dit, l’ objet dual désigné par cousinage
est actualisé une première fois par l’ intermédiaire de son versant extensionnel,
avec l’ occurrence ta cousine (= x), puis par son versant intensionnel avec le
prédicat fille du frère de ton oncle qui vérifie la relation être cousine de (= y).
Dans le second tour de parole, cousinage nomme la dualité z(x,y) qui fédère les
deux valeurs (soit : x ≈ y), préalablement activées de manière indépendante. Le
nom cousinage implicite une relation de repérage héritée du nom de base, qui
est un prédicat de relation : on est en effet toujours cousin de quelqu’ un. Du
coup, il n’ est pas très étonnant que cousinage puisse, comme dans (14), désigner
à la fois un (collectif de) cousin(s) et le fait que l’ on soit cousin de quelqu’ un
(Corminboeuf, à par.).

5.2 Venons-en maintenant à la dualité {concept – classe}, c’ est-à-dire aux rela-


tions métonymiques qui s’ instaurent entre une propriété et le porteur de cette
propriété, d’ ordinaire une classe. Un procédé argumentatif puissant consiste à
se servir d’ une proposition relative pour convertir un objet en propriété et con-
férer à celle-ci le statut de présupposé6 :

(15) Thomas a l’ insouciance des ados qu’ il est encore […] (oral tv)

Dans (15), la relative qu’ il est encore impose une lecture sylleptique de ados. En
effet, d’ une part des ados désigne la classe d’ univers. D’ autre part, la relative fait
d’ ado(s) un prédicat (qu’ est ici attribut)7. Les deux objets co-indicés – Thomas
et il – sont unifiés au moyen du prédicat implicite être ado qui s’ applique aux
deux opérandes. On infère que Thomas appartient à la classe des ados et il
hérite de la propriété qui leur est prototypiquement associée (être ado). La rela-
tive donne donc accès à la propriété impliquée par ados, mais non nommée
explicitement (elle est présupposée). Le tour permet de condenser le sens :
<Thomas est insouciant comme un ado et pour cause, c’ est encore un ado>.

6. Cf. Corminboeuf (2009) pour des constructions comme De rouge qu’ elle était, elle est deve-
nue pâle, où la relative joue un rôle assez proche.
7. Dans ces constructions, le relatif doit pouvoir anaphoriser N (et non SN), ce qui fait qu’ une
forme prédicative en qu- est requise (vs l’ insouciance des ados dont il est proche qui anaphoriserait
SN). Pour anaphoriser N, il faut un verbe attributif (pour attribuer la propriété au régissant de la
P relative). Cela explique qu’ une relative avec un verbe non attributif comme fréquenter ne
construirait pas de dualité (l’ insouciance des ados qu’ il fréquente).

481
Référence et stratégies référentielles

Les dualités du type (16) sont bien établies dans la langue :

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(16) Elle releva la tête comme une grande dame qu’ elle était, et des éclairs sorti-
rent de ses yeux fiers. (Balzac, Le père Goriot)
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Une comparaison est établie entre une posture (relever la tête) du personnage
désigné par elle (la vicomtesse de Beauséant) et celle d’ une grande dame. Un
seul aspect postural est comparé, ce qui autorise le sous-entendu que <ce n’ était
pas une grande dame en tous points> (cf. elle relève la tête comme une grande
dame relève la tête). Concomitamment, la relative – en présupposant qu’ elle est
une grande dame – force la lecture selon laquelle les deux objets (nommés par
elle et une grande dame) partagent en fait toutes les propriétés. La conséquence est
une inclusion d’ intensions, l’ intension de grande dame pour (16) étant contenue
dans celle de la vicomtesse (elle). Comme dans (15), la relative est un expédient
argumentatif qui amalgame un objet (une grande dame) et un prédicat présup-
posé (être une grande dame).
En (17), trois formats logiques sont activés : un nom de type (le consommateur),
un nom de concept (consommateur, présupposé par le relatif) et un nom de
classe (nous) :

(17) c’ est important pour le consommateur que nous sommes (oral radio)

Comme dans les exemples précédents, il y a une syllepse (ici sur consommateur).
Le statut prédicatif du relatif que conduit à unifier deux objets en apparence
distincts, en l’ occurrence le N de type le consommateur et le nom de classe nous.
Autrement dit, les deux objets désignés par le consommateur et nous sont à la fois
coréférentiels et non coréférentiels (ils nomment deux formats logico-sémanti-
ques distincts, un type puis sa classe associée). La propriété impliquée par
consommateur (« être consommateur ») est attribuée implicitement aux mem-
bres de la classe nommée par nous. Procédé d’ économie, la dualité permet ici,
grâce à la copule être, de condenser trois formats logiques distincts.
Il existe des attestations moins normatives, mais tout à fait remarquables, de la
dualité {nom de concept ≈ nom de classe} ; le § 5.3 est consacré à ces cas de
figure.

5.3 L’ exemple (18) active successivement les formats {nom de concept} (être
juif) et {nom de classe} (ils) :

(18) Moïse qui était debout à la porte et qui écoutait ne se bilait pas non plus, cas
si ce gazier s’ appelait Kadir et Yoûssef, il avait peu de chance d’ être juif.
Remarquez, je ne dis pas du tout qu’ être juif c’ est une chance, ils ont leurs
problèmes, eux aussi. (Gary, La vie devant soi)

482
Dualités

Ce qui est intéressant, c’ est que ils anaphorise la classe des Juifs sans que celle-ci

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soit introduite explicitement. La seule façon d’ assigner un référent à l’ anapho-
rique ils – on sait seulement de celui-ci qu’ il nomme une classe d’ objets incor-
porant le trait [+ masculin] – est de réaliser une inférence à partir du nom de
concept. D’ une propriété (être juif) valable pour les membres d’ une classe
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(implicitée), on infère la classe porteuse de cette propriété (les Juifs).


Dans (19), l’ épithète écossais est prédiquée de assauts, et le participe passé
menés est prédiqué d’ une classe extensionnelle non instanciée (les Écossais),
mais abductible par une « métonymie de la propriété » :
(19) Les Gallois, revigorés lors de la Coupe du monde, ont nettement dominé
l’ Écosse (23-10) pour la première journée du Tournoi. Avec une ligne
d’ arrières entreprenante, le Pays de Galles a fait preuve de courage en
deuxième période, pour endiguer les assauts écossais, menés à la pause (18-3).
(teletext)

L’ adjectif de relation écossais relie les assauts et la classe des Écossais (implicite).
Un élément zéro, support du nom de concept menés, anaphorise un objet sous-
jacent, les Écossais.
Contrairement à (19), le fragment (20) comporte un sujet réalisé (ils) qui ana-
phorise la classe des Parisiens, non introduite explicitement, mais là également
abduite à la faveur de la facture morphologique du nom de concept parisien :
(20) Je ne suis pas forcément pour Monaco, mais je suis surtout anti-parisien (ils
nous ont privés de la demi-finale), donc j’ espère une belle victoire de
Monaco. (web)

Des phénomènes linguistiques comme (19) et (20) rappellent la notion d’ « îlot


anaphorique » de Postal et de Lakoff & Ross (pour une présentation des enjeux :
Charolles, 1992)8. Mais si, comme Berrendonner, on se dote d’ un modèle
« mémoriel » de l’ anaphore et que l’ on renonce à tracer une frontière discipli-
naire entre morphologie et syntaxe, la problématique des « îlots anaphoriques »
devient caduque. La notion est un « dommage collatéral » qui résulte des modè-
les théoriques adoptés.
Il n’ en demeure pas moins que les exemples étudiés présentent souvent des
dérivés morphologiques : cousinage, par exemple, ou les dérivés de toponymes
écossais, parisien, etc. La présence d’ un dérivé semble fournir un contexte favo-
rable à la reconnaissance de phénomènes de dualités.

8. En gros, l’ idée est que si on anaphorise un nom construit comme guitariste, on pointe géné-
ralement sur le dérivé et non sur la base guitare. Un enchaînement du type Le guitariste… elle
(= la guitare)… est jugé déviant ou du moins peu optimal, bien que le lien morphologique garan-
tisse la grammaticalité de l’ énoncé.

483
Référence et stratégies référentielles

Dans le cas de (21), la corrélation se fait entre une propriété saillante (être amé-

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ricaine, être française) et le générateur de cette propriété (l’ Amérique, la France) :
(21) Reinaldo Areinas est surtout ancré dans la culture littéraire américaine, là
où il a mis fin à ses jours, victime du Sida, et française, là où il a eu les plus
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importants soutiens intellectuels de la part d’ éditeurs et de journaux (La


lettre diffusée dans le Figaro). (web)

La dualité émerge du fait de la présence du repère là où qui réfère à l’ entité qui


alloue la propriété (l’ Amérique, la France), sans que celle-ci ne soit instanciée.
La relation morphologique entre la base qui nomme un individu comptable
(l’ Amérique) et le dérivé qui nomme un attribut (américaine) favorise incontes-
tablement l’ inférence.
Dans (22), l’ objet le quarante mètres a la propriété impliquée de mesurer qua-
rante mètres, comme le cent mètres en athlétisme a la propriété de mesurer
cent mètres (c’ est tautologique) :
(22) […] je suis très fort pour le quarante mètres, qui est la longueur de la cour
d’ école. (Goscinny, Le petit Nicolas)

L’ objet que nomme le SN le quarante mètres est typé {individu comptable}. Le


relatif qui établit une relation d’ identité entre le N quarante mètres et le nom de
concept qui désigne la propriété d’ être la longueur de. Conjointement, le rap-
port associatif entre la propriété et son support fait de qui un « relatif associatif »
au service de la dualité. Comme dans les exemples du § 5.2., le régissant de la
relative est le N (quarante mètres) et non le SN (le quarante mètres).

5.4 Dans les exemples étudiés supra, l’ objet extensionnel, en général une
classe, fusionne avec la propriété la plus fortement impliquée, celle qui a un taux
d’ appartenance à l’ intension égal à 1 (i.e. elle a le statut de présupposé). Ainsi,
chaque membre de la classe des Écossais est porteur de la propriété triviale être
écossais – propriété au demeurant éminemment distinctive, puisque les Écos-
sais sont les seuls à la posséder. Cette relation tautologique garantit une inférence
très sûre. À première vue pourtant, une fonction (= une opération intensionnelle)
est très différente de son opérande (= un objet extensionnel). La relation duale
qu’ ils entretiennent permet aux sujets parlants d’ accommoder l’ identité du
référent syncrétique en fonction du point de vue ciblé.
Une règle d’ inférence conclut à l’ identification de la classe et du concept le plus
impliqué qui affecte les membres de cette classe. Les exemples (16), (21) et (22)
montrent qu’ un individu comptable (ou un singleton) peut, dans un cas parti-
culier de la même règle, se substituer à la classe.

5.5 Dans les exemples (15) à (17) du § 5.2., la relative amène à traiter une
unité linguistique (ados, grande dame, consommateur) à la fois comme dési-

484
Dualités

gnant un objet et comme désignant un prédicat qui s’ applique à un objet ins-

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tancié précédemment (Thomas, elle) ou postérieurement (nous). Un objet est
actualisé et on lui attribue une propriété qui fait entrer cet objet dans la classe
porteuse de cette propriété. Cette propriété n’ est pas introduite explicitement
dans le discours, elle n’ est que présupposée.
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Les faits présentés dans le § 5.3. n’ engagent pas tout à fait le même procédé,
dans la mesure où les traces linguistiques de la dualité {nom de concept ≈ nom
de classe} sont d’ un autre ordre et que l’ inférence marche dans l’ autre sens. En
effet, il s’ agit ici d’ abduire l’ objet (non instancié) porteur de la propriété, à par-
tir de la propriété elle-même. Par exemple dans (20), au moyen de l’ adjectif de
relation parisien, on peut récupérer la classe des Parisiens, la parenté morpho-
logique autorisant une inférence pour ainsi dire infaillible. Contrairement aux
faits (15) à (17), on a accès à la propriété et on doit inférer la classe hôte.
En résumé, pour les exemples du § 5.2. on présuppose une propriété et on infère
qu’ elle s’ applique à un support objectal « connu » (il est validé dans la mémoire
discursive), alors que pour les exemples du § 5.3, on infère l’ existence d’ un objet
porteur d’ une propriété à partir de celle-ci (c’ est la propriété qui est validée
dans la mémoire discursive)9.
Les dualités analysées dans ce § 5. relèvent de ce que l’ on appelle communé-
ment des « métonymies de la propriété ». Le phénomène de dualité explique (la
possibilité de) ces métonymies, qui exploitent la relation entre un concept et la
classe à laquelle il s’ applique.

6 Conclusion
Une occurrence comme écossais peut d’ une part désigner une facette d’ un objet,
en l’ occurrence sa propriété la plus impliquée (les Écossais en tant qu’ écossais).
D’ autre part, écossais peut donner accès à la classe des Écossais, dont les mem-
bres portent la propriété nommée par cette unité. Une dualité permet de saisir
de deux points de vue différents un même objet aux contours flous.
Les dualités sont rendues possibles par l’ existence d’ une relation convention-
nelle entre un couple d’ objets. Elles résultent d’ une opération, qui « d’ une rela-
tion valide entre deux objets-de-discours distincts, conclut à l’ indifférenciation
de ces deux objets, i.e. à leur identité » (Berrendonner, 1994 : 223). Quand on a
la relation – qui elle-même fait partie de l’ objet composite –, on peut récupérer
par inférence les objets que celle-ci corrèle. Les formats cognitifs primitifs
(type, classe, individu collectif ou concept) sont les éléments d’ un réseau de
relations. Certains indices linguistiques (par exemple le type de prédication ou

9. La procédure inférentielle qui va de l’ objet-support, en général une classe, vers le concept


(§ 5.2) semble mieux tolérée que celle qui va du concept vers la classe (§ 5.3). La relative des
exemples du § 5.2. fonctionne sans doute comme une forme de prestige.

485
Référence et stratégies référentielles

les pointeurs anaphoriques) sont les révélateurs du maillage relationnel qui existe

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entre ces formats logico-cognitifs. La morpho-syntaxe garde la trace de ces opé-
rations linguistiques qui exploitent une relation motivée cognitivement entre deux
objets. Le phénomène de dualité relève d’ un mécanisme très général d’ accom-
modation mentale.
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Les travaux d’ Alain Berrendonner incitent à se doter d’ un modèle de la réfé-


rence qui soit en adéquation avec les observations empiriques. Ce modèle doit être
délesté de postulats pré-établis fondés sur des croyances culturelles qui déter-
minent a priori la structure des référents et leur consistance logique. L’ existence
de dualités montre au contraire que la « logique naturelle » sous-jacente à la
langue est irréductible aux catégories du sens commun. D’ une part, les référents
sont pourvus de degrés d’ élaboration distincts. D’ autre part, le discours cons-
truit des référents qui s’ accommodent d’ entités contradictoires – en amalgamant
par exemple un objet et une fonction. Deux référents sont en effet susceptibles
d’ être unifiés, i.e. de voir réalisée l’ unification de leurs propriétés, dont on sait par
ailleurs qu’ elles ne sont pas co-extensives. Cette remarquable plasticité concep-
tuelle permet sans doute de réduire les coûts pragmatiques qu’ imposerait la
recherche d’ objets-de-discours invariablement discrets.

Bibliographie
Berrendonner, A. (1994), « Anaphores confuses et objets indiscrets », Recher-
ches linguistiques XIX, 209-230.
Berrendonner, A. (2002), « Types », Les facettes du dire : hommage à Oswald
Ducrot, Carel, M. (éd.), Paris, Kimé, 39-53.
Berrendonner, A. (2004), « Intensions et extensions », Structures et discours :
mélanges offerts à Eddy Roulet, Auchlin, A. & al. (éds), Québec, Nota bene,
151-165.
Charolles, M. (1992), « La veuve et l’ orphelin ou : comment les îlots anapho-
riques refont surface », Lexique et inférence(s), Tyvaert, J.-E. (éd.), Paris,
Klincksieck, 131-173.
Corminboeuf, G. (2009), « Régimes et circonstants adjectivaux », Représentations
du sens linguistique III, Evrard I. & al. (éds), Bruxelles, De Boeck, 43-60.
Corminboeuf, G. (à paraître), « Le suffixe –age comme formateur d’ objets
extensionnels », Dérivations morphologiques et typage des entités sémantiques,
Berrendonner A. & al. (éds), Tranel.
Granger, G.-G. (1994), « Contenus formels et dualité », Formes, opérations, objets,
Paris, Vrin, 53-70.
Gundel, J.K., Hedberg, N. & Zacharski, R. (2001), « Statut cognitif et forme des
anaphoriques indirects », Verbum 22-1, 79-102.
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UN ÉCLAIRAGE SUR LE FONCTIONNEMENT


RÉFÉRENTIEL DE TOUT ÇA EN FIN DE LISTE

Laure Anne Johnsen


Universités de Neuchâtel et de Fribourg
Projet FNS 100012-122251

1 Introduction
Cet article vise à documenter le fonctionnement de tout ça à l’ oral, lorsque
celui-ci se présente comme le constituant final d’ une liste, ainsi que l’ illustre cet
exemple :
(1) mais c’ est quand même un métier la fleur ça a toujours marché hein - les
gens aiment les fleurs en France les surtout la fleur art- naturelle les gens
aiment beaucoup ça les fleurs les plantes tout ça (CTFP, la fleuriste,
19’ 26’’ -19’ 33’ ’ )

Ce syntagme mérite une attention toute particulière dans ce genre de configu-


ration, car en plus d’ endosser une fonction anaphorique résomptive, i.e. permet-
tant d’ englober les référents préalablement activés (“les fleurs”, “les plantes”1), il
manifeste la capacité d’ évoquer dans la mémoire discursive un ensemble réfé-
rentiel plus vaste dont la délimitation et les membres restants demeurent impli-
cites.

1. Les guillemets anglais signalent dorénavant des informations contenues en mémoire dis-
cursive.

487
Référence et stratégies référentielles

L’ objectif de cette étude est de décrire plus précisément la disposition de tout ça

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à marquer la clôture d’ une liste en surface, tout en suggérant davantage sur le
plan référentiel. L’ étude de Bilger (1989) sur et tout (ça) décrit selon l’ approche
pronominale (e.g. Blanche-Benveniste 1987) les incidences structurelles de son
occurrence en configuration de liste. Tout en convoquant certains points de
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cette analyse, je souhaite ici approfondir le fonctionnement référentiel et les


effets discursifs liés à ce type d’ emploi. Après un inventaire des variantes (et tout
ça, et tout…) ou phénomènes apparentés (et cætera, et compagnie…), puis quel-
ques considérations d’ ordre syntaxique, sémantique et prosodique sur le phé-
nomène de liste, je proposerai une description du sens de tout ça. J’ examinerai
ensuite le procédé référentiel à l’ œuvre et ses rendements pragmatiques à tra-
vers des contextes de français parlé spontané, à l’ aide de quelques outils de
description développés par Alain Berrendonner et son équipe de Fribourg pour
l’ analyse des procédés de référence.

2 Corpus
L’ emploi de tout ça en configuration de liste apparaît le plus souvent dans le
discours oral spontané, même si on en trouve des occurrences à l’ écrit, dans des
genres « formels » comme « informels »2. J’ ai essentiellement travaillé sur les
corpus PFC et CTFP3, à partir desquels j’ ai d’ abord effectué une recherche auto-
matique de la séquence tout ça, puis extrait manuellement les occurrences
entrant dans un schéma de liste4.

3 Variantes et phénomènes apparentés


Le syntagme tout ça en fin de liste peut être précédé d’ un coordonnant, comme
et (2), ou (3), ni (4) :

2. a) Je ne partage pas du tout cette utopie révolutionnaire, la poésie dans la rue, tout ça.
(< Frantext, Boltanski et Grenier).
b) Je me réjouissais beaucoup, je pensais que ça allait être le colloque du siècle, vu le sujet…
Mais en fait je crois pas que je vais y aller (à mes frais, juste après la Semaine de la langue, 8h de
train, tout ça…)… (courriel)
3. Projet Phonologie du français contemporain (Durand et al., 2002, 2005) (http://www.projet-
pfc.net) et Choix de textes de français parlé : 36 extraits (Blanche-Benveniste et al. : 2002). Mes
exemples reproduisent telles quelles, avec leurs conventions propres, les transcriptions issues des
corpus respectifs, à part dans quelques cas d’ erreurs de transcription, auxquels je me suis permis
de remédier.
4. À noter que sur les 42 occurrences de tout ça dans CTFP, 18 s’ intègrent dans une liste. Pour
PFC, sur les 49 premiers résultats livrés par le moteur de recherche, 28 se trouvent dans cette
configuration.

488
Un éclairage sur le fonctionnement référentiel de tout ça en fin de liste

(2) ML : Et puis euh, surprise au premier janvier cette année euh, je reçois une

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lettre d’ elle euh, me disant <CG : De bonne année.>, ouais, dis/ me disant
que, qu’ elle pensait à moi et tout ça.
CG : Ça fait plaisir. (PFC, 61acg1, Domfrontais, LG)
(3) (le locuteur se renseigne sur la location d’ une flûte)
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donc voilà va falloir m’ expliquer maintenant - comment faire si je loue ou


tout ça (CTFP, les vendeurs d’ instruments de musique, 2’ 13’ ’ -2’ 15’ ’ )
(4) j’ ai toujours baigné avec les euh, avec les chevaux chez mes parents quand
j’ étais, quand je travaillais chez mes parents on a travaillé avec les chevaux
jusqu’ à soixante-douze. Les années soixante-douze avec les chevaux, et j’ ai
toujours aimé les chevaux pas, travail comme ça mais pas les chevaux de
course ni, ni tout ça c’ est surtout l’ élevage. (PFC, Domfrontais, 61adl1, LG)

La variante avec et apparaît régulièrement dans mes données, tandis que les
autres ne manifestent que quelques occurrences. Bilger (1989 : 100-101), qui
n’ avait relevé qu’ une attestation de et tout ça dans son corpus, lui attribue un effet
de sens additif, par opposition à tout ça, pourvu d’ un simple effet appositif.
Le coordonnant et est également exploité dans la variante et tout Ø, elle aussi
très productive, le syntagme pouvant se répéter un certain nombre de fois :
(5) ce qui fait j’ ai, j’ ai, j’ ai eu quand même une petite idée sur le, sur l’ optique
et tout, mais j’ ai, j’ ai jamais pensé que je pouvais être un opticien et tout et
tout et tout et tout (PFC, Chlef, acafkeo1, GG)

Dans cette étude, j’ intègre dans mes données les occurrences de et tout ça et de
et tout, qui présentent avec tout ça des similarités évidentes dans leur fonction-
nement référentiel en configuration de liste. Faute d’ espace, je ne comparerai
pas leur distribution ni leurs nuances sémantiques, ni d’ ailleurs celles des autres
syntagmes que l’ on retrouve dans le paradigme des marqueurs de fin de liste
tels que : et caetera (etc.), et ainsi de suite, et autres (X), et compagnie, et consorts,
et tout le toutim, et tout le tremblement, et tout le reste, les points de suspension
à l’ écrit, etc. Je me permets simplement de relever dans cette énumération,
comme pistes de réflexion, quelques indices récurrents : la présence du quanti-
fieur tout dans un certain nombre de ces syntagmes et celle du trait sémantique
de « supplément » (autres, reste, suite).
Cela dit, une recherche automatique sommaire dans mes corpus oraux n’ extrait
que quelques occurrences pour certains de ces syntagmes apparentés, voire
aucun résultat pour d’ autres. Ils semblent donc moins productifs à l’ oral que
(et) tout ça et et tout en fin de liste. Ces derniers paraissent être soumis à moins
de contraintes5, et partant, se révéler plus passe-partout.

5. Par exemple en comparaison de et compagnie, qui implique plutôt des êtres [+animés] ou et
autres X, qui clôt a priori uniquement une liste de SN. Le syntagme tout ça, au contraire, permet
de terminer une liste de constituants autres que nominaux, et qui réfèrent à des objets de types
variés.

489
Référence et stratégies référentielles

4 Quelques considérations sur la notion de liste

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4.1 La liste selon l’approche pronominale
Selon l’ approche pronominale, une liste consiste en l’ instanciation de plusieurs
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réalisations lexicales occupant une même place syntaxique (e.g. Blanche-Benve-


niste 1987). La notion regroupe aussi bien des phénomènes de bribes (ou refor-
mulations) que des énumérations d’ éléments entrant dans une relation de
coordination : « [on] peut analyser syntaxiquement de la même façon la liste qui
fait un effet d’ énumération additive et la liste qui fait l’ effet d’ une recherche
lexicale » (Blanche-Benveniste ibid. : 137). Ce genre de configuration syntaxi-
que est représenté « en grille » sur l’ axe paradigmatique, ce qui montre que la
liste interrompt le déroulement syntagmatique : « ces listes […] ne nous font pas
passer d’ une unité syntaxique à une autre ; elles piétinent sur le même emplace-
ment syntaxique » (ibid.) :
(6) ils arrivent pas à inventer un vélo
un stylo
une mobylette (ibid.)

Il peut s’ agir par exemple de la réitération lexicale d’ une place de rection ver-
bale, comme ci-dessus la place d’ objet direct du verbe, en l’ occurrence sous la
forme de SN. Tous les éléments de la rection peuvent être concernés par le phé-
nomène de liste. Au-delà de la rection, des constructions verbales indépendan-
tes peuvent également s’ aligner dans un tel paradigme (Bilger 1982 : 205) :
(7) vous mettiez les cendres au fond
et vous commenciez
heu vous mettiez vos draps dessus (Bilger 1982 : 205)

Comme on le verra par la suite, tout ça clôt6 dans la majorité de mes exemples
une liste de SN/que-P/Pinf en position de rection, ou alors une liste de construc-
tions verbales indépendantes. Soit, les représentations en grille suivantes illus-
trant la première situation :
(1’ ) les gens aiment beaucoup ça
les fleurs
les plantes
tout ça

6. On relève des occurrences de tout ça à l’ initiale ou en position intermédiaire d’ une liste, eg.
pour le second cas : Nous on, on va, donc, dans le Haut-Jura (bruit de fond). Mais on va pas, tout
ce qui est, euh, Prémanon euh, Lamoura, tout ça euh, Métabier, euh, les Rousses, c’ est pas ça (PFC,
Dijon, acl1, LG). Néanmoins, je me concentrerai sur tout ça en fin de liste, qui est la situation la
plus commune.

490
Un éclairage sur le fonctionnement référentiel de tout ça en fin de liste

(8) c’ est ce qui permet à l’ ordinateur de dialoguer avec les entrées et sorties

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d’ écrire des choses dans les mémoires
tout ça (CTFP, l’ informaticien, 3’ 05-3’ 11’’)

Ci-dessous, une grille illustrant le dernier cas :


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(9) il est extraordinaire


il a fait des é-
il parle très bien le français
il a fait ses études à Alger
tout ça (PFC, Biarritz, 64ama1, LG)

D’ autres types de constituants d’ une liste terminée par tout ça sont également
attestés dans le corpus, mais dans une moindre mesure : la liste suivante est
initiée par un adverbe (socialement) :
(10) (la conversation porte sur les projets des interlocuteurs en cas de gain subs-
tantiel à la loterie)
ouais, ouais je crois socialement et tout ça, c’ est important d’ avoir euh, et
tu dois, d’ autant plus apprécier le co/ le temps libre après, ouais je ferais ça,
je bosserais à mi-temps (PFC, Biarritz, 64api1, LG)

Celle-ci, par un adjectif attributif (enthousiaste) :


(11) mais je pense aussi que j’ ai un tempérament à me disperser quand je parle
parce que comme je suis assez euh enthousiaste tout ça dès que j’ ai/ j’ ai une
idée qui me passe par la tête j’ ai envie de le dire tu vois. (PFC, Paris centre-
ville, 75cvl1, LG)

4.2 Liste et problèmes d’interprétation


Un fait remarquable dans le fonctionnement de tout ça ci-dessus (ex. (10) et (11)),
et qui concerne bon nombre d’ exemples du corpus, est qu’ un seul élément lexi-
cal précède tout ça. Il n’ y a cependant aucune raison de ne pas considérer tout
ça comme le second et le dernier constituant du paradigme de la place syntaxi-
que. Mais dans ces cas-là, il n’ est pas toujours évident de déterminer sur quelle
position porte la liste ou de quel type de constituant celle-ci est composée (Bil-
ger 1989 : 104). Pour un exemple tel que (12), l’ analyse en grille est ambiguë :
(12) (la locutrice est victime d’ une fraude de la part d’ un garagiste)
voilà alors attends attends et - qu’ est-ce que j’ ai fait j’ ai vite pris mon - mon
chéquier tout ça je suis partie à - à la banque j’ ai vite fait é- été faire oppo-
sition (oral, CTFP, le garagiste, 1’ 50’ ’ -1’ 59’ ’ )

491
Référence et stratégies référentielles

i) j’ ai vite pris mon chéquier

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tout ça
ii) j’ ai vite pris mon chéquier
tout ça
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La liste s’ inscrit-elle sur la place de complément d’ objet du verbe, en l’ occurrence


occupée par le SN mon chéquier, ou sur celle de la construction verbale dans
son ensemble ? Cette indétermination syntaxique se répercute au niveau séman-
tique sur la nature des objets concernés (individus discrets ou actions ?). Les
indices supra-segmentaux ne sont pas à négliger. En effet, le contour intonatif
de tout ça est ici caractéristique d’ une prosodie de liste (cf. infra). Cela dit, il
n’ indique pas pour autant sur quelle place syntaxique celle-ci se greffe.
Il existe un autre type d’ indétermination sémantique parfois produit par les
listes : a-t-on affaire à une énumération additive, une énumération appositive,
ou une reformulation ? Autrement dit, énumère-t-on plusieurs référents, prédi-
que-t-on diverses propriétés sur un même référent, ou s’ y prend-on à plusieurs
reprises pour formuler une notion ? Cette question se résout en principe en
contexte, mais l’ interprétation n’ apparaît pas toujours aussi nette qu’ on pour-
rait le penser 7 :
(13) de notre nous nous on (n’ ) écoutait pas on (n’ ) écoutait pas peut-être que
d’ autres personnes des militaires tout ça qui étaient en France euh - sui-
vaient mais d’ ailleurs ces ces messages étaient des fois - abrégés et on com-
prenait pas ce que ça voulait dire (CTFP, l’ occupation, 2’ 55’ ’ -3’ )

En effet, dans cet exemple, on peut se demander si les classes des “autres per-
sonnes” et des “militaires” sont en relation de disjonction, auquel cas on aurait
une addition des deux classes mentionnées, ou si elles entretiennent une relation
inclusive : dans ce cas-là, on pourrait encore hésiter sur la teneur de la relation :
la classe des “militaires” viendrait-elle spécifier, exemplifier ou reformuler celle
des “autres personnes” ? L’ emploi de tout ça par la suite ne permet pas non plus
d’ identifier le type de relation en question, du fait qu’ il semble compatible avec
la saisie d’ une totalité à valeur aussi bien additive qu’ inclusive (englobante) (cf.
infra § 5.1. sur la valeur sémantique de tout).
Enfin, il faut garder à l’ esprit que tout ça apparaît aussi dans des configurations
autres que celles de constituant d’ une liste. La prosodie de liste étant très per-
ceptible (Auchlin et Simon 2004), les positions potentiellement ambiguës du
point de vue segmental ne prêtent généralement pas à discussion à l’ écoute. Cette
prosodie distinctive se caractérise d’ une part, par des traits rythmiques : « régu-
larité du retour des temps accentués, espacement régulier dans les attaques,

7. Pour cette problématique que je ne développerai pas davantage, voir Claire Blanche-Benve-
niste, ici même.

492
Un éclairage sur le fonctionnement référentiel de tout ça en fin de liste

accents initiaux par élément mis en liste » ; d’ autre part, par des caractéristiques

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de « modulation » : « dynamisme accru dans la réalisation des tons, élargissement
du registre tonal, allongement (ou réduction) de la durée des syllabes accen-
tuées » (ibid. : 188). En effet, la scansion rythmique par le retour de syllabes
exagérément accentuées est très perceptible dans l’ exemple (14), comme le
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montre le prosogramme (Mertens 2004) de la figure 1 :


(14) y a des trucs qui reviennent tout ça je me suis remis sur une lettre j’ ai fait la
lettre j’ ai corrigé tout ça et je suis parti à six heures six heures et quart peut-
être (PFC, Marseille Centre Ville, 13apd1, LG)

Figure 1.

Dans cet énoncé, tout ça reproduit le contour intonatif des clauses précédentes
de la liste (cf. la fréquence fondamentale en trait fin à laquelle se superpose une
version stylisée en trait épais). Le syntagme constitue à cet égard un groupe
intonatif à lui seul, de la même façon que les membres précédents. Si l’ analyste
ne se fiait qu’ à la transcription orthographique, il pourrait interpréter tout ça
comme le complément du verbe ai corrigé. Si tel avait été le cas, on aurait vrai-
semblablement noté une absence de proéminence sur la dernière syllabe de j’ ai
corrigé, permettant ainsi de regrouper le syntagme tout ça avec ce qui précède,
le tout formant un groupe intonatif. Or, la séparation entre les deux groupes est
au contraire bien nette à l’ écoute (avec des proéminences sur [Ze] de corrigé et
sur [sa] de tout ça) : tout ça est de ce fait clairement exhibé comme le dernier
constituant d’ une liste.
Il n’ en va pas de même pour l’ exemple (15), où la réalisation de tout ça n’ est pas
accompagnée des traits caractéristiques d’ une liste, comme en témoigne la
figure 2 :

493
Référence et stratégies référentielles

(15) c’ est, c’ est, c’ est par rapport à la mutuelle euh bon tout et comme ici en plus

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il a il a changé de de domicile bon savoir s’ il allait malgré tout rester domi-
cilié à la maison enfin tout ça c’ est vrai que c/ c’ est beaucoup de choses à
penser (PFC, Tournai, btamp1, LG)
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Figure 2.

En l’ occurrence, tout ça ne paraît pas entrer dans un schéma rythmique signa-


lant une liste ni en présenter les caractéristiques accentuelles, puisque le syn-
tagme c’ est vrai qui le suit prolonge naturellement le groupe intonatif auquel il
appartient (pas de pause, pas de marque particulière d’ initiation d’ un nouveau
groupe : la fréquence fondamentale à l’ initiale de la syllabe [sE] se situe au
même niveau que la fréquence de la syllabe [sa] qui précède). Par conséquent,
tout ça est intégré dans un groupe intonatif de plus grande envergure, dont le
signal de regroupement est une syllabe accentuée subséquente ([se] de penser,
en trait fin), qui domine les syllabes précédentes depuis [fe~)]. On en conclut
que tout ça n’ est pas aligné sur le paradigme du SV savoir s’ il allait malgré tout
rester domicilié à la maison, mais constitue très vraisemblablement le sujet de
c’ est beaucoup de choses à penser.

4.3 Caractéristiques sémantiques de la liste


Les études sur les énumérations ont souvent insisté sur la cohésion sémantique
entretenue par les différents membres de la liste, même si les changements de
paradigmes syntactico-sémantiques avec effet de zeugme restent fréquents
(Paveau et Rosier 2009 : 117-119). Ce genre d’ effet stylistique étant néanmoins
peu répandu dans notre corpus, il nous paraît raisonnable de considérer que la
production d’ une liste déclenche chez l’ interprète une présomption d’ isotopie

494
Un éclairage sur le fonctionnement référentiel de tout ça en fin de liste

(Rastier 1987), au sens large, entre les différents éléments d’ une liste. Voici l’ exem-

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ple d’ une isotopie sémantique classique, en l’ occurrence « maritime » :
(16) Bien, mon bateau c’ est un, c’ est un, c’ est une envie depuis tout petit. J’ ai
toujours aimé les bateaux, la mer, et j’ ai toujours et/ déploré que personne
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de mes aînés de ma famille tout au moins, n’ était pas été capable de


m’ apprendre la mer, la pêche, les poissons, les bateaux et tout ça. (PFC,
Marseille Centre Ville, 13aas1, LG)

Lorsque les constituants de la liste dénotent des actions, la cohésion sémantique


se retrouve par exemple au niveau d’ un script, autrement dit, d’ une séquence
cognitive de scènes ou d’ événements typiques (Schank et Abelson 1977),
comme ici, celui de la préparation d’ un voyage à l’ étranger :
(17) Et puis c’ est pareil, pour partir, pour aller là-bas, il faut avoir des avions, il
faut, il faut retenir ses places, euh, tout ça, euh. (PFC, Ogéviller, 54bcg1,
LG)

S’ il n’ y a pas de sème commun ou de script, on peut actualiser des sèmes afférents


en contexte : les listes peuvent ainsi construire des « isotopies » locales, contex-
tuelles, qui ne sont pas forcément préinscrites dans le lexique ni dans des
schémas-types. Ci-dessous, une séquence d’ actions est simplement relatée
selon des faits réels (en l’ occurrence, les circonstances d’ un accident) :
(18) ah malgré malgré les frayeurs que tu as eues tu as eu le temps de de voir la
couleur de la voiture de voir euh qu’ il y avait deux dames dans la voiture -
de de sentir que ta sœur te relevait de sentir que tu avais glissé enfin qu’ il
fallait que tu enlèves les jambes et tout malgré - enfin m- malgré euh le le
la peur (CTFP, l’ accident, 5’ 38-5’ 53’ ’ )

5 Analyse sémantique du quantifieur tout


et du pronom ça
On peut décrire la structure interne du syntagme comme la combinaison d’ un
élément quantifieur, tout, dont il est par ailleurs difficile de caractériser la
nature grammaticale, et du pro-SN ça.

5.1 tout devant SN


La catégorisation de tout devant SN se montre instable. Riegel parle de « groupe
déterminant » pour les syntagmes tels que tout le(s), tout ce(s) (2009 : 291), Gre-
visse nomme ce genre de tout « prédéterminant » (2007 : § 638), d’ autres encore
le considèrent comme un « adjectif qualificatif » ou « déterminatif » (Bat-Zeev
Shyldkrot 1995).

495
Référence et stratégies référentielles

Tous s’ accordent néanmoins sur l’ indication sémantique de totalité du quanti-

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fieur, qu’ il s’ agisse d’ une « absence d’ exception » (= omnis) lorsque tout s’ appli-
que à une classe, ou du caractère « entier » (totus) lorsqu’ il s’ agit d’ un objet
individué (Grevisse : ibid.). Selon Berrendonner (2010 : 70), l’ opérateur indique
que le référent est appréhendé dans son extension maximale et exacte, ayant
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pour rendement d’ « empêcher une interprétation approximative ». Bat-Zeev


Shyldkrot (1995) distingue la totalité quantitative (numérique, massive, ou dis-
tributive, e.g. respectivement, tous les jours, toute la viande, toute peine mérite
salaire) de la totalité globalisante (e.g. tout a déjà été exprimé = toutes les choses
en question), cette dernière pouvant tendre vers une valeur qualitative et réca-
pitulative (le tout est de s’ aimer). Si cette distinction apparaît un peu arbitraire8,
elle a néanmoins le mérite de mettre au jour diverses manières d’ appréhender
le concept de totalité.
La présomption d’ une isotopie entre les divers éléments d’ une liste s’ accorde
bien avec l’ « uniformité dans les détails » que suppose l’ opérateur tout sur son
argument (Bat-Zeev Shyldkrot : 80). Les éléments auxquels il s’ applique sont alors
envisagés comme solidaires (puisque considérés comme un tout) et comme
étant du même « calibre ».

5.2 Analyse sémantique du pro-SN ça


Il faut d’ abord noter que les études sur ça ne mentionnent généralement pas de
différence entre ça clitique et ça pro-SN. On le caractérise simplement comme
un pronom référentiel, et on s’ accorde sur son caractère sémantique sous-spé-
cifié, qui rend son emploi très peu contraint. Il peut alors procéder à des réfé-
rences dites indistinctes (Corblin 1991, Maillard 1994), vagues (Bartning 2006),
parfois accompagnées d’ une valeur métonymique (Corblin ibid., Willems 1998),
il permet également d’ incarner un référent indéfinissable (Carlier 1996). Carlier
constate aussi que le pronom a la capacité de référer à n’ importe quel segment
de la réalité : ce défaut de contrainte lui vaut semble-t-il une grande représenta-
tivité dans la désignation de référents au statut référentiel « problématique »,
comme les référents émanant de structures propositionnelles (i.e. les procès,
tels que les faits, événements, états de choses, etc.) et les référents génériques,
ou dans la référence situationnelle, liée à la fonction token-réflexive du démons-
tratif en général (Kleiber 1986).
Cette flexibilité référentielle serait due au fait que le pronom ça n’ implique pas
de catégorisation du référent : autrement dit, ça ne présente pas son référent

8. Pourquoi la totalité appliquée à des « jours » serait de différente nature que celle appliquée
aux « choses en question » ? Et pourquoi une totalité massive serait appréhendée quantitativement
et non globalement ?

496
Un éclairage sur le fonctionnement référentiel de tout ça en fin de liste

comme appartenant a priori à une catégorie nominale (par opposition à il)

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(Corblin 1991, Kleiber 1994, Carlier 1996).
En bref, la sous-spécification de ça paraît de prime abord peu compatible avec
le sens de tout (cf. supra), qui s’ applique en principe à un référent exactement
délimité dans son extension maximale. Leur combinaison apparaît dès lors
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quelque peu surprenante.

6 Comment et à quoi réfère tout ça ?


Une analyse pragmatico-cognitive
Une analyse plus approfondie des faits en contexte apparaît alors indispensable
à une meilleure compréhension du fonctionnement de tout ça. Avant de plon-
ger dans le sujet, un bref rappel de quelques concepts dont se sert l’ école fri-
bourgeoise en matière de référence peut s’ avérer utile.

6.1 Quelques jalons théoriques


La mémoire discursive (M) – ensemble évolutif des connaissances publiquement
partagées par les interlocuteurs – est composée, entre autres informations,
d’ objets-de-discours regroupés entre eux par des relations, et qui forment par là
des réseaux référentiels. Ces réseaux peuvent être représentés comme des sortes
de constellations d’ objets (satellites) gravitant autour d’ un centre organisateur
(attracteur) (Berrendonner 1990 : 156). Au fil du discours, un objet évolue, en
fonction des prédications qui sont faites à son propos, mais aussi des inférences
qui le concernent, des actions communicatives auxquelles il participe, etc. Cha-
que acte de référence reflète la structure évolutive de M, par le fait qu’ il en
modifie l’ état courant. Les procédés référentiels tels que les anaphores servent
notamment à organiser et construire ces réseaux d’ objets-de-discours et de rela-
tions, et supportent mal une description, encore largement répandue, en termes
de dépendance textuelle9.
Dans cette perspective, on considérera l’ anaphore comme un processus référen-
tiel par lequel un désignateur linguistique réfère à un objet-de-discours tenu
pour valide dans M. Un pointeur anaphorique donne alors l’ instruction d’ uni-
fier son contenu avec cet objet en mémoire discursive.

9. « L’ anaphore se définit traditionnellement comme toute reprise d’ un élément antérieur dans


un texte. […] Plus précisément, une expression est anaphorique si son interprétation référentielle
dépend nécessairement d’ une autre expression qui figure dans le texte » (Riegel 2009 : 1029).

497
Référence et stratégies référentielles

6.2 tout ça : une anaphore résomptive ?

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Si l’ on part du principe que tout ça réfère anaphoriquement à un ensemble
référentiel de type non spécifié, appréhendé dans sa totalité, l’ allocutaire doit
s’ aider d’ informations contextuelles pour interpréter son contenu dans M. Une
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interprétation plausible est que tout ça réfère anaphoriquement aux différents


référents activés par les éléments constitutifs de la liste.

(1) mais c’ est quand même un métier la fleur ça a toujours marché hein - les
gens aiment les fleurs en France les surtout la fleur art- naturelle les gens
aiment beaucoup ça les fleurs les plantes tout ça (CTFP, la fleuriste,
19’ 26’ ’ -19’ 33’ ’ )
(19) le système d’ exploitation - c’ est ce qui permet à l’ ordinateur de dialoguer
avec les entrées et sorties d’ écrire des choses dans les mémoires tout ça -
sans ça sans le système d’ exploitation - le l’ ordinateur il ne peut pas fonc-
tionner (CTFP, l’ informaticien, 3’ 05-3’ -11’ ’ )

Dans des exemples tels que (1) et (19), les prédicats et les autres membres du
paradigme sont capables de fournir des indices précis quant à la teneur référen-
tielle de tout ça. En (1), tout ça désignerait un ensemble constitué par la classe
“des fleurs” et “des plantes”, à propos desquels il est prédiqué qu’ ils “sont aimés
des gens en France”. En (19), le référent de tout ça représenterait l’ ensemble des
actions “dialoguer avec les entrées et sorties”, ainsi que “écrire des données en
mémoire”, actions “permises” par le système d’ exploitation d’ un ordinateur.
Dans cette optique, on pourrait alors décrire tout ça comme un pointeur ana-
phorique résomptif, c’ est-à-dire ayant pour fonction de récapituler la totalité des
référents préalablement activés par la liste et valides dans M. Le caractère sous-
spécifié propre à ça rend le syntagme polyfonctionnel, lui permettant de référer
indifféremment à des objets-de-discours de nature individuée simple, complexe
(des classes), de nature propositionnelle, à des lieux, des instants, voire à des
propriétés10.

6.3 tout ça : indice d’une liste ouverte


et d’un contenu à inférer
Or, cette analyse n’ explique pas tout. Elle révèle ses limites dans les cas où tout ça
n’ est précédé que d’ un constituant. Bilger note à juste titre qu’ une énumération
de ce type est « de l’ ordre de l’ implicite » (1989 : 101). En effet, il peut paraître
contre-intuitif d’ associer tout ça en position finale de liste à un unique référent,
lequel serait appréhendé dans sa totalité. Au contraire, la configuration de liste

10. Par exemple : après tu mets le, l/, le talon que tu veux la, le revêtement que tu veux, alors il y
a brillant pailleté euh rose noir tout ça (PFC, Brunoy, 91aal1, LG).

498
Un éclairage sur le fonctionnement référentiel de tout ça en fin de liste

indique l’ ouverture d’ un paradigme, qui se traduit au niveau référentiel par

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l’ élaboration d’ un ensemble, en principe constitué de plusieurs référents. On
peut donc légitimement supposer que le référent explicitement introduit n’ est
pas le seul constituant de l’ ensemble désigné par tout ça. Au vu de cette incom-
plétude, tout ça convie le destinataire à un enrichissement pragmatique11. En
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effet, dans une perspective pertinentiste, le destinataire est amené à enrichir par
inférence le contenu d’ un message à partir des informations explicites et con-
textuelles à disposition, dans le but d’ atteindre le sens que le locuteur cherche à
communiquer (Sperber et Wilson 1995=1986). D’ une part, le syntagme tout ça,
au niveau de la structure, clôt une liste préalablement entamée, mais d’ autre
part, il indique que cette liste n’ est pas terminée, que le reste est implicite, donc
à inférer. Dans les exemples suivants, on pourrait reconstituer assez facilement
d’ autres membres potentiels de la liste laissée en suspens :
(20) c’ était euh aux alentours de midi et demie le car - le car devait passer vers
euh vers une heure - - et euh bon on a on buvait tout ça donc on est on (n’ )
a pas trop fait attention et finalement on est parti euh en retard (CTFP,
l’ accident, 25’ ’ -38’ ’ )
on buvait donc on a pas trop fait attention
on discutait
on rigolait
(21) MA4 : on a, on a l’ impression quand même que l’ évolution s’ est faite euh,
pff, pour moi c’ est une évolution, lente, c’ est pas une révolution. Changé,
peut-être en, je suis sûr en matériel tout ça. <JMC : matériellement, oui.>
En, en matériel oui, mais autrement euh, les paysages, les gens, euh, euh, ils
racontent des, <JM : Les paysages non, mais.> Non, les pay/ les paysa/ non
mais, non mais même pas, l’ aménagement des terres, tout ça, un peu, ça
s’ est agrandi, (PFC, Biarritz, 64ajc1, LG)
en matériel oui
infrastructure
équipement
l’ aménagement des terres un peu ça s’ est agrandi
la démographie
l’ activité économique

Il en va vraisemblablement de même pour les listes dont plusieurs constituants


explicites précèdent tout ça. Évidemment, cette possibilité de compléter les lis-
tes ne signifie pas qu’ une telle restitution équivaut au contenu implicite ni
qu’ elle peut s’ y substituer en conservant les mêmes fonctions. Au contraire, la
réalisation de tout ça apparaît délibérée et permet au locuteur d’ exprimer diver-
ses valeurs.

11. Je renvoie ici à l’ analyse de Barbet et al. (2010 : 395) sur le fonctionnement pragmatique du
« trois-points », fonctionnement à plusieurs égards comparable à celui de tout ça.

499
Référence et stratégies référentielles

6.4 Un emploi entre pertinence et nonchalance

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À travers l’ emploi de tout ça, le locuteur trouve un moyen commode d’ évoquer
en peu d’ efforts tout un ensemble référentiel. Du point de vue de la pertinence,
il juge trop coûteux de verbaliser les autres membres du paradigme entamé au
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regard des effets qui seraient obtenus. Il épargne ainsi au destinataire un traite-
ment interprétatif jugé peu utile, ce qui, en des termes gricéens, correspond au
respect d’ une partie de la maxime de quantité, qui enjoint de ne pas donner plus
d’ informations que nécessaire (Grice 1975). Or, la contrepartie de cette maxime
invite également à fournir autant d’ informations pertinentes que possible…
Dans certains cas, notamment ceux où un seul élément de la liste est explicite-
ment activé, l’ usage de tout ça paraît particulièrement sous-informatif : l’ ensem-
ble référentiel visé par le désignateur se montre difficile à inférer et nécessite un
traitement coûteux pour le décodeur. Ce type d’ emploi peut être mis au compte,
du point de vue de l’ encodeur, du principe de nonchalance (Berrendonner 1990),
glosable par une formule du genre « je me comprends, c’ est l’ essentiel » et qui
s’ explique par la constatation suivante :

une représentation apparaît d’ autant plus économique à manipuler qu’ elle est
moins complexe et moins analytique. C’ est pourquoi il peut être avantageux de ne
« tracer » discursivement la pensée que par un minimum de repères cognitifs
vagues […] (ibid. : 150).

Pour Berrendonner, tout ça sert à référer à une constellation référentielle, autre-


ment dit à une structure d’ objets-de-discours liés entre eux par divers types de
rapports de contiguïté référentielle (cf. supra § 6.1). Dans cette optique, tout
permet d’ envisager l’ ensemble, la totalité de cette constellation dont les mem-
bres se montrent solidaires les uns envers les autres. Le pro-SN sous-spécifié ça
permet quant à lui de laisser le contenu de cet ensemble indéterminé, dans le
flou, tout en le présentant au destinataire sur le mode anaphorique du connu,
donc supposant une certaine connivence entre les interlocuteurs (« tu vois ce que
je veux dire »). L’ interprète doit alors accommoder ses représentations à partir
des informations à disposition (les membres explicites de la liste, la présomption
d’ isotopie impliquée par la liste, et autres informations contextuelles) en cataly-
sant12 les informations manquantes, ou alors se satisfaire minimalement de la
simple indication qu’ il existe un paradigme ouvert d’ autres objets « de la même
sorte », sans forcément tenter de reconstituer celui-ci. Si, dans bon nombre de
cas, il peut paraître pertinent de fournir un simple aperçu de l’ ensemble à infé-
rer, plutôt que d’ en énumérer explicitement tous les membres, dans certaines

12. [Reichler-]Béguelin (1995) et Berrendonner et [Reichler-]Béguelin (1996) empruntent la


notion de catalyse à Hjelmslev (1968) pour décrire la tâche interprétative de reconstitution d’ élé-
ments manquants dans M, qui ont été « indûment » présupposés par le locuteur.

500
Un éclairage sur le fonctionnement référentiel de tout ça en fin de liste

situations, l’ emploi de tout ça se révèle sous-informatif, aboutissant à une réfé-

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rence jugée trop approximative.
Le locuteur peut prendre conscience de son comportement nonchalant et du
caractère sous-spécifié de la référence. Plusieurs exemples du corpus mettent au
jour des manœuvres de rectification du tir à la suite d’ un tout ça jugé trop peu
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informatif :
(22) donc j’ ai eu la chance, là, de euh, de voir ça, sinon, bon après, c’ est les peti-
tes vacances, qu’ on passe, quand on était jeunes, avec les parents en été, bon
ben, en l’ occurrence c’ était Nice, Cannes, enfin tout ça, toute la Côte
d’ Azur (PFC, Ogéviller, 54bcg1, LG)
(23) on allait - garnir les tables à l- - les - les autres je sais pas ceux qui étaient au
bureau de l’ hôtel nous appelaient alors j’ y allais avec une de nos petites
arpètes et puis on f- on faisait les - garnitures des tables des vases tout ça il
y av- on avait l’ entretien quoi – (CTFP, la fleuriste, 25’ 17-25-27)
(24) Et euh, et en fait on a, on a pas beaucoup, euh, on est resté autour de Dublin
un peu, puis après on a été, euh, on a fait, euh, deux excursions en fait. Une
fois au Connemara, un week-end. Et une autre fois vers euh, comment ça
s’ appelait, Galway, tout ça, enfin, plus bas. En bas de, à, au sud de l’ Irlande.
(PFC, Biarritz, 64api1, LG)

Ces exemples sont d’ un intérêt tout particulier parce qu’ ils comportent à la
suite de tout ça une reformulation à valeur récapitulative du référent visé dans
un premier temps par tout ça13. Cette reformulation rend alors explicite la cible
référentielle et éclaire sur les intentions du locuteur. On peut constater que dans
ces cas-là, les objets préalablement introduits sont inclus dans la référence
reformulée (“la côte d’ Azur” inclut “Nice” et “Cannes”, “avoir l’ entretien” inclut
“faire les garnitures des vases et des tables”, “le sud de l’ Irlande” englobe
“Galway”), mais l’ extension révisée ne se limite pas à ces seuls objets, autrement
dit, elle englobe davantage. Cette manœuvre pourrait étayer l’ hypothèse selon
laquelle l’ emploi de tout ça ne serait pas seulement destiné à récapituler des
informations déjà introduites, mais également à en suggérer davantage, ainsi
que l’ explicitent ces reformulations.

6.5 Quelques rendements pragmatiques particuliers


Cette disposition à l’ évocation confuse peut être exploitée à des fins euphémiques,
ainsi que l’ illustre cet exemple de la variante et tout et tout recueilli au vol :
(25) (L2 vient de confier à L1 qu’ elle a eu une liaison avec une connaissance il y
a un certain temps)

13. À noter qu’ enfin et quoi participent également à la réalisation de la reformulation dans ces
exemples (voir Chanet 2001, Bertrand et Chanet 2005).

501
Référence et stratégies référentielles

L1 : (ah ouais)A (et vous vous êtes embrassés)S (et tout et tout)Q

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L2 : (on s’ est embrassés)S (mais pas et tout et tout)A (oral)14

Évidemment, il est difficile de savoir si tout ça aurait pu produire le même effet15.


Dans cet exemple en tout cas, l’ intention de L1 est de suggérer implicitement,
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via un procédé de désignation vague, une succession d’ actes typiques (entamée


explicitement par la phase du baiser) appartenant au script d’ une relation
amoureuse passagère, vraisemblablement orientée vers un aboutissement plus
intime, autrement dit un sujet tabou dont la formulation contreviendrait aux
convenances sociales. Bien que le désignateur soit sous-spécifié, L1 comme L2
savent précisément de quoi il est question : pour preuve, la réplique immédiate
et symétrique de L2, qui concède une partie du script, tout en niant malicieu-
sement la suite implicitée…
Il en va tout autrement pour l’ exemple (26) où la locutrice exploite la capacité
d’ évocation de tout ça pour tenter de dissimuler sa méconnaissance d’ un con-
tenu, en implicitant une connivence à son sujet par une désignation sur le mode
anaphorique du connu :
(26) SC : Et puis autrement euh, bon bah je sais pas, il m’ a demandé un truc sur
le euh. Ça y est, il redemande le euh, le cholestérol et puis alors les euh. Et
puis (X) ionogramme.
E : Un quoi ?
SC : Ionogramme, c’ est les. <E : C’ est quoi ?> Bah l’ ionogramme, c’ est les
euh. Euh, c’ est les chlorures, les euh. Les chlorures, euh, tout ça, oui les euh.
E : Et ça se (X) je connais pas. Je sais pas à quoi ça sert. (PFC, Nantes,
44asc1, LG)

Cet extrait montre que tout ça n’ évoque pas toujours un contenu que le locuteur
a « en tête ». Le syntagme peut être utilisé précisément dans le cas où le locuteur
présente une réelle lacune informationnelle, tout ça apparaissant alors comme

14. Les exposants reproduisent sommairement l’ intonation des énoncés telle qu’ elle a été per-
çue : selon l’ école fribourgeoise, S = intonation continuative ; Q = intonation interrogative ; A =
intonation exclamative ; F = intonation conclusive.
15. Ce rendement euphémique n’ est pas inhérent à et tout ou à tout ça. Mais on voit bien com-
ment il est possible d’ utiliser la capacité d’ évocation de ces syntagmes pour contourner une for-
mulation généralement censurée par les conventions sociales, ou alors pour évoquer implicitement
des sujets connotés comme « tabous » :
Mais il y avait beaucoup de monde. Mais bon, c’ était une procession, hein, aux flambeaux, le
soir. Ben, c’ était bien, parce que bon, c’ était des handicapés, il y avait beaucoup de malades tout
ça. Bon, c’ est vrai que c’ est, c’ est pas facile à regarder, mais bon, ben on prie pour eux, hein, oui.
[…] Parce que quand on voit, quand on est là, à la Réunion, on, bon, des fois, on connaît qu’ il
y a des gens qui sont malades tout ça. Mais quand on arrive à Lourdes là-bas, là on découvre
plein de choses. Des gens (X) handicapés depuis la naissance, ou après un accident de voiture.
Et puis, il y a plein de malades de cancer et tout qui souffrent énormément. (PFC, Ile de la
Réunion, 974mp, GG)

502
Un éclairage sur le fonctionnement référentiel de tout ça en fin de liste

un moyen de simuler la connaissance de cette information. Avec l’ emploi de

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tout ça en (25), la locutrice se montre évasive en faisant mine que le contenu ne
vaut pas la peine d’ être détaillé, en espérant, vainement, que son interlocutrice
se satisfera de cette évocation floue…
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7 Conclusion
Le syntagme tout ça présente une disposition à entrer dans un schéma de liste,
plus particulièrement en position finale. En tant qu’ expression référentielle sous-
spécifiée, son interprétation dépend de facteurs contextuels. On peut alors faire
l’ hypothèse que tout ça réfère à la totalité des membres de la liste. Or, plusieurs
indices suggèrent que tout ça interrompt une liste laissée en suspens, et partant,
qu’ il désigne sur le mode du connu un ensemble qui englobe davantage que les
référents préalablement introduits. La complétude de cet ensemble relève alors
de l’ implicite et demande à être inférée. Lorsque la liste n’ a été que minimalement
ébauchée, les efforts d’ interprétation peuvent se révéler coûteux pour le desti-
nataire. En revanche, le procédé se montre très économique pour le locuteur,
puisqu’ il lui permet d’ évoquer de manière évasive toute une constellation
d’ objets sur le mode du connu, tout en le dispensant d’ en détailler le contenu. Les
motivations d’ une telle pratique peuvent être diverses : le locuteur juge les effets
d’ une énumération complète non pertinents, il possède une représentation peu
analytique du référent, il entend évoquer des informations au contenu tabou,
bref, tout ça…

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POURQUOI TOUT LE MONDE,


IL… N’ EST PAS « BEAU » OU ÉTUDE
SÉMANTICO-RÉFÉRENTIELLE DE LA LOCUTION
PRONOMINALE TOUT LE MONDE

Catherine Schnedecker
LiLPa/EA1339, Fonctionnements discursifs

1 Introduction
Si la forme tout a fait l’ objet de descriptions1 approfondies dans ses emplois de
déterminant (1) ou d’ adverbe (2) compte tenu de la complexité morpho-séman-
tique de ses réalisations dans tout le/tous les (cf. Anscombre, 2006 ; Kleiber, à
paraître), Flaux et Van de Velde, 1997) ou des contraintes qu’ impose, en tant que
déterminant, tout « nu » (Anscombre, 2006 ; Le Querler, 1994, 2006, Paillard,
2001) (3), ses présumés correspondants pronominaux tout, tou(te)s et tout le
monde n’ ont pas connu le même succès :
(1) Tout contrevenant sera sanctionné / Tous les contrevenants seront sanc-
tionnés / Paul a mangé toute une tarte
(2) Lucie est toute jolie
(3) *Tout contrevenant a été sanctionné

Et pour cause. Intuitivement, leur interprétation semble assez simple, puisqu’ on


comprend qu’ avec (4) à (6), le locuteur indique que la « totalité des choses » ou

1. On signalera les travaux de Parent (2000) et de Flaux (2008), qui ne portent cependant pas
exclusivement sur tout pronom et, bien entendu, l’ étude d’ Andersson, consacrée à toutes les
réalisations de tout.

507
Référence et stratégies référentielles

« des personnes » pour reprendre la paraphrase de Sandfeld (411) et Grevisse

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(§ 735) sont concernées par le prédicat qui leur est appliqué :
(4) Tout va bien / J’ ai tout (fini+fait+mangé+emporté)
(5) Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés2 (La Fontaine, Fables)
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(6) On confond généralement comme Buffon langue et style, parce que peu
d’ hommes ont besoin d’ un art de volonté (…) et parce que tout le monde
a besoin d’ humanité dans l’ expression (Jacob, Cornet dés, 1923, p. 14, TLFi)

Pour autant, les choses ne sont pas aussi simples qu’ il n’ y paraît, notamment en
ce qui concerne tout le monde (désormais TLM) qui va nous occuper dans cet
article. En effet, TLM pose un premier problème lié à son statut grammatical.
Si la plupart des ouvrages usuels (Arrivé et al., 1986 ; Riegel et al., 2009 ; Sandfeld,
1965, 391-2) le rangent dans la catégorie des pronoms indéfinis, il s’ en trouve
quelques-uns pour l’ occulter : c’ est ainsi que Denis et Sancier-Château (1994,
254-5) limitent les pronoms exprimant la totalité à tout/tous tandis que d’ autres
lui dénient le statut de « pronom » : le TLFi l’ inscrit sous monde, sans mention à
une quelconque locution pronominale, tout comme le Petit Robert (éd. 2008) ;
Grevisse le range dans la rubrique intitulée « Autres indéfinis occasionnels » qui
regroupe des « SN dans lesquels le N a perdu sa valeur propre » (§ 708a).
Second problème : TLM est considéré comme la simple variante en « langue de
tous les jours » de tous qui serait « plutôt littéraire » (cf. Sandfeld, ibid. et, à sa
suite, Le Bidois, 245-6). Or, la variation n’ est pas évidente, tous ou presque de
(7) n’ ayant rien de particulièrement « littéraire ». Par ailleurs, la commutation
entre tous et TLM ne va pas toujours de soi (8) :
(7) Je restais à l’ écart. Ils étaient là, agglomérés en petits groupes, les garçons
d’ un côté les filles de l’ autre. Tous ou presque vêtus d’ un 501 et d’ une che-
mise kaki dénichée dans les surplus américains de la région (Ernaux, Usage
de la photo, 2005)
(8) Mon programme politique contentera tout le monde et ne m’ engagera pas
(in Sandfeld, 302) š*Mon programme politique contentera tous et ne
m’ engagera pas

Enfin, tous a la capacité, que n’ a pas TLM, de renvoyer au /-hum/ et ce, par un
fonctionnement anaphorique, étranger également a priori à TLM :
(9) J’ ai ainsi commencé trois romans. Tous s’ arrêtent au début de la seconde
phrase (Sandfeld, 393)

Quatrième problème, pour terminer : TLM est censé renvoyer à la totalité tantôt
« globalisante » (GMF, 2009), tantôt non (cf. « la (quasi) totalité, la grande majo-
rité des gens » (TLFi)), quand il n’ équivaut pas à chacun (PR, Grevisse). Bref, la

2. Et titre de l’ ouvrage bouleversant de M. Pezé sur la souffrance au travail.

508
Pourquoi tout le monde, il… n’est pas « beau »…

valeur sémantico-référentielle ne semble pas stabilisée dans les ouvrages de

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consultation.
Au vu de cet inventaire, TLM n’ a donc rien à envier, du point de vue de la com-
plexité, à ses équivalents adverbiaux ou déterminatifs. Notre contribution a donc
pour but d’ essayer de réduire celle-ci. Sur la base des travaux antérieurs et d’ un
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(petit) corpus constitué d’ énoncés tirés de Frantext 3, notre objectif consistera à


éclairer le statut catégoriel de TLM aux plans morphologique, syntaxique et
sémantico-référentiel, de manière à préciser ses conditions d’ emploi et les inter-
prétations multiples qui, le cas échéant, s’ y attachent.

2 Tout le monde : aspects morpho-syntaxiques

2.1 Un micro-système des locutions pronominales en monde ?


Le N monde sert à construire, en français, tout un ensemble de locutions pro-
nominales (cf. tableau 1), qui se différencient par leur polarité, positive vs néga-
tive, et par leur déterminant (défini vs partitif). À cet égard, il est intéressant de
noter qu’ en dépit de la disponibilité de personne, c’ est monde que le « système »,
si l’ on peut dire, a retenu pour référer collectivement à l’ humain4 :

Polarité Déterminant Base nominale


positive Tout le
du monde
(un) peu/beaucoup/
trop de
négative (ne… pas/plus)
grand

Tableau 1 – Micro-système des locutions pronominales en monde

(10) Il y a beaucoup de monde sur le pas de la porte de l’ épicerie, j’ ai une jupe


sale (la noire, qui me sert au jardin), d’ où ma gêne profonde (Ernaux, se
perdre, 2001)

3. Plus précisément 413 occurrences consistant en l’ ensemble des occurrences collectées sur
Frantext de 2000 à 2007, tous genres confondus, à l’ exclusion de la poésie et du théâtre dont les
contraintes rythmiques et poétiques semblent peu correspondre à un usage standard ou naturel
de notre langue.
4. Ou dans une certaine mesure les gens ; le français se distingue d’ autres langues romanes (par
ex. le portugais) qui ont fait des choix différents.

509
Référence et stratégies référentielles

(11) Le général de Gaulle a lancé son appel de Londres, mais peu de monde l’ a

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capté, encore moins Marcel (Winock, Jeanne, 2003)
(12) Dans cette rue de bonne-maman il ne passait pas grand monde c’ était une
rue en terre d’ après guerre sans trottoir ni réverbère […] (Garat, Pente du
toit, 1998)
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(13) Encore que, question famille, en dehors de ta mère, mon père et moi, tu n’ as
plus grand monde, hein, mon pauvre ? Ah, ils sont tous partis, c’ est mal-
heureux… (Winckler, Sachs, 1998)

Il n’ y a là rien d’ original car on sait (Schnedecker, 2005) que les pronoms, notam-
ment les indéfinis quantificateurs du français, présentent le même type d’ orga-
nisation systémique (cf. tableau 2) :

Catégorie
ontologique Personne Objets Espace Temps
préfixe
quelque quelqu’ un quelque chose quelque part quelquefois
quelques-un(e)s
autre autrui autre chose autre part autrefois
l’ autre/les autres
un autre/d’ autres

Tableau 2 – Micro-systèmes pronominaux du français

2.2 Une locution figée


Ces éléments de variation n’ interdisent pas de considérer que l’ expression TLM
est figée et qu’ elle est donc une locution pronominale, puisqu’ elle passe avec suc-
cès les tests utilisés ordinairement pour déterminer le figement des unités poly-
lexicales (cf. Gross, 1996 ; Lamiroy et al., 2010). Au plan syntaxique, en effet, il
est difficile de pratiquer les tests d’ insertion ou d’ expansion : témoin l’ irreceva-
bilité des expansions adjectives (14), adnominales (15) ou relatives (16) :
(14) *Tout le (petit+avide) monde veut avoir sa voiture
(15) *Tout le monde du spectacle veut avoir sa voiture
(16) *Tout le monde qui aime conduire veut avoir sa voiture

La suppression de tout modifie l’ interprétation du SN qui réfère alors au cos-


mos, à la terre (17-18), voire à des univers particuliers (19a-20), preuve indi-
recte du fait que le N monde de TLM a perdu sa valeur sémantique spatiale (cf.
Capin et Schnedecker, soum., Schnedecker et Capin, soum.) qui ne transparaît
plus dans les emplois contemporains. Ainsi les emplois tels que (17) et (18), qui
auraient été possibles dans des états anciens de la langue en référence à l’ espace,
s’ interprètent tout différemment de nos jours :

510
Pourquoi tout le monde, il… n’est pas « beau »…

(17) *J’ ai parcouru tout le monde š J’ ai parcouru le monde

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(18) *U. Bolt est un champion de tout le monde en sprint š U. Bolt est un
champion du monde en sprint
(19a) C’ est surtout parmi les représentants minuscules du monde animal, insec-
tes ou rats, (…) (Vidal de La BL., in TLFi)
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(19b) ɤ C’ est surtout parmi les représentants minuscules de tout le monde ani-
mal, insectes ou rats, …
(20) L’ esprit a besoin d’ un monde fantastique où il puisse se mouvoir et se
promener (Joubert, Pensées, 1824, in TLFi)

La limitation paradigmatique transparaît dans le fait qu’ on ne peut changer ni


de déterminant (21-22), ni de N (23) :
(21) Tout (le+*un+ɤce+ɤson) monde veut avoir sa voiture
(22) Dès neuf heures moins le quart, les dames de la Caisse, les jeunes gens de la
Caisse, les grouillots de la Caisse, tout ce monde feint de ne pas voir la
petite collègue en socquettes qui pousse ses sacs de macaronis et de sucre.
(Winock, Jeanne et les siens, 2003)
(23) Tout *(l’ univers+globe+terre) veut avoir sa voiture/ *Toute la foule veut
avoir sa voiture

Au plan morphosyntaxique, TLM est réfractaire à l’ accord en nombre (24), sauf


changement de sens (25) :
(24) Tout le monde veut avoir sa voiture š * Tous les mondes veulent avoir sa
voiture
(25) notre métaphysique sera celle du monde où nous vivons, et non pas de tous
les mondes possibles. (Bergson, Pensée, 1934)

Les cas de syllepses trouvés dans Frantext (26-27) sont d’ ailleurs rarissimes, ce
qui tendrait à prouver que la pluralité intrinsèque de TLM n’ a plus d’ impact5,
contrairement à ce que produisent certains N collectifs (cf. 28) :
(26) […] qu’ il n’ eût pas de haine pour papa-maman, qu’ il ne trouvât pas que
tout le monde sont des cons (Groult, in Grevisse, 429, 2c)
(27) L’ homme cette fois a couru. Tout le monde sont là ? chuchote Robert, pour
rire. On se serre dans la maisonnette d’ Écouen. Comptais sur le jardin pour
caser les invités, mais un vent froid (Lang, Indiens, 2001)
(28) Elle est convoquée par la police et elle subit un long interrogatoire. Elle est
étrangère, ils voudraient qu’ elle leur dise la raison exacte de son arrivée à
Paris en 1942 (Modiano Un pedigree, 2005)

5. D. Capin nous signale que ce n’ est pas le cas en français canadien.

511
Référence et stratégies référentielles

2.3 Un « vrai » pronom

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Au plan catégoriel, enfin, TLM est irréductiblement un pronom qui a emprunté
d’ autres voies de grammaticalisation que des formes, comme plusieurs et cer-
tains, qui relèvent de la double catégorie des pronoms et des déterminants et,
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qui, à ce titre, elles ont un comportement original rattachant leur emploi pro-
nominal à ce que Corblin nomme des « déterminants sans nom » c’ est-à-dire
des unités dont le N se laisse aisément récupérer dans le cotexte (29a) et « réta-
blir » par simple recopiage (29b) ou la construction en de N (29c) :
(29a) Les socialistes sont désorientés ; plusieurs sont même déprimés
(29b) Les socialistes sont désorientés ; plusieurs [socialistes] sont même déprimés
(29c) Les socialistes sont désorientés ; plusieurs, de socialistes sont même
déprimés

TLM ne présente aucune de ces propriétés, ne serait-ce que parce qu’ il com-
porte un N.

2.4 La référence à l’humain


Comme le soulignent les ouvrages usuels, TLM réfère exclusivement à l’ humain,
d’ où les visées humoristiques des énumérations de (30-31) :
(30) Tout le monde mange / Les pédérastes… les hirondelles… / Les girafes…
les colonels… / Tout le monde mange / Sauf le chômeur… (Prévert, Paroles,
1946, TLFi)
(31) C’ était le genre de petit clébard que je déteste, de roquet qui aboie après
tout le monde, après les gens, après les autres chiens, je l’ avais déjà repéré.
(Guibert, Mausolée, 2001)

Cela étant, ce trait /+hum/ est l’ effet d’ une déperdition sémantique puisque,
dans les textes anciens, TLM6 renvoyait aussi à l’ espace.

2.5 Caractéristiques syntaxiques


2.5.1 Au niveau du syntagme…
TLM fait partie des rares pronoms dits indéfinis7 à être précédés d’ adverbes
d’ approximation (à peu près (32), presque (33) et pratiquement (34))8 ou de
renforcement (absolument, cf. 59-60) :

6. Sous des graphies multiples : (touz, toz) / (monz, mons, mondes, mont), cf. Capin et Schnedecker
(à paraître).
7. Avec rien, tout, personne, tous / toutes, notamment ; quelques-uns peut être précédé de seu-
lement.
8. C’ est Parent (2000, 99) qui signale cette possibilité.

512
Pourquoi tout le monde, il… n’est pas « beau »…

(32) C’ était en juillet 45, la guerre était terminée pour à peu près tout le monde,

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même sur les rives de l’ Elbe. (Mertens, Éblouissements, 1987)
(33) On était, pendant un certain nombre d’ années, comme beaucoup de gens,
presque tout le monde en France, complètement fascinés par la possession
de jolies tasses, d’ appareils électroménagers, de chaînes hi-fi ; (Perec, Entre-
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tiens, 2003)
(34) À ce propos, on ne peut séparer Eschyle du reste de la pensée grecque du
fait qu’ il a été initié à Éleusis ; car c’ était le cas de pratiquement tout le
monde. (Weil, œuvres, 1929-43)
(35) Un véhicule radar qui flashait quasiment tout le monde. (Webcorp)
(36) « Vous écrivez en ce moment, mademoiselle ? ». – Oui. – Serait-ce indiscret
de savoir ? – Oh ! non, un livre. (Sourire de suffisance) – […] Oh ! non, un
livre sur tout le monde […] – Oui, absolument tout le monde. (Havet,
Journal, 2003)

2.5.2 Fonctions syntaxiques


Au plan syntaxique, TLM occupe sans restriction toutes les fonctions : sujet (30),
complément d’ objet (8), circonstant (31), avec une nette disparité en faveur de
celle de sujet qui domine très largement, avec 60 % des emplois, suivie de très
loin par les autres :

Sujet/ct agent COD/COS/COI SP div. Comme TLM


60 % 16 % 13 % 1% 10 %

Tableau 3 – Répartition des fonctions syntaxiques occupées par TLM

On observe d’ ailleurs une distribution similaire pour tout, son « correspondant


non animé », à cette différence près que tout s’ insère entre auxiliaire et participe
passé (37) ou entre le modal et son infinitif (38) (cf. Grevisse, § 295, d, rem) et
qu’ il occupe la fonction d’ attribut, rarissime pour TLM (39) : (40) est la seule
occurrence de notre corpus :
(37) J’ ai tout mangé / j’ ai mangé tout
(38) Je veux tout manger / je veux manger tout
(39) En tout cas je peux vous assurer que je n’ ai jamais souhaité combler ma
mère, être tout pour elle et qu’ elle soit tout pour moi. (Pontalis, Fenêtres,
2000)
(40) En fait, cette diversité existe d’ elle-même et non en fonction de la représen-
tativité de tel ou tel. Chacun est un peu tout le monde. (Perec, Entretiens,
2003)

513
Référence et stratégies référentielles

Enfin, TLM a deux autres particularités : il sert de comparant (10 % des cas)9

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(41) et s’ emploie en apostrophe (42) :
(41) J’ ai un vieil ami qui s’ appelle monsieur Goodman. On l’ appelle toujours
ainsi : monsieur Goodman ou, plus simplement, Goodman. Il a un prénom,
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comme tout le monde ; il a même trois prénoms ; mais je ne vous dirai pas
lesquels pour des raisons de sécurité. (Roubaud, Warburg, 2002)
(42) Tût-tût, nous voilà, bonjour tout le monde, quand est-ce qu’ on bouffe ?
(Benoziglio, voix, 2004)10

3 Caractéristiques sémantico-référentielles

3.1 De l’indéfinitude de TLM


Comme rappelé en introduction, les grammaires tiennent pour acquis que
TLM a le statut d’ un pronom indéfini quantificateur. C’ est sur cette question
que nous allons revenir en essayant de clarifier la situation au vu des critères qui
font désormais autorité dans la littérature.
Trois critères étayent effectivement l’ indéfinitude de TLM : son inaptitude : 1) à
la dislocation (à gauche ou à droite) (43), 2) à l’ inversion en fonction de
sujet (44) et 3) à répondre aux interrogations dites identificatoires (mais pas à
toutes (46) (nous y reviendrons)) :
(43) *Il est beau, tout le monde / *tout le monde, il est beau11
(44) *Comme le sait tout le monde… vs comme tout le monde le sait
(45) Il n’ est pas donné à tout le monde de le savoir. Il n’ est pas donné à tout le
monde de forcer les portes de l’ expérience. (Violet et Desplechin, Vie sauve,
2005) / *Qui ça tout le monde ?
(46) (A à B) Tout le monde dit que tu as de la chance. / B : – Qui ça tout le
monde ?

Pour autant, TLM ne satisfait pas à l’ ensemble des critères de l’ indéfinitude.


Quatre d’ entre eux font, en effet, pencher la balance du côté de la définitude : 1)
la présence du déterminant défini12, 2) l’ interprétation coréférentielle que sus-
cite la répétition du pronom (47) entraîne, le cas échéant, l’ incohérence entre
des propositions à contenu contradictoire (48), 3) l’ impossibilité de son occur-
rence dans les tournures impersonnelles (48), 4) sa compatibilité avec des pré-
dicats non spécifiants (50) :

9. Ce qui est aussi le cas de tout : c’ est beau comme tout (cf. Sales, 2008).
10. En français parlé « djeun », il tend dans cet emploi à être remplacé par « les gens ».
11. Quoi qu’ ait pu en penser Jean Yanne. Alain Berrendonner que nous savons réfractaire aux
jugements hyper-normatifs voudra bien nous pardonner.
12. Parallèlement aux locutions pronominales l’ un / les uns (cf. Schnedecker, 2006).

514
Pourquoi tout le monde, il… n’est pas « beau »…

(47) À un certain moment, l’ avion est en l’ air, tout le monde a commencé de

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chanter au moment où l’ avion prenait son départ, et tout le monde s’ est
arrêté d’ un seul coup. (Perec, Entretiens 2003)
(48) *Tout le monde arrive alors que tout le monde part
(49) *Il {arrive / disparaît} tout le monde
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(50) … nous sommes donc partis à Sainte-Maxime le 1er août ; l’ atmosphère


n’ était pas très gaie car tout le monde était inquiet pour Maman. (Dome-
nach-Lallich, Demain, 2001)

3.2 De la « quantification » opérée par TLM


En fait, ces éléments traduisent seulement le fait que TLM n’ est pas un indéfini
existentiel (ou faible) mais qu’ il appartient à la sous-catégorie des indéfinis dits
forts (ou partitifs) avec, pour particularité, d’ exprimer la totalité (et non la
partie).

3.2.1 TLM exprime une forme de totalité…


C’ est, du reste, en tant qu’ « indéfini fort » que TLM apparaît, comme il vient
d’ être dit au côté de prédicats non spécifiants. Son originalité, par rapport à des
constructions partitives plus typiques, provient de ce qu’ il exprime la totalité et
que, à ce titre, il n’ implique pas de questionnement en et les autres ? (51), carac-
téristique des expressions partitives (ou indéfinis forts) :
(51) Tout le monde aime le polar. –*Et les autres ?

En outre, il s’ inscrit dans des tournures marquant l’ exception (52), caractéristi-


que des formes de totalité (cf. Kleiber, à par. : « (…) on ne peut employer de
façon pertinente (…) un quantificateur de totalité si la possibilité de non-tota-
lité n’ est pas ouverte ») ou l’ inclusion (53-54) :
(52) je chante dans la rue, j’ ai l’ impression que tout le monde est en deuil sauf
moi. (Guibert, Mausolée, 2001)
(53) De nos jours, tout le monde est « créatif » (surtout les publicitaires). (Rou-
baud, Poésie, 2000)
(54) La pratique d’ une écriture individuelle datée, autre que la lettre, semble
inconnue en Occident avant la fin du Moyen Âge. Tout le monde (y com-
pris moi jusqu’ à il y a peu) en prend acte sans s’ en étonner. (Lejeune,
Signes de vie, 2005)

C’ est pourquoi TLM tolère mal les constructions indiquant une opération
de modification de la quantité, comme la restriction (55) ou l’ apposition de
seul (56) :
(55) *J’ ai vu seulement tout le monde / *je n’ ai vu que tout le monde
(56) *Seul tout le monde m’ attendait devant le bureau

515
Référence et stratégies référentielles

En outre, il ne peut servir d’ élément de réponse à une question en combien (57)

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ou faire l’ objet d’ une opération de comptage ou de dénombrement : si l’ on peut
dire (58) pour indiquer qu’ un processus de comptage a été accompli, cette opé-
ration n’ est pas assimilable au dénombrement, qui présente un caractère distri-
butif (59) :
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(57) Combien d’ étudiants as-tu reçus aujourd’ hui ? – ?Tout le monde


(58) Comment ça il manque 3 sandwiches ! J’ avais pourtant compté tout le
monde !
(59) Comment ça il manque 3 sandwiches ! *J’ avais pourtant dénombré tout le
monde !

Enfin, TLM ne se laisse pas modifier par des SP adverbiaux renvoyant au


nombre :

(60) Tout le monde est venu *[par milliers / par centaines] *[en nombre / très
grand nombre]

Bref, il ressort de ces observations que, contrairement à ce que suggère le clas-


sement des grammaires, TLM n’ est pas, au sens strict, un quantificateur.

3.2.2 … Sous la forme d’ un collectif homogène


En fait, TLM exprime une totalité particulière. D’ abord, l’ expression se présente
comme une forme de collectif dont elle a les particularités morpho-syntaxiques.
En effet, elle est au singulier mais renvoie à une entité plurielle composée d’ un
ensemble d’ individus, ainsi qu’ en attestent les paraphrases des dictionnaires et
la présence marquée d’ énumérations lui servant en quelque sorte de paraphrase
(61-63) et dont les éléments ne peuvent se réduire à un individu (64) :

La (quasi) totalité, la grande majorité des gens (TLFi)


Tout le monde […] signifie simplement « tous », « chacun » (Grevisse)
(61) […] et des voitures il s’ en était vendu à tout le monde, du maçon au phar-
macien, de l’ électricien au marchand de meubles (Bon, Mécanique, 2001)
(62) […] j’ ai décidé de penser Dieu. Pas de penser à Dieu, ce qui est à la portée
de tout le monde, de vous, de moi ou du pape ; mais bel et bien, comme
les philosophes, de penser Dieu. (Roubaud, Warburg, 2002)
(63) Mais qu’ ai-je fait au bon Dieu pour avoir enfanté un tel monstre ? Tout le
monde t’ a vu, petite vermine ! Nos amis, mes clients, ceux qui étaient à
l’ église et au cimetière ce matin ! (Winock, Jeanne, 2003)
(64) *Tout le monde t’ a vu, à savoir Paul

Qui plus est, l’ ensemble visé par TLM est doté d’ une homogénéité interne, puis-
que ses composants sont exclusivement des « humains » (cf. supra 1.4. et les
effets provoqués par les énumérations hétérogènes).

516
Pourquoi tout le monde, il… n’est pas « beau »…

Cela étant, à la différence des N collectifs à référents humains, du type de foule

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ou famille, les composants de l’ ensemble sont non comptables (cf. supra 2.2.1.),
ce qui le distingue notamment de son équivalent simple tou(te)s :
(65) Je les ai tous (comptés+dénombrés)
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Cinq arguments appuient cette idée, le premier tenant au fait que les phénomè-
nes de syllepse générés par TLM sont, rappelons-le, rarissimes et la reprise par
un ils collectif non attestée dans notre corpus13. Deuxièmement, TLM se montre
réfractaire à toute forme d’ expression indiquant une individuation des mem-
bres d’ un ensemble14 : un par un / l’ un après l’ autre, l’ un / l’ autre, les uns / les
autres (66-68). Notre corpus n’ en fournit qu’ une attestation (68) qui résonne
quelque peu bizarrement :
(66) *Tout le monde est venu un par un / l’ un après l’ autre
(67) *Tout le monde s’ est regardé l’ un l’ autre / Tout le monde s’ est regardé les
uns après les autres
(68) Je fus coupé par l’ opérateur qui brailla quelque chose comme « Attention
mesdames et messieurs, rien ne va plus, on décolle ! » Tout le monde se
serra les uns contre les autres et moi je serrai les yeux très fort. (Legendre,
et Bonnetto, Photobiographies, 2007)

Troisièmement, TLM n’ admet pas non plus les prédicats réciproques ou collec-
tifs présupposant la division des individus en présence :
(69) ?Tout le monde se comprend, se hait, se déteste15
(69) *Tout le monde se divise / se sépare / s’ oppose sur la question de l’ inter-
vention de la France en Afrique

Enfin, TLM ne se laisse pas non plus précéder des prépositions dans16 / entre /
parmi 17, qui rendent compte de la « perméabilité » de l’ ensemble :
(70) ɤ Dada est connu dans tout le monde18 (Tzara, Manifestes, 1924)
(71) Ceux qui voudront le partager entre tout le monde, ceux-là le trouveront
(Sand, Jeanne, 1844)

Autant d’ éléments qui accréditent l’ idée que TLM tend vers la massivité, ce
qu’ augurait déjà le tableau (1) où le paradigme de déterminants (du / un peu de,
etc.) correspond à ceux des N massifs.

13. Comme nous le fait observer notre relecteur à juste titre, cela ne peut étonner compte tenu
du caractère littéraire des textes de la base.
14. Et ce, à la différence de tous.
15. L’ interprétation réfléchie reste bien entendu possible.
16. Sauf à prendre une acception spatiale, comme en (70).
17. Trois fois dans toute la base Frantext, ce qui peut être considéré comme résiduel.
18. 72 occurrences dans « tout » Frantext.

517
Référence et stratégies référentielles

3.2.3 TLM vise un ensemble à « géométrie variable »

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TLM est passible d’ un emploi spécifique vs non spécifique qui explique pour-
quoi dans certains cas, on ressent que l’ extension de l’ ensemble d’ individus visé
par la locution pronominale est limitée.
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3.2.3.1 Où TLM vise le plus grand nombre…


Certains emplois de TLM se caractérisent par une forme de « généralité » repé-
rable par les indices linguistiques suivants : les temps grammaticaux, comme le
présent à valeur de vérité générale (72-73), les auxiliaires modaux (74) ou les
énoncés hypothétiques (75), qui renvoient à des situations / ensembles ouverts.
Dans ces emplois, TLM n’ est pas utilisé faute de « connaissance insuffisante des
entités en questions ou par volonté de laisser l’ objet dans l’ indétermination » ou
d’ indéfinition épistémique, selon les termes de Martin (2006), mais parce que
la pertinence du prédicat exige l’ indéfinition, ici aléthique (qui correspond à
l’ indéfinition proprement dite, toujours selon Martin, ibid.) :

(72) Les sociétés, est-ce qu’ on les a vraiment touchées par l’ ethnologie, par la
sociologie ? Tout le monde sait bien que non. On s’ est fait une figure de la
société primitive […]. (Perec, Entretiens, 2003)
(73) Il existe deux attitudes diamétralement opposées face à la mémoire. Tout le
monde s’ accorde à reconnaître qu’ elle est une construction imaginaire, ne
serait-ce que par les choix qu’ elle effectue, […] (Lejeune, Signes de vie,
2005)
(74) […] depuis tout à l’ heure je me suis rendu compte que j’ ai dû faire une
erreur quelque part. Je t’ embrasse. Tout le monde peut se tromper.
Excuse-moi d’ insister pour récupérer le manuscrit (Angot, Rendez-vous,
2006)
(75) mais je sais qu’ il faut continuer à le dire, parce que si moi je le dis, et si plein
de gens le disent, et si tout le monde le dit, il est possible que cette négation
finira par une révolution, par un bouleversement complet (Perec, Entre-
tiens, 2003)

3.2.3.2 Emplois spécifiques de TLM


D’ autres emplois présentent les apparences de la spécificité et, ce, en vertu d’ un
environnement contextuel qui se présente comme borné. C’ est alors la situation
d’ énonciation elle-même et / ou des moyens linguistiques comme les temps
grammaticaux (imparfait (76)), les prédicats renvoyant à des situations « concrè-
tes » (76, 78), les adverbiaux/circonstants cadratifs d’ espace (78, 79), de temps
(77), etc., ou encore les énumérations apposées (60-62) qui limitent ipso facto la
référence. Il ne s’ agit en réalité que des cas particuliers par rapport aux précé-
dents, où le « domaine de référence irréaliste / irréalisable » de TLM se trouve
extensionnellement et intensionnellement délimité. Autrement dit, on aurait

518
Pourquoi tout le monde, il… n’est pas « beau »…

affaire ici à une autre forme d’ indéfinition, épistémique19 celle-ci, pour repren-

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dre la dichotomie de Martin (2006) :
(76) […] grand-mère était choquée elle avait une voilette elle portait le deuil en
permanence et elle est morte à son tour. Autour de moi tout le monde
mourait allait mourir c’ était insupportable. (Morgiève, Vie folle, 2000)
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(77) Quand j’ étais enfant j’ aimais tout le monde. (Guibert, Mausolée, 2001)
(78) Je reste longtemps dans le préau. Tout le monde est rentré en classe depuis
longtemps. Je songe que mon frère m’ a sûrement vu tout à l’ heure dans la
cour. (Bouillier, Rapport sur moi, 2002)
(79) dans la salle, tout le monde avait très faim très soif, c’ était déjà un beau
chahut (Fellous, Avenue, 2001)

4 Conclusion
Au terme de cette analyse, nous avons montré que TLM est une locution qui
participe d’ un micro-système pronominal cohérent du français, renvoyant à un
ensemble dont l’ extension est conditionnée par son contexte d’ accueil. Un cer-
tain nombre de questions restent en suspens outre celle de son histoire tout à fait
originale, comme celle de son statut nominal vs diaphorique (i.e. ana- ou cata-
phorique), ses différences avec tous mais aussi des expressions comme (tous) les
gens, fréquent à l’ oral (cf. Cappeau et Deulofeu, 2006) avec laquelle il commute
aisément :
(80) (Tout le monde est) Ƽ (tous) les gens sont d’ accord pour dire que Mille-
nium aura été un événement littéraire20

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minalisation très particulière », Colloque dia sur la variation et le changement
en langues, Université de Gand, 13-15 septembre 2010.

19. Qui correspond aux situations où « l’ objet n’ est pas déjà déterminé au moment de l’ énoncia-
tion : soit le locuteur estime qu’ il ne l’ est pas pour l’ interlocuteur ; soit il est incapable lui-même
de spécifier l’ objet dont il s’ agit parmi tous les objets de même nature » (Martin, 2006 : 19).
20. Surtout Alain Berrendonner, à qui nous exprimons notre sincère admiration pour son
œuvre de linguiste cela va de soi, mais aussi et, entre autres, pour son humour « pince sans rire »,
son goût du polar donc, sans oublier son sens de la « solidarité » franc-comtoise…

519
Référence et stratégies référentielles

Cappeau, P. & Deulofeu, J. (2006), « Les « indéfinis » en relation avec la position

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sujet dans trois types de constructions prédicatives », Indéfini et prédication,
Corblin, F., Ferrando, S. & Kupferman, L. (éds), Paris, Presse Universitaire
Paris-Sorbonne, 125-138.
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520
Pourquoi tout le monde, il… n’est pas « beau »…

Schnedecker, C. (2005), « Hypothèses sur l’ évolution de certains pronoms en

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-un(s) », Verbum XXVII-4, 331-359.
Schnedecker, C. (2006), De l’ un à l’ autre et réciproquement… – Aspects séman-
tiques, discursifs et cognitifs des pronoms anaphoriques corrélés l’ un / l’ autre
et le premier/le second, Louvain La Neuve, De Boeck.
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Schnedecker, C. & Capin, D. (soum.), « Quand tout le monde passe du spatial à
l’ humain. Évolution d’ une locution pronominale (2) : période du français pré-
classique », Colloque Diachro 5, septembre 2010.
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ASPECTS INFORMATIQUES ET FORMELS


DE LA MÉMOIRE DISCURSIVE

Jacques Rouault
Université libre de l’ île de Ré

1 Prolégomènes
Peut-on, lorsque l’ on est athée, travailler avec obstination avec des AB ? Cela m’ est
arrivé deux fois au moins dans une période importante de ma vie scientifique.
Le premier AB (André Bisseret) est cogniticien et notre collaboration s’ est muée
en une amitié qui perdure. Le second AB, vous vous en doutez, est linguiste,
puisqu’ il se nomme Alain Berrendonner. Ces deux AB ont participé notam-
ment à la création et à la bonne marche d’ un DEA consacré aux mathématiques
et à l’ informatique en Sciences sociales. Si nous avions soigné notre pub, nous
aurions pu nous nous prévaloir d’ avoir été des précurseurs des DEA de Sciences
Cognitives…
Avant de m’ éclipser derrière l’ hommage au héros du jour, il me faut, briève-
ment, parler de ma modeste personne : issu de l’ informatique théorique je dois
à la Traduction automatique (Bernard Vauquois) de m’ être inséré dans les mar-
ges de la linguistique. C’ est Antoine Culioli qui m’ a prouvé que la sémantique
pouvait être linguistique et qui m’ a aidé à intégrer ce domaine au Traitement
Automatique des Langues (TAL dans ce qui suit). Hélas encore, pour faire de la
sémantique en analyse de textes, il faut d’ abord faire de la morpho-syntaxe et
ensuite poursuivre vers la pragmatique pour pouvoir représenter des connais-
sances issues de textes.

523
Référence et stratégies référentielles

C’ est dans ces deux domaines qu’ intervint notre AB linguiste, qui, venant juste

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de soutenir sa thèse, n’ avait dorénavant plus rien à faire ( ?). D’ abord sa rigueur
et sa grande connaissance du français ont mis de l’ ordre dans nos procédures
d’ analyse morpho-syntaxiques, jusqu’ alors un peu approximatives. Les solu-
tions adoptées ont abouti à une morpho-syntaxe rigoureuse et efficace (Berren-
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donner, 1990).
Évidemment, c’ est en pragmatique que notre AB nous a apporté les concepts
fondamentaux pour représenter les connaissances issues de corpus. Au cours de
longues séances de travail en commun, nous avons fini par saisir (du moins
croyions-nous) les avantages de la mémoire discursive, sa logique et son fonc-
tionnement.
Et ce sont des prolongements informatiques et formels dont je voudrais parler
dans le reste de cette contribution, laquelle suppose la connaissance de (Berren-
donner, 1995). Voir aussi (Berrendonner et Rouault, 1991) ainsi que le numéro
de décembre 1995 de la revue Tranel (Neuchâtel). On trouvera un exposé
détaillé de certaines des questions abordées ici dans (Rouault et Manes-Gallo,
2000).

2 La mémoire discursive comme représentation


des connaissances

2.1 Représentation des connaissances


Au-delà de la recherche et de la prise en compte des anaphores, la mémoire
discursive est apparue, à nous gens du TAL, comme un moyen de représenter
des connaissances en respectant à la fois leur origine textuelle et leur caractère
lié à la langue.
De plus, l’ abduction introduit une forme de raisonnement qui brise à la fois le
caractère déductif des représentations des connaissances utilisées en Intelli-
gence Artificielle et, corollairement, le caractère fermé (contenu dans les axiomes)
de ces systèmes.
En fait, c’ est le fonctionnement de l’ abduction qui guide vers un formalisme
adapté à la mémoire discursive. Dans sa version initiale, l’ abduction consiste à
remonter de la valeur d’ un attribut à un objet nominal possédant cette valeur
pour l’ attribut correspondant. Ceci induit deux choses : d’ une part une structure
d’ objet au sens de la représentation des connaissances, c’ est-à-dire une struc-
ture noms / attributs. Ce choix est confirmé par le mécanisme abductif, puisqu’ il
correspond, dans la représentation formelle, à tenter de passer de la valeur
d’ attribut attestée aux objets qui la possèdent dans la représentation.

524
Aspects informatiques et formels de la mémoire discursive

Une représentation adaptée à la mémoire discursive est donc bien un système

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d’ objets inférentiels, les règles de raisonnement restant à préciser, notamment
le processus de remontée. Cette représentation a aussi l’ avantage d’ avoir de
« bonnes » propriétés : lorsque l’ on fait appel à l’ ordinateur pour aider à résou-
dre un problème, on fait le plus souvent l’ économie de cette nécessité. On se
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contente alors de « programmer », oubliant joyeusement trois choses : tout pro-


gramme écrit n’ est malheureusement pas conforme à un algorithme clairement
identifié et défini, tous les algorithmes ne s’ arrêtent pas forcément au bout d’ un
nombre fini de pas sur n’ importe quelle donnée (c’ est la calculabilité) et tous les
algorithmes n’ ont pas des performances acceptables (c’ est la complexité). Par le
recours à un modèle connu (ici le modèle à objets), on assure ses arrières sur ces
points.

2.2 Dynamique de la construction


de la mémoire discursive
La lecture et l’ analyse d’ un texte se faisant classiquement du début à la fin, les
phases morpho-syntaxe et sémantique de l’ analyse produisent une structure (S)
adaptée au prétraitement pragmatique. Celui-ci construit donc, à partir de (S), un
objet candidat à la mémoire discursive. Cet objet, appelé descripteur (nominal
dans le cas de la seule analyse des noms), est confronté aux objets déjà insérés
dans la mémoire discursive par le biais d’ une procédure d’ appariement. Celle-ci
est détaillée plus bas.

2.3 Structure des objets et de la base de connaissances


Cette structure repose sur les idées initiales de AB ; cependant, les impératifs de
notre travail et la logique de l’ analyse automatique du français nous ont amenés
à ajouter certains attributs au projet initial. Tel qu’ il est utilisé dans nos travaux,
un objet de discours a la structure suivante, toujours divisée en deux parties :
statut et partie définitionnelle. Chacune de ces parties est elle-même constituée
d’ un certain nombre d’ attributs. Dans la base de connaissances, les deux parties
ci-dessus ne sont pas « réalisées » : seuls les attributs y sont définis ; un objet est
donc constitué uniquement de ces attributs, le statut et la partie définitionnelle
étant sous-entendus.
Comme la recherche d’ informations dans une base de connaissances doit pou-
voir se faire aussi bien sur les noms que sur les prédicats, nous avons introduit
deux familles d’ objets : les objets individuels, qui correspondent aux « objets de
discours » de AB, et les objets prédicatifs.

525
Référence et stratégies référentielles

2.3.1 Les objets individuels

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Le statut d’ un objet individuel correspond à six attributs de l’ objet, dont le monde,
l’ univers et l’ individualité ; les trois autres sont ajoutés par nous pour remplir des
rôles spécifiques (par exemple, dans le cas d’ un objet extensionnel, le type sous-
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jacent).
La partie définitionnelle correspond, elle, à sept attributs, dont la dénomination,
le nombre, et les notionnels, structurels et prédicatifs ; ces derniers sont traités de
façon autre que dans les travaux originels (voir ci-dessous).
Enfin, nous avons ajouté un attribut complètement hétérogène au travail de
l’ équipe de Fribourg ; en effet, il arrive que l’ on ne puisse faire des raisonne-
ments simples sur la base de connaissances du fait de l’ absence d’ unités lexica-
les, jugées inutiles à l’auteur du fait de leur caractère évident (par le contexte),
d’ où l’ impossibilité de les utiliser pour inférer. Pour permettre ce type de « rai-
sonnement », nous avons choisi d’ ajouter un dernier attribut à l’ objet, baptisé
« extro », en remarquant deux choses : d’ abord que le choix des valeurs à donner
à cet attribut extra-textuel sort du cadre du texte proprement dit et, donc
(deuxième point), que les raisonnements le mettant en jeu ressortissent à
l’ abduction. Nous sortons évidemment ici du textuel proprement dit, donc les
connaissances portées par cet attribut peuvent être quelconques. Ce qui paraît
nous faire retomber dans une sémantique « du monde ». On se souviendra
cependant que le but n’ est pas une représentation d’ un « monde » (au sens de
l’ Intelligence Artificielle) mais la possibilité sous-jacente de faire des raisonne-
ments plus « riches ».

2.3.2 Les objets prédicatifs


Dans les applications de Recherche d’ information, notamment dans des textes
décrivant des processus (mode d’ emploi d’ appareils, par exemple), il est souvent
nécessaire de faire intervenir les verbes (avec les arguments attestés dans le texte).
Les prédicats sont donc alors des composants essentiels de la base de connais-
sances et nécessitent, par là, un traitement plus « apparent » que leur simple
présence dans les objets individuels, comme c’ est le cas pour le modèle de AB.
En conséquence, dans la représentation des objets individuels, les prédicatifs
deviennent de simples pointeurs vers des objets prédicatifs.
La base de connaissances contient ainsi des objets prédicatifs dont la structure
est un peu différente de celle des objets individuels. En dehors du monde et de
l’ univers, la partie statut contient aussi des marques de validité du procès (temps,
aspect et ancrage spatial). La partie définitionnelle, en dehors de la dénomina-
tion, est centrée sur le type de prédicat de l’ objet et sur sa structure actancielle,
interprétée sémantiquement. Ce type est introduit pour rendre compte des
« types de procès » ; chaque type de procès est associé à une structure actancielle

526
Aspects informatiques et formels de la mémoire discursive

spécifique et à des possibilités de raisonnement adaptées. Nous avons retenu trois

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types d’ objets prédicatifs : état, processus non résultatif et processus résultatif.
Notons que la terminologie devient ainsi complexe, car le type de procès que
nous venons d’ introduire est un concept indépendant de la théorie des types
dont nous parlons plus bas.
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2.3.3 Les liens entre objets


En résumé, la base de connaissances contient les deux familles d’ objets données
ci-dessus. Mais ces objets ne sont pas indépendants (la base de connaissances
n’ est pas un simple ensemble d’ objets). Ceux-ci y sont structurés de plusieurs
manières.
Comme indiqué ci-dessus, il y a d’ abord les liens qui lient des arguments (objets
individuels, ou non) aux objets prédicatifs dont ils occupent une place d’ argu-
ment.
Mais la famille principale de liens résulte des relations d’ anaphore entre parties
du discours. On sait que c’ est là la préoccupation essentielle de l’ équipe de Fri-
bourg et les résultats obtenus nous permettent d’ enrichir la structure de graphe
de la base de connaissances.
Ces liens ne sont pas les seuls : on peut y ajouter les relations portées par cer-
tains connecteurs inter-propositionnels, notamment les relations temporelles
d’ antériorité ou de simultanéité.
On obtient ainsi une structure de (multi-)graphe dont les arcs sont étiquetés
suivant les relations dont nous venons de parler.

3 La mémoire discursive : aspect logique


3.1 Logique sous-jacente
La construction d’ une base de connaissances pose évidemment le problème des
raisonnements mis en jeu et de leurs propriétés logiques. Parmi celles-ci, la cohé-
rence est essentielle. Car on ne peut affirmer ou démontrer la cohérence d’ une
base de connaissances si l’ on n’ a pas, au préalable démontré celle de la logique
sous-jacente à cette base de connaissances.
En mettant provisoirement hors-jeu l’ abduction, qui est le seul raisonnement
ne ressortissant pas à la logique standard (fondée sur la logique classique), on
est donc amené à « justifier » logiquement le système à objets. Ce qui nous
amène au choix du système logique dans lequel on plonge le système à objets.

527
Référence et stratégies référentielles

Nous avons opté pour les systèmes de Lesniewski, en nous fondant sur les argu-

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ments suivants :
t *M TBHJU EVOF MPHJRVF nominale, donc bien adaptée aux objets du dis-
cours (objets nominaux, voir plus loin). Historiquement, en effet, notre
travail ne portait que sur les objets individuels ; l’ introduction des objets
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prédicatifs a trouvé ensuite naturellement sa place dans le système puis-


que les « fonctifs » lesniewskiens les prennent en compte sans problème.
t $FUUFMPHJRVFFTUtypée de façon simple et élégante. Or la prise en compte
des types est essentielle pour assurer la cohérence. En effet, les objets du
discours sont des bêtes récursives : un attribut peut lui-même être un
objet (c’ est le cas, par exemple, des SN imbriqués) et la non-distinction
des niveaux mène à des contradictions. Les systèmes de Lesniewski repo-
sent sur une théorie des types possédant une propriété décisive : à l’ inté-
rieur de chaque type ce sont les mêmes axiomes (transposés, évidemment)
qui s’ adaptent à leur position hiérarchique ; d’ où une grande simplicité
dans le processus déductif.
t $FUUFMPHJRVFQPTTÒEFEFTQSPQSJÏUÏTMPHJRVFTJOUÏSFTTBOUFT OPUBNNFOU
la cohérence. Un autre point intéressant et généralement méconnu est le
suivant. Dans les systèmes de logique standard, les définitions ont le statut
d’ abréviation : en poser une augmente certes le langage logique mais ne
modifie en rien la machine déductive (axiomes et règles de déduction
restent inchangés). Dans les systèmes de Lesniewski les définitions sont
constructives : elles participent à la logique proprement dite ; en consé-
quence, les définitions posées dans les attributs de la mémoire discursive
font de même.

On peut prouver que le modèle à objets se laisse modéliser dans les systèmes de
Lesniewski : c’ est un travail un peu long et fastidieux de « traduction » entre
systèmes formels, mais il ne présente pas de difficultés particulières. Il en résulte
notamment que la logique sous-jacente au système d’ objets inférentiels est
cohérente (encore une fois, compte non tenu de l’ abduction). Et que le modèle
à objets doit être enrichi de la théorie des types de Lesniewski pour être cohérent
du point de vue de la logique standard. Ces types sont le reflet logique de la com-
plexité structurelle des objets manipulés ; par exemple, le type d’ un objet n’ ayant
que des « atomes » comme sous-objets est plus simple que le type d’ un objet
ayant au moins un objet comme sous-objet.
En conclusion de ceci, nous sommes dans un modèle d’ objets inférentiels
enrichi d’ une théorie des types ; à ce système vient s’ ajouter l’ abduction comme
opération « hors-logique ».

528
Aspects informatiques et formels de la mémoire discursive

3.2 Les raisonnements

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Les raisonnements introduits par Berrendonner (1989) sont de deux types : ceux
qui consistent en un appariement direct entre descripteur nominal et objets de
la mémoire discursive et ceux qui nécessitent un raisonnement intermédiaire
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pour faire cet appariement. Les premiers sont, du point de vue logique, ratta-
chés à l’ unification.
Ce qui pose un premier problème : l’ unification est, en logique (et dans le lan-
gage PROLOG), une opération (syntaxique, donc programmable) associée au
principe de résolution de Robinson (voir Shapiro et Sterling, 1987). On est donc
en logique classique standard. Le lien avec les systèmes de Lesniewski est facile
à réaliser : dans l’ exposé contemporain de ces systèmes, le système fondamental,
la Protothétique, est remplacé par les axiomes et règles de la logique classique
standard. Il n’ y a donc pas, fondamentalement, de différence entre les bases
logiques des deux points de vue. Et il ne semble y avoir aucun obstacle à trans-
poser le principe de résolution de Robinson dans notre cadre et à considérer que
l’ unification réalise les appariements que AB utilise dans la mise à jour de la
mémoire discursive, lorsque cet appariement est direct. Appariements qui
deviennent logiquement fondés.
Un second problème posé par l’ utilisation de l’ unification est la restriction de
celle-ci aux clauses de Horn. Là encore, il ne semble pas y avoir de difficulté car
les définitions correspondant aux objets se mettent évidemment directement
sous la forme des clauses de Horn.
Un autre type de raisonnement déductif introduit dans notre système à base de
connaissances est lié aux types de procès. Un exemple en est le suivant : un pro-
cessus résultatif présenté à l’ aspect accompli entraine, ipso facto, le passage à
l’ état résultant. Par exemple, de « j’ ai construit une maison », on peut déduire
« la maison est construite (c’ est fait) ». Dans ce cas particulier on peut aussi
passer au « produit » : « Il y a une maison ».

3.3 L’abduction
Se pose maintenant le problème du statut de l’ abduction.
Dans sa forme la plus générale, elle consiste à remonter de la valeur d’ un attri-
but ou d’ un objet attesté, à des objets appartenant à la base de connaissances.
Comme indiqué ci-dessus, l’ analyse d’ une séquence textuelle nous conduit à des
« descripteurs nominaux ». Ces descripteurs sont envisagés comme des objets,
donc des éléments candidats à la base de connaissances en cours de construc-
tion, lors du parcours du texte dont est issue la séquence.
Lorsque l’ objet représentant le descripteur nominal ne coïncide pas avec un
objet déjà intégré à la base de connaissances, on fait appel à un « appariement

529
Référence et stratégies référentielles

approché ». La situation typique est celle où l’ objet se trouve attesté par une pro-

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priété présente dans la séquence analysée : on doit donc rechercher dans la base
les objets ayant cette propriété dans leurs attributs : s’ il y a appariement direct
et s’ il n’ y a qu’ un candidat dans la base, le problème est résolu ; s’ il y a plusieurs
candidats par appariement direct, on est dans un cas de solutions multiples et
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on le résout comme les autres de ces cas (c’ est un problème général qui se pose
à tous les niveaux d’ analyse). Le seul cas qui nous reste est celui où aucune
coïncidence directe ne se fait avec les objets de la base de connaissances.
Avant de créer un nouvel objet dans la base de connaissances on doit vérifier, si
possible, que le descripteur ne peut être ramené à un objet de la base de con-
naissances. Cette tentative passe alors par des raisonnements, que nous regrou-
pons sous le nom général d’ « abduction » et qui sont représentés par un ensemble
de règles. Chaque règle élargit le champ d’ application de l’ appariement strict
envisagé ci-dessus. Et c’ est ici qu’ intervient la structure des objets de discours.
En effet, livrée à elle-même, l’ abduction engendre forcément du délire combi-
natoire. En conséquence on lie une règle d’ abduction à un ou plusieurs attributs
d’ un type d’ objet. Dans le cas le plus simple, une règle permet d’ élargir l’ appa-
riement sur l’ attribut associé ; un exemple trivial est celui d’ une règle associée à
l’ attribut « genre », qui autorise la recherche d’ un objet de la base de connaissan-
ces ayant la valeur « masculin » alors que l’ objet candidat a la valeur « féminin » de
cet attribut (cas de « après-midi », par exemple). Mais une règle peut être asso-
ciée à plusieurs sous-objets. Les conditions d’ élargissement de l’ appariement
font évidemment partie de la structure de la règle et sont fixées au départ.
L’ abduction ainsi définie pose alors deux types de problèmes :
Que recouvre, du point de vue d’ un système logique (à imaginer), la famille des
règles abductives ?
Et comment maîtriser la combinatoire résiduelle de sa mise en œuvre. Autre-
ment dit, où arrête-t-on la suite d’ applications de règles approchées ?
Si le premier problème reste un sujet de recherche théorique, le second pose un
problème immédiat de mise en œuvre. Dans l’ état actuel de nos connaissances,
on ne peut que travailler dans le ad hoc, c’ est-à-dire imposer des restrictions plus
ou moins arbitraires à l’ application des règles d’ abduction. En effet, le recours
à une cohérence logique supposée de la base de connaissances ne tiendrait pas
compte des remarques, incises, etc., qu’ un texte inclut, qui sont difficiles à repé-
rer et qui n’ ont souvent que faire avec la cohérence des logiciens.

3.4 Pour conclure


En conclusion de ce qui précède, la logique sous-jacente au système est consti-
tuée ainsi :

530
Aspects informatiques et formels de la mémoire discursive

1. Un langage formel, celui de la logique standard complétée par la théorie

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des types (les « catégories syntaxiques » de Lesniewski).
2. Le recours à l’ unification : dans la présentation actuelle des systèmes de
Lesniewski on à l’ habitude de remplacer la Protothétique par la Logique
des prédicats du premier ordre. Dans cette perspective, l’ utilisation de
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l’ unification comme algorithme de démonstration paraît normale.


3. Des règles d’ origine purement linguistique : comme le passage au résul-
tat ; Elles sont manifestement de nature déductive.
4. La prise en compte du Calcul des noms et de la Méréologie : les systèmes
de Lesniewski sont au nombre de trois : en dehors de la partie purement
logique de la Protothétique, il y a le Calcul des noms (avec le foncteur
« epsilon » et les classes distributives) et la Méréologie (foncteur d’ ingré-
dience et classes méréologiques). Ces deux parties supplémentaires ne
se situent pas au niveau logique (méta-mathématique) mais au niveau des
théories mathématiques. On rappelle que ces deux systèmes sont, pour
Lesniewski, destinés à être un substitut à la théorie classique des ensem-
bles. En conséquence, leur prise en compte ne modifie pas la machine
logique, elle y ajoute des foncteurs et axiomes dont les propriétés logi-
ques sont bien connues.
5. Un supplément « pseudo-logique » : constitué par les règles d’ abduction
qui échappent à tout système de logique standard, aussi bien la logique
dite « classique » que les logiques « périphériques » comme les systèmes
modaux ou intuitionnistes. Car elle fait clairement sortir du cadre habituel
règles d’ inférence / axiomes / théorèmes, dans la mesure où l’ ensemble
des théorèmes n’ est plus contenu dans le couple règles / axiomes. Mais
cette opération fonde bien le processus de raisonnement dans les lan-
gues, d’ où son grand intérêt… et la nécessité de s’ y consacrer un jour !

4 La mémoire discursive : aspect métrique


Nous revenons ici sur le problème de l’ abduction en indiquant une piste diffé-
rente susceptible de prendre en compte son fonctionnement : en effet, la struc-
ture du modèle à objets est, on l’ a vu, compatible avec les systèmes de Lesniewski
(base de logique standard plus Calcul des noms et Méréologie). Or les propriétés
mathématiques de la Méréologie permettent l’ introduction d’ une métrique dans
la mémoire discursive et autorisent une approche « numérique » de l’ abduction.
Pour cela, un détour un peu ésotérique s’ impose.

4.1 Modèle topologique


Clay (1961) a démontré dans sa thèse que la Méréologie admet un modèle topo-
logique ; les ouverts en sont les ensembles méréologiques. Compte tenu de

531
Référence et stratégies référentielles

l’ axiomatique de la Méréologie, ces ouverts ont la propriété remarquable d’ être

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réguliers, c’ est-à-dire égaux à l’ intérieur de leur fermeture. On sait qu’ un tel
espace est de la famille notée T3 par Gaal (1964) et que ces espaces sont métri-
sables, c’ est-à-dire qu’ ils peuvent être munis d’ une métrique.
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C’ est cette propriété que nous allons exploiter en choisissant une métrique adap-
tée à la structure des objets du discours.

4.2 Métrique dans la base de connaissances


Une métrique utilisée très souvent dans l’ évaluation de distances entre chaînes
de caractères est celle de Hamming. Celle que nous proposons en est une simple
généralisation.
Étant donnés deux objets O1 et O2, chacun admet une structure en sous-objets
(correspondant aux mêmes noms d’ attributs). Comme chaque objet appartient
à un type déterminé, qui conditionne sa structure (voir ci-dessus), on ne peut
évidemment évaluer que des distances à l’ intérieur d’ un même type. Soit N le
nombre des sous-objets de ce type d’ objets : ce nombre est lié à la structure des
objets, il a donc une valeur pour les objets individuels, une autre pour les états,
une autre encore pour les objets processus.
Les structures des objets étant pré-définies, notons Ai les attributs de cette
structure d’ objet. Associons à chaque attribut Ai un nombre pi jouant le rôle de
poids de cet attribut. Ce poids traduit le fait qu’ un attribut (la dénomination,
par exemple) est plus important pour les raisonnements que d’ autres (le genre, par
exemple). Ces poids sont, en principe, des paramètres « libres » dont l’ utilisateur
du système peut disposer pour rendre plus efficaces ou adéquats les raisonne-
ments. On peut aussi attribuer à ces poids des propriétés, par exemple d’ être
une mesure de probabilités. Mais ce n’ est pas obligatoire. Cependant, plus on
attribue de propriétés à ces poids et plus leur choix par l’ utilisateur est limité.
Soient alors S1i et S2i les sous-objets respectifs de deux objets O1 et O2 (i prenant
les valeurs de 1 à N). La distance d(O1,O2) entre les deux objets est alors définie
de la façon suivante :
Si les deux objets n’ ont que des sous-objets atomiques, c’ est-à-dire si aucun des
sous-objets n’ est lui-même un objet (complexe), associons à chaque couple
d’ attributs S1i et S2i des objets O1 et O2, la quantité c(S1i,S2i) égale à 1 si les deux
attributs ont la même valeur et égale à 0 sinon. Alors, la distance d(O1,O2) est
la somme sur « i » (variant de 1 à N) des produits pi.c(S1i,S2i).
Dans le cas où l’ un au moins des objets O1 et O2 est complexe (au moins un
attribut est lui-même un objet), la formule précédente se généralise en sommant
sur les pi.d(S1i,S2i) où les distances d(S1i,S2i) sont calculées de façon récursive.

532
Aspects informatiques et formels de la mémoire discursive

Ainsi définie, la distance s’ applique aux objets d’ un même type en tenant

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compte du seul fait que les attributs ont même valeur ou ont des valeurs distinc-
tes. On a donc ici une opération qui généralise l’ unification mais est fondamen-
talement de même nature.
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5 Conclusion
Ce court texte met en évidence les points suivants :
La richesse du concept de « mémoire discursive » en analyse de textes.
Son intérêt en représentation des connaissances extraites d’ un texte.
Il montre aussi la richesse formelle du modèle, dont nous avons proposé une
prise en compte formelle et algorithmique.
Il serait donc intéressant de poursuivre la construction du modèle, d’ en étudier
à la fois les prolongements et son adéquation à la réalité linguistique. Je lance
donc un appel aux chercheurs pour poursuivre cette tâche.

Bibliographie
Berrendonner, A. (1990), « Grammaire pour un analyseur. Aspects morpholo-
giques », Les Cahiers du CRISS 15, 88 p.
Berrendonner, A. (1995), « Mémoire discursive », Document interne, Université
de Fribourg.
Berrendonner, A. (1989), « Sur l’ inférence », Modèles du discours, C. Rubattel (éd.),
Berne, P. Lang, 105-125.
Berrendonner, A. & Rouault, J. (1991), « Sémantique des objets et Calcul des
Noms », KMET’ 91, 1-10.
Berrendonner, A. & Reichler-Béguelin, M.-J. (éd.) (1995), Du syntagme nomi-
nal aux objets du discours, TRANEL 23.
Clay, J. (1961), Contribution to Mereology, PhD Université de Notre-Dame,
États-Unis.
Gaal, S. (1964), Point Set Topology, Academic Press.
Lesniewski, S. (1989), Sur les fondements des mathématiques, Hermès.
Rouault, J. & Manes-Gallo, M.C. (2000), Intelligence linguistique, Hermes.
Shapiro, E. & Sterling L. (1987), The Art of Prolog, MIT Press.
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LA STANDARDISATION
DU FRANÇAIS AU XVIIE SIÈCLE.
LE CAS DES OBSERVATIONS SUR LA LANGUE
FRANÇOISE DE MÉNAGE

Marc Bonhomme
Université de Berne

1 Introduction
Le xviie siècle apparaît comme une époque déterminante dans la standardisa-
tion du français, avec la normalisation de l’ usage. Celle-ci a constitué le princi-
pal objectif du courant des remarqueurs inauguré par Vaugelas (1647). À sa
suite, ont paru divers ouvrages sur un certain nombre de faits langagiers à ins-
tituer en règles, dont les auteurs les plus importants sont Dupleix (1651),
Bouhours (1675) et Ménage (1675 et 1676) qui va retenir notre attention. Le
problème qui se pose à ces remarqueurs est l’ état encore fluctuant du français
hérité de la Renaissance, avec ses variations lectales et sa syntaxe mouvante.
D’ où leur souci d’ épurer ce trop-plein variationnel en tentant d’ instaurer une
pratique langagière homogène qualifiée de « bon usage », qu’ on appellera plus
tard le français classique. Une telle standardisation présente par ailleurs plu-
sieurs caractéristiques. D’ une part, elle vise à mettre en place un langage de
distinction, axé autour du pouvoir royal et des meilleurs écrivains. D’ autre part,
elle s’ avère complexe, dans la mesure où elle est à la fois individuelle, initiée par
de fortes personnalités, sociale – en liaison avec les Salons et les cercles philo-
logiques – et dialogique, avec de multiples débats contradictoires entre ses
instigateurs.

537
Normes, standardisation, variétés

Dans cette entreprise de standardisation, les Observations sur la langue françoise

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de Ménage occupent une place à part. En effet, outre leur orientation conceptuelle
fréquemment en porte-à-faux avec Vaugelas, elles révèlent un remarqueur par-
tagé entre deux tendances : le point de vue puriste des Salons que Ménage fré-
quentait assidûment et le point de vue savant des grammairiens-philologues
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dont il est l’ un des plus illustres représentants. Une telle attitude ambivalente
explique les compromis incessants de Ménage dans son activité de standardisa-
tion, que ce soit au niveau de ses procédures générales, de son traitement de la
diachronie ou de ses motivations.

2 Une standardisation flexible du bon usage


Chez Ménage, la standardisation du français de son époque s’ effectue suivant
deux procédures destinées à en positionner les traits par rapport au bon usage
à délimiter1.

2.1 Standardisation distributionnelle


Cette première procédure s’ applique aux cas où plusieurs variantes cohabitent
dans l’ usage que Ménage retient. Son travail de normalisation consiste alors à
classer ces variantes les unes par rapport aux autres. On se trouve en présence
d’ une norme positive qui contrôle le bon usage, sans le freiner. Dans ce sens,
Ménage propose des distributions complémentaires au sein de ses micro-systè-
mes, avec des considérations surtout centrées sur des occurrences particulières.
Ainsi en est-il lorsqu’ il standardise la bipartition de parasynonymes comme
fleuve et rivière, selon le double critère de leur extension d’ emploi et de leur
registre discursif :

Riviére se dit des grandes & des petites riviéres. La riviére de Loire ; La riviére des
Gobelins. Fleuve ne se dit que des grandes riviéres : Le Fleuve Tigris. […] Il est aussi
à remarquer que le mot de riviére n’ est pas Poëtique, & que celui de fleuve n’ est pas
du discours familier2 (I-380).

De même, Ménage s’ attache à répartir certains doublets phonétiques, notamment


en fonction de leurs utilisateurs. Entre autres, d’ après lui, tandis que séaume est
employé par le peuple, pséaume est le fait des ecclésiastiques (I-107).
À plusieurs reprises, une standardisation régulatrice analogue vise à résoudre
des équivoques grammaticales. Par exemple, une distinction de genre se voit

1. Signalons que, contrairement à Vaugelas, Ménage utilise ordinairement le terme « usage »


dans le sens implicite de « bon usage ».
2. Pour toutes les citations relevées, nous suivons l’ orthographe d’ origine.

538
La standardisation du français au XVIIe siècle

corrélée à une différenciation de sens : « Office. Féminin, quand on parle des

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offices d’ une maison. […] Dans la signification de charge, il est sans contesta-
tion masculin » (I-157). Ou dans un verbe comme commander (militairement),
une variation de régime implique une différence d’ aspect :
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Il régit le datif, quand on commande effectivement. Ainsi on dit, On commanda


aux Chevaux Légers de la Garde de pousser les ennemis. Il régit l’ accusatif lorsqu’ il
s’ agit d’ habitude […]. Car on dit M. de Turenne commande l’ armée. (I-131)

Cette régulation dans la combinatoire syntaxique révèle en Ménage une sensi-


bilité à la construction des énoncés, très influencée par les grammairiens du
xvie siècle – dont Meigret (1550) – qu’ il cite beaucoup.

2.2 Standardisation exclusive


Cependant, le plus souvent chez Ménage, l’ activité de standardisation répond à
une procédure de filtrage qui consiste à fixer le bon usage par exclusion de
variantes hors de celui-ci, afin d’ en préserver la netteté et la pureté. Apparaissent
dès lors les notions de « mauvais usage » et de « faute » qui dénomment toute
variante éliminée de la structure examinée. Une telle visée véritablement nor-
mative suit deux tendances divergentes.

2.2.1 Différents strates d’ exclusion


En premier lieu, la standardisation du bon usage s’ effectue par des restrictions
sur les strates du langage. Au niveau diatopique, Ménage accorde un crédit pri-
vilégié à la scène langagière parisienne qu’ il place sur le même plan que la Cour,
contrairement à Vaugelas. En effet, chez lui, c’ est essentiellement le parler pari-
sien qui est érigé en norme, ce que montre l’ observation sur citerne : « Il faut
dire citerne. C’ est ainsi qu’ on parle à Paris, & à la Cour » (II-115). L’ exclusion
diatopique se fait principalement au détriment de la province chez Ménage, qui
se pose sur ce point en continuateur de Malherbe (1609). Ainsi, Ménage n’ est pas
tendre avec le parler de sa province natale, l’ Anjou, comme l’ atteste l’ observa-
tion sur brouillars (II-422). Mais sa normalisation du français se fait également
au détriment d’ autres régiolectes : les normandismes comme gouspillon (I-23),
les provençalismes comme horloge au masculin (I-152) ou les gasconismes :
« Les Gascons se servent du mot de jouir en la signification active. […] Mais en
cela ils ne sont pas à imiter » (I-73).
La standardisation sélective du bon usage se traduit par un même processus
d’ exclusion au niveau diastratique, fondé sur la hiérarchisation de la langue en
couches lectales de qualité inégale. Dans l’ ensemble, Ménage rejette les extrêmes.
D’ un côté, il condamne l’ usage acrolectal trop recherché des Précieux (cf. l’ obser-

539
Normes, standardisation, variétés

vation sur un portrait enchanté, II-265). Mais surtout il juge sévèrement l’ usage

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basilectal du parler populaire. Celui-ci concerne le lexique, à l’ image de guiterne
dû à « la lie du peuple » (I-433), ou la phonétique comme la prononciation bou-
levert propre « au peuple de Paris » (I-433). Ménage repousse cette prononciation
au profit de boulevart qui appartient au strate mésolectal distingué des « honnêtes
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gens », institués en référence du bon usage. Une telle référence est par ailleurs
déniée au strate mésolectal inférieur du « parler bourgeois », ce qu’ indique
l’ observation sur coterie : « Coterie est un mot bourgeois. Les honnestes gens
disent société » (I-386).
Enfin, on relève diverses exclusions au niveau diaphasique des parlers socio-
professionnels. En particulier, Ménage réprouve l’ « affectation pédantesque » d’ un
terme médical comme pneumonique (I-479). De même, il exclut du bon usage
convent, utilisé par les religieux pour couvent (I-168). Ou encore, il s’ en prend
à la dénomination Hongre pour Hongrois, relevée chez les historiens (II-428),
parce qu’ elle engendre une équivoque avec le cheval castré du même nom.

2.2.2 Un filtrage poreux


Cependant, on constate une porosité manifeste dans la standardisation sélective
préconisée par Ménage. D’ une part, il reconnaît des variantes libres dans le bon
usage, laissant alors aux locuteurs toute faculté d’ utiliser des occurrences
concurrentes. Une observation sur l’ orthographe des noms propres est sympto-
matique à cet égard : « Je croi qu’ on peut dire indifféremment Iaques, & Iaque ;
Gilles, & Gille, etc. » (I-413). D’ autre part, un nombre relativement élevé d’ ob-
servations conclut à l’ existence de variantes tolérées, qu’ elles concernent le regis-
tre familier (qui peut admettre salmandre au lieu de salamandre, I-99), le style
sublime ouvert à ambitionner (II-475) ou le domaine politique, avec l’ accepta-
tion de l’ expression MM. les Estats des Provinces Unies (II-39). Dans l’ énoncia-
tion des variantes tolérées, Ménage multiplie les formulations concessives du
type « Quoique j’ estime x supérieur, je ne condamne pas y » (voir « S’ il faut dire
Plurier ou Pluriel », I-13). Pareillement, il utilise abondamment la modalisation,
ce qui traduit une tergiversation évidente : « Il semble qu’ il faudrait dire à
l’ étourdie » (I-202)… D’ autres observations trahissent un réel embarras taxino-
mique, surtout quand l’ usage dominant va à l’ encontre des préférences person-
nelles de Ménage : « Je dirois plustost une Poëtesse, qu’ une Poëte. Mais comme
ces mots de Poëtesse, & de Poëte au féminin ne sont pas usitez, il est bon de les
éviter » (II-419).
Cette flexibilité de Ménage dans son entreprise de normalisation est corroborée
par la comparaison de ses positions avec celles des autres remarqueurs. Par exem-
ple, quand Vaugelas proscrit octante et nonante, Ménage les accepte en arithmé-
tique et en astronomie (I-482). Lorsque Vaugelas réprouve poitrine, Ménage
proclame que ce terme « est tousjours de la belle & de la haute Poësie » (I-234).

540
La standardisation du français au XVIIe siècle

Dans la même perspective et cette fois contre Bouhours, il soutient que « toutes

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sortes de personnes disent nostre quartier », alors que celui-là restreint l’ usage
de cette expression aux « personnes de basse condition » (II-214). Ou devant les
critiques du même Bouhours au sujet des pseudo-vers en prose, Ménage
s’ offusque « de toutes ces fausses délicatesses de notre Provincial » (I-200).
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Si une telle flexibilité dans la standardisation du bon usage risque de le rendre


incontrôlable, comme Bouvier (1970) le reproche à Ménage, elle a au moins une
explication. Dans ses observations, Ménage se comporte – en vrai philologue
qu’ il est – autant comme un collecteur de formes qu’ en juge du bon usage. D’ où
ses réticences à éliminer des occurrences problématiques, mais qui trouvent
encore une caution dans certains emplois contemporains.

3 Standardisation et gestion de la diachronie


Un cas complexe illustre exemplairement la standardisation ouverte du bon
usage chez Ménage : le traitement de la diachronie.

3.1 Une synchronie fugace


Comme les autres remarqueurs à la suite de Vaugelas, Ménage prône en norme
les couches lectales les plus actuelles. Soit ces deux exemples :
On a dit Frontevaud, & ensuite Frontevaux. C’ est comme tout le monde parle pré-
sentement. (I-306)
Il faut dire busque. C’ est ainsi que parlent aujourdhuy toutes les dames de la Cour
& de la Ville qui parlent le mieux. (I-200)

La préconisation de l’ usage synchrolectal de la langue se concrétise par le


recours aux déictiques « présentement » et « aujourdhuy ». Sur le plan énonciatif,
cette préconisation s’ effectue suivant une modalité soit déontique (« il faut »),
soit constative à valeur indirectement prescriptive. Sur le plan argumentatif, cette
standardisation synchronique s’ appuie sur la caution quantitative (« tout le
monde ») ou qualitative (« les dames […] qui parlent le mieux ») de locuteurs
promus en parangons. Quant au canevas inférentiel de ces observations, il
repose sur la matrice suivante, plus ou moins actualisée :
Argument : Conclusion : Étayage a contrario :
x locuteurs-modèles Donc il faut dire y Sinon, on parle mal
disent actuellement y

On a là une argumentation typiquement empirique, fondée sur l’ instauration


d’ une pratique contemporaine dominante en règle, cette argumentation contri-
buant à la valorisation d’ une telle pratique en bon usage.

541
Normes, standardisation, variétés

Cependant, Ménage est très sensible à la fugacité de l’ usage présent, voué à se

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transformer inéluctablement en un usage autre avec le flux chronologique des
pratiques langagières. Ainsi, on trouve des observations qui insistent sur la
rapidité de la modification de l’ usage : « Egard : Ce mot ne se disoit autrefois qu’ au
singulier. Depuis quinze ou vint ans il se dit aussi au plurier » (I-289). La fuga-
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cité de l’ usage est également rapportée à l’ expérience personnelle de Ménage à


propos des imparfaits normalisés en ais ouvert : « Quand je vins à Paris la pre-
mière fois ; et j’ y vins en 1632, on permettoit aux Poëtes de rimer ces prétérits
imparfaits avecque des mots terminez en ois » (I-587). Sur un autre plan, cette
versatilité de l’ usage oblige ceux qui veulent bien parler à des réajustements
incessants, à l’ instar de Mlle de Scudéry qui « a changé d’ avis à propos d’ aron-
delle », disant « présentement hirondelle » (I-15). De la sorte, la synchronie est
sans cesse soumise à la diachronie selon une tension que Ménage gère d’ une
façon souple, mais ambiguë dans sa volonté de standardisation.

3.2 La « diachronisation » de l’usage présent


D’ abord, tout en mettant en avant la volatilité de l’ usage présent, Ménage insiste
sur son fort ancrage dans le passé et sur sa continuité rétrospective, ce qui confère
un grand empan à sa normalisation du français. Dans cette optique, alors que
Vaugelas fait peu remonter l’ usage en cours à son époque en deçà du xviie siè-
cle, Ménage l’ étend souvent jusqu’ au xve siècle, ce que montre l’ observation sur
jour ouvrier : « Il faut dire Iour ouvrier. C’ est comme on parle d’ ordinaire. Et
c’ est aussi comme parloient nos Anciens : Cretin dans son Pastoural, Coquillart
dans le Monologue des Perruques […] » (I-276). De plus, comme dans l’ obser-
vation sur avecques (I-85), se fondant sur la topique de la tradition (+ vieux,
+ valorisé), Ménage fait de l’ ancienneté d’ un terme un motif pour l’ imposer
contre un autre plus récent (en l’ occurrence, avec prôné par Vaugelas). Enfin,
cette dilatation temporelle de l’ usage présent peut aller jusqu’ à une généralisa-
tion achronique : « Il faut dire étique […]. C’ est comme on parle, & comme on
a toujours parlé » (I-105).
Une telle attitude qui réduit l’ arbitraire de certains emplois par leur durée témoi-
gne chez Ménage d’ une vision large de la standardisation diachronique par
rapport à la vision limitative de Vaugelas, davantage anomaliste. De surcroît,
cette attitude révèle derrière le remarqueur Ménage le philologue qu’ il est aussi,
attentif à la dynamique globale du langage.

3.3 Une standardisation flottante des archaïsmes


Si Ménage tend à dilater la synchronie sur la diachronie, il ne peut éviter,
comme tous les remarqueurs, de prendre position sur les cas où la diachronie
s’ infiltre dans la synchronie. On touche ici le problème de la standardisation des

542
La standardisation du français au XVIIe siècle

archaïsmes présents dans l’ usage, envers lesquels Ménage a une attitude assez

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malléable. Certes, il fait preuve de défiance envers de nombreux archaïsmes
attestés dans le français de son époque. Dans la continuité de Deimier (1610)
ou de Balzac (1665), cette défiance aboutit à leur exclusion de l’ usage qu’ il stan-
dardise. Celle-ci se traduit par un bornage antithétique net qui implique la
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condamnation de la forme passée : « Nos Anciens disoient Constantinoble. […]


On ne dit plus aujourdhuy que Constantinople : & ce seroit tres-mal parler que
de dire Constantinoble » (I-267).
Mais en même temps, Ménage se montre beaucoup plus tolérant que l’ ensemble
des remarqueurs, à l’ exception de Dupleix (1651) et de La Mothe Le Vayer
(1662), vis-à-vis d’ autres archaïsmes résiduels, ce qui donne un bornage rétros-
pectif poreux à sa standardisation de la langue. Au degré fort, les archaïsmes
tolérés sont considérés comme faisant partie de l’ usage : « Desireux : […] ce mot
a vieilli : mais c’ est un beau vieillard, qui peut encore trouver sa place » (II-448).
Au degré faible, et surtout lorsqu’ ils ont une fonctionnalité avérée, les archaïs-
mes tolérés par Ménage sont confinés dans des sous-lectes de l’ usage présent.
Ceux-ci sont de nature phraséologique quand l’ archaïsme est réservé à des
tournures plus ou moins figées : « Banquet : On ne s’ en sert plus, si ce n’ est en
ces façons de parler : Le Banquet des Élus : Le Banquet de Platon » (I-386). Ces
sous-lectes sont d’ ordre rhétorique lorsque l’ archaïsme est toléré dans un sens
métaphorique : « Emplastre. Nicod l’ a fait masculin. Il est aujourdhuy féminin.
On dit pourtant encore dans le figuré, en parlant d’ un homme, C’ est un bon
emplastre » (I-144). Ces sous-lectes sont textuels quand l’ archaïsme est admis
seulement en poésie : « Naguéres : Ce mot ne vaut rien, n’ estant plus en usage, &
particulièrement en prose ; car en vers, il peut trouver son lieu » (I-85). Cette
normalisation flottante des archaïsmes confirme la dualité déjà mentionnée du
positionnement linguistique de Ménage. Lorsqu’ il refuse tel ou tel archaïsme, il
se comporte plutôt en remarqueur normatif, soucieux de défendre le bon usage
actuel, dans la ligne de Vaugelas. Par contre, quand il s’ efforce d’ intégrer d’ au-
tres archaïsmes, même avec un statut dévalué, il agit plus nettement en philolo-
gue érudit, très attaché au passé de la langue.

3.4 Une ouverture à la néologie


Ménage manifeste une même souplesse envers la normalisation prospective des
néologismes. Ceux-ci ont suscité une forte méfiance chez la plupart des remar-
queurs, en ce qu’ ils supposent une initiative personnelle visant à modifier l’ évo-
lution naturelle de la langue et en ce qu’ ils vont à l’ encontre de la conception
alors prédominante de sa pratique collective. Idée que l’ on trouve chez Bouhours
(1674 : 50) : « Le Public est si jaloux de son autorité qu’ il ne veut la partager avec
personne. Et c’ est peut-être pour cela qu’ il rebute d’ ordinaire les mots dont un
particulier se déclare l’ inventeur ».

543
Normes, standardisation, variétés

Or dans les observations qu’ il consacre aux néologismes, Ménage adopte une

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attitude très différente. D’ un côté, et particulièrement dans son observation
« Inventeurs de quelques mots françois », il fait un vibrant éloge des créateurs de
mots nouveaux : Desportes pour pudeur, Richelieu pour généralissime, Desma-
rets pour plumeux, ne s’ oubliant pas lui-même avec prosateur. D’ un autre côté,
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s’ opposant à Bouhours, Ménage justifie la néologie par la nécessité de combler


un vide dans la langue (prosateur recouvrant un concept précis que ne rend pas
orateur) et par le besoin de compenser la déperdition continuelle de termes au
sein de l’ usage. Une telle ouverture aux néologismes de la part de Ménage est
seulement nuancée par un principe : « Il est permis à tout le monde, mais il n’ est
pas donné à tout le monde de faire des mots nouveaux » (I-454). En outre, selon
lui, le succès d’ un mot nouveau est soumis à quatre conditions qu’ il illustre par
le néologisme urbanité dû à Balzac : que ce mot nouveau soit motivé référentiel-
lement, qu’ il soit bien formé linguistiquement, qu’ il soit bien reçu socialement
et qu’ il soit réutilisable par les grands écrivains.

4 Motivation des pratiques normalisantes


Par delà la délimitation et la clarification du bon usage, se pose pour Ménage la
question de sa motivation. Sans doute, il arrive que le bon usage lui semble
tellement évident qu’ il n’ a pas à le justifier. Par exemple, il prône la supériorité
de commander à toute la terre sur commander toute la terre3, avec ce simple com-
mentaire : « Ainsi plaist à l’ usage. Je n’ en say point d’ autre raison » (I-131). Mais
le plus souvent Ménage prend soin de motiver son activité de standardisation,
suivant deux démarches.

4.1 Motivation évaluative


Dans ce premier cas, la pratique normalisante de Ménage est étayée par des
jugements de valeur, ce en quoi il se situe dans la perspective des autres remar-
queurs, même si ses justifications évaluatives de l’ usage paraissent moins nom-
breuses que chez eux. Ménage formule ainsi des évaluations aléthiques dans
lesquelles c’ est le pôle négatif de rejet qui est habituellement explicité : « Il n’ est
pas vray que toute la Cour prononce avoine, ny tout Paris aveine » (I-69). De
même, Ménage émet des évaluations axiologiques4, dépréciant des énoncés tels
que Je le vous promets ou Je le vous diray : « Ces façons de parler qui ont esté
bonnes autrefois, sont présentement tres-mauvaises : […] Il faut dire, Ie vous le

3. Contrairement au sens spécifiquement militaire de l’ exemple donné en 2.1, commander est


ici pris dans une acception générique (exercer son autorité).
4. Comme le relève Berrendonner (1982), le recours à l’ axiologie est l’ un des traits saillants du
discours normatif.

544
La standardisation du français au XVIIe siècle

promets, Ie vous le diray » (I-497). D’ autres jugements de valeur sont esthétiques,

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permettant de différencier le bon du bel usage, expression peu utilisée par
Ménage, même s’ il se soucie de l’ élégance de la langue, notamment à propos de
l’ expression coucher par écrit : « Elle est conforme aux reigles de la Grammaire.
[…] Mais il est vrai que cette façon de parler n’ est plus du bel usage » (I-93).
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Reposant sur des jugements subjectifs, la motivation évaluative de l’ usage est


très fragile, ce qui explique sa variabilité d’ un remarqueur à l’ autre. Entre autres,
lorsque Vaugelas dit que « précipitément est bon », Ménage retourne hyperboli-
quement son appréciation en un « Il est abominable » (I-252). Par contre, quand
il s’ agit du verbe ambitionner (2-475), l’ évaluation des deux remarqueurs s’ in-
verse, puisqu’ à la dévalorisation de Vaugelas auquel « ce mot déplaît » répond la
valorisation de Ménage : « Je le trouve fort beau ».

4.2 Motivation argumentative


Beaucoup plus fréquemment, la pratique normalisante de Ménage est étayée
par des critères argumentatifs, surtout lorsque l’ usage paraît peu établi. L’ impor-
tance de l’ argumentation dans les décisions de Ménage constitue sa marque
de fabrique par rapport aux remarqueurs plus mondains comme Buffet (1668).
Dévoilant un Ménage procédurier et savant, ses raisonnements sur l’ usage
s’ effectuent selon trois grandes voies.

4.2.1 L’ argumentation par l’ étymologie


Instigateur de la philologie comparée avec ses Origines de la langue françoise
(1650), connaissant le grec, l’ hébreu et le latin, Ménage se comporte à beaucoup
d’ égards plus comme un continuateur des humanistes de la Renaissance que
comme un grammairien de Salon. D’ où son souci constant d’ ancrer ses posi-
tions sur l’ usage dans les processus transformationnels du français à partir de
ses langues sources. En cela, l’ argumentation par l’ étymologie est omniprésente
chez lui. Ainsi quand il prône la standardisation de guitare au détriment de
guiterre : « Et c’ est aussi comme il faut dire selon l’ étymologie ; cet instrument
nous estant venu d’ Espagne où on l’ appelle guitarra, de l’ Arabe kithar, ou
kithara […] qui a esté fait vraysemblablement du Grec » (I-100).
De plus, l’ argumentation par l’ étymologie permet à Ménage de contredire Vau-
gelas sur plusieurs points. Parfois, en étymologiste érudit, il rectifie les erreurs
de ce dernier, pour peu qu’ il se risque à formuler quelques dérivations. C’ est le
cas avec landit (I-508) dont Ménage corrige l’ étymon annus dictus avancé par
Vaugelas en indictum. Pour d’ autres occurrences, comme liberal arbitre (I-505),
Ménage utilise l’ argumentation étymologique afin de fournir une assise rigou-
reuse à un emploi où Vaugelas ne voit qu’ un caprice de la langue et qu’ il pro-

545
Normes, standardisation, variétés

pose de remplacer par franc arbitre. En particulier, Ménage argue qu’ il s’ agit bien

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d’ une forme étymologique, issue du bas latin liberale avec le sens de /libre/. En
somme, l’ argument étymologique présente l’ avantage de normaliser le débat sur
l’ usage, en dépassant les apparences de l’ instant pour les réalités profondes de
l’ évolution de la langue.
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4.2.2 L’ argumentation par le modèle des praticiens


Ménage consolide aussi ses décisions sur le bon usage en sollicitant la caution
des écrivains ou de locuteurs divers. Cette argumentation par le modèle s’ appuie
certes sur les attestations d’ auteurs contemporains : « On dit l’ Empereur Claudius,
plustost que l’ Empereur Claude. C’ est ainsi que parle M. de Balzac dans son
Prince, M. d’ Ablancourt dans son Tacite, et M. d’ Andilly dans son Joseph »
(I-357). Mais l’ une des particularités de Ménage est de faire appel au modèle des
anciens locuteurs pour justifier sa standardisation de l’ usage, cette attitude
rejoignant sa tolérance vue pour les archaïsmes. On assiste alors à une démar-
che inductive à travers laquelle les strates des emplois passés pris comme exem-
ples fondent les règles de la langue classique en formation.
Dans les faits, l’ argumentation de Ménage par la filiation de l’ usage donne lieu
à de longues compilations, véritables morceaux choisis des écrivains ou des
théoriciens des xve et xvie siècles, à l’ instar de l’ observation « S’ il faut dire Aron-
delle, Hérondelle ou Hirondelle » (I-13). Dans celle-ci, Ménage reprend la distri-
bution opérée par Vaugelas, en inversant ses degrés d’ acceptation qu’ il juge
erronés. Au final, les pratiques de Rabelais, de Saint-Gelais et de Belon le
conduisent à réhabiliter hirondelle contre hérondelle que Vaugelas recommande,
mais qui « ne vaut rien du tout », n’ ayant aucune caution en sa faveur, si ce n’ est
celle « du petit peuple de Paris ». Dans d’ autres observations, comme « S’ il faut
dire Plurier ou Pluriel » (I-10), on découvre des conflits d’ exemples passés résolus
par la prédominance statistique. Contre Vaugelas qui se détermine pour pluriel,
mais que Ménage ne peut valider que par quelques emplois antérieurs (Étienne
ou Nicot), celui-ci accorde sa préférence à plurier qui a l’ avantage d’ une riche
tradition (Marot, Meigret, Peletier, etc.) De la sorte, on constate chez Ménage
un attachement à la mémoire du langage, laquelle légitime le bon usage en
cours d’ élaboration.

4.2.3 L’ argumentation par la spéculation sur la langue


Ménage motive encore l’ usage qu’ il préconise par des raisonnements spéculatifs
sur la langue, se rapprochant en cela des grammairiens de Port-Royal qu’ il men-
tionne à plusieurs reprises, sans toujours voir la portée de leurs théories. Dans
ce sens, il multiplie les raisonnements déductifs pour se prononcer sur la régu-
larité ou non d’ une forme. Entre autres, dans son observation sur ouïr messe ou

546
La standardisation du français au XVIIe siècle

ouïr la messe (I-18), il se fonde sur le fait que le nom messe prend l’ article dans

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toutes ses occurrences pour en conclure que « ouïr la messe est beaucoup meil-
leur qu’ ouïr messe ». De même, Ménage recourt volontiers aux raisonnements
paradigmatiques pour déterminer le bon usage. Ainsi, dans son observation sur
sens dessus dessous (I-27), il corrige l’ option de Vaugelas pour sans dessus des-
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sous en sens, cela en ébauchant le paradigme de ce dernier terme (« En tout sens,


de ce sens là ») et en le confirmant par des équivalences définitionnelles : « Sens :
c’ est-à-dire visage, situation, biais, posture ».
À l’ occasion, la démonstration de Ménage se fait analogique, spécialement
lorsqu’ il normalise des flexions verbales ou des numéraux composés. Ce type
de raisonnement – qui paraît parfois forcé – lui permet d’ établir la plus grande
régularité de vingt et un cheval sur vingt et un chevaux adopté par l’ Académie
française : « On dit, incontestablement, Vint & un an : vint & un escu : vint & une
livre : vint & une pistole […]. Et pourquoy ne pas dire demesme vint & un cheval ? »
(I-484). Ce goût de Ménage pour le raisonnement se vérifie lorsqu’ il se sert de
l’ argumentation par l’ absurde pour réfuter un usage qu’ il juge mauvais, à
l’ image de l’ observation « S’ il faut dire Droit Canon, ou Droit Canonique » :

Messieurs de Port Royal se sont avisez depuis dix ou douze ans de dire Droit Cano-
nique, acause qu’ en Latin on dit Ius Canonicum […]. Je soustiens qu’ il faut dire
Droit Canon […]. Si leur raison estoit receuë, il faudroit dire aussi un Canonique,
& non pas un Chanoine ; un Physique & un Logique, & non pas un Physicien & un
Logicien. (I-7)

5 Conclusion
L’ analyse des Observations sur la langue françoise nous confirme que, loin d’ être
une entreprise consensuelle, la standardisation du bon usage classique s’ est faite
sur la base de fractures idéologiques et de réajustements permanents entre ses
principaux instigateurs : Vaugelas, Bouhours et Ménage. Parmi les trois, ce der-
nier est clairement le plus modéré dans ses décisions, en raison de la compré-
hension des mouvements de la langue que lui donne sa formation de philologue.
Par ailleurs, se pose la question de la légitimité de Ménage et des autres remar-
queurs dans leur réglementation du français, du fait que celle-ci repose en der-
nier ressort sur leur initiative personnelle. Sous cet angle, on peut tout au plus
parler de propositions de standardisation en fonction de leurs points de vue sur la
langue. Néanmoins, même si ces remarqueurs agissent en législateurs langagiers
automandatés, ils représentent un courant centralisateur puissant au xviie siècle,
tant culturel que politique. Et c’ est sur la chaîne intertextuelle de leurs recueils
de remarques, complétée par les apports des grammairiens rationalistes à la
suite de Port-Royal, que va progressivement s’ établir la véritable standardisa-
tion institutionnelle du français, celle qui subsiste encore actuellement.

547
Normes, standardisation, variétés

Bibliographie

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Balzac, J.-L. Guez de (1665), Les Œuvres de Monsieur de Balzac, Paris, Vve
Bilaine.
Berrendonner, A. (1982), L’ Éternel grammairien, Berne, Peter Lang.
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Berrendonner, A., Le Guern, M. & Puech, G. (1983), Principes de grammaire


polylectale, Lyon, Presses Universitaires de Lyon.
Bouhours, D. (1674), Doutes sur la langue françoise, Paris, S. Mabre-Cramoisy.
Bouhours, D. (1675), Remarques nouvelles sur la langue françoise, Paris, S. Mabre-
Cramoisy.
Bouvier, E. (1970), Des perfectionnements que reçut la langue française au
xviie siècle, Genève, Slatkine.
Buffet, M. (1668), Nouvelles observations sur la langue françoise, Paris, Jean
Cusson.
Deimier, P. de (1610), L’ Académie de l’ art poétique, Paris, Jean de Bordeaulx.
Dupleix, S. (1651), Liberté de la langue françoise dans sa pureté, Paris, D. Becnet.
La Mothe Le Vayer, F. de (1662), Œuvres de François de Lamothe Le Vayer,
Paris, A. Courbé.
Malherbe, F. de (1862 [11609]), Commentaire sur Desportes, Paris, L. Hachette.
Meigret, L. (1980 [11550]), Le Traité de la Grammaire françoise, Tübingen,
Gunther Narr.
Ménage, G. (1650), Origines de la langue françoise, Paris, S. de Valhebert.
Ménage, G. (21675 & 1676), Observations sur la langue françoise, t. 1 et 2, Paris,
Claude Barbin.
Vaugelas, C.F. (1647), Remarques sur la langue françoise, Paris, J. Camusat et
P. le Petit.
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MOLIÈRES SCHWEIZER UND IHRE SPRACHE1

Walter Haas
Université de Fribourg

1 Déguisé en Suisse
In vier Komödien Molières treten « des Suisses » auf, deren Sprache auffällig
vom klassischen Französisch Jean-Baptiste Poquelins abweicht. Meist haben die
« Schweizer » nur wenig zu sagen2, eine wichtigere Rolle spielen sie in der
comédie-ballet « Monsieur de Pourceaugnac » von 16693.
Mit dem Französischen der « Schweizer » im « Pourceaugnac » möchte ich mich
in diesem Versuch zu Ehren Alain Berrendonners beschäftigen. Die Sprache
dürfte ihm nicht ganz unbekannt vorkommen, und sie könnte sogar Ähnlich-
keiten mit dem Idiom aufweisen, das in seiner eigenen Familie vor vielen, vie-
len Generationen gesprochen worden ist.

1. Herzlichen Dank an Marie-José Béguelin für eine ganze Reihe wertvoller Hinweise und für
die sorgfältige Betreuung.
2. In der Verskomödie « L’ étourdi » (1655) gibt sich eine Person als Schweizer Wirt aus (5/3.) ;
in « Le bourgeois gentilhomme » (1670) finden sich zwei Schweizer Repliken im Ballet nach
dem 5. Akt ; in « Les fourberies de Scapin » (1671) fingiert ein Strassenräuber den Schweizer
Akzent (3/2.).
3. 3. Akt, 3. Szene. Uraufführung im September 1669 in Chambord « pour le divertissement du
Roi », Erstausgabe Paris 1670.

549
Normes, standardisation, variétés

2 Molière wörtlich genommen

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Abweichende Idiome innerhalb eines literarischen Werks haben nicht die Auf-
gabe, Varietäten getreu zu dokumentieren. Dennoch empfiehlt es sich, Molière
zunächst wörtlich zu nehmen und die Sprache seiner « Schweizer » einer lingui-
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stischen Analyse zu unterziehen. Als erstes ist festzustellen, dass auch wer nur
Französisch kann, Molières « Schweizer » versteht : Sie sprechen Französisch,
aber nicht ganz nach den Normen, die in andern Passagen des Werks gelten.
Ihren Normverstössen soll unsere Aufmerksamkeit zunächst gelten.
Auf der grapho-phonemischen Ebene sind im Text der « Schweizer » die Gra-
phien für die stimmhaften französischen Lenes durch Graphien für die stimm-
losen Fortes ersetzt : Fous, mameselle, fouloir fenir rechouir fous à la Crève ? Nous
faire foir à fous un petit pendement pien choli.
<b> š <p> ponchour « bonjour » ; pien « bien »
<d> š <t> téja « déjà » ; regarter « regarder »
<g> š <c> Crève « Place de la Grève »
<s> š <ss> maisson « maison » (L’ étourdi)
<v> š <f> foir « voir » ; fous « vous »
<j g> š <ch> ponchour « bonjour », chantiment « gentiment », choli « joli »

Diese Schreibweise signalisiert offensichtlich das Fehlen der stimmhaften Kon-


sonanten im Französischen der « Schweizer ». Die hochdeutschen Mundarten
kennen diese Laute in der Tat nicht, was bis heute zu Interferenzen im Franzö-
sischen ihrer Sprecher führen kann : Die für Sprecher des Französischen sehr
auffällige Aussprache von Molières « Schweizern » hatte eine « Stütze in der
Erfahrung. »
Gleichzeitig unterläuft den « Schweizern » eine Übergeneralisierung. Denn im
Oberdeutschen ist die Opposition /b d g/ ≠ /p t k/ nicht aufgehoben, sondern
durch einen Gegensatz Lenis vs. Fortis realisiert4, der allerdings für « französi-
sche Ohren » kaum wahrnehmbar und damit im literarischen Kontext von
keinem Nutzen war.
Der zweite Block von Normabweichungen betrifft die Flexionsmorphologie. Die
« Schweizer » lassen für alle Verbformen ziemlich konsequent den Infinitiv ein-
treten :
1. Sg. moi couchair « je couche »
2. Sg. toi, ne l’ avoir point « tu ne l’ as pas »
3. Sg. li fouloir trois femmes « il veut trois femmes »
1. Pl. nous faire foir « nous faisons voir »
2. Pl. que faire fous « que faites vous ? »
3. Pl. [li disent « ils disent »]

4. Vgl. zuletzt Fleischer/Schmid (2006).

550
Molières Schweizer und ihre Sprache

Immerhin wissen die « Schweizer » manchmal doch auch zu flektieren :

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li faut
l’ on fait planter ; l’ on fait
li sira ; l’ est ; li est ; li est bien assez ; li est belle ; li est là qui l’ est drôle ;
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qui le veut

Flektiert werden also häufige Auxiliar- und Modalverben, einzig die 3. Pl. li disent
« ils disent » fällt aus diesem Rahmen. Fraglich bleiben muss, ob der « Schwei-
zer » mit allair, couchair « falsche » Infinitive nach dem Muster von faire erwischt
hat oder ob der Autor eine fremde Aussprache signalisieren wollte.
Die zusammengesetzten Zeiten sind selten, immerhin gibt es einige Belege, und
zwar wiederum von Auxiliarverben :

qui l’ a été contané


qui sera pendu
toi, l’ afoir menti

Den systemgerechtesten Ausdruck eines « Schweizer » passé composé finden wir


in toi, l’ afoir menti mit dem Hilfsverb im Infinitiv.
Auch das Pronominalsystem hat seine Besonderheiten.

1. Sg. moi couchair pien avec vous


2. Sg. toi l’ afoir menti
3. Sg. li est un plaisant drôle (Obj.) te li foir gambiller
li est belle
li faut
li est là un petit téton « il y a là »
1. Pl. nous faire foir
2. Pl. fous fouloir fenir (Obj.) rechouir vous
3. Pl. li li disent

Als Pronomina dienen die betonten Varianten der Normsprache (moi, nicht
je) ; auch li stammt wohl aus lui und muss in den französischen Volkssprachen
eine gewisse Verbreitung gehabt haben5. Die Genusopposition der 3. Person
wird weder im Sg. noch im Pl. ausgedrückt.
Das Demonstrativum sti « ce » scheint das verkürzte c’ t wiederzugeben. Die
Kurzformen gelten heute als « trivial », sollen aber zur Zeit Ludwigs XIV sogar
am Hof verwendet worden sein6. Wenn sie von den « Schweizern » fast aus-
schliesslich gebraucht werden, spricht dies für ein geringeres Prestige.

5. Bei li handelt es sich kaum um eine Fortsetzung des afrz. obliquen Pron. li.
6. Bourciez (1967, § 556 c).

551
Normes, standardisation, variétés

Der Hiat zwischen vokalisch auslautendem Pronomen und vokalisch anlauten-

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dem Verb kann mit eingeschobenem l überbrückt werden : toi, l’ afoir menti.
Hier kann l nicht als Objektpronomen aufgefasst werden, wohl aber in toi, ne
l’ avoir point. Im Norm-Französischen kann l zwischen Vokalen auf syntakti-
sche Konstruktionen zurückgeführt werden. In pizzas à l’ emporter etwa dürfte
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ein substantivierter Infinitiv zugrunde liegen, im Syntagma l’ on könnte l auf den


Artikel vor on < homo zurückgehen. Doch schon die alten Grammatiker, die
diesen Fall häufiger diskutiert haben, verstanden l vor on als rein euphonisch,
synchron sicher zu Recht : « On se sert de l’ on pour rendre le discours plus cou-
lant & dans les occasions où on avec le mot précédent auroit une prononciation
trop rude […] »7. Im Munde der « Schweizer » ist l vollends als reiner Hiat-Tilger
aufzufassen, da sie schon mit den Objekt-Pronomen nicht zurecht kommen :
fous fouloir fenir rechouir fous ; Nous faire foir à fous. Die « Schweizer » sind in
ihrem Bemühen, den discours plus coulant zu machen, allerdings übers Ziel
hinaus geschossen. Sie folgen damit einem gemeinsamen typologischen Zug
des Schweizerdeutschen und des Französischen, die Silbe und nicht das Wort
zu profilieren8.
Lexikalische Besonderheiten fehlen im « Schweizerischen ». Einige Wortbilder,
die dem modernen Leser auffallen, sind ältere Schreibungen (loër « louer », Limos-
sin, Porcegnac), andere gehören einer tieferen Stilebene an (gambiller, party)
« pardi ». Besondere Schreibungen können Besonderheiten der familiären Sprache
andeuten (Monsu « monsieur », Mameselle « Mademoiselle »). Diesem unmittel-
bar verständlichen Wortschatz verleiht nur der häufige Gebrauch falscher
Genera einen exotischen Anstrich : un fenestre ; un grand potence ; mon foy.

3 Radebrechen mit System


Gegenüber dem Normfranzösischen ist das « Schweizerische » durch drei Cha-
rakteristika gekennzeichnet : (1.) durch wenige types phonologischer Inter-
ferenzen mit sehr vielen tokens ; (2.) durch radikale Vereinfachungen der
französischen Grammatik (Infinitiv statt flektierte Formen, Genuskategorisie-
rung) ; (3.) durch « idiosynkratische » Elemente, die keine systematische Rolle
spielen, aber zur Auffälligkeit der Sprache beitragen, z.B. Limossin.
Dies sind nach Ferguson und DeBose (1977) die typischen Merkmale einer
broken language. « Radebrechen » tritt besonders in zwei Kontexten auf : Als
interlanguage der Sprachlernenden, welche die Zielsprache noch nicht erreicht
haben, und als foreigner talk der Zielsprache-Sprecher, die durch ein verein-
fachtes « Register » den Lernenden entgegenzukommen glauben.

7. Restaut (1745 : 85).


8. Nübling (2006, Kap. 2).

552
Molières Schweizer und ihre Sprache

Interlanguage und foreigner talk werden zunächst ad hoc hergestellt, indem

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(sprachunabhängige ?) Vereinfachungstechniken auf Ziel- oder Ausgangsspra-
che angewandt werden. Konkrete Äusserungen beider Typen gleichen sich und
zeigen wiederkehrende Merkmale. Auf welchen Typ die Form einer Äusserung
zurückgeht, kann deshalb nur über Zusatzinformationen zur Sprachsituation
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erschlossen werden9. Der literarische Diskurs legt den Schluss nahe, dass bei
Molières « Schweizern » unvollkommener Erwerb vorliegt.
Aber es handelt sich nicht um individuelle ad-hoc-interlanguages. Dazu sind die
Äusserungen der « Schweizer » strukturell zu ähnlich, zu konventionalisiert.
Andere Komödien Molières und Texte anderer Autoren der Zeit10 bestätigen
die relative Stabilität des « Schweizerischen » :
Molière :
L’ étourdi : Fous nouveau dans sti fil, moi foir à la fissage.
Bourgeois : Mon foi, moi, le foudrais être hors de dedans.
Fourberies : Parti, moi courir comme une Basque, et moi ne pouvre point
troufair de tout le jour sti diable de Gironte.
Jean Loret :
Lettre 35, 1660 Je voulus, illec, pénétrer,
Mais je n’ y pus, jamais, entrer,
Un Suisse, avec sa grande barbe,
D’ un ton plus amer que rhubarbe,
Me dit, en termes assez fous,
« Fourque, par-ty, point connais vous. »
Lettre 18, 1664 Un Suisse m’ arrêta tout court,
Humble, je fis le pied derrière,
Mais il me dit à sa manière,
D’ un ton qui n’ était pas trop doux,
« Oh, Par mon foi, point n’ entre fous. »

Gab es um 1670 in Paris eine Schweizer Gemeinde, die eine Art « Pidgin-Fran-
zösisch » mit schweizerdeutschem Substrat entwickelt hatte ?

9. Ferguson/DeBose (1977 : 108).


10. Ich verdanke die Zitate aus den Briefen des Protofeuilletonisten Jean Loret (1595-1665)
einem Hinweis von Claude Bourqui ; sie sind nach « L’ étourdi », aber vor den andern Molière-
Schweizern zu datieren. Weitere Beispiele lassen sich unschwer finden : « Il suffit au fond de
chercher pour trouver : je n’ aurais jamais pensé que les Suisses soient si présents dans la littérature
du Grand Siècle ! » (Simone de Reyff, pers. Mitteilung). Eher als auf literarischer Abhängigkeit
beruhen die Ähnlichkeiten also auf einer Parodiertradition.

553
Normes, standardisation, variétés

4 Schweizer in Paris

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Natürlich denkt man zuerst an die Schweizer Söldner im Dienste des franzö-
sischen Königs11. Seit 1481 waren die « Cent-Suisses » (Hundertschweizer) ein
Teil der königlichen Garde. Sie versahen bald bloss noch Ordnungsdienste
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in den Privatgemächern des Königs, waren dadurch aber am Hof um so prä-


senter12.
Militärisch bedeutungsvoller waren die kämpfenden Schweizer. Ihre Rekrutie-
rung wurde durch einen « Ewigen Bund » geordnet, den Frankreich und die
13 Stände der alten Eidgenossenschaft13 1516 in Freiburg abschlossen14. Beson-
ders wichtige Privilegien der Schweizer waren ihre Unterstellung unter die
Gerichtsbarkeit der Herkunftskantone, nach der Reformation die Garantie der
freien Religionsausübung für protestantische Gardisten. Sprachlich von Bedeu-
tung war § 4, der die Privilegien auch auf eventuelle neue Bundesglieder aus-
dehnte, sofern sie deutscher Sprache oder aber Untertanen der Eidgenossen
waren. Das Deutsche wurde folgerichtig auch zur Befehlssprache der Schweizer
Kompanien15. Mit der Eroberung der Waadt (1536) nahmen die Französisch-
sprachigen in der Eidgenossenschaft zu, und sie traten immer zahlreicher in
französische Dienste ; im 18. Jahrhundert könnten sie unter den in Paris statio-
nierten Schweizertruppen sogar die Mehrheit gebildet haben16. Dennoch blieb
das Deutsche Befehlssprache der Garde, auch nach 1815, als sie unter den letz-
ten Bourbonen für einige Jahre wieder auferstand17 : Der typische Schweizer
Gardist sprach Schweizerdeutsch18.
Lange Zeit traten die Schweizer Kompanien nur in Erscheinung, wenn sie
gebraucht wurden : « Le corps n’ a pas d’ existence permanente. »19 Nach 1600
verlangte die moderne Kriegsführung stehende Heere. Die erste permanente
Schweizer Truppe in französischen Diensten war das 1616 gebildete Garderegi-
ment dans la maison du Roi, dessen Angehörige sich für vier Jahre verpflichte-
ten. Auch als weitere Schweizer Regimenter entstanden, die an Mannschaftsstärke
die Garde übertrafen, blieb sie mit ihren rund 1000, später über 2000 Mann20

11. Zu den « sprachlichen Aspekte[n] der militärischen Emigration aus der Schweiz » : Furrer
(2002, Bd. 1), 493ff. ; die Szene aus Pourceaugnac 533f. ; die Vermutung, die « Suisses » seien
« Portenschweizer » 508, A. 98.
12. Chagniot in Colloque (1988 : 149).
13. 13 Orte und Stadt und Abt St. Gallen, Drei Bünde, Landschaft Wallis.
14. Eidgenössische Abschiede 3, Abt. 2, Beilagen 1407.
15. Richard Feller : Schweizer Kriegsgeschichte Bd. 6, 12.
16. Sevestre in Colloque (1988 : 7).
17. Charrié in Colloque (1988 : 51).
18. Über die deutsche Befehlssprache nach 1816 s. Furrer (2002, Bd. 1, 493ff.). Gardisten fran-
zösischer Muttersprache mussten so in Paris Deutsch lernen !
19. Sevestre in Colloque (1988 : 6).
20. Sevestre in Colloque (1988 : 7).

554
Molières Schweizer und ihre Sprache

das Aushängeschild der Truppe : Der typische Schweizer Söldner diente in der

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königlichen Garde.
Die Gardisten waren bis 1765 privat untergebracht21, was von ihnen sprachliche
Fähigkeiten verlangte und es ihnen auch erlaubte, sie zu erwerben. Die Statio-
nierung der Garde in den gleichen Ortschaften22 während zweihundert Jahren
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führte zwar zu permanenten Verbindungen zur lokalen Bevölkerung, aber die


Tendenz zu in-group-Beziehungsnetzen war dennoch deutlich : Gardisten hei-
rateten mit Vorliebe Töchter oder Witwen von Kameraden ; Söhne von Gardi-
sten traten selber in die Garde ein ; den Schweizern, die nach der Dienstzeit in
Frankreich bleiben wollten, half man beim Erwerb einer Stelle, sei es als Mit-
glied der Hundertschweizer, als Türhüter in Privathäusern und in Pärken
der königlichen Domänen23 oder im Gastgewerbe, denn eines der Privilegien
der Schweizer war der steuerfreie Handel mit Wein24 : « Moi chafoir te bon
vin, et te fromage pon », sagt der als « Schweizer » verkleidete Mascarille in
« L’ étourdi ». Der typische pensionierte Schweizer Söldner war Türhüter, Gast-
wirt oder Winzer25.
An ihren Quartierorten bildeten die königliche Garde und ihr Anhang somit
eine Art « Kultur-Insel » mit guten Beziehungen zur lokalen Bevölkerung26.
Am Hof standen die Gardisten sozial weit unter der Hofgesellschaft, gleichzeitig
übten sie als Beschützer des Königs eine häufig unwillkommene Autorität aus,
wie aus den zitierten Versen Lorets deutlich hervorgeht ; sie und ihre Sprech-
weise gehörten zum Alltag.
Mit einer weiteren Öffentlichkeit kamen die Gardisten in eher ambivalenten,
amtlichen Kontakt durch ihre Wächterdienste und durch den Einsatz zur Auf-
rechterhaltung der Ordnung in Paris27.
Die Garde wurde in ihrer « Insel » durch eine gemeinsame Kultur zusammen-
gehalten. Es bestanden auch die Voraussetzungen zur Verfestigung einer Tradi-
tion der broken language : Während bei den Altgedienten die Assimilation
voranschritt, fingen ständig neue Rekruten in der Fremdsprache « bei Null » an
und hielten sich dabei an das Vorbild der Altgedienten, von denen die meisten
aber nach Ablauf ihrer Zeit nach Hause zurückkehrten. Die Welschen mussten
Deutsch verstehen lernen und sich an die französische Hochsprache annähern,
sie vermehrten die Sprachenvielfalt.

21. Zum « régime de cantonnement » vgl. Sevestre in Colloque (1988 : 6).


22. U.a. in Rueil, Courbevoie, Saint-Denis ; Sevestre in Colloque (1988 : 7).
23. Herlédan in Colloque (1988) über die « Suisses de portes » im Park von Meudon.
24. Chagniot in Colloque (1988 : 150).
25. Hier interessieren die Soldaten und Unteroffiziere. Die Offiziere konnten Französisch und
bewegten sich in den besseren Pariser Kreisen. Zu den Sozialdaten vgl. Head (1990).
26. Sevestre in Colloque (1988 : 10).
27. Butin in Colloque (1988 : 181-184).

555
Normes, standardisation, variétés

Es ist wahrscheinlich, dass sich im Schosse der Garde eine Art « Pidgin »28 ent-

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wickelt hat, eine variantenreiche Varietät, die sich mit der langen Geschichte
der Garde entwickelt, verändert und vielleicht sogar stabilisiert hat.
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5 Vom Jargon zum Schweizergarden-Französisch


Während des 16. Jahrhunderts blieben die Kontakte der Schweizer Söldner mit
den Einheimischen flüchtig, ein stabiler Jargon konnte nicht entstehen. Das
zeigt ein früher Literatur-« Schweizer », der hundertfünfzig Jahre vor Molière
die französische Bühne unsicher machte.
Im Mysterienspiel Vie de Saint Christophe, das 1527 in Grenoble gegeben wurde29,
kommen vier tyrants oder Banditen vor : ein Pikarde, ein Gaskogner, ein « Alle-
mant » und ein Lombarde30. Sie sind versprengte Kriegsleute, die sich zum
Schluss wieder in den Kriegsdienst begeben, und alle verraten ihre Herkunft
auch sprachlich.
Die Repliken der Banditen sind französisch. Ihre « Dialekte » werden durch
spezielle Lexeme charakterisiert, und der Löwenanteil davon stammt nicht aus
regionalen Varietäten, sondern aus der Gaunersprache, die der Autor bei Villon
gelernt hat. Die Grammatik ist kaum vereinfacht, ebenso fehlt eine durchge-
hende phonologische Kennzeichnung der Dialekte. Immerhin verraten sich der
Pikarde und der Gascogner bereits durch sparsam eingesetzte lautliche Schib-
bolethe, der Lombarde äussert ganze italienische Sätze (samt Konjunktiv !).
Der « Allemant » spricht Französisch mit einigen Brocken, die man als Schwei-
zerdeutsch erkannt zu haben glaubt, z.B. ya verlis « ja wirklich », swzdt. ja
wäärli 31. Daraus kann geschlossen werden, dass man in Frankreich marodie-
rende Schweizer kannte, die sich durch ihre Sprache von den Einheimischen
unterschieden, dass aber diese Abweichungen für die Einheimischen nur durch
Unverständlichkeit markiert waren. Während man den Pikarden und Gascog-
ner durch Schibbolethe aus ihren traditionellen Dialekten charakterisieren
konnte, hatte sich noch kein « Schweizer » Französisch stabilisiert, das als Aus-
gangspunkt für die Bühnensprache eines eidgenössischen Banditen hätte die-
nen können. 1527 lag in der Zeit der kurzfristigen Söldnerzüge und eines
höchstens rudimentären Jargons.

28. Die Übertragung von Begriffen wie « Pidgin » und « Kreol » auf europäische Verhältnisse ist
problematisch. Die soziale Situation der Schweizer Gardisten glich weniger derjenigen der kari-
bischen Sklaven, als denjenigen der indentured laborers auf den Plantagen der Südsee. Vgl. Wurm/
Mühlhäusler 1985, 42ff.
29. Auszüge bei Sainéan (1912 : 274-294).
30. Explizit behauptet wird die ethnische Herkunft vom Lombarden und vom Schweizer, der
sich allerdings Allemant nennt.
31. Vgl. Sainéan (1912), Anmerkungen. Baldinger (1981) schlägt weitere schweizerdeutsche
Deutungen vor.

556
Molières Schweizer und ihre Sprache

Ganz anders waren die Verhältnisse um 1670, als Molière seine « Schweizer »

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auftreten liess. Das Garderegiment bestand lange genug, um soziale und
sprachliche Traditionen entstehen zu lassen. Andererseits war es den einfachen
Gardisten kaum möglich, das korrekte Französische zu erreichen : Deutsch-
sprachige waren noch in der Mehrzahl, Heiraten und Nachkommenschaften
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seltener. Alles spricht dafür, dass in der zweiten Hälfte des 17. Jahrhunderts die
Sprache des typischen Deutschschweizer Gardisten Merkmale zeigte, die ausge-
prägt und stabil genug waren, um sich der Nachahmung anzubieten.

6 Vom Schweizergarden-Französisch
zur Phantomsprache
Sozial blieb die Garde im 18. Jahrhundert eine Insel. Aber das Französische
wurde in ihrem Schoss durch die seit Generationen ansässigen Familien und
die Gardisten frankoprovenzalischer Muttersprache stärker. Die Garde wurde
nun regelmässig für den Brandschutz und die Aufrechterhaltung der Ordnung
in Paris beigezogen32, der einzelne Gardist kam nicht mehr ohne Französisch-
kenntnisse aus. Auch wenn die « Norm » immer wieder durch neue Rekruten
getrübt wurde, dürfte sich das Garde-Französische dem Normfranzösischen
angenähert haben.
Trotzdem nahm das Französische der Schweizergarde immer katastrophalere
Formen an – wenn man einer humoristischen Predigt glauben will, die rund
hundertfünfzig Jahre nach Molière erschienen ist. Dieser Sermon franco-suisse
soll à la tête d’ un régiment le jour du Vendredi Saint gesprochen worden sein33,
und sein Anfang lautet :

Téjà pocoub londan, camarâtes, bauvre marti cras bartir ; pocoub londan nous
afoir mant’ gir la fiande, mé tés jours z’ éilement Pon-Tié li êdre bli morde ; nous
chantir choyeux pocoub, et nous tansir caiment contende. Me crande chagrin
pocoub, chourdui, camarâtes : Pon-Tié li entre Chérusalem, afé z’ apôtres enzem-
ble, monté zir in âne, dont doute lé monde pien rezoi Pon-Tié afé z’ apôtres ; Pon-
Tié tonné zoupé à z’ apôtres et dire : Nous mantchir in kapri afé di pon vin.
Z’ apôtres zoupir afé Pon-Tié enzemble. Quant Chidas li êdre sou, il entrir tehors,
faire z’ emblant pissé ; il allé drouffé les Scriffs et Prisiens, il fère martché bour
fendre Pon-Tié et bour brende t’ l’ archant.
Z’ apôtres douchours mantchir ; gand boire assé, Pon-Tié tir : Allons fère ein pedide
bromenate à chartin Zoliffe, bour fère dégistion. Gand au chartin Pon-Tié li êdre pas

32. Boutin in Colloque (1988).


33. Der Text, den ich unserem verstorbenen Kollegen Yves Giraud verdanke, erschien ohne Jahr
in einer anonymen Sammlung Sermons facétieux & plaisans bei Castiaux, Lille. Als Autor gilt der
Drucker Simon-François Blocquel (1780-1863), der mit Castiaux populäre Druckgraphik und
Literatur produzierte.

557
Normes, standardisation, variétés

zou, il brie, mé z’ apôtres dous schloff ; foilà Chidas qui fientre bour brendre Pon-

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Tié, fait zalut Pon-Tié, paise Pon-Tié sir choue.

Auch dieser « Schweizer » Feldprediger kommt mit der Stimmhaftigkeit der


Konsonanten nicht zurecht. Die Verwirrung ist sogar potenziert, indem nun auch
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Stimmlose mit Stimmhaften ausgetauscht werden : drouffé « trouver ». Wieder


stehen die Verben im (oft falschen) Infinitiv : Z’ apôtres zoupir afé Pon-Tié.
Genera werden weiterhin verwechselt, wie die Adjektive in crande chagrin oder
doute lé monde zeigen. « Schweizerisch » dürften Wörter wie schloff und eine
gemeint sein.
Der Sermon weist aber auch Abweichungen auf, die Molière nicht kannte. Am
auffälligsten ist die fast ausnahmslose Entrundung der Vordervokale : zir « sur »,
in pé « un peu », z’ eilement « seulement ». Der unbestimmte Artikel fehlt oft : me
crande chagrin pocoup, chourdui, der bestimmte Artikel noch häufiger ; wenn er
steht, wird er häufig gegen die französische Grammatik mit einem Possessiv-
pronomen kombiniert : ton la sapre ; son l’ oreille. Sprechsprachlich ist die Sub-
jektverdoppelung des Typs Pon-Tié li entre Cherusalem. Lexeme wie z’ apôtres
« apôtres », chartin Zoliffe « jardin aux olives » beruhen auf falscher Segmentie-
rung. In pocoub londan nous afoir mant’ gir la fiande wird londan < lointain <
longtemps ? im Sinne von « autrefois, jadis » verwendet. avec kann « und »
bedeuten : doute lé monde pien rezoi Pon-Tié afé z’ apôtres. Pon-Tié « Bon-Dieu »
selber gehört der Volkssprache an, und Wörter für weniger alltägliche Konzepte
werden auf kindliche Weise umschrieben : bedide méson « petite maison » für
die Schwertscheide.
Diese zweite Gruppe von Merkmalen erinnert an die französisch basierten
Kreols der Antillen, die allerdings sehr verzerrt wiedergegeben werden. So ist im
Antillanischen der bestimmte Artikel vorhanden, aber an das Substantiv ange-
hängt. Die kreolischen Aspekt- und Tempus-Markierungen werden im Sermon
entweder vernachlässigt oder auf « französische » Weise ausgedrückt : Pon-Tié li
édre bli morde « Bon-Dieu être plus mort », kreolisch Bondye pa mo anko ; pocoub
londan nous afoir mant’ gir la fiande kreolisch : anpil lontan nou té manje viann.
Besonders « unkreolisch » ist die häufige Verwendung von être, und auch die
Lenis-Fortis-Verwirrung ist nicht kreolisch34.
Die Sprache des Sermon franco-suisse ist ein Pasticcio aus einigen Besonderhei-
ten, die vom Französischen der Schweizer in Erinnerung geblieben waren, und
einigen « kreolische » Merkmalen. Als die Sklaven Saint-Domingues am 1.
Januar 1804 die Unabhängigkeit der reichsten westindischen Kolonie von
Frankreich erklärten, rückte auch ihre Sprache ins Zentrum der öffentlichen
Aufmerksamkeit, mindestens bis 1825, als Karl X Haiti formell in die Unabhän-
gigkeit entliess. Damals scheint das Kreolische die Sprache der Schweizer als

34. Vgl. aus der reichen Literatur : Valdman (1978) ; Valdman (1981) ; Bentolila et al. (1976).

558
Molières Schweizer und ihre Sprache

Protoyp des gebrochenen Französischen abgelöst zu haben35. Im Sermon franco-

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suisse wurden die beiden baragouins zum literarischen Kunstprodukt potenziert.
Das Entstehungsjahr des sermon ist unbekannt, es fällt aber sicher in die Zeit
nach 1815 (als Ludwig XVIII die Schweizergarde wieder einrichtete), und vor
die Julirevolution 1830 (die dem Leben von 300 Gardisten und der Truppe sel-
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ber ein Ende setzte)36.

7 Molière ästhetisch genommen


Bis hierher haben wir die Sprache der « Schweizer » in einigen Texten der fran-
zösischen Literatur als Zeugnisse einer realen Sprache « wörtlich » genommen.
Beim sermon franco-suisse häuften sich dabei die Indizien für eine Phantom-
sprache ohne « Stütze in der Erfahrung ».
Doch spielen solche Unterschiede in einem literarischen Text eine Rolle ?
Literarische Sprache ist gestaltete Sprache. Das beginnt bei der Verschriftung,
die immer auf die Reduktion von Varianten hinausläuft, bei « gebrochenen »
Sprachen wie dem « Schweizerischen » erst recht37. Das Französische der Schwei-
zer Garde ist zweifellos variantenreich gewesen, die literarische Version Molières
dagegen wirkt stabilisiert.
Literarischer Sprache als gestalteter Sprache geht es nicht um Transkription,
sondern um ästhetische Wirkung. Wirkung wird durch alles ermöglicht, was
die Rezipienten bemerken. Sprachliches wird bemerkt, wenn es sich von einer
« normalen » Sprache abhebt. Die Rezipienten interpretieren Abweichendes auf
eine Weise, die zusätzliche Bedeutung ins Werk einbringt. Abweichung ermög-
licht Wirkung, aber Abweichung ist nur möglich, wenn das Normale gegeben ist38.
Auch beim literarischen Gebrauch von Dialekten und Akzenten ist der grund-
legende Mechanismus die Abweichung von jener Sprache, die zu einer gegebe-
nen Zeit in einem gegebenen soziokulturellen Rahmen « normal » ist39.
In Molières höfischem Kontext bewirkt die Abweichung schon als solche einen
komischen Kontrast40. Man lacht über diejenigen, die sich nicht den Regeln der
Normalität gemäss ausdrücken können. An sich ist es egal, durch welche

35. Erste Zeugnisse des Antillen-Kreolischen Holm (1988, 15f.) ; (1989 : 364).
36. Charrié in Colloque (1988, 51f).
37. « Souvent la création d’ une variété stéréotypée du système approximatif employée par les
locuteurs de la langue-base à des fins humoristiques ou satiriques peut donner l’ illusion de la
cristallisation d’ une variété relativement stable. » Valdman (1978 : 9).
38. Fricke (1981).
39. Das Folgende nach Haas (1983).
40. In der Komödie überwiegen stilistische Abweichungen nach « unten » ; Abweichungen nach
« oben » verwendet Molière in den « Précieuses ridicules » (1659).

559
Normes, standardisation, variétés

sprachlichen Mittel die Abweichungen zustande kommen : Es können Elemente

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aus einem realen Dialekt sein oder abenteuerliche Mischungen von Idiomen,
Verstösse wider die « normale » Grammatik oder den « üblichen » Wortschatz ; in
einem schriftlichen Text können die Abweichungen sogar bloss orthographisch
sein41.
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In Gesellschaften mit lebendigen Varietäten (Dialekten, Argots…) verbinden


sich mit den Varietäten Stereotypen unterschiedlicher Art. Wenn in einer Lite-
raturtradition immer wieder die gleichen Varietäten eingesetzt werden, dann
kann man annehmen, dass sich feste Stereotypen zu diesen Varietäten heraus-
gebildet haben. Seit der Vie de St. Christophe treten der Langedocien (resp. der
Gascogner42), der Pikarde und der Schweizer als abweichende Sprecher auf : Sie
vertreten den provinziellen Volksschlag. Der Gebrauch von Elementen aus ihren
Varietäten aktiviert bei den Rezipienten jenes Stereotyp und lässt den sprachli-
chen Normenverstoss als sinnvoll interpretieren. Bei Molière passen bei den
Schweizern darüber hinaus auch ungehobelte Sprache, unanständiger Inhalt
und ungebührliches Verhalten zusammen43.
Wenn das Stereotyp genau des Pikarden oder Schweizers aktiviert werden soll,
muss die abweichende Sprache der Figur als « pikardisch » oder « schweizerisch »
erkennbar sein. Dazu genügen in der Regel einige wenige Schibbolethe – es
genügt, wenn der Pikarde in der Vie de St. Christophe fragt qu’ esche chy ?44 und
die « Pikardin » bei Molière, sie stamme aus Chin Quentin45.
Molière gibt die Sprache der Südfranzosen « realistischer » wieder als andere
Dialekte, und Garavini hat bedauert, dass er nicht mehr vom Reichtum der
langue d’ oc profitiere (1972 : 814f.). Aber darum geht es nicht. Oberste Regel ist,
dass die einschlägigen Stellen als abweichend erkannt werden können. Zweite
Regel ist, dass sie dennoch verständlich sein müssen46. Gegen die zweite Regel
darf gegebenenfalls verstossen werden : Die Ausführungen der Ärzte im Pour-
ceaugnac müssen als französisch erkannt werden, dürfen aber nicht verständlich
sein, damit das Publikum sie als Geschwafel wahrnehmen kann. Eine fakulta-

41. Beispiele dieses sog. « eye dialect » bei Molière : depéschons, contané (<mn> > <n>). Vgl. Ives
(1950).
42. « Ce terme [Gascon] désigne habituellement, pour les Parisiens à cette date, tout ce qui est
méridional. » Garavini (1972 : 812).
43. François Jost « verzeiht » dem Dichter die « cahotante phonétique » der « Schweizer », glaubt
aber, sie gegen den Vorwurf der Grausamkeit und Geilheit in Schutz nehmen zu müssen : « Molière
peignait là les mœurs de ses spectateurs du parterre bien plus que celles des Suisses qui, habitués
à beaucoup de retenue à l’ égard des femmes, leur préféraient franchement la bouteille. » Jost
(1956 : 112f).
44. Sainéan (1912 : 277).
45. Es genügt bis heute, wie der Film « Bienvenue chez les Ch’ tis » (2008) gezeigt hat.
46. Für Molières Publikum war das Italienische der Médecins grotesques nicht völlig fremd. Die
ästhetische Abweichung dürfte hier Stereotypen des medizinischen Hochstaplers aktivieren.

560
Molières Schweizer und ihre Sprache

tive Regel ist, dass die abweichende Sprache für die Zuschauer « irgendwie »

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lokalisierbar sein sollte.
Die langue d’ oc war auch in Paris einigermassen bekannt, und sie verfügte über
eine Literatur. Sie konnte deshalb sprachlich vollständiger eingesetzt werden, als
andere Varietäten47, dennoch hütete sich Molière vor südlichen Idiotismen. Das
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kaum geschriebene Pikardische wird auf einige lautliche Schibbolethe reduziert.


Was Molière als flamand bezeichnet, ist gebrochenes Französisch mit ähnlichen
Merkmalen wie der Schweizer Akzent48.
Die meisten Personen in « Monsieur de Pourceaugnac » verwenden mehrere
Idiome, was die Künstlichkeit der literarischen Sprache auf die Spitze treibt49. Da
aber alle Personen in ihren « eigentlichen » Rollen französisch sprechen, werden
die Zuschauer ständig daran erinnert, dass die abweichenden Sprachen des
« Spiels im Spiel » bloss vorgetäuscht sind. Einzig die beiden « Schweizer » wech-
seln nicht zwischen den Varietäten50, und es wird nicht behauptet, sie ahmten
das Schweizer Französisch nur nach. Selbst wenn dies auf einer Unachtsamkeit
des Autors beruhen sollte, so ist der Umstand signifikant : Wenn es am Hofe
eine abweichende, trotzdem selbstverständliche Varietät gab, dann war es das
Schweizer Französische. Alle erkannten es und verbanden mit ihm die Stereo-
typen des « ton pas très doux », « plus amer que rhubarbe » (Loret), und alle
waren in der Lage, es zu parodieren. Das war auch für die Schauspieler wichtig.
Kenny meint, die Texte von Molières comédie-ballets seien « blueprints for per-
formance rather than […] printed literary texts. »51 Dann wird die mühelose
Produzierbarkeit abweichender Varietäten zentral, und sie beruht darauf, dass
sowohl die Norm wie die Regeln der Abweichung allbekannt sind. Das war bei
der Sprache von Molières « Schweizern » der Fall, es war noch nicht der Fall

47. « Au point de vue phonétique et morphologique, le langage de Lucette [= Provenzalisch] est


correct, et elle sait bien conjuguer les verbes ». Garavini (1972, 812 A. 17).
48. Vgl. den Hinweis der Herausgeber in Molière 2010, Bd. 2, 1420 : « Il suffit en effet de quelques
déformations […] pour caractériser l’ accent flamand ou l’ accent suisse allemand, du reste assez
peu différenciés. »
49. Kenny (1994) interpretiert « Molière’ s Tower of Babel » im « Pourceaugnac » als kongruent
mit der formalen Mischung, welche die comédie-ballet kennzeichnet. – Übersetzungen steigern die
babylonische Verwirrung, besonders was die « Schweizer » betrifft. Im deutschen « Pourceaugnac »
von Graf Baudissin (1867) sprechen sie ein Kunst-Schweizerdeutsch (aus Hebels Gedichten kon-
struiert ?) ; Charles H. Wall (1876) lässt sie in seiner englischen Fassung das traditionell karikierte
broken English deutscher Amerika-Einwanderer produzieren ; Hans Weigel (1964) verzichtet « auf
die Nuance des Akzents ». In der Dialekt-Übersetzung von Karin Benz-Angele (aufgef. 1995)
blieb ihnen kaum etwas anderes übrig, als normales Zürichdeutsch. – Zur Übersetzung von
Nicht-Standard-Varietäten : Berthele (2000).
50. Nach Kenny (1994 : 64) spielen fast alle Personen « a character who is playing another char-
acter ». Seine Behauptung, die « Schweizer » seien « in reality friends of Sbrigani » (1994 : 68), wird
vom Text nicht gestützt, sie ist Vermutung für die « Realität » des literarischen Diskurses, sie trifft
nicht zu für die ausserliterarische « Realität » : Dort gibt es keinen Sbrigani.
51. Kenny (1994 : 59).

561
Normes, standardisation, variétés

beim « Schweizer » der Vie de St. Christophe, es war nicht mehr der Fall beim

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Lesetext des sermon franco-suisse.
Sbrigani « en marchand flamand » stellt das « flämische » Französische über die
gleichen Regeln her, mit der das Schweizer Französische konstruiert wird :
Auch hier werden die Lenes durch Fortes ersetzt (was keine flämische Interfe-
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renz sein kann), die Verben stehen im Infinitiv, und das Demonstrativum lautet
sti : Fous connaître point en sti file un certe montsir Oronte. Die « Schweizer »
Merkmale werden verwendet, weil sie am Hof bekannt waren, der flämische
Akzent aber kaum. Zudem ist Sbriganis Flämisch auch im literarischen Diskurs
eine Parodie, dies rechtfertigt diskurs-intern eine « inkorrekte Sprache ». Für uns
bestätigt Sbrigani die Behauptung, dass, ästhetisch gesehen, die Abweichung
zählt, nicht ihre Art.
« Une comédie n’ est pas un exercice de philologie », meint Garavini52. Aber nichts
hindert uns daran, die abweichenden Komödien-Varietäten philologisch zu
untersuchen. Bei Molière ist das Ergebnis, dass wir seine « Schweizer » insoweit
« wörtlich » nehmen dürfen, dass ihr Idiom einer sprachlichen Realität seiner
Zeit nicht gar so schlecht entsprochen hat. Dabei darf allerdings die Künstlich-
keit dieser wie jeder literarischen Sprache nicht vergessen werden.

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Molières Schweizer und ihre Sprache

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UN NÉGOCIANT SUR LES ROUTES :


DES ÉCRITURES À L’ ÉCRITURE

Simone de Reyff
Université de Fribourg

Dans le vaste paysage des relations de voyages qui reflète l’ esprit des Lumières,
les Voyages d’ un Français de François Milran (1742-1819)1 font encore figure
de terræ incognitæ. Leur auteur est non seulement un parfait inconnu mais,
n’ étant ni pèlerin, ni chargé de mission, ni savant, ni esthète, il ne s’ aligne pas
précisément sur les prototypes traditionnels du voyageur. Ses origines obscures
et sa culture d’ autodidacte le situent par ailleurs en marge de la figure de
« l’ écrivain voyageur » appelée dès les débuts du Romantisme à un avenir pros-
père. Adolescent, il avait tenté la fortune et l’ aventure des expéditions mariti-
mes au long cours. Mais les réticences d’ une jeune épouse timorée le ramènent,
à partir de 1775, sur la voie plus commune du négoce. Désormais, ses itinéraires
se borneront à l’ espace national qu’ il sillonne pour surveiller l’ état de ses affai-
res et récupérer ses créances. Quelques incursions en Suisse et un bref séjour à
Jersey complètent le circuit souvent recommencé qui, des dernières années de
l’ Ancien Régime aux lendemains de la Révolution, le conduit d’ une province à

1. Voyages d’ un Français, depuis 1775 jusqu’ à 1817, Paris, Guillaume et Cie, Arthus Bertrand,
1817. L’ ouvrage réunit en 4 volumes 40 itinéraires numérotés de manière continue. Les références
de nos citations indiquent successivement le volume (chiffre romain), le voyage (chiffre arabe),
la date et la pagination. Les indications relatives à la vie de l’ auteur (François Marlin, dit Milran)
sont déductibles d’ une publication antérieure, Jeanne Royez ou La Bonne Mère, Paris, Le Nor-
mant, 1814, qui fait l’ objet d’ une recension élogieuse et détaillée dans le Mercure de France, vol.
66, 1816, pp. 351-359. Je remercie M. Jacques Bedouelle qui a généreusement mis à ma disposi-
tion son exemplaire des Voyages d’ un Français.

565
Normes, standardisation, variétés

l’ autre. Le journal consciencieux de ces déplacements constituera quatre volu-

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mes publiés en 1817, avec les commentaires de l’ auteur.
Cette somme aux allures légèrement monotones – comme le sont finalement
bien des textes de ce genre – mérite le détour en raison de la place assez singu-
lière qu’ elle occupe par rapport à une pratique d’ écriture garantie par une lon-
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gue tradition, et en passe de s’ assimiler à un véritable genre littéraire. Le


dénommé François Milran, dont seules les initiales figurent sur la page de titre,
mais qui s’ arrange tout de même pour être clairement identifié ailleurs, joue à
plaisir avec un rôle auquel il se soustrait sans ambiguïté, tout en s’ en réclamant
de manière subreptice. À l’ évidence, il ne prend pas la route pour son plaisir, et
les « tablettes » qu’ il accumule au fil des tournées ne sont guère qu’ un produit
dérivé de ses entreprises commerciales. Toutefois, la posture récusée du « litté-
raire » n’ a de cesse de s’ imposer, jusque dans les réactions qui prétendent la
rejeter. À preuve, le geste final qui récapitule, révise et offre à la publication un
témoignage qui s’ inscrit pourtant régulièrement en faux contre « les livres ».
L’ intérêt de ces volumes oubliés ne réside donc pas d’ abord dans la provenance
sociale de leur auteur. Sa naissance ne fait pas de lui un cas unique, la relation
de voyage étant peut-être un des registres les plus ouverts à une certaine démo-
cratisation de l’ écriture. La singularité de Milran est à rechercher dans une
relation oblique à tout ce qui relève encore, en cette fin du xviiie siècle, de la
République des Lettres. Cette tension permanente, entre l’ écart revendiqué du
négociant pragmatique et le mimétisme plus ou moins inconscient de l’ autodi-
dacte, invite à interroger sous un angle relativement inédit ce que peut être la
perception de la littérature à la veille du Romantisme.

1 Une comptabilité de la vie pratique


« Toujours conduit par quelques affaires et par beaucoup de curiosité », François
Milran ne perd jamais de vue la raison d’ être la plus évidente de ses déplace-
ments. Même si, à l’ occasion, il aspire à prolonger quelque peu le « chemin trop
bref que [lui] trace l’ arithmétique du comptoir »2, le voyage accompli est régu-
lièrement évalué « sous le rapport commercial et spéculatif »3. Cette prépondé-
rance accordée à l’ utile et au profitable s’ incarne dans la présentation matérielle
d’ un texte ponctué à plusieurs niveaux par la récapitulation chiffrée des routes
parcourues. Le premier volume s’ ouvre sur un tableau en cinq colonnes résu-
mant les quarante itinéraires qui constituent les Voyages d’ un Français : pagina-
tion, numérotation du voyage, date, libellé de l’ itinéraire et relevé détaillé, puis
synthétique des « lieues de poste » franchies à chaque étape. Ces calculs n’ ont en
soi rien d’ exceptionnel : il n’ est pas rare qu’ un voyageur note, au terme de sa

2. I, 9, 1788, p. 295.
3. I, 3, 1781, p. 148.

566
Un négociant sur les routes : des écritures à l’écriture

relation journalière, la distance d’ une ville à l’ autre4. Mais il y a loin de cet

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usage, qui peut n’ être qu’ une variante du fameux effet de réel, à la mise en scène
typographique régulièrement réitérée de ce qui se donne comme une véritable
comptabilité de la route. Chaque page de titre reprend en effet un relevé conçu
sur le même modèle, relevé dont la somme constitue, au terme de l’ ouvrage,
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une forme de bilan. Le total des distances est reporté d’ une page à l’ autre, sui-
vant les règles élémentaires de la comptabilité, procédé grâce auquel on apprend
qu’ au terme de ses quarante tournées notre homme peut se prévaloir du par-
cours de 2220 1/2 lieues. « Et demie » : tout est dans la précision du chiffre !
Cette manie de l’ enregistrement comptable n’ est pas la seule signature du négo-
ciant. Elle se lit tout aussi bien dans la sélection spontanée du regard qui, en
ville comme en campagne, s’ arrête d’ abord aux aspects de la vie concrète. Les
considérations sur la qualité des routes, par exemple, passent toujours avant
l’ évocation du paysage. À plusieurs reprises, par exemple, Milran multiplie les
éloges à l’ endroit d’ un évêque du Languedoc, Mgr Dillon, qui ne s’ est pas borné
à sermonner ses diocésains, mais a fait le bonheur de toute la province par le
tracé de « routes intelligentes »5. La même reconnaissance s’ adresse à Turgot, qui
en a fait autant en Limousin : « C’ est l’ économie raisonnée d’ un père de famille
qui veut tout ce qui est nécessaire, et rien au-delà »6. Dans un état d’ esprit voi-
sin, une ville est jaugée moins en vertu de ses remparts ou de ses édifices qu’ au
pavage de ses rues : la prise de contact avec un lieu commence le plus souvent
par les pieds, ce qui n’ empêche du reste pas, ensuite, de lever les yeux. Ainsi de
Nîmes, entre une quantité d’ autres exemples : « Cette ville antique et célèbre est
mal bâtie, mal pavée et mal propre, mais ses monuments peuvent arrêter le
curieux »7. La même hiérarchie des valeurs explique l’ attention que porte Milran
aux singularités de l’ architecture, qu’ il envisage d’ abord sous un angle utilita-
riste. Les toits bizarres d’ un village bourguignon, « coupés sur l’ un des pignons
à demi-pan rabattu » peuvent surprendre, au même titre que les charpentes
démesurées de certaines fermes suisses. En étudiant de plus près ces formes qui
l’ étonnent ou le choquent, le voyageur s’ avise pourtant qu’ elles répondent par-
faitement aux usages de la vie locale : « Ainsi les paysans suisses sont-ils, de tous
les villageois que je connaisse, les mieux pourvus de calcul et raison »8.
Pavés et tuiles dirigent immédiatement l’ attention de l’ observateur vers l’ homme
qui les a alignés. Si Milran n’ est pas indifférent au prestige des monuments et à
l’ histoire dont ils se font l’ écho, il n’ en privilégie pas moins la réalité présente et

4. C’ est par exemple le cas d’ un recueil contemporain, qui appellerait une comparaison étroite
avec celui de Milran, les Voyages de Guibert dans diverses parties de la France et en Suisse (1775-
1785), Paris, D’ Hautel, 1806.
5. II, 12, 1789, p. 59 ; II, 19, 1790, p. 138.
6. II, 14, 1789, p. 134.
7. I, 3, 1781, p. 85.
8. I, 7, 1786, pp. 250-251.

567
Normes, standardisation, variétés

les activités communes. Cette sensibilité aux conditions de vie des populations

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rencontrées tient constamment en éveil la curiosité du voyageur. Elle l’ amène
plus d’ une fois, par exemple, à dénoncer les conditions exécrables qui ternissent
l’ exercice de la charité publique dans tel hospice ou tel orphelinat. Dans un
autre ordre d’ idée, elle le pousse à fréquenter, partout où il les rencontre, les
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artisans du progrès économique et social. Ceux-ci lui apparaissent le plus sou-


vent sous la forme d’ ouvriers discrets dont l’ esprit inventif et persévérant est à
la clef d’ une prouesse technique novatrice. On compte par dizaines les éloges,
pénétrés d’ une admiration enthousiaste, où les réalisations modestes de l’ atelier
sont exaltées au détriment des prétentions de l’ école. À Plounéour, Milran
s’ émerveille devant la « machine à saper sous l’ eau » du mécanicien Boëdec,
« géomètre sans géométrie » dont l’ ingéniosité vaut tous les calculs9. Les para-
chutes du tapissier Blanchard de Cherbourg confirment à ses yeux la fécondité
doublée de hardiesse que peut receler le talent des humbles : « Ne méprisons pas
la science étudiée, mais observons combien le génie naturel surpasse le savoir
acquis »10. Le jardinier Riquier, dont le château d’ eau assure l’ approvisionnement
d’ Amiens, « ne savait pas seulement qu’ il y eût une science nommée hydraulique,
mais il avait cette science dans la tête11 ». Non que notre voyageur récuse ses
droits et sa dignité aux formes institutionnalisées du progrès scientifique : en
témoigne notamment son admiration pour le botaniste Quesnay, traducteur de
Linné, ou pour l’ abbé de L’ Épée, célèbre auteur de la Véritable manière d’ instruire
les sourds-muets (1784). Mais il aime à surprendre le premier à la cueillette ou à
la culture des spécimens, plutôt que dans sa bibliothèque12, tandis que le second
l’ intéresse avant tout dans les retombées pédagogiques d’ une méthode forgée par
l’ expérience et inspirée par un principe d’ utilité13. La science respectable n’ est
pas, à ses yeux, celle qui aligne les volumes. Combien de « géographes du coin du
feu » vous certifieront que le peuple mange à satiété, alors que les disettes locales
s’ imposent régulièrement à l’ attention du témoin qui sait ouvrir les yeux14 ?
À cette valorisation du savoir appliqué répond en effet la mise en valeur du récit
de voyage envisagé comme le procès-verbal d’ un état du pays qu’ il serait vain,
voire coupable, de présenter sous un jour idéalisé. « Les voyageurs qui ont mar-
qué quelque exactitude ne seront jamais totalement oubliés ; on dira donc : cela
était ainsi quand une grande nation essaya de changer son gouvernement ; ceci
fut observé par l’ auteur des Voyages d’ un Français »15. Élaborée au seuil de la
Révolution, cette mise en abyme prospective du témoignage véridique revêt une
signification décisive. Mais semblable revendication n’ est pas uniquement dic-

9. I, 5, 1785, p. 201 ; 217.


10. I, 8, 1787, p. 275.
11. I, 9, 1788, p. 320.
12. Ibid., p. 289.
13. I, 4, 1784, p. 182.
14. III, 23, 1790, p. 295.
15. Ibid., p. 291.

568
Un négociant sur les routes : des écritures à l’écriture

tée par l’ actualité d’ une crise politique. Dès les premières pages de sa relation,

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Milran souligne régulièrement ce souci absolu de véracité qui lui apparaît à la
fois comme la justification et la marque d’ excellence de son propos. À l’ image
des techniciens sans prétention dont le savoir-faire se révèle bien plus concluant
que le discours multiplié des théoriciens, ses modestes tablettes présentent
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l’ avantage d’ un compte rendu solide dans ses limites mêmes16, et sur lequel on
pourra se fonder pour améliorer les choses.
Cette posture du voyageur borné mais fiable est certes un vieux topos : on
l’ observe déjà chez un Jean de Léry, ironisant les affabulations de son concurrent
Thevet qui n’ a fait que voir de loin les populations brésiliennes dont il a, quant
à lui, partagé l’ existence quotidienne17. Adoptant à son tour cette antinomie
conventionnelle, François Milran prend clairement ses distances à l’ endroit de
l’ euphorie de commande et de l’ enthousiasme affecté des cicérones profession-
nels. Nîmes, encore : « Aucune église de Nîmes ne mérite d’ être vue, et il n’ y a
rien de plus médiocre que son Hôtel de Ville. La fontaine est célèbre, mais ses
eaux n’ ont pas d’ écoulement ; et du plus beau quartier de la ville, on a fait le plus
insalubre. Les promenades qui bordent cette fontaine sont fort négligées ; le
Jardin royal au contraire est parfaitement tenu18 ». En filigrane de semblables
constats, on devine les promesses non tenues d’ un de ces guides de voyage qui
se multiplient à l’ époque19, et dont Milran considère toujours avec impatience
les descriptions superficielles et trompeuses. La géographie en grand format ne
le convainc du reste pas davantage. Au même titre que les abrégés publicitaires,
les collections prestigieuses sont continuellement prises en défaut : de « l’ inexact
et diffus Lamartinière »20 à l’ imprudent Hesseln qui recopie « savamment » les
inepties de ses informateurs21, les erreurs soulignées à plaisir trahissent la

16. Les limites du témoignage singulier sont régulièrement exhibées, non sans intention polémi-
que manifeste : « Nous arrivons de nuit à Alençon. Je n’ y ai rien vu. Je ne parlerai pas d’ Alençon »
(I, 1, 1775, p. 9).
17. Histoire d’ un Voyage faict en la Terre du Brésil (1578-1585), éd. Frank Lestringant, Livre de
Poche classique, 1994. Sur la controverse entre Léry et Thevet, voir notamment F. Lestringant,
« L’ excursion brésilienne : note sur les trois premières éditions de L’ Histoire d’ un voyage de Jean
Léry », D’ Encre de Brésil, Jean de Léry écrivain, éd. F. Lestringant et M.-C. Gomez-Géraud, Orléans,
Paradigme, 1999, pp. 13-38.
18. I, 3, 1781, p. 85.
19. Sur les premiers guides de voyage, voir Les guides imprimés du xvie au xxe siècle, éd. G. Cha-
baud et al., Paris, Belin, 2000 ; en particulier : Goulven Guilcher, « Naissance et développement du
guide de voyage imprimé », pp. 81-93. S’ il se dissocie continuellement de la manière des guides,
Milran n’ en adopte pas moins la plupart des procédés, à commencer par l’ énumération des curio-
sités propres à chaque lieu.
20. I, 6, 1786, p. 236. Antoine-Augustin Bruzen de La Martinière, auteur du Grand Dictionnaire
géographique et critique, 1737.
21. I, 11, 1788, p. 401. Mathias Robert de Hesseln, géographe de Louis XV, auteur du Diction-
naire universel de la France, 1771, 6 vol. La déconvenue n’ invite pas à l’ abstention totale : « Ce n’ est
pas un bon guide que le Dictionnaire de la France, et pourtant un voyageur ne peut s’ en passer. Il

569
Normes, standardisation, variétés

déconvenue d’ un honnête homme qui s’ estime trop souvent trompé sur la mar-

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chandise. À l’ encontre des faux brillants de la surenchère touristique ou de
l’ imprécision généralisatrice des compilateurs, l’ exacte pesée du réel qui s’ im-
pose au regard non prévenu du négociant devrait servir de base aux réformes
nécessaires, et à la multiplication des initiatives couronnées de succès : « Je vou-
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drais que l’ on recueillît, dans un voyage, ce qui se fait de bon ici et là ; je voudrais
que le bien fût transplanté où il se pourrait »22. Cette orientation fonctionnelle
de la recension exacte demeure lucide : « Les usages vicieux se perpétuent où ils
sont nés. Il en est de même des pratiques utiles ; elles ne se propagent point ». Il
n’ en reste pas moins qu’ en se prévalant de la crédibilité d’ un observateur effi-
cace23, Milran situe délibérément ses cahiers à cent lieues de l’ esthétisme non-
chalant du voyageur égotiste.
La différence revendiquée trouve une illustration saisissante dans une auberge
de Calais que son confort semble avoir signalée à plus d’ un voyageur contem-
porain. Milran multiplie les hyperboles pour célébrer le savoir-faire, l’ ingénio-
sité, l’ efficacité doublée de mœurs aimables qui font de M. Desaint le parangon
des aubergistes. Cet homme de talent, qui a conçu et exécuté le plan de son
établissement alors qu’ il ne savait pas lire, s’ inscrit sans conteste dans la lignée
des hommes obscurs guidés par leur intelligence pratique vers des accomplisse-
ments remarquables. Au point que ses qualités n’ ont pas échappé à plusieurs
hôtes de marque, parmi lesquels l’ illustre Laurence Sterne, dont notre auteur
croit savoir qu’ il mentionne Desaint dans son Voyage sentimental : « On dit que
ce grimacier d’ Yorick, dont nos petits-maîtres et nos élégantes raffolent, a parlé
de M. Desaint ; s’ il a pu le faire sans bouffonneries, sans pointes et sans antithè-
ses, je prie qu’ on nous compare. Mon style exempt de recherche ou d’ affecta-
tion, et que j’ ai tâché de rendre clair, pur, correct, ne fera apparemment tourner
la tête à personne ; mais je défie qu’ on surprenne ma plume en imposture ;
jamais mon crayon ne sera souillé par le cynisme24 ». Il importe peu, en l’ occur-
rence, que le « Dessein » de Sterne soit un aubergiste légèrement ridicule, sou-
cieux avant tout d’ imposer à son client un coche délabré25. La comparaison

indique les objets ; on les trouve autrement qu’ il ne les a peints ; mais sans lui souvent on ignore-
rait qu’ ils existent » (ibid., p. 331).
22. Ibid., p. 360. En cela Milran se rapproche de son contemporain Arthur Young dont par ail-
leurs il tient à se démarquer. Les Travels in France (1792) sont traduits en français par François
Soules (Paris, Buisson, 1794). Milran partage à tout le moins avec Young un intérêt prononcé
pour le rendement des terres, reflet d’ une sympathie manifeste à l’ endroit des Physiocrates.
23. Crédibilité limitée, tout aussi bien. Les bonnes intentions ne garantissent pas toujours l’ exac-
titude. Si les « lecteurs bénins et sédentaires » sont invités à se défier des exagérations de l’ abbé
Papon (Voyages en Provence, 1780 ; 1787), ils n’ accorderont pas non plus une confiance absolue à
l’ auteur des Voyages d’ un Français : « Défiez-vous-même de mes récits, car je ne veux pas vous
tromper ; mais je peux être souvent trompé » (Ibid., p. 355).
24. I, 11, 1788, 308.
25. A Sentimental Journey through France and Italy by Mr. Yorick (1768). Sur l’ influence de Sterne
en France voir, outre Henri Fluchère, Laurence Sterne, de l’ homme à l’ œuvre, Paris, Gallimard,

570
Un négociant sur les routes : des écritures à l’écriture

suggérée entre le Voyage sentimental et les Voyages d’ un Français est significative

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à double titre. D’ une part elle relaie à sa manière l’ antagonisme des deux relations
à l’ écriture, la simple et la sophistiquée. En second lieu, si les qualités naturelles
de l’ aubergiste Desaint ont réussi à retenir l’ attention d’ un auteur perçu comme
alambiqué à l’ extrême, d’ un ironiste habitué à considérer ses rencontres de
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voyage à l’ aune des traits d’ esprit qu’ il en pourra tirer, n’ est-ce pas la preuve que
les valeurs authentiques finissent par l’ emporter sur l’ artifice ? À tout le moins,
l’ insensible glissement des vertus domestiques de l’ aubergiste aux options sty-
listiques de ceux qui les relatent engage ce dialogue différé avec Sterne sur un
plan qui n’ a plus rien à voir avec les conforts de l’ hôtellerie. C’ est de l’ écriture
qu’ il est désormais question. Tout en se réclamant d’ une plume candide, qui
exclut toute comparaison avec la manière des écrivains à la mode, Milran
n’ entre pas moins en lice. S’ il insiste tant sur sa différence, n’ est-ce pas précisé-
ment dans la mesure où, de manière plus ou moins explicite, il a pris conscience
de son inévitable solidarité avec ce qu’ il n’ appellera jamais la « littérature » ?

2 Sous le signe d’ une « éloquence simple


et sans parure »
À tant jouer l’ ignorance et la simplicité, face à l’ habileté toujours un peu contes-
table de ceux qui savent et qui font des livres, Milran en vient assez tôt à éveiller
la suspicion. Est-il aussi illettré qu’ il le prétend ? Est-il aussi exclusivement rivé
qu’ il veut le laisser croire à la perspective des besoins immédiats et des valeurs
quantitatives ? Un premier constat s’ impose : les tableaux chiffrés inscrits au
seuil de chaque itinéraire n’ en sont pas l’ unique repère. La page de titre présente
parallèlement un exergue, le plus souvent tiré d’ un auteur latin de premier plan :
Ovide, Horace, Virgile, cités dans le texte. La coexistence des deux indices con-
frontés suggère de manière assez éloquente le paradoxe réalisé à dessein par la
publication des Voyages d’ un Français. Le négociant s’ y affirme comme tel face
à une République des Lettres dont il ne partage ni les visées ni la culture. Mais
un négociant qui cite Virgile n’ entre pas davantage de plain-pied dans sa propre
corporation. Dans ce va-et-vient entre les deux espaces qui se récusent mutuel-
lement, celui des chiffres et celui des vers latins, Milran pourrait bien esquisser
une première pirouette à l’ adresse de son lecteur : qui suis-je ? et, ce qui revient
en l’ occurrence au même : où suis-je ?
On s’ interroge donc d’ emblée sur les horizons culturels de celui qui déplore à
maintes reprises les occasions perdues d’ une jeunesse ignare et aventureuse. En
réalité, les demi-confidences de l’ homme mûr trahissent un lecteur plus assidu

1961, Serge Soupel, « Voyage bibliographique parmi quelques traductions et trahisons du Voyage
sentimental », Tréma, 9, 1984, pp. 133-142. Il est à noter qu’ Arthur Young, qui s’ arrête à la même
auberge, utilise également la graphie « Dessein » (Voyages en France, 1794, t. 2, p. 40).

571
Normes, standardisation, variétés

qu’ il ne veut l’ admettre, et surtout un écrivain précoce, dont les premiers essais

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– « ce grand manuscrit d’ un Pilotin » ! – ont disparu dans l’ incendie d’ un
navire26. Tout en se défendant d’ y toucher, c’ est d’ ailleurs bien souvent à la
lumière de la tradition littéraire que le voyageur envisage le monde qui l’ entoure.
Ses références s’ inscrivent naturellement dans la production contemporaine, qu’ il
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semble pratiquer selon des critères assez éloignés de notre approche « canoni-
que ». Voltaire et Rousseau, abordés de manière très éclectique et sans excès de
déférence, ne correspondent pas encore, sous sa plume, aux monuments qu’ ils
sont devenus. Diderot n’ est jamais mentionné. La floraison romanesque appa-
raît sporadiquement, à travers Lesage, Marivaux et Mme de Graffigny, qui n’ en
sont peut-être pas à nos yeux les représentants majeurs. Mais c’ est par le biais
du théâtre que, comme la majorité de ses contemporains, Milran entre en
contact avec l’ actualité culturelle : les comédies de Florian l’ amusent, sans le
convaincre, tandis qu’ il souscrit sans réserve à la formule du drame bourgeois,
moins subtil que l’ ancienne tragédie, certes, mais combien plus apte à « insinuer
la morale »27. Quant aux auteurs du « Grand Siècle », ils semblent choisis en
fonction du plaisir plutôt que du profit : la marquise de Sévigné, dont le souve-
nir charmant hante encore les abords de Grignan28, ou Chapelle et d’ Assoucy,
qui assaisonnent de leurs remarques enjouées les routes de Languedoc et de
Provence29. Le commerce des livres semble résolument placé sous le signe de la
franchise et du non-conformisme. Le lecteur Milran sait d’ emblée faire la part
des faux-semblants caractéristiques de la vanité humaine. Aussi les prestigieux
alignements de la bibliothèque du duc de Choiseul ne résistent-ils guère à son
regard averti : « Tout est ici pièce de rapport, tout est rencontre et hasard. On
saisit les idées comme elles viennent, il n’ y a pas de plan. La bibliothèque est
considérable, mais n’ a rien d’ assorti. On y remarque beaucoup de ces livres par
souscription, toujours loués par les journalistes, presque toujours mauvais, et
qui meurent au milieu de leur course. Cependant on reliait tout ce fatras aux
armes de Monseigneur, et le livre doré allait dormir sur son rayon »30. Souvenir
du bibliophile de La Bruyère, et de « sa tannerie qu’ il appelle bibliothèque »31 ?
Cette relation au registre de l’ écrit, affranchie de tout scrupule excessif, s’ incarne
dans un ensemble de réflexes culturels invitant à reconnaître dans le discours
de notre voyageur le reflet mitigé des Lumières : un anticléricalisme sans excès,

26. I, 2, 1780, p. 36.


27. III, 22, p. 240. Nous n’ entrons pas plus avant dans le détail de ces traces de lecture, qui jus-
tifieraient un examen attentif.
28. III, 20, 1790, pp. 95-96.
29. « Chapelle a souvent mis dans sa relation plus de gaieté que de vérité ; il aimait mieux amuser
qu’ instruire », I, 3, 1781, p. 79. Soucieux de rétablir la réputation de d’ Assoucy, calomnié par son
compagnon, Milran adresse son lecteur au Dictionnaire historique, ainsi qu’ aux Aventures de
d’ Assoucy, qu’ il a lues dans l’ édition de 1677.
30. I, 7, 1786, p. 249.
31. Les Caractères, XIII, 2 (« De la Mode »).

572
Un négociant sur les routes : des écritures à l’écriture

à la faveur duquel l’ abbé Pluche réussit encore à l’ emporter sur Voltaire ; une

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propension à la veine sensible, qu’ alimentent les exemples vertueux, les impres-
sions de la nature sauvage ou la spontanéité des enfants ; une vitupération
ampoulée contre tout ce qui ressemble à un privilège. Bien qu’ il ne mentionne
jamais l’ Encyclopédie, Milran appartient manifestement au public ciblé par les
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promoteurs de la conscience éclairée. Un homme ordinaire, en tout état de


cause, mais que sa curiosité d’ esprit a naturellement dirigé vers la sphère de
ceux qui pensent. Et qui écrivent.
L’ heureuse fortune fera le reste. Par l’ intermédiaire de son « compatriote bour-
guignon » Restif de La Bretonne, notre ami est admis en 1784 aux célèbres
déjeuners d’ Alexandre Grimod de La Reynière, rejeton frondeur d’ une dynastie
de fermiers généraux. Il y rencontre, outre des auteurs confirmés comme Beau-
marchais et Palissot, des talents prometteurs, comme Joubert et Fontanes32. Mais
c’ est peut-être à Louis-Sébastien Mercier qu’ il doit le pas décisif au gré duquel
les tablettes accumulées deviendront un livre. Mercier qui non seulement l’ en-
couragera, mais qui lira les Voyages à l’ état de manuscrit, et ira même jusqu’ à
signaler au néophyte les passages qu’ il estime les plus remarquables33. Patronage
significatif s’ il en est, dans la mesure où le polygraphe inclassable qu’ est Mercier
reste résolument en marge des circuits culturels dominants. À travers l’ image
de celui qu’ il admire plus encore pour sa probité citoyenne que pour sa réputa-
tion littéraire, Milran pourra esquisser sa relation ambiguë à ce qui se com-
prend, qu’ il le veuille ou non, comme une vocation d’ écrivain.
Les réflexes « littéraires » sont en effet omniprésents dans la rédaction des Voyages
d’ un Français. Ressassée d’ un volume à l’ autre, la revendication d’ un style sans
apprêt ressemble à tout sauf à de l’ effacement. Derrière la retenue apparente
s’ impose l’ affirmation polémique d’ une esthétique supérieure à celle du commun,
parce que plus conforme à la vérité. Dans la plus stricte tradition du discours
préfaciel, Milran convoque le « zoïle » de service dont la censure est pour lui un
titre d’ excellence : « L’ absence, ou du moins l’ économie des épithètes, et des
superlatifs, et des métaphores recherchées, et de toute amplification, voilà ce
que vous ne m’ auriez point pardonné34 ». « L’ application à être simple » est donc
tout un programme, qui ne saurait se résumer à un parti pris de sobriété. L’ une
de ses réalisations les plus probantes réside dans la pratique subtile du style
coupé, auquel les relations de Milran doivent leurs meilleures pages. La maîtrise
du rythme, l’ esquisse acérée du trait contribuent régulièrement à vivifier l’ énu-
mération un peu lassante des curiosités locales. Ainsi tel manoir breton, dont
l’ insignifiance appelle le contraste du sarcasme : « Là demeurait le vieux sire de
Pleuch, marquis autant qu’ un autre, mais dévot, riche, parcimonieux, et qui

32. I, 4, 1784, p. 184.


33. III, 26, 1791, p. 466.
34. I, Préface, p. XV.

573
Normes, standardisation, variétés

n’ avait pas, dit-on, le secret de se faire aimer de ses vassaux »35. Dans l’ espèce

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d’ aridité que réclame la sobre description des choses vues fleurit soudain l’ épi-
gramme. Revanche secourable de l’ ironie sur une conscience parfois trop per-
méable aux bons sentiments. Les paysannes soleuroises, par exemple, en feront
les frais – « Leur chapeau de paille est lié sur les amygdales. Les jupes ne vien-
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nent qu’ au milieu de la cuisse et se nouent sous les aisselles. En vérité, dans cet
attirail, il faudrait être belle pour le paraître, et elles ne le paraissent point36 » –
tout comme les banquiers de Genève : « Les enfants de Calvin aiment tendre-
ment l’ or […]. C’ est une présence réelle sur laquelle ils n’ ont point de doutes
hérétiques37 ». À ces réussites de la plume rapide répondent maintes excroissan-
ces descriptives dans lesquelles, en dépit de son mépris affiché pour l’ hyperbole
– « les femmes et les écoliers aiment beaucoup les superlatifs…38 » –, l’ auteur
souscrit sans réserve à la rhétorique enthousiaste du style pittoresque.
De toute évidence, les notes éparses du négociant voyageur sont très « écrites ».
Aux options stylistiques affichées dans de fréquents commentaires méta-tex-
tuels répond un souci manifeste de la forme, qui s’ applique à ménager l’ alter-
nance de zones grises et de traits saillants. Ce contrôle permanent de la mise en
texte se double toutefois d’ un geste publicitaire assez curieux où, dirait-on, le
commerce revient au galop. À compter du troisième voyage, Milran prend
l’ habitude de « [désigner] comme plus marquantes quelques pages de [sa] Rela-
tion39 ». Comment interpréter cette liste des meilleurs morceaux qui couronne
systématiquement chaque itinéraire ? Elle distingue du reste les passages que
l’ on considérera volontiers aujourd’ hui encore comme les plus curieux ou les
plus amusants. Mode d’ emploi à l’ usage du lecteur débutant ? Précaution contre
l’ impatience du futur recenseur qui, comme tous les journalistes, risque de
s’ arrêter à la seule table des matières ? Même si elle se réclame de la caution de
Mercier, qui aurait contribué à cette anthologie virtuelle, l’ adjonction de ces
surprenantes notices révèle, au même titre que le système des tables récapitula-
tives, la marginalité du voyageur. L’ autocélébration s’ y affiche avec trop de
naïveté pour ne pas relever de la provocation. À sa manière, elle pourrait entrer
dans l’ élaboration d’ une persona poétique attentive à signaler sa différence.
Il est un autre indice de cette posture inscrite à mi-chemin entre les réflexes
pragmatiques du négociant et les attitudes plus conventionnelles de l’ homme de
lettres. Au long des routes, Milran ne se borne pas à ouvrir l’ œil ; l’ oreille est aux
aguets. Son indifférence à l’ égard de toute autorité formaliste, sa méfiance pour
le centralisme culturel parisien, sa désinvolture envers l’ éducation livresque,
contribuent à faire de lui un témoin attentif des parlers régionaux. Il en repère

35. I, 5, 1785, p. 98.


36. I, 3, 1781, p. 125.
37. III, 22, 1790, p. 211.
38. IV, 27, 1791, p. 57.
39. I, p. 150 (« Avis »).

574
Un négociant sur les routes : des écritures à l’écriture

très vite les intonations : la « douceur », l’ « euphonie de langage » des Blésois, la

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« cadence syllabique et sautillante qui distingue les patois du midi », la « lenteur
exploratrice du patois normand », qui « cherche à surprendre ou à empêcher
d’ être surpris », la vivacité du Picard qui « parle avant de penser »40. Toujours, la
curiosité bienveillante l’ emporte sur une quelconque tentation d’ évaluation nor-
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mative. Il en va de même pour ce qui est de la pratique sociale des idiomes. En


Bretagne, remarque-t-il, on recourt à la langue locale pour s’ adresser aux petites
gens, tandis que les Provençaux de toutes conditions usent du provençal, « avec
l’ inflexion grassayante et brusque des matelots et du peuple »41. La variété du
langage est à chaque fois l’ occasion d’ une surprise amusée et réjouie. Ainsi la
controverse pseudo-théologique avec une aubergiste de Couvet, qui persuade le
voyageur d’ accepter du jambon un vendredi, se terminera-t-elle dans un petit
exercice de comparatisme phonétique : « Votre chiffonnerie contrariante me poin-
tillera sur l’ amelette. Eh ! bien, chicaneur, mettez un o, si vous aimez les voyelles
sourdes ; moi, je préfère l’ a, qui est clair et qui a plus d’ effet en musique42 ! » Pren-
dre en compte avec bonhomie les instabilités d’ une langue, équivaut à se ménager
à soi-même une confortable souplesse dans l’ exercice de l’ écriture. « Populosité »
n’ est pas reçu des puristes ? Qu’ à cela ne tienne : le terme est tellement plus
expressif que « population », consacré par l’ usage43. Les archaïsmes – « bien gar-
nir ses bougètes » –, les termes de métier – « un sable vasard et enfondrant » ; une
« terre férace » –, ne sont pas rares sous la plume de Milran. L’ écrivain négociant
prend son bien où il le trouve, et n’ a pas de compte à rendre à l’ Académie.
Mais l’ écrivain négociant n’ est-il pas tout aussi bien, et peut-être avant tout, un
négociant littéraire ? N’ est-ce pas à la faveur des acquis de la culture savante qu’ il
est en mesure d’ en esquiver les codes ? Davantage encore, ne trouve-t-il pas dans
la tradition littéraire récente une grande partie des attitudes qui lui permettront
d’ afficher sa posture marginale ? À commencer par son propre personnage
d’ entrepreneur voué à une promotion économique avantageuse à chacun. S’ il
ne perd pas une occasion de célébrer ses pareils, c’ est qu’ avant lui un Voltaire,
un Diderot ou un Mercier ont balisé les voies de l’ éloge. Le « haut état du mar-
chand », « l’ honneur du commerce » fondé sur « le travail et l’ économie », la
« morale pratique » grâce à laquelle un « père de famille aussi sage qu’ éclairé »
gouverne sa maison, « sans lésine et sans prodigalité44 » : cet enthousiasme dont

40. I, 8, 1787, pp. 279-80 ; 300.


41. II, 11, 1788, pp. 410-411. De même, on use du « patois » à Montpellier, ville d’ étude et siège
sous l’ Ancien Régime des États de la Province, alors que dans la bourgade d’ Agde, les « personnes
de quelque éducation parlent un français très correct et sans accent » (IV, 35, 1801, p. 299). Il n’ est
pas très difficile de deviner les sentiments de l’ auteur.
42. III, 23, 1790, p. 260.
43. II, 15, 1789, p. 308.
44. Toutes ces citations sont empruntées au portrait de Pierre Téxier, marchand de vin bordelais,
qui fait à Milran les honneurs de sa maison de campagne : I, 4, 1784, p. 173 sq.

575
Normes, standardisation, variétés

il n’ y a aucune raison de suspecter la sincérité doit l’ essentiel de son expression

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aux stéréotypes mis en circulation par les Lumières. Pour que Milran soit en
mesure de se profiler comme le héraut d’ une profession qui fait mieux que des
livres, il a bien fallu, des Lettres philosophiques à la Brouette du Vinaigrier, quel-
ques livres pour asseoir son idéal. L’ autoportrait dans lequel il se campe en
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génie des échanges commerciaux à l’ échelle planétaire est dans la droite ligne
d’ une reconstruction mythique de la réalité : « Je tenterai le sort par toutes les
voies licites ; je pêche la sardine à Douarnenez, je veux saler de la morue sur le
grand banc. Il faut que le coton, l’ indigo, le sucre, les cafés de nos colonies occi-
dentales viennent, pour une petite part, filtrer entre mes mains ; et j’ enverrai
dans nos Antilles des vins, des eaux-de-vie, des farines, des clous, des chapeaux
et jusqu’ à des fracs de soie brodés à Lyon, et qui, à Saint-Domingue, vendus
seulement trois louis pièce, me laissent encore 30 pour cent de bénéfice45 ». La
grande envolée lyrique trouve comme par hasard sa chute à l’ entrée du comp-
toir. Dira-t-on de l’ écriture qu’ elle est, chez Milran, toujours menacée par les
écritures ?

Dans leurs contradictions, dans leurs tergiversations entre deux espaces emblé-
matiques, les Voyages d’ un Français appellent l’ attention de l’ histoire littéraire.
Parallèlement aux options avouées de l’ auteur, la facture de ces volumes inclas-
sables propose en filigrane une poétique singulière, issue d’ un bricolage entre
des postures paradoxales. Le registre des belles-lettres se voit simultanément
récusé et assumé dans une oscillation perpétuelle. Écrivain manqué ? Écrivain
malgré lui ? Au moment même où l’ on assiste à l’ effervescence culturelle que résu-
mera le « sacre de l’ écrivain », François Milran témoigne d’ un état de la littéra-
ture comme réalité à la fois poreuse et protéiforme. Cette mouvance du concept,
qui échappe à la définition de frontières canoniques, annonce indirectement
notre présente approche des études littéraires. La littérature non comme objet
figé, mais comme utopie du désir.

45. I, 5, 1785, pp. 214-215.


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IDÉOLOGIE LANGAGIÈRE ET IDÉOLOGIE


TOUT COURT : L’ EXEMPLE DE SORBEVAL.
ROMAN JURASSIEN DE VIRGILE ROSSEL

Marinette Matthey
Université Stendhal Grenoble 3 (LIDILEM)

Pour voir clair dans ce qui suit, il faut être averti que aussi bien
celui qui écrit ces lignes, que le lecteur qui les lit, sont eux-
mêmes des sujets, donc des sujets idéologiques (proposition
tautologique), c’ est-à-dire que l’ auteur comme le lecteur de
ces lignes vivent « spontanément » ou « naturellement » dans
l’ idéologie, au sens où nous avons dit que « l’ homme est par
nature un animal idéologique ». (L. Althusser, 1970, p. 46)

Dans L’ éternel grammairien, Alain Berrendonner propose de considérer le dis-


cours normatif comme une idéologie en s’ appuyant sur le célèbre texte
d’ Althusser (1970) Idéologie et appareils idéologiques d’ État. Premièrement, le
discours normatif, comme l’ idéologie en général, vise à modeler les pratiques
des individus-sujets auxquels il s’ adresse sur le mode de l’ interpellation « Eh,
vous, là-bas, faites (dites) ceci et pas cela ! », deuxièmement, l’ idéologie avance
masquée derrière de pseudo-constatations. Le discours normatif n’ est donc pas
ouvertement prescriptif mais plutôt constatif et il dissimule ainsi ses visées
d’ assujettissement en fonctionnant sur le mode « il n’ y a pas d’ alternative, les
choses sont comme elles sont, il ne peut en aller autrement ». Troisièmement, le
discours idéologique n’ a pas d’ énonciateur bien défini (mais son nom com-
mence par une majuscule) et les individus se doivent d’ entrer dans une relation

577
Normes, standardisation, variétés

d’ identification (relation spéculaire dit Althusser) avec ce Supersujet immatériel

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(l’ Église, les Ancêtres, le Parti, le Bon usage…) qui les fait « marcher tout seuls ».
Le discours normatif aurait pour fonction première selon Berrendonner d’ obli-
ger les gens à se classer comme « bons » ou « mauvais locuteurs » (à l’ instar des
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« bons » et des « mauvais sujets » au sein des appareils idéologiques d’ État que
sont l’ École, la Famille, la Justice, les Médias, etc.).
L’ idéologie n’ est donc pas seulement un système de représentations possédant
sa logique propre1, mais aussi l’ activité même qui consiste à communiquer à
d’ autres cette architecture qui permet aux sujets interpelés de se positionner. La
visée pragmatique modélisante et discriminante du discours normatif est ainsi
soulignée (« si vous voulez être quelqu’ un de bien ne dites pas ceci mais cela »),
de même que ses dimensions axiologiques (Berrendonner 1982 : 83 et ss).
Dans les pages qui suivent, inspirées également par la lecture d’ Althusser mais
aussi par les écrits sur la notion d’ idéologie langagière (Silverstein 1979, Woolard
1998, Kroskrity 2004), j’ aimerais montrer comment le discours sur la langue agit
comme idéologie tout court dans le roman de Virgile Rossel, Sorbeval (1925).
Les commentaires du narrateur – que l’ on peut sans peine assimiler à Rossel
lui-même après avoir lu la préface qu’ il donne à son roman – sur les façons de
s’ exprimer de ses personnages et la manière dont il les fait parler se prêtent à
une telle analyse. Je traiterai ces extraits comme des représentations linguisti-
ques plus ou moins explicitées, qui renvoient à une idéologie de la langue fran-
çaise à la fois comme objet sacré (comme le dit l’ instituteur Léon Dufresne,
personnage secondaire du roman : « Tout ce qui tient à la race2, à la langue, à la
nationalité, à la religion, rentre dans les catégories sacrées », p. 94)3 et chargée
d’ une mission civilisatrice. Par idéologie langagière, il faut entendre des croyan-
ces rationalisées à propos de la forme et de l’ usage de la langue, en lien avec

1. Selon la célèbre citation d’ Althusser extraite de Pour Marx (que je n’ ai pas lu mais qui accède
au statut de verset biblique grâce à sa reproduction sur des dizaines de sites internet consacrés à
l’ idéologie) : « Une idéologie est un système (possédant sa logique et sa rigueur propre) de repré-
sentations (images, mythes, idées ou concepts selon les cas) doué d’ une existence et d’ un rôle
historiques au sein d’ une société donnée. Sans entrer dans le problème des rapports d’ une science
à son passé (idéologique), disons que l’ idéologie, comme système de représentations se distingue
de la science en ce que la fonction pratico-sociale l’ emporte en elle sur la fonction théorique (ou
fonction de connaissance) ».
2. Au début du xxe siècle, le terme « race » n’ a pas encore les connotations négatives qu’ on lui
connaît aujourd’ hui. C’ est un synonyme de « peuple » ou d’ « ethnie » (cf. La séparation des races,
roman de C.-F. Ramuz, 1922). On le trouve encore dans cette acception en 1954 sous la plume
d’ Alfred Lombard (recteur de l’ Université de Neuchâtel entre 1925 et 1927) : « On n’ oublie pas
que la Suisse est la réunion de terres vivant de leur vie propre, de terres qui ont façonné une race
et dont la voix s’ exprime dans un parler natal ». Cahiers de l’ Institut neuchâtelois No 4, p. 26.
3. La pagination correspond à la réédition de Sorbeval par le Groupement « Sorbeval » de Tra-
melan, 1987. Les extraits du roman sont cités entre guillemets et en italiques.

578
Idéologie langagière et idéologie tout court : l’exemple de Sorbeval…

l’ identité, l’ esthétique et la morale, et qui s’ appliquent par métonymie au groupe

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social (à la « race ») qui parle cette langue.
Après avoir brièvement présenté l’ auteur, le roman et son contexte, je traiterai
successivement de trois figures (ou ensembles de figures) convoquées dans et
construites par le récit : le bon et le mauvais étranger alémanique d’ une part, les
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indigènes jurassiens de l’ autre.

Qui est Virgile Rossel ?4


L’ auteur est né à Tramelan en 1858. Docteur en droit, il sera avocat avant d’ être
appelé en 1884 par Joseph Stockmar (membre jurassien du gouvernement ber-
nois) pour occuper une chaire extraordinaire de droit français à l’ Université de
Berne. Il sera recteur en 1893 et 1907. Membre du parti radical, il est élu con-
seiller national en 1896. Juge fédéral de 1912 à 1932, il s’ installe à Lausanne où
il meurt en 1933. Il est un des coauteurs du Code civil suisse de 1917. Parallè-
lement à sa carrière professionnelle et politique, il écrit des poèmes, des romans,
des pièces de théâtre, une biographie d’ Eugène Rambert (1830-1886, lui-même
biographe et poète suisse) et une autre sur Louis Ruchonnet (1834-1893, figure
du radicalisme vaudois), ainsi qu’ une Histoire de la littérature française hors de
France (1895), l’ un des premiers écrits sur la « francophonie » qui s’ inscrit dans
le sillage d’ Onésime Reclus (1837-1916) et de son célèbre France, Algérie et colo-
nies (1886). Virgile Rossel a 67 ans lorsqu’ il publie Sorbeval.

Sorbeval. Roman jurassien


Sorbeval paraît à Lausanne en 1925. C’ est un roman à thèse dans la mesure
où la préface de l’ auteur thématise explicitement le conflit jurassien5 et que
l’ histoire contée n’ est finalement qu’ un prétexte pour faire passer un message
politique, celui de la lutte contre la « germanisation du Jura ». Ce message s’ ac-
compagne toutefois d’ un appel aux valeurs suisses de la négociation et de la
franchise : « Me blâmera-t-on d’ avoir appelé, ou rappelé, l’ attention sur un pro-
blème qu’ il serait préférable d’ ignorer ? Ce n’ est pas en se taisant qu’ on fera que
ce qui est ne soit pas. Rien de plus efficace, rien de plus digne, rien de plus suisse
en un mot, que le recours à la franchise pour dissiper équivoques et malenten-

4. Wikipédia, page modifiée pour la dernière fois le 16 août 2010.


5. Le Jura francophone fait partie de la Suisse romande. Son territoire appartenait à l’ Évêché de
Bâle avant de devenir possession du puissant canton alémanique de Berne (germanophone) après
le Congrès de Vienne. Dès le milieu du xixe siècle, des tensions religieuses et linguistiques se
manifestent et on voit apparaître un mouvement séparatiste qui dénonce, entre autres, une ger-
manisation du Jura, notamment sous l’ effet de la migration alémanique. Ce mouvement prend de
l’ ampleur en 1947 et aboutit à la création du canton du Jura, 23e de la Confédération helvétique,
plébiscitée en votation par le peuple suisse en septembre 1978 par 82,3 % d’ avis favorables. Mais
le Jura sud (francophone et majoritairement protestant alors que le nord est catholique) a préféré
rester dans le canton de Berne, ce qui fait dire encore aujourd’ hui au mouvement autonomiste
que la « Question jurassienne » n’ est pas réglée.

579
Normes, standardisation, variétés

dus. » Le message politique est clairement entendu par les lecteurs et les mili-

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tants, bien des années après la première édition du roman. André Muller
rappelle par exemple « l’ opinion autorisée d’ un de nos plus hauts magistrats »
dans un article rédigé en 1947 pour la brochure Comment on germanise le Jura
et, en 1987, Sorvebal est réédité par le Groupement « Sorbeval » de Tramelan, qui
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avertit ainsi le lecteur dans un avant-propos : « Qui veut comprendre la Question


jurassienne doit lire « Sorbeval » car Virgile Rossel a vécu le drame jurassien dans
son cœur et dans sa chair. […]. En un réquisitoire courageux, vibrant, vigou-
reux, il lance un véritable cri d’ alarme » (p. 7). La menace, c’ est la germanisation
du Jura. En 1987 le canton du Jura existe depuis neuf ans, mais la patrie est
toujours déchirée puisque le sud est resté dans le canton de Berne, à majorité
germanophone. Le groupement « Sorbeval » continue donc la lutte (« La libéra-
tion du Jura méridional est inéluctable », p. 8) et en appelle désormais au droit
international pour légitimer la revendication séparatiste : « toutes les minorités
ethniques, linguistiques et religieuses ont droit au respect de leur culture, de
leur religion et de leur langue » (p. 8).
Précisons enfin que Sorbeval est un village qui n’ existe pas, et que le roman
n’ est donc pas un roman à clé. Mais comme le dit l’ auteur dans sa préface : « J’ ai
observé, je me suis souvenu, et l’ imagination a fait le reste ». Le lecteur familier
du territoire imaginera sans peine une vallée du Jura sud et ne peut s’ empêcher
de traduire Gros-Mont par Chasseral, la Raisse par la Suze et Seeblick par
Bienne. Quant à l’ auteur, il était lui-même fils du maire de Tramelan, à l’ instar
de Julien, un des personnages secondaires du roman, « frêle adolescent si peu fait
pour les rudes travaux de la campagne ou le milieu malsain de l’ atelier » (p. 58),
qui fréquente l’ École cantonale de Porrentruy (comme Rossel), passe son temps
libre à lire Rousseau sous la douce férule de son oncle et fera son droit pour
ouvrir une étude d’ avocat-notaire à Sorbeval.

Les figures du roman : le bon étranger, le mauvais et les indigènes


La manière dont Virgile Rossel fait parler les protagonistes et/ou les commen-
taires du narrateur à propos de leur manière de s’ exprimer permettent de
reconstruire trois catégories de personnages qui dessinent les contours de
l’ idéologie de l’ auteur dans ses dimensions exo- et endogroupales. L’ opposition
entre le « bon » et le « mauvais étranger » est centrale. À ces représentations de
l’ exogroupe « envahisseur » des Bernois germanophones s’ ajoutent celles de
l’ endogroupe « envahi » des francophones jurassiens, sous la forme de quelques
commentaires sur le français parlé à Sorbeval qui illustrent l’ ambivalence des
Suisses romands face au français régional, à la fois symbole d’ une identité pro-
pre et stigmate de la périphérie (De Pietro et Matthey 1993).

580
Idéologie langagière et idéologie tout court : l’exemple de Sorbeval…

Le bon étranger

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Fritz Emmenried, domestique bernois, est le principal représentant de cette
figure. Le narrateur nous le montre dès la première page du roman remontant les
gorges de la Raisse et interpellant un habitant du coin dans un « français appro-
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ximatif que n’ allégeait point l’ accent bernois : combien jusqu’ à Sorbeval ? (…) Il
s’ obstinait, et pour cause, à prononcer : Sorpefal » (p. 11 et 12). Mais il parle déjà
français, langue qu’ il a apprise durant la Première Guerre mondiale, alors qu’ il
était mobilisé dans le Jura nord, et il ne demande qu’ à s’ améliorer en sollicitant
« humblement » des leçons auprès de Juliane, la fille de Daniel Desforges, son
patron. Leçons qu’ elle ne lui accorde pas toujours (elle a parfois la migraine)
mais « Emmenried se contentait de ce qu’ on lui offrait ou de ce qu’ on ne lui refu-
sait pas, et qui valait mieux que rien. Pourvu qu’ il trouvât plus facilement ses mots
et qu’ il perdît son terrible accent… » (p. 31). Les leçons portent leurs fruits et la
jeune fille peut même explorer avec Fritz « l’ un des maquis de notre orthogra-
phe : les participes passés » (p. 88).
Le premier extrait est un des passages clés du roman, d’ ailleurs repris par
Müller dans Comment on germanise le Jura sous le titre « La responsabilité du
pasteur allemand ». Il met en scène la rencontre de Fritz Emmenried, le domes-
tique du maire Desforges, et du pasteur Gottlob Karlen. L’ enjeu du choix de lan-
gue révèle les options acculturatives bien différentes du « bon » étranger qui
désire s’ assimiler et du « mauvais » qui se croit en territoire conquis.

Extrait 1 (pp. 32-33)


Le monsieur à la vertigineuse allure jette à Emmenried un « Grüss Gott » haletant ;
un tranquille « bonsoir » lui répond qui, malgré les leçons de Juliane, est de Trub
infiniment plus que de Sorbeval. Aussitôt de montrer au domestique du maire un
visage desséché et rougeaud, sillonné à gauche par de profondes balafres, et
d’ apostropher Emmenried en sonore dialecte d’ Outre-Thièle.
– De quelle commune es-tu ?
– Je suis de Trub
– « Je suis de Trub ». Auriez-vous honte de parler l’ allemand ?
Il a posé sa seconde question en français. Tout naturellement, comme il passe d’ un
idiome à l’ autre, il substitue le : vous au : tu.
– Ce n’ est pas la langue d’ ici.
– Drôle de raison ! Depuis quand êtes-vous dans le Jura ?
– Depuis le 15 juin.
– Je ne vous ai pas vu à l’ église, cet après-midi.
– J’ ai assisté, ce matin, au sermon de M. Perrelet.
– C’ est moi qui suis votre pasteur, le pasteur Gottlob Karlen.
– Ah !
– Le gouvernement s’ intéresse à ceux des nôtres qui habitent le Jura. Chaque
quinzaine j’ ai un culte à Sorbeval. Je compte que maintenant…

581
Normes, standardisation, variétés

– Je regrette M. Perrelet prêche en français […] puisque je suis chez les welsches,

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je veux vivre avec les welsches et comme eux.
Les balafres que Karlen avait rapportées de l’ Université de Tübingue (sic) se creu-
sèrent et passèrent au rouge lie de vin […] Reprenant son patois et tutoyant
Emmenried, Karlen riposta :
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– […] il y a trois commandements essentiels pour toi : ne pas renier ta langue


maternelle ; ensuite…
– Ça doit être bien égal au bon Dieu qu’ on le prie en allemand ou en français.
– … ensuite, être fier de ta race ; enfin, avoir des principes religieux… Nous nous
reverrons.

Ce dialogue entièrement en français (mis à part la salutation initiale) parvient


tout de même à faire imaginer la scène en suisse-allemand et en français tout en
montrant la dynamique des choix de langues et leurs répercussions immédiates
sur la catégorisation des locuteurs. Aux yeux de Karlen, Emmenried est un
traître… mais son discours d’ assimilé fait de lui un bon Bernois aux yeux des
habitants de Sorbeval, et de Rossel lui-même. L’ utilisation du vouvoiement
coïncide avec le passage au français du pasteur, ce qui montre, outre la bonne
capacité d’ observation sociolinguistique de Rossel, sa croyance en un degré de
civilité supérieur incorporé au français : cette langue permet de mettre de la
distance et du respect urbain entre les individus alors que le dialecte ne connait
que la fraternité informelle et rustique. Nous sommes en plein dans l’ idéologie
portée par Onésime Reclus, qui voit dans le français « l’ idiome supérieur, digne
de sa réputation de langage le plus vif et le plus civilisé de l’ Europe »6. Face au
domestique paisible qui a adopté la langue de civilisation, le pasteur parle le
dialecte sonore d’ Outre-Thielle et porte des balafres qui exhibent le caractère
belliqueux et agressif des Germains7. La sonorité de la langue, le discours com-
minatoire et le visage du pasteur créent une isotopie de la laideur, de la raideur
et du mal qui souligne a contrario à quel point Emmenried est dans le vrai, le
juste et le bon, mais aussi combien l’ harmonieuse et raisonnée civilisation fran-
çaise est plus désirable que l’ agressive et bornée civilisation allemande.
Emmenried, on s’ en doute, finira par épouser la fille de son patron, suite à une
laborieuse déclaration d’ amour en français, enfin osée à la fin du roman par le
domestique suisse-allemand, « garçon sans éducation, sans instruction et qui n’ a
pas d’ autre bien que ses deux bras » (p. 117). De plus, « il est d’ une autre race, il
n’ a pas cette finesse, cette souplesse, ce liant, cette générosité insoucieuse, ce désir
et ce besoin de plaire qu’ ont les welsches » (ibid.), mais malgré cela, Juliane lui

6. France, Algérie et colonies, p. 413.


7. La raison de ces balafres pourrait être militaire. Il était semble-t-il « de bonne tradition chez
les officiers allemands au xixe siècle d’ avoir des balafres au visage, souvent acquises dans des duels
à l’ épée. Elles étaient une marque de courage au combat et de fierté ». Pierre Bühler, Université de
Zurich, communication personnelle.

582
Idéologie langagière et idéologie tout court : l’exemple de Sorbeval…

fait l’ immense honneur de le prendre pour époux et le père Desforges ne s’ y

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oppose pas :
Extrait 2 (p. 119)
– Puisque vous êtes d’ accord, mariez-vous […] Juliane sera Mme Emmenried…
Emmenried-Desforges ! Pour être franc, si j’ avais été Juliane, la question du nom
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et de la race… Les femmes sont les femmes ! […] Le diable, mon bon Fritz, c’ est
que tu viennes de l’ autre bout des gorges… On te welschisera… Toujours est-il
qu’ en voici un de plus à Sorbeval ! […] Vous avez de l’ appétit… Après tout, si vous
nous mangiez, vous ne nous digéreriez pas.

Le dernier tableau du roman nous montre Emmenried, désormais maître du


domaine, houspillant un domestique avec juste « un soupçon d’ accent bernois
dans [son] français ». (p. 124). Ses enfants, Fritz et Daniel, ne parlent évidem-
ment que cette langue (cela va tellement de soi que le narrateur ne nous le dit
même pas), Emmenried est parfaitement assimilé. Les races se sont mélangées
pour le meilleur8 et il est devenu jurassien francophone, comme Péter Messerli,
un autre migrant alémanique de Sorbeval qui laisse de temps en temps échap-
per « un mot désagréable pour des oreilles jurassiennes » (p. 35), lorsqu’ il perd
aux cartes (le lecteur est prié d’ inférer : un juron en suisse-allemand), mais ce
bref changement de langue involontaire ne saurait lui être reproché. Le mélange
des races, symbolisé par les prénoms des deux enfants, n’ est pas stigmatisé, mais
il s’ opère sous le couvert de l’ assimilation linguistique au français. Là encore, on
retrouve une idée chère à Onésime Reclus : les races peuvent se mélanger, pour
autant que les individus-sujets se retrouvent au sein d’ une même langue : « dès
qu’ une langue a « coagulé » un peuple, tous les éléments « raciaux » de ce peuple
se subordonnent à cette langue […] la langue fait peuple. »9 Le roman s’ achève
sur un dernier dialogue entre Daniel Desforges, père de la mariée et maire de
Sorbeval, et l’ oncle Adam-Louis (l’ adorateur de Rousseau) à propos de son
désormais beau-fils :
Extrait 3 (p. 123)
– (…) Emmenried serait, un de ces quatre matins, candidat du parti paysan au
Grand Conseil que ça ne me surprendrait pas du tout… Respect pour mon gen-
dre ! Je n’ étais pas très fier du choix de Juliane. Un domestique, un Allemand !…
Mais Emmenried a le nez creux et la bosse des affaires (…) Un peu braque, le
garçon, et il nous conduirait tous à la baguette s’ il n’ y avait pas Juliane. Non pas
qu’ elle soit un dragon en tablier de cuisine. Elle a sa façon à elle de le prendre.
– C’ est que Juliane…
– Est une Desforges, parbleu !

8. Près de trente ans plus tard, Marcel Godet (dans « La langue française ») considère également
que l’ immigration des Alémaniques dans le canton de Neuchâtel « constitue à certains égards
un apport utile comme élément de rajeunissement ethnique ». Cahiers de l’ Institut neuchâtelois,
1954, p. 13.
9. Un grand destin commence, p. 116.

583
Normes, standardisation, variétés

Le mélange des races a été fécond : le couple a engendré deux garçons et une fille

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(donc trois Jurassiens), Fritz Emmenried a épongé les dettes de son beau-père
grâce à son sens aigu des affaires, et sa sobriété toute germanique aura eu de
l’ effet sur le Jurassien un peu trop porté sur les petits verres de goutte au café :
Daniel Desforges a signé la tempérance10.
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Virgile Rossel mobilise deux stéréotypes bien connus des Romands et des Alé-
maniques pour camper ces personnages : les premiers sont « légers » (léchères,
comme le prononcent souvent les Romands, imitant l’ accent de leurs compa-
triotes) et les seconds « profitieren » (p. 17), c’ est-à-dire qu’ ils « profitent toujours
de l’ occasion11 », qu’ ils ont un sens aigu de la conduite des affaires. Mais ces
stéréotypes sont très ambivalents : la légèreté est condamnable quand elle pousse
à s’ adonner à la boisson, mais positive lorsqu’ il s’ agit de style langagier et d’ édu-
cation. Le côté « profitieren » est condamnable lorsqu’ il conduit à s’ approprier
le bien d’ autrui sans accepter de devenir comme lui (comme on va le voir avec la
figure du mauvais étranger), mais digne d’ admiration lorsqu’ il relève du sérieux,
du travail et du sens des affaires. Rossel fait preuve d’ une pondération et d’ un
sens du compromis jusque dans ses stéréotypes, révélant par là sa nature pro-
fondément suisse (et radicale) !

Le mauvais étranger
Face à cette figure du « bon » étranger qui contribue à la vitalité de la population
jurassienne, se dresse celle de Hans-Uli Zürcher, fermier anabaptiste de la Che-
valette (qu’ il s’ obstine à nommer Rossboden, au grand dam du propriétaire
Daniel Desforges). L’ extrait suivant présente la scène où le fermier vient faire
une offre d’ achat du domaine dont il est seulement locataire, mais qu’ il a bien
l’ intention d’ acquérir en « profitant » du malheur du paysan-maire : ce dernier
a été ruiné par un affairiste bernois qu’ il avait eu la mauvaise idée de cautionner,
et il s’ est en plus cassé la jambe en pourchassant un voleur (alémanique). Il
reçoit son fermier couché dans son lit, sans pouvoir se lever. Il est bien dans une
position de faiblesse et Hans-Uli va en profiter…
Extrait 4 (pp. 81-82)
– Bonjour, Grüss Gott. Neige tombe pas, cette année. Tombera. Sentir rhuma-
tismes.
L’ anabaptiste Hans-Uli Zürcher, le fermier de la Chevalette, usait d’ un français
bizarre, tout en ellipses, tout farci d’ allemand bernois, et que Daniel appelait le
« négro-tütch ». […]

10. « Tempérance, pop. Tempé, s. f. Engagement d’ abstinence des boissons alcooliques : signer
la tempérance (ou simplement signer) ». William Pierrehumert, Dictionnaire du parler neuchâte-
lois et suisse romand, 1926.
11. Le Dictionnaire Suisse romand relève un emploi régional profiter de + inf. ou en emploi absolu
avec le sens de « profiter de l’ occasion » et précise qu’ on le rencontre fréquemment en Suisse
alémanique dans la langue de la publicité (« Profitieren Sie »).

584
Idéologie langagière et idéologie tout court : l’exemple de Sorbeval…

– Commissions à Sorbeval… Profite pour régler compte avec vous.

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– Un peu d’ argent ne sera pas de refus.
De la gorge de Hans-Uli s’ échappa une sorte de gazouillis moqueur.
– Hé, hé… Ha, ha !… Hi, hi !… Vous devoir Geld à moi.
– Elle est mauvaise !
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– Moi prouver. Beaucoup réparations… Très chers, ouvriers, très chers. Und…
– Und quoi ?
Dans son charabia, Hans-Uli exposa laborieusement [toutes les dépenses qu’ il
avait dû engager]
– Ai chagrin pour vous, monsieur maire. Benggeli, Lump, canaille. Fabricant de
Seeblick, cautionné par vous, au-dessous de ses affaires. Et votre Unfall… Albiser,
aussi une canaille. A volé cinq poules à moi, avant-hier…

Hans-Uli parle une variété de français que l’ auteur, via son personnage jurassien,
dénomme « négro-tütsch ». Le sens de l’ observation sociolinguistique de Rossel
est cette fois moins pointu : la variété qu’ il met dans la bouche du Bernois est
assez peu vraisemblable. Certains traits sont typiques de la Variété de Base
décrite par Klein et Perdue (1997) (absence de flexion verbale, verbe implicite,
absence de détermination…), mais Hans-Uli emploie tout de même le futur et
surtout un lexique un peu trop élaboré pour une interlangue (« Fabricant de
Seeblick cautionné par vous »). Ce français « bizarre et farci d’ allemand bernois »
(p. 81) sert à épingler le mauvais migrant, celui qui vient coloniser la terre juras-
sienne, refuse d’ abandonner sa langue rustique pour le français et surtout
n’ hésite pas à changer les toponymes ancestraux (« La Chevalette, pour nous de
la montagne, plus la Chevalette : Rossboden »).
Le fantasme de n’ être plus maître chez soi s’ exprime dans une maxime mise
dans la bouche du pasteur Perrelet : « Vivre et laisser vivre ceux chez lesquels on
vit » (p. 92), phrase qui de l’ avis de l’ oncle rousseauiste est sublime : « il n’ y en
avait pas une, dans les Œuvres complètes de Rousseau, qui fût d’ une plus sobre,
ni d’ une plus saisissante éloquence » (ibid.). Le fantasme d’ être « dévorés » par
l’ envahisseur bernois (même si mal « digérés », cf. extrait 2) se nourrit d’ une acti-
vité angoissante de classification des patronymes des votants de la commune :
« En consultant les registres électoraux, Dufresnes découvrit que, sur trois cent
quarante-six noms, cent soixante-deux étaient à désinence germanique. » (p. 91).
La toponymie et l’ onomastique se voient investies d’ enjeux symboliques déter-
minants, qui expliquent les légères réticences du père à l’ idée du mariage de sa
fille : ce sont moins les considérations sociales (un domestique qui épouse la
fille du maire) que symboliques qui les entraînent (sa fille change de nom, reçoit
un nom germanique qu’ elle transmettra à ses descendants, même si Juliane aura
à cœur de faire suivre son nom d’ épouse par celui de son père, cf. extrait 2).
Le mauvais étranger est donc celui qui veut faire sienne la terre du Jura mais qui
ne veut pas renoncer à la langue de sa « race », l’ allemand de Berne, à laquelle il
n’ a plus droit puisqu’ il est chez les welsches (cf. extrait 1). Il pratique aussi

585
Normes, standardisation, variétés

l’ endogamie12. En bref, le mauvais étranger refuse de se plier à l’ injonction

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assimilatrice du peuple jurassien, qui est aussi une injonction civilisatrice de la
Langue française (on ne dit pas encore Francophonie). Le Jura est en effet une
« petite France hors de France »13 et les migrants alémaniques, à l’ instar des
indigènes d’ Onésime Reclus, ont tout intérêt à abandonner leur dialecte (alé-
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manique pour les premiers, arabe pour les seconds) au profit d’ une langue qui
a infiniment plus de valeur universelle grâce à son potentiel civilisationnel har-
monieux. En effet, comme le note Provenzano (2010 : 97), l’ enjeu de la franco-
phonie selon Reclus est bien d’ opposer une colonisation heureuse et irénique
face à celle perçue comme agressive et conflictuelle de l’ Allemagne (symboli-
sées par les balafres du pasteur Karlen, comme on l’ a vu ci-dessus, extrait 1).
L’ impression dérangeante que les Bernois sont un peu à Rossel ce que les Algé-
riens sont à Reclus est renforcée par la dénomination dévalorisante de négro-
tütch, qui fait irrésistiblement penser à celle de « petit-nègre », expression qui
fleure bon l’ époque des colonies, et qui est définie, selon les dictionnaires,
comme un français rudimentaire, incorrect, parlé par les indigènes des colonies
françaises (Amedegnato et Sramski 2003 : 16). Si en Algérie la colonisation
française a pour mission de civiliser les indigènes, dans le Jura, c’ est l’ inverse : les
« colons bernois » seront civilisés par la langue et la culture française de ses habi-
tants ! Dans les deux cas, il s’ agit bien de s’ assimiler à cette grande langue de civi-
lisation pour s’ incorporer à la « francophonie » (désignation anachronique, mais
c’ est bien cette idée de francophonie universelle qui est en train d’ apparaître).
Face aux autres et à leur manière de parler et d’ apprendre ou de ne pas appren-
dre le français, il y a donc les Jurassiens. Comment Rossel envisage-t-il leur
langue ?

Les indigènes
Le français parlé par les Jurassiens du roman est très standard. Mais Rossel
n’ hésite pas à mimer l’ oral de manière plaisante (dislocations, co-énonciation,
registre familier) ni à utiliser des régionalismes en les signalant par des guille-
mets. Ils sont la plupart du temps mis dans la bouche de Daniel Desforges : « je
peux bien me “corder14” une once de bon sang » (p. 30), « c’ est que j’ ai un “gouver-
nement” plus raide que la justice de Berne » (p. 17, pour parler de sa femme). Dans

12. Cette question n’ est pas explicitement thématisée dans le roman, mais l’ auteur parle bien des
« familles anabaptistes », germanophones, on peut déduire qu’ elles sont linguistiquement endo-
games.
13. On trouve cette formule dans l’ introduction à l’ ouvrage Histoire de littérature française hors
de France, également rédigée par le prolixe Rossel : « Cette langue a été l’ instrument d’ une vie
intellectuelle ardente et riche à ses heures, et c’ est parfois un sentiment d’ admiration étonnée
qu’ on éprouve devant le travail accompli, selon l’ esprit et au profit du génie de leur race, par ces
trois petites France hors de France [i.e. La Belgique, le Canada et la Suisse romande] ». (p. 1).
14. « S’ accorder, se payer », origine dialectale (francoprovençal) mais qui correspond aussi à
l’ allemand gönnen (Pierrehumbert).

586
Idéologie langagière et idéologie tout court : l’exemple de Sorbeval…

la description d’ une activité typique comme le jeu de cartes, Rossel utilise les

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expressions locales, avec un brin de distance condescendante quand même : « ils
étaient trop passionnément attentifs à leur jeu pour échanger entre eux autre chose
que des bouts de phrases baroques et peu variés : “j’ ai les nelle” ; – “stoeck” – ; “les
bours”15 ; – “atout, atout, atout” » (p. 35). Daniel Desforges ne craint pas non plus
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les jurons comme « Tonnerre des Indes » (que l’ on trouve dans La Maison à
vapeur de Jules Verne et qui n’ est pas une expression locale, non plus que « tu
peux te brosser le ventre » (p. 18), mis dans la bouche d’ un voisin de Desforges).
On ne trouve par ailleurs que très peu de formes locales sans guillemets (je n’ en
ai débusqué que trois), et on ne peut savoir si Rossel les utilise sciemment ou
non. L’ absence de guillemets pourrait nous laisser penser que non. Il s’ agit du
fameux question tag typique de la Suisse romande « ou bien » (« Hé c’ est encore
le père qui commande. Ou bien ? »), d’ un « billon16 » et d’ un « lundi bleu »17 qui
apparaît dans un dialogue symbolisant bien la relation entre le père paysan et le
fils futur « gratte-papier », qui a de la peine parfois à se lever le matin :
Extrait 5 (p. 42)
– On n’ aurait pas eu besoin de t’ arracher de ton lit, si tu n’ étais pas resté jusqu’ à
minuit chez ton oncle à lire des bêtises.
– Nous nous sommes oubliés dans l’ Émile de Rousseau, un livre…
– Oh ! un livre comme les autres. Tu ferais mieux de te coucher en même temps
que nous. Tu as une figure de lundi bleu.

Mis à part le maire Desforges, qui semble moins sensible au prestige des lettres
que l’ auteur du roman, les Jurassiens sont présentés comme des gens bien édu-
qués, y compris les femmes, ce qui est progressiste pour l’ époque, notons-le
(Rossel est aussi l’ auteur d’ un roman taxé par lui-même de « féministe »18 !) :
La future épouse de Fritz, Juliane, a fait une école en Suisse allemande : « Après
une année et demie de pensionnat à Waedenswyl, dans le canton de Zurich pour
apprendre l’ allemand, elle était rentrée à Sorbeval aussi simple de goûts et aussi
peu ménagère de ses bras qu’ à l’ heure du départ » (p. 19). On a vu plus haut à quel
point Fritz se sent honoré d’ être remarqué par cette jeune femme à la fois ins-
truite, modeste et travailleuse (des valeurs portées par le protestantisme éman-
cipé de Rossel) ; Julien, le frère de Juliane, fait donc des études, lit l’ Émile, et sa
constitution fragile lui interdit les travaux des champs ou de l’ usine. Quant à

15. Désignation du neuf et du valet d’ atout dans le jeu de cartes appelé Jass ou stöck, très popu-
laire en Suisse romande : cf. Pierrehumbert steuquer, faire un steuc.
16. « Bille, tronc, pièce de bois en grume ou écorcée provenant du sectionnement d’ un tronc
(« plante ») et destinée à être sciée en planches ». Ce sens est commun à la Suisse romande (Pier-
rehumbert).
17. « Jours de loisirs supplémentaires que s’ accordaient quelques ouvriers horlogers ». Répertoire
officiel des plaques explicatives de la toponymie urbaine de la Chaux-de-Fonds (Passage des
Lundis-bleus).
18. Ce que femme veut…, roman féministe, Neuchâtel, 1931.

587
Normes, standardisation, variétés

l’ oncle Adam-Louis Mallet, vieux sage qui consacre sa vie à Rousseau, il a trans-

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mis sa passion à son neveu… Il faut encore ajouter à cette liste de personnages
l’ instituteur du village, qui épousera une jeune fille ayant accompli un appren-
tissage et exerçant le métier de relieuse (encore les livres…).
Si les Jurassiens sont des gens instruits, ils n’ en sont pas moins de la périphérie,
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mais ils l’ assument. Une scène du roman brosse la rencontre entre deux « socié-
tés de jeunesse » au sommet du Gros-Mont : celle de Sorbeval (Jura sud) et celle
de la Chaux (Jura nord). Cette scène donne l’ occasion à Rossel de renvoyer tous
les Jurassiens dos-à-dos (extrait 6, où un Jurassien du sud repère un accent du
nord, celui des « Montagnons ») et de stigmatiser légèrement la facilité d’ un
calembour lancé par un Jurassien du nord qui a un peu forcé sur le vin blanc de
Neuchâtel (extrait 7) :

Extrait 6 (p. 48)


– Qu’ est-ce que ces particuliers-là ? grommèle le fils Käser. Des Montagnons, sans
doute, à en juger par leur accent.
– Si tu te figures que tu as l’ accent de Paris toi !

Extrait 7 (p. 52)


Et c’ est le moment du départ ! La fanfare de la Chaux peut ne pas quitter le Gros-
Mont avant la nuit : elle n’ a pas « charge de dames », comme le rappelle Jacques
Frésard, non sans tirer quelque vanité de ce médiocre à-peu-près.

Périphérie ne signifie pas pour autant insignifiance ou rejet des racines locales.
Au contraire, Rossel fait dire à un Jurassien du sud, qui a les larmes aux yeux en
écoutant ceux du nord chanter les Vâlats de Mieco (Les valets de Miécourt), qu’ il
est bien dommage que « dans le Val des Sorbes, le patois ne soit plus guère qu’ un
souvenir » (p. 49). Daniel Desforges cite un proverbe en patois : « La grand’ maman
Desforges avait raison : « Après lai risatte, lai pueratte », – après les rires, les
pleurs » (p. 81). Nulle trace dans le roman d’ un sentiment de honte envers ce
patois. Rossel le considère comme la langue des ancêtres garante de l’ originalité
et de l’ indigénat du peuple jurassien. Il ne menace pas le français et distingue
les Jurassiens parmi les francophones (Cotelli, 2007 : 67).
Il est plaisant de constater que la Constitution jurassienne de 1978 contient un
article sur la défense du patois et que, par ailleurs, le canton s’ est doté en octo-
bre 2010 d’ une loi concernant l’ usage de la langue française, dont l’ article 9
alinéa a) stipule : « L’ État assure un enseignement qui permet la maîtrise et suscite
l’ amour de la langue française ».
Voilà qui doit combler d’ aise les mânes de Virgile Rossel !

588
Idéologie langagière et idéologie tout court : l’exemple de Sorbeval…

Conclusion

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Des quelques analyses qui précèdent, il me semble pouvoir tirer les deux
conclusions suivantes à propos de l’ idéologie de Virgile Rossel :
t -FDPNCBUKVSBTTJFOCBTÏTVSMJEÏFEFMB3BVSBDJFVOFFUJOEJWJTJCMFWBEF
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pair avec une conception essentialiste des peuples. Essentialiste mais non
raciste puisque Rossel valorise au contraire l’ assimilation et le mélange
des « races » sous la bannière du français.
t "VEFMËEVQMBJEPZFSQPVSMBTTJNJMBUJPOMJOHVJTUJRVFEFTNJHSBOUTHFSNB-
nophones, Virgile Rossel est un des premiers diffuseurs de l’ idéologie
« francodoxe » (Provenzano 2011), basée sur des croyances en la supério-
rité naturelle de la langue française, dont la France est le « foyer central ».

La francodoxie perdure aujourd’ hui, mais elle a changé de discours. La procla-


mation des valeurs de la démocratie et des droits de l’ homme a remplacé le
discours sur les progrès de la civilisation, mais la francophonie s’ invente tou-
jours une vocation universelle et fraternelle liée à une langue et à des valeurs
qu’ elle porterait spécialement bien en raison de son histoire. « Le français
revendique sa vertu rassembleuse, donnons-lui sens et substance en nous inspi-
rant de la diversité culturelle, de l’ amitié et de la fraternité entre les peuples ».
Ce n’ est pas Virgile Rossel qui le dit, mais Élisabeth Baume-Schneider, ministre
jurassienne et présidente de la Conférence Intercantonale de l’ Instruction
Publique des cantons romands et du Tessin (CIIP) en 201119.
Provenzano (2011) annonce la mort de la francophonie… Mais dans le canton
du Jura l’ idéologie francodoxe semble avoir encore de beaux jours devant elle !

Textes utilisés (par ordre chronologique)


Reclus, O. (1887), France, Algérie et colonies, Paris, Hachette, [en ligne] http://
gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k75061t
Rossel, V. (1895), Histoire de la littérature française hors de France, Lausanne,
F. Payot.
Reclus, O. (1917), Un grand destin commence, Paris, La Renaissance du livre, [en
ligne] http://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k72918f
Rossel, V. (1991 [1925]), Sorbeval. Roman jurassien, Delémont, Imprimerie
jurassienne S.A.

19. Éditorial du programme de la 16e semaine de la langue française et de la francophonie,


Conférence intercantonale de l’ Instruction publique des cantons romands et du Tessin, Neuchâ-
tel, 2011.

589
Normes, standardisation, variétés

Gressoz, J., Béguelin, R., Muller, A., Chatelain, R. & Schwander, A. (1947),

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Comment on germanise le Jura, Porrentruy et Tramelan, Cahier spécial de la
« Cité Nouvelle ».
Godet, M., Lombard, A., Bauer, E., Braichet, R., Berthoud, E. & Redard, G.,
(1954), « La langue française. Entretiens de Neuchâtel », Cahiers de l’ Institut
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neuchâtelois, n° 4, Neuchâtel, Éditions de la Baconnière.

Bibliographie
Althusser, L. (1970). Idéologie et appareils idéologiques d’ État. (Notes pour une
recherche). Version électronique établie par J.-M. Tremblay [Article origina-
lement publié dans La Pensée no 151, juin 1970, puis dans Positions (1964-
1975), Paris, Les Éditions sociales, 1976, 67-125. [en ligne] http://dx.doi.
org/doi:10.1522/030140239
Amedegnato, S. & Sramski, S. (2003), Parlez-vous petit nègre ? Enquête sur une
expression épilinguistique, Paris, L’ Harmattan.
Berrendonner, A. (1982), L’ éternel grammairien, Berne, Lang.
Cotelli, S. (2007), « Stéréotypes et autonomisme : représentations linguistiques
dans le combat mené pour l’ indépendance du Jura (Suisse) », Stéréotypage,
stéréotypes : fonctionnements ordinaires et mises en scène, H. Boyer (dir.),
tome 2, Identité(s), Paris, l’ Harmattan, 59-69.
De Pietro, J.-F. & Matthey, M. (1993), « “Comme Suisses romands on emploie
déjà tellement de germanismes sans s’ en rendre compte…” Entre insécurité
et identité linguistiques : le cas du français à Neuchâtel (Suisse) », Cahiers de
l’ institut de linguistique de Louvain 19 (3-4), 121-136.
Klein, W. & Perdue, C. (1997), « The Basic Variety », Second Language Research
13 (4), 301-347.
Kroskrity, P.V. (2004), « Language Ideologies », A Companion to Linguistic
Anthropology, A. Duranti (ed.), Malden, Oxford, etc., Blackwell Publishing,
496-517.
Pierrehumbert, W. (1926), Dictionnaire du parler neuchâtelois et suisse romand,
Neuchâtel, Éditions Attinger.
Provenzano, F. (2011), Vie et mort de la francophonie. Une politique française de
la langue et de la littérature, Liège, Les Impression nouvelles (Réflexions
faites).
Silverstein, M. (1979), « Language Structure and Linguistic Ideology », The Ele-
ments : A Parasession on Linguistic Units and Levels, P.R. Clyne, W.F. Hancks
& C.L. Hofbauer (éds), Chicago, Chicago Linguistic Society, 193-247.

590
Idéologie langagière et idéologie tout court : l’exemple de Sorbeval…

Thibault, A. (1997), Dictionnaire suisse romand. Particularités lexicales du fran-

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çais contemporain. Lausanne, Éditions Zoé (sous la direction de P. Knecht
et avec la collaboration de Gisèle Boeri et Simone Quenet).
Woolard, K.A. (1998), « Language Ideology as a Field of Inquiry », Language
Ideologies. Practice and Theory, B.B. Schieffelin, K.A. Woolard & P.V. Kros-
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krity (éds), Oxford & New York : Oxford University Press, 3-47.
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L’ IMPOSITION PROGRESSIVE DE L’ANGLAIS


COMME LANGUE VÉHICULAIRE EN EUROPE
ET LA STANDARDISATION
DES LANGUES NATIONALES EUROPÉENNES

Georges Lüdi
Université de Bâle

1 Au mois d’ avril 2001, Juliane House, professeure de linguistique anglaise en


Allemagne et excellente connaisseuse de la situation des langues en Europe,
publia un petit pamphlet en faveur de l’ adoption de l’ anglais international
comme langue de communication au sein de l’ Union :

The language policy in the European Union is both ineffective and hypocritical,
and its ideas of linguistic equality and multilingualism are costly and cumbersome
illusions. Why have these illusions been kept up for so long ? (…) In the name of
the high ideal of linguistic equality a time-consuming, expensive and increasingly
intractable translation machinery is maintained that is doing its best to translate
the illusion of equality into illusions of multilingualism and translatability. (Juliane
House, The Guardian Weekly, 19 avril 2001)

Pour qui a étudié l’ histoire de la langue française, cela rappelle le débat des
années 1990 du xviiie siècle. À l’ époque de la Révolution, une partie importante
de la population de la France ne parlait pas français, mais un ensemble de dia-
lectes, voire de langues régionales, romanes et non romanes. Comment leur
permettre de participer à une communauté de discours nationale ? Le 14 janvier

593
Normes, standardisation, variétés

1790, sur proposition du député François-Joseph Bouchette, l’ Assemblée Natio-

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nale décida de « faire publier les décrets de l’ Assemblée dans tous les idiomes
qu’ on parle dans les différentes parties de la France ». L’ argument principal
avancé était : « Ainsi, tout le monde va être le maître de lire et écrire dans la
langue qu’ il aimera mieux ». Selon cette idéologie profondément pluraliste, les
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instances gouvernementales devaient s’ accommoder aux compétences linguis-


tiques des citoyens ; et la traduction représentait le moyen principal pour ce
faire. Or, la qualité insuffisante – et les frais exorbitants – de ces traductions se
combinant avec un changement radical de la politique en direction de plus de
centralisme (Schlieben-Lange 1996, Bochmann 1993), une toute autre attitude
obtint gain de cause quelques années plus tard.

Dès que les hommes pensent, dès qu’ ils peuvent coaliser leurs pensées, l’ empire
des prêtres, des despotes et des intrigants touche à sa ruine. Donnons donc aux
citoyens l’ instrument de la pensée publique, l’ agent le plus sûr de la révolution, le
même langage

lit-on dans le Rapport du Comité de salut public sur les idiomes du 8 pluviôse an II
(1794) de Bertrand Barère de Vieuzac. Quelques mois plus tard, Henri Grégoire
présentait son Rapport sur la Nécessité et les Moyens d’ anéantir les Patois et
d’ universaliser l’ Usage de la Langue française du 16 prairial n II (1794) dans
lequel il argumentait, lui aussi, en faveur d’ une langue unique :

On peut assurer sans exagération qu’ au moins six millions de Français, surtout
dans les campagnes, ignorent la langue nationale ; qu’ un nombre égal est à peu près
incapable de soutenir une conversation suivie ; qu’ en dernier résultat, le nombre de
ceux qui la parlent n’ excède pas trois millions, et probablement le nombre de ceux
qui l’ écrivent correctement encore moindre. (…) Tout ce qu’ on vient de dire
appelle la conclusion, que pour extirper tous les préjugés, développer toutes les
vérités, tous les talents, toutes les vertus, fondre tous les citoyens dans la masse
nationale, simplifier le méchanisme et faciliter le jeu de la machine politique, il faut
identité de langage. (…) L’ unité de l’ idiome est partie intégrante de la révolution.

Comme dans le petit texte de Juliane House, l’ « unité de l’ idiome » prévaut sur
les valeurs identitaires de la diversité des langues et dialectes, à laquelle est rat-
tachée une image de passéisme, de provincialisme et d’ ignorance.

2 Or, si l’ on se penche un peu plus près sur les deux situations, le parallélisme
est beaucoup moins évident. Il est vrai que, dans les deux cas, un marché intégré
se met en place, national dans le cas du français, européen dans le cas de
l’ anglais, marchés qui exigent (ou permettent) une plus grande mobilité de la
main-d’ œuvre et, surtout, des instruments de communication à portée natio-
nale et européenne respectivement. Des moyens de transports (les chemins de
fer aux xviiie/xixe, les autoroutes et le trafic aérien aux xxe/xxie s.) permettent

594
L’imposition progressive de l’anglais comme langue véhiculaire en Europe…

de franchir rapidement les anciennes frontières linguistiques. De nouveaux bras-

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sages de la population font cohabiter des personnes d’ origines linguistiques et
géographiques différentes. Dans les deux cas, ce sont les élites qui s’ accommo-
dent le mieux de la nouvelle langue de travail et se prononcent en faveur de la
soi-disant efficacité de la communication au détriment de l’ équité.
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Mais les différences sont tout aussi importantes. Dans le cas du français, les
mesures d’ aménagement du statut de cette langue faisaient suite à des siècles
d’ élaboration d’ une norme endogène (aménagement du corpus, selon Haugen
1983) ; dans le cas de l’ anglais, on recule devant la codification du « Euro-english »
(voir les débats engendrés par quelques publications de Barbara Seidlhofer et
Jenny Jenkins dans les années 1990) et on plaide pour – plusieurs ! – normes
exogènes. Le choix d’ une langue unique correspondait à une politique linguis-
tique explicite et faisait partie d’ un effort de construction d’ une nation ; aussi,
les acteurs principaux de la « francisation » de la France étaient-ils politiques et
intellectuels. Par contre, ceux qui prônent l’ anglais comme lingua franca appar-
tiennent plutôt au monde économique et scientifique : s’ ils revendiquent une
langue unique au nom du profit, aucune valeur culturelle ne semble y être liée ;
ils invoquent au contraire la « neutralité » de l’ anglais international par rapport
aux cultures nationales véhiculées par les langues respectives. N’ ayant pas le
contrôle de l’ instrument des systèmes éducatifs, ils favorisent plutôt des formes
de politiques linguistiques implicites en travaillant l’ opinion publique pour
qu’ elle accepte ou favorise des investissements supérieurs dans l’ acquisition/
enseignement de la nouvelle langue de prestige. Enfin, si l’ idéologie de l’ homo-
généité linguistique au nom de la maxime « une nation – une langue » semble
avoir été largement incontestée en France jusqu’ à très récemment, malgré cer-
tains effets pervers1 (il y eut bien sûr des mouvements revendiquant les lan-
gues régionales [voir par ex. Moliner 2010], mais qui restèrent largement
minoritaires), un débat idéologique a actuellement lieu sur l’ arène européenne
entre les champions de l’ anglais et ceux qui continuent à croire aux valeurs de
la diversité linguistique. Nous prendrons pour témoin Jean-Claude Beacco qui
se fait l’ écho d’ une philosophie du multilinguisme particulièrement caractéris-
tique du Conseil de l’ Europe :

Les politiques linguistiques éducatives sont fondées, dans les institutions euro-
péennes sur le plurilinguisme. […] Le plurilinguisme est à considérer sous ce
double aspect : il constitue une conception du sujet parlant comme étant fonda-
mentalement pluriel et il constitue une valeur, en tant qu’ il est un des fondements
de l’ acceptation de la différence, finalité centrale de l’ éducation interculturelle. À
ces titres, il constitue l’ un des fondements possibles d’ une appartenance euro-

1. Je me souviendrai toujours de ce passage d’ Alain Berrendonner (1982) dans lequel il stipu-


lait que l’ Éducation nationale n’ avait pas réussi à ce que tous les petits Français pratiquent le « bon
usage », mais qu’ elle leur avait inculqué la conscience de parler mal.

595
Normes, standardisation, variétés

péenne. […] Si les Européens n’ ont pas de langue commune à laquelle s’ identifier

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pour percevoir affectivement leurs appartenances à cet espace, ils disposent tous,
effectivement ou potentiellement, d’ une même compétence plurilingue, déclinée
en milliers de répertoires différents, qui est le véritable vecteur commun d’ une
« identité linguistique » partagée et non repliée sur elle-même (http://www.ciep.fr/
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courrieleuro/2004/0204_beacco.htm)

Dans ce contexte, deux questions se posent : (a) quels sont les avantages et les
désavantages d’ une solution unilingue aux problèmes communicatifs de l’ Europe
ou, en d’ autres termes, quel serait le prix à payer pour le « tout anglais » et quelle
en serait la valeur ajoutée ? (b) Est-ce que d’ autres solutions seraient envisagea-
bles et, si oui, quels coûts et quels bénéfices engendreraient-ils ? Nous présen-
terons dans ce qui suit quelques remarques issues d’ un projet de recherche
européen sur la gestion de la diversité linguistique (http://dylan-project.org)
qui, sans fournir de réponses définitives, posent tout de même quelques jalons
pour une méta-réflexion sur les politiques linguistiques européennes. Ces remar-
ques reposent sur le principe que le choix entre ces solutions devrait être moins
déterminé par des idéologies que par les résultats de recherches empiriques ; et
elles s’ appliquent, en principe, partout là où des solutions unilingues sont envi-
sagées, dans des contextes nationaux aussi bien que continentaux ou internatio-
naux.

3 Un des arguments majeurs contre le pluralisme est celui des coûts élevés de
la traduction, déjà avancés par Juliane House et les membres de l’ Assemblée
nationale de 1794, mais aussi des investissements nécessaires dans l’ enseigne-
ment/apprentissage de langues étrangères. Or, il se pourrait que ce soit au
contraire le fait d’ utiliser plusieurs langues qui aboutisse à un avantage compé-
titif pour les individus, mais aussi et surtout pour les institutions concernées.
Ne pouvant entrer, ici, dans tous les détails (voir Lüdi 2010, Yanaprasart 2010),
nous nous bornerons à mentionner trois groupes d’ arguments à ce propos :

t j0OWFOENJFVYEBOTMBMBOHVFEVDMJFOUx
Dans notre banque de données, l’ argument de la langue du client est souvent
mentionné dans le discours des responsables des entreprises, aussi bien pour les
PME que pour les grands groupes internationaux.2 Le français pour vendre des
instruments de mesure de provenance allemande et suisse sur les marchés fran-
cophones, le portugais pour les produits d’ un groupe alimentaire helvético-
anglais au Brésil, le croate pour vendre des médicaments à des médecins de ce
pays (qui comprendraient pourtant sans doute l’ anglais, corporate language du
groupe pharmaceutique qui les produit et dont le siège est en Suisse), etc.

2. Rappelons, ici, que le module bâlois du projet DYLAN concerne précisément la gestion des
langues dans le monde des entreprises (voir Lüdi éd. 2010 pour les premiers résultats).

596
L’imposition progressive de l’anglais comme langue véhiculaire en Europe…

t j-FTDPMMBCPSBUFVSTTPOUQMVTTBUJTGBJUToFU QBSMË QMVTQSPEVDUJGToTJMTQFV-

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vent parler leur propre langue au travail. »
Cet argument est moins évident. N’ est-ce pas justement pour la communication
interne que les entreprises prônent les avantages d’ une langue unique ? Mais nos
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enquêtes ont révélé des dissonances dans la « philosophie linguistique » d’ entre-


prises qui, précisément, misent sur l’ anglais lingua franca. Ainsi, un chef de labo-
ratoire d’ une grande entreprise pharmaceutique nous disait :

Tous les rapports doivent être en anglais. Tout document officiel, le study plan,
doit être en anglais. Le travail expérimental, ça peut être en allemand ou anglais. Il
y a ce que nous appelons raw data, les données brutes, c’ est en allemand. Les wor-
king documents, les documents avec lesquels elles [sc. les laborantines] travaillent,
sont en allemand, et ça, c’ est un peu toléré parce qu’ on est en Suisse. C’ est un
mélange. (…) Donc là, c’ est vraiment pour faciliter, c’ est-à-dire pour que tout le
monde se sente à l’ aise, tout le monde comprenne, tout le monde sur le même
niveau, et puis voilà, efficacité ça veut dire vraiment immédiatement lorsqu’ on a
fini la réunion tout le monde connaît déjà le message. (Jamal H., Pharma A)

Cette attitude se traduit dans des mesures de gestion des langues, comme nous
le confirmait un très haut responsable de la même entreprise :

… si on regarde maintenant les informations pour les collaborateurs c’ est eh c’ est


un petit peu la bataille que je dois constamment mener dans ma fonction, alors les
langues, le minimum de langues que nous faisons, c’ est l’ allemand, le français,
l’ anglais ; vous devez toujours le redire parce que ceux ceux du côté du groupe [sc.
exercent] une une pression que tout soit en anglais, mais alors moi j’ exige deux
langues nationales, alors on le fait toujours aussi en allemand et en français, eh
c’ est ce que l’ on fait (entretien original en suisse-allemand, notre traduction)

Un représentant de la section du personnel dans une autre entreprise, active


dans l’ agrobusiness, confirme que la traduction dans toutes les langues de tra-
vail des cadres s’ impose dans les différentes succursales régionales :

we do not feel like English is naturally the convergence that everyone needs to
have.
we realised that to be able to drive home to employees across the world the real
(…) implications (…) of these eight capabilities (…) in an emotional way, we
cannot do it by explaining to them in English.
Even though all leaders at Agro A speak English, they speak it, and we could very
easily have said this is for leaders and this is a company where everybody can
speak English so let, let’ s give it to them in English. But the depth which is our
foundational principle of the cultural alignment, which is how is it linked to
moving people in deeply resonant ways, it needs to be understood (…) in another
way as in a lingua franca intellectually processing it. And therefore we had it
translated.

597
Normes, standardisation, variétés

And essentially that is the process through which we made it accessible in its

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deepest sense. Yes it’ s expensive and yes it has a couple of iterations that it has to
go through, but the results are well worth the effort. (Karim B., Agro A)

C’ est aussi une question de précision et de qualité de la communication. On rap-


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pellera, ici, la phrase de Rivarol qui affirmait que « celui qui sait bien sa propre
langue est en état d’ écrire ou du moins de distinguer trois ou quatre styles dif-
férents, ce qu’ il ne peut se permettre dans une autre langue. Il faut, au contraire,
se résoudre, quand on parle une langue étrangère, à être sans finesse, sans grâce,
sans goût et souvent sans justesse. » Il est évident que les spécialistes du pluri-
linguisme ne seront pas entièrement d’ accord avec ces propos, car on sait
aujourd’ hui qu’ une excellente maîtrise de plusieurs langues est possible. Pour-
tant, les récits de plusieurs membres d’ entreprises internationales ayant adopté
l’ anglais comme langue de l’ entreprise traduisent un scepticisme certain. Ainsi,
une autre membre de la section du personnel de Agro A, par ailleurs parfait
bilingue allemand-anglais, nous avouait :

Ich rede in meiner Sprache anders, freier, offener, selbstbewusster, sicherer. (…)
Da gehen also wirklich viele Ideen eigentlich verloren, wenn man sich einfach für
das Englische entscheidet in einer solchen Situation, weil dann nicht alle gleich,
sich gleich wohl fühlen. (Maurice M., Agro A)

t 1BS SBQQPSU BV jUPVU BOHMBJTx FU  CJFO FOUFOEV  BVTTJ BV jUPVU GSBOÎBJTx 
« tout allemand », « tout chinois », etc.), le travail dans des équipes mixtes et
plurilingues promet un gain en créativité.
Les pratiques multilingues au sein d’ une équipe ne permettent pas seulement
aux différents membres de se sentir plus à l’ aise, elles favorisent aussi, selon les
dires des spécialistes, la diversité cognitive :

(…) multilingualism is positioned as a tool kit over here in cognitive diversity.


Because, you can imagine different languages are equipped to sense and to code
different things. (…) it can promote cognitive diversity in a team, by giving parity
to speakers of different languages, within in a team, rather than, as has been tra-
ditionally done, having a person adopt a secondary, second language in order to fit
with the team by giving, by democratising languages in a mixed environment. (…)
And, so there’ s that competitive advantage from a marketing and strategic
perspective, and, as a part of our innovation agenda, using multilingualism as a
means of driving innovation. (Karim B., Agro A)3

3. Cette « théorie quotidienne » d’ un cadre d’Agro A n’ est évidemment pas à confondre avec
des résultats de recherches en psycho- et neurolinguistique qui favorisent, aujourd’ hui, la dite
Three-Store-Hypothesis selon laquelle les différents lexiques d’ une personne plurilingue reposent
sur un système conceptuel commun. Pourtant, il s’ agit de distinguer entre ce système conceptuel
et les significations lexicales qui le représentent dans les langues particulières (Paradis 2004 : 198).
Dans ce sens, « a toolkit that a culture, a country uses to encode its realities » ne doit pas être

598
L’imposition progressive de l’anglais comme langue véhiculaire en Europe…

Une créativité accrue résulterait de la conjonction de « [different] worldviews and

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cognitive processes, using different tools to understand the world » qui seraient
liés à la diversité linguistique. Page (2007) confirme qu’ une diversité de perspec-
tives engendre l’ innovation parce que les membres d’ une équipe mixte viennent
d’ horizons différents et que les décisions prises tiennent compte de points de
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vue et de savoirs acquis hétérogènes.


Dans les équipes mixtes, extrêmement fréquentes dans les laboratoires de
recherche, chacun contribue à la performance collective grâce à la force de sa
langue et de ses façons de penser et de voir le monde :
For each of global project, the requirement is from a diversity perspective, is that
we have a good mix from all countries and all cultures. (…) who’ s on that team, is
there somebody from Korea ? Somebody from Brazil ? Somebody from Italy etc.
And it’ s in the context of that team that we should be able to give full play to the
strength of different languages, and what they bring to evaluating and assessing
the challenge that they’ re addressing. (Karim B., Agro A)

Un lien direct est établi, ici, entre le multilinguisme et la diversité cognitive ; or


il s’ agit, bien entendu, d’ une conception sociale, partagée de la cognition. Dans
différentes cultures – la chinoise et l’ américaine, par exemple – il y aurait des
solutions différentes pour résoudre des problèmes, et ces stratégies seraient
linguistiquement codées ; dans une équipe mixte, on négocie une solution à
partir de plusieurs langues et cultures ; si on codait tout de suite tout en anglais,
il y aurait uniformité et moins de créativité. Il est vrai que l’ on croit deviner,
sous-jacents à ce discours, des préjugés répandus sur « les » Chinois ou « les »
Américains. Mais un regard dans les travaux de Lakoff/Johnson (1980) et la
recherche subséquente sur la diversité des champs métaphoriques sur lesquels
reposent les différentes cultures – y compris les cultures scientifiques (par ex.
Drewer 2003) – suffit à montrer qu’ il y a, derrière cette affirmation de Karim
B., bien plus que des stéréotypes. Elle ne présuppose nullement une détermina-
tion générale de la pensée par un système linguistique abstrait ; mais ces expé-
riences suggèrent une influence de la langue – et des champs métaphoriques
qui caractérisent une culture – sur la manière de nous exprimer dans une situa-
tion d’ énonciation (« thinking for speaking », Slobin 1991). Ces conceptions
sont parfaitement compatibles avec la théorie de la cognition située (Resnick
1991) et partagée (Resnickm, Levine et Teasley, 1991 ; Thompson, Levine et
Messick, eds. 1999) :
Recent theories of situated cognition are challenging the view that the social and
the cognitive can be studied independently, arguing that the social context in

compris comme système noématique autonome, mais comme ensemble de configurations de


traits sémantiques lexicalement codés dans des combinaisons plus ou moins différentes d’ une
langue à l’ autre.

599
Normes, standardisation, variétés

which cognitive activity takes place is an integral part of that activity, not just the

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surrounding context for it (Resnick et al., 1991)

En effet, on peut affirmer que la cognition partagée résulte de la co-énonciation


dans l’ interaction, qui est précisément sous-jacente à la notion des répertoires
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plurilingues mobilisés dans l’ interaction. La créativité résulterait donc de ce qui


se construit lorsque deux cultures et deux modes de pensée, voire deux langues
et deux formes de comportements langagiers se rencontrent dans cet in-between
space théorisé par Homi Bhabha (1988, 1994), que nous situons, ici, dans l’ inte-
raction sociale, mais qui peut bien sûr se situer dans l’ esprit même d’ un locuteur
plurilingue et pluriculturel. Une pluralité de langues représente autant d’ outils
que les porteurs de cultures emploient pour mettre en mots leurs réalités. Il ne
s’ agit donc pas seulement d’ une mobilisation conjointe et située de répertoires
linguistiques pluriels pour communiquer créativement en situation exolingue.
Les ressources mises en œuvre embrassent aussi une dimension interculturelle
dans la mesure où les participants placent aussi, sur la table des négociations,
leurs repères conceptuels, leurs cadres de références et d’ interprétations, leurs
représentations culturelles, leurs valeurs, leurs croyances, leurs modes de pen-
ser et leurs façons de résoudre des problèmes différents. Cela va permettre une
riche culture de la discussion, qui risquerait de disparaître si tout le monde ne
se servait que d’ une lingua franca appauvrie4.
Ces arguments renforcent les affirmations de Cox (2008) et de Martin (2007)
concernant l’ impact de la diversité sur la performance de groupes de travail lin-
guistiquement mixtes, observable dans de nombreuses dimensions : linguistique
(mélange de langues), cognitive (création de nouvelles idées, modes innova-
teurs de résolution de problèmes) et socioculturelle (pluralité de repères socio-
culturels, cultures hybrides).

4 Ces réflexions s’ appliquent partout où il existe de la diversité linguistique,


dans des constellations linguistiques très variées, régionales, nationales aussi bien
qu’ internationales. Elles peuvent être approfondies dans plusieurs directions.

4.1 Tout espace communicatif représente un « marché de biens symboliques »


selon Bourdieu (1982) ; par conséquent, pouvoir choisir – ou imposer – parmi
toutes les variétés qui forment les répertoires sociaux des participants, celle qui
est considérée, à un moment donné et en fonction d’ un système de valeur
mutuellement partagé, comme « légitime », signifie occuper une position de
pouvoir. Cela peut être la langue majoritaire dans une société, mais aussi une
langue reconnue comme plus prestigieuse. Cela entraîne des processus de

4. Lors d’ un forum organisé par l’ Académie Suisse des Sciences Humaines et Sociales en 2009,
le président du Fonds national, Dieter Imboden, parlait, à propos de tout devoir dire en anglais,
de la tentative d’ enfiler un fil dans une aiguille en portant des moufles.

600
L’imposition progressive de l’anglais comme langue véhiculaire en Europe…

majoration et de minoration soutenus par les données démographiques (par ex.

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minoration du français et de l’ italien en Suisse par l’ allemand = langue de la
majorité) ou non (par ex. majoration de l’ anglais et minoration de toutes les
autres langues, langues nationales incluses). Ces processus de majoration et de
minoration peuvent être abordés dans une perspective macro avec, au centre,
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les mesures de politique ou de gestion des langues qui détermineront leurs


fonctions institutionnelles (par ex. la « standardisation », c’ est-à-dire l’ imposition
d’ une seule et unique langue pour un état ou une entreprise, ou, au contraire, le
choix de la langue des clients ou la possibilité, pour les collaborateurs, de choi-
sir leur langue de communication officielle avec l’ entreprise, ou, plus générale-
ment, une philosophie de l’ inclusion5) ; dans une perspective micro, on observera
l’ emploi de formes d’ interaction qui relèvent d’ une « culture de la domination »
ou, au contraire, un ensemble de stratégies visant à empêcher toute discrimina-
tion ou à la réparer dans l’ interaction même. Ainsi, nous parlerons de « mino-
ration » non seulement lorsqu’ une institution renonce à l’ emploi de certaines
langues parlées par ses collaborateurs (par ex. la langue nationale locale), mais
aussi chaque fois que la valeur de la langue d’ un des interlocuteurs est mésesti-
mée (par ex. par des rires ou des commentaires désobligeants) ; au contraire, il
sera question de « majoration » lorsque la valeur attribuée à une langue est exa-
gérée aussi bien à l’ aide de mesures qui l’ imposent aux employés que par des
commentaires d’ acteurs justifiant son emploi. On peut faire l’ hypothèse que des
processus de minoration peuvent entraîner des sentiments de malaise et une
perte de créativité et de compétitivité.

4.2 On peut ainsi reconnaître l’ utilité de langues véhiculaires ou lingue fran-


che nationales, que ce soit le castillan entre Basques, Andalous et Catalans ou le
français entre Alsaciens, Corses et Marseillais, ce qui implique l’ exigence, pour
les minorités, d’ acquérir la langue « nationale ». Pourtant, les effets pervers de
la minoration et, surtout, les avantages d’ équipes mixtes sont tout aussi valables
dans ces contextes. Or, pour pouvoir profiter de cet atout plurilingue, les majo-
rités doivent développer au minimum des compétences passives dans les lan-
gues régionales.

4.3 Dans le même ordre d’ idées, il est légitime de demander à des migrants
d’ acquérir la langue d’ accueil, l’ allemand à Berlin, le français à Paris, l’ italien à

5. Avec un de nos informateurs, nous entendons par là « inclusive leadership behaviors that
create and sustain equality of opportunity, fairness, mutual respect, work and style choices, dig-
nity and respect for all ». On voit tout de suite que cette relation étroite entre « équité » et « com-
portements inclusifs » peut être en opposition avec la maxime de l’ efficacité. Cette dernière peut
mener les personnes dont la langue est minorisée à accepter cette minorisation au nom de l’ effi-
cacité, ou certains chefs à exclure potentiellement un participant parce qu’ il est moins ou pas du
tout concerné par ce qui est dit. Mais dans nos données de nombreux contre-exemples prouvent
que ceci n’ est pas du tout la règle.

601
Normes, standardisation, variétés

Rome ; pourtant, leurs langues d’ origine représentent un capital symbolique

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important non seulement pour eux-mêmes, mais aussi en tant qu’ enrichisse-
ment des répertoires sociaux des communautés d’ accueil. La minoration systé-
matique des langues minoritaires « nouvelles », issues de migrations récentes,
risque d’ empêcher que l’ on profite de la richesse qu’ elles représentent. Si
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l’ anglais est de rigueur entre Finlandais, Grecs, Portugais et Suisses pour des
contacts sporadiques, il semble absurde que le migrant portugais parle toujours
anglais s’ il vit et travaille à Helsinki ou à Zurich. En même temps, dans l’ équipe
mixte dans laquelle il travaillera, l’ accommodation ne devrait pas être unilaté-
rale en direction de la langue locale (ou, pire, d’ une lingua franca internatio-
nale) et il faudrait qu’ il trouve des occasions de tirer profit des ressources que
représente sa propre langue. Toutes les statistiques linguistiques tenant compte
du plurilinguisme le montrent : les personnes les plus plurilingues sont les
membres des minorités, historiques ou issues de la migration. Les majorités ont
toujours eu tendance à se satisfaire de la langue dominante, et il a souvent fallu
des mesures coercitives pour les amener à se départir de cette attitude. Or,
l’ atout plurilingue résulte précisément du fait que les membres des majorités
élargissent, à leur tour, leurs répertoires langagiers.

5 Vu dans cette perspective transversale, il ne semble donc pas y avoir de


différences fondamentales entre le traitement de l’ anglais et des langues natio-
nales et régionales au niveau européen et celui des langues majoritaires ou
minoritaires (qu’ elles aient le statut de langues officielles ou non) sur le plan
national. L’ émergence de l’ anglais comme lingua franca ajoute pourtant une
nouvelle touche à ce tableau. Les classes socio-professionnelles moyennes et
supérieures se lancent dans l’ acquisition de l’ anglais, les nombreux « expats »
renoncent progressivement à apprendre les langues locales (scolarisation dans
des écoles internationales en anglais, institutions anglophones) parce que les
élites locales brûlent d’ envie de s’ accommoder à eux – avec, pour conséquence,
l’ appauvrissement cognitif dont nous parlions plus haut.
Il faut se décider pour l’ apprentissage de plusieurs langues. Un répertoire com-
prenant une langue locale (nationale ou régionale) et l’ anglais faciliterait le
passage au « tout-anglais » et ne permettrait pas de profiter de l’ atout plurilingue ;
le répertoire prototypique contiendra donc au minimum : la langue régionale
locale, la ou les langue(s) officielle(s), une langue voisine et une ou plusieurs
langues à portée internationale. Cela ne signifie nullement maîtriser toutes ces
langues à la perfection, mais être capable de mobiliser des ressources hétéro-
gènes en fonction de besoins communicatifs momentanés et locaux. C’ est
l’ objectif de la conception de l’ Union Européenne et du Conseil de l’ Europe
(conception que l’ on nomme aussi schématiquement 1 + 2). Or, pour qu’ elle réus-
sisse, des changements profonds dans la politique de l’ enseignement / appren-
tissage des langues seront nécessaires (entraînement à l’ intercompréhension,

602
L’imposition progressive de l’anglais comme langue véhiculaire en Europe…

décloisonnement de l’ enseignement des langues pour faire profiter au maxi-

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mum les apprenants de leur « compétence d’ acquisition plurilingue » [voir par
ex. Bono/Stratilaki 2009], life long learning, etc.) que nous n’ avons pas la place
de traiter ici, mais qui représenteraient une chance tant pour la préservation de
la diversité des langues en Europe que pour une exploitation optimale de
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l’ « atout plurilingue ».
Enseigner /apprendre plusieurs langues représente une opération coûteuse, en
termes d’ argent aussi bien que d’ efforts pédagogiques et cognitifs qui, en plus,
ne diminuera que très moyennement les frais de traduction dans une Europe
multilingue. Mais le bénéfice de l’ atout plurilingue sur le plan de la créativité et
de l’ efficacité – sans compter le bien-être des travailleurs concernés, évoqué plus
haut – justifie largement, pensons-nous, ces dépenses.

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603
Normes, standardisation, variétés

titut für Französische Sprach- und Literaturwissenschaft (= Acta Romanica

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GRAMMAIRE POLYLECTALE ET RECONCEPTION


RADICALE DE LA STYLISTIQUE

Jean-Michel Adam
Université de Lausanne

En Suisse, où pourtant l’ héritage de Charles Bally aurait pu le permettre, la


stylistique n’ a pas été discutée, ni sous l’ angle de la stylistique linguistique du
successeur de Saussure ni sous celui de la stylistique littéraire1. Dans les Princi-
pes de grammaire polylectale d’ Alain Berrendonner, Michel Le Guern et Gilbert
Puech (1983), la variation apparaît comme un trait d’ organisation pertinent des
systèmes linguistiques et l’ objet de la linguistique devient toutes les variations
syntaxiques, lexicales et phonologiques qui peuvent affecter une langue. Vu
l’ ampleur de cette réflexion épistémologique et de ses implications, je tenterai ici,
en guise d’ hommage, une lecture de la partie signée par Alain Berrendonner :
« La variation polylectale en syntaxe. Hypothèses théoriques générales » et je la
mettrai en relation avec des remarques de linguistes et de philosophes qui ont
plus ou moins approché le changement de paradigme auquel cette contribution
nous invite. Alain Berrendonner part d’ un constat relatif aux limites de la gram-
maire que la grammaire polylectale permet de dépasser :

Les grammaires ont toujours procédé selon le même principe : elles imposaient
aux faits attestés une partition normative en deux sous-ensembles, possible (= per-
tinent, grammatical) vs impossible (agrammatical, non-pertinent). (1983 : 27)
Opérer de cette manière, c’ était fatalement faire passer une frontière arbitraire au
milieu des faits établis, c’ est-à-dire imposer une limite artificielle au beau milieu

1. Voir Adam 1997 et 2006.

605
Normes, standardisation, variétés

du langage, par impossibilité d’ en découvrir d’ emblée les limites naturelles. L’ hy-

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pothèse d’ une grammaire polylectale est au contraire non normative : elle corres-
pond à une structure de pensée où les limites du possible outrepassent largement
celles de l’ attesté.
C’ est-à-dire que les limites entre lesquelles le système autorise un certain « jeu » à
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ses utilisateurs, les bornes que sa « norme régulatrice » propre, son économie même,
assignent aux possibilités de variation, se trouvent bien au-delà de ce qui est effec-
tivement dit, même par « lapsus », et ne sauraient donc être reconnues d’ emblée.
C’ est au terme du discours de simulation grammaticale que l’ on peut espérer être
en mesure de les désigner. (Berrendonner 1983 : 28)

La grammaire et les limites du système-langue « ne sont perçues empiriquement


qu’ à travers l’ ensemble aléatoire des emplois attestés », les uns « bien attestés par
de multiples et fréquents emplois » (1983 : 21), les autres, attestés épisodique-
ment et rarement, sont situés sur un pôle périphérique et marginal de la varia-
tion ou franchement stigmatisés et rejetés comme écarts, fautes ou lapsus.
Berrendonner montre les limites de la réduction de la puissance variationnelle
des langues aux schématiques et scolaires « niveaux de langue ». La variation est
alors corrélée mécaniquement à des variables géographiques, sociales, sexuées,
etc., et la lecture des variations se limite à lire la connotation de ces corrélats
dans les énoncés :

La théorie corrélationniste est insuffisamment générale, en ce qu’ elle postule que


toute variante connote un corrélat, et que c’ est là sa fonction (oppositive) fonda-
mentale, sa raison d’ être et l’ explication de son existence même. Ce postulat est
faux pour un grand nombre de cas, où l’ on a des variantes qui, oppositivement, ne
présentent aucune différence de connotation. On tient là la preuve que ce n’ est pas
dans l’ association à un corrélat connotatif qu’ il faut chercher à la variation une
fonction générale. (Berrendonner 1983 : 18)

La thèse corrélationniste des niveaux de langue repose « sur l’ idée d’ un parallé-


lisme socio-grammatical naïf, sans cesse démenti par les faits » (1983 : 19). La
pratique discursive des sujets est vue comme un usage constant et homogène de
certaines variantes, à l’ exclusion de toutes les autres. Sur l’ échelle unique des
« niveaux de langue », les variations sont hiérarchisées : « Les poètes ont droit au
parler “littéraire”, les gens du peuple au niveau “populaire”, les mauvais sujets à
l’ “argot”, etc. » (1983 : 17) :

Or, l’ expérience empirique dément formellement cette idée. Comme l’ a judicieu-


sement observé Labov (Sociolinguistique, p. 264), tout locuteur mêle incessamment,
dans chacun de ses énoncés, des variantes aux valeurs connotatives différentes,
voire contradictoires. On change de « niveau de langue » plus facilement que de che-
mise ; à chaque syntagme, à chaque morphème, à chaque phonème, on peut ainsi
librement passer, de manière parfaitement imprévisible, à une nouvelle variante
dont les connotations seront antagonistes de la précédente. (Berrendonner 1983 : 19)

606
Grammaire polylectale et reconception radicale de la stylistique

Le schéma 1 décrit la restriction de la langue et du champ des possibles linguis-

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tiques qui découle d’ une conception de la grammaticalité comme norme per-
mettant d’ exclure a priori certains emplois jugés déviants, certains « écarts » par
rapport à la norme :
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Schéma 1 – Définition normative du champ de la langue

J’ ai adapté le schéma que propose Berrendonner page 27 de son article, afin de


mettre en évidence les rapports qu’ entretiennent la grammaire et la stylistique.
Elles ne se contentent pas de se séparer les domaines du littéraire et du non
littéraire, la grammaire normative forme le corps conceptuel de la stylistique et
lui permet même d’ assigner une place aux faits attestés littérairement qui sor-
tent de cette conception bornée du champ limité de la langue. Cette division des
tâches et la conception de la langue qui la sous-tend ont été largement contes-
tées par Bakhtine et par Volochinov :
La grammaire et la stylistique se rejoignent et se séparent dans tout fait de langue
concret qui, envisagé du point de vue de la langue, est un fait de grammaire, envi-
sagé du point de vue de l’ énoncé individuel est un fait de stylistique. Rien que la
sélection qu’ opère le locuteur d’ une forme grammaticale déterminée est déjà un
acte stylistique. Ces deux points de vue sur un seul et même phénomène concret
de langue ne doivent cependant pas s’ exclure l’ un l’ autre, ils doivent se combiner
organiquement (avec le maintien méthodologique de leur différence) sur la base
de l’ unité réelle que représente le fait de langue […]. (Bakhtine 1984 : 272)
De notre point de vue, il est méthodologiquement inopportun, et même impossi-
ble, de tracer une frontière stricte entre la grammaire et la stylistique, entre un
modèle grammatical et sa modification stylistique. Cette frontière est instable dans
la vie même de la langue, où certaines formes se trouvent en cours de grammati-
calisation, tandis que d’ autres sont en cours de dégrammaticalisation, et ce sont
justement ces formes ambiguës, ces cas limites qui présentent le plus d’ intérêt pour
le linguiste : c’ est justement là qu’ on peut saisir les tendances évolutives de la langue.
(Volochinov 2010 : 387)
En réalité, l’ école de Vossler s’ intéresse à des questions frontalières entre les deux
disciplines, parce qu’ elle en a compris l’ importance méthodologique et heuristi-

607
Normes, standardisation, variétés

que, et c’ est là que nous voyons l’ énorme mérite de cette école. (Volochinov 2010 :

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note 1, page 387)

Plus près de nous, dans Mille plateaux, Gilles Deleuze et Félix Guattari ont fort
justement critiqué la séparation des deux disciplines et le confort académique
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qui en découle :

Ce qu’ on appelle un style, qui peut être la chose la plus naturelle du monde, c’ est
précisément le procédé d’ une variation continue. Or, parmi tous les dualismes
instaurés par la linguistique, il y en a peu de moins fondés que celui qui sépare la
linguistique de la stylistique. (1980 : 123)

Un autre philosophe, Ernst Cassirer, avait déjà dit, dans une belle formule, qu’ il
faut chercher « le cœur même du langage […] bien plus dans la stylistique que
dans la grammaire » (1972 : 72). Il affirmait par là les limites que le schéma 1
impose à la langue.
Sortant du couple norme-écart sur lequel se fonde la stylistique classique, les
hypothèses de la grammaire polylectale permettent de porter un nouveau regard
sur la grammaire et sur la langue. Pour dépasser la dichotomie grammaire vs
stylistique, il faut commencer par considérer les limites du système-langue
comme « indéterminées » (1983 : 21). Deux principes de la grammaire polylectale
guident le travail du linguiste : « décrire tout ce qui est attesté » (1983 : 23) et,
au-delà, « assigner à la langue des limites qui ne sont pas celles de l’ attesté, mais
celles du “possible à dire” […] » (1983 : 24). C’ est ce que le schéma 2, lui aussi
librement adapté de l’ article d’ Alain Berrendonner, tente de montrer :

Schéma 2 – Pour une extension du domaine de la langue

Le gain épistémologique est considérable. Il s’ agit d’ une mise en question de la


clôture du système et de ces excédents impensés que sont certes la créativité de
la langue orale commune – fait assez largement reconnu aujourd’ hui –, mais
aussi celle de la littérature – fait moins admis dans la communauté des linguis-
tes qui confie à la stylistique le soin de s’ occuper des faits littéraires attestés.
L’ immense apport des textes littéraires est très précisément de ne cesser d’ éten-
dre le champ de l’ attesté et d’ explorer le domaine des possibles de la langue.

608
Grammaire polylectale et reconception radicale de la stylistique

Au tout début de Linguistique générale et linguistique française, lorsqu’ il traite

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de la « Nature du système linguistique », Charles Bally revient sur la conception
saussurienne de la langue comme système de solidarités synchroniques : « Dans
un système, tout se tient ; cela est vrai du système linguistique comme de tous
les autres : ce principe, proclamé par F. de Saussure, conserve pour nous toute sa
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valeur » (1965b : 17) ; mais il ajoute aussitôt une nuance importante et trop sou-
vent oubliée alors qu’ elle met pourtant lumineusement le doigt sur le sentiment
qui nous lie imaginairement à notre langue maternelle :
Mais on se tromperait grossièrement si cette vue générale aboutissait à présenter la
langue comme une construction symétrique et harmonieuse. Dès qu’ on essaie de
démonter la machine, on est bien plutôt effrayé du désordre qui y règne, et l’ on se
demande comment des rouages si enchevêtrés peuvent produire des mouvements
concordants.
Si la langue maternelle nous donne presque toujours l’ impression d’ un tout orga-
nique, présentant une unité parfaite, cette impression peut fort bien être illusoire.
[…] Cette croyance à une harmonie presque préétablie répond à un besoin pro-
fond de notre être, besoin d’ équilibre et de synthèse. Mais la réalité nous présente
un tableau bien différent. En fait, quelle est la langue où l’ on découvre, à la lumière
d’ une étude désintéressée, une unité même approximative ? (Bally 1965b : 17-18)

Jules Vendryes est proche de cette position, dans le volume d’ hommage offert à
Bally en 1939 :
Chaque forme se définit par opposition à une autre. Mais il s’ en faut que toutes les
oppositions aient une égale valeur. Il y en a qui s’ imposent et sur lesquelles aucune
hésitation n’ est possible, parce qu’ elles sont fondamentales et rigoureusement défi-
nies. D’ autres admettent un certain flottement, parce qu’ on n’ en sent pas la raison
d’ être. D’ autres enfin ne sont qu’ approximatives et parfois contradictoires : la langue
ne fournit à l’ esprit que des cadres généraux qui ne s’ appliquent pas exactement à
toutes les variétés de la pensée et du sentiment. Il y a donc une certaine liberté qui
est laissée à ceux qui parlent […]. Une grammaire est toujours imparfaite : autour
d’ un noyau solidement établi, il y a toujours des parties plus vagues et moins sûres.
(Vendryes 1939 : 58-59)

Pour Bally, cette illusion de tout organique et d’ unité parfaite, qui se heurte au fait
que toute « grammaire est toujours imparfaite », tient à plusieurs facteurs. Au fait,
d’ abord, que toute langue est le produit d’ un équilibre transitoire entre les for-
ces antagonistes conservatrices de la tradition et les forces actives du change-
ment ; au fait que les contraintes de l’ interaction verbale et les genres de discours
exercent une influence sur la langue elle-même ; au fait, enfin, que les langues ne
sont pas isolées des autres langues et des autres parlures de la langue maternelle
ratifiées par des emprunts qui touchent tous les niveaux du système. D’ où cette
affirmation du paragraphe 11 de Linguistique générale et linguistique française :

609
Normes, standardisation, variétés

11. Peut-on, après tout cela, continuer à parler de système et d’ unité ? Non, encore

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une fois, si le mot système évoque l’ idée d’ une harmonie, si le principe « tout se
tient, tout est associé à tout » fait penser à une construction architecturale. Et pour-
tant l’ usage constant que nous faisons de la langue prouve que, en fait, notre cer-
veau assimile, associe, compare, oppose sans cesse les éléments de la matière
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linguistique et que ceux-ci ont beau être parfois disparates, ils ne se juxtaposent
pas seulement dans la mémoire, mais réagissent les uns sur les autres, s’ appellent,
se repoussent et ne demeurent jamais isolés ; ce jeu incessant d’ action et de réac-
tion finit par créer une sorte d’ unité, toujours provisoire, toujours réversible, mais
réelle. (1965b : 20)

Paul Valéry, dans un de ses cahiers de 1897 intitulé « Analyse du langage », est
très clair sur le statut de la littérature : « La littérature est une extension des pro-
priétés du langage », « Elle est un langage dans un langage ». Il dit encore, dans
« Ego scriptor » (Cahiers 1) :
Ne suis-je pas trop « différencié » ?
Pour moi, (par exemple !) un ouvrage littéraire se propose comme une spéculation
linguistique.
Ce n’ est ni une pseudo-réalité, ni une fantaisie.
Il m’ est devenu impossible de m’ y tromper : c’ est toujours un cas particulier du
système Langage-ordinaire.

Bally est proche de cette position en affirmant, dans un article de 1914 qui
reprend le paragraphe 187 du Traité de stylistique (1909) et les pages 48 et sui-
vantes du Langage et la Vie (1913) :
Les effets littéraires sont tous en germe, à l’ état latent dans la langue commune ; mais
celle-ci, absorbée par sa fonction essentielle, qui est de servir la vie, ne voit dans
ces valeurs que des moyens d’ action ; seul l’ artiste parvient à les dégager et à les
transposer pour les besoins de l’ émotion littéraire ; cette transposition est le propre
du style […] ; là est le grand problème qui se pose à la stylistique littéraire ; mais
elle n’ est pas près de l’ aborder et ne pourra le faire qu’ en replaçant la langue litté-
raire dans son milieu naturel, la langue commune. (1914 : 193)

Les deux modes d’ inventivité langagière, qu’ il s’ agisse de « trouvailles spontanées


du parler » ou de « trouvailles de style », dérivent, selon le linguiste genevois,
« d’ un même état d’ esprit et révèlent des procédés assez semblables » (1965 : 28).
Ces deux modes de créativité linguistique ne se distinguent pragmatiquement
que par le motif et par l’ intention : « Le résultat est différent parce que l’ effet visé
n’ est pas le même. Ce qui est but pour le poète n’ est que moyen pour l’ homme
qui vit et agit » (1965 : 29). Loin de rejeter l’ étude de la langue littéraire, Bally lui
donne un statut discursif :
L’ homme qui parle spontanément et agit par le langage, même dans les circonstan-
ces les plus banales, fait de la langue un usage personnel, il la recrée constamment ;

610
Grammaire polylectale et reconception radicale de la stylistique

si ces créations passent inaperçues, c’ est que la plupart n’ ont pas de lendemain,

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sont oubliées au moment de leur éclosion, et échappent à l’ attention. (1965 : 28)

Même si sa fonction première n’ est pas d’ exprimer la beauté, le langage spon-


tané est, selon Bally, toujours « en puissance de beauté » (1951 : 181) :
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Ne soyons pas trop absolus […] et disons que cette intention, quand elle existe
chez le sujet parlant, est constamment refoulée à l’ arrière-plan par les nécessités
impérieuses auxquelles obéit le langage dans sa fonction naturelle et dans sa fonc-
tion sociale : besoin d’ adapter son expression aux mille exigences de la vie, besoin
de dire ce qu’ il importe de dire, besoin de tenir compte du ou des interlocuteurs, de
se faire comprendre, de faire prévaloir sa pensée, etc. S’ il arrive alors que les moyens
mis en œuvre pour remplir cette fonction portent en eux une valeur esthétique, ce
qui est très fréquent, ou bien ce caractère est additionnel, inconscient, reste ignoré
de celui qui parle et même de celui qui écoute ; ou bien ce caractère est perçu avec
le sentiment vague qu’ il concourt mieux qu’ un autre à la fonction visée par
l’ expression ; la valeur esthétique du fait de langage est alors vue sous l’ angle du
jugement d’ utilité. (1951 : 179-180)

C’ est cette fabrication constante de langue, commune à toute expérience du lan-


gage, que certains écrivains portent à un très haut degré de réalisation. L’ analyse
linguistique des textes littéraires permet d’ explorer des « régions loin de l’ équi-
libre », comme le préconise Gilles Deleuze, dans Critique et clinique (1993), en
prolongeant la célèbre « conclusion » du Contre Sainte-Beuve de Proust : « Les
beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère »2. Il en propose une
paraphrase qui ouvre sur le champ des « possibles à dire » : l’ écriture trace dans
la langue « une sorte de langue étrangère qui n’ est pas une autre langue, ni un
patois retrouvé, mais un devenir-autre de la langue » (1993 : 15). Citant les « I
would prefer not to » du Bartleby de Melville et autres « He danced his did » de
Cummings, Deleuze souligne que l’ écrivain « met à jour de nouvelles puissan-
ces grammaticales ou syntaxiques » (1993 : 9). À propos d’ Antonin Artaud et de
Céline, il ajoute :
De telles expressions sont prises comme des mots inarticulés, blocs d’ un seul souf-
fle. Et il arrive que cette limite finale abandonne toute apparence grammaticale
pour surgir à l’ état brut, précisément dans les mots-souffles d’ Artaud : la syntaxe
déviante d’ Artaud, en tant qu’ elle se propose de forcer la langue française, trouve
la destination de sa tension propre dans ces souffles ou ces pures intensités qui
marquent une limite du langage. Ou encore ce n’ est pas dans le même livre : chez
Céline, le Voyage met la langue natale en déséquilibre, Mort à crédit développe la
nouvelle syntaxe en variations affectives, tandis que Guignol’ s band trouve le but
ultime, phrases exclamatives et mises en suspension qui déposent toute syntaxe au

2. Dans le Cahier 57 de 1911, il ajoute : « beaucoup moins pure qu’ on ne le croit ». Henri Bonnet
& Bernard Brun ont édité les Cahiers 51 de 1909 et 57-58 de 1911 : M. Proust, Matinée chez la
princesse de Guermantes, Cahiers du Temps retrouvé (Paris, Gallimard 1982 : 182).

611
Normes, standardisation, variétés

profit d’ une pure danse des mots. Les deux aspects n’ en sont pas moins corrélatifs :

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le tenseur et la limite, la tension dans la langue et la limite du langage. (1993 : 141)

Pour Deleuze, qui ne cite pas par hasard des linguistes comme Gustave Guil-
laume et William Labov, l’ écriture littéraire effectue toute la puissance de bifur-
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cation et de variation, d’ hétérogenèse et de modulation des langues (1993 :


136-137). Il en tire une remarque épistémologique qui nous ramène à la linguis-
tique :
Tout dépend plutôt de la manière dont on considère la langue : si l’ on extrait
celle-ci comme un système homogène en équilibre, ou proche de l’ équilibre, défini
par des termes et des rapports constants, il est évident que les déséquilibres ou les
variations n’ affecteront que les paroles […]. Mais si le système apparaît en perpé-
tuel déséquilibre, en bifurcation, avec des termes dont chacun parcourt à son tour
une zone de variation continue, alors la langue elle-même se met à vibrer, à
bégayer, sans se confondre pourtant avec la parole qui n’ assume jamais qu’ une
position variable parmi d’ autres ou ne prend qu’ une direction. (1993 : 136)

Gertrude Stein, en 1911, commence un des textes de How to write (1995) par
cette formule : « Je suis une grammairienne ». Je n’ en cite qu’ un passage, traduit
dans le n° 141 d’ Action poétique, en 1995 :
[…] La grammaire ne vous fait pas hésiter entre les prépositions. Je suis une gram-
mairienne. Je n’ hésite pas. J’ arrange autrement les prépositions. En grammaire s’ il
n’ y a pas de changement dans le choix le problème n’ est pas d’ hésiter ni de changer
de prépositions. (1995 : 6)

Pour illustrer ce propos, examinons brièvement l’ usage des prépositions du


début d’ un poème d’ Alcools d’ Apollinaire :
SALTIMBANQUES
Dans la plaine les baladins
S’ éloignent au long des jardins
Devant l’ huis des auberges grises
Par les villages sans églises
Et les enfants s’ en vont devant
Les autres suivent en rêvant […]

Comme cela a bien été relevé dans une étude de Dazord (1997), le verbe du
début du vers 2 « s’ éloignent » est ici donné sans qu’ une origine spatiale soit posée.
Sémantiquement, un tel verbe laisse attendre un repère à partir duquel le mou-
vement d’ éloignement prendrait tout son sens : s’ éloigner de… Ici, en lieu et
place du « de » attendu – mais non indispensable grammaticalement, si la phrase
s’ achevait avec le vers 2 –, nous trouvons une préposition de lieu dans chacun
des quatre vers : « dans », « au long des », « devant » et « par ». C’ est beaucoup de
préposition pour une strophe de quatre octosyllabes et c’ est même précisément

612
Grammaire polylectale et reconception radicale de la stylistique

cette énumération de nombreux lieux qui fait ressentir l’ absence de point d’ ori-

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gine. Là réside probablement une première beauté grammaticale productrice de
sens : les saltimbanques-baladins-gens du voyage sont une figure d’ errance
absolue, sans origine ni point d’ arrivée fixes.
Reste un autre problème sémantico-syntaxique : si les « baladins » peuvent très
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normativement s’ éloigner « dans la plaine », « au long des jardins » et même « par


les villages », le texte force l’ acceptabilité en les faisant s’ éloigner devant l’ huis
des auberges. Par contraste, l’ emploi adverbial du vers 5 : « les enfants s’ en vont
devant », pose moins de problèmes : les acteurs sont distribués en deux groupes :
les uns devant, les autres derrière (ils « suivent »). Il semble qu’ une ellipse seule
puisse corriger l’ inconvenance grammaticale de la liaison des vers 3 et 4 : les bala-
dins s’ éloignent en passant devant… et en passant par. On peut en effet passer
devant la porte close des auberges, mais pas s’ éloigner devant cette même porte.
S’ éloigner dans, au long et par est possible en raison d’ une coïncidence avec la
valeur imperfective et durative du verbe. En revanche, « devant l’ huis », la porte
d’ entrée, semble impliquer un point singulier dans l’ espace, incompatible avec
la valeur durative du verbe. Incompatibilité qu’ on ne ressent, en revanche, pas
avec « par les villages » dont la traversée implique plus de temps que le passage
devant une porte. Apollinaire atténue toutefois cette incompatibilité en utilisant
un pluriel : « l’ huis des auberges grises » (gris, sens figuré = triste). Ce pluriel induit
un effet itératif et la répétition dit le destin d’ errance continue de ces gens du
voyage. Le thème, apollinarien par excellence, du passage, de la séparation et de
la fuite du temps s’ est, en quelque sorte, bloqué un instant sur l’ emploi d’ une
préposition.
En mai et août 1887, dans la Revue indépendante, paraît le livre d’ Édouard
Dujardin, Les Lauriers sont coupés. James Joyce sera le premier à comprendre,
dans les années 1920, que ce roman a tout simplement inventé le monologue
intérieur. Lorsqu’ il théorise à rebours sa découverte, dans son essai de 1931 sur
Le Monologue intérieur, Édouard Dujardin insiste sur la syntaxe :

Le monologue intérieur est, dans l’ ordre de la poésie, le discours sans auditeur et


non prononcé, par lequel un personnage exprime sa pensée la plus intime, la plus
proche de l’ inconscient, antérieurement à toute organisation logique, c’ est-à-dire
en son état naissant, par le moyen de phrases directes réduites au minimum syn-
taxial, de façon à donner l’ impression « tout venant ».

À partir de Dujardin, la représentation de la parole intérieure devient une forme


romanesque et même la forme romanesque emblématique de la modernité lit-
téraire. Le patron stylistique endophasique est à base syntaxique ; c’ est ce que
Dujardin appelle le « minimum syntaxial » : nombreuses phrases nominales,
constructions asyndétiques, structures segmentées, ellipses, étirement à droite
de la phrase. Il y a convergence alors entre les travaux de la « nouvelle psycho-

613
Normes, standardisation, variétés

logie » sur La parole intérieure (titre d’ un livre de Victor Egger paru en 1881) et

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l’ art de la prose romanesque.
C’ est au même moment, en 1887, que le grand débat sur le style indirect libre
commence en Allemagne. Adolf Tobler3 donne alors la première description
linguistique de la façon dont Zola rapporte les paroles et pensées de ses person-
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nages dans L’ Assommoir (1877). Ce sont des philologues allemands, dans les
grandes revues allemandes de philologie de l’ époque, qui vont donner nais-
sance aux grandes lignes de ce qui deviendra la linguistique de l’ énonciation. Le
débat est lancé entre Tobler qui considère le mélange du style direct et du style
indirect comme un fait de langue et, en 1899, Theodor Kalepky qui y voit un
pur fait de littérature susceptible d’ interprétation littéraire et non pas de des-
cription grammaticale. Le débat rebondit en 1910 avec Fritz Strohmeyer auquel
répond Charles Bally en 1912. Tout cela se passe dans des revues philologiques
allemandes. Le linguiste suisse propose une description des faits à base gram-
maticale et son élève, Marguerite Lips, publie en 1926 son livre intitulé Le Style
indirect libre, chez Payot. Ce débat est une parfaite illustration des limites du
schéma 1 qui implique un rejet dans le stylistique (écart littéraire) de faits attes-
tés en littérature depuis le Moyen Âge et massivement, au xviie siècle, dans les
fables de La Fontaine. Ces faits attestés sont soit placés dans la grammaire –
discours indirect libre aussi évident que les formes du discours direct et indi-
rect – et donc dans la langue, soit placés dans l’ écart stylistique (« style indirect
libre ») et rejetés ainsi hors du système. Selon le paradigme du schéma 2, on
peut dire que des faits pourtant attestés (le DIL) sont longtemps restés invisibles
et hors langue. L’ apparition du patron endophasique a, quant à lui, réalisé une
extension de possibles jusque-là non attestés dans la prose romanesque, mais
identifiés par Victor Egger (1881) et sa description de la « parole intérieure ».

Bibliographie
Adam, J.-M. (1997), Le style dans la langue, Paris-Lausanne, Delachaux &
Niestlé.
Adam, J.-M. (2006), « Penser la langue dans sa complexité : les concepts de gra-
dualité, dominante et comparaison chez Bally », Charles Bally (1865-1947).
Historicité des débats linguistiques et didactiques, Chiss J.-L. (dir.), Louvain,
Peeters, 3-19.
Bakhtine, M. (1984), Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard.
Bally, Ch. (1951 [1909]), Traité de stylistique française, 2 vol., Genève-Paris,
Georg & Cie-Klincksieck.

3. Pour une description approfondie de ce débat sur le « style indirect libre » et pour les réfé-
rences des textes des auteurs que je cite, je renvoie au chapitre 3 de Gilles Philippe 2002 (67-84 et
233-234).

614
Grammaire polylectale et reconception radicale de la stylistique

Bally, Ch. (1965a [1913]), Le Langage et la vie, Genève, Droz.

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Bally, Ch. (1914), « Stylistique générale et stylistique française 1909-1913 »,
Vollmöller’ s romanischer Jahresbericht, XIII, 190-210.
Bally, Ch. (1965b [1932]), Linguistique générale et linguistique française, Berne,
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Francke, 2e éd. définitive 1944.


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VÉRIDICTION ET PRÉDICATION DANS L’ IMAGE

Odile Le Guern
Université Lumière-Lyon 2

L’ image fixe et unique, graphique, photographique ou picturale, peut-elle être


dite vraie ou fausse ? Gombrich (1987 : 94-95) souligne à juste titre l’ impertinence
de la question : « les termes “vrai” et “faux” ne sont applicables qu’ à des déclara-
tions, à des propositions. Or, […] un tableau ne sera jamais une déclaration au
sens littéral du terme. Il ne saurait donc être vrai ou faux, pas plus qu’ une décla-
ration ne saurait être bleue ou verte »1. Pourtant, il est banal d’ entendre récuser
l’ authenticité d’ une image, de mettre en doute son « dire vrai », surtout si elle est
photographique et documentaire2.
Lorsque l’ on dit d’ une image qu’ elle est vraie ou fausse, quel est l’ objet du juge-
ment en termes de valeurs de vérité que l’ on exprime ? 1. Peut-il être question de
l’ image elle-même (l’ image-objet, dans sa fonction réflexive) ou plutôt de ce
qu’ elle représente (l’ image-signe, dans sa fonction transitive) ? Si l’ on prend en
compte le plan de l’ expression, c’ est dans la mesure où il in-forme le plan du
contenu. Un tableau totalement abstrait échappe, semble-t-il, mais nous y revien-
drons (Debré et Klein), à l’ épreuve de la véridiction. 2. Au-delà de la distinction
entre le plan du contenu et le plan de l’ expression, entre espace représenté

1. Gombrich, L’ Art et l’ illusion, Gallimard, 1987, pp. 94-95.


2. Cela dit, ce n’ est pas le genre graphique qui expose ou met à l’ abri une image de ce genre de
jugement, mais le genre communicationnel qui l’ intègre. On est indulgent à l’ égard de la photo-
graphie publicitaire dont on sait bien qu’ elle est faite pour nous manipuler. On le sera moins pour
le tableau utilisé par le professeur d’ histoire, la démarche pédagogique a des exigences qui court-
circuitent la dimension esthétique.

619
Perspectives sémiologiques

(énoncé) et espace de représentation, l’ évaluation de l’ image en termes de véri-

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diction est liée à ses contextes d’ utilisation (presse, conférence, situation pédago-
gique, etc.), au paratexte qui l’ accompagne. C’ est alors la dimension pragmatique
qu’ il faut envisager dans le cadre de la problématique de l’ énonciation, du point
de vue du destinateur (ce que je veux ou peux faire dire à l’ image) et du point
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de vue du destinataire (ce qu’ il pourra inférer sur la base de la mise en discours
de l’ image dans le tissu d’ un acte de communication destiné à la transmission
d’ une information dont la visée est un faire savoir et éventuellement un faire
croire). L’ image ne sera donc pas envisagée isolément, mais prise dans un dis-
positif énonciatif qui amène son utilisateur à une mise en mots du document
iconographique (elocutio), qui confère à ce document une place particulière
dans le circuit de la communication (dispositio) et donc le statut d’ argument ou
de proposition (inventio). 3. Mais en amont, il faut, pour pouvoir dire d’ une
image qu’ elle est vraie ou fausse, lui reconnaître des possibilités de prédication,
pouvoir soit l’ envisager comme un tout faisant partie d’ une proposition au titre
de l’ un ou l’ autre de ses constituants (thème ou rhème), soit pouvoir la segmen-
ter en unités de contenu qui, de l’ intérieur de l’ image, pourront être envisagées
comme thème ou rhème.
Dans un premier temps, nous opposerons deux actes de discours dont l’ image
peut faire l’ objet : dire une propriété d’ un objet représenté par l’ image et dire ce
que l’ image représente.

1 Dire une propriété d’ un objet représenté


Chaque motif dans l’ image peut se présenter comme un sujet logique (X) pour
une propriété (Y), la prédication consistant à attribuer explicitement une pro-
priété à un objet, « X (sujet logique) est Y (propriété) », voire même à la déso-
lidariser de son objet3, ce que l’ image ne peut pas faire sans paratexte descriptif
puisque « le langage visuel ignore la prédication externe : les propriétés d’ un objet
sont nécessairement toutes incluses dans sa représentation, sans pouvoir faire
l’ objet d’ un acte discursif autonome »4. Faisant, de l’ intérieur de l’ image elle-
même, l’ inventaire de son contenu informatif, le discours descriptif qui peut se
déployer fait peu de cas de la tabularité de l’ image et de la fusion soulignée plus
haut entre les propriétés d’ objets représentés (motifs) et les objets eux-mêmes.
Devant La Jeune Femme à sa toilette de Nicolas Régnier5, je peux dire : « sa jupe
est bleue », ce que je peux récuser uniquement parce que le jugement porté par

3. Paradoxalement, pour mieux souligner la dépendance de la qualité ou propriété par rapport


à son objet support.
4. Catherine Orecchioni, Rhétoriques, sémiotiques, « L’ Image dans l’ image », 1979, p. 198.
5. Nicolas Régnier, Jeune Femme à sa toilette, vers 1626, H/T, 130X105, Musée des Beaux-Arts
de Lyon.

620
Véridiction et prédication dans l’image

cette proposition a été explicité. Si l’ image est discours, elle l’ est virtuellement.

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Sa mise en mots par un sujet énonciateur actualise un des multiples parcours
discursifs qu’ elle propose6. Parmi les motifs représentés par l’ image, seuls quel-
ques-uns seront « aperçus » par le regard du spectateur et ils ne le seront pas de
la même manière. Il y a donc une saisie quantitative mais aussi qualitative des
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constituants de l’ image qui pourront accéder au statut de sujets logiques. Prise


en charge d’ une partie seulement de l’ information visuelle par un acte de discours
qui relève avant tout d’ un processus d’ indexicalisation. Le « dire », pour l’ image,
consiste donc, par une opération de sélection, à désigner des objets représentés
et, pour chacun d’ eux, par une double opération de sélection et de prédication,
à désigner l’ une ou l’ autre de leurs propriétés7, à distribuer des rôles actantiels,
sujet logique (thème) ou prédicat, à des motifs qui n’ ont pas plus vocation
a priori à assumer l’ un plus que l’ autre.
Une remarque pourtant s’ impose : sa jupe n’ est pas bleue ! ! ! Sinon dans une
lecture qui prend l’ image pour ce qu’ elle représente, dont la visée est la simulation
de la vision directe, pour un faire croire que nous sommes en présence de l’ objet
représenté et non de sa seule représentation. Elle est faite d’ un dégradé qui va
du blanc au noir en passant par différentes nuances ou différents degrés de
saturation du bleu pour dire, par le modelé, l’ impact de la lumière sur un objet
en volume. Mais je parle alors de l’ image objet, de sa manière de codifier pour
le traduire par la couleur cet impact de la lumière sur les volumes. J’ envisage
des qualités d’ image et non des qualités d’ objets représentés par l’ image, ces
qualités d’ objets relevant de l’ image signe dans sa fonction transitive. Le pro-
blème se pose de manière encore plus évidente pour l’ art abstrait, où une qua-
lité (un « qualisigne » selon la terminologie de Peirce), une couleur par exemple,
assume finalement les deux fonctions, du thème et du rhème, ce que l’ on peut
formuler par : « ce bleu est bleu ». C’ est ce que réalisent les monochromes de
Klein. La prédication est parfaitement tautologique. Or la tautologie n’ a pas de

6. Si l’ image permet le déploiement de plusieurs discours, le lecteur n’ en actualisera le plus


souvent qu’ un seul. L’ image reste fondamentalement polysémique en ce qu’ elle porte virtuelle-
ment plusieurs discours, ce que nous formulons de la manière suivante : l’ image présente un
ensemble presque infini d’ objets susceptibles d’ être sujets logiques (thèmes) et, pour chacun de
ces objets, un ensemble très vaste de propriétés possibles (rhèmes). Elle (se) présente donc
(comme) un ensemble ou un réseau de discours possibles sur la base d’ un ensemble de virtualités
de prédication. C’ est ainsi que nous reformulons la constatation de polysémie de l’ image, la
situant d’ abord au niveau dénotatif avant de l’ envisager au niveau connotatif comme le fait
Roland Barthes.
7. L’ image « présente » ou « re-présente », elle est alors un ensemble virtuel de propositions de
sens. Parler ou « dire » une image consiste, pour un sujet récepteur et éventuellement utilisateur
de l’ image (illustration / projet de signification), à actualiser l’ une de ces propositions, non plus
sur le mode de la « présentation », mais sur celui de la « présentification ». Il ne s’ agit pas de
l’ opposition dire / montrer dont l’ application à l’ image pose des problèmes sur lesquels nous
aurons l’ occasion de revenir dans un prochain travail.

621
Perspectives sémiologiques

condition de vérité, elle est « inconditionnellement vraie » dit Wittgenstein8. Le

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tableau abstrait relève alors de cette iconicité qui, sur le mode de la priméité, ne
réalise pas cette relation de renvoi à un objet du monde et que le modèle de Peirce
n’ envisage jamais autrement que « rhématique »9. À moins que, pour sortir de la
tautologie, on envisage de pouvoir prédiquer : « la toile est bleue ». La prédica-
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tion porte toujours sur l’ image objet et non sur une image signe. L’ actualisation
de l’ image signe reste toujours possible, mais sur le mode de l’ évocation, rele-
vant peut-être d’ une lecture connotative, qui inverserait les rôles actantiels. La
qualité devient le thème, la lecture transitive de l’ image ou l’ évocation de l’ objet
du monde support de cette qualité (c’ est le ciel, l’ eau, etc.) en est le prolongement
prédicatif. C’ est aussi, et à la différence de Klein, ce que nous proposent certains
titres d’ Olivier Debré, Bleu pâle de Loire10, qui, dans son projet de paysagisme
abstrait, permet à ses tableaux d’ échapper à l’ iconicité réflexive pour entrer
dans cette indicialité transitive, accordant toutefois par la structure syntaxique
du titre le statut de thème à la qualité et manifestant la prise en charge de la
phusis par le logos11.

2 Dire ce que l’ image représente


C’ est la fonction traditionnelle du titre, de la légende. Le paratexte que constitue
la légende est le prolongement rhématique ou prédicatif de l’ image, qui prend
alors statut de thème. Le rhème se présente comme un apport d’ information ou
plutôt comme l’ explicitation, le soulignement par sélection, l’ indexation d’ une
partie de l’ information véhiculée par l’ image. Mais nous prendrons aussi « para-
texte » au sens le plus large, qui englobe cette compétence encyclopédique du
récepteur : elle lui permet d’ actualiser une lecture de l’ image sans que cette lec-
ture soit explicitement verbalisée, mise en mots. Je reprendrai ici un exemple
déjà analysé en d’ autres occasions12, comme illustrant, en contexte pédagogique,
le processus qui transforme l’ occurrence en type. Il s’ agit d’ une enluminure

8. « 4.461 – La proposition montre ce qu’ elle dit, la tautologie et la contradiction montrent


qu’ elles ne disent rien.
La tautologie n’ a pas de condition de vérité, car elle est inconditionnellement vraie ; la contradic-
tion n’ est vraie sous aucune condition. La tautologie et la contradiction sont vides de sens […].
Elles ne sont pas dépourvues de sens, elles ont un sens, mais vide de tout contenu ».
9. « Rhématique » est à prendre ici au sens peircien et s’ oppose au signe « dicent » ou « dicisigne »,
qui lui est susceptible d’ être dit vrai ou faux.
10. Ce tableau, de 1976, fait partie des collections du Musée des Beaux-Arts de Lyon.
11. Jean-Claude Coquet, Phusis et logos, une phénoménologie du langage, Presses Universitaires
de Vincennes, 2007.
12. Odile Le Guern, « Carrière d’ une image scientifique : de l’ invisible à la diversité du visible »,
dans Visible n° 5, « L’ Image dans le discours scientifique : statuts et dispositifs de visualisation »,
coordonné par Maria Giulia Dondero et Valentina Miraglia, PULIM, 2010.

622
Véridiction et prédication dans l’image

rencontrée dans un manuel scolaire13 dont la légende, « Un château fort et sa

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ville (le château de Cervières, Loire, vers 1490) », avec son jeu sur les articles,
inverse les rôles qu’ on serait tenté de leur attribuer : c’ est l’ indéfini, habituelle-
ment particularisant, qui construit le type sur la base d’ une occurrence intro-
duite par le défini et dont la mention est mise entre parenthèses. Ainsi le défini
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devant le nom assorti, il est vrai, d’ un complément du nom lui-même constitué


d’ un nom propre, retrouve ici vocation à dire l’ unique, sans évoquer l’ apparte-
nance de l’ objet représenté à une classe, pour un objet qui sort de l’ anonymat et
retrouve une identité. La démarche pédagogique est ici très prudente, qui passe
par l’ intermédiaire d’ une image qui représente LE château de Cervières et que
l’ on légende d’ abord comme UN château parmi d’ autres. Ce qui permet d’ enga-
ger, mais seulement de l’ engager, le processus d’ acquisition du type, en gardant
à chaque image sa valeur documentaire (enluminure) pour une occurrence par-
ticulière, en préservant aussi la spécificité de l’ image qui ne peut représenter que
des occurrences d’ objets, l’ acquisition du type ne se réalisant que par l’ accumu-
lation des occurrences et le repérage des similarités qu’ elles partagent14. Le
passage de l’ occurrence au type se fait par la légende qui se présente donc
comme un prédicat de l’ image, laquelle en serait le socle thématique, mais exté-
rieur à elle. Entre la lecture catégorielle, « UN château et sa ville » et la lecture
individualisante, « LE château de Cervières », il y aurait aussi, mais nous revien-
drons sur ce point, le passage de l’ icône à l’ indice. L’ image est anonyme. L’ iden-
tité ne fait pas partie de ce que l’ image re-présente, mais seulement de ce qu’ elle
dit ou de ce qu’ il lui est possible de dire par l’ intermédiaire d’ une légende ou par
projection des compétences particulières du récepteur. La légende individuali-
sante, celle qui dit l’ identité, infère une lecture indicielle de l’ image, où ce que
représente l’ image (énoncé) est en relation de contiguïté avec du réel existant ou
ayant existé. L’ indice repose sur la somme des différences du sujet représenté avec
les autres individus alors que l’ icône reposerait sur une ressemblance faite de la
somme des similarités qui rapprochent au contraire le sujet des autres individus
de la même classe15. L’ image sans paratexte n’ est ni vraie ni fausse du point de
vue de l’ énoncé. C’ est le prolongement prédicatif assuré par la légende qui lui
confère la possibilité de faire l’ objet d’ un jugement en termes de valeur de

13. Multi Livre, CE2, section Histoire, p. 30, Hachette, 2002 : « Un château fort et sa ville (le
château de Cervières, Loire, vers 1490). Enluminure de l’ “armorial d’ Auvergne” par Guillaume
Revel, Bibliothèque nationale ».
14. Cela dit, il est probable que l’ auteur de cette enluminure a procédé comme le graveur du
Château Saint-Ange évoqué par Gombrich dans L’ Art et l’ illusion, dans une démarche d’ adapta-
tion d’ un stéréotype et non pas du rendu réaliste d’ un objet auquel il n’ a pas accès en vision
directe. L’ historien ne peut donc pas y voir un simple analogon, et à défaut de pouvoir, de manière
certaine, y retrouver les caractères propres du château et de la cité de Cervières comme occur-
rence, il y cherchera les traits pertinents qui les catégorisent comme type de château ou de cité.
15. On pourrait imaginer un calcul de distance entre le sujet et la classe. Le rapport entre les
similarités et les différences pourrait être envisagé de manière inversement proportionnelle. Le
motif, pris dans un espace tensif, tendrait alors plus ou moins vers l’ indice ou vers l’ icône.

623
Perspectives sémiologiques

vérité. Je peux alors récuser la légende : « non, il ne s’ agit pas du château de

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Cervières » ou « non, il ne s’ agit pas d’ un château ». Avant d’ envisager le proces-
sus de véridiction, on peut poser que les deux lectures, indicielle et individua-
lisante ou iconique et catégorielle ne sont pas incompatibles et que, selon un
processus sémiotique dynamique, qui est envisagé par le modèle peircien, le
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premier interprétant nécessaire à la lecture de l’ icône, construit sur la base des


similarités avec la catégorie, deviendrait le signe support de la lecture indicielle,
dont l’ interprétant sera, cette fois, construit sur la base des différences qu’ entre-
tient le modèle par rapport à la catégorie. Le problème réside dans le fait que le
signe iconique selon Peirce, réflexif, quasi tautologique, ne peut être que rhéma-
tique, qu’ il ne peut donc être dit vrai ou faux. Ce qui nous amène à revoir notre
présentation, qui proposait de voir dans l’ image accompagnée de la légende
« un château fort et sa ville » un signe iconique. Nous dirons plus volontiers que
l’ image sans paratexte est iconique, également parce qu’ elle est le lieu de tous
les discours possibles, « la priméité est l’ ordre du possible » écrit Nicole Eve-
raert16, et que la légende, quelle qu’ elle soit, la transforme en signe indiciel ou
en propose une lecture indicielle17. Lecture indicielle individualisante en rela-
tion de contiguïté avec un objet du monde ayant existé ou lecture indicielle
catégorielle18, qui met l’ objet en relation de contiguïté avec les autres objets de
la même classe : il en est le représentant sur le mode de la partie pour le tout, de
la synecdoque. La légende permet d’ actualiser, au niveau du dire, l’ une ou
l’ autre lecture virtuellement inscrite dans l’ image au niveau de ce qu’ elle (re)
présente19. Il devient alors possible de décider qu’ il s’ agit bien ou qu’ il ne s’ agit
pas du château de Cervières, qu’ il s’ agit bien ou qu’ il ne s’ agit pas d’ un château,
l’ épreuve de la véridiction portant soit sur la conformité de l’ image avec un
« état de chose », un objet du monde extérieur à elle, soit avec une image anté-
rieure, sorte de schéma qui réunit les traits visuels pertinents constitutifs de la
définition visuelle d’ un château. Dans ce cas, s’ il y a conformité entre la confi-
guration graphique proposée et le schéma20, le contrat d’ iconicité est rempli et

16. Nicole Everaert, Le Parcours interprétatif, introduction à la sémiotique de Ch. S. Peirce, Mar-
daga, 1990, p. 34.
17. Elle opère le passage de la priméité à la secondéité : « L’ idée de l’ absolument premier doit être
entièrement séparée de toute conception de quelque chose d’ autre ou de référence à quelque
chose d’ autre ; […] Affirmez-le et il a déjà perdu son innocence caractéristique ; car l’ affirmation
implique toujours la négation de quelque chose d’ autre. » Ch. S. Peirce, C. P. 1.357 ; D. pp. 72-73,
cité par Nicole Everaert, Le Processus interprétatif, p. 34.
18. La lecture catégorielle n’ est pas iconique, elle relève d’ une autre forme d’ indicialité présente
également dans le langage verbal (« la rue où j’ habite » / « j’ aime me promener dans la rue le soir »).
19. En termes peirciens, si l’ image, au niveau du représenter (présentation), est un sinsigne
iconique rhématique, au niveau du dire (présentification), lorsqu’ elle est investie d’ un projet de
signification particulier, que ce soit celui du peintre ou du photographe comme énonciateur 1 ou
celui d’ un utilisateur comme énonciateur 2, elle devient sinsigne indiciel dicent (ou dicisigne).
20. Schéma qui relève de la forme au sens hjelmslevien, forme du contenu pour la vision directe,
de l’ expression pour la représentation qui in-forme pour transmettre les données perçues en
vision directe.

624
Véridiction et prédication dans l’image

validé par la légende. Si l’ image matérielle, celle qui se donne à lire et qui est

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marquée par les caractéristiques d’ un genre, d’ une époque ou d’ une tradition
iconique, une enluminure du xve siècle par exemple, est un énoncé, un fait de
discours, dont l’ objet, qu’ il soit lu comme individu ou comme classe, est en
relation indicielle avec un référent, l’ image schématique, où se rassemblent et se
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stabilisent tous les traits qui définissent un type d’ objet et qui permet l’ interpré-
tation de l’ image matérielle, relève quant à elle de l’ icône21 et de la langue22.

Pour finir sur ce point, une remarque plus particulière sur la photographie :
Il est banal de rappeler le caractère indiciel de la photographie, ce qu’ exprime
très bien la formule de Barthes, « ça a été ». Elle souligne bien le lien référentiel
avec de l’ existant ou de l’ ayant existé sur le mode d’ une indicialité temporelle, si
je lui donne statut ou fonction de légende ; elle ne dit cependant rien de l’ objet,
individu ou catégorie, même s’ il est présupposé par un interprétant immédiat
mais pas encore dynamique. La relation de renvoi semble virtualisée comme si
le pronom démonstratif « ça » restait vide de tout contenu. Pourtant, dès que l’ on
veut nier le « ça a été », la relation de renvoi à un objet du monde, à un état de
chose ou à un événement (indicialité individualisante seulement car la catégorie
ou le type échappe à la temporalité), doit être réalisée. Je ne peux pas nier le
postulat d’ existence sans savoir sur quoi porte ce postulat.

3 Dire la perception de l’ image


Jusque-là, nous avons eu recours à un modèle très binaire de la prédication, qui
associe thème et prédicat (rhème), modèle traditionnel et conforme par exem-
ple à la présentation qu’ en fait La Logique de Port-Royal : « Ce jugement [affir-
mer ou nier] s’ appelle aussi proposition, et il est aisé de voir qu’ elle doit avoir
deux termes : l’ un de qui l’ on affirme, ou de qui l’ on nie, lequel on appelle sujet ;
et l’ autre que l’ on affirme, ou que l’ on nie, lequel s’ appelle attribut ou praedica-
tum. Et il ne suffit pas de concevoir ces deux termes ; mais il faut que l’ esprit les
lie ou les sépare. Et cette action de notre esprit est marquée […] par le verbe est
[…]. Ainsi quand je dis, Dieu est juste, Dieu est le sujet de cette proposition, et
juste en est l’ attribut, et le mot est marque l’ action de mon esprit qui affirme,
c’ est-à-dire, qui lie ensemble les deux idées de Dieu et de juste comme conve-
nant l’ une à l’ autre23. » Cependant, ce que je peux évaluer en termes de valeurs

21. D’ autres images de château, dans le même manuel, viendront consolider cette acquisition,
De nature schématique, sans lien avec aucune référence que ce soit avec un objet du monde, sinon
avec un référent comme actualisation du type ou designatum actualisé, elles ne retiennent que les
traits visuels pertinents qui correspondent à la définition de la notion, dans une démarche plus
intensionnelle qu’ extensionnelle.
22. À la vérité en logique extensionnelle correspond la cohérence en logique intensionnelle.
23. Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La Logique ou l’ art de penser, Flammarion, 1970, p. 156,
Partie 2, Chap. III.

625
Perspectives sémiologiques

de vérité peut concerner également une énonciation et pas seulement le contenu

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informatif de l’ énoncé, ou plutôt l’ expression par un acte de discours de la per-
ception par un sujet de ce qu’ il perçoit. Dès lors que l’ on envisage l’ instance de
vision, qui tient compte d’ un hors-cadre (espace depuis lequel je regarde), il
vaut sans doute mieux concevoir le prédicat comme une fonction dont les ter-
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mes aboutissants sont les actants, le regardant et le regardé, conception qui met
le verbe, et d’ abord le verbe de perception, au centre de la phrase, comme « clef
de voûte » dit Ducrot24. On place ainsi en premier lieu l’ action de voir comme
une fonction entre les deux actants que sont le sujet percevant et ce qu’ il voit.
Ce qu’ il voit peut relever de la vision directe ou être pris en charge par une
image qui, transparente, se fait oublier, tout impliquée dans sa fonction transi-
tive d’ image signe, ou relever d’ une image qui s’ impose aussi comme image
objet. Je prendrais pour exemple ce tableau de Vermeer intitulé La Lettre ou Jeune
Femme écrivant une lettre25, formulation qui ne manque pas de rappeler là encore
La Logique de Port-Royal, qui ramène tout énoncé de faire (raconter) à un énoncé
d’ état (décrire) avec la paraphrase « est + adjectif verbal », inscrivant toujours le
procès dans une durée qui se confond avec l’ intemporalité de l’ image, ou, pour
être plus précis, qui rappelle que toute image fixe est négation du temps. Il y a
dans l’ énoncé « ce qui est signifié par le verbe substantif, et de plus un certain
attribut qui est affirmé […] comme Dieu existe, c’ est-à-dire, est existant, Dieu
aime les hommes, c’ est-à-dire, Dieu est aimant les hommes. » Par conséquent, « la
jeune femme écrit (est écrivant) une lettre » et je peux rendre compte de la per-
ception visuelle de cet acte d’ écriture de deux manières si l’ on s’ en tient au
rapport de dépendance entre le voir et l’ écrire : « Je la vois écrire » ou « je vois
qu’ elle écrit »26. Pour la première formulation, il y a une relation de forte dépen-
dance syntaxique entre les deux propositions marquée par un accusatif : la jeune
femme est objet de l’ acte de voir avant d’ être sujet de l’ acte d’ écrire. La conjonc-
tion de subordination assure au contraire une relative autonomie aux deux pro-
cès. La première formulation ressortirait davantage d’ une perception spontanée
où « voir » exprime une sensation et ne sert que de tremplin pour dire l’ action
d’ écrire. La deuxième formulation semble proposer une démarche plus intellec-
tuelle, où « voir » traduit un constat. Elle est un jugement, une interprétation,
l’ affirmation d’ une action, qui placerait « écrire » à son tour comme prédicat
entre actants (« elle » et la lettre), tout en opérant aussi une mise à distance entre
ce qui est vu et l’ instance de vision. La première sera plus naturellement niée
par : « non, tu te trompes, elle n’ écrit pas une lettre », la négation portant sur la
complétive infinitive. Pour la deuxième, si je peux nier l’ action d’ écrire, je peux
aussi rétorquer : « non, tu ne vois rien du tout ! », parce que le spectateur parle

24. Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, art. « Fonctions syntaxiques », p. 274.
25. Vermeer, La Lettre (Jeune Femme écrivant une lettre), 1667, H/T, 71,5X60,5.
26. Nous avons pu, sur ce point, consulter la thèse de Fabrice Marsac, Les Constructions infinitives
régies par un verbe de perception, sous la direction de Jean-Christophe Pellat et Martin Riegel,
2006.

626
Véridiction et prédication dans l’image

de lui-même tout autant que de la jeune femme, je peux nier l’ action de voir

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tout autant que l’ acte d’ écriture représenté. Cette analyse est déjà proposée par
les auteurs de La Logique de Port-Royal : « Tous les Philosophes nous assurent que
les choses pesantes tombent d’ elles-mêmes en bas ; si mon dessein est de montrer
que les choses pesantes tombent d’ elles-mêmes en bas, la première partie de
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cette proposition ne sera qu’ incidente, et ne fera qu’ appuyer l’ affirmation de la


dernière partie. Mais si au contraire je n’ ai dessein que de rapporter cette opi-
nion des Philosophes, sans que moi-même je l’ approuve, alors la première
partie sera la proposition principale, et la dernière sera seulement une partie de
l’ attribut. Car ce que j’ affirmerai ne sera pas que les choses pesantes tombent
d’ elles-mêmes ; mais seulement que tous les Philosophes l’ assurent27. » Cette mise
à distance, qui est aussi mise en valeur, nous amène à penser que la conjonction,
à l’ instar du cadre du tableau, traduit le caractère fictif de l’ espace représenté,
en tout cas vient souligner le fait que l’ image relève d’ un ailleurs et d’ un autre-
fois et non de l’ ici et maintenant de l’ espace du spectateur. L’ image est négation
du temps, elle fige l’ instant et l’ action dans une forme d’ intemporalité, comme
ces animaux fossilisés ou ces insectes pris dans l’ ambre, pour reprendre les
métaphores de Philippe Dubois28. « Je ne la vois pas écrire, mais je vois qu’ elle
écrit ». Le tableau ne peut que représenter le processus d’ écriture sur le mode
d’ un « arrêt sur image », mais le spectateur peut le prendre en charge par un
dire, qui décrit l’ espace représenté ou ce que représente l’ image (plan du
contenu) tout en l’ ouvrant à une éventuelle mise en récit. Ce dire qui donne une
autre forme (un autre support) sémiotique à la scène représentée tout en posi-
tionnant l’ instance de vision dans un espace tensif entre le sensible et l’ intelligi-
ble, entre phusis et logos. Dans les deux cas, nous avons bien affaire à une
instance judicative, à une personne qui s’ énonce comme je, mais qui énonce ou
dit différemment sa relation à l’ objet de perception. Pour l’ image, il ne s’ agit pas
de « la vérité comme accord entre une proposition et un état de chose ou un
événement », mais davantage de « la vérité comme rectitude d’ une énoncia-
tion »29. On peut passer de l’ un à l’ autre à la faveur d’ une désillusion : c’ est ce
que produit le trompe-l’ œil qui ne résiste pas longtemps à l’ épreuve de la véri-
diction dès lors que le spectateur se déplace devant le tableau. Un jugement en
termes de valeurs de vérité donne d’ abord le faux pour le vrai puis s’ inverse et
cède le pas devant une rhétorique du faux-semblant, qui installe le spectateur
dans l’ entre-deux du vraisemblable. Le jugement porte alors, non pas sur la
vérité de l’ espace représenté, mais sur la vraisemblance d’ une situation, d’ une
position assignée au spectateur par le dispositif perspectif face à la scène repré-

27. Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La Logique ou l’ art de penser, Flammarion, 1970, pp. 174-
75, Partie 2, Chap. VIII.
28. Philippe Dubois, L’ Acte photographique, Nathan / Labor, 1983.
29. Jean-François Bordron, « Image et vérité », Nouveaux Actes Sémiotiques [en ligne]. Actes de
colloques, 2005, La vérité des images, http://revues.unilim.fr/nas/.

627
Perspectives sémiologiques

sentée30, sur sa possible implication dans l’ historia comme acteur virtuel31. En

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restant au stade du vraisemblable sans pouvoir envisager la vérité de la situation,
il reste aussi ce « sujet cognitif du regard » qui reste disponible pour le démon-
tage de l’ espace figural et des mécanismes qui, dans un premier temps, pouvaient
l’ avoir trompé. Et c’ est la composition fondée sur le dispositif perspectif qui rend
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vraisemblable la place du sujet face à l’ historia qui lui est proposée par la repré-
sentation et donc l’ historia elle-même. Un jugement en termes de valeurs de
vérité portant sur l’ énoncé et son contenu relève d’ une démarche logique et
objective, le jugement de vraisemblance d’ une situation implique la subjectivité
du spectateur ou destinataire32. Entre transparence et opacité de l’ image, le vrai-
semblable permet au spectateur de ne pas décider entre réalité et fiction, entre
« je la vois écrire » ou « je vois qu’ elle écrit », d’ entrer dans le jeu d’ un « faire
croire », d’ accepter le contrat fiduciaire que lui propose le destinateur ou, au
contraire, de le refuser.

30. Ceci par la coïncidence du point de vue à la production avec le point de vue en réception par
le relais, sur le tableau, du point de fuite, signe indiciel du regard du peintre et de celui du spec-
tateur.
31. L’ opposition composition / historia est empruntée à Alberti, De pictura, 1435, dans la traduc-
tion de Jean-Louis Schefer, Paris, Macula, Dédale, 1992.
32. Nous ne faisons pas du probable et du vraisemblable des équivalents. Le premier opère sur
l’ échelle des modalités aléthiques et épistémiques, le second relève de la rhétorique : le peintre
construit un univers probable pour qu’ il soit lu comme vraisemblable.
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DU DOCUMENT À L’ ŒUVRE

François Rastier
Directeur de recherche CNRS-Ertim

Je n’ ai pas seulement rencontré Alain Berrendonner dans les montagnes ennei-


gées de l’ Engadine ou sur les rives sédatives de lacs suisses, mais encore dans les
contrées arides de la linguistique textuelle. Pour narrer obliquement une de ces
rencontres, je formulerai des propositions pour un remembrement de la tripar-
tition de fait entre discours, texte et document. Il s’ agit en effet, à l’ inverse du
programme du Web sémantique, de revenir des « données » aux documents,
d’ exploiter leur irremplaçable complexité de manière à favoriser la description
des textes et des œuvres. Ce sont là, semble-t-il, des conditions pour que la lin-
guistique textuelle puisse combler ses lacunes théoriques, répondre aux besoins
sociaux et s’ approprier pleinement la problématique historique et comparative
que partagent les sciences de la culture.
Cela engage notamment à (i) réunifier les paliers et les niveaux du langage, au
sein d’ une théorie de l’ action ; (ii) reconcevoir les acquis de la tradition logico-
grammaticale à la lumière de la problématique rhétorique-herméneutique ;
(iii) adapter la méthodologie de la linguistique historique et comparée aux corpus
numériques ; (iv) problématiser les régimes de l’ interprétation selon les prati-
ques sociales ; (v) articuler linguistique interne et linguistique externe de
manière à remembrer une discipline arbitrairement divisée entre syntaxe,
sémantique et pragmatique ; enfin, étendre et adapter la méthodologie compa-
rative aux performances sémiotiques multimédia.
Plutôt que de discuter abstraitement en termes de disciplines, il nous paraît plus
utile de détailler les relations entre le document, qui relève pour l’ essentiel de la

629
Perspectives sémiologiques

philologie, le texte, qui relève (ou devrait relever) de la linguistique, et l’ œuvre,

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qui relève plus particulièrement de l’ herméneutique dans la mesure où elle
appelle une interprétation critique pour l’ aborder dans sa complexité. L’ enquête
semble d’ autant plus nécessaire que les notions de document, de texte et
d’ œuvre restent inconnues de la philosophie du langage, qui s’ en tient ordinai-
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rement aux mots et aux propositions, mais a pourtant configuré tant le domaine
de la syntaxe que ceux de la pragmatique et de la sémantique véricondition-
nelle.
Pour articuler les concepts de document, de texte et d’ œuvre, il faut donc intégrer
les facteurs philologiques et herméneutiques à une théorie néo-saussurienne de
la sémiosis, en proposant un modèle sémiotique du texte qui articule non seu-
lement le contenu et l’ expression, mais aussi les pôles du Point de vue (concept
herméneutique) et de la Garantie (concept philologique). Cela conduit à poser
des questions de valeur et de légitimité absentes aujourd’ hui de la critique litté-
raire comme de la linguistique. C’ est par la médiation d’ une linguistique éten-
due à ces questions que l’ herméneutique (trop idéalisée) et la philologie (trop
positivisée) pourraient se rencontrer dans une situation nouvelle, ouverte par
l’ essor de la linguistique de corpus. Détaillons ce point.
(i) En privilégiant leur conservation et leur communication, l’ on préfère sou-
vent à présent traiter des textes et des œuvres en termes de documents, mais cela
évite de poser les questions d’ interprétation. Avec l’ essor de la documentation
numérique, certains auteurs tendent à faire du concept de document une notion
englobante (cf. Salaün, 2010). Or la documentation, discipline appliquée de la
philologie, ne traite ni de l’ élaboration des documents ni de leur lecture. En main-
tenant la distinction entre document, texte, et œuvre, nous souhaitons toutefois
souligner qu’ ils relèvent de trois champs différents, objectivés par des discipli-
nes diverses. Comment donc articuler ces disciplines pour réunifier ces niveaux
de description et d’ intelligibilité ?
Organisée autour de la problématique logico-grammaticale, la linguistique ne
donne pas accès aux documents, sinon par des distinctions entre la première et
la deuxième articulation, entre forme et substance de l’ expression, entre phoné-
tique et phonologie. Elle a même tendance à reléguer au document des unités
linguistiques de premier plan, comme les ponctuations, qui comptent pourtant
pour un cinquième des chaînes de caractères, et, de fait, aucune grammaire
formelle n’ a jamais évoqué la ponctuation.
Quand à l’ informatique, elle n’ a accès qu’ aux documents, pour autant qu’ on
admette qu’ une chaîne de caractères est une unité documentaire. Ainsi le mor-
phème et la lexie, unités linguistiques, ne correspondent pas clairement à des
chaînes de caractères et l’ on sait les multiples difficultés qui en découlent pour
les traitements automatiques du langage.

630
Du document à l’œuvre

(ii) Le texte est la teneur 1 d’ un document, le signifiant textuel étant convention-

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nellement autonomisé de son support : dans les termes de la sémiotique hjelms-
lévienne, le support documentaire relève de la substance de l’ expression et le
signifiant de sa forme, dont traite notamment la linguistique. L’ autonomisation
voire la séparation du texte et du document doivent beaucoup à la pratique
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antique de la copie, puis à l’ imprimerie, enfin à l’ internet, où la matérialité du


support devient d’ autant plus évasive qu’ il n’ est plus un objet mobilier comme
le rouleau ou le codex. De fait, les professions liées au document et celles liées
au texte se sont différenciées, tout comme les disciplines correspondantes : des
disciplines philologiques comme la diplomatique semblent désormais coupées
de disciplines comme la sémantique et l’ herméneutique. En outre, malgré la
demande sociale et l’ essor de la linguistique de corpus, la linguistique du texte
conserve une place marginale.
(iii) Appliquée aux textes, la notion d’ œuvre dépend de domaines critiques qui
s’ attachent à la description des inégalités qualitatives et plus généralement des
valeurs : ainsi de la littérature, de la philosophie, etc. Elle est restée de fait étran-
gère à la linguistique académique, car la grammaire qui en constitue le centre
n’ est aucunement particularisante et recherche toujours les régularités les plus
générales en stigmatisant les singularités comme des exceptions2. Certes, tous
les textes ne correspondent pas à des œuvres, au sens restreint, mais tous relè-
vent d’ une pratique sociale dont témoigne leur genre, mais aussi d’ une action
individuelle et d’ un projet. Restituer cette dimension praxéologique demeure
nécessaire pour articuler la linguistique externe et la linguistique interne.
L’ élaboration particulière des œuvres procède d’ un engagement pratique singu-
lier, qu’ il soit esthétique ou éthique. Elles se caractérisent par un appariement
spécifique entre les plans du contenu et de l’ expression, qui se traduit par une
sémiosis spécifique. Dans ce qui suit, nous réserverons donc le nom d’ œuvre
aux seuls textes qui font l’ objet d’ une élaboration et d’ une transmission qui témoi-
gnent de leur valorisation.
Nous formulerons l’ hypothèse que la sémiosis textuelle s’ établit par l’ élabora-
tion parallèle d’ un document et d’ un projet pratique – notamment celui de
l’ œuvre, gouverné par une éthique et une esthétique3. En paraphrasant Saus-
sure, nous dirions que deux « chaos » initiaux, en s’ unissant, donnent lieu à un
ordre complexe, celui de la textualité.

1. Nous entendons par teneur la dualité entre expression et contenu, ou plus généralement
entre Phore et Valeur (cf. l’ auteur, 2008).
2. La stylistique universitaire se trouve ainsi devant une difficulté de principe : pour caractéri-
ser des textes comme œuvres avec des catégories issues de la grammaire, elle se contente le plus
souvent d’ une poétique des procédés.
3. Pour un développement, cf. l’ auteur, 2011a, sur l’ articulation entre teneur et portée.

631
Perspectives sémiologiques

Herméneutique : Œuvre

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Linguistique : Texte

Philologie : Document
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Figure 1 – Convergence du document et de l’ œuvre dans le texte

Comment donc concilier les concepts de texte, de document et d’ œuvre, alors


même qu’ ils dépendent de traditions académiques de longue date divergentes ?
Le modèle élémentaire de l’ objet culturel (Rastier, 2008) permet d’ esquisser une
direction de recherche :

Valeur
Point de vue ]------------------[ Garantie
Phore

Figure 2 – Le modèle élémentaire de l’ objet culturel

(i) La dualité sémiotique entre Valeur et Phore (termes qui désignent respecti-
vement le contenu et l’ expression pour tout système de signes) peut être traitée
par la linguistique, dans une perspective néo-saussurienne. Elle intéresse la
linguistique interne.
(ii) La dualité englobante entre Point de vue4 et Garantie fait appel aux tradi-
tions philologique (pour le point de vue en tant que « signature » et la garantie
en tant qu’ authentification), rhétorique (pour le point de vue en tant qu’ éthos)
et herméneutique (pour ce qui concerne les questions critiques de légitimité).

4. La notion de point de vue est née d’ une réflexion sur la connaissance, en tant qu’ elle est liée
à une situation et à un observateur. Pascal (Pensées, 7) et Leibniz (Monadologie, 57) l’ ont intro-
duite en herméneutique, où elle sera reprise par Crusius (1747), pour renouveler l’ antique théorie
du scopus (intention directrice du texte ou de l’ auteur). Chladenius (1742, § 388) l’ a par ailleurs
appliquée à l’ histoire, pour concilier la vérité avec les divergences des interprétations.
Plus encore que Humboldt, qu’ il radicalise, c’ est Saussure qui introduit la notion de point de vue
dans l’ épistémologie de la linguistique : « C’ est le point de vue qui seul FAIT la chose (…) parler
d’ un objet, nommer un objet, ce n’ est pas autre chose que d’ invoquer un point de vue A déter-
miné »). Il en résulte immédiatement que toute la linguistique revient non pas [ ] mais matériel-
lement à la discussion des points de vue légitimes : sans quoi il n’ y a pas d’ objet (2002, 323-351
[III a] [Aborder l’ objet]). Cela vaut pour l’ épistémologie de la sémiotique et notre démarche
consiste à intégrer le Point de vue comme pôle définitoire de tout objet culturel.
Si le Point de vue est une notion qui prend son origine dans l’ herméneutique, la Garantie, qui unit
authenticité interne et légitimité externe, procède de la tradition philologique.

632
Du document à l’œuvre

Ces traditions pourraient, c’ est du moins notre vœu, se trouver unifiées dans une

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linguistique externe qui dépasse la pragmatique. Pour éclairer comment, nous
allons examiner, pour les documents, les textes et les œuvres, les régimes généti-
ques, les régimes d’ accès, d’ objectivation, de parcours et enfin de transmission.
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Les régimes génétiques. – La genèse des documents, des textes et des œuvres ne
va pas de pair et il convient de distinguer les gestes et procédures d’ inscription
(la scriptio), la programmation du texte (l’ inventio et la dispositio de l’ ancienne
rhétorique) et la configuration de l’ œuvre par un projet pratique (éthique ou
esthétique), en incluant l’ anticipation de sa compréhension, l’ accomodatio.
Dans le cas des brouillons littéraires, on passe de la multiplicité des documents
à l’ unité de l’ œuvre. Initialement, des sémiotiques complexes sont en jeu, qui
tiennent compte de la disposition spatiale sur la page, des ratures et de leur
signification modale, des différences de taille de caractères, des passages méta-
linguistiques que sont les notes de régie, etc. Cette élaboration a une valeur heu-
ristique et le projet esthétique de l’ œuvre se précise alors par restriction, sa langue
se détermine dans son ton et son esthésie (comprise comme l’ unité émotion-
nelle des moyens linguistiques mis en œuvre).
Les régimes génétiques varient non seulement selon les discours et les genres, mais
selon les styles : celui de Flaubert est aux antipodes de celui de Proust ; Claude
Simon, qui fut aussi peintre, met à profit une multiplicité de couleurs, etc.
Pour exploiter les dossiers génétiques, trésors philologiques, l’ herméneutique
est requise : chaque rature, chaque reformulation précise un sens futur, car
l’ action créatrice a une dimension critique (commune à la philologie comme à
l’ herméneutique matérielle) et la séquence des gestes sémiotiques atteste une
rectification constante d’ elle-même5.
Les régimes d’ accès. – De ses origines hiératiques et étatiques, l’ écriture a long-
temps gardé une dimension de secret. Exigeant un apprentissage, parfois une
initiation, elle fut l’ apanage de castes (les scribes, les prêtres, les clercs). L’ unicité
du document assurait son authenticité et les précautions prises pour en limiter
l’ accès semblaient la garantir6.

5. A contrario, le refus de la philologie comme de l’ herméneutique a pu paralyser la recherche


génétique. Par exemple, De Biasi n’ hésite pas à assimiler l’ herméneutique à l’ intégrisme, selon un
point de vue « résolument médiologique, laïque et antifondamentaliste » (Le Monde, 14 février
1997, p. XII) ; mais il abandonne corrélativement, de fait, toute légitimité philologique, comme
l’ atteste l’ inventaire accablant des bévues relevées par Jean-François Delesalle dans son Gustave
Flaubert. Une manière spéciale de vivre, Paris, Grasset, 2009 (en ligne : http://flaubert.univ-rouen.
fr/comptes_rendus/delesalle_biasi.php).
6. L’ unique a conservé son prix, et Bill Gates, dont les logiciels ont beaucoup contribué à mul-
tiplier les textes, n’ a pas hésité en 1994 à acheter pour plus de 162 millions de francs le Codex

633
Perspectives sémiologiques

L’ accès au document est resté très limité jusqu’ à la diffusion de l’ imprimerie, et,

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même sur Internet, il ne va pas de soi, malgré la multiplication des initiatives
open source. En normalisant et formalisant les droits d’ accès, concrétisés à
l’ occasion par des mots de passe, l’ informatique a inscrit dans le document des
préconditions de son déchiffrement. Toutefois, la formalisation des régimes
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d’ accès aux documents ne rend aucunement compte des procédures d’ habilita-


tion.
L’ accès au texte dépend non seulement de la connaissance de la langue et du
corpus, mais surtout des pratiques sociales qui encadrent sa genèse, sa diffusion
et sa réception : toute l’ histoire du livre et de la lecture en témoigne.
Enfin, l’ accès à l’ œuvre est subordonné à des stratégies d’ écriture que l’ opposi-
tion entre l’ ésotérique et l’ exotérique ne suffit pas à détailler. Chaque genre
s’ adresse à un type de public7, et dans le public attendu que sélectionnent le
discours et le genre, chaque œuvre choisit en quelque sorte les lecteurs qui sau-
ront restituer son projet, voire, par les difficultés mêmes que suscite son inter-
prétation, les éduque pour ce faire. Ainsi l’ œuvre suscite-t-elle la collectivité de
ses interprètes. Complémentairement, l’ art d’ écrire ne consiste pas seulement à
se protéger contre une répression, mais aussi à protéger l’ œuvre contre les lec-
tures superficielles.
Les régimes de parcours. – Selon les niveaux de description, ils se détaillent en
déchiffrement, lecture, interprétation.
(i) Le déchiffrement du document identifie la langue, les caractères, supplée au
besoin les caractères ellipsés ou corrompus, bref établit le plan de l’ expression,
provisoirement parfois. On peut penser qu’ il s’ agit d’ un préalable nécessaire à
l’ établissement du texte.
La numérisation a cependant permis ce que l’ on a appelé les lectures industriel-
les (Giffard), parcours des documents numériques par des automates de recher-
che d’ information. Ces « lectures » ne sont que des déchiffrements. Elles n’ en
ont pas moins un succès marchand : ainsi des liens sponsorisés qui apparaissent
sur votre webmail, en marge de vos courriers, avant même que vous les ayez

Hammer de Léonard, alliant ainsi la puissance de l’ allographie mondialisée par Microsoft au


prestige de l’ autographie absolue symbolisée par Vinci.
L’ aura de l’ objet unique tient notamment aux difficultés de son accès et au prestige qu’ en retire
celui qui parvient à lui, d’ où son exploitation dans les scénarios cryptiques comme le Da Vinci
Code de Dan Brown, qui exploite le Codex Atlanticus.
7. La langue même peut dessiner les contours d’ un public. Par exemple, quand Alberti publie
en 1434 son traité De Pictura, il s’ adresse en usant du latin à la collectivité des humanistes ; mais la
version italienne qu’ il publie l’ année suivante sous le titre Dalla Pittura change significativement :
un peu moins technique, plus plaisante, elle s’ adresse notamment aux dames – qui ne connais-
saient pas le latin.

634
Du document à l’œuvre

ouverts8. En règle générale, la recherche de mots-clé ou « d’ entités nommées »

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ne constitue pas une lecture9.
Quant à la lecture « humaine », il semble que le document numérique invite à
des modes de déchiffrement partiels, par balayage, plus rapides et moins bien
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mémorisés10 ; du moins, les habitudes de parcours vont-elles à présent dans ce


sens.
(ii) Présupposant le déchiffrement, la lecture du texte correspond à ce que
Schleiermacher nommait l’ interprétation grammaticale. Elle parcourt linéaire-
ment le texte pour en identifier les sections, les unités, et qualifier leur contenu,
proposant ainsi une restitution sémiotisée, car pourvue d’ une expression et
d’ un contenu. Beaucoup de textes, oraux et écrits, n’ appellent que cette lecture
élémentaire : Schleiermacher rappelait d’ ailleurs que l’ on n’ interprète pas les
propos sur la pluie et le beau temps (Wettersprüche)11.
Pour autant que le lecteur tienne compte du régime d’ interprétation que pres-
crivent ces normes, le parcours des textes dépend des genres et des discours
dont ils relèvent. Il obéit à des règles générales de perception sémantique, mais
peut varier en fonction des tâches ; par exemple, la prise de connaissance globale
se distingue de la recherche d’ informations. C’ est pourquoi l’ on peut distinguer
deux régimes de pertinence : la pertinence interne du texte, déterminée et loca-
lisée dans ses zones à sémantique ouverte et la pertinence externe, définie par
la tâche. Ces deux régimes correspondent aux points de vue de l’ énonciateur
représenté et à celui de l’ interprète, le premier relevant de la linguistique interne,
le second de la linguistique externe.
La lecture est généralement jugée satisfaisante quand les deux horizons de per-
tinence se rencontrent – ce qui ne se réduit pas à un simple transport d’ infor-

8. Il s’ agit bien de simples déchiffrements, car les liens d’ association entre mots utilisés et liens
commerciaux sont souvent cocasses : envoyant un courriel à propos de Nietzsche, je me vis obli-
geamment proposer des marteaux de toutes tailles, sans doute parce que cet auteur promeut une
philosophie à coups de marteau.
9. Cette remarque n’ est pas propre au numérique. Les recherches d’ attestations ponctuelles
relèvent de la même problématique : je pense à telle institutrice retraitée scrutant en vain un tome
de La guerre des Gaules pour s’ assurer, sans succès, que sa bourgade nivernaise y était mentionnée.
10. D’ après une enquête conduite par la société Miratech (Le Monde 21-22 nov. 2010), en com-
parant la lecture d’ un journal gratuit en version papier et fac-similé numérique, le document
numérique fait l’ objet d’ un parcours plus rapide (de 20 %), en raison de moindres temps de fixa-
tion oculaires ; à cela correspond une moins bonne mémorisation, de l’ ordre de 20 % également. Les
fixations plus brèves peuvent être liées à des habitudes de balayage de l’ écran, alors que la page
est scrutée, mais aussi au fait que, si la liseuse est un objet mobilier, le document numérique ne l’ est
pas et donc on n’ en perçoit pas le début et la fin, d’ où une forme de désorientation et de stress.
11. On crée aujourd’ hui des corpus de SMS, comme celui-ci : « T ou ». La linguistique a gardé
des origines scolaires de la grammaire un goût prononcé pour les exemples élémentaires et les
philosophies du langage ordinaire n’ ont fait que renforcer cette dilection.

635
Perspectives sémiologiques

mation d’ un cerveau à un autre, comme le modèle de la communication reçu

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en psychologie cognitive.
(iii) Les textes qui revêtent le statut d’ œuvres font à ce titre l’ objet d’ une conser-
vation et d’ une transmission qui tout à la fois leur reconnaissent et leur confèrent
une valeur. Ils appellent une interprétation approfondie, car leur teneur est com-
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plexe et leur portée sujette à débat. Ils relèvent de discours religieux, juridiques,
littéraires, scientifiques, et ils constituent l’ objet privilégié de l’ herméneutique.
Ainsi, alors que la philologie fonde le processus de lecture, l’ herméneutique le
couronne.
En raison même de leur caractère critique, les parcours interprétatifs des œuvres
ne sont ni uniques, ni linéaires, ni déterministes, ni nécessairement séquentiels
ni même connexes. Ils restent indéfinis a priori, sinon infinis. En raison des
équivoques qu’ elle ménage, l’ œuvre impose leur pluralité : configurées par un
projet épistémique, éthique ou esthétique, ses structures particulières restent
susceptibles de reconfigurations multiples qui appellent et autorisent des lectures
diverses selon les lieux, les moments, les pratiques de lecture. L’ œuvre transmet
ainsi des questions, voire des énigmes, non moins que des « informations ».
Dès lors que les œuvres sont enregistrées sur des documents numériques et
intégrées à des corpus à des fins de contraste, leurs parcours d’ interprétation
peuvent à présent être assistés. C’ est alors une herméneutique des sorties logi-
cielles qui participe à leur objectivation, sans rompre pour autant avec les prin-
cipes critiques de la déontologie interprétative.
Bien entendu, les régimes de parcours du document, du texte et de l’ œuvre ne
sont pas étanches et l’ on sait bien que l’ interprétation d’ un texte, voire d’ une
œuvre peut conduire à rectifier le document lui-même. Ainsi, les grands philo-
logues de la Renaissance ont-ils établi et amendé le corpus de l’ Antiquité gréco-
latine. Par exemple, Lorenzo Valla rédige en 1440 une critique textuelle de la
Donation de Constantin (conférant au Pape la potestas sur l’ Empire d’ Occi-
dent) : il décèle en fonction de critères linguistiques, notamment d’ histoire du
vocabulaire latin, une rédaction du viiie siècle et conclut que le document est un
faux, ce que l’ Église finira par reconnaître cinq siècles plus tard. La langue du
texte récuse ainsi l’ authenticité prétendue du document12.
À un autre niveau, la connaissance de l’ œuvre peut conduire à amender le texte
lui-même : sans même revenir aux leçons géniales de Politien, on doit apprécier
comment Tullio De Mauro, dans son édition italienne du manuscrit retrouvé de
Saussure, De l’ essence double du langage (2005), supplée en plusieurs endroits,
de façon si éclairante qu’ elle semble irréfutable, les lacunes du texte.

12. Mathieu Guidère (cf. 2008, pp. 136-148) a brillamment appliqué les mêmes principes pour
étudier la lettre de Zawahiri à Ben Laden (publiée par le Pentagone en décembre 2005) et les
Sinjar Records publiés en 2008 : la grossièreté de ces faux ne laisse pas d’ étonner.

636
Du document à l’œuvre

Les régimes d’ objectivation. – Le document, le texte et l’ œuvre ne jouissent pas

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du même statut d’ objectivité, dans la mesure où ils concrétisent des procédures
d’ objectivation différenciées.
Le document a le statut d’ un objet mobilier perçu dans le couplage avec l’ envi-
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ronnement sémiotisé. Il revêt sa forme matérielle dès sa création, mais peut


subir des réélaborations et évoluer avec le vieillissement de son support.
Au cours de la lecture, les inscriptions qu’ il porte sont d’ abord situées spatiale-
ment et reconnues comme des chaînes de caractères, puis comme des mots gra-
phiques, et enfin redimensionnées et qualifiées comme des unités linguistiques,
les lexies : la sémiotisation des chaînes de caractères permet ainsi de passer du
document au texte.
Une fois établi par appariement d’ un plan de contenu et d’ un plan d’ expression,
le texte n’ évolue pas sauf révision. Dans sa lecture, il revêt le statut d’ un objet
mental complexe, une chaîne de simulacres, images mentales ou (re)présenta-
tions : à ce titre, il doit être remémoré ou relu, bref reconstruit à chaque réacti-
vation ; son objectivation est ainsi récurrente et mobilise des compétences en
évolution. En d’ autres termes, si l’ on peut consulter plusieurs fois le « même »
document, la lecture du texte est principalement déterminée par son genre. La
plupart des textes oraux ou écrits sont produits dans une pratique sociale déter-
minée qui ne suppose pas de rétrospection ou de relecture : on ne répète guère
une conversation, on relit rarement une carte d’ embarquement périmée ou un
ancien rapport d’ activité. Si toutefois elle peut varier avec les tâches, la compré-
hension d’ un texte ordinaire prend généralement fin avec l’ épisode de la prati-
que sociale où il est produit.
Enfin, l’ interprétation de l’ œuvre ajoute à cela une dimension réflexive qui
confère à son objectivation une dimension critique. Alors que la lecture du texte
mobilise pour l’ essentiel des processus inconscients et compulsifs (les saccades
oculaires, par exemple), l’ interprétation de l’ œuvre, qui relève d’ un niveau supé-
rieur de complexité, la redouble par un cours d’ action consciente de bout en
bout, qui se caractérise par l’ inhibition propre aux processus attentionnels, dans
l’ exercice de normes pratiques et déontologiques.
Ainsi, aux trois régimes d’ objectivation que nous venons de distinguer corres-
pondent trois régimes de sémiose (au sens large, qui dépasse et inclut la sémiosis
linguistique) : (i) Pour le document, l’ inscription se définit comme un rapport
fixé entre le support et les marques. (ii) Pour le texte, la sémiosis est déterminée
pour l’ essentiel par le rapport entre le contenu et l’ expression, tel qu’ il est normé
par le genre. (iii) Enfin, pour l’ œuvre, la stylisation résulte d’ une élaboration
particulière de la sémiosis, induisant un rapport spécifique entre contenu et
expression, en fonction d’ un rapport spécifique entre Point de vue et Garantie.
Par exemple, pour passer d’ une section de texte à un passage d’ œuvre, il faut

637
Perspectives sémiologiques

reconnaître sa stylisation (son mode particulier de sémiosis) comme les spéci-

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ficités « opératiques »13 des relations du passage considéré avec les autres passages
de la même œuvre et d’ autres œuvres de l’ intertexte. Comme les œuvres sont
issues de pratiques sociales ritualisées et par là décontextualisées, et que leur
stylisation maximalise leur complexité, elles se prêtent à une multiplicité d’ inter-
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prétations, et l’ on peut admettre que l’ on ne relit jamais deux fois la même


œuvre. Leur élaboration particulière se traduit paradoxalement par une sous-
détermination interprétative qui les rend, estime-t-on, inépuisables.
Les régimes de transmission. – La conservation du document s’ étend à ce que l’ on
pourrait appeler la tradition documentaire, un document pouvant se trouver
transposé par copie sur d’ autres supports. Un document prend ainsi sa place
dans une chaîne de transformations matérielles.
La tradition textuelle va du texte initial, fût-il inconnu, à ses variantes ultérieu-
res ; elle s’ éclaire aussi par les textes qui voisinent dans son corpus, ne serait-ce
que pour poser les problèmes de datation.
Enfin, la translation herméneutique va d’ une œuvre à d’ autres textes qui la réé-
crivent dans le même genre et/ou le même discours, ou encore qui formulent
son interprétation dans divers commentaires. Les transformations entre textes
relèvent de l’ intertextualité ; leur étendue et leur complexité sont caractéristi-
ques des œuvres.
L’ interdépendance de la philologie et de l’ herméneutique : l’ exemple du Coran.
– Les distinctions que nous venons de formuler à toutes les étapes de descrip-
tion d’ un document, d’ un texte et d’ une œuvre permettent de clarifier les rela-
tions entre philologie, linguistique et herméneutique.
Prenons un exemple. De façon sans doute légendaire, al-Sijistânî14 narre la col-
lation des fragments du Coran sur l’ ordre du calife Umar ibn al-Khattâb. Cha-
que fragment devait être attesté par deux témoins, qui en assuraient la Garantie,
selon une coutume juridique qui perdure dans la loi islamique. Le gouverneur
de Médine ordonna de brûler ensuite tous les documents (feuillets, planches et
tiges de palmier), par crainte de divergences entre les parties du Livre. L’ unicité
du texte fut donc obtenue en mettant fin à la pluralité des documents.
À cette unicité du texte correspond l’ unicité de l’ œuvre – pour autant que l’ on
puisse parler d’ œuvre à propos d’ un texte réputé incréé. L’ unicité de l’ interpré-
tation en découle alors, quand al-Ghazali (1058-1111), dans sa réfutation des
philosophes, scelle jusqu’ à présent la fin de toute pluralité interprétative et
même de toute interprétation (ijtihad).

13. Le lecteur nous pardonnera cet emploi néologique, opératique ayant trait ordinairement à
l’ opéra.
14. Ibn Abî Dâwud al-Sijistânî (mort en 929), Livre des manuscrits du Coran, traduit de l’ arabe
par A.-L. de Prémare, in Les Fondations de l’ Islam, Seuil, 2002, coll. l’ Univers historique.

638
Du document à l’œuvre

Ainsi philologie et herméneutique vont-elles à nouveau de pair : au document

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unique correspond l’ interprétation unique et univoque. Du moins le postulat
d’ unité s’ affirme-t-il à tous les niveaux d’ analyse, ce qui s’ accorde avec une
forme rigoureuse du monothéisme. Enfin, le sceau de l’ interprétation répète
sans doute le sceau de la Prophétie.
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Mais paradoxalement, le passage du Coran sur l’ interprétation reste des plus


difficiles à interpréter. Tout dépend en effet de la ponctuation, et une version
courante donne : « Ceux dont les cœurs inclinent vers l’ erreur s’ attachent à ce
qui est équivoque, et sont avides d’ interprétations ; mais nul n’ en connaît l’ inter-
prétation, sinon Dieu et les hommes d’ une science profonde. Ils disent : “Nous
croyons en Lui, tout vient de notre Seigneur !” Mais seuls les hommes doués
d’ intelligence s’ en souviennent » (§ 3, 1, 7). Attestée depuis les débuts de l’ exé-
gèse musulmane, une autre ponctuation conduit à un sens opposé : « Nul n’ en
connaît l’ interprétation, sinon Dieu. Et les hommes d’ une science profonde
disent : “Nous croyons en Lui, tout vient de notre Seigneur !’ ’ »15. On a pu dire
que nous étions condamnés au sens, mais pouvons-nous échapper à l’ interpré-
tation ?
Alors que l’ herméneutique comme la philologie sont des disciplines du débat
contradictoire, le littéralisme d’ une part refuse le débat sur la constitution du
texte et d’ autre part élude toute difficulté d’ interprétation comme toute modi-
fication du corpus. Il affecte ainsi l’ interprétation de tous les corpus d’ autorité,
qu’ ils soient religieux, juridiques, scientifiques ou littéraires.
Restituer la situation de l’ œuvre dans l’ histoire de la langue reste un évident préa-
lable pour l’ interpréter, et là encore la philologie conditionne l’ herméneutique.
Ainsi Spinoza, dans son Traité théologico-politique, soutenait-il qu’ une histoire
de la langue hébraïque restait à écrire pour pouvoir interpréter légitimement la
Bible (cf. ch. VII). Tout récemment encore, en décelant les calques lexicaux de
l’ araméen dans le vocabulaire du Coran, Christ

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