AELM 2023 Rapport
AELM 2023 Rapport
Session 2023
© https://www.devenirenseignant.gouv.fr
Les rapports des jurys des concours de recrutement sont établis sous la responsabilité́ des présidents de jury.
SOMMAIRE
ÉPREUVES ÉCRITES :
ÉPREUVES ORALES :
1
OBSERVATIONS GENERALES DE LA PRESIDENTE DU JURY
Pour cette session 2023 de l’agrégation externe de lettres modernes, 118 postes étaient mis au
concours. Après une diminution constante depuis maintenant plusieurs années (105 postes en 2022, 110 en
2021 et 2020, 115 en 2019, 118 en 2018, 147 en 2017 et 162 en 2016), la hausse non négligeable de postes
offerts en 2023 constitue une excellente nouvelle.
952 candidats se sont inscrits et 523 se sont présentés à toutes les épreuves écrites (soit 54,9%). La
baisse du nombre d’inscrits observée lors des sessions précédentes (1087 en 2022, 1128 en 2021, 1208 en
2020 et 1379 en 2019) se poursuit donc, mais le taux de présence aux épreuves s’améliore (51% en 2022,
54,8% en 2021, 53,6% en 2020, 47,5% en 2019). Cet indicateur d’une motivation plus ferme et, sans doute,
d’une préparation plus assidue, colore le constat de la baisse du nombre d’inscrits d’une note optimiste : s’il
est moins de candidats, les inscriptions sont davantage suivies d’effet et la motivation semble plus solide.
240 candidats ont été déclarés admissibles, soit 45,8% de ceux qui ont composé à la totalité des
épreuves écrites. Ce taux est supérieur à celui des années précédentes (42% en 2022, 40% en 2021 et 39%
en 2019), indice d’un niveau jugé en légère hausse par le jury à l’issue des écrits.
La barre d’admissibilité (moyenne du dernier admissible) a été fixée à 8,08. La moyenne des candidats
ayant composé à l’écrit a été de 7,88, celle des candidats admissibles de 10,42. À l’oral, les 118 postes offerts
au concours ont été pourvus et 8 candidats ont été inscrits sur liste complémentaire en raison de la qualité
des prestations. La barre d’admission a été établie à 9,21. La moyenne générale des 238 candidats entendus
à l’oral (2 ayant renoncé à passer les épreuves) a été de 9,54, celle des candidats finalement admis de 11,21.
Cette année encore, nous ne pouvons que féliciter les nouveaux agrégés dont le niveau général est très bon.
À l’écrit, les moyennes des épreuves sont, respectivement pour l’ensemble des candidats et pour les
admissibles, de 7,46 et 10,02 (Première composition), 7,68 et 10,63 (Ancien français), 7,75 et 10,30
(Grammaire moderne), 7,66 et 10,04 (Deuxième composition), 8,62 et 12,17 (Version latine), 7,88 et 10,44
(Version grecque). S’agissant des langues vivantes, les moyennes des langues les plus représentées sont
conformes à l’équilibre habituel, respectivement, pour l’ensemble des candidats et pour les admissibles : 8,30
et 10,02 en anglais, 8,17 et 11,33 en espagnol, 9,43 et 11,33 en italien, 10,73 et 11,64 en allemand. Notons
que les langues dites rares sont de moins en moins choisies par les candidats. En 2022, le tchèque et l’hébreu
n’avaient été choisies par aucun des candidats, et cette année ont été délaissées, en outre, le chinois et le
polonais, soit quatre des douze langues vivantes proposées.
À l’oral, les moyennes sont, respectivement pour les présents et pour les admis de 8,47 et 11,22
(Leçon), 9,28 et 11,25 (Littérature comparée), 8,87 et 11,27 (Explication et grammaire), 7,93 et 9,25 (Hors
programme).
Comme l’année dernière, nous recommandons aux candidats de bien cerner les compétences
requises pour ce concours : il ne s’agit ni de se distinguer par un vernis superficiel ou une éloquence creuse,
ni de donner l’impression que l’on sait tout sur tout. Le jury recherche des candidats solides, dotés d’une
parfaite maîtrise des œuvres ainsi que d’une capacité à en déplier le sens et à en proposer une interprétation
étayée – toutes qualités susceptibles de faire d’eux d’excellents professeurs de français. Ce résultat ne peut
procéder que d’un travail extrêmement approfondi tout au long de la préparation : préférer la lecture et
l’analyse des textes à l’éparpillement dans une bibliographie pléthorique et se mettre à l’épreuve tout au long
de l’année en s’entraînant aux exercices sont autant de manières de se préparer efficacement au concours.
Les risques de produire une mauvaise dissertation parce que l’on n’a pas lu tel article critique sont infimes ;
en revanche, une connaissance insuffisante des œuvres du programme, l’absence d’analyse du sujet et le
défaut d’entraînement assurent assez systématiquement l’échec.
2
Ces paroles se veulent encourageantes : le concours de l’agrégation est sélectif mais il est loin d’être
inaccessible aux candidats qui mettent en œuvre une méthode de travail rigoureuse et continuent d’avancer
malgré les difficultés rencontrées. Le découragement lors d’une année de préparation est normal, le sentiment
de ne pas « être prêt » pour les épreuves l’est aussi – ils ne doivent pas être des motifs d’abandon ou de
désinvestissement. La gageure est de surmonter ces obstacles et de faire preuve de régularité. On peut même
prendre plaisir au défi intellectuel posé par la lecture des œuvres, par l’apprentissage des faits de langue qui
les éclairent et par les subtilités des textes anciens et modernes lus dans leur version originale. Préparer
l’agrégation, c’est aussi s’octroyer le privilège précieux de vivre intensément dans la littérature et ses
profondeurs. Cette immersion prolongée aiguise le rapport aux textes et modifie sensiblement l’œil de lecteur
des candidats, expérience qui les nourrira sans doute tout au long de leur vie professionnelle. Pour toutes ces
raisons, nous ne pouvons qu’encourager les futurs candidats à s’engager sérieusement – car le bénéfice ne
peut résulter que d’une implication réelle – dans cette aventure professionnalisante, mais aussi intellectuelle
et personnelle.
Cette année encore, les oraux se sont déroulés dans des conditions idéales grâce à l’accueil
remarquable du Lycée Jean Zay qui nous a offert, pendant plusieurs semaines, ses locaux magnifiques et son
appui technique. Nous remercions très chaleureusement sa proviseure et l’ensemble de son personnel pour
la générosité de cet accueil rare.
Enfin, la présidente a particulièrement à cœur de remercier un jury extrêmement dévoué, qui a travaillé
avec un beau professionnalisme et dans une grande harmonie. Pareille implication au service du concours et
des candidats, de la part de collègues par ailleurs extrêmement sollicités par leurs professions respectives,
mérite d’être soulignée et saluée.
Anne TEULADE
3
RAPPORTS DES EPREUVES
ECRITES
4
ÉPREUVES ÉCRITES
REMARQUES GENERALES
Le sujet proposé cette année aux candidates et candidats les invitait à réfléchir sur un groupement cohérent
de trois tragédies de Tristan L’Hermite. Telle était peut-être la première gageure de cet exercice : la
composition devait accorder une place aussi bien à La Mariane, pièce la plus connue et commentée du
dramaturge, qu’à La Mort de Sénèque et à Osman. De manière générale, les copies ont fait preuve d’un bel
équilibre et d’une lecture sérieuse de ce corpus. Rares en effet ont été les candidates et candidats à ne parler
que de l’une ou l’autre des pièces, ou à oublier tout à fait une partie du corpus. Les programmes à œuvres
multiples sont courants, à l’agrégation de Lettres modernes, et il convient, lorsque la composition les concerne,
d’adapter la rédaction afin de mettre au jour la diversité des œuvres offertes à l’étude, sans pour autant occulter
leur cohérence d’ensemble. La composition française ne doit, en effet, pas devenir un exercice de
commentaire comparé. Disons-le d’emblée : il n’est pas nécessaire de présenter un exemple tiré de chaque
œuvre pour chaque argument avancé dans le cours du développement. Un exemple finement développé,
donnant lieu à des analyses littéraires, stylistiques et à des interprétations convaincantes, peut suffire à
emporter l’adhésion du jury. Si l’on a pu apprécier le scrupule qui a poussé parfois candidates et candidats à
présenter un exemple développé et deux exemples allusifs pour chaque argument avancé, c’est néanmoins à
l’échelle de l’ensemble de la copie que s’évalue la place accordée à chaque pièce. Une pièce pouvait d’ailleurs
faire l’objet d’une sous-partie dédiée, si sa spécificité l’appelait.
La citation empruntée à un article de Jérôme Laubner pouvait être connue des candidates et des candidats.
En dépit de recherches récentes, le théâtre de Tristan L’Hermite ne fait pas encore l’objet d’un discours critique
pléthorique et il est très probable que cet article, qui concernait particulièrement le programme de cette année,
ait été lu et étudié pendant l’année de préparation. Toutefois, et comme le répètent souvent les rapports de
jury, la connaissance du contexte de la citation n’est absolument pas attendue, et il convient de commenter le
propos donné dans sa cohérence propre, hors de son contexte critique, forcément plus nuancé et ambitieux.
Il convient aussi et surtout de commenter la citation dans son ensemble et de ne pas la réduire à une seule
de ses phrases ou, pire encore, à quelques mots-clés. S’il était ici question de « visions intérieures », la
composition ne devait pas devenir une leçon ayant pour sujet « les visions », « la vue », ou encore « les
songes ». Un plan dialectique efficace permettait d’éviter cet écueil, et d’interroger la tension qu’établit le
critique entre une imagination trompeuse et la nécessité de s’appuyer sur cette dernière pour comprendre le
monde, ces deux pôles saisis d’un seul mouvement. Rappelons que les plans qui décomposent le sujet en
trois propos qui se déploieraient d’une partie à l’autre de l’exercice, dans le seul but de les valider, sont à
proscrire. Le jury apprécie que les candidates et candidats, après avoir montré leur compréhension du propos
du critique dont ils acceptent dans une certaine mesure les idées, soient capables d’offrir un regard critique,
informé par leur lecture personnelle des œuvres, sur ces idées. Il ne s’agit certes pas de se contredire, mais
de ne pas réduire les textes à une position sclérosante et unique. Les sujets de composition française sont
pensés pour leur capacité à être dialectisés, si bien que les candidates et candidats ont tout à gagner à saisir
cette possibilité de discussion d’un sujet qu’il ne faut jamais perdre de vue.
Trop nombreuses ont été les copies qui, ayant abondamment analysé le sujet en introduction, n’en firent plus
aucun cas dans leur développement, ou encore qui n’ayant pas cité le sujet – ce qui donne nécessairement
une assez mauvaise impression – ne s’y intéressèrent pas davantage dans la suite de leur travail. La
composition française est certes un exercice exigeant d’analyse littéraire ; c’est également un exercice
d’écriture rhétorique : vous devez à tout instant rappeler que votre propos a un lien avec le sujet posé, qui
n’est pas un prétexte pour parler généralement des œuvres au programme mais qui doit guider chacune des
idées avancées et chacun des exemples présentés. L’exigence de ses exercices ne doit pas faire oublier que
5
l’agrégation est un concours de recrutement d’enseignantes et d’enseignants du secondaire : faire preuve de
pédagogie n’est jamais malvenu.
On ne saurait enfin trop rappeler que l’on attend de futurs professeurs et professeures de français un usage
impeccable de la langue. Si le jury, bien conscient que sept heures de composition ne vont pas sans une
légitime fatigue, tolère d’inévitables coquilles, il est en revanche impitoyable devant des fautes d’accord
systématiques, et quelque peu lassé par l’emploi d’expressions impropres, à l’instar des éternels « malgré
que », « de par », « basé sur ». Rappelons également que l’usage veut que l’on préfère, pour les citations, les
guillemets français (« ») aux guillemets anglais (“ ”), ces derniers étant utiles pour des citations dans les
citations. Les guillemets français postés en surplomb et de biais au-dessus de la citation ne sont rien d’autre
qu’une incongruité, en revanche.
« Avoir une vue claire sur soi et sur les autres est impossible en raison de la grande présence de visions
intérieures qui font de l’imagination une faculté dangereuse et pourtant nécessaire dans l’opération de saisie
du réel. La dramaturgie tragique de Tristan promeut en effet une cécité ou plutôt un enfermement dans la
vision intérieure et ses chimères. C’est l’imagination qui dicte ainsi la compréhension et la perception du réel. »
Jérôme Laubner, « “Tant de chimères et de monstres fantasques”. Les visions intérieures dans les tragédies
de Tristan L’Hermite », Cahiers Tristan L’Hermite, XXXIX, 2017.
Le sujet présentait quelques dangers : la mention des « visions intérieures » et de la « vue claire sur soi »
pouvait engager les candidates et candidats vers une appréciation psychologisante des pièces au programme,
ce qu’il convenait d’éviter absolument, au profit d’une approche dramaturgique de la question, qu’appelait la
deuxième phrase de Jérôme Laubner et qui devait être une prise pour éviter toute psychologisation des
personnages. Il fallait d’ailleurs éviter de réduire le sujet ou bien à une réflexion sur le personnage de tragédie
– ainsi, un plan qui aurait articulé I. le personnage aveuglé ; II. le personnage (clair)voyant n’aurait que très
partiellement couvert les enjeux du sujet – ou bien sur les seuls songes.
Dans un premier temps, le propos de Laubner repose sur un lieu commun de la tragédie : le personnage de
tragédie est aveugle ou aveuglé, en l’occurrence par des « visions intérieures », qu’il faut définir non seulement
comme les songes et visions dont sont sujets les personnages, mais aussi comme des projections mentales,
des images au sens plus large qui s’imposent à la vue, comme filtres posés sur le réel et qui en
complexifieraient la lecture, qui le distordent autant qu’ils l’éclairent. Ainsi, la notion d’imagination apparaît
comme faculté paradoxalement aussi nécessaire que dangereuse : l’imagination – c’est la fin du propos –
« dicte la compréhension et la perception du réel », dans un programme à double-tranchant entre vision claire
(ici postulée comme impossible) et cécité et/ou enfermement du personnage « dans la vision et ses
chimères ». Il ne s’agit cependant pas, comme nous l’avons déjà mentionné, d’une dissertation sur le
personnage de tragédie : Jérôme Laubner a soin d’ouvrir son propos sur « la dramaturgie tragique de
Tristan », dont l’étude du personnel et des dynamiques auxquelles il se soumet ne sont qu’un paradigme.
Il s’agit donc de s’interroger sur les visions intérieures, sur l’imagination et les images produites comme
paradigmes et comme moteurs d’une dramaturgie qui brouille le réel quand elle doit l’éclairer. Il faut envisager
une dialectique entre la vision intérieure et la vision extérieure du monde (celle du spectateur ?), la manière
dont Tristan confronte un réseau d’images, d’imaginaires au réel, qu’on entendra d’abord comme celui des
personnages – situations politique, dramatique, émotionnelle et passionnelle auxquelles les personnages se
heurtent – avant de le considérer éventuellement comme le monde référentiel.
La dynamique est la suivante : c’est du réel – qu’on peut entendre comme la situation objective donnée au
spectateur autant qu’au personnage et qui ressortit au passé hors-scène et au présent dramatique –
qu’émanent les visions intérieures de personnages. Pour avoir une prise sur ce réel, ces derniers cherchent à
le lire, à le comprendre, à le percevoir – tandis que le spectateur est sous l’emprise et de la dramaturgie et
des discours de ces personnages aveuglés : s’il voit effectivement se dérouler sous ses yeux la pièce et ses
actions, de loin (« le spectacle pour moi doit être vu de loin », dit Sénèque, dans son désir de prise de distance
stoïque avec l’action), il n’a de connaissance de certains événements, et de l’état du monde, que par les
paroles proférées sur scène, si bien que toute vision claire semble, de prime abord, inconcevable. Voilà qui
6
vouerait la dramaturgie de Tristan au pessimisme le plus absolu, celui où les passions déraisonnables auraient
raison du jugement, précipitant alors l’issue tragique et violente des tragédies. En somme : la dramaturgie de
Tristan serait une dramaturgie de la caverne et de ses illusions (une dramaturgie baroque1 ?).
On peut alors convenir de voir, dans un premier temps, avec Jérôme Laubner, que l’imagination apparaît
effectivement comme un moyen de comprendre et de percevoir le réel, mais un moyen qui, dans les pièces
au programme, ne peut qu’être défaillant : toute vue claire sur le réel et ceux qui l’habitent est impossible et la
perception du réel est vouée à être brouillée (I). Toutefois, bien qu’elle brouille sa compréhension, l’imagination
est résolument ancrée dans le réel : elle en émane, elle le compose et le recompose au gré de plusieurs
visions intérieures et extérieures, propres seules à en dévoiler la véritable complexité et à l’élucider. Une réalité
noire et obscure ne saurait être éclairée par des visions univoques et clairvoyantes (II). Au sein de cette guerre
des images et des imaginaires, le spectateur se trouve à la croisée des conceptions éthiques et esthétiques
de la tragédie tristanienne : voyant le spectacle de loin, il n’est pas moins que les personnages l’herméneute
potentiel de ces visions nombreuses, à lui présentées d’acte en acte, conçues comme clés d’élucidation d’une
intrigue tragique certes, mais aussi du réel, conçu dans une perspective morale (III).
PROPOSITION DE PLAN
Il va de soi que les titres de parties ne doivent pas apparaître au sein des copies. Pour chaque sous-partie,
nous proposons parfois plusieurs idées qui pouvaient être ou non mobilisées, et dont la présence dans les
copies, au sein d’un développement logique, a été valorisée. Figurent ici des propositions générales, et non
un modèle unique de composition idéale.
1Si la notion de baroque a été et demeure très discutée par la critique, il n’a pas été fait reproche aux candidates et
candidats de l’employer.
7
le problème politique du conseil et de l’appréciation du réel entre objectivité et pragmatisme, qui est un
problème machiavélien. Au reste, les bons conseillers sont évacués (Lodia, la Sultane Sœur, dans Osman) :
l’ironie tragique consiste ici à faire entendre un discours raisonné pour montrer qu’il est rejeté, non au gré
d’une délibération et/ou d’une argumentation probantes, mais au gré de craintes, de passions. Même les
visions claires, sont présentées comme aveuglantes : c’est le cas de la passion amoureuse. Par exemple,
Hérode, duquel Salomé parle en ces termes : « Ce vif ressentiment d’une amour véritable » (M, IV, 1) signale
la possibilité pour la tragédie de s’ouvrir à des passions positives et claires (l’amour véritable, par exemple, la
magnanimité, le gouvernement éclairé, la justice) lesquelles lui permettraient de tendre vers le modèle de
tragédie à fin heureuse plutôt que vers la catastrophe finale. Le songe, de même, est investi comme grille de
lecture offerte et que voit le spectateur, mais que des personnages dévoient, par excès d’enfermement dans
une autre marotte : ainsi de la Sultane Sœur (O, II, 1) : « Songe plein de terreur, épouvantable Histoire ! / Dont
le funeste objet repasse en ma mémoire ». Le positif n’est saisi que par son revers négatif.
Proposition de transition : « Le héros est enfermé. […] Le héros vit dans un monde de signes, il se sait
concerné par eux, mais ces signes ne sont pas sûrs », écrit Barthes dans Sur Racine. Or, chez Tristan, ce
n’est pas le signe, incertain, mais son interprète qui, à la manière de celui du Songe d’un habitant du Mogol
(La Fontaine), s’avère souvent incapable d’accéder à la complexité d’une réalité qui, pourtant, se donne à lui
en suscitant sa vision intérieure. Si c’est bel et bien l’imagination qui trouble la perception du réel, l’on constate
aussi que les visions chimériques, par leur ancrage dans ce réel, ont tout pour l’élucider, en donner une
perception claire et même clairvoyante, que les personnages parviennent diversement à appréhender, à saisir,
voire à construire.
II. Ancrage des visions chimériques dans le réel et possibilités d’élucidation du réel
1. Songes prémonitoires et prophéties : clairvoyances et clés pour lire le monde ?
Il convient ici de considérer l’ancrage des visions intérieures dans une réalité extérieure qui les suscite, c’est-
à-dire de considérer une emprise du réel sur les personnages et non pas seulement de l’imagination. On peut
mettre en parallèle le songe du chameau (O, I, 3) avec le songe de la Sultane Sœur (I, 1), songe fondé sur
des signes sans ancrage dans le réel qu’Osman balaie sous le prétexte d’une impossibilité d’établir une
herméneutique fiable pour lire le monde, ce que traduit la fameuse rime songes/mensonges. Le songe de
Sabine dans La Mort de Sénèque repose sur cette même mécanique interprétative, mais est défendu comme
clé de lecture du réel (« Tu sauras que ce songe est une vérité » / « Je voyais les yeux clos ») (LMS, III, 2).
Sur cet exemple précis, on peut envisager une interprétation ouverte (et les candidates et candidats l’ont
souvent fait avantageusement) : ce songe peut être un vrai songe (auquel cas, il y aurait élucidation du monde
et clairvoyance), mais il peut être aussi un leurre, un faux-songe visant à manipuler Néron et à susciter ou à
8
prolonger l’enfermement, la cécité du tyran. Il convient de marquer la différence entre ces songes : celui de la
Sultane Sœur (O, I, 1) ne comporte pas de symboles (chameau, Mars, Cérès, etc.) mais s’ancre dans une
réalité politique violente et annonce explicitement la mort. La clairvoyance des personnages inspirés se joue
à plusieurs niveaux. Le réel peut être élucidé au prix d’un geste herméneutique comme d’une lecture stricto
sensu du songe. Au reste, s’il suscite une vision intérieure, le songe est le fruit d’une inspiration extérieure.
Les songes et leur appréciation donnent lieu à une situation paradoxale : le rejet de la superstition peut se lire
comme une lucidité des héros : « Ce songe, absolument, sont de vaines menaces » (Néron, III, 2) ; « C’est
possible un fantôme au lieu d’un attentat » (id.). O, cette posture de lucidité empêche toute confrontation à un
réel dit et transmis dans la pièce. Il existe en fait des leviers du dessillement, que d’aucuns refusent tout à fait
de voir. Telle est l’originalité de la dramaturgie de Tristan qui fait des songes (lieux communs de la tragédie
humaniste) une donnée dramaturgique sans qu’elle ait de portée dramatique véritable.
2. Le retour du réel : extérioriser la vision intérieure de l’extérieur
L’hypotypose apparaît comme un moyen efficace de faire advenir aux yeux de tous la vision intérieure. Le
dessillement est possible, ou tout au plus le transfert d’une vision intérieure vers l’extérieur pour la concevoir
comme perception consensuelle du monde. L’incendie de Rome raconté par Epicaris et l’appel à la mémoire
et au courage comme aux émotions violentes constituent une tentative d’ouvrir les yeux d’autrui. Epicaris
emblématise cette intention en général, comme figure certes obsédée mais d’une résolution lucide et claire.
« Ce n’est que retoucher d’un pinceau tout de flamme / Les images d’horreur que nous avons dans l’âme »
(LMS, II, 2). S’observe ici un mouvement de l’imagination à l’inventio : apparaît la capacité du personnage de
donner du monde une image acceptable, et susceptible d’assurer non pas l’enfermement en soi, mais une
ouverture sur les autres. En cela, le fait que les tragédies soient des tragédies de la conjuration ou de la
rébellion signale la manière dont les images participent d’un modelage politique du monde, qui doit reposer
sur des images non pas seulement intérieures mais partagées. C’est d’ailleurs au titre de ce même modelage
politique que les mauvais conseillers ont aussi leur place dans les tragédies, et peuvent partager des visions
aliénantes. Tristan ménage des espaces de partage des images : Osman parvient temporairement à atténuer
la rébellion lorsque affleure l’adéquation entre le réel de son être et sa vision de lui-même( récit du Musulman,
III, 2). On le constate dans la scène où le discours rapporté donne à voir la manière dont Osman se peint lui-
même, en verbes et en actes « Ne suis-je pas Osman ? […] Il mit, disant ces mots… », et parvient ainsi à
réconcilier l’imagination et la réalité, l’image intérieure et la vision extérieure produite. On peut ici avancer une
réflexion sur la perception du corps de l’autre comme vision extérieure intériorisée et créatrice d’images : par
exemple M, IV, 2 où l’extériorisation par Mariane de l’image d’Hérode s’oppose à la sienne : « du vivant bouche
à bouche attaché contre un mort ». La citation quasiment terme à terme de Caussin rappelle qu’Hérode était
décharné et faible physiquement. Est révélée par Mariane, dans le rapport au corps, une vision frappante de
clarté.
3. Les stances comme lieux de la vision claire sur les mondes (le monde réel, le monde spirituel)
Toutefois, seules les stances apparaissent comme moment d’accès à une vision supérieure et claire, comme
accès possible à la lucidité (mais trop tard, ou de manière trop éphémère) voire à une appréhension supérieure
du réel en tant qu’elle est absolument spirituelle. Les stances s’envisagent dans la lignée des chœurs de la
tragédie ancienne, et constituent des moments invitant à opposer la parole temporelle à la parole spirituelle,
qui se déploie dans ce temps de pause lyrique, hétérométrique, où le héros « loin du monde et du bruit »
parvient à accéder à une image claire de lui-même. Particulièrement sensible dans La Mort de Sénèque avec
l’accès à une vérité supérieure, une vision sainte et chrétienne qui signale la conversion : « Mon Âme, apprête-
toi pour sortir tout entière / De cette fragile matière / Dont le confus mélange est un voile à tes yeux […] ».
C’est le lieu de l’acquisition d’une image claire de soi en tant qu’image glorieuse et digne de salut, le lieu de
l’acceptation stoïque de la mort, prise comme mort heureuse (une même chose s’accomplit avec les stances
de Mariane). Les personnages bénéficiant de stances sont Mariane, Sénèque, Osman, la fille du Mufti. ils
parviennent plus ou moins à accéder à une élévation spirituelle – mais il y a lieu ici de distinguer. La perception
du monde s’effectue non plus par l’imagination mais par l’inspiration, dans la solitude et par le biais d’une
expression poétique plus élevée. Il convient de nuancer en regroupant La Mariane et La Mort de Sénèque
pour montrer que dans Osman, les stances portent moins vers l’élévation mais l’écho construit entre celles de
la fille du Mufti et celles d’Osman lui-même signale la possibilité d’un élan lucide d’Osman vers la mort : O, III,
1 : « Tu connais ta valeur, tu connais ta puissance / Mais tu ne connais pas ta fin », dit la fille du Mufti. Or
9
Osman fait la preuve que connaissant sa valeur, il connaît aussi sa fin, au prix d’une constance admirable :
« Tout le monde me quitte et pour tout avantage / Je n’ai que ma valeur qui ne m’a point quitté » (O, V, 1). Il
est possible de mettre en relation ces personnages à stances avec Hérode, auquel elles sont refusées : alors
que les actes V, 1 de La Mort de Sénèque et Osman sont des lieux de stances, le V, 1 de La Mariane donne
à voir Hérode inapte à s’élever à la lucidité, et tout au contraire, enfermé plus que jamais dans un acte qui
succède à la mort de l’héroïne et qui va couronner sa folie mélancolique.
Proposition de transition : La tension qui se joue entre le vrai et le faux, entre le monde brouillé et le monde
élucidé, entre une vision intérieure aliénante et un réel qui se donne en somme comme machine à faire-voir
est à l’origine même d’une œuvre dont elle doit soutenir tout à la fois l’intelligibilité, la vraisemblance et le
spectaculaire, à un moment de l’histoire du théâtre où la nature de l’illusion et de l’adhésion du public aux
images qu’elle suscite est en débat.
10
des visions intérieures, qui ne valent que dans la confrontation à la réalité concrète (O, I, 2 : « … n’était que
nos apprêts et la rumeur publique / me le font estimer un songe prophétique »). Le dialogue de Lucain et
d’Epicaris dans La Mort de Sénèque (II, 3) est absolument exemplaire de la manière dont Tristan conçoit
l’ethos de personnages en constante représentation : les deux protagonistes se griment, l’un en fervent
défenseur de la république ; l’autre en objet de convoitise dédaigneuse et fière. Autour de la figure de Procule
sur laquelle ils s’interrogent au point d’en faire un portrait particulièrement flou (et révélateur du statut de ce
personnage dans la pièce), se joue une guerre de l’image de soi. Charge au spectateur de détecter dans autrui
la dissimulation, les illusions d’un caractère. On peut ici mobiliser le discours de Selim (III, 3) sur la
manipulation politique : « Mettons devant leurs yeux de nouvelles images ». Il est aussi possible d’envisager
la question sous l’angle d’une poétique jésuite (Tristan a, comme Corneille, reçu une éducation jésuite) des
images et d’une pédagogie des images qui demandent une lecture symbolique forte pour assurer une
conversion/conservation morale. Si Tristan sollicite l’imagination de son spectateur, jusqu’à le laisser maître
d’imaginer certains dénouements (certains après de pièces qui s’achèvent sur le trouble le plus total, et non
sur des situations définitives) il refuse que son public soit la dupe de toutes les illusions qui se jouent dans ses
pièces. Ainsi du complot ourdi par Salomé, duquel le spectateur sait tout : il ne peut dès lors que déplorer
l’incapacité du monarque à dépasser ses visions intérieures, à lire les signes. Les œuvres, sans pouvoir
prétendre être des miroirs au prince, réfléchissent sur les conditions de possibilité de l’exercice d’une justice
éclairée : le bon monarque est celui qui ne se laisse pas duper par des images, par des mauvais conseils.
C’est la raison pour laquelle le personnel tristanien est divers dans son rapport aux visions intérieures : il faut,
pour faire pendant à l’ombre des personnages trompeurs et des personnages trompés, des personnages
détenteurs de clartés, dignes d’admiration.
3. Jouir des images : Tristan dramaturge du spectaculaire
Peut-être davantage encore qu’une conception morale de l’illusion dramatique, c’est une conception
esthétique de cette dernière qui se déploie chez Tristan, dans son rapport au spectateur, auquel il ne concède
en fait qu’une distance relative. À la crainte et à la pitié, la conception esthétique de la catharsis ajoute
l’admiration afin de lire la purgation des passions comme leur sublimation. « Approchez-vous plus près, vous
nous entendrez mieux » (M, II, 2) dit Mariane à Salomé. C’est précisément le conseil qui pourrait se donner
au spectateur, qu’on invite malgré tout à adhérer à un spectacle qui se conçoit lui-même en vision intérieure,
d’autant plus efficace qu’elle sacrifie toujours à une redoutable unité d’action, à défaut de respecter toujours
doctement les autres règles du théâtre régulier. Le spectateur, indiscret témoin du drame, se trouve sur un fil
entre l’adhésion, cette posture de rapprochement, et la distance critique souhaitée – non sans ambiguïté et
hypocrisie – par Sénèque pour qui « le spectacle […] doit être vu de loin » (II, 4). C’est pourtant à une adhésion
absolue qu’Hérode appelle le spectateur (V, 2) : « Vous, peuples oppressés, spectateurs de mes crimes / Qui
portez tant d’amour à vos rois légitimes / Montrez de cette ardeur un véritable effet / Employant votre zèle à
punir mon forfait / Venez, venez venger sur un tyran profane / La mort de votre belle et chaste Mariane ».
L’invective entretient une frontière poreuse entre l’illusion fictionnelle et le réel.
11
ÉPREUVES ÉCRITES
Rapport établi par Gaëlle Debeaux, avec Henri Garric, Stéphane Pouyaud, Véronique Lochert, Aude
Ameille, Cyril Vettorato et Gaëlle Loisel.
Remarques préalables :
Le sujet proposé cette année mettait à l’honneur, pour la deuxième fois consécutive, le programme
« Fictions animales ». Le jury tient à rappeler qu’un thème reconduit qui aurait déjà donné lieu à une
dissertation au concours peut tout à fait être traité de nouveau l’année suivante : il n’y a pas de règle
d’alternance. Il ne faut pas non plus y voir une signification quelconque concernant le programme
nouvellement introduit. Cela doit inciter les candidates et candidats à bien préparer les deux thèmes avec la
même implication. Les copies évaluées cette année témoignaient, d’une façon générale, d’une bonne
compréhension de l’exercice et du sujet, mais suggéraient également une maîtrise parfois un peu distante des
œuvres, ce que la commission a pu interpréter comme le signe d’une impasse dommageable.
Nous ne revenons pas dans ce corrigé sur la méthode de la dissertation comparative : nous renvoyons
au rapport de la session 2021 du concours, qui propose une mise au point éclairante. Celui-ci rappelle
notamment que le jury n’attend pas de plan type pour cet exercice, mais que l’enjeu reste bien de pouvoir
discuter la citation proposée, c’est-à-dire dépasser le stade de l’illustration, aussi fine et intelligente soit-elle.
Des remarques de détail concernant la méthode seront proposées dans la section « Remarques sur les
copies » ci-dessous.
Enfin, le jury signale qu’il a été globalement plutôt satisfait des copies lues cette année : la (relative)
réduction du nombre de copies évaluées ne s’accompagne pas d’une baisse de niveau, et les candidates et
candidats n’ont globalement pas été déstabilisés par le sujet. C’était un sujet court, qui nécessitait de la rigueur
dans la définition des termes, mais aussi une capacité à bien maintenir une double lecture, c’est-à-dire une
compréhension littérale et interprétative du sujet. Ainsi, les meilleures copies, comme nous aurons l’occasion
de le signaler, sont notamment celles qui ont bien pris en compte la diversité des animaux qui regardent dans
le corpus, au-delà des protagonistes « humanimaux ». Le jury tient à signaler que cette année encore, la
plupart des copies propose une belle analyse du sujet, sans toutefois parvenir à en tirer une problématique à
proprement parler ; un grand nombre de copies, parfois bien réussies par ailleurs, ne sont pas parvenues à
construire les fondements d’une mise en débat du sujet et ont principalement cherché à illustrer, parfois avec
quelques raccourcis, la thèse contenue dans la citation. Nous souhaitons donc rappeler ici qu’une dissertation
vise à mettre à l’épreuve un propos pouvant se rapporter aux œuvres et au thème travaillés : aucun sujet ne
correspond parfaitement au thème et aux œuvres, des réponses nuancées peuvent être apportées par la
comparaison des œuvres elles-mêmes, et c’est là tout l’enjeu et l’intérêt de l’exercice.
Sujet
« Le regard de l’animal est un regard qui me dérange » (Jean-Christophe Cavallin, Valet noir. Vers
une écologie du récit, Paris, Corti, 2021)
Dans quelle mesure ce propos éclaire-t-il votre lecture des œuvres du programme « Fictions
animales » ?
Situation de la citation
Valet noir. Vers une écologie du récit est un ouvrage récemment paru dans la collection « Biophilia »
des éditions Corti (il s’agit du n°23), collection créée en 2012 et œuvrant à « mettre le vivant au cœur
d’éclairages ou de rêveries transdisciplinaires » comme l’indique le site internet de l’éditeur. On peut replacer
cette publication au sein d’un vaste ensemble d’ouvrages contemporains invitant à reconsidérer la question
animale (on pense aux travaux d’Anne Simon) tout comme le rapport à la « nature » (on mentionnera ici
l’ouvrage d’Estelle Zhong Mengual, Apprendre à voir. Le point de vue du vivant). Valet noir. Vers une écologie
12
du récit se présente comme un essai écrit au fil de la pensée, entremêlant récit d’une situation personnelle,
celle de l’auteur (et le dialogue muet qu’il entretient avec un chien, qu’il nomme « Valet noir », chien non
domestiqué qui vient régulièrement lui rendre visite au pied de la cabane dans la forêt où l’auteur a trouvé
refuge pour écrire), et réflexions philosophiques, anthropologiques et poétiques sur l’art de la mise en récit.
Le récit et le déploiement de l’imaginaire qu’il permet, au cœur de l’entreprise littéraire pour l’auteur, ont
longtemps été une réponse aux peurs ancestrales suscitées par l’inconnu, l’incommensurable du monde qui
nous entoure ; l’avènement des sciences modernes a coupé court à cet élan en mettant l’effroi sous cloche,
renvoyant la littérature à une sorte de tautologie. Cependant, le postulat de Jean-Christophe Cavallin est que
nous faisons face, au XXIe siècle, à un regain d’effroi face aux catastrophes de tous ordres qui mettent en péril
les modes d’existence du vivant ; celui-ci rend donc de nouveau sensible le besoin de fiction, d’une fiction
renouvelée capable de saisir le vivant sous toutes ses facettes – dont l’animal.
Jean-Christophe Cavallin est Professeur de Littérature française à l’université d’Aix-Marseille ;
spécialiste du XIXe siècle, il oriente ses travaux depuis quelques années vers des perspectives écopoétiques.
Outre Valet noir. Pour une écologie du récit, on peut ainsi mentionner la co-direction, aux côtés d’Alain
Romestaing, du numéro 27 de la revue Fabula-LHT consacré à l’Ecopoétique pour des temps extrêmes, et la
toute récente publication, encore dans la collection « Biophilia » de Corti, d’un ouvrage intitulé Nature, berce-
le, étude de l’idée de culture telle qu’elle est héritée de Malraux.
La citation proposée se situe dans le chapitre VI de l’ouvrage, intitulé « Mimèsis compassionnelle »,
où il est question de la réciprocité homme / animal, qui se situe au cœur de leur altérité ; la compassion est
alors présentée comme un moyen de faire communauté avec l’animal. Plus précisément, la citation intervient
dans la section 3, « Connaître en personne », qui place au premier plan l’enjeu de la rencontre avec l’animal
(comme un moyen de connaître un autre (que) soi-même). La section s’ouvre sur un exemple, qui n’est pas
sans résonance avec « Mon oncle le jaguar » de João Guimarães Rosa : la chasse au caribou. Lorsqu’il est
chassé par son prédateur naturel, le loup, le caribou développe une tactique qui repose sur sa connaissance
intime de l’éthologie lupine : en effet, un loup n’attaquera jamais une proie plus imposante que lui en la
contemplant de face ; par ailleurs, le caribou a plus « de souffle » que le loup. De la sorte, lorsque le caribou
est pourchassé par le loup, il s’arrête et le fixe, le temps de reprendre son souffle ; cela tétanise le loup qui,
sous le regard du caribou, n’attaque plus. En revanche, lorsque le caribou est chassé par un prédateur
secondaire, l’homme, cette tactique devient contreproductive : l’arrêt du caribou permet au chasseur d’armer
son fusil et de tirer. Jean-Christophe Cavallin, qui expose ce phénomène, précise que cette explication,
reposant sur des travaux scientifiques, permet de comprendre le comportement du caribou : elle est « vraie »
selon les critères de scientificité ; toutefois, d’autres explications coexistent, notamment parmi les populations
humaines autochtones qui chassent le caribou depuis longtemps, et qui ont noué une relation intime avec
l’animal : dans ce cas, l’arrêt de l’animal est perçu comme une offrande au sacrifice. Cette seconde explication,
empathique selon les termes de l’auteur, permet la relation, tandis que la première, scientifique, reposerait au
contraire sur une réification de l’animal. Ainsi, ce que l’auteur met en avant n’est pas la connaissance objective
et réifiante de l’animal, mais « l’expérience singulière de la rencontre de l’animal, l’épreuve de son regard et
l’étrange dérangement que ce regard suscite en nous » (p. 248 ; notre citation, isolée en un seul paragraphe,
précède tout juste le paragraphe ici cité). Connaître l’animal, c’est alors le rencontrer en personne. La suite de
la section élargit les perspectives en tentant de comparer le modèle de l’explication empathique et relationnelle
face au comportement du caribou, et le fonctionnement du roman. Comme le dit l’auteur, « un roman n’a pas
de réalité (son histoire ne passerait pas l’épreuve de la vérification), mais il peut changer la réalité et modifier
du tout au tout notre manière de voir le monde » (p. 253). Ainsi, on peut reformuler le propos en disant que la
fiction romanesque est le lieu où je peux croiser le regard de l’animal et m’y confronter, parce que la fiction
permettrait d’affronter ce regard médusant. En effet, le regard de l’animal suscite un ressenti (chez Jean-
Christophe Cavallin, le dérangement serait une façon de nommer l’é-motion) : l’enjeu est d’accueillir cette
émotion, pour entrer en relation. « Le travail imaginaire se sert de l’imagination pour produire de la
connaissance et de cette connaissance pour produire des relations » (p. 254).
Les éléments présentés ici ne sont bien sûr pas attendus pour l’analyse de la citation. Par ailleurs, la
lecture écopoétique du corpus se révèle un peu ardue, voire contreproductive, et ce n’est pas non plus ce qui
est demandé aux candidates et candidats. Des œuvres au programme, celle qui semble le mieux dialoguer
avec les propositions de Jean-Christophe Cavallin est « Mon oncle le jaguar ». L’efficacité de la phrase donnée
13
à analyser, qui peut se lire comme une maxime, autorisait bien sûr l’interprétation et la réappropriation au
regard du corpus de travail.
14
compréhension qui se dérobe –, nos animaux principaux sont bien au contraire des êtres bavards. Mais ils
sont doués de parole parce qu’ils ne sont pas des animaux tout à fait comme les autres : ils sont des êtres à
mi-chemin de l’animal et de l’homme par leur nature métamorphique.
On peut résumer les acquis à ce stade de l’analyse : le regard de l’animal désigne ainsi à la fois son
regard concret, littéral, renvoyant à sa corporéité et ne s’accompagnant d’aucune explication, revêtant ainsi
un caractère mystérieux, et son point de vue, c’est-à-dire sa façon de construire une opinion sur les choses
vues ; ce point de vue s’exprime alors plus clairement par la parole que par le regard, parole – ou entendement
– dont nos animaux protagonistes (qui ne recouvrent pas tous les animaux du corpus) sont dotés parce qu’ils
n’en sont pas complètement. C’est alors le fait que l’animal puisse « me » regarder, et ce faisant, puisse
construire un jugement sur « mes » comportements, qui me dérange.
De fait, le sujet dans sa brièveté repose aussi sur une forme d’indécidabilité : le regard de l’animal
n’est pas caractérisé (on ne sait pas si c’est un regard bienveillant, menaçant, doux, sombre, etc.) ; de même,
le dérangement qu’il provoque n’est pas explicité. Le regard dont il est question ici incarne donc le mystère et
doit être interprété, si l’on veut pouvoir comprendre et résorber la gêne – qu’il porte sur l’homme, ou non (car
la tournure de la phrase ne précise pas sur quoi porte le regard de l’animal). De même, le pronom « me »
induit, comme nous l’avons dit, un locuteur humain, mais là encore peu identifié : il peut s’agir, comme
plusieurs copies le suggèrent, du sujet locuteur lui-même, c’est-à-dire Jean-Christophe Cavallin en tant
qu’individu subjectif ; dans la perspective de Jean-Christophe Cavallin, ce « me » désigne surtout, dans un
usage qu’on pourrait dire « philosophique », l’homme occidental, rationnel, qui assigne une certaine place à
l’animal, dans une logique cartésienne (où l’animal est une machine sophistiquée) ; prendre conscience que
l’animal possède un regard (un « visage », pourrait-on dire dans la lignée des travaux de Lévinas) revient à
remettre en cause ce postulat cartésien et à bousculer les représentations. Si cette analyse trouve à s’incarner
dans « Mon oncle le jaguar » en ce que le devenir-once du narrateur témoigne aussi de son indianité, et de la
nécessité d’abolir les catégorisations imperméables au sein du monde vivant dans une perspective animiste,
elle trouve moins d’écho dans les autres œuvres du corpus, et ne doit pas occuper trop de place dans la
réflexion. On peut plus simplement considérer ici que le pronom « me » renvoie à la société des hommes, que
l’animal peut alors observer de l’extérieur, n’en faisant pas partie (dès lors, le fait pour un personnage d’avoir
pu adopter un point de vue extérieur dans le cadre d’une métamorphose peut permettre de reprendre place
plus justement dans la société des hommes). L’hypothèse métalittéraire selon laquelle le pronom « me » peut
renvoyer au lecteur est également à prendre en compte. Aucune de ces quatre lectures (la subjectivité ;
l’homme occidental ; la société humaine ; le lecteur) ne doit prendre le pas sur les autres dans l’analyse.
Le verbe « déranger », enfin, est aussi riche d’un point de vue polysémique. Il désigne à la fois un
déplacement (on renvoie ici à l’étymologie du terme, qui désigne la « sortie du rang ») et un inconfort produit
par ce déplacement, une gêne. Si l’on s’en réfère au CNRTL, on dira que le sens premier du terme est matériel
(un déplacement physique), le sens second par extension est plus émotionnel ou interne (un trouble, une
gêne, qui peut même être ontologique) ; on remarquera que dans l’ensemble des significations et synonymes
(inconfort, gêne, trouble, inquiétude), le terme n’est pas très fort. Ce dérangement peut se comprendre comme
le fait de susciter une émotion (la palette des émotions suscitées par la vue de l’animal est large dans les
œuvres du corpus) : on assiste à une mise en mouvement, qui crée une forme d’instabilité. Déranger, c’est
aussi bousculer les habitudes de pensée : le dérangement, parce qu’il est remise en mouvement, peut alors
détenir une certaine force d’effraction, qu’il faudra mesurer dans les œuvres (celles-ci visent-elles, par le
détour du point de vue animal, à bousculer l’ordre établi ?). Dès lors, on peut se donner pour projet de
chercher, dans les œuvres, les signes de ce dérangement, de ce malaise, en identifiant par exemple les lieux
où le regard animal fait scandale, permet de lever le voile (on notera ici que le terme « regard » peut aussi
désigner « ce qui permet de voir », comme lorsque l’on façonne un regard dans un bâtiment) et révéler une
vérité crue, qui dérange. Le regard de l’animal serait alors ce qui permet de créer une brèche dans les
représentations, suscitant l’inconfort, voire la remise en question. Il fallait donc prendre en compte les réactions
que peut susciter un tel dispositif : le regard de l’animal, dans les œuvres, est-il accepté, ou rejeté ? Est-il
compris, et pris en compte, ou tu, silencié ? Enfin, on notera que le verbe « déranger » désigne aussi l’acte
de déplacer (quelque chose, quelqu’un), de le faire passer d’une place à un autre (l’une étant considérée
comme plus légitime que l’autre). De fait, quelque chose de déplacé, dans le langage courant, est dérangeant
(les animaux protagonistes dans notre corpus, parce qu’ils sont à moitié hommes, ont des comportements
15
déplacés). Ce faisant, on pouvait aussi se demander si le dérangement suscité par le regard de l’animal peut
aller jusqu’à provoquer un échange de place, ou bien si l’échange de place – le dérangement, donc – ne serait
pas ce qui permet précisément l’émergence du regard de l’animal, de son point de vue. On se rappellera aussi
qu’être dérangé, c’est être fou (et l’on pourra alors se rappeler ici le modèle que l’éloge paradoxal de la folie
d’Érasme constitue pour Cervantès), et que la folie, ou bien l’incroyable, en tout cas le hors norme, peuvent
constituer un point de vue pertinent, parce qu’à l’écart, à la marge, pour porter un regard ironique sur l’espèce
humaine.
16
les œuvres, mais cela a trop souvent conduit à des analyses peu nuancées, traitant les textes de Kafka de la
même façon que celui d’Apulée ou de Cervantès. Dire que Kafka « s’amuse » avec ses personnages est trop
fort : l’enjeu de la comparaison est précisément de pouvoir faire émerger des distinctions au sein du corpus à
partir d’un angle d’analyse jugé pertinent. On met donc en garde ici contre les lectures trop optimistes du
corpus, qui n’ont pas été rares. D’une façon générale, les œuvres sont bien comprises (comme signalé dans
le rapport de l’an dernier, les nouvelles de Cervantès restent moins traitées, mais le phénomène est plus
discret cette année). On notera deux défauts interprétatifs principaux : les copies ont témoigné d’une vraie
difficulté à lire littéralement La Métamorphose de Kafka ; ainsi, contrairement à ce que soutiennent de
nombreuses copies, le père de Gregor ne réagit pas de façon excessive quand il voit un cafard géant dans la
chambre de son fils ! Par ailleurs, concernant « Mon oncle le jaguar », de nombreuses copies se servent du
principe du totémisme sans le maîtriser, ce qui conduit à poser une équivalence entre peuples autochtones et
animalité qui est un peu gênante (le fait de mélanger le portugais et le tupi n'est pas une « animalisation » de
la langue, un mouvement vers le « sauvage » ou le « primitif » : c'est plutôt que la culture tupi repose sur une
pensée de la parenté et de la filiation dans laquelle l'animal joue un rôle central d'ancêtre et de garant de
l'intégrité de la lignée). Dans le détail du développement, on constate trop souvent que, malgré une analyse
du sujet précise, la finesse est laissée de côté au profit de réductions commodes, mais peu convaincantes.
Ainsi, de très nombreuses copies, parfois correctes par ailleurs, prennent le « regard » comme métonymie
pour dire l’animal : cela conduit à des développements sur l’animal qui dérange, ce qui éloigne du sujet initial
et en dilue la spécificité. De même, on regrette que de nombreuses copies jouent sur les mots ou tordent leur
sens pour construire une articulation argumentative artificielle (par exemple : une partie entière sur le langage
humain, le logos, qui est maîtrisé par les personnages animaux, mais en utilisant le mot « regard » au lieu de
« langage » pour rattacher artificiellement le propos aux termes du sujet). Cela peut même conduire à des
formules à la limite de l’absurde (comme « déstabiliser les yeux du lecteur », par exemple). Enfin, concernant
les exemples, nous mettons en garde contre le risque de l’anachronisme, favorisé par des corpus
transéculaires comme celui des « Fictions animales » (il n’est pas possible de chercher à montrer l’influence
du darwinisme chez Apulée, ni de parler de dystopie pour les œuvres du corpus, par exemple). De même,
nous regrettons que de nombreuses copies ne présentent que des exemples superficiels, voire ne proposent
aucune citation des œuvres. Nous incitons les candidates et candidats à plutôt développer des exemples
précis, originaux, témoignant d’une connaissance approfondie des œuvres : ce type d’exemple est toujours
très apprécié.
Nous souhaitons également revenir un moment sur la méthode de la dissertation comparative : dans
l’ensemble, l’exercice est maîtrisé, mais une des difficultés récurrentes consiste à ne pas traiter le corpus dans
l’ensemble des sous-parties. La comparaison des œuvres doit être constante et au fondement du
raisonnement, c’est le cœur de cette épreuve. De même, il faut impérativement traiter l’ensemble du corpus,
et parler de toutes les œuvres. Lorsqu’un auteur est représenté par deux textes (comme c’était le cas pour
Kafka), il est possible d’alterner les exemples. Afin d’éviter l’impression de systématisme, on rappellera qu’il
est souhaitable de développer davantage un exemple, et de le prolonger par une confrontation rapide avec le
reste du corpus. Ainsi, une sous-partie doit forcément comporter au moins un exemple développé (c'est-à-
dire, contextualisé, résumé, analysé) : trop souvent, dans les copies évaluées, une sous-partie se résume à
une énumération de quatre exemples allusifs, d'une ou deux phrases ; ces exemples allusifs sont pertinents
pour « ajouter » à l'exemple principal (celui qui est développé) mais ne peuvent se suffire à eux-mêmes, au
risque de donner l’impression d’une connaissance superficielle des œuvres. De même, on invite les candidates
et candidats à ne pas s’astreindre à une présentation systématiquement chronologique des exemples, mais
plutôt à favoriser une logique argumentative dans l’ordre des exemples. Concernant la problématisation, nous
avons signalé qu’elle paraissait souvent trop faible, illustrative, voire contradictoire (conduisant à des plans
montrant en première partie que le regard animal dérange, et en deuxième partie qu’il ne dérange finalement
pas tant que cela) ou réductrice (plusieurs copies ayant par exemple choisi d’interpréter « me » comme
renvoyant strictement au lecteur). Si l’on note, comme chaque année, une tendance à rabattre le sujet proposé
vers d’autres sujets connus et traités pendant la préparation, on remarque cette année également une certaine
propension à faire retour vers le sujet proposé au concours l’an dernier. Ce sont des réflexes dont il faut se
méfier. D’une façon générale, nous attirons l’attention des candidates et des candidats sur l’importance de la
clarté, à la fois dans la ligne argumentative, dans l’expression (favoriser les phrases courtes, maîtriser l’usage
17
de la ponctuation) et également dans la graphie. Enfin, de nombreuses copies, pourtant de bonne facture,
présentaient une conclusion absente ou embryonnaire, voire une troisième partie raccourcie. Nous souhaitons
rappeler l’importance de s’entraîner autant que possible en temps limité. Il faut travailler, autant que possible
dans un contexte où la durée de préparation est sans cesse plus brève, tout au long de l'année pour gérer le
temps de l'examen et pouvoir consacrer le temps nécessaire à la dernière partie, qui est la plus importante.
Nous terminons par une mise en garde grammaticale et orthographique, étape fastidieuse mais
primordiale : en effet, le concours de l’agrégation de Lettres Modernes est un concours d’excellence pour
lequel la maîtrise de la langue est essentielle. Il ne s’agit pas ici de présenter un relevé exhaustif, mais
simplement d’indiquer que si quelques fautes d’étourderie peuvent être tolérées dans une copie, il est impératif
de ménager un temps important de relecture à la fin de l’épreuve pour les réduire à la portion congrue (et
éviter les coquilles : le jury a été sensible à l’humour involontaire produit par la métamorphose du titre de
l’ouvrage de Jean-Christophe Cavallin, Valet noir. Vers une écologie du repos !). Une copie dépassant les dix
fautes, présentant des fautes pouvant être considérées comme « graves » (témoignant d’un déficit dans la
maîtrise de la conjugaison notamment), multipliant les fautes d’orthographe notamment concernant le corpus
(pour les erreurs récurrentes concernant les noms propres, on notera pêle-mêle : Rotpeeter / Rotpetter /
Rodpeter / Rottpeter / Rotepeter / Rotpieter ; Apulé ; Grégoire / Georges Samsa / Samza ; Campusano /
Lampezuno ; Guimarez ; Franck Kafka…), ou s’appuyant sur une expression maladroite, sera nécessairement
pénalisée malgré ses autres qualités. On attire en particulier l’attention des candidates et candidats sur la
maîtrise des participes passés et de l’interrogative indirecte. Quelques fautes récurrentes peuvent être
relevées : il faut éviter « dans quelles mesures » (au pluriel) dans la formulation de la problématique, pour
favoriser le cas échéant le singulier ; il est très surprenant de constater des fautes comme « animals » pour
« animaux », ou « animale » pour « animal » (emploi adjectival : un regard « animale » [sic]) ; le substantif
« miroir » ne redouble pas le r (on trouve trop souvent « mirroir » [sic]) ; la conjugaison du verbe « créer » est
souvent flottante ; on évitera les termes et expressions à la mode comme « malaisant », « sortir de sa zone
de confort » et même « disrupter » ; on remarque régulièrement des confusions terminologiques signalant un
manque de relecture : relativité pour relativisme, platonique pour platonicien, mué pour mû, interruption pour
irruption, animosité pour animalité. Enfin, on remarque en particulier cette année une tendance à raconter les
œuvres au passé : c’est à proscrire.
Les meilleures copies sont celles qui, dans le temps imparti et sans livrer un propos fleuve, parviennent
à aborder le sujet proposé dans la diversité de ses significations possibles, sans chercher à trancher pour une
interprétation ou une autre mais en faisant jouer les sens les uns vis-à-vis des autres ; ce sont des copies qui,
généralement, pratiquent habilement la méthode comparatiste, faisant émerger autant de points communs
que d’écarts entre les œuvres, et construisant l’argumentation sur cette lecture précise, fine et bien illustrée
du corpus. Le jury est particulièrement sensible à la connaissance intime des œuvres dont peuvent faire
preuve les candidates et les candidats. De bonnes entrées en matière en introduction (comme le fameux
regard du lézard présent chez Jean de Léry, étudié dans le cadre du programme de littérature française et
évoqué par plusieurs copies) sont aussi très favorablement accueillies par le jury.
Éléments de corrigé :
On commencera par indiquer que plusieurs plans ont été proposés et jugés recevables par le jury. Si
les premières parties illustratives étaient souvent similaires, on note des orientations globalement assez
variées dans le développement. On identifie globalement trois directions : certaines copies ont choisi de traiter
le sujet à partir de l’angle de l’altérité ; certaines copies ont choisi de traiter le sujet pour l’enjeu de la
communicabilité et du langage qu’il semblait poser ; certaines copies ont plutôt choisi d’aborder la question de
la fiction créatrice de points de vue impossibles. On signalera ici que ces lectures, globalement efficaces,
comportaient toutefois des écueils : ainsi, la piste de l’altérité, mêlée à l’idée que l’animal dans le corpus n’en
est jamais vraiment un, produisait un développement centré sur les enjeux de la métamorphose (comme façon
d’accéder au regard de l’animal et comme « déplacement » hors de soi, un des sens possibles du
dérangement) ; cette piste fonctionne en tant qu’élément de la réflexion, mais conduisait au hors-sujet dès lors
qu’elle servait à construire l’ensemble de l’architecture du devoir. La piste du langage, quant à elle, a eu
souvent tendance à conduire à des développements perdant de vue, si l’on peut dire, l’enjeu du regard concret.
De même, plusieurs copies ont choisi une problématisation autour du paradoxe d’interroger le regard animal
18
par le biais de protagonistes à mi-chemin de l’animalité et de l’humanité : certaines copies ont alors fait reposer
le plan sur l’idée un peu contraignante que l’on ne peut pas atteindre le « vrai » regard de l’animal car les
personnages restent humains, donc que ce « regard de l’animal » serait pure fiction, ce qui conduisait alors à
disqualifier complètement la citation proposée à l’étude ; d’autres copies se servent de cette limite plus
finement, en essayant de réfléchir à l’hybridité du regard animal dans la fiction. La proposition de corrigé ci-
dessous tente de dépasser ces quelques difficultés argumentatives.
Comme le rappelait le rapport de l’an dernier, il va sans dire que ce corrigé n’a pas été réalisé dans
les conditions du concours, et ne doit pas tenir lieu de « modèle » mais plutôt de mise en perspective.
Problématisation
Le sujet suggère, et c’est ainsi que nous proposons de reformuler la thèse de l’auteur, que la présence
de l’animal, incarné par le mystère de son regard, suscite une gêne par l’altérité qu’il incarne, un ébranlement
des représentations, des valeurs. Cette gêne, qui permet l’établissement d’une relation paradoxale en faisant
de l’animal un élément perturbateur, voire un témoin gênant, peut être liée à l’indécidabilité du sens à donner
au regard animal, à son caractère insaisissable. En plaçant le sujet humain en position passive face à l’animal,
qui par son regard fait effraction, cette citation nous invite à prendre la mesure de la portée scandaleuse des
œuvres au programme, ou plus simplement de leur capacité à émouvoir et faire bouger les représentations et
les valeurs. Le regard de l’animal est ainsi un regard qui me dérange parce qu’il vient me déloger de ma place,
m’interdire de rester à ma place : il enclenche la dialectique de l’altérité dans le but de déranger le lecteur, le
pousser dans ses retranchements.
Cette thèse s’inscrit dans l’intérêt général et renouvelé actuellement pour le point de vue animal. Les
œuvres du corpus, opérant un décentrement en choisissant de faire de leurs protagonistes des êtres animaux,
ou « humanimaux » pour reprendre le terme proposé par Nicolas Correard, font de ce geste de décentrement
le fondement de leur poétique : déstabiliser par la présence animale. On pourra alors se demander ce que
produit ce dérangement, terme finalement relativement flou : instaure-t-il un déplacement qui viendrait
perturber radicalement les représentations ? Instaure-t-il une gêne passagère que la clôture du livre
permettrait de résorber ? En d’autres termes, on ne remettra pas en cause les prémisses de la proposition de
Jean-Christophe Cavallin : oui, les œuvres du corpus témoignent bien du fait que le regard et la présence de
l’animal suffisent à déranger un certain ordre des choses. Toutefois, on s’interrogera sur la portée à accorder
à ce dérangement : le terme peut paraître relativement faible eu égard aux enjeux que soulèvent nos œuvres ;
il suggère également la possibilité d’un rejet (ce qui dérange, on veut le résorber, souvent en s’en
débarrassant) ; enfin, il peut aussi ouvrir à une forme d’instabilité généralisée ou plus rien ne serait à sa place.
19
C’est alors à la nature même de l’inconfort, du dérangement suscité qu’il faut s’intéresser, parce que
c’est aussi bien sur lui que porte le sujet proposé (comme peut l’indiquer l’usage de l’italique). Le dérangement
produit un malaise, c’est-à-dire une émotion, dont on trouve des traces variées dans le corpus. Le
dérangement produit un malaise qui peut se traduire par le rire. C’est le cas dans L’Âne d’or (où les aventures
de l’âne Lucius conduisent parfois à un rire mécanique, voire de gêne, dans la scène finale de zoophilie par
exemple : un rire grotesque, voire grossier) et dans le « Colloque des chiens » avec les « piques » des deux
compères se targuant pourtant de ne jamais médire, face auxquelles le lecteur peut rire jaune. Le dérangement
produit également un malaise qui peut aussi se traduire par une infamiliarité ou une inquiétante étrangeté,
comme on le voit magistralement dans La Métamorphose de Kafka, où le point de vue de Gregor devenu
vermine est, littéralement et comme le dit Dominique Maingueneau, un regard « parasitaire » qui vient
déranger de l’intérieur même du foyer l’ordre établi, en dévoiler les faux-semblants. Cette inquiétude peut se
muer en véritable épouvante, comme on le voit dans les réactions transcrites par le locuteur de « Mon oncle
le jaguar », face à la vision d’un homme se muant en bête. Ces réactions sont particulièrement suscitées par
les modalités d’énonciation : on notera par exemple que « Mon oncle le jaguar » et « Rapport pour une
académie », bien que de façon différente, reposent sur l’interpellation du lecteur, dans le cadre d’un discours
adressé. Ce sont donc les deux œuvres qui suscitent le plus directement une émotion, une gêne, chez le
lecteur. La double nouvelle cervantine, présentant deux dialogues, peut permettre au lecteur de se sentir inclus
par les personnages-relais (Scipion par exemple), mais peut aussi lui donner l’impression d’être laissé hors
de l’interlocution ; L’Âne d’or, par sa narration à la première personne, fait du lecteur l’auditeur d’un narrateur-
conteur, tandis que la focalisation interne dans La Métamorphose, associée à un narrateur extradiégétique,
est la modalité la plus excluante pour le lecteur, faisant de lui un spectateur passif. On pourrait alors se
demander de quelle façon ces différentes modalités énonciatives influent sur la prise de distance possible du
lecteur, confronté à sa propre gêne face au récit.
C. Le spectacle. Un regard révélateur ? Se servir de l’animal pour remettre en question
l’homme
L’animal fait ainsi figure d’outil de médiation pour atteindre une forme de vérité sur le monde : le regard
est le pivot de cette médiation. Si le regard de l’animal trouble, importune, c’est parce qu’il est l’incarnation
d’une instance morale. On pourra alors montrer que les dispositifs fictionnels de construction du regard de
l’animal permettent de mettre les hommes en spectacle, afin de révéler l’artificialité de la société humaine,
comme lorsque le singe Rotpeter mime parfaitement les comportements humains pour le plaisir des
assemblées, ou lorsque dans La Métamorphose on assiste au spectacle indirect, via le point de vue de Gregor
depuis la coulisse qu’est sa chambre, des bassesses de sa propre famille, et de sa mauvaise foi. De la même
façon, la sortie de l’humanité opérée par le narrateur de « Mon oncle le jaguar » se traduit par un regard sans
concession porté sur ses semblables, jusqu’à l’accomplissement du meurtre. Ce spectacle d’une humanité
hypocrite, c’est aussi ce que révèlent les protagonistes de L’Âne d’or et du « Colloque des chiens » à travers
le prisme de la satire, qui permet de passer en revue les personnages et les situations et de déranger les
idées reçues. Les exemples sont nombreux et font très souvent intervenir le lexique de la vue à l’amorce du
discours satirique ; dans le « Colloque des chiens » (p. 583), lorsque Berganza se trouve auprès des
comédiens, il s’écrie : « Oh ! Scipion, qui aurait te conter ce que je vis dans cette troupe et dans deux autres
troupes de comédiens dont je fis partie ? » (ici, la dramatisation du regard de l’animal passe par l’emphase et
la prétérition) ; un peu plus loin, il ajoute : « Eh bien, tout ceci n’est rien, comparé à ce que je te pourrais conter
de ce que j’observai de ces gens, […] et mille autre choses, dont les unes sont bonnes à être murmurées à
l’oreille, les autres à être proclamées en public, et toutes à être inscrites dans la mémoire des hommes et à
dessiller les yeux de ceux qui idolâtrent des formes feintes et des beautés d’artifice et de transformation ».
Transition : On pourrait alors ici s’interroger sur la possible instrumentalisation du regard de l’animal
au profit de la dénonciation (c’est une façon de lire le court passage du « Colloque des chiens » cité à l’instant),
et admettre le fait que, pour partie au moins dans les œuvres (notamment les deux plus anciennes), il n’est
que peu question de faire une place au regard de l’animal en soi, dans cette dénonciation. On admettra alors
également que si la construction du regard de l’animal dans les œuvres sert principalement à l’homme pour
se regarder lui-même, c’est un subterfuge qui paraît efficace. Ce que le sujet nous invite à mesurer, c’est
précisément cette efficacité : dans quelle mesure la notion de dérangement, ou d’inconfort, suffit-elle à traduire
la remise en question que suscitent les œuvres ?
20
[Deuxième partie : Quelle force d’effraction pour le regard de l’animal ?]
A. Le regard indéchiffrable : de l’incompréhension au rejet du regard de l’animal
Une partie des regards animaux dans le corpus est indéchiffrable, expressive mais sans discours
explicite. De fait, comme semble l’indiquer la citation, le « moi » paraît éprouver le dérangement de l’intérieur.
Peut-on alors comprendre ce qui nous dérange, dans le regard de l’animal ? À quoi servirait de construire
dans la fiction un dérangement indéterminé, indéchiffrable ? Il semble bien que certains regards animaux,
dans le corpus, puissent se comprendre comme des regards de la Méduse, c’est-à-dire des regards
pétrificateurs, que l’on ne pourrait pas regarder en face : on retrouve ici toute la dynamique d’interlocution
retranscrite dans le dialogue in absentia de « Mon oncle le jaguar », où l’on perçoit que l’interlocuteur de Tonho
peine à soutenir son regard et, dans le même temps, refuse absolument de baisser les yeux et de baisser la
garde (il refuse ainsi d’aller dormir, c’est-à-dire de fermer les yeux). La vue de l’animal peut alors produire une
véritable sidération, qui pétrifie la mère de Gregor s’évanouissant à la vue de son fils devenu vermine dans La
Métamorphose. De façon moins forte, d’autres regards animaux suscitent du trouble, importunent, comme
lorsque le chien Berganza est payé pour fermer les yeux face aux comportements licencieux des deux
esclaves qu’il finira par dénoncer, ou comme lorsque l’âne Lucius est battu pour avoir voulu s’exprimer, donc
se rendre visible aux yeux de tous. Dans ces deux cas, le regard de l’animal devient alors un regard qui
surveille et l’animal un témoin gênant, et qui pour cette raison peut être menaçant : il faudrait alors faire
disparaître la menace. Cette incompréhension du regard de l’animal, ou ce trouble perçu comme intolérable,
conduisent au rejet de l’animal, comme en témoigne tout à fait explicitement La Métamorphose, lorsque la
sœur Grete refuse de voir son frère en l’animal : « Devant ce monstre, je n’ai pas l’intention de prononcer le
nom de mon frère, c’est pourquoi je dirai simplement ceci : nous devons essayer de nous en débarrasser »
(p. 445-446). Il s’agit bien ici de se débarrasser de ce qui dérange, littéralement.
B. Le regard dérangé : décrédibiliser le point de vue animal
Force est alors de constater qu’un certain nombre de procédés sont mis en œuvre dans les récits du
corpus pour mettre à distance le regard de l’animal comme si l’enjeu était finalement, à un premier niveau, de
tenter de neutraliser le dérangement en le rendant peu crédible – en renforçant sa dimension fictionnelle. On
peut rapidement passer en revue les œuvres du corpus : dans plusieurs d’entre elles, on retrouve un cadre
nocturne qui laisse planer le doute (s’agit-il d’un rêve ?), comme c’est le cas dans le « Colloque des chiens »
ou dans La Métamorphose, mais aussi dans « Mon oncle le jaguar » ; l’intervention de la magie dans L’Âne
d’or construit une lecture relevant du merveilleux, tandis que l’entremêlement linguistique et les références
animistes dans « Mon oncle le jaguar » renvoient à l’univers du réalisme magique ; de même, on peut évoquer
la lecture fantastique de La Métamorphose, qui repose sur une volonté de non-représentation (refus de
nommer l’insecte, refus de la représentation visuelle) qui entretient le trouble identificatoire et l’entre-deux.
Tous ces procédés tendent à créer de l’instabilité dans la réception du point de vue animal, et peuvent aller
jusqu’à miner la crédibilité du personnage animal, narrateur non-fiable parce que paraissant fou chez
Guimarães Rosa, voire personnage purement et simplement inventé par le narrateur cadre dans la double
nouvelle cervantine, comme le suspecte Peralta (on notera ici que les chiens eux-mêmes s’étonnent de détenir
la parole : « Frère Scipion, je t’entends parler, je sais que je te parle et je ne le puis croire, tant il me semble
que ce que nous pouvons parler excède les limites de la nature. / Cela est pourtant vrai, Berganza, et le
miracle est d’autant plus grand que non seulement nous parlons, mais encore le faisons conséquemment,
comme si nous étions capables de raison, alors que nous en manquons et que la différence qui va de la bête
brute à l’homme est que l’homme est un animal rationnel, et la brute, irrationnel », p. 518). Ces procédés
contribuent à mettre à distance le regard de l’animal, comme s’il s’agissait de s’en protéger : signe, peut-être,
que celui-ci est plus puissant qu’un simple dérangement.
C. Le regard domestiqué : étude des fins de récit
Mais on observera aussi un phénomène opposé dans les récits, par lequel le regard de l’animal perd
sa dimension dérangeante par l’accoutumance : le lecteur s’habituerait alors, comme ces matelots dans
« Rapport pour une académie », qui « se plaignaient toujours [des] puces [de Rotpeter], qui leur sautaient
dessus ; cependant ils ne [lui] en voulaient jamais sérieusement ; ils savaient que les puces se développent
dans [son] pelage et que les puces sautent partout ; ils s’en accommodaient » (p. 1089-1090). Une étude
brève des fins de récit permet de prendre la mesure que ce que produit réellement le dérangement dans les
21
œuvres du corpus : chez Apulée et Cervantès, le développement du point de vue animal permet une initiation ;
ainsi Lucius se compare-t-il avec Ulysse, se souvenant « avec reconnaissance de l’âne [qu’il fut]… [Il est]
devenu, sinon plus sage, du moins plus savant » (p. 257) ; de même, le « Colloque des chiens » constitue
pour les deux interlocuteurs humains un intermède récréatif permettant même à Campuzano de recouvrer la
santé. Ces deux récits se terminent sur un retour à l’ordre, c’est-à-dire la résorption du dérangement. Au
contraire, chez Kafka et Guimarães Rosa, la clôture du récit ouvre plutôt sur un échec possible : la fin de
« Mon oncle le jaguar », particulièrement ambiguë, constitue un retour à l’ordre tragique par la mort supposée
du narrateur, ou sa transformation définitive, et sous nos yeux, en once ; dans La Métamorphose, de façon
tout à fait tragique également, la famille de Gregor se réapproprie l’espace de la chambre en la débarrassant
des oripeaux de Gregor, mort : c’est alors en rangeant la chambre que l’on peut se défaire définitivement du
poids du regard de l’animal. Qu’est-ce que ces fins offrent comme leçon au lecteur ? Si Lucius, dans le livre
XI de L’Âne d’or, connaît une initiation aux rites isiaques, le monde n’est pas fondamentalement ébranlé par
la métamorphose asinienne et le regard que cela permet de construire, si bien qu’on peut considérer que
l’œuvre repose sur une forme de boucle où le chapitre XI viendrait résorber, par le sacré, l’angoisse d’un
monde sans explication. Plus encore, le dialogue des deux chiens chez Cervantès ne conduit à aucune
explication de la part de Campuzano et Peralta, signe qu’il ne faut peut-être pas chercher au-delà du plaisir
de la médisance tempérée. Au contraire, « Mon oncle le jaguar », tout comme l’horreur ontologique et
l’empathie trouble suscitées par La Métamorphose, paraissent faire du dérangement un état permanent, où
tout un chacun, mis au ban de la société, pourrait courir le risque de l’animalisation, c’est-à-dire de la sortie
hors de l’humanité, sortie qui se solde dans les deux cas par la mort.
Transition : On le comprend donc, les œuvres du corpus présentent un certain nombre de procédés
permettant de tempérer ou d’exacerber, selon les œuvres, la portée dérangeante du regard de l’animal, si bien
qu’il paraît important de chercher à prendre la mesure de ce que produit ce dérangement. S’arrêter au constat
du dérangement, c’est sans doute ne pas aller jusqu’au bout de ce que ces œuvres attendent de nous, c’est-
à-dire que nous nous confrontions au regard de l’animal.
22
repose sur le point de vue d’un âne, avec toutes les connotations associées à cet animal, c’est-à-dire une
satire qui assume sa part de ridicule. Dans les deux cas, la satire est rendue acceptable parce que le point de
vue animal permet d’en tempérer la vigueur, si bien que les interrogations qu’elle porte peuvent être mieux
entendues (voire, cela constitue, pour un Cervantès craignant la censure, le seul moyen de construire un
discours satirique). Cependant, cette remise en question peut aussi se faire plus virulente, voire corrosive,
comme dans « Rapport pour une académie » où le discours de Rotpeter, tout en maîtrise et en implicite,
constitue une charge propre à rendre fou, à l’image du premier « professeur » qu’il rencontre et qu’il envoie à
l’hôpital (« Je me débarrassai à une vitesse folle de ma nature de singe, je l’envoyai bouler en la rejetant si
violemment que mon premier professeur en devint lui-même presque simiesque, et dut bientôt interrompre
ses cours pour être transféré dans une clinique. Heureusement, il put en ressortir sans tarder », p. 1094). De
fait, les deux récits de Kafka produisent une déstabilisation, plus encore qu’un dérangement, qui ne trouve
pas à s’apaiser avec la fin du récit.
B. Les pactes de lecture : faire effraction, ou divertir ?
Il faut alors considérer que l’enjeu n’est pas le même d’une œuvre à l’autre, quant à l’usage du
dérangement produit par la construction du regard de l’animal. De fait, on peut considérer que le corpus repose
sur une éthique du dérangement (créer du trouble par le personnage animal), qui se double ou non d’une
forme de violence dont la figure animale peut être porteuse. La nature du dérangement semble ainsi
programmée par les pactes de lecture : comme l’ouverture de L’Âne d’or en témoigne, l’enjeu pour Apulée est
d’abord de charmer les oreilles de l’auditeur par le tressage de récits plaisants, de susciter le rire et
l’étonnement, que l’on comprendra comme une version très atténuée du dérangement ; chez Cervantès, c’est
le modèle du « chien-lecteur » qui doit retenir notre attention, c’est-à-dire un lecteur à l’affût, constamment mis
en mouvement par le point de vue de l’animal porteur d’une satire légère, comme le demande Scipion (p. 525 :
« je consentirai que tu médises un peu, mais en frère de lumière, non en frère de sang »), guidée par
l’honnêteté et, pourquoi pas, un peu d’impertinence ; chez Kafka, dans « Rapport pour une académie », le
singe Rotpeter revendique le droit de ne pas construire son jugement, mais simplement de « diffuser des
connaissances » (p. 1095), laissant l’entière responsabilité de l’interprétation dans les mains du lecteur, qui
doit décider seul quoi faire avec son dérangement ; il en va de même dans La Métamorphose, qui se refuse à
toute interprétation univoque ; dans « Mon oncle le jaguar », enfin, le pacte de lecture repose sur l’art de faire
monter la pression, c’est-à-dire le malaise : « Alors, j’ai appris. Je sais faire pareil que l’once. Le pouvoir de
l’once c’est qu’elle est pas pressée : ça se couche par terre, ça profite du bon creux de chaque trou, ça profite
de l’herbe, ça cherche la cachette derrière chaque arbre, ça glisse par terre, danger-danger, ça se montre et
ça se cache, tout doux, po-pou, po-pou, pour arriver tout près du gibier qu’elle veut attraper. Elle arrive, elle
regarde, regarde, elle a pas le droit de se fatiguer de regarder, eh, elle mesure son saut. » Chez Rosa, le
dérangement paraît donc être entretenu pour sa vertu tensive. On notera alors que les deux œuvres les plus
anciennes du corpus sont sans doute les moins déstabilisantes (les cibles visées par Cervantès sont par
exemple tout à fait communes et propres à son époque, de même que celles atteintes par Apulée), et que ce
sont par ailleurs les deux œuvres qui font intervenir des animaux familiers, voire domestiques (l’âne, le chien).
Chez Kafka, la vermine dégoûte, et le singe, par sa familiarité dérangeante, rappelle le bouleversement produit
par les récentes théories darwiniennes. Chez Guimarães Rosa, l’once incarne par excellence la sauvagerie,
la prédation, à l’opposé de l’âne apuléen tout à fait inoffensif. Les connotations associées à ces animaux
correspondent alors à des traits poétiques : aux chiens familiers mais à la mâchoire capable de tirer une
femme en transe jusque dans sa cour, est associée une satire refusant la méchanceté gratuite ; à l’âne
correspond la satire la plus grotesque et amusante du corpus, usant et abusant parfois du ressort comique ;
à l’once dangereuse et magnifique correspond la violence d’un récit parcouru de soubresauts linguistiques et
de ruptures syntaxiques ; à l’ingéniosité du singe correspond une adresse corrosive et révélant ironiquement
les pires exactions dont l’homme est capable ; à la répugnance d’une vermine innommable correspond, enfin,
le récit le plus déstabilisant peut-être, parce qu’il nous place face à nos propres contradictions (comme
l’expose Philippe Zard, on peut se demander vers qui se porte in fine notre empathie à la fin du récit, vers
Gregor, victime absolue mais devenu un poids terrible pour sa famille, ou vers sa sœur Grete, parfaitement
cruelle mais trouvant enfin à s’épanouir dès lors que son frère débarrasse le plancher ?).
C. Le regard de l’animal, le dérangement humain : le choix de l’ironie
23
On terminera alors avec l’idée que ce qui rassemble les œuvres du corpus est le fait de faire de l’animal
comme source de focalisation un moteur d’ironisation du récit : l’ironie, en tant que figure de style
macrostructurale, creuse le discours de l’intérieur en créant un écart entre ce qui est dit, et ce qui doit être
compris. Cet écart produit un déplacement de sens, qui dérange la réception : l’ironie fait émerger un écart au
sein du discours entre deux énoncés, l’un explicite mais trompeur, l’autre implicite mais indirect et toujours un
peu insituable, rappelant le motif des silènes qui intervient dans le « Colloque des chiens » et que l’on retrouve
aussi chez Rabelais. On peut alors faire l’hypothèse que l’ironie serait la traduction poétique et éthique du
dérangement : elle est ce qui permet par exemple à Cervantès, suivant par là son modèle Erasme, de
contourner la censure en plaçant sous le regard de deux chiens parlants (des chimères) les vicissitudes de la
société contemporaine ; elle est aussi ce qui autorise à lire le récit de Guimarães Rosa sous l’angle du
postcolonialisme, le narrateur-once incarnant le peuple indien opprimé et domestiqué. Cette ironie interroge
notre propre point de vue : avec qui fait-on corps dans le récit ? Pour qui prend-on parti ? Le singe Rotpeter
nous pose exactement cette question, malgré ce qu’il affirme et que nous avons relevé dans la section
précédente, lorsqu’il expose, de façon factuelle mais aussi parfaitement ironique, la façon dont il a été
transporté, c’est-à-dire dans une cage s’apparentant à un dispositif de torture à même de briser toute velléité
de rébellion : « On considère comme avantageux d’entreposer ainsi les animaux sauvages dans la toute
première phase, et aujourd’hui, étant passé par là, je ne puis nier qu’il en soit ainsi, dans une perspective
humaine » (p. 1087). Si l’on choisit de conserver notre perspective humaine, alors on passe à côté de
l’empathie pour l’animal, consistant à entrer avec lui dans sa cage, et souffrir à ses côtés. Cette souffrance,
version exacerbée du dérangement, est ce qui permet de déconstruire la « perspective humaine », non
seulement fautive mais aussi fondamentalement cruelle. Si l’on refuse d’être dérangé par ces récits, comme
le font certains personnages des œuvres comme nous l’avons montré en deuxième partie, alors nous prenons
le parti des oppresseurs ; si l’on accepte le dérangement, l’inconfort parfois violent qu’il suscite, alors la fiction
peut nous apprendre à mieux ouvrir les yeux.
24
ÉPREUVES ÉCRITES
Rapport présenté par Éléonore Andrieu, Hélène Biu, Hélène Gallé, Gauthier Grüber, Kasser Helou,
Cinzia Pignatelli, Cécile Rochelois, Mathias Sieffert,
SUJET
Trop me merveil de rude entendement
Qui oit et voit, et si ne veult entendre
Ce que je di et pour son sauvement.
— Vous estes sot qui le cuidez aprandre ;
Congnoissance l’a de tous fait le mendre ; 5
Il vous oit bien, mais il ne lui en chaut,
Autant vaudroit batre son cul au chaut
Ou enseignier a harper dix mulés
Que de parler a lui ne bas ne hault :
Chantez a l’asne, il vous fera des pés. 10
Eustache Deschamps, Anthologie, éd. Cl. Dauphant, Paris, Le Livre de Poche, 2014, 19 (C), p. 92-94.
25
QUESTIONS
2. Phonétique et graphie
a) Retracer l’évolution, du latin au français moderne, de CALIDUM > chaut (v. 7)
b) Étudier du point de vue phonétique et graphique l’origine et l’évolution jusqu’au français moderne
de e dans les mots français :
estes (v. 4) < ESTIS
tendre (v. 12, v. 15) < TENDERE
muer (v. 22) < MUTARE
oreille (v. 27) < AURICULAM
3. Morphologie
a) Relever et classer les formes verbales conjuguées au présent de l’indicatif du v. 1 au v. 16 selon le
système de l’ancienne langue.
b) Expliquer la formation depuis le latin et l’évolution jusqu’au français moderne du paradigme auquel
appartient la forme doit (v. 12, 15)
4. Syntaxe
Étudier la négation dans les vers 1 à 30.
5. Vocabulaire
Étudier entendre (v. 2) et engin (v. 33)
26
Remarques générales sur l’épreuve
Malgré la difficulté de l’œuvre poétique de Deschamps, la moyenne de l’épreuve est restée sensiblement la
même : 7,67. Sur 527 copies, 25 ont obtenu une note inférieure à 2 ; 248 copies une note entre 3 et 8 ; 197
copies entre 8 et 12 ; 55 copies ont obtenu une note supérieure ou égale à 13. La meilleure note est un 19,5.
La plus basse 0,2. Les bonnes et très bonnes copies sont peu nombreuses, mais elles ne sont pas non plus
rares. Dans l’ensemble, la préparation a été sérieuse et les candidats dans leur grande majorité ont essayé
de traiter l’ensemble des questions. Les copies qui ne traitent que 2 ou 3 questions sur 5 sont très minoritaires
(moins de 10 % de l’ensemble), cela peut être lié au manque de temps et /ou à un défaut de préparation.
TRADUCTION
Généralités
Commençons par souligner qu’il y a eu, cette année, de très bonnes traductions du poème d’Eustache
Deschamps. Celles-ci témoignaient à la fois d’une bonne connaissance de la langue du poète et d’une lecture
fine de la ballade. De même, rares ont été les copies à faire l’impasse sur l’exercice ou à paraître totalement
démunies devant l’extrait proposé. En revanche, un grand nombre de candidats, sous-estimant peut-être les
difficultés de la langue du XIVe siècle, ont paru insuffisamment préparés et ont perdu des points par manque
de précision dans l’analyse du lexique et, surtout, de la syntaxe. Rappelons à cet égard que l’épreuve de
traduction ne peut s’improviser : elle requiert un entraînement régulier, minutieux et ce, tout au long de l’année.
Seul un entraînement de cette nature, nourri par un travail sur la morphologie, la syntaxe et le vocabulaire,
permet d’aborder sereinement l’exercice. D’autre part, il faut souligner que le soin apporté à la traduction ne
constitue pas une perte de temps le jour de l’épreuve : au contraire, il permet de prendre de l’avance sur les
exercices suivants : réfléchir, par exemple, au sens d’entendement (v. 1) et d’entendre (v. 2) permettait
d’aborder avec précision la question de vocabulaire. Bien analyser la phrase neant plus entreprandre/ne devez
vous a rude cuer l’assaut (v. 25-26) était d’autant plus utile que cette dernière devait être abordée en syntaxe.
Si le moyen français peut parfois donner l’impression d’une plus grande transparence que l’ancien
français, on ne pouvait entrer dans ce texte sans une solide connaissance de la langue médiévale en général.
Cela permettait d’identifier rapidement le sens de certains mots. Ainsi de l’adverbe si qui apparaissait deux
fois dans le texte, une première fois dans un sens adversatif (v. 2), une seconde fois pour marquer l’articulation
logique (v. 15) avec la proposition précédente. Ou encore du comparatif synthétique mendre (v. 5), pourtant
fréquent et souvent mal traduit, ou encore de certains termes qui, à l’instar de me merveil (v. 1), n’avaient
évidemment pas le sens qu’ils ont en français moderne.
Le défaut le plus récurrent a été, cette année, le manque de précision dans la traduction. Cela fut noté
dans les précédents rapports mais il importe de le rappeler : le jury attend une traduction qui reste au plus
près du texte médiéval, qui n’omette aucun mot ni aucune unité de sens (l’omission est toujours sévèrement
pénalisée). Il faut donc éviter, lorsque cela est possible, de s’éloigner inutilement du texte source. Il n’était pas
nécessaire par exemple, pour Congnoissance l’a de tous fait le mendre (v. 5), d’engager de grands travaux
aboutissant aux mieux à des faux-sens du type « Par son ignorance, il est inférieur à tout le monde », le vers
étant relativement transparent au départ. En revanche, dès que cela se révèle nécessaire, il faut savoir opérer
des transformations, étoffer et, surtout, éviter les calques. On parle de calque lorsque l’on reprend une
structure de phrase ou un mot sans les modifier mais que cela aboutit, dans la langue d’arrivée, à un
barbarisme, à un contresens, ou pire, à un non-sens. Ainsi, on ne pouvait garder tels quels des mots
comme rude (v. 1), aprandre (v. 4) ou reprandre (v. 13) sans tenir compte de leur évolution sémantique. On
ne pouvait pas non plus traduire mot à mot les vers 21-23 sans étoffer un minimum afin que la syntaxe soit
correcte en français moderne. Cette servilité, souvent due à un défaut d’analyse phrastique ou lexicale, a
parfois conduit à des traductions qui n’avaient aucun sens, truffées d’archaïsmes ou d’impropriétés lexicales.
On le voit, tout est affaire d’équilibre entre le respect du texte et le respect du français moderne. Signalons
néanmoins que certaines copies ont témoigné d’une excellente maîtrise de cet équilibre en restituant le texte
27
avec exactitude, parfois avec élégance, ou en proposant, très ponctuellement, des transpositions astucieuses
et bienvenues. Ainsi, l’expression batre son cul au chaut (v. 7), qu’il était difficile de conserver, pouvait être
traduite par « pisser dans un violon » ou « remplir d’eau une passoire » (traduction proposée par Clotilde
Dauphant), formules qui permettaient de rester fidèle au sens et, dans le premier cas, au registre.
Rappelons enfin toute l’importance de la qualité de la langue d’arrivée : fautes d'orthographe,
d’accents, de syntaxe et de ponctuation nuisent considérablement aux copies. On ne peut qu’insister, à
nouveau, sur l’importance de la relecture : outre qu’elle permet d’effacer les éventuelles scories présentes
dans la traduction, elle peut attirer l’attention sur des maladresses linguistiques qui, souvent, sont le signe
d’une mauvaise compréhension du texte-source.
La traduction, sur 16 points dans un barème sur 80 points, est notée selon un barème dégressif.
L’extrait proposé était divisé en plusieurs segments pour lesquels il était impossible de perdre plus de deux
points. Les contresens et omissions d’un vers entier, les erreurs portant sur l’ensemble d’un vers sont
sanctionnées de deux points ; un faux-sens, une erreur importante de mode, l’omission d’un mot d’un point.
L’oubli d’un mot de moindre importance, une faute de temps, un barbarisme ou une expression incorrecte, de
même qu’une faute d’orthographe sont sanctionnées d’un demi-point.
Proposition de traduction
v. 1-10
— Je m’étonne beaucoup de l’esprit grossier
Qui entend et voit mais qui refuse de comprendre
Ce que je dis, notamment pour son salut.
— Vous êtes sot, vous qui vous imaginez pouvoir l’instruire :
Connaissance l’a fait le plus bas de tous ;
Il vous entend bien mais il s’en moque.
Autant pisser dans un violon
Ou enseigner à dix mulets à jouer de la harpe
Que de lui parler, à voix basse ou à voix haute :
Chantez à l’âne, il vous fera des pets.
v. 1 : soi merveiller ne pouvait donner lieu à un calque, d’autant que la connotation positive que possède
s’émerveiller en français moderne contredisait le sens même de cette première phrase ; trop pouvait être
traduit par « très », « fort », « beaucoup » mais ne pouvait ici être conservé tel quel.
v. 2 : si ne devait évidemment pas être pris pour un adverbe d’hypothèse : combiné à la conjonction et, il avait
ici une valeur adversative.
v. 3 : et pour son sauvement devait être compris dans sa valeur de spécification qui pouvait être rendue par
une formule du type « et notamment pour son salut ».
v. 4 : traduire par « vous êtes sot si vous croyez l’instruire » ne rendait pas vraiment le sens de cuidier (qui
peut avoir une connotation péjorative) et gommait sans raison l’apposition du pronom relatif qui ; aprandre
avait pour objet le pronom le (renvoyant au rude entendement) : on ne pouvait conserver « l’apprendre », ni
opter pour « l’enseigner » qui, dans les deux cas, trahissait une mauvaise compréhension du sens de le.
v. 5 : il fallait ici repérer que Congnoissance, sujet du verbe faire, était personnifiée. D’autre part, la mauvaise
identification de la forme mendre a entraîné des erreurs. Il fallait, dans tous les cas, éviter un calque maladroit
du type « le moindre de tous ».
v. 7 : ce vers a parfois donné du fil à retordre aux candidates et candidats. Il s’agissait pourtant d’un cas où il
était bienvenu de proposer une transposition qui puisse rendre le sens de l’image employée par Deschamps,
plutôt que de la restituer sous forme de calque plus ou moins maladroit (« autant battre son cul au chaud », «
autant faire cuire son derrière »). Ont été bonifiées les traductions proposant des équivalents modernes
comme « donner un coup d’épée dans l’eau », « remplir d’eau une passoire » (expression employée par
Clotilde Dauphant) ou « pisser dans un violon », qui avait l’avantage d’appartenir au même registre de langue
que l’expression initiale.
v. 8 : l’image pouvait être conservée en l’état, à condition de ne pas remplacer « mulets » par « mules ».
28
v. 9 : l’expression ne bas ne haut, assez elliptique, a parfois produit des contresens : ces deux emplois
adverbiaux renvoyaient à l’intensité de la voix (voix basse/voix haute). Vu le contexte de la phrase, il était
incorrect de traduire le coordonnant ne par « ni » (voir Syntaxe).
v. 10 : le refrain ne présentait pas de difficulté particulière, il est inutile de vouloir à tout prix opérer des
transformations importantes dans ce cas.
v. 11-20
— Que dites-vous ? Vous parlez de manière insensée.
Un homme ne doit-il pas tendre à toutes les vertus
Et éviter les vices de telle manière
Qu’il ne se voie reprocher aucune faute ?
Il a l’esprit raisonnable : aussi doit-il tendre
Aux biens de Dieu ; c’est là qu’il lui faut porter son attention.
Cette attention manque à la bête sauvage, dépourvue d'esprit :
Toutes ses affaires relèvent du monde terrestre.
— Vous grognez bien ; votre prêche ne vaut rien.
Chantez à l’âne, il vous fera des pets.
v. 11 : traduire par « follement » affaiblissait le sens de l’adverbe médiéval. Si « vous parlez comme un fou »
était acceptable, on pouvait favoriser une traduction du type « votre discours est insensé » ou « vous parlez
de manière insensée ».
v. 12-14 : bien identifier la structure corrélative telement que + subjonctif était nécessaire pour aboutir à une
bonne traduction ; ces trois vers ont parfois donné lieu à de petites omissions (toutes, nul), à des ajouts (« tous
les vices »), ou à des calques maladroits (« esquiver » pour eschiver) ; reprandre au sens de « blâmer »,
« réprimander » a parfois été mal compris.
v. 15 : la formule esperit a de raison était plus délicate mais on gagnait à rester proche de la formulation initiale.
v. 16 : la regarder le faut : la était ici un complément directionnel, tandis que le pronom régime le renvoyait à
esperit. Quoique le jury ait accepté le maintien de « regarder » en français moderne, il a bonifié les traductions
telles que « porter son regard », « porter son attention ».
v. 17-18 : Beste bruthe sanz esperit default / De ce regart : l’article zéro à valeur générique ne devait pas ici
surprendre, mais il fallait bien ajouter un article en français moderne ; si la conservation de « regard » était
encore possible, on pouvait opter pour une traduction plus fidèle au sens et traduire par « attention » ou
« examen ».
v. 18 : en terre est touz ses fés : il fallait entendre fés au sens d’« actions » ; en terre ne pouvait donner lieu à
un calque. Il fallait comprendre que l’interlocuteur opposait ici l’homme doué de raison, capable de tourner son
attention vers le ciel, à l’animal dont l’horizon se limitait au monde terrestre.
v. 19 : C’est bien romflé : ont été bonifiées les traductions cherchant une transposition qui combine la
dimension sonore du ronflement à la caractérisation du discours venant de s’achever. On pouvait proposer
« c’est bien grogné » comme C. Dauphant, ou « c’est bien grondé », rencontré dans quelques copies ; quant
à la forme substantivée preschier, elle a souvent été bien comprise et traduite par « prêche ».
v. 21-26
Seriez-vous vraiment capable de transformer le cours du ciel
De changer l’eau en cendre
De faire d’un pourceau une jument
Et de faire descendre Dieu sur la terre ?
— Assurément non. — Vous ne devez pas plus entreprendre
De vous attaquer à un cœur grossier.
v. 21-22 : pour traduire pourrez, le conditionnel était préférable (« seriez-vous capable ») ; le jury a accepté
les quelques possibilités qui s’offraient pour traduire faire muer le cours du firmament, « modifier le cours du
ciel », « modifier la course des étoiles », à condition que cela ne s’éloigne pas du sens initial. En revanche, il
29
ne fallait pas oublier de traduire l’adverbe bien sans pour autant faire un calque : il valait mieux le traduire par
« vraiment » ou « véritablement ».
v. 22 […] eauë devenir cendre : faire n’était pas répété, mais sa reconduction implicite (faire devenir) devait
être prise en compte dans la traduction. Des verbes comme « transformer » ou « changer » convenaient.
v. 23 : quelques copies ont hésité sur la traduction de pourcel, il s’agissait bien du « pourceau ».
v. 24 : comme plus haut, en la terre, complément de (faire) descendre ne pouvait être conservé en l’état. Il
fallait ici remplacer par la préposition sur en français moderne.
v. 25 : les tentatives pour traduire le plein sens de certes (« c’est vrai que non », « assurément non », « non,
c’est certain ») ont été valorisées ; pour nennil, la plupart des copies ont évité, à juste titre, le calque archaïsant
nenni.
v. 25-26 : la forme prédicative neant et son lien à l’adverbe négatif ne ont parfois été mal compris. Il s’agissait
d’un emploi adverbial (« en rien, en aucune manière »). Quant à la fin de ce segment, la conservation de
« entreprendre l’assaut », un peu lourde, pouvait être évitée grâce à des formules comme « vous attaquer à »
ou « mener l’assaut ».
PHONÉTIQUE
A. Généralités
Le mot proposé à l’étude était cette année encore une question classique figurant dans la plupart des
manuels de phonétique historique. Ces manuels bien connus, qui offrent des évolutions complètes de mots,
fournissent abondance d’exercices aux candidats désireux de s’entraîner : il serait judicieux de les utiliser pour
une préparation efficace2.
La question invitait à étudier principalement la palatalisation de k + a en position initiale, ainsi que la
vocalisation du l devenu implosif (après la chute de la pénultième atone). Il était également essentiel de bien
placer l’accent au début de l’évolution : cette première étape détermine la suite de l’évolution phonétique, et
placer l’accent ailleurs que sur le a initial entraînait une évolution incohérente, qui a été pénalisée.
Le jury a valorisé les explications claires et complètes, venant étayer une transcription phonétique
correcte des étapes de l’évolution. Ont également été valorisées les remarques sur la graphie, à la condition
qu’elles ne se substituent pas à l’étude phonétique : pour cette question a, il s’agit bien d’étudier avant tout
l’évolution phonétique d’un mot dans le temps.
Proposition de corrigé
Calidum [kálĭdŭm] > chaud [šọ́].
2 Cf. G. Joly, Précis de phonétique historique du français, Armand Colin, 1995 ; G. Joly, Fiches de phonétique, Paris,
Armand Colin, 1999 ; N. Laborderie, Précis de phonétique historique, Paris, Nathan-Université, coll. 128, n° 59, 1994 ; G.
Zink, Phonétique historique du français, Paris, P.U.F., 1986.
3 La disparition des pénultièmes atones se fait à des dates diverses, que l’on peut situer par rapport aux diphtongaisons
des IIIe et IVe siècles et par rapport à la sonorisation des consonnes sourdes. Dans le cas qui nous intéresse, le mot est
devenu paroxyton avant le milieu du IIIe siècle, au rebours des mots demeurés proparoxytons au-delà du milieu du IIIe
siècle, dont la finale s’affaiblit en [e̥] qui se conserve en français, comme hómĭne > homme.
30
. le point d’articulation de [l] alvéolaire glisse vers la zone
alvéodentale et vers l’arrière, d’où un [ł] apico-alvéodental, dit [ł] vélaire4.
La voyelle a est désormais entravée et se maintiendra donc
sans changement au contact de la consonne [k], palatalisée au Ve siècle.
En effet, pour que la diphtongaison conditionnée appelée loi de Bartsch
puisse avoir lieu, il faut que la voyelle a au contact d’une consonne
palatalisée soit tonique et libre.
II – IIIe s. [káłdŭ] - Bouleversement vocalique : l’opposition des voyelles selon leur quantité
(voyelle longue vs voyelle brève) n’est plus pertinente. Elle est remplacée
par une opposition d’aperture (voyelle ouverte vs voyelle fermée), sauf
pour la voyelle a : [ā] et [ă] se confondent en un seul [a] indifférencié.
- En position tonique entravée, la voyelle connaît un abrègement5 qui
rend impossible la diphtongaison.
Ve s. - Palatalisation, relativement tardive, de k + a :
[k̮áłdŭ] . au contact de la voyelle palatale a, avancée du point d’articulation
de l’occlusive dorso-vélaire sourde [k] en position forte jusque dans la
zone médiopalatale.
[t̮ áłdŭ] . dentalisation, qui résulte d’une nouvelle avancée du point
[͜tšáłdŭ] d’articulation jusque dans la zone prépalatale.
[͜tšáłdọ] . assibilation en chuintante.
- Bouleversement vocalique, dernière étape : u bref devient o fermé.
VIIe s. [tšáłdọ] - Dépalatalisation.
[tšáłd] - Chute de la voyelle finale atone.
[tšáłt] - Assourdissement de la dentale désormais en position finale.
XIe s. [tšáu̯t] - Vocalisation de [ł] antéconsonantique6. La voyelle [-u̯] forme
immédiatement une diphtongue par coalescence avec la voyelle qui
précède.
XIIIe s. [šáu̯t] - Réduction de l’affriquée [tš], par perte du segment dental (et occlusif).
- Effacement de la consonne finale [t], maintenue jusqu’à cette date
[šáu̯(t)] puisqu’elle était en position appuyée jusqu’au XIe s.
XVe-XVIe s. - Assimilation réciproque (et tardive) des deux segments de la
diphtongue par coalescence :
[šáọ] . sous l’influence du premier segment, très ouvert, le deuxième
segment s’ouvre d’un degré.
[šấọ] . Variante Zink : sous l’influence du second segment, vélaire, la
voyelle [a] se vélarise : [áọ] > [ấọ]
Variante Joly : sous l’influence du second segment, vélaire, [a] se
ferme progressivement de deux degrés dans la série vélaire : [áọ] > [ǫ́ọ]
> [ọ́ọ].
- Remarque sur la graphie du MF : par graphie étymologique, le moyen
français ajoute fréquemment la lettre muette l après une diphtongue par
coalescence : cf., à la rime, hault, v. 9... On peut donc lire indifféremment
en MF chaut ou chault.
4 Selon G. Zink, la vélarisation de la consonne remonte à la fin du IIIe siècle et « conduit insensiblement, par l’intermédiaire
probable de vocalisations partielles (que l’on pourrait noter par uł), à la vocalisation complète […], étape définitivement
atteinte à la fin du XIe siècle » (Phonétique historique du français, p. 130). Pour G. Joly, le premier affaiblissement de [l] en
[ł] ne débute qu’au VIIe siècle et se poursuit jusqu’à « un phonème mal défini qui n’est pas tout à fait vocalique et qui n’est
pas non plus labialisé. Il s’agit d’une sorte de [w] non labial que F. de la Chaussée propose de noter [ω] » (Précis de
phonétique historique du français, p. 100) : VIIe s. [káłdŭ] > [káωdŭ].
5 Il ne faut pas confondre cet abrègement avec la quantité étymologique de la voyelle, c’est pourquoi on n’utilisera pas la
notation [ă] après le bouleversement du système vocalique. Voir G. Zink, Ibid., p. 50, note 1.
6 Voir note 3. Selon Joly, dans le courant du Xe siècle, [ω] se vocalise complètement en [u̯].
31
XVIe s. [šọ́] - Monophtongaison, après assimilation complète du premier segment par
le second.
B. Généralités
On remarque une amélioration globale dans le traitement de la question de graphie : même si de
nombreuses copies font l’impasse sur cette partie, beaucoup de réponses développées montrent que les
candidats ont compris la visée propre à la question et ont appris à en utiliser les outils et la terminologie.
On constate toutefois, même dans des copies qui étudient correctement la relation entre phonie et
graphie depuis l’ancien français jusqu’au français moderne, la tendance à traiter chaque mot isolément, sans
plan conducteur. Le jury a donc choisi de valoriser les copies qui classent les formes selon un critère explicite
de classement, et qui regroupent les formes qui relèvent du même commentaire. Rappelons enfin que, pour
qu’une analyse de graphie puisse être menée à bien, on ne saurait se passer de placer correctement l’accent
tonique sur l’étymon latin, sans quoi les explications pour justifier la graphie de la forme française peuvent
devenir tout à fait aberrantes.
Proposition de corrigé
Plan et classement
Le corpus présentait 7 occurrences de la lettre e en français7 : 5 comme graphème simple, 2 comme
élément de digraphe.
7La question porte sur la graphie du français : il est donc inutile de bâtir un plan à partir du sort des e latins qui ne se sont
pas conservés.
32
On note un effort louable de proposer un plan, qui s’avère plus ou moins efficace, à partir de critères
de classement différents :
opposition entre e graphème simple et e élément de digraphe ;
présence ou absence du e dans l’étymon latin ;
valeur phonétique du e dans la forme du français moderne ;
opposition entre e en position finale atone et e en syllabe tonique8…
L’important était de regrouper les formes qui relevaient du même commentaire. Nous présenterons ici
une étude de la lettre e selon sa position dans le mot.
Dans oreille, le e final continue le [a] latin final de AURÍCULA. Alors que les autres voyelles finales se
sont effacées entre le VIe et le VIIIe siècle, le [a] s’est maintenu sous la forme affaiblie de [e̥].
Dans tendre, le e final continue le [e] final du latin TÉNDERE. Dans ce proparoxyton, la syncope de la
voyelle post-tonique [e] avant le IVe siècle crée le groupe occlusive + liquide [dR] qui nécessite que la voyelle
finale se maintienne comme voyelle d’appui sous la forme de [e̥].
On remarquera que l’évolution de la voyelle finale du latin ÉSTIS présente une anomalie. Dans estes,
le e final issu de [ĭ] aurait dû en effet s’amuïr ; on attendait ez, attesté en occitan. Le jury a admis l’explication
de son maintien comme voyelle d’appui, et a valorisé les copies ayant identifié le fait de système (préservation
de la désinence de P5). Si e s’est conservé, c’est, d’après François de La Chaussée9, par analogie avec
FACITIS > faites, DICITIS > dites, où la conservation de la voyelle finale en [e̥] est tout à fait régulière dans ces
formes de proparoxytons.
Évolution ultérieure : au XVe siècle, [e̥] est en train de se labialiser en [œ], avant de s’effacer de la
prononciation entre le XVIIe et le XVIIIe siècle. Appelé couramment e muet, la phonologie contemporaine lui
préfère la dénomination de schwa et la représentation par [ə] dans l’API : il s’agit d’un e évanescent, qui peut
réapparaître en poésie ou dans certains parlers.
8 Il ne suffisait pas, et il était couteux en termes de rédaction, d’étudier l’évolution de la correspondance entre phonie et
graphie à chaque étape du mot (du latin à l’ancien français, de l’ancien français au moyen français de Deschamps, puis
en français moderne).
9 Initiation à la morphologie historique de l’ancien français, Paris, Klincksieck, 1977, p. 179.
10 ue ne peut pas être le résultat de la diphtongaison de [u], comme cela s’est lu dans certaines copies, puisque, d’une
part, ce n’est pas cette voyelle qui porte l’accent dans le mot latin, et d’autre part, [u] et [e] sont en hiatus dans le résultat
français.
11 [R] apical roulé est remplacé par un [r] uvulaire au cours du XVIIe siècle, mais Zink (p. 29) distingue trois r qu’il note à
l’inverse [r] apical, [R] uvulaire encore vibrant et [R] dorso-vélaire du français moderne (= API [ʁ]).
33
Cette fonction diacritique n’est pas exclusive de la fonction de morphogramme : muer s’oppose à muez
(de même valeur phonique), à mues (où e est muet) et à mué(s) quand les accents suscrits auront été adoptés.
12 Peu de candidats ont mentionné l’apparition de ce signe diacritique dans la graphie du français moderne, et la valeur
qui lui est attribuée, qui n’est pas seulement celle de rappeler la disparition du s graphique.
13 L’éditrice de Deschamps utilise é pour distinguer des homographes (ex. pié vs. pie, mulés vs. mules), et ë pour identifier
les diérèses, mais nous n’en avons pas d’occurrences dans notre corpus.
14 On peut trouver une bonne synthèse sur la question dans Yvonne Cazal, Gabriella Parussa, Introduction à l’histoire de
34
MORPHOLOGIE
Généralités
Le sujet proposé présentait en morphologie deux questions (a/ et b/) portant sur un tiroir verbal dit
simple (l’indicatif présent) : une question impliquant une analyse en synchronie des formes du passage étudié
et la mise en évidence de lois de système à partir de ces formes ; une question impliquant une analyse en
diachronie longue d’un paradigme spécifique, issu de ce système. Le sujet, sur le texte au programme, était
attendu. Nous rappellerons ici la méthodologie à mobiliser dans chacune de ces questions (introduction,
classement, remarques, place des exemples…) : il convient en effet de ne pas confondre les deux versants
de l’exercice, ou de se réfugier dans un vague exposé phonétique en question b, comme le font encore trop
de candidats. Le plan à suivre obéit pour chaque question à des exigences qui sont à distinguer. Bien entendu,
une connaissance fine du système morphologique qui organise l’indicatif présent en ancien et moyen français
est nécessaire, et ne peut en aucun cas être remplacée par un exposé sur le système morphologique du
français moderne. Alors que le sujet portant sur l’indicatif présent était attendu au regard de sa fréquence dans
l’œuvre médiévale au programme, le jury déplore qu’un nombre non négligeable de copies témoigne d’une
ignorance presque totale de l’origine et l’histoire des formes et du fonctionnement morphologique de l’indicatif
présent.
Le classement raisonné et argumenté des formes demandé dans la question a/ exige que le candidat
se concentre sur l’observation de formes puisées dans un manuscrit qui appartient à un moment de l’histoire
de la langue qui n’est pas le français moderne, et qu’il en tire toutes les remarques nécessaires, de manière
très rigoureuse, par décomposition, explicitation et mises en relation et en opposition des morphèmes et
ensemble de morphèmes présents. Il n’a pas à faire appel d’emblée à une convocation exhaustive des facteurs
ayant pu peser sur l’évolution en diachronie longue, analyse détaillée qui ne lui sera demandée en principe
qu’en question b/, et à propos d’un seul paradigme. Dans le cadre de la question a/ (un tiroir verbal), il est
nécessaire de procéder à la mise en lumière des différents critères de structuration de ce tiroir verbal, donc
de décrire aussi finement que possible la structure morphémique et accentuelle des formes relevées, et de
proposer sur cette base la mise en évidence de faits de système, autrement dit du jeu d’articulations entre les
traits formels : ce sont ces faits de système, nommés, définis et hiérarchisés, qui constituent le classement
demandé (et c’est aussi la raison pour laquelle plusieurs classements sont parfois possibles, en fonction du
fait de système privilégié).
Un plan n’est de fait en aucun cas une coquille vide : c’est une tentative de restitution, sur corpus, d’un
fonctionnement morphologique dans un état de langue donné. L’expression tiroir verbal préférée au mot temps
le dit assez, en attirant l’attention sur ces logiques morphologiques, qui dans le cas de la forme verbale
conjuguée des langues romanes, concernent à la fois la base, ou radical (qui contient l’information de nature
lexicale), et la désinence, ensemble de morphèmes suffixés à la base et apportant des informations morpho-
syntaxiques, presqu’exclusivement d’ailleurs du latin jusqu’à l’ancien français et moyen français [désormais
AF et MF], soit jusqu’au moment où des éléments morphologiques échappent à la désinence finale de la forme
verbale, comme le montre l’exemple de la marque de personne, qui glisse devant/derrière le verbe sous la
forme d’un pronom personnel sujet, placé à l’extérieur de la forme verbale. On peut d’ailleurs insister sur le
fait que, dès l’introduction, il convient d’être très précis dans les définitions et les notions utilisées.
L’introduction justifie le classement, autrement dit explicite les grands principes de fonctionnement
morphologique, qui produisent plusieurs « types » de paradigmes.
Il semble important de rappeler dans ce rapport que rien ne va de soi en ces matières, et que la
description engage donc une déconstruction, et la désignation/définition systématique des éléments que l’on
évoque. On ne pouvait évidemment mener à bien ce travail en ignorant totalement le système de l’ancien
français : le français moderne, en l’occurrence, n’est d’aucun secours puisque les bases n’y sont pas réparties
de la même manière dans les paradigmes de ces verbes, tandis que l’ancienne répartition, à exposer dans le
devoir, n’est plus perceptible dès le MF. À partir des relevés de formes, et de la mise en évidence de leurs
traits formels communs majoritaires dans un état de langue donné, on attend que soient clairement distingués
des types secondaires de formes, autrement dit des paradigmes qui diffèrent du type majoritaire par certains
35
traits formels (marques désinentielles et/ou alternances de bases, type de répartition de ces bases), tout en
restant bien sûr pris dans un système cohérent. Le cas des verbes ou des « personnes » dits anomaux est à
considérer cependant par rapport à ce système. En diachronie, il est certain que la tendance, que l’on pouvait
voir à l’œuvre en dépit des conditions très délicates d’exploitation du manuscrit à la base de l’Anthologie de
Deschamps, est à l’homogénéisation des bases et des marques morphologiques, mais les types secondaires
d’organisation des tiroirs sont encore bien vivants : on peut le constater au cours de l’analyse sur le corpus
proposé, et proposer de fait une présentation brève de ces traits. Mais il ne faut pas introduire dans cette
analyse morphologique, en question a/, des données historiques massives, ni d’ailleurs des données
phonétiques, sauf en cas de besoin et en les reliant strictement à la problématique morphologique. Enfin,
dernière précision, ce premier versant de la question implique qu’un exemple de paradigme soit explicitement
donné pour chaque type de formes : un exemple concret susceptible d’illustrer le schéma théorique n’est
jamais malvenu, et aurait sans doute permis à certains candidats d’éviter un relevé constellé d’erreurs.
S’agissant de la question b/, le jury ne pense pas inutile d’insister ici sur quelques points qui pourront
aider les futurs candidats à comprendre l’esprit de la question de morphologie diachronique et ses attendus :
– le paradigme d’un verbe désignant l’ensemble de ses formes dans un tiroir verbal donné, les candidats
ne pouvaient limiter leur étude à la seule forme de P3 doit mentionnée dans l’intitulé, mais devaient
retracer l’origine et l’évolution des six personnes ;
– qu’elle concerne une déclinaison ou une conjugaison, une question de morphologie en diachronie ne
peut être traitée sans qu’apparaissent au fil de l’exposé les paradigmes complets du latin (dûment
accentués), de l’ancien français et du français moderne ;
– l’exposé doit donc ménager une chronologie claire et rappeler dans ce cadre historique les principaux
changements affectant les bases d’une part, le système désinentiel d’autre part ;
– le volet diachronique de la question de morphologie n’est pas une seconde question de phonétique
historique. La morphologie ne s’intéresse pas à des phonèmes ou à des formes isolées, mais à des
morphèmes inclus dans des paradigmes organisés en systèmes. Certes, ils sont tributaires des lois
phonétiques qui président aux changements de prononciation habituellement observés à l’échelle de
la langue, mais parce que celles-ci pourraient conduire à la désagrégation des paradigmes, elles sont
souvent contrecarrées par des évolutions d’ordre analogique ou systématique qu’il faut expliciter. Si
le traitement de toute question de morphologie en diachronie requiert donc des connaissances en
phonétique historique, il convient de les mobiliser avec discernement et de sélectionner celles qui
éclairent le fonctionnement du système. Il était par exemple inutile de retracer tout le processus de
diphtongaison spontanée de [ẹ́] pour expliquer l’origine de la B2 ; rappelons également qu’une
évolution phonétique, aussi détaillée soit-elle, ne saurait se substituer à une réflexion morphologique
mobilisant les notions de base, de marque personnelle, d’alignement, etc.
36
(en concurrence avec une marque vide) en P1 dans le manuscrit de Deschamps en dehors des cas où un
e de soutien est présent depuis l’AF ;
le nombre de bases du verbe à l’IP : on distingue deux grandes catégories de verbes à l’IP : les types
dominants à base unique ou à deux bases (avec des alternances diverses de ces deux bases, vocaliques
ou non, et distribution diverse des deux bases, B1/B2 ou avec une B3 spécifique à P1) ; les types
secondaires à trois bases (avec P1 à base spécifique) ou plus et/ou à répartition irrégulière des bases
(verbes anomaux), à désinences parfois spécifiques. C’est selon ce dernier critère que nous classerons
les verbes.
37
a. B1 (P4, P5) différente de B2 (P1, P2, P3, P6)
En règle générale, l’alternance est vocalique et elle est due à la mobilité de l’accent : une base forte (qui
comporte souvent une diphtongue), une base faible. Dans de rares cas, l’alternance est syllabique : une base
forte courte, une base faible longue. On ne trouve ici qu’un verbe en er/-ier, soit parlez (11, P5), infinitif parler,
bases B1 parl-, B2 parol-, selon le système de l’AF. Ce verbe est à accent mobile. Ce type d’alternance des
bases, syllabique et non pas vocalique comme pour l’immense majorité des verbes, est rare16.
b. B3 (P1), base de P1 anomale, s’oppose aux bases B1 et B2 qui sont de formes identiques (P2,
P3, P4, P5, P6)
Dans ce deuxième groupe, minoritaire, ne comprenant que des verbes autres qu’en -er/-ier, la base de P1
(parfois dite « anomale ») est différente de la base utilisée pour les autres personnes du paradigme, ce qui est
dû parfois à un phénomène phonétique normal (une palatalisation) ou parfois à une réfection (qui ajoute de
l’irrégularité où il n’y en avait pas). Cette base B3 est en général également actualisée dans le paradigme du SP.
- oit (2, P3), infinitif oïr : bases B1 = B2 o-, B3 oi-, selon le paradigme suivant en AF :
Paradigme
Oïr
P1 oi
P2 oz/os
P3 ot
P4 oons
P5 oez
P6 oent
On note que dans le texte, la forme oit P3 est refaite sur la base B3, ce qui témoigne de l’alignement des bases
en cours (phénomène bien repéré en diachronie longue), à partir du MF, mais aussi du désir de distinguer des
formes homographes et homophones puisque ot est aussi la forme P3 du passé simple du verbe avoir.
- chaut (6, P3), infinitif chaloir : bases B1 = B2 chal-/chau- et B3 chail(l)-. On a ici la réalisation sous la forme
d’une variante combinatoire chau- de la base chal- (à la P3 comme à la P2, le [l] final du radical devenu vélaire
devant consonne s’est vocalisé en [u] au XIe s.)17.
- faut (16, P3), infinitif faillir : bases B1 et B2 fal-/fau-, B3 faill- ou déjà de falloir, infinitif formalisé au XVe siècle ?
À partir du moment où l’infinitif falloir est actualisé massivement, la répartition morpho/sémantique entre
l’impersonnel falloir et le verbe faillir rendra les choses plus claires, mais le verbe faillir est la seule forme de
l’infinitif en AF/MF18. Quoi qu’il en soit, sur le plan morphologique, on ne peut que signaler l’alternance des bases
du verbe faillir, puisque le paradigme morphologique ne s’est pas encore clairement scindé en deux branches.
II- VERBES À TROIS BASES ET/OU DISTRIBUTION IRRÉGULIÈRE DES BASES ET/OU DÉSINENCES SPÉCIFIQUES
Deux cas de figures se présentent pour ces types minoritaires en langue, qui ne regroupent que fort peu de
verbes, mais très courants :
1- VERBES À TROIS BASES, ACCENT MOBILE
Ces verbes (à accent mobile) présentent en AF trois bases dans leur paradigme à l’IP, avec une répartition
régulière des bases : une base faible B1 en P4, P5 ; une base forte B2 en P2, P3, P6 ; une base spécifique B3
en P1. Cette répartition n’est plus forcément perceptible dès le MF, principalement pour la B3, parfois confondue
graphiquement et phonétiquement avec la B2.
16 On pouvait éventuellement ajouter que dans le manuscrit de Deschamps, l’extension de la base courte et faible B1 parl-
aux autres personnes, massive à partir du MF pour ce verbe, est un phénomène que l’on peut constater, mais dont
l’évolution n’est pas achevée comme le montre cet exemple : [396-5] et parole si haut que tuit le/ puent entendre.
17 On note que la graphie n’est pas historique et redondante comme dans d’autres occurrences de P3 : par exemple chault,
fault, avec graphie redondante et historique), même si l’interprétation est ambiguë parfois, ce qui pourrait être le cas pour
notre occurrence suivie d’un pronom personnel en fonction de COD complément régime direct : la forme à l’indicatif présent
est cependant aussi suivie d’une séquence à l’infinitif, ce qui est possible en MF [GGHF, p. 1271-1272, §35/ Buridant
§320], et qui tendrait à privilégier le sens d’obligation.
38
- veult (2, P3), infinitif vouloir : bases B1 voul-/B2 veul-/ B3 vueil-, selon les graphies du manuscrit19. Ce premier
cas montre que la production des alternances de bases dépend beaucoup non seulement de la mobilité de
l’accent, mais aussi de la consonne qui termine la base, comme ici le [l] devant [y], objet d’un événement
phonétique en P1 qui provoque l’apparition de la B3 (base palatalisée). Cette base produit en partie le paradigme
(à deux bases seulement) du SP.
- voit (2, P3), infinitif veoir : bases B1 ve-, B2 voi-, B3 voi- et doit (12, 15, P3), de l’infinitif devoir : bases B1 dev-
, B2 doiv-, B3 doi-. Pour ces deux verbes, la base B3 obéit bien à la définition de « base spécifique », distincte
de la base B2 par son histoire phonétique, et ne dérivant pas d’elle comme le ferait une base allomorphe ou
variante combinatoire de la base. C’est la même chose pour la base B3 doi- par rapport à la base B2 doiv- (voir
question b/).
Paradigme de doit (12, 15), de devoir (B1 dev-, B2 doiv-, B3 doi-)
P1 doi/doy
P2 dois
P3 doit
P4 devons
P5 devez
P6 doivent
On peut cependant discuter à la date du texte le classement de ces deux derniers verbes dans la catégorie
des verbes à trois bases, la base B3 (P1) s’assimilant peu à peu à la B2 : il y a bien homographie, et homophonie
entre les formes des bases B3 et B2 à l’époque du texte, ce qui démotive surtout en P1/P2/P3 leur distinction
morphologique en synchronie.
2- VERBES A ACCENT MOBILE OU FIXE MAIS DISTRIBUTION IRREGULIERE DES BASES/DESINENCES SPECIFIQUES
Ce sont des verbes très « irréguliers » (définition plus stricte : les verbes anomaux n’entrent pas dans les règles
de formation des tiroirs, et sont hors les ensembles de verbes [Andrieux-Reix/Baumgartner]) qui présentent des
bases multiples dans leur paradigme à l’IP, et/ou une distribution irrégulière de ces bases, parfois avec des
désinences spécifiques. Ces verbes sont d’une utilisation très courante et beaucoup de ces paradigmes se sont
conservés jusqu’au FM, ceci expliquant peut-être cela. On note pour les deux verbes qui suivent les bases et
désinences particulières de P1 et de P6.
- a (5, 15, P3), de l’infinitif avoir, verbe à accent mobile comprenant quatre bases a-/av-/o-/ai- selon la répartition
spécifique suivante : ai, as, a, avons, avez, ont. L’occurrence du v. 5 est l’auxiliaire à l’IP d’un passé composé,
au contraire de l’occurrence du v. 15 (sens plein, tiroir simple). Comme l’exercice de morphologie exige l’analyse
des formes, cependant, il était légitime de le relever.
- estes (4, P5), de l’infinitif estre, verbe à accent fixe comme dire, présentant les trois bases es-/so-/sui-, selon
la répartition suivante : sui, es, est, somes, estes, sont. On note la spécificité de la désinence de P4, notamment,
qui n’a jamais été refaite par analogie contrairement à la P4 de dire (ou de faire, absent du corpus) en -ons et
celle de la désinence de P5, qui s’est maintenue sans réfection.
Conclusion : on peut noter qu’il est possible de repérer même sur un court extrait les grandes tendances de
l’évolution linguistique en ce qui concerne les paradigmes verbaux. L’alignement des bases, et a contrario, la
fixation des spécificités étymologiques dans le cas de verbes à la fréquence d’utilisation extrêmement haute,
peuvent être constatées. L’état des morphèmes de personnes en revanche est plus difficile à percevoir sur un
corpus aussi étroit que le nôtre, ou même à l’échelle du texte (en raison de la sélection opérée par l’Anthologie)
puisque si la P5 gagne uniformément une marque désormais modale -ez quel que soit le groupe auquel
appartient le verbe, en revanche, les choses ne sont pas stabilisées pour la P1. Il est vrai que d’autres outils,
syntaxiques cette fois, sont en voie de stabilisation pour pallier la disparition phonétique des marques de
personnes, qu’il s’agisse de l’ordre des mots, ou du nouvel emploi du pronom personnel sujet.
39
Comme on l’a vu dans la question précédente, la flexion de devoir au présent de l’indicatif, dont la forme doit
est la P3, est originellement structurée dans l’ancienne langue par :
– une mobilité de l’accent héritée du système latin, qu’il partage avec l’écrasante majorité des verbes
médiévaux : ses P1, P2, P3 et P6 sont accentuées sur la base, ses P4 et P5 sur la désinence ;
– trois bases dont l’origine et la répartition sont dues à la structure accentuelle héréditaire évoquée ci-
dessus et aux évolutions phonétiques divergentes qui en ont découlé ;
– l’absence de morphème -e aux P2 et P3, conforme à sa classe (celle des verbes autres qu’en -er/-
ier).
A. Les bases
En latin classique, le verbe debere conjugué au présent de l’indicatif présente un radical constant, accentué
aux P1, P2, P3 et P6 (= formes « fortes »), non accentué aux P4 et P5 (= formes « faibles »). Cette structure
accentuelle mixte est phonétiquement à l’origine des trois bases du verbe devoir et de leur distribution.
Les personnes faibles (P4 et P5)
– atone, le [ẹ] issu du [ē] radical s’est affaibli en [e̥] (XIe s.) noté -e ;
– la consonne intervocalique [b] a évolué régulièrement en [β] > [v].
Les personnes fortes P1, P2, P3 et P6
– Aux P2, P3 et P6 : sous l’accent et libre, la voyelle radicale [ẹ́] s’est diphtonguée en [ẹ́i̯ ] au VIe s., dont
l’aboutissement est [wę́] depuis le XIIIe s., noté oi (graphie historique qui trouve son origine dans la
différenciation de [ẹ́i̯ ] en [ǫ́i̯ ] du XIIe s.) ; comme aux P4 et P5, la consonne [b] a évolué jusqu’à [v], conservé
devant voyelle à la P6, amuï devant consonne (variante combinatoire) aux P2 et P3 (voir infra, désinences).
– À la P1, par analogie avec l’évolution de la P1 de habere, la forme dḗbĕo s’est réduite à *[dẹ́yyo] 21. La
géminée [yy] formant entrave, la voyelle radicale [ẹ́] n’a pu diphtonguer spontanément mais a formé avec le
[i] issu de la simplification, puis de la vocalisation (IXe s.) du phonème palatal subséquent une diphtongue par
coalescence [ẹ́i̯ ]. Celle-ci a les mêmes aboutissements phonétique et graphique en ancien français ([wę́] noté
oi) que la diphtongue issue de la segmentation de [ẹ́] libre. Il s’ensuit que l’opposition entre la B3 doi- et la B2
réduite à doi- par variante combinatoire aux P1-P2 n’est plus perceptible. Enfin, si elle est minoritaire, la forme
20 Précisions concernant les paradigmes latins indiqués dans le tableau et leur présentation : à gauche, celui du latin
classique ; à droite, un paradigme plus tardif. Aucune des formes indiquées pour ce dernier n’est attestée à l’écrit : elles
sont restituées par déduction et sont donc précédées d’un astérisque (*). Au sein de ce même paradigme, trois formes
(P2, P3, P6) et leurs héritières françaises peuvent s’expliquer par une évolution phonétique régulière à partir des formes
du latin classique, ce qu’indique le chevron (>). En revanche, concernant les trois autres (P1, P4, P5), l’on doit supposer
que des phénomènes phonétiques réguliers se soient combinés avec des réfections analogiques. Ces dernières ne sont
sans doute pas exactement contemporaines d’une personne à l’autre, mais il est de toute façon difficile, sinon impossible,
de les dater ; quoi qu’il en soit, parce qu’elles sont concernées par l’analogie, les personnes 1, 4 et 5 sont précédées d’une
flèche ().
21 Rappel : [dḗbĕo] évolue d’abord régulièrement en [dḗbyo] > [dẹbyo] (fermeture en [y] de [ĕ] en hiatus) mais « sous
́
l’influence de hábĕo > [ábyo] > [áyyo], [dẹ́byo] a perdu sa consonne bilabiale et le [y] devenu intervocalique s’est géminé
> [dẹ́yyo] » (Geneviève Joly [désormais Joly], Précis d’ancien français, Paris, [1998], 3e éd. 2018, A. Colin, p. 123)
40
secondaire de P6 doient22 observée dans certains manuscrits à partir de la fin du XIIIe s. suggère que la seule
opposition parfois sentie est doi- (personnes fortes) / dev- (personnes faibles).
B. Les désinences
P1 : la voyelle finale [o] s’amuït régulièrement au tournant des VIIe et VIIIe siècles. Conséquence : la P1 se
réduit désormais à une base verbale nue (morphème personnel = -ø).
P2-P3 : la voyelle finale [e] s’amuït elle aussi à la même date ; les finales [s] et [t] se trouvent alors appuyées
sur la finale de radical [v]. Celle-ci s’assourdit avant d’être rapidement assimilée, mais l’appui consonantique
des VIIe-VIIIe s. assure le maintien de l’articulation de -s et -t, désinences personnelles, jusqu’au XIIIe s. qui voit
l’amuïssement progressif des consonnes finales.
P4-P5 : -émus (P4) et -étis (P5) ne peuvent être à l’origine des désinences -ons et -ez que l’on trouve dès
les plus anciens textes : la première aurait dû aboutir à *-eins, non attestée ; la seconde a un continuateur (-
eiz >-oiz) mais limité aux dialectes de l’Est. Le morphème -ez étant incontestablement l’aboutissement
phonétique de -átis (désinence de P5 des verbes en -are) généralisé à l’ensemble des verbes, l’on suppose
que -ons résulte d’un traitement dialectal de -ámus (désinence de P4 des verbes en -are) dont l’extension,
« couplée avec celle de -ez » serait « explicable par la supériorité numérique des verbes en -are »23.
P6 : pas d’effacement vocalique à la fin du VIIe s., le maintien de la voyelle finale [e] sous forme affaiblie de
[e̥] devant la désinence -nt est un fait de système.
P1 je dois
P2 tu dois
P3 il/elle doit
P4 nous devons
P5 vous devez
P6 ils/elles doivent
A. Les bases
Comme pour tous les verbes à accent mobile, la structure accentuelle demeure ; l’on observe également
le maintien de l’alternance des bases, sans doute favorisé par la fréquence d’emploi du verbe devoir
(alignements et réfections analogiques affectent plutôt les verbes de fréquence faible ou moyenne).
En revanche, la perception de la répartition de ces bases ne correspond pas au schéma historique :
aujourd’hui, devoir est senti comme ayant au présent de l’indicatif une base doi- (commune aux P1, P2 et P3),
une base dev- (aux P4 et P5) et une base doiv- (P6).
B. Les désinences
Le changement le plus notable, commun aux verbes autres qu’en -er, est l’adjonction à la première
personne d’une marque -s24. Se terminant par une voyelle, la P1 de devoir résiste cependant longtemps au
22 On peut noter que doient est aussi la forme de P6 du subjonctif de devoir originellement engendrée sur la base B3 (doi-
).
23 G. Zink, Morphologie du français médiéval, Paris, PUF, [1989] 3e éd. 2000, p. 147 ; voir également C. Marchello-Nizia,
B. Combettes, S. Prévost et al., Grande grammaire historique du français, 2 vol., Berlin/Boston, De Gruyter Mouton, 2020,
vol. 1, p. 752, et G. Joly [qui explique plus en détail l’évolution proposée par F. de la Chaussée], p. 104.]
24 Une double analogie a pu jouer. Dès les origines, un certain nombre de verbes n’appartenant pas au premier groupe
comportaient un -s en P1, qu’il soit issu de l’évolution phonétique de l’étymon (verbes du 2e groupe type fenis ; verbes du
3e groupe en -sco comme connois ; verbes à base sigmatique propre à la P1, tel puis) ou analogique comme pour vois
(aller), truis (trouver), etc. ; à partir du XIIIe siècle, la simplification des affriquées [ts] en [s] et des réfections analogiques
ont également multiplié les terminaisons en -s à la P1 ( par exemple faz [fats] > fais ; de même pour plaire, proisier, etc.).
L’ajout de -s final à la P1 peut également résulter de l’extension analogique de la marque de P2 afin « d’opposer
morphologiquement les personnes de l’allocution à la P3 » (sur cette dernière analyse, celle de N. Andrieux-Rey et
E. Baumgartner, voir GGHF, vol. 1, p. 750).
41
développement de ce -s analogique : à la fin du XVe siècle, elle est encore en -ø et se présente très
majoritairement sous la forme doy ; il faut attendre le XVIIe siècle pour que dois se généralise.
Aux autres personnes, le système désinentiel reste stable, malgré l’amuïssement progressif, sauf en cas
de liaison devant initiale vocalique, des consonnes finales [s] (P2, P4, P5), [t] (P3) et [nt] (P6) à partir du XIIIe s.
Ainsi, aux P2 et P3, -s et -t se maintiennent comme morphogrammes ; le -t encore articulé à la pause jusqu’au
XVIe s. ne l’est aujourd’hui que devant voyelle. À la P5, l’affriquée [ts] notée -z s’est simplifiée vers 1200 mais
-ez est conservé comme morphogramme de P5. À la P6, -ent se maintient malgré l’amuïssement de la voyelle
finale (XVIIe s.) et de [nt].
SYNTAXE
Introduction
La négation est un procédé logico-sémantique qui présuppose une affirmation antérieure dont elle
inverse la valeur de vérité. Elle n’est pas un type de phrase (déclarative, exclamative, interrogative, injonctive)
puisque chacun de ces types peut être négatif ou positif. Sur le plan grammatical, différents outils permettent
de nier tout ou partie de la phrase. Les outils de base de la négation en ancien et moyen français sont non et
ne, adverbes hérités de l’adverbe latin non qui, en position accentuée, donne non en ancien français ou qui,
en position proclitique et atone, s’est affaibli en nen (devant voyelle) puis ne. L'adverbe non est ainsi un
adverbe de négation tonique et prédicatif : il n’appelle pas de complémentation et peut faire phrase à lui seul,
par opposition à l'adverbe ne, atone et non prédicatif, presque toujours conjoint et antéposé à un verbe
conjugué. Comme la forme tonique non n’est pas représentée dans l’extrait, l’étude se concentre sur les
emplois de l’adverbe de négation ne, seul ou en corrélation avec un second terme, pour exprimer une négation
totale, qui porte sur la proposition entière, ou partielle, portant sur un constituant précis. L’étude inclut
42
également l’emploi de la conjonction de coordination homonyme ne, héritée quant à elle du latin nec, et dont
les emplois ne recoupent qu’en partie ceux de la conjonction ni en français moderne. Il existe par ailleurs des
moyens lexicaux d’exprimer la négation, comme les préfixes privatifs ou la préposition sans, dont l’emploi au
vers 17 de l’extrait pour introduire le groupe nominal sans esperit (Beste bruthe sanz esperit default/De ce
regart) participe également à l’expression de la négation.
Dans ce dialogue fictif, la réponse négative à l’interrogation totale formulée dans les vers 21 à 24 est exprimée
au moyen de la forme atone de la négation associée au pronom personnel sujet prédicatif il, là où l’on aurait
attendu une réponse à la première personne, avec le pronom personnel je (par exemple sous la forme naie
pour nen + je, soit « je nel puis »). Au XIVe siècle, le composé nen + il, qui correspondait à la 3e personne
(l’équivalent de « il nel puet »), s’est développé parallèlement à oïl, s’imposant indépendamment de la
personne de l’allocutaire. Son emploi sous diverses formes a perduré jusqu’au XVIe siècle et l’on en trouve
encore une trace dans l’adverbe archaïsant nenni.
25
S. Prévost, Grande Grammaire Historique du Français (GGHF), chapitre 35 « Syntaxe de la phrase simple », 35.2 « La
phrase négative », p. 1254-1256.
26 S. Bazin-Tacchella, « C’est tout neant des choses de ce monde. Négation et restriction dans la poésie d’Eustache
Deschamps », Op. cit., revue des littératures et des arts [En ligne], « Agrégation 2023 », n° 24, automne 2022, § 20, mis
à jour le : 13/12/2022, URL : https://revues.univ-pau.fr:443/opcit/index.php?id=744
27 C. Buridant, Grammaire du français médiéval, Société de Linguistique Romane/ Éditions de linguistique et de philologie
43
Ce recours à la négation simple dans des contextes virtualisants et avec des verbes demandant une
complémentation a d’ailleurs subsisté jusqu’en français moderne dans un registre soutenu ou par archaïsme
(je ne sais, je ne puis, je n’ose, je n’en ai cure…).
44
pas, en aucune manière, nullement » et on comprend alors littéralement : « Vous ne devez en aucune manière
entreprendre davantage / De vous attaquer à un cœur fruste. »
VOCABULAIRE
Le jury proposait cette année d’étudier entendre (v. 2) et engin (v. 33), deux termes indispensables à
la compréhension du poème. À la fois porteurs d’une longue histoire et susceptibles de faire écho l’un à l’autre,
ils offraient aux candidates et aux candidats non seulement l’occasion de démontrer leur connaissance de
l’ancienne langue et de l’histoire du français, mais aussi de mettre en avant ce que l’on pourrait appeler leur
sensibilité lexicale. L’exercice de vocabulaire a paru cependant, une fois encore, souffrir de son
positionnement en fin de sujet, et a malheureusement parfois été sacrifié, y compris dans de bonnes copies,
faute de temps. Nous ne pouvons, à ce propos, qu’encourager candidates et candidats à s’organiser avec
plus de rigueur, la gestion du temps faisant partie de l’épreuve.
Il ne nous semble pas non plus inutile de rappeler, enfin, les éléments attendus par le jury. Pour
conduire cette étude lexicale, il est indispensable de partir de l’étymon et de son éventuelle polysémie, avant
de montrer l’évolution de ses sens en langue médiévale, en mettant en lumière transformations, innovations
et abandons. Il convient ensuite de fournir le sens du mot dans le texte, en justifiant cette proposition par
son contexte et les possibles jeux d’écho et d’opposition qu’il présente. Les paradigmes morphologiques et
sémantiques doivent suivre, sans chercher l’exhaustivité, mais en visant à situer le mot étudié dans un réseau
de significations et d’usages. Pour le paradigme morphologique, rappelons qu’il ne s’agit pas de fournir la liste
de tous les dérivés, mais de présenter l’analyse précise de deux mots au moins en indiquant leur sens et leur
lien avec le mot étudié. De même, pour le paradigme sémantique, il ne faut pas donner « en vrac » des
synonymes, mais indiquer les principaux termes du champ notionnel considéré, en précisant leur distribution.
Il faut enfin conclure en présentant les grandes lignes de son évolution vers le français moderne, en
soulignant, ici aussi, évolutions, ruptures et permanences.
45
Entendre, v. 2
Le verbe entendre a pour étymon le verbe latin INTENDERE qui a, au propre comme au figuré, le sens
de « tendre vers ». Ce verbe mêle donc dès l’origine les idées de tension à celles d’intention et d’attention.
En français médiéval, si entendre conserve ces trois sens, « tendre, étendre », « avoir en vue,
espérer, vouloir » et « prêter attention, s’appliquer à, s’attacher à » voire « prendre soin, servir, obéir », il
s’emploie essentiellement avec les idées de perception et d’acquisition intellectuelle, « comprendre,
apprendre, être compétent » et de perception auditive, active, « écouter avec attention » ou passive,
« entendre, ouïr ». D’emploi transitif, intransitif et pronominal, il apparaît dans un certain nombre de locutions
telles que entendre de, s’entendre, « être compétent » ou donner à entendre, faire entendre, « faire croire,
faire savoir ».
En contexte, cet infinitif apparaît secondé par son dérivé « entendement » (v. 1) et est clairement
employé dans son sens de perception intellectuelle, par opposition à la perception sensorielle présentée dans
le premier hémistiche du vers, « oit et voit » (v. 2). Il désigne ainsi la capacité à « aprandre » (v. 4), à acquérir
de la « Congnoissance » (v. 5), et détermine par conséquent la possibilité de lui « enseigner » (v. 8, 29 et 32)
quelque chose. Il a donc ici pour synonyme « comprandre » (v. 31), dans un effet de clôture renforcé par
l’opposition veut/ne veut, et a été très justement traduit par « comprendre » dans l’édition au programme.
Son paradigme morphologique est particulièrement étendu et comprend aussi bien des verbes
(ententer, entencier…), que des substantifs (ententement, ententiveté, entendibleté, entendüe, entendance,
entent, entence…), des adjectifs (entendable, entendible, entent, ententil, ententif, entendant, entendu…) ou
des adverbes (entendanment, ententilment, ententivement, entendablement, entendiblement…). La plupart
de ses dérivés conservent une certaine polysémie et déploient leurs acceptions entre les idées d’intention,
d’attention et de compréhension. Le jury n’en attendait pas une liste exhaustive, mais la mise en relation
d’entendre avec les principaux d’entre eux (entendement, bien sûr, mais aussi entente et entencïon, et
pourquoi pas entendeör) et, surtout, l’exposition d’un système de relations sémantiques avec le verbe étudié.
On pourrait également évoquer certains descendants de SUPERINTENDERE qui ont glissé de l’idée de
compréhension et de compétence à celle de pouvoir : superintendance, « gouvernement supérieur » et
superintendant, « celui qui a la haute direction ».
Son paradigme sémantique inclut comprandre, aprandre, savoir pour son sens principal et oïr,
escouter, oreillier pour celui de l’audition. Pour les sens devenus secondaires, on retiendra atandre, esperer,
voloir, desirer, baillier a pour l’intention et atandre pour l’attention. Il comprend également tendre et estandre,
pour l’idée de tension. Il faut, à cet égard, relever dans le poème les tournures « tendre /Aux biens de Dieu »
(v. 15-16) et « son sens estandre » (v. 33).
Au cours de son évolution vers le français moderne, entendre a vu son sens d’audition passive
devenir prédominant, par opposition à écouter, porteur de l’idée d’audition active. Il a ainsi détrôné ouïr,
relégué en langage vieilli. Il a en revanche conservé, en langage soutenu, le sens de perception intellectuelle,
« comprendre, comprendre en un sens précis, signifier, être compétent » et, en locution figée, l’idée
d’intention : agir comme on l’entend, ne pas l’entendre ainsi… Il a en revanche perdu celle de tension, ainsi
que celle d’attention, captées par les descendants d’ATTENDERE. En emploi pronominal réciproque et sous la
forme de participe passé, il a développé les idées d’accord, de complicité et de compréhension mutuelle :
s’entendre avec, c’est entendu… Le dérivé entente est toujours vivant en ce sens.
Engin, v. 33
Le substantif engin a pour étymon le latin classique INGENIUM qui dénotait les qualités d’une personne
(et plus particulièrement ses qualités intellectuelles), d’où « qualité innée d’un être humain » mais également
« talent », « intelligence », « créativité ». Le terme en vient à qualifier les produits de l’intelligence humaine,
qu’ils soient positifs, « instrument ingénieux », ou négatifs, « ruse », « machination ». Le terme latin appartient
46
à la famille très productive en langue française des termes dérivés du verbe genere : gentil (au concours de
l’agrégation 2022), engendrer, génération, génie, gène...
En français médiéval, le substantif est attesté dès le XIIe siècle dans les sens dérivés du latin. On
distingue donc les acceptions abstraites et concrètes de l’engin ainsi que les emplois positifs ou péjoratifs de
chacune de ces acceptions.
Au sens abstrait, le substantif qualifie « l’intelligence humaine », « l’aptitude intellectuelle » (qui
s’oppose souvent à la force). Dans son sens positif, le mot renvoie à un « savoir-faire », une « habilité », un
« talent ». Dans son sens péjoratif, par extension négative à « l’habilité », l’engin qualifie l’aptitude intellectuelle
au service de la tromperie et prend le sens de « ruse », « artifice », « stratagème ». On notera l’expression
mal engin en ce sens.
Au sens concret, par extension, le terme, comme en latin, qualifie les réalisations matérielles de
l’intelligence et désigne une « machine », un « instrument ». Dans un contexte guerrier, l’engin peut qualifier
plus particulièrement les « machines de guerre » (trébuchet…). Dans son sens péjoratif, le terme désigne le
« piège » concret, fruit de la tromperie. On pourra enfin noter l’emploi des expressions adverbiales par tel
engin, « de telle manière », sans engin, « en toute sincérité »…
C’est le premier sens qui est ici employé en contexte par le poète, celui de l’« aptitude intellectuelle »,
dans un emploi métonymique pour désigner une personne à l’intelligence mal dégrossie, au moyen de
l’adjonction du qualificatif rude ; d’où la traduction proposée par Clotilde Dauphant de « tête dure ». Cet emploi
métonymique est le dernier de la série proposée par le poète dans cette pièce après « rude entendement »
(v. 1 ; entendement ayant le sens d’intelligence comme vu dans le premier exercice) et « rude cuer » (v. 26 ;
le cœur étant pris ici dans un sens proche d’engin pour « siège de l’esprit, du jugement »).
Le paradigme morphologique d’engin comprend des dérivés aux emplois eux aussi négatifs ou
positifs. Le verbe engignier (du latin populaire *INGENIARE) peut ainsi avoir le sens d’« inventer », de
« fabriquer » ou celui de « tromper », « porter atteinte à ». Cette forme a également pu désigner le résultat de
ces actions, « vaincre », « gagner avec habilité », ou « obtenir par la ruse » et, dans un registre amoureux,
« séduire ». Le substantif engignere, engigneor, engignier désigne quant à lui aussi bien « l’inventeur », « le
concepteur » (avec des spécialisations techniques tel que « l’architecte ») que le « trompeur ». On pouvait
encore signaler d’autres substantifs comme engigne, engignie, engignaison ou engignerie dans le seul sens
de tromperie, ainsi que l’adjectif engignos en bonne et mauvaise part, « habile » ou « rusé ».
Dans son paradigme sémantique, engin est, dans son sens abstrait positif, synonyme des substantifs
suivants, qui servent à qualifier l’aptitude intellectuelle : sens, entendement, art, raison, sagesse… Dans son
sens abstrait péjoratif, le terme est à rapprocher de barat, guile, ruse…
Pour ce qui est de son acception concrète positive, le substantif est en relation avec ostil, « outil »,
« ustensile », estrument, « instrument », ou encore machine.
L’évolution vers le français moderne voit le premier sens du substantif engin disparaître au XVIIe
siècle, remplacé par intelligence, talent ou habilité. Ne demeure en ce sens que le dérivé populaire gingin et
le dicton « Engin mieux vaut que vigueur ».
À partir de la langue classique, le mot engin pour désigner le produit de l’intelligence va lui aussi être
concurrencé par les termes instrument, machine, ou appareil. Le terme se spécialise alors pour désigner
certaines machines, notamment dans le domaine militaire (des engins de guerre, engins blindés…). Par
extension dans la langue moderne, le mot a fini par désigner une « grosse et puissante machine employée
pour un travail ou une opération déterminée » (des engins de chantier), des instruments en tout genre, voire
par devenir un vague hyperonyme familier en concurrence avec truc, machin…
Le paradigme morphologique va lui aussi évoluer. Engignier va être remplacé par la forme
pronominale relatinisée s’ingénier qui perd son sens de ruse pour signifier désormais « se donner du mal pour
parvenir au but recherché ». De même pour engignos, relatinisé en ingénieux, qui ne se maintient que dans
les seuls sens positifs : « habile », « doué »… et dont dérive le substantif ingéniosité. Enfin, le terme
engigneor, relatinisé lui aussi en ingénieur, a fini par se spécialiser dans le monde du travail pour désigner
une « personne qui assure à un très haut niveau de technique un travail de création, d'organisation, de
direction dans le domaine industriel ».
47
EPREUVES ECRITES
Rapport présenté par : Romain Benini, Mathieu Bermann, Pauline Bruley, Laëtitia Gonon, Olivier
Halévy, Aude Laferrière, Nicolas Laurent, Françoise Poulet, Agnès Rees, Judith Wulf,
I. LEXICOLOGIE
Depuis la session 2020, la question de lexicologie portait sur des sujets de synthèse. Ce n’était plus
le cas cette année, où il s’agissait pour les candidats d’étudier successivement deux mots, sans les associer.
Il était inutile, donc, de rédiger une introduction commune aux deux mots, voire d’élaborer un plan regroupant
les analyses des deux occurrences.
Rappelons, comme le soulignent les rapports de jury des sessions 2018 et 2019 (auxquels nous
renvoyons les candidats), que l’approche attendue pour ce type de question est synchronique.
Quatre étapes sont à privilégier pour l’étude de chaque mot, qui peuvent parfois être regroupées et
auxquelles on attachera plus ou moins d’importance en fonction du mot à étudier :
2. la formation morphologique de la lexie, qui ne suppose pas de connaître son étymologie, mais en revanche
de bien maîtriser la terminologie de l’analyse lexicologique. Sur ce point, de trop nombreuses lacunes ont pu
être relevées dans les copies des candidats.
L’analyse morphologique des mots proposés doit être méthodique et porter sur tous les éléments de
formation du mot. Dans apprehensions, non seulement il faut commenter la dérivation en explicitant la forme,
la catégorie et la combinatoire des morphèmes concernés, mais il faut également donner des arguments
synchroniques pour la segmentation en morphèmes, ce qui conduit logiquement à ne pas prendre a(p)- pour
un véritable préfixe ; dans Italianisé, l’identification de -iser et de la flexion -isé est requise, mais par ailleurs il
faut remonter les étapes dérivationnelles successives jusqu’à la base Italie, voire jusqu’au radical Ital-.
3. les sens en langue du mot, qu’il faut classer de manière logique et étudier notamment grâce à la terminologie
de l’analyse sémantique, également au programme de cette question (synonymie / parasynonymie /
antonymie ; hyperonymie / hyponymie…) ;
4. enfin, le sens en contexte du mot, partie de la question qu’il ne faut surtout pas négliger, dans la mesure où
l’épreuve a lieu sur programme ; il faut s’attacher au microcontexte et au macrocontexte, en relevant tout autre
segment du texte qui permette d’éclairer ce sens. Si l’œuvre était généralement bien connue, les relevés
d’éléments du contexte visant à éclairer le ou les sens du mot ont souvent été trop succincts.
Cette année, le niveau des copies en orthographe a paru au jury particulièrement faible, celles-ci étant
trop souvent truffées de coquilles. Nous ne pouvons donc qu’inviter les candidats à garder un temps de
relecture à la fin de l’épreuve, ou bien à se relire au fur et à mesure de la rédaction.
48
Les éléments de corrigé qui suivent sont bien sûr plus développés que ce qui est attendu de la part
des candidats dans une épreuve en temps limité.
► « apprehensions » (l. 7)
« Non pas toutesfois sans grandes craintes et apprehensions […] ».
1. Identification
Il s’agit d’un substantif féminin, ici au pluriel, régime (ou complément) de la préposition « sans » au
sein du GP, dans lequel il est coordonné à « craintes ». L’adjectif « grandes » est épithète liée des deux
substantifs. On note, pour « craintes » comme pour « apprehensions », l’absence de déterminant : si les deux
substantifs sont en emploi référentiel, la référence reste plurielle et indéfinie.
Le GP qui contient le substantif est un complément circonstanciel de manière qui, par-delà la
ponctuation forte (le point), dépend de la phrase précédente.
2. Morphologie
Il s’agit d’un mot construit par dérivation à partir de la base verbale appréhender, à laquelle est adjoint
le morphème dérivationnel -sion ; on relève aussi le morphème flexionnel -s, purement graphique.
Le suffixe -sion est une des formes allographiques du suffixe -tion permettant de dériver des
substantifs à partir de verbes. Il s’accole à une base verbale pour exprimer l’action ou le résultat. Le substantif
apprehension signifie à ce titre le fait d’appréhender, ou bien le résultat causé par le fait d’appréhender.
Ont également été acceptées les analyses repérant un suffixe -ion, soit dans le découpage appréhen-
+ -sion (-sion étant alors considéré comme un allomorphe de -ion), soit dans le découpage appréhens- + -ion
(dans ce cas, c’est le radical qui subit l’allomorphie).
La base verbale apprehen(der) est un mot complexe non construit : le verbe *prehender n’existe
pas [attesté uniquement en infinitif substantivé en moyen français]. Au sein d’apprehen-, on reconnaît malgré
tout le préfixe a-, dans une forme allographique concurrente de ad-, ac-, af- qui n’est pas obligatoire (ex. a-
percevoir)… : ce préfixe a un sens inchoatif ou processuel.
Dans cette base complexe non construite, on reconnaît également une pseudo-base préhen- qui se
retrouve par exemple dans préhension, préhensile, qui est héritée et signifie « prendre, saisir ». Voir aussi les
autres dérivés compréhension, répréhension.
3. Sens en langue
a) Le sens concret initial d’« action de saisir », de « prendre avec la main », d’« acquérir », que le mot
possédait en latin, est sorti d’usage, comme pour le verbe appréhender, où l’acception « prendre, saisir », n’a
survécu qu’en droit (« appréhender » au sens d’« arrêter quelqu’un »).
b) Le sens abstrait de « faculté de saisir par l’esprit, par l’intelligence », « comprendre », que les termes latins
possédaient déjà, est courant au XVIe siècle. Selon le Dictionnaire de Huguet34, « avoir l’appréhension de »
signifie « comprendre ». Il cite un exemple emprunté à Montaigne : « L’apprehension, je l’ay lente et
embrouillée : mais ce qu’elle tient une fois, elle le tient bien, et l’embrasse bien universellement, estroitement
et profondement, pour le temps qu’elle le tient » (Essais, II, 17). Le sens de « conception, idée » se trouve
encore aujourd’hui en philosophie.
c) De ce sens abstrait, on est passé à l’acception spécialisée « fait de penser à un danger, crainte », « fait
d’appréhender ». C’est ce sens qui a été conservé en français moderne. L’appréhension est, selon le TLFi, le
« fait d’appréhender, d’envisager avec inquiétude une chose imminente ». Le mot est synonyme de
34 Edmond Huguet, Dictionnaire de la langue française du seizième siècle, Paris, H. Champion, 1925-1967.
49
« crainte », mais signifie plus précisément, selon le Dictionnaire de l’Académie française (9e éd.), une « crainte
encore imprécise d’un risque ou d’un danger ».
On parle, au singulier ou au pluriel avec une valeur intensive, de l’appréhension de quelqu’un : « état
d’une personne qui appréhende ». Voir les locutions et expressions : avoir une appréhension ; avoir
l’appréhension de quelque chose ; vivre dans un état d’appréhension…
4. Sens en contexte
1. Identification
Participe passé du verbe italianiser, forme masculin singulier, ici en emploi adjectival.
Le mot est attribut du contrôleur du participe présent « estant », c’est-à-dire de « tout nostre cas »,
dans le GN étendu « tout nostre cas estant maintenant Italianisé ».
Remarque : l’adverbe maintenant n’est pas un modifieur du participe passé en emploi adjectival mais un
complément circonstanciel du participe présent « estant ».
2. Morphologie
« Italianisé » représente l’emploi adjectival du participe passé du verbe italianiser. Ce verbe est un
mot construit par dérivation suffixale, à partir de l’adjectif italien, auquel s’accole le suffixe verbal -iser (ou
suffixe -is + affixe flexionnel -er), qui indique un processus aboutissant à une transformation. On trouve aussi
la graphie italianizer. Ce suffixe peut aussi s’accoler à des bases substantivales pour former des verbes
d’action (pactiser).
50
L’ajout de -iser à la base Italien s’accompagne d’une modification graphique de la dernière voyelle de
l’adjectif (<e> devient <a>). Cela peut être une graphie concurrente pour représenter la nasale (dans ce cas,
italianiser = italien(n)iser) ou bien, d’un point de vue phonologique, une dénasalisation et une modification de
timbre (en français contemporain, la voyelle est le plus souvent dénasalisée).
L’adjectif italien est lui-même un mot dérivé par suffixation du nom propre Italie. On repère en effet le
suffixe -ien producteur d’adjectifs marquant la provenance (gentilés) (ex. mauricien, languedocien). Deux
analyses sont en fait possibles ici : soit l’on considère que -ien est ajouté à la base Italie (en ce cas, l’i final de
la base Italie et l’i initial du suffixe -ien forment un seul i dans le dérivé), soit il y a substitution de suffixes -ie /
-ien : Ital-ie (-ie est un suffixe intervenant dans certains noms de lieux : Normand-ie, Andalous-ie, etc.) / Ital-
ien.
Dans notre occurrence, on remarque la majuscule, qui rappelle la base du nom propre. Cette graphie
avec majuscule du participe passé peut être due à un état de langue ancien dans lequel les adjectifs de
provenance conservaient la majuscule du nom propre dont ils étaient issus.
Trop de copies sont malheureusement parties du principe que le mot italianisé était directement formé
à partir de la base adjectivale italien et ont donc conclu en faveur d’une dérivation endocentrique. Encore une
fois, rappelons que les bases de l’analyse morphologique doivent être soigneusement étudiées avant le
concours.
3. Sens en langue
On peut ici s’appuyer sur la catégorie du mot et sur ses constructions en tant que verbe.
a) Italianisé est un participe en emploi adjectival : il signifie « modelé sur le langage italien ». Le sens du terme
est donc d’abord linguistique, mais il signifie aussi plus généralement « imité des Italiens ». Le mot entre en
langue au XVIe siècle, ce qui témoigne de l’importance de la culture italienne en France.
b) Italianiser est un verbe transitif : il signifie « rendre italien, marquer d’un caractère italien » ; « Soumettre à
l’influence italienne, marquer du caractère italien. La France du XVIe siècle s’était italianisée. Le Français
italianisé » (Dictionnaire de l’Académie française, 8e éd., 1935).
On note l’emploi pronominal réfléchi s’italianiser : « Ressembler aux Italiens par les mœurs, les coutumes, les
idées » (TLFi).
Italianiser est un verbe intransitif : « employer une prononciation italienne », « imiter le langage italien »,
« utiliser des italianismes ». Ce sens est sorti d’usage, bien que la dernière édition du Dictionnaire de
l’Académie l’enregistre encore (9e éd.).
Dans ces différentes constructions, le mot peut faire l’objet d’une double connotation positive ou
négative, selon que le locuteur qui l’emploie considère l’influence italienne comme bénéfique pour la France,
ou au contraire néfaste.
4. Sens en contexte
En contexte, le sens en langue est augmenté d’une spécification et d’une connotation péjorative : cela
se voit non seulement avec le contexte syntactico-sémantique du terme (dans une liste de faits marqués par
la réprobation et la négation : « voyant le peu […] et presque point du tout […] les desloyautez […] sans
effects »), mais aussi avec le lien posé entre l’apposition « estant maintenant Italianisé » et le prédicat de la
phrase : l’apposition a une valeur causale ou explicative et fait du prédicat « ne consiste qu’en dissimulations
et paroles sans effects » une forme de glose ou d’explicitation de ce que signifie l’italianisation.
Ce sens en contexte suppose une représentation dévalorisante des individus et coutumes en
provenance d’Italie, représentation qui inclut entre autres l’hypocrisie (« dissimulations ») et le mensonge
(« paroles sans effects »).
Le mot s’inscrit ici dans la topique de la satire anti-aulique, comme l’indique le réseau de termes
antonymiques qui saturent le passage, la « fidelité » (l. 15) et la « rondeur » (l. 19) s’opposant aux
« desloyautez » (l. 15), « dissimulations », « paroles sans effets » (l. 17). La franchise des sauvages contraste
51
avec l’hypocrisie et la traîtrise qui règnent à la cour de France. La cause de cette dégradation morale est
attribuée à son italianisation, présentée comme un processus achevé (« estant maintenant Italianisé »). Le
mot « Italianisé » a donc d’abord un sens locutoire ici – il renvoie à une parole déguisée –, mais il désigne
aussi par extension un comportement moral, voire un comportement politique inspiré du machiavélisme, conçu
ici négativement.
La note de l’édition au concours fait par ailleurs référence aux Deux dialogues du nouveau langage
François, italianizé, et autrement desguizé, d’Henri Estienne, qui cible Catherine de Médicis et les Italiens de
la cour.
Mais Léry parle plus précisément de « nostre cas », le terme ayant le sens de « circonstances »,
« situation », ou encore « ensemble de circonstances qui créent un état de choses » (DMF). L’italianisation
dégradante ne concerne pas que la cour de France, mais plus généralement le pays tout entier, sa situation,
ou encore le contexte de l’époque. Jean de Léry reprend ici un constat topique chez les auteurs réformés,
celui d’une déchéance du pays due aux Italiens, auxquels ils imputent la responsabilité des guerres de
Religion.
II. GRAMMAIRE
a. Les compléments circonstanciels, de « Tellement que... » (l. 12) jusqu’à « ... que je ne suis parmi les
sauvages » (l. 17-18)
Le jury s’étonne cette année de la faiblesse des résultats en syntaxe. La question des « compléments
circonstanciels » n’était pourtant pas très originale, et il était facile d’obtenir une bonne note en manipulant un
nombre finalement assez réduit de critères linguistiques – en particulier l’opposition entre complément
syntaxiquement accessoire et complément essentiel – et en identifiant très simplement la nature des
compléments du corpus. Les meilleures copies ont su, par ailleurs, proposer des pistes pour l’examen du
rapport entre le complément circonstanciel et la prédication opérée au sein de la phrase (voir ci-dessous).
Toute étude de grammaire commence par une introduction rédigée qui définit et présente la ou les
notion(s) en jeu.
52
différence des CC, des compléments essentiels en ce qu’ils sont directement impliqués par le programme
syntaxico-sémantique du verbe.
L’étude du CC implique également l’identification de sa portée et l’exploitation de la distinction entre
circonstant de prédicat (ou intraprédicatif) et circonstant de phrase (ou extraprédicatif) (voir Le Goffic,
Grammaire de la phrase française, p. 457). Le premier, qui véhicule tout ou partie de l’information essentielle
(le rhème), est un constituant du groupe verbal (GV), quand le second, en position de complément de phrase,
est « en rapport avec le reste de la phrase dans son ensemble » (Le Goffic, p. 460). Les deux cas de figure,
comme nous le verrons, sont représentés dans l’extrait.
Le jury a accepté différents plans, fondés sur la morphologie (la nature du circonstant), le
fonctionnement intra- ou extraprédicatif, ou bien encore le type sémantique (lieu, temps, concession, etc.)
représenté par le CC. Même si « la tradition grammaticale […] n’a jamais pu aboutir » à un inventaire précis
et stable des relations sémantiques instaurées par les circonstants, il est possible de s’entendre sur « une liste
très simple de grands domaines sémantiques [...] : le lieu, le temps, la quantité et le degré, la manière, les
relations logiques et le rapport à l’énonciation », comme le propose Le Goffic (p. 452).
Il convenait quoi qu’il en soit, et quel que fût le plan adopté, d’examiner et, le cas échéant, d’exclure,
un certain nombre d’occurrences problématiques que comportait l’extrait soumis à l’étude. C’est ce que nous
faisons dans une première partie. Nous analysons ensuite les CC du corpus en identifiant d’abord leur nature
puis leur fonctionnement extra- ou intra-prédicatif, tout en tenant compte des relations sémantiques qu’ils
expriment.
I - Frontières externes
Une autre occurrence du pronom y qui coréfère à ma patrie exerce, elle, la fonction de CC (voir ci-
dessous).
- « parmi les sauvages » (« que je ne suis parmi les sauvages ») (l. 17-18)
Le verbe être peut régir des compléments prépositionnels ayant différentes valeurs, locative (comme
ici) ou non. Ces compléments prépositionnels sont grammaticalement essentiels et ne sont donc pas
circonstanciels. P. Le Goffic appelle complément locatif – en un autre sens, par conséquent, de complément
locatif – tout complément indirect essentiel de être, que la construction ait un sens locatif ou non. Ici, le groupe
prépositionnel « parmi les sauvages » est complément locatif – au sens de Le Goffic – et a, par ailleurs, un
sens locatif. L’analyse attributive, parfois possible pour les compléments de ce type (cf. Il est dans l’angoisse
= « angoissé »), ne paraît pas, ici, recevable : le complément prédique le sujet je non comme le ferait un
adjectif (en exprimant une propriété) mais en le localisant parmi les sauvages.
53
3. Le problème des formes en -ant
Faut-il considérer sans discussion, comme l’ont fait de très nombreux candidats, « voyant » (l. 14) et
« estant » (l. 16) comme des gérondifs non prépositionnels, et donc « voyant non seulement le peu […] paroles
sans effects » (l. 14-17) et « estant maintenant Italianisé » (l. 16) comme des CC ? Le statut des formes en -
ant au XVIe siècle peut donner lieu à discussion et il n’est pas toujours facile de trancher en contexte. Le jury
n’a accepté l’analyse comme gérondif que si celle-ci s’accompagnait d’une petite argumentation dans laquelle
était aussi envisagée la possibilité que ces formes en -ant fussent des participes présents. De fait, ici, la
paraphrase par en ne s’impose pas : voyant… et estant… peuvent être analysés comme incidents à un support
nominal ou équivalent, et donc comme des participes présents noyaux de groupes participiaux apposés
(prédicats secondaires), le premier à « je » (construction détachée typique dans laquelle le prédicat secondaire
précède son support), le second à « nostre cas ». Cette lecture n’exclut pas un sens circonstanciel pour ces
formes mais interdit d’en faire, au sens syntaxique, des compléments circonstanciels : un participe présent
apposé n’est pas un complément circonstanciel.
4. Les connecteurs
Le terme de connecteur ne renvoie pas à une nature mais à un fonctionnement discursif qui concerne
la cohésion textuelle. Les connecteurs sont « des termes de liaison et de structuration » (Riegel, Pellat et
Rioul, Grammaire méthodique du français, 2016, p. 1044), qui marquent les relations existant entre des
propositions, des phrases ou des séquences, des ensembles de phrases. Parmi les connecteurs, on trouve
des adverbes de liaison (dits aussi conjonctifs, coordonnants...) : ceux-ci mettent en relation deux supports
comme le ferait une conjonction de coordination. Cependant, un adverbe de liaison n’occupe pas
nécessairement la position initiale – il est souvent déplaçable – et il peut se combiner avec une conjonction
de coordination.
Les adverbes de liaison ne sont pas considérés, habituellement, comme exerçant une fonction
syntaxique au sein de la proposition. C’est le cas de « néanmoins » (l. 14), auquel on n’accordera donc pas
de fonction circonstancielle, bien qu’il rappelle, en tant que connecteur anaphorique, la concession exprimée
par la subordonnée conjonctive combien que (l. 13).
Se pose toutefois le problème de « brief » (l. 16), connecteur dont le sens permet aussi de qualifier
l’énonciation elle-même (= « enfin, pour le dire brièvement ») : on peut en faire un CC (voir ci-dessous).
En une première approche, « tellement que » (= « à tel point que », « de sorte que »...) est analysable
comme une locution conjonctive (il n’y a pas corrélation, comme dans tellement ... que, mais composition)
introduisant une proposition subordonnée conjonctive de conséquence qui dépend de la phrase qui précède
(CC extraprédicatif).
Cependant, cette subordonnée, en un usage fréquent à l’époque, est séparée du contexte gauche par
une ponctuation forte (le point), annonçant pour ainsi dire les « ajouts après le point » présents en français
moderne (voir la remarque de la Grande Grammaire Historique du Français (2020) à propos de « combien
que », p. 1390). Aussi est-il possible de réanalyser l’ensemble et de voir dans « Tellement que... » non une
subordonnée mais une authentique phrase. Dans ce cas de figure, tellement que perd son pouvoir
subordonnant pour devenir un adverbe de liaison, relevant de la coordination interpropositionnelle.
La fonction CC est occupée dans le texte par des éléments de diverses catégories :
54
a) groupe prépositionnel (la position de circonstanciel est fondamentalement une position de GP) : « pour dire
ici Adieu à l’Amerique » (l. 13). L’infinitif « dire » est ici en emploi nominal, et tout le groupe infinitival est
complément de la préposition « pour ».
Un cas particulier est représenté par « en mon particulier » (l. 13), GP dans lequel en régit mon
particulier. Il s’agit d’une expression semi-figée comportant un micro-paradigme (cf. en mon / son... particulier),
paraphrasable ici par « en mon for intérieur ». On peut faire de ce GP, en raison de son relatif figement, une
locution adverbiale.
b) adverbe : « ici » (l. 13), « tousjours » (l. 14), « encores » (l. 14), « maintenant » (l. 16), « souvent » (l. 17).
La graphie de encores fait apparaître l’s dit « adverbial », provenant par analogie d’adverbes
comportant un s final étymologique (plus, moins...) [précision non demandée par le jury].
Un cas particulier est représenté par « brief » (l. 16), adverbe obtenu par conversion (dérivation
impropre, recatégorisation...) de l’adjectif qualificatif brief.
c. pronom personnel adverbial : « y » dans « dont on y use » (l. 15). Il s’agit d’un pronom clitique adossé au
verbe (il est ici proclitique).
On distinguera ici les CC extraprédicatifs des CC intraprédicatifs, en faisant apparaître dans un second
temps les relations sémantiques (lieu, concession, etc.) exprimées par les CC.
55
- GP « pour dire ici Adieu à l’Amerique » (l. 13) ; le GP est placé en construction détachée et en position
initiale ; le complément de but exprime une « circonstance » de l’acte même d’écrire de Léry, qui commente
et explicite une « visée de discours » (Guimier, Les adverbes du français, 1996, p. 141), ce que fait Léry en
énonçant la longue phrase inaugurée par Tellement que : « dire adieu ». Le GP a donc une forte valeur
illocutoire.
- adverbe « brief » (l. 16) : cet adverbe, qui a aussi statut de connecteur, peut être analysé comme un CC
portant sur l’énonciation. Il sert à commenter la manière dont le contenu est énoncé et donc la forme même
de l’énoncé.
c. CC de lieu
- pronom « y » dans « (dont on) y (use) » (l. 15) : le pronom y ne peut être détaché (c’est un clitique) mais il
n’est pas intraprédicatif ; purement thématique, il renvoie au cadre dans lequel, au sein de la relative, la
prédication est validée. Il s’agit donc d’un complément de phrase au sein de la relative [précision non
demandée par le jury].
a. CC de lieu
- « ici » (l. 13). L’adverbe est complément (non essentiel) de l’infinitif « dire ».
C’est un CC intraprédicatif en position liée postverbale mais sa valeur informationnelle est moins forte que
celle de « Adieu » et de « à l’Amerique » [précision non demandée par le jury].
b. CC de temps
Il s’agit plus précisément, dans le texte, d’adverbes de temps et d’aspect :
a) adverbe de temps :
- « maintenant » (l. 16) : complément de « estant »
b) adverbe de fréquence :
- « souvent » (l. 17) : complément de « regrette »
c) adverbe de phase :
- « tousjours » (l. 13-14) : cet adverbe, bien que placé entre l’auxiliaire et le participe passé, est clairement
intraprédicatif (la négation porterait sur lui : je n’ai pas toujours aimé...) ; complément de « aye [..] aimé »
- « encores » (l. 14) : complément de « aime ».
Ces adverbes aspectuels « pointent vers une partie ou phase du déroulement d’une situation » (Grande
Grammaire du Français, 2021, p. 880). Ils ne sont pas focalisables (*c’est toujours que, *c’est encores que)
[précision non demandée par le jury].
c. CC de manière
- « en mon particulier » (l. 13). La locution adverbiale vient spécifier sémantiquement le procès porté par le
verbe confesser. Il s’agit d’un CC intraprédicatif de manière de ce verbe.
Le jury rappelle qu’aucune conclusion n’est requise pour le traitement de la question de grammaire.
56
b. Faites toutes les remarques utiles et nécessaires sur le passage suivant : « n’eust esté le mauvais
tour que nous joua Villegagnon » (l. 8).
Le segment proposé à l’étude, cette année relativement court, était syntaxiquement intéressant à de
nombreux titres. Sa densité a pu poser quelques problèmes aux candidats, en particulier parce que la
subordination paratactique n’a pas toujours été repérée. La difficulté de certaines analyses était cependant
compensée par l’évidence d’autres points à éclaircir, et à ce titre on rappelle qu’il est impératif de maîtriser la
différence entre le passé antérieur de l’indicatif (eut été) et le subjonctif plus-que-parfait (eust été, eût été),
une confusion trouvée malheureusement dans de trop nombreuses copies.
Quoique notées sur deux points seulement, ces remarques nécessaires demeurent un exercice
discriminant de l’épreuve, et le jury invite à ne pas faire l’impasse sur cette partie : on y voit facilement l’aisance
grammaticale de certains candidats, et la fragilité d’autres copies, qui ont par exemple confondu la fonction du
pronom relatif et la fonction de son antécédent, sujet et complément, subordination et insertion, ou vu indûment
une négation restrictive dans le segment, à cause de la présence (en réalité non corrélée) de n’ (par ailleurs
non explétif…) et de que (rappelons d’ailleurs que la présence d’un que dans un énoncé ne saurait suffire à
permettre l’identification d’une phrase clivée).
Ce segment est constitué d’une proposition subordonnée paratactique (sans connecteur)36, elle-même
rectrice d’une proposition subordonnée relative enchâssée : [n’eût été le mauvais tour [que nous joua
Villegagnon]]. La proposition principale de notre proposition est, plus bas dans le texte, « plusieurs d’entre
nous […] n’avoyent pas délibéré de retourner en France » ; la principale est donc à l’indicatif.
La proposition subordonnée étudiée est une circonstancielle de condition (hypothèse) ; elle occupe la
fonction de complément circonstanciel de phrase, détaché graphiquement de la principale. À défaut de
connecteur subordonnant, la sous-phrase a son propre mode et son propre temps : le subjonctif plus-que-
parfait qui exprime l’irréel du passé (il est désactualisant). Ce mode est associé à la postposition du sujet
nominal, elle aussi virtualisante : ces marques matérialisent la dépendance de cette subordonnée, ou sous-
phrase.
La construction ainsi semi-figée « n’eût été + sujet nominal postposé » n’existe qu’à la forme négative.
Il s’agit d’une négation à un seul morphème, l’adverbe discordantiel n’, en contexte virtualisant. Il faut attendre
le XVIIe siècle pour que le forclusif s’impose, mais en contexte hypothétique on a conservé cette construction
archaïsante (n’était cette difficulté, il aurait tout accepté). Ce tour en « n’eût été + sujet postposé » (ici le GN
expansé « le mauvais tour que nous joua Villegagnon ») se retrouve dans d’autres textes narratifs à la
Renaissance (voir Sabine Lardon et Marie-Claire Thomine, Grammaire du français de la Renaissance. Étude
morphosyntaxique, Paris, Classiques Garnier, 2009, ch. X, § 68, p. 260).
Le sens du segment est : « s’il n’y avait pas eu le mauvais tour que nous joua Villegagnon ». On
pouvait discuter de la nuance sémantique de la circonstance en question, et le jury a accepté les nuances
concessives. Le contexte de la délibération qui est celui de la principale (« n’avaient pas délibéré de… »)
implique l’idée de possible (ici niée). La subordonnée paratactique vient en quelque sorte nuancer ou corriger
cette principale, qu’elle réoriente argumentativement. On ne retrouve donc pas ici l’implication logique
habituelle entre l’hypothèse et la principale, c’est pourquoi le verbe pivot de la principale ne commute pas avec
36 Ce type de parataxe est aussi représenté dans le passage qui précède immédiatement l’extrait donné ici, en parallèle
avec des constructions hypothétiques en si négatives : « Mais encor, avant que nous mettre en mer, à fin de mieux faire
entendre que Villegagnon est seul cause que les François n’ont point anticipé et ne sont demeurez en ce pays-là, je ne
veux oublier à dire, qu’un nommé Fariban de Rouan, qui estoit capitaine en ce vaisseau, ayant à la requeste de
plusieurs notables personnages, faisans profession de la Religion reformée au Royaume de France, fait expressement
ce voyage pour explorer la terre et choisir promptement lieu pour habiter, nous dit que n’eust esté la revolte de
Villegagnon on avoit dés la mesme année deliberé de passer sept ou huict cens personnes dans de grandes Hourques
de Flandres pour commencer de peupler l’endroit où nous estions. Comme de faict je croy fermement si cela ne fust
intervenu, et que Villegagnon eust tenu bon, qu’il y auroit à present plus de dix mille François, lesquels outre la bonne
garde qu’ils eussent fait de nostre isle et de nostre fort (contre les Portugais qui ne l’eussent jamais sceu prendre comme
ils ont fait depuis nostre retour) possederoyent maintenant sous l’obeissance du Roy un grand pays en la terre du Bresil,
lequel à bon droit, en ce cas, on eust peu continuer d’appeler France Antarctique. » (p. 506)
57
un conditionnel. La construction paratactique de cette subordonnée corrobore son statut sémantique d’ajout,
qui vient ainsi contrarier ce que laissait inférer « n’avaient pas délibéré de… ».
La subordonnée relative
Notre sous-phrase est l’hôte d’une subordonnée relative, intégrée au syntagme nominal « le mauvais
tour que nous joua Villegagnon ». C’est une expansion du nom, épithète liée. Elle est dite relative adjective
car elle occupe une fonction adjectivale, la même que « mauvais », également épithète de « tour ».
La détermination est ici définie, l’article « le » invitant à une identification du référent par cataphore
(structurale) grâce à la relative déterminative. Cette subordonnée est donc essentielle sur le plan sémantico-
référentiel (elle restreint l’extension du nom), tout en restant syntaxiquement facultative.
Elle est introduite par le relatif que qui occupe la position de COD, ou plutôt de GN prédicatif construit
avec son verbe support « joua » au sein de la relative ; il représente son antécédent constitué par la tête du
groupe nominal.
Le GV est en effet analysable comme une construction à verbe support, qui combine le verbe jouer,
relativement désémantisé, avec le GN le (mauvais) tour qui est doté d’un statut prédicatif. Il n’est pas possible
de nominaliser jouer (* le jeu du mauvais tour), alors que l’on pourra représenter l’agent du procès dans un
rapport de détermination du nom lui-même (le mauvais tour de Villegagnon).
Cet ensemble constitue une unité lexicale semi-figée. Le GN supporte parfaitement la relativisation :
le mauvais tour que nous joua Villegagnon. On peut dire que dans la construction à verbe support, un mauvais
tour (anaphorisé par que) ne fonctionne pas strictement comme un COD de jouer, puisque le sens de
l’expression est porté majoritairement par le GN (voir Cécile Narjoux, Le Grevisse de l’étudiant, de Boeck
supérieur, 2018, p. 477). Cependant, comme dans d’autres constructions à verbe support, la passivation est
possible (un mauvais tour fut joué par Villegagnon), et le GN fonctionne comme un COD dans ce test de
passivation.
Cet ensemble jouer un mauvais tour se construit comme un verbe dont la transitivité est indirecte. Il
régit donc un COI, « nous », clitique (antéposé à « joua »), qui synthétise ici syntaxiquement un groupe
prépositionnel.
III. STYLISTIQUE
La question de stylistique a été traitée de façon très contrastée d’une copie à l’autre. Si les analyses
linéaires ou les commentaires littéraires restent heureusement rares, les copies manifestent une maîtrise
inégale de l’exercice et on relève trop de développements inachevés ou de plans plus ou moins détaillés.
Après les rapports précédents, il ne paraît donc pas inutile de rappeler les grandes exigences du concours.
58
Le commentaire stylistique consiste à utiliser les outils linguistiques et rhétoriques au sens large pour
caractériser les choix d’écriture et interpréter leurs effets de sens. Il nécessite donc trois grandes
compétences : situer l’extrait dans l’œuvre et dans son cadre générique, historique et esthétique ; adopter
l’approche stylistique proprement dite et mettre en œuvre la méthode du commentaire. Nous insisterons ici
sur les deux dernières.
Comme cela a déjà été dit et rappelé dans les rapports précédents, l’approche stylistique proprement
dite comporte trois étapes. D’abord, elle identifie un procédé ou un choix d’écriture. Ensuite, elle décrit sa mise
en œuvre formelle. Enfin, elle interprète ses effets de sens. Le plus souvent, il n’est pas nécessaire de relever
l’ensemble des occurrences dans la description formelle. Si l’identification du procédé est claire, il est
préférable d’analyser précisément quelques occurrences. Prenons un exemple. Si le choix d’écriture identifié
est le passage du récit au commentaire, il n’est pas nécessaire de relever l’ensemble des verbes conjugués à
la première personne du présent de l’indicatif. Il est préférable de décrire précisément une ou deux
occurrences intéressantes. Dans l’extrait, il pouvait être intéressant de choisir « je confesse en mon
particulier… ». Cette occurrence permettait de s’intéresser à la valeur du présent, au sens lexical du verbe et
au sémantisme du circonstant (voir le corrigé qui suit). La qualité de l’analyse est préférée à l’exhaustivité du
relevé. Cette valorisation de l’analyse a une seconde conséquence. Les outils employés doivent permettre
une caractérisation. Beaucoup de copies identifient des champs lexicaux. Mais ce n’est bien souvent qu’un
simple relevé thématique. Il n’est guère surprenant qu’un texte rapportant le départ d’un navire emploie le
champ lexical de la navigation (« navire, maistre, matelots, naviger, lev[er] l’ancre… »). Sous cette forme, ce
n’est pas une caractérisation. Ce n’est qu’une indication thématique. Pour relever de la stylistique, il faut que
le relevé soit mis au service d’une caractérisation de l’écriture. Ici, il fallait au moins rattacher le lexique de la
navigation à l’écriture du journal de bord et l’associer dès lors à la précision des indications : caractérisation
adjectivale dans « moyen navire marchand », nom propre dans « maistre […] nommé Martin Baudoin du
Havre », déterminant numéral cardinal dans « environ vingtcinq matelots », complément circonstanciel de
temps dans « des le mesme jour quatriesme de Janvier, ayant levé l’ancre », etc. Plus généralement, il est
impératif de ne pas se limiter au relevé des champs lexicaux mais d’utiliser plusieurs outils d’analyse
complémentaires (énonciation, syntaxe, lexique, figures, textualité, versification si le texte s’y prête) et
notamment de ne pas oublier le commentaire précis des figures et de la syntaxe.
Outre l’emploi de l’approche stylistique proprement dite, il convient de mettre en œuvre la méthode du
commentaire. Celle-ci nécessite la formulation d’un axe de lecture stylistique adapté et l’organisation d’un plan
interprétatif progressif dont les parties et les sous-parties comportent des titres courts et apparents. Aucun
plan-type n’est attendu. Il est cependant vivement recommandé d’aller du général au particulier. Une première
partie montrant comment l’extrait inscrit le cadre générique dans une forme particulière à travers la
composition, les séquences textuelles ou les plans énonciatifs permet bien souvent d’identifier et de mettre en
perspective les grands choix d’écriture sur lesquels insister dans la suite du commentaire. C’est pour cela que
le corrigé qui suit commence par une caractérisation de l’écriture narrative. À l’inverse, une première partie
abordant directement une figure précise risque de paraître arbitraire et de perdre de vue l’effet d’ensemble du
texte. C’est pour cela que le corrigé qui suit ne place qu’ensuite l’analyse des évaluatifs et des procédés
polémiques. Aller du général au particulier permet autrement dit d’adapter le plan aux spécificités du texte et
d’en caractériser ainsi l’écriture.
Ces rappels n’entendent pas du tout faire du commentaire stylistique une mission impossible. Bien au
contraire ! Le jury a tout à fait conscience de la contrainte du temps limité. Il insiste sur le fait qu’il est tout à
fait possible de réussir l’exercice en ne faisant que deux parties et en ne proposant qu’un nombre limité
d’analyses. Le jury n’attend pas une impossible exhaustivité mais une capacité à hiérarchiser, autrement dit à
identifier les choix d’écriture les plus importants. Par ailleurs, si le commentaire doit être rédigé et dépourvu
d’abréviations ou de symboles comme les flèches qui empêchent presque systématiquement de penser, il
peut utiliser les titres apparents et les listes à tirets pour simplifier l’expression et aller à l’essentiel. Le corrigé
qui suit peut à ce titre servir d’exemple. Si vous lisez ce rapport en vue de préparer le concours de l’agrégation
externe de lettres modernes, sachez qu’il est vraiment tout à fait possible de faire un bon commentaire en
utilisant des outils d’analyse courants et qu’un nombre non négligeable de copies y parvient. Un peu plus
développé que ce qui est attendu, le corrigé qui suit voudrait en donner un exemple parmi d’autres traitements
possibles.
59
Introduction
Les ch. XXI-XXII rapportent le voyage de retour de Jean de Léry et de ses compagnons protestants.
Marqué par les tempêtes, les erreurs de navigation et les famines, le périple est présenté comme une épreuve
et finalement une marque d’élection. Mais l’extrait est situé au tout début du chapitre XXI. Après trois courtes
digressions exposant les motifs du départ, la trahison de Villegagnon puis les conséquences politiques de son
retour au catholicisme, le passage se contente d’exposer le « département » en lui-même (titre, p. 504). Il met
en œuvre le motif narratif du départ en mer.
Topique du récit de voyage et du récit de découverte, le motif est développé ici à travers une écriture
de la « véridiction » considérée par Franck Neveu comme le principe stylistique de Jean de Léry (voir référence
plus bas). Comme Léry le revendique lui-même dans la préface de son livre (notamment aux p. 95-98), il
entend dire la vérité en se fondant sur son expérience directe. Les éventuelles objections sont prévenues par
une énonciation à la première personne, une surcharge informationnelle, un contrôle de la référence, etc. Mais
la narration proprement dite laisse progressivement la place à un commentaire de la voix narrative. Le récit
du départ du je narré devient l’expression d’un adieu nostalgique et d’un bilan rétrospectif du je narrant qui
valorise le Brésil au détriment de la France catholique. Loin de se limiter à une narration méthodique, l’extrait
prend une tonalité plus affective et oscille dès lors entre l’écriture de soi (voire l’autobiographie), le retour
réflexif pré-ethnograhique et surtout le discours polémique protestant.
On verra donc comment le traitement stylistique du motif du départ noue des enjeux narratifs et
argumentatifs dans une tonalité affective qui associe écriture de soi, réflexivité pré-ethnographique et
animation polémique. Cette combinaison peut être saisie successivement dans les choix énonciatifs (1),
l’usage polémique des évaluatifs (2) et l’emploi affectif de la prose humaniste (3).
Comme toujours dans le livre, le récit est fortement contrôlé par l’instance d’énonciation. Mais on note
ici en plus un passage du récit au commentaire. De même que le je narré quitte malgré lui le Brésil, le je
narrant met fin avec regret au récit de son séjour et exprime sa nostalgie. C’est à la fois la fin du séjour dans
le récit et son bilan rétrospectif dans l’écriture.
60
« Tellement que… ». L’instance énonciative précise la référence et explicite la progression textuelle pour
prévenir toute objection.
- Le souci de précision lié au récit factuel est également assuré par la caractérisation adjectivale (« un
moyen navire marchand », « ceste grande et impetueuse mer Oceane et du Ponent », « sans grandes craintes
et apprehensions »).
3) La réflexivité de l’écriture
Les commentaires de la voix narrative à la P1 sont de plus en plus nombreux.
- L’extrait commence par une glose métadiscursive marquant le retour au récit après une
digression (« reprenant mon propos ») ou renvoyant aux chapitres précédents (« le maistre d’icelle dont j’ay
jà parlé » – de même qu’à la fin de l’extrait : « ainsi que j’ay amplement monstré en ceste histoire »).
- Dans la deuxième phrase, un commentaire narratif asserte la persistance de la vérité du propos dans
le temps de l’écriture : « et sont encores à présent ». L’emploi du présent et du repérage temporel déictique
est très net.
- Enfin, l’ensemble de la troisième phrase est un commentaire argumentatif du je narrant. Il est
fortement théâtralisé. Outre une nouvelle glose métadiscursive désignant l’écriture par le déictique « ici » et
utilisant la construction verbale dire adieu à pour dramatiser l’écriture (cette expression signifie qu’on ne
reverra jamais le destinataire et est habituellement employée avec un complément animé), on peut noter
l’emploi du verbe « je confesse en mon particulier… » dont le sens exprime une énonciation fortement
assumée (soit sous une forme publique soit malgré un contenu négatif). L’emploi de la locution « en mon
particulier » est d’ailleurs étonnant dans une œuvre destinée à un public. Cette contradiction fait du texte une
véritable écriture de soi qui confère à l’expression une tonalité affective empreinte de nostalgie qui sera portée
par les évaluatifs (partie 2) et par la syntaxe (partie 3).
Ce passage du récit rétrospectif au commentaire argumentatif est le moyen de comparer la vie « par-
delà » [au Brésil] avec celle « par-deçà » [en Europe, en France]. Or cette comparaison se fait en défaveur de
l’Europe catholique. Retour réflexif et discours polémique se nourrissent réciproquement. L’humanité des
Indiens fonde la critique des Français et l’inhumanité des Français fonde la valorisation des Indiens. Les deux
mouvements paraissent indissociables.
61
« parmi les sauvages, ausquels (ainsi que j’ay amplement monstré en ceste histoire) j’ay cogneu plus de
rondeur qu’en plusieurs de par-deça, lesquels à leur condamnation, portent titre de Chrestiens ».
Cette affectivité du discours s’exprime dans la syntaxe. L’imbrication propre à la prose humaniste telle
qu’elle est définie par Alexandre Lorian (voir référence plus bas) est mise au service d’une syntaxe à la fois
argumentative et affective qui noue les différents enjeux, permet la formulation progressive de la
« confess[ion] » et confère à l’extrait une tonalité affective.
2) Rythme et argumentation
a) Corrélation et concession
La troisième phrase multiplie quant à elle les corrélations. La principale « je regrette souvent… » est
précédée
o non seulement d’une corrélation concessive combinant la conjonction de subordination
« combien que + subjonctif » à l’adverbe « neantmoins… » (indiquée plus bas en gras),
62
o mais aussi d’un participe présent apposé « voyant » en tmèse entre l’adverbe et la
principale, régissant lui-même trois COD associés : les deux premiers par une nouvelle
corrélation argumentative : « non seulement + GN…, mais + GN… » et le troisième par
un changement de construction « et brief que + subordonnée conjonctive pure… »
(indiquée plus bas en gras)
On peut ajouter que les syntagmes comprennent souvent des coordinations :
Tellement que pour dire ici Adieu à l’Amerique, // je confesse en mon particulier, // combien que j’aye
tousjours aimé et aime encores ma patrie : // neantmoins // voyant non seulement le peu, et
presques point du tout de fidelité qui y reste, mais, qui pis est, les desloyautez dont on y use les uns
envers les autres, et brief que tout nostre cas estant maintenant Italianisé, ne consiste qu’en
dissimulations et paroles sans effects, // je regrette souvent que je ne suis parmi les sauvages,
ausquels (ainsi que j’ay amplement monstré en ceste histoire) j’ay cogneu plus de rondeur qu’en
plusieurs de par-deça, lesquels à leur condamnation, portent titre de Chrestiens.
Références citées :
Alexandre LORIAN, Tendances stylistiques dans la prose narrative française au XVIe siècle,
Klincksieck, 1973.
Franck NEVEU, « Les ouvertures phrastiques et la construction de la référence dans Histoire d’un
voyage en terre de Brésil », Cahiers ‘Textuel’, Université de Paris VII, n° 21, 1999, p. 55-64.
63
EPREUVES ECRITES
VERSION LATINE
L’évaluation
Nous avons corrigé cette année 491 copies, soit un peu moins qu’en 2022. La moyenne s’élève à
8,6/20, ce qui marque à l’inverse une légère hausse. 25 copies sont situées entre 18 et 20, 32 entre 16 et 17,
136 entre 10 et 15, 169 entre 5 et 9,5 et 129 entre 0,5 et 5. Les résultats les plus faibles trahissent, certes,
une méconnaissance du latin, mais parfois aussi des lacunes en français. Les meilleures copies, à l’inverse,
allient un intérêt visible pour la langue et la culture latines et de belles qualités de traduction. Deux traductions
proches de la perfection ont obtenu 20.
La régularité se révèle toujours efficace dans l’assimilation d’une langue : le latin n’échappe pas à la
règle. Une acquisition continue de la grammaire doit se faire au moyen de bons outils : grammaire, lexique,
annales, recueils de textes avec corrigés. Les progrès exigent organisation et anticipation : grâce à un travail
morcelé, selon un rythme quotidien, chacun peut parvenir à un excellent résultat.
Le contexte
Un texte ne peut se comprendre complètement que dans le cadre d’une culture. Dans l’extrait proposé
du Cato Maior de Senectute, un candidat avisé aura reconnu une pensée, un contexte historique et une
conception de l’histoire.
La connaissance de l’auteur n’est pas a priori requise, mais elle est utile et peut être espérée dans le
cas d’un auteur aussi fameux que Cicéron. Ce court dialogue est écrit en 44 avant J.-C., sans doute juste
avant l’assassinat de César. Inquiet de la pente politique prise par Rome sous l’influence de celui-ci, Cicéron
cherche une consolation dans la philosophie et les exemples du passé. Il se tourne alors vers Caton l’Ancien,
figure emblématique de la sagesse romaine. Il lui prête une conversation avec deux autres figures
mémorables, Scipion Émilien et Lélius, ce dernier ayant donné son nom à un autre dialogue cicéronien, le
Laelius de Amicitia.
Caton a plus de quatre-vingts ans lorsque ce dialogue est censé avoir lieu. Scipion et Lélius admirent
sa sagesse et s’étonnent de sa sérénité, si éloignée de l’attitude d’autres vieillards. Caton leur répond d’abord
en rappelant les reproches dont la vieillesse fait communément l’objet, avant de les réfuter un par un. Le
troisième point de sa refutatio consiste à démontrer que la vieillesse n’est pas dénuée de plaisirs. Le
« prestige », auctoritas, en fait partie.
Les informations qui accompagnent le texte doivent toujours être prises au sérieux. Caton s’entretient
avec deux personnalités illustres du collège des augures, institution à laquelle appartient Cicéron lui-même et
dont la création est associée, dans la mémoire romaine, au souvenir de Romulus. Le discours de Caton porte
l’empreinte de cette situation d’énonciation et de la très haute dignité (honor) des personnages.
L’empreinte philosophique la plus évidente est celle du stoïcisme. Cicéron a connu Caton d’Utique,
qui s’est donné la mort en 46 pour ne pas « survivre à la liberté ». En prêtant sa plume à son glorieux aïeul,
modèle des vertus stoïciennes, Cicéron lui rend indirectement hommage. Il tempère néanmoins l’image
austère que la postérité a retenue du Sapiens, en lui attribuant des traits de morale « péripatéticienne », plus
modérée, héritée d’Aristote. D’autre part, il fait de cette figure illustre, davantage qu’un exemplum, un reflet de
lui-même : un homo nouus, un « homme nouveau » ayant gravi par ses propres forces les marches de la
gloire. La voix de Cicéron affleure dans la voix de Caton.
L’histoire du vieillard que les Lacédémoniens accueillent dans leurs rangs est un topos de la
philosophie morale. Elle fait l’objet d’une allusion dans les Mémorables de Xénophon (III, 5, 15), et se retrouve,
plus développée et plus proche de la version que donne Cicéron, dans les Facta et dicta memorabilia de
64
Valère-Maxime (IV, 5). Davantage que des anecdotes susceptibles de frapper par leur originalité, Cicéron
demande à l’histoire les meilleurs exemples possibles pour le présent.
Familier de la langue et de la culture grecques, le philosophe se plaît à accorder le même intérêt à
Caton le Censeur. Précédemment (§ 59), il lui a prêté le conseil de lire Xénophon. Caton convoque ici pour la
deuxième fois la figure de Lysandre, roi de Sparte, acteur majeur de l’histoire grecque au tournant des Ve et
IVe siècles. Enfin, la comparaison entre Athènes et Sparte dans le cadre des Panathénées confirme une
conception de l’histoire comme matière à penser et comme carrefour où se rencontrent un héritage historique
(Sparte) et deux courants philosophiques (le stoïcisme et l’aristotélisme).
Teneur du texte
Pour bien comprendre la démonstration, il importe d’être attentif à une logique qui, dans sa grande
clarté, en manifeste les étapes.
L’extrait commence par des maximes générales. La vieillesse n’est pas en elle-même vénérable : elle
ne l’est qu’à condition de couronner une vie exemplaire (« honeste acta aetas »). Un paradoxe sauve ce
propos de sa banalité apparente : si les marques du respect que l’on témoigne à la vieillesse semblent,
précisément, banales (« leuia atque communia »), elles sont en réalité la preuve d’un privilège. Le qualificatif
« honorabilia », transparent pour nous, est un hapax dans l’œuvre de Cicéron. Une série d’infinitifs détaille
ces gestes dont s’honore toute civilisation. Ce propos général prend fin avec une parole attribuée à Lysandre,
roi de Sparte (Lacédémone), vantant le respect de son peuple pour les anciens. La justification de cette fierté
prend la forme d’une expression au discours indirect, remarquable par le parallèle syntaxique et le rythme :
« nusquam enim tantum tribuitur aetati, nusquam est senectus honoratior ». L’anecdote qui succède à cette
sentence nous conduit à Athènes, tout en donnant le beau rôle aux Lacédémoniens.
La parole est présente à chaque moment de la réflexion. Celle de Lysandre était rapportée au
deuxième degré (« dicere aiunt »), Cicéron l’attribuant au témoignage de ses compatriotes. L’histoire du
vieillard est introduite par « memoriae proditum est » (« on rapporte que ») et par « dicuntur » (« sont dits »)
avant de se conclure par un jugement rapporté lui aussi au deuxième degré : « dixisse ex iis quemdam »
(« l’un d’entre eux dit »)… L’opposition entre théorie et pratique, scire et facere, reprend un lieu commun de
la pensée grecque, les adeptes du “laconisme” reprochant aux Athéniens une vaine passion pour la parole.
Le thème de la parole revient à propos de la préséance due au plus âgé des augures, le magister
collegii augurum : c’est à lui de parler en premier. Cicéron étant lui-même augure, on peut sentir dans l’éloge
de cette institution un discret éloge de l’auteur par lui-même.
L’extrait s’achève par une question rhétorique destinée à imposer une évidence. Cicéron oppose en
un chiasme éloquent « uoluptates corporis » et « auctoritatis praemia », double opposition qui résume l’idée
qui traverse l’ensemble du discours.
- La qualité de l’écriture et de la présentation est une priorité évidente. Il faut éviter autant que possible
les ratures, écrire assez grand pour être lisible et une ligne sur deux.
- La qualité du français doit être impeccable : syntaxe, vocabulaire, orthographe. Les accents doivent
être clairs et bien placés. Nous avons observé cette année de surprenantes erreurs dans l’usage des
négations : il faut bien sûr écrire, par exemple, « nulle part on n’attribue », et non « nulle part on attribue ».
Une relecture serrée s’impose, permettant d’éviter les erreurs coûteuses de ce genre.
- La syntaxe française ne saurait se conformer strictement à la syntaxe latine. Ainsi, la série d’infinitifs
(salutari, appeti, decedi, adsurgi, deduci, reduci, consuli) ne peut pas être traduite littéralement, et nous avons
d’ailleurs réservé un bonus aux solutions élégantes de traduction. Cependant, il convient de s’éloigner
prudemment de la construction du latin. De même, s’il est possible de changer la ponctuation du texte, en
introduisant par exemple une ponctuation forte, il faut le faire avec mesure et seulement en cas de nécessité.
- Les erreurs sur les noms propres sont facilement évitables. Lacédémone n’est pas « Lacédone » !
Gaffiot vous invite à juste titre à traduire Lysander par Lysandre. Ne pas se priver, pour dissiper un doute,
d’une rapide vérification dans le dictionnaire.
65
- Aucun mot n’est négligeable : tout doit être traduit, même illi, ipse ou autem, et même si un mot latin
ne se traduit pas nécessairement par un mot français.
- Le mot « chose » a souvent été, par bonheur, évité, comme y invitait notre précédent rapport. Quand
la traduction proposée était heureuse, nous avons appliqué un bonus : « haec ipsa », « ces gestes
précisément », plutôt que « ces choses elles-mêmes ».
- Un mot latin qui se répète se traduit par un même mot, sauf s’il offre un sens différent (antanaclase).
La traduction du mot auctoritas exige ici une attention particulière, de même qu’une figure étymologique
d’autant plus délicate qu’elle se déroule dans le discours comme un fil d’Ariane : honeste (« dignement »),
honorabilia (« honorables »), honestissimum (« le plus digne »), honoratior (« plus honoré »), honore (« par le
rang »). On restituera autant que possible la cohésion que produit la répétition d’une racine, sans pouvoir
obligatoirement conserver celle-ci à chaque occurrence : on ne saurait imposer à la langue un tel coup de
force.
- Enfin, l’intelligence du discours exige de mettre en relation des expressions qui se font écho et
s’éclairent grammaticalement les unes les autres : c’est le cas notamment de « grandis natu » (« avancé en
âge ») et de « maiores natu » (« plus avancés en âge »).
Grammaire latine
- Aucun point de grammaire ne doit être négligé. Certaines erreurs signalées dans les rapports
précédents ont été cette fois évitées dans une majorité de copies. L’adjectif verbal « comparandae » (« devant
être comparé(e)s ») a été généralement bien traité, ainsi que le cum « historique » suivi du subjonctif (« tandis
que », « comme »).
- À la connaissance des conjugaisons latines doit s’ajouter une attention particulière aux temps
verbaux. « Tribuitur » ne peut être qu’un présent. Le plus-que-parfait n’est pas toujours identifié ni bien
traduit : uenisset, datum (esset), accessisset, consederant, esset datus. Il arrive qu’on oublie de traduire
l’antériorité qu’exprime l’infinitif parfait : « consurrexisse » « s’être levé », « recepisse » « avoir reçu »,
« dixisse » « avoir dit ».
- A contrario, l’expression « legati essent » a été prise parfois pour un plus-que-parfait, alors qu’il s’agit
de l’imparfait de sum (comme dans « recta essent » un peu plus loin) avec attribut du sujet : « legati cum
essent » « comme ils étaient ambassadeurs ». De même, « morata » est a été pris pour le parfait de moror
(« s’attarder » ou « retarder »), là où moratus est un simple adjectif dérivé de mos (« qui a telles ou telles
mœurs », traduit Gaffiot).
- Le comparatif et le superlatif ne doivent pas être confondus : de telles erreurs concernent notamment
« optime » (« de manière excellente »), « diligentissime » (« très attentivement », superlatif de diligenter) et
« honestissimum » (« le plus honorable »). En écrivant dans la même phrase « tantum tribuitur et honoratior »,
Cicéron passe subtilement du comparatif d’égalité au comparatif de supériorité : il faut le suivre.
- L’observation des désinences s’accompagne d’une analyse des différentes possibilités : en
supposant qu’acta est une désinence de neutre pluriel, on s’interdit de l’accorder avec le féminin aetas. Il en
va de même pour haec et quae dans la phrase suivante.
- À quoi renvoient les embrayeurs, comme les démonstratifs et les anaphoriques (haec, ei, illi, iis) ?
La question s’impose, car les « ceux-ci » et « ceux-là » peuvent manquer de clarté. De même, quel est
l’antécédent d’un relatif (quae, cuius, qui, quibus) ? L’analyse doit être sans équivoque.
- Les quatre occurrences de quae exigent une distinction entre le relatif et l’interrogatif d’une part, et
entre relatif et relatif de liaison d’autre part (voir ci-dessous l’analyse détaillée).
- Que coordonne exactement une conjonction de coordination ? Voyons l’exemple de neque dans
l’avant-dernière phrase : une lecture à courte vue s’arrêterait à antecedentibus alors que ce coordonnant relie
les deux propositions qui s’agrègent autour de tenet et anteponuntur. Il faut donc sans hésiter corriger une
construction envisagée prématurément.
- Les corrélations doivent être reconnues comme telles : haec… quae…, hoc… quod…, ut quisque…
ita..., iis… qui… L’expression ut quisque… ita..., certes signalée et traduite par Gaffiot qui se réfère à Cicéron
(« plus… plus… »), s’est révélée difficile pour d’assez nombreux candidats, ce qui nous a conduits à faire
preuve d’indulgence et à récompenser d’un bonus les bonnes traductions.
66
- Le cum historicum, nous l’avons dit, a été mieux identifié et mieux traduit que l’année dernière :
« cum uenisset, cum accessisset, cum essent, cum esset datus ». La traduction par « quand » doit être évitée.
- Cette avalanche de cum suivis du subjonctif a pu conduire, par inertie, à des erreurs sur « cum
imperio » et « cum praemiis » : il s’agit alors, bien sûr, de la préposition suivie de l’ablatif.
- Le texte présente trois anastrophes, toutes trois situées dans la même phrase : « legati cum essent,
certo in loco et quibus cum » (où quibus est un relatif de liaison). Au lieu de précéder le syntagme qu’elles
introduisent, la conjonction ou la préposition sont déplacées à l’intérieur. Ce phénomène courant ne semble
pas, heureusement, avoir déstabilisé grand monde.
- Ce texte permet enfin d’observer la maîtrise de la proposition infinitive : nous y reviendrons dans le
détail de l’analyse.
Vocabulaire
- Une acquisition du vocabulaire courant permet d’épargner un temps précieux au cours de l’épreuve :
ciuitas « cité » n’est pas ciuis « citoyen », nusquam « nulle part » n’est pas numquam « jamais », leuis
« léger » (avec un i bref) n’est pas leuis « lisse » (avec un i long). Videor « sembler » n’est pas la voix passive
de uideo mais sa forme déponente. Ciuis avec un possessif (ici, suis ciuibus) ne se traduit pas par « citoyen »
mais par « concitoyen ».
- Beaucoup d’erreurs sont à signaler sur l’adverbe modo : employé au sens temporel (« cuius modo
feci mentionem », « auquel j’ai fait tout à l’heure allusion »), il ne peut pas être traduit par « seulement ». Il ne
doit pas non plus être confondu avec l’ablatif de modus « mesure ».
- Il est conseillé d’apprendre une liste d’idiomatismes fréquents. L’expression quin etiam (« bien
plus »), par laquelle Cicéron articule la sentence de Lysandre et l’anecdote du vieillard, en fait partie.
- L’expression cum imperio, littéralement « avec pouvoir suprême », caractérise le consulat et la
préture et renvoie à une réalité historique. Nous avons voulu éviter, par une note, que cette formule constitue
un obstacle : il fallait en tirer profit.
- Distinguer cedo, caedo, cado : voir notamment decedi et accessisset.
- Se méfier de ressemblances avec le français : superior ne signifie pas « supérieur », extremus ne
signifie pas « extrême ».
Phrase 1. Non cani nec rugae repente auctoritatem adripere possunt, sed honeste acta superior
aetas fructus capit auctoritatis extremos.
« Ni les cheveux blancs ni les rides ne peuvent à eux seuls s’emparer du prestige, mais une vie passée
que l’on a vécue dignement recueille du prestige les fruits ultimes. »
- Non… nec… (ni… ni…) Malgré la dissymétrie apparente, il s’agit d’une polysyndète qui coordonne
cani et rugae.
- Nul « chien » (canis) dans cani, mais l’adjectif canus « blanc » substantivé. Gaffiot consacre une
entrée à cani et renvoie à Tibulle : l’expression a quelque chose de poétique.
- Auctoritatem ne désigne pas le « pouvoir », ce mot n’étant pas employé ici dans un contexte
politique. D’autres traductions, par « modèle » ou « garantie » par exemple, ont été refusées. La polysémie
impose des précautions : il faut tenir compte du contexte.
- Arripere traduit par « ravir » expose au risque de contresens : les signes de vieillesse ne nous
ravissent pas le prestige, mais le ravissent pour nous.
- Superior aetas ne signifie pas « âge supérieur ». Pour superior, il faut choisir la deuxième acception
indiquée par Gaffiot (« antérieure ») sans se contenter de cette traduction : il ne s’agit pas d’une « vie
antérieure » évidemment, mais de « la partie antérieure de la vie », donc du passé. Aetas est à prendre dans
67
son sens premier : « temps de la vie », « vie ». Nous avons attribué un bonus à toute traduction élégante et
claire de cette expression.
- La participe acta qualifie également aetas et se comprend à la lumière de l’expression uitam agere,
« passer sa vie ».
- L’adverbe honeste est complément de acta.
- Fructus auctoritatis : « les fruits du prestige » équivaut au « prestige comme récompense », autre
traduction possible, le génitif auctoritatis équivalant à une apposition.
- Extremus ne peut pas se traduire par « extrême » : il faut le prendre au sens temporel, en évitant
de calquer le latin. Attention aux désinences : extremos (accusatif masculin pluriel) qualifie fructus.
Phrase 2. Haec enim ipsa sunt honorabilia, quae uidentur leuia atque communia, salutari,
appeti, decedi, adsurgi, deduci, reduci, consuli ; quae et apud nos et in aliis ciuitatibus, ut quaeque
optime morata est, ita diligentissime obseruantur.
« En effet, ces gestes qui semblent anodins et banals sont précisément des marques d’honneur : on
vous rend visite, on vous aborde, on vous cède le passage, on se lève pour vous, on vous escorte, on vous
raccompagne, on vous consulte ; civilités qui chez nous aussi bien que dans d’autres États, à proportion de
l’excellence de leurs mœurs, sont très scrupuleusement respectées. »
- Haec : le référent de ce démonstratif doit être explicité, sous peine d’obscurité, et corrélé à quae. Ce
démonstratif en effet ne renvoie pas à la phrase précédente, mais au contenu de la relative qu’il annonce.
Nous avons attribué un bonus aux traductions qui ont su éviter « ces choses ».
- Ipsa : penser à la traduction par « précisément », souvent utile.
- Il est impossible de conserver en français cette énumération d’infinitifs, car tous ne sont pas transitifs
directs : decedi et adsurgi sont des passifs impersonnels. Nous félicitons les candidats qui ont su les traduire
dans un français naturel.
- Saluto ne signifie pas seulement « saluer », mais « venir saluer quelqu’un chez lui ». Appeto :
s’approcher et prendre la main. Ces infinitifs désignent des gestes précis et codifiés.
- Et apud nos et in aliis ciuitatibus : polysyndète, qui peut être conservée en français ou se traduire
de manière plus idiomatique.
- Ut quaeque… ita… : première occurrence de cette tournure. Une note dissipe toute ambiguïté sur
la désinence de quaeque (nominatif féminin singulier), qui désigne implicitement ciuitas. On ne saurait se
contenter du mot-à-mot (« de même que chacune… de même… »). Le barème a attaché un bonus à cette
expression.
- Un autre bonus a été attribué à la traduction, quelque peu délicate, de morata.
- L’adoption de la tournure « plus… plus… » interdit bien sûr l’usage du superlatif en français.
Phrase 3. Lysandrum Lacedaemonium, cuius modo feci mentionem, dicere aiunt solitum
Lacedaemonem esse honestissimum domicilium senectutis : nusquam enim tantum tribuitur aetati,
nusquam est senectus honoratior.
« On dit que Lysandre de Lacédémone, auquel j’ai fait allusion tout à l’heure, avait coutume de déclarer
que Lacédémone était l’asile le plus honorable de la vieillesse : nulle part en effet l’âge ne jouit d’autant
d’égards, nulle part la vieillesse n’est davantage mise à l’honneur. »
68
domicilium senectutis, qui dépend de dicere. La solution Lacedaemonem solitum esse (« que Lacédémone
avait coutume d’être » etc.) ne peut pas être retenue, car Lacedaemon est de genre féminin.
- Solitum est le participe parfait de soleo. Ne pas l’analyser comme adjectif (solitus « habituel ») ni
comme nom (solitum « chose habituelle »).
- Honestissimum : choisir le superlatif relatif (« le plus honorable ») ou le superlatif absolu (« très
honorable »).
- Tantum se construit avec tribuitur : mot à mot, « nulle part autant n’est attribué à l’âge ».
- Tribuitur étant à l’indicatif, le propos est cette fois assumé par Caton lui-même.
- Les acceptions « vie » et « temps » ne conviennent pas cette fois pour aetas.
- Senectus étant au nominatif, il est impossible d’en faire le complément de honoratior : il est bien le
sujet de est. Il est bon de traduire par le même mot senectutis et senectus afin de respecter le polyptote, mais
nous avons bien sûr accepté les traductions de senectutis par « d’un vieillard » ou « pour un vieillard ».
Phrase 4. Quin etiam memoriae proditum est, cum Athenis ludis quidam in theatrum grandis
natu uenisset magno consessu, locum nusquam ei datum a suis ciuibus ; […].
« Mais il y a mieux : d’après la tradition, alors qu’à Athènes, pendant les jeux, un homme d’un âge
avancé était entré dans le théâtre au milieu d’une assistance nombreuse, nulle part une place ne lui fut cédée
par ses concitoyens ; […]. »
- L’idiomatisme memoriae proditum est, mot à mot « il a été transmis à la mémoire que », peut se
traduire par « on rapporte que », traduction proposée par Gaffiot. Il faut avant tout éviter de faire comme si
memoriae était à l’ablatif (« par la mémoire »).
- Memoriae proditum est a pour complément une proposition infinitive (locum nusquam ei datum
<esse> a suis ciuibus). De cette infinitive dépend la subordonnée introduite par cum. Il faut donc écrire « que »
immédiatement : « on rapporte que, alors qu’à Athènes […] », et non « on rapporte, alors qu’à Athènes […],
que… ».
- Attention à l’accumulation des cum « historiques » : cum uenisset et plus loin cum accessisset, cum
esset.
- La présence de l’ablatif Athenis à côté de cum a pu conduire à prendre ce dernier pour une
préposition (cum Athenis), erreur compréhensible en première interprétation seulement.
- Faire attention aux temps verbaux : uenisset « était venu », et dans la suite de la phrase : essent
« étaient », consederant « s’étaient assis », esset datus « avait été donné ». Les infinitifs parfaits marquent
l’antériorité : datum <esse>, et plus loin consurrexisse, recepisse, dixisse.
- Athenis et ludis, tous deux à l’ablatif, sont deux compléments distincts : l’un indique le lieu, l’autre
le moment. Il est impossible de faire dépendre ces deux mots l’un de l’autre en écrivant « aux jeux d’Athènes ».
- Quidam (ici au singulier, « quelqu’un ») n’est pas quidem « certes ».
- Grandis, nominatif masculin singulier, qualifie forcément quidam (en aucun cas ludis !). Il a pour
complément natu qui en précise le sens. Gaffiot traduit l’expression.
- Magno consessu : ablatif indiquant une circonstance concomitante et pouvant s’interpréter de deux
manières. Parce que le public est nombreux, le vieillard peine à trouver une place ; bien que ce public soit
nombreux, personne ne lui en offre une.
- L’introduction, en français, d’un coordonnant après magno consessu fait s’écrouler la construction
de la phrase, qui subordonne les deux propositions l’une à l’autre.
- Suis est un possessif réfléchi : « ses propres concitoyens », ou plus simplement « ses concitoyens ».
[…] cum autem ad Lacedaemonios accessisset, qui, legati cum essent, certo in loco
consederant, consurrexisse omnes illi dicuntur et senem sessum recepisse ; […].
« […] mais alors qu'il s'était approché des Lacédémoniens qui, en qualité d’ambassadeurs, s’étaient
installés ensemble en un endroit précis, on raconte qu’ils se levèrent pour lui comme un seul homme et
invitèrent le vieillard à s’asseoir ; […]. »
69
- Bien tracer les limites entre les différentes propositions : legati cum essent est inséré dans la relative
qui […] consederant.
- Ne pas traduire qui par « ceux qui » ni par « eux qui ». L’antécédent, Lacedaemonios, est exprimé :
« Les Lacédémoniens, qui… » (relative apposée).
- Legati cum essent : cum causal, « étant donné que ». Legati a été parfois interprété comme sujet
de essent, alors qu’il est attribut du sujet. Certains aussi ont pris ce mot pour le participe parfait de legare.
- Certo n’est pas adverbe (certo « certainement »), mais adjectif : certus, a, um. C’est la deuxième
acception donnée par Gaffiot qu’il faut retenir : « fixé, déterminé, précis ».
- Omnes illi dicuntur, « tous ces gens sont dits ». S’il est bon de traduire plus élégamment cette
construction personnelle, il faut commencer par bien analyser dicuntur comme un présent passif.
- Illi est soit au nominatif masculin pluriel, soit au datif singulier. On préférera ici la seconde
interprétation.
- Consurrexisse : « s’être levés ensemble ». Nous avons accordé un bonus aux traductions
heureuses du préfixe.
- Sessum est le supin de sedeo : sessum recipere « inviter à s’asseoir ».
- Le coordonnant et relie les deux infinitifs consurrexisse et recepisse.
[…] quibus cum a cuncto consessu plausus esset multiplex datus, dixisse ex iis quemdam
Athenienses scire quae recta essent, sed facere nolle.
« […] et comme ils avaient reçu un applaudissement nourri de l’assistance unanime, l’un d’entre eux,
dit-on, déclara que les Athéniens avaient la connaissance du bien mais ne voulaient pas le pratiquer. »
- Quibus est un relatif de liaison, complément de datus esset : « et à ceux-ci fut donné ».
- A cuncto consessu : complément d’agent de datus esset.
- Plausus est sujet de datus esset. C’est un nom (plausus, us, m., « applaudissement ») et non le
participe parfait de plaudo « applaudir ». Multiplex le qualifie.
- Une première proposition infinitive, dixisse ex iis quemdam, est complément d’un verbe qu’après
memoriae proditum est et dicuntur Cicéron garde implicite pour alléger la phrase. Nous l’avons indiqué en
note.
- Toute tentative d’accorder quemdam à Athenienses est vouée à l’échec.
- Une deuxième infinitive dépend de dixisse : Athenienses scire « que les Athéniens savent ». Une
troisième infinitive est coordonnée à cette dernière : sed facere nolle. De nouveau, il faut se demander quels
sont les deux éléments que relie le coordonnant.
- Quae recta essent : proposition interrogative indirecte (au subjonctif, comme il se doit), complément
de scire.
Phrase 5. Multa in uestro collegio praeclara, sed hoc, de quo agimus, in primis, quod, ut
quisque aetate antecedit, ita sententiae principatum tenet, neque solum honore antecedentibus, sed
iis etiam qui cum imperio sunt, maiores natu augures anteponuntur.
« Bien des usages qui ont cours dans votre collège sont remarquables, mais principalement celui-ci,
qui concerne notre propos : plus quelqu’un l’emporte par l’âge, plus son avis prime, et les augures plus anciens
ont la préséance non seulement sur ceux qui l’emportent par le rang, mais encore sur ceux qui jouissent du
pouvoir suprême. »
70
- Ut quisque… ita… : deuxième occurrence de ce tour, et même bonus.
- Aetate est à l’ablatif, « par l’âge » : ce n’est pas un complément d’objet. De nouveau, le mot n’a pas
le même sens qu’au début de l’extrait : antanaclase.
- Sententia désigne l’opinion, mais aussi l’expression de cette opinion. On sait la place de ce mot en
rhétorique.
- Principatus est « priorité », non « principat » bien sûr (anachronisme et incongruité).
- On aura reconnu l’expression non solum… sed etiam…. Neque employé au lieu de non coordonne
les deux propositions introduites par quod : sententiae principatum tenet, et la seconde dont le verbe est
anteponuntur. Il faut donc en français répéter « que » si quod a été traduit par « à savoir que ».
- Honore est à l’ablatif singulier (« par le rang »), non au datif. De quoi est-il le complément ?
Anteponuntur n’offre aucune solution : honore dépend de antecedentibus, qu’il faut traduire en se souvenant
de antecedit.
- Si honore est bien analysé, la place est libre pour les compléments au datif de anteponuntur :
antecedentibus et iis qui cum imperio sunt.
- Le cum de cum imperio est la préposition. Après honore, cum imperio resserre la perspective sur
les magistratures supérieures.
- Maiores natu, épithète de augures, rappelle grandis natu : prêter attention à ces répétitions qui
donnent au discours sa cohésion et sa clarté.
Phrase 6. Quae sunt igitur uoluptates corporis cum auctoritatis praemiis comparandae ?
« Quels sont donc les plaisirs du corps qu’il convient de mettre sur un pied d’égalité avec les privilèges
du prestige ? »
71
ÉPREUVES ECRITES
VERSION GRECQUE
Le texte donné cette année était tiré de l’Éloge d’Hélène d’Isocrate. Ce discours s’inscrit dans la
tradition sophistique des éloges paradoxaux, par lesquels l’auteur, en vantant les mérites d’un sujet décrié ou
mineur, faisait la démonstration de sa capacité rhétorique. Ainsi, le sophiste Gorgias avait, avant Isocrate, écrit
un Éloge d’Hélène, où il affirmait nettement sa volonté de combattre la mauvaise réputation de la femme de
Ménélas, accusée d’avoir causé, par son infidélité, tous les morts de la guerre de Troie. Pourtant, Isocrate
consacre tout le prologue du discours à critiquer vertement ceux qui prétendent se faire connaître en écrivant
sur des sujets paradoxaux. Le paradoxe – condamner les discours paradoxaux avant de faire un éloge
paradoxal – s’explique en partie par une stratégie argumentative : en opposant Hélène aux sujets indignes
qu’il vient de condamner, Isocrate fait admettre à son lecteur qu’elle constitue un sujet important et
véritablement digne d’éloge. Il s’explique également par le fait qu’Isocrate donne une dimension philosophique
et politique au sujet à la fin du discours : aux § 54-66, il fait de l’éloge d’Hélène un éloge de la beauté, dans
un passage qui présente de nombreux échos avec le Phèdre de Platon ; aux § 67-69, il présente la guerre de
Troie comme un bienfait, car elle a permis à toute l’Europe de s’unir pour combattre l’Asie – ce qui constitue
par ailleurs son projet politique.
La stratégie argumentative d’Isocrate dans l’ensemble du discours est indirecte et comparative. Elle
est indirecte au sens où il vante Hélène non pas en décrivant ce qu’elle était ni ce qu’elle a fait, mais en
montrant l’admiration qu’ont eue pour elle des héros eux-mêmes admirables, notamment Thésée. Elle est
comparative au sens où il montre la valeur de ces héros en les comparant à d’autres, dont l’excellence est
incontestée, Hercule en particulier, l’un des héros les plus vénérés dans le monde grec. C’est ce qui explique
pourquoi l’Éloge d’Hélène contient un éloge de Thésée qui occupe environ un quart de sa longueur (§ 21-37).
L’extrait proposé appartient à la première étape de l’éloge de Thésée.
Le texte a retenu l’attention du jury car il présente une syntaxe ferme, sans aucune anacoluthe ni
construction ambiguë. Dans le même temps, il contient une large palette des difficultés repérées de la
grammaire grecque : ainsi, il permettait de valoriser les candidats ayant une bonne maîtrise des règles
grammaticales. Le vocabulaire étant tout à fait courant, les recherches dans le dictionnaire pouvaient être
assez courtes et laisser du temps à la construction. En outre, le texte a paru au jury constituer un bon
échantillon du style périodique d’Isocrate : les rythmes binaires, les rythmes ternaires et les parallélismes dont
le texte est émaillé pouvaient être une aide pour les candidats qui y étaient sensibles. Enfin, les nombreuses
références à des mythes très célèbres, notamment aux travaux d’Hercule, pouvaient éviter certains contresens
aux candidats qui les connaissaient pour les avoir rencontrés dans la littérature française – du moins c’était là
l’espoir du jury.
Cette année, le jury a corrigé seulement 33 copies, contre 41 l’an dernier, ce qui constitue une baisse
conséquente. Une telle chute est regrettable : le jury ne peut qu’encourager les étudiants de Lettres Modernes
à faire du grec – et les départements de Lettres à accompagner les candidats zélés. En effet, le grec n’est pas
qu’une affaire de philosophes ; beaucoup de genres littéraires, et la critique littéraire elle-même, ont leur
source dans le monde grec.
La moyenne des notes obtenues cette année est de 7,87, soit un demi-point au-dessus de celle de
l’an dernier (7,37). Toute l’échelle des notes a été employée par le jury, de 1 à 20/20. 15 copies ont obtenu
une note supérieure à la moyenne du paquet, dont 10 copies, une note supérieure ou égale à 10/20. La
répartition des notes est remarquable : le paquet est scindé entre, d’une part, les très bonnes copies – 7 copies
72
obtiennent entre 16 et 20 –, de l’autre, les copies indigentes – 14 copies obtiennent entre 0 et 4. Les copies
intermédiaires sont beaucoup moins nombreuses – ainsi, 3 copies seulement obtiennent entre 9 et 15. Le
sujet a donc été très discriminant cette année ; de fait, si la syntaxe employée est tout à fait régulière, les
longues phrases d’Isocrate imposaient de posséder des connaissances grammaticales solides ; sans quoi, on
était complètement perdu.
Phrase 1. Κάλλιστον μὲν οὖν ἔχω περὶ Θησέως τοῦτ᾽ εἰπεῖν, ὅτι κατὰ τὸν αὐτὸν χρόνον Ἡρακλεῖ γενόμενος
ἐνάμιλλον τὴν αὑτοῦ δόξαν πρὸς τὴν ἐκείνου κατέστησεν.
Isocrate commence son éloge de Thésée par un superlatif, κάλλιστον, qui qualifie le démonstratif
neutre τοῦτ[ο]. La conjonction ὅτι dépend de τοῦτ[ο] et le développe, « ceci… à savoir que », sans avoir de
valeur causale ici. Le verbe ἔχω, à la première personne du singulier (celle de l’orateur) se construit avec
l’infinitif εἰπεῖν, et signifie « pouvoir » : « la plus belle chose que je puisse dire au sujet de Thésée, c’est
que… ». Il fallait veiller à ne pas confondre la particule οὖν, « sans doute », « donc », avec l’adverbe de
négation οὐ. La subordonnée introduite par ὅτι contient une comparaison (exprimée par les termes τὸν αὐτὸν
χρόνον, ἐνάμιλλον) visant à mettre Thésée au même niveau qu’Hercule. L’extrait multipliera par la suite les
comparatifs entre les deux hommes. Le participe aoriste γενόμενος se rapporte à Thésée, sujet du verbe
κατέστησεν, et était à traduire par son sens premier, « étant né ». Le pronom αὐτός, que nous retrouverons à
maintes reprises dans ce texte, lorsqu’il est immédiatement précédé d’un article, a le sens du latin idem, « le
même ». Il est suivi du datif, en l’occurrence Ἡρακλεῖ : κατὰ τὸν αὐτὸν χρόνον Ἡρακλεῖ signifiait donc « à la
même époque qu’Hercule ». L’adjectif ἐνάμιλλον, « semblable », constitue l’attribut du COD τὴν αὑτοῦ δόξαν.
Il fallait bien voir l’esprit rude du pronom réfléchi αὑτοῦ, qui renvoyait au sujet de la proposition subordonnée,
Thésée, et qui s’opposait à ἐκείνου, plus éloigné dans le texte, renvoyant à Hercule. Δόξαν était sous-entendu
dans le syntagme πρὸς τὴν ἐκείνου.
Ce que je peux dire de plus beau à propos de Thésée, c’est qu’étant né à la même époque qu’Hercule,
il a acquis une gloire semblable à la sienne.
Phrase 2. Οὐ γὰρ μόνον τοῖς ὅπλοις ἐκοσμήσαντο παραπλησίοις, ἀλλὰ καὶ τοῖς ἐπιτηδεύμασιν ἐχρήσαντο τοῖς
αὐτοῖς, πρέποντα τῇ συγγενείᾳ ποιοῦντες.
Car non seulement ils s’équipèrent d’armes semblables, mais ils adoptèrent le même genre de vie, en
accomplissant des actions dignes de leur commune origine.
Phrase 3. Ἐξ ἀδελφῶν γὰρ γεγονότες, ὁ μὲν ἐκ Διὸς, ὁ δ᾽ ἐκ Ποσειδῶνος, ἀδελφὰς καὶ τὰς ἐπιθυμίας ἔσχον.
73
On retrouve le verbe γίγνομαι, qui reprend le motif de la naissance, avec le participe parfait γεγονότες.
Suit la première occurrence du balancement ὁ μέν… ὁ δ[έ] qui va structurer le reste du texte. Il fallait bien voir
les jeux de dérivation sur le mot ἀδελφός, avec ἀδελφῶν et ἀδελφάς. Cependant ἀδελφάς, sans article, était
adjectif ici, qualifiant le COD τὰς ἐπιθυμίας, mis en relief par καί. Il ne s’agissait donc pas, comme on a pu le
lire, de sœurs des deux héros, encore moins de désirs incestueux pour leurs sœurs ! Ἔσχον, indicatif aoriste
à la troisième personne du pluriel d’ἔχω, a trop souvent été traduit à l’imparfait.
En effet, étant nés de frères, l’un de Zeus, l’autre de Poséidon, ils eurent des désirs qui, eux aussi,
furent frères.
Phrase 4. Μόνοι γὰρ οὗτοι τῶν προγεγενημένων ὑπὲρ τοῦ βίου τοῦ τῶν ἀνθρώπων ἀθληταὶ κατέστησαν.
Le pronom démonstratif οὗτοι ainsi que l’adjectif μόνοι au nominatif pluriel mettent en exergue la
distinction et la supériorité des deux héros par rapport à tous les hommes du passé, évoqués ici dans le génitif
pluriel dépendant de μόνοι, τῶν προγεγενημένων, littéralement « de ceux qui sont nés avant », c’est-à-
dire « les ancêtres ». On retrouve avec κατέστησαν le verbe καθίστημι qu’on avait dans la première phrase,
également à l’indicatif aoriste actif. Mais il est ici intransitif et se construit avec ἀθληταί : « ils s’établirent comme
athlètes ». Ὑπὲρ τοῦ βίου qualifie ἀθληταί, τοῦ τῶν ἀνθρώπων précise de quelle existence il s’agit : celle de
tous les êtres humains.
Eux seuls, en effet, de tous les ancêtres, se sont faits athlètes pour la défense de la vie des hommes.
Phrase 5. Συνέϐη δὲ τὸν μὲν ὀνομαστοτέρους καὶ μείζους, τὸν δ᾽ ὠφελιμωτέρους καὶ τοῖς Ἕλλησιν οἰκειοτέρους
ποιήσασθαι τοὺς κινδύνους.
Après le rapprochement des deux héros, Isocrate en vient à les différencier, comme le montre le
balancement τὸν μέν… τὸν δ[έ]. Ainsi la particule δέ qui ouvre la phrase marque une opposition par rapport à
l’argument des phrases précédentes, qui insistait sur leur ressemblance. Συνέϐη est l’indicatif aoriste à la
troisième personne du singulier du verbe συμϐαίνω, et prend une tournure impersonnelle (« il arriva que… »)
suivie d’une proposition infinitive. Celle-ci oppose Hercule (τὸν μέν) à Thésée (τὸν δ[έ]) pour ce qui relève des
périls (τοὺς κινδύνους) encourus. Les comparatifs ὀνομαστοτέρους, μείζους, ὠφελιμωτέρους et οἰκειοτέρους,
à l’accusatif masculin pluriel, se rapportent à τοὺς κινδύνους, COD de ποιήσασθαι, dont le sujet, à l’accusatif
dans une proposition infinitive, est τὸν μέν et τὸν δ[έ]. Le jury a admis la traduction des comparatifs par des
superlatifs, dans la mesure où le français, moins logique que le grec, peut employer le superlatif pour comparer
deux objets. Le datif τοῖς Ἕλλησιν dépend du comparatif οἰκειοτέρους et désigne les Grecs, non Hélène de
Troie ou sa famille… (on renvoie au rapport de l’an dernier qui relevait déjà cette confusion.)
Mais il arriva que l’un eut à affronter des dangers plus célèbres et plus importants, l’autre des dangers
plus utiles et plus liés à la vie des Grecs.
Phrase 6 (1e partie). Τῷ μὲν γὰρ Εὐρυσθεὺς προσέταττεν τάς τε βοῦς τὰς ἐκ τῆς Ἐρυθείας ἀγαγεῖν καὶ τὰ μῆλα
τὰ τῶν Ἑσπερίδων ἐνεγκεῖν καὶ τὸν Κέρϐερον ἀναγαγεῖν καὶ τοιούτους ἄλλους πόνους, ἐξ ὧν ἤμελλεν οὐ τοὺς
ἄλλους ὠφελήσειν ἀλλ᾽ αὐτὸς κινδυνεύσειν·
Nous retrouvons dans cette phrase le balancement en deux temps avec τῷ μέν puis ὁ δ[έ] dans la
section suivante. La connaissance, même minimale, des travaux d’Hercule aurait permis de dissiper bien des
erreurs, ainsi que la consultation attentive dans Bailly du nom propre Ἑσπερίς. Le jury a été surpris de voir
ainsi apparaître des « *moutons des Hespérides », que le héros devait rapporter ou même cueillir… C’est
Eurysthée, et non Hercule, qui est sujet du verbe προσέταττεν, lequel se construit avec le datif τῷ μέν
74
(désignant Hercule), trois infinitifs (ἀγαγεῖν, ἐνεγκεῖν et ἀναγαγεῖν) et un accusatif (καὶ τοιούτους ἄλλους
πόνους). La réduplication de l’article τάς dans le syntagme τάς τε βοῦς τὰς ἐκ τῆς Ἐρυθείας précise l’origine
des bœufs – qui viennent donc d’Erythéia – et empêche de construire la préposition ἐκ avec le verbe ἀγαγεῖν.
Ἐνεγκεῖν est l’infinitif aoriste de φέρω, qui, associé avec τὰ μῆλα, les pommes, τὰ τῶν Ἑσπερίδων, celles des
Hespérides, est à traduire par « cueillir », plutôt qu’« apporter » – même si les deux traductions ont été
acceptées. L’infinitif aoriste ἀναγαγεῖν fait écho à ἀγαγεῖν ; cependant, avec le préfixe ἀνά et le chien Cerbère
il était bon d’insister dans la traduction sur la remontée des enfers. Le pronom relatif ὧν, dans ἐξ ὧν, a pour
antécédent πόνους. La relative, dont le sujet est Hercule et non Eurysthée, se structure autour d’une
opposition, οὐ… ἀλλά, « non pas… mais ». Le verbe μέλλω était ici à l’imparfait, avec une forme d’augment
appelée « attique », en ἠ-, signalée par Bailly. Il se construit avec un infinitif, présent ou futur, en l’occurrence
les deux infinitifs futurs ὠφελήσειν et κινδυνεύσειν. Il pouvait ici se traduire, plutôt que par « il était sur le point
de », par « il devait ». Le pronom αὐτός, apposé au sujet, insiste, comme le latin ipse, sur la personne
d’Hercule qui s’oppose ainsi aux autres.
De fait, à l’un, Eurysthée ordonna d’amener les bœufs d’Erythéia, de cueillir les pommes des
Hespérides, de faire remonter Cerbère des enfers, ainsi que d’autres travaux du même genre par lesquels il
devait non pas aider les autres mais mettre en péril sa propre vie.
Phrase 6 (2e partie). ὁ δ᾽, αὐτὸς αὑτοῦ κύριος ὢν, τούτους προῃρεῖτο τῶν ἀγώνων ἐξ ὧν ἤμελλεν ἢ τῶν
Ἑλλήνων ἢ τῆς αὑτοῦ πατρίδος εὐεργέτης γενήσεσθαι.
Quant à l’autre, étant maître de lui-même, il choisissait parmi les combats ceux qui devaient lui
permettre de devenir le bienfaiteur soit de la Grèce, soit de sa patrie.
Phrase 7 (1e partie). Καὶ τόν τε ταῦρον τὸν ἀνεθέντα μὲν ὑπὸ Ποσειδῶνος, τὴν δὲ χώραν λυμαινόμενον, ὃν
πάντες οὐκ ἐτόλμων ὑπομένειν, μόνος χειρωσάμενος μεγάλου φόϐου καὶ πολλῆς ἀπορίας τοὺς οἰκοῦντας τὴν
πόλιν ἀπήλλαξεν·
La dernière phrase du texte, particulièrement longue, expose certains des exploits de Thésée. Ses
deux parties sont séparées par un point en haut et coordonnées par les conjonctions καί … τε d’une part, καί
d’autre part, dans une polysyndète destinée à souligner l’accumulation des exploits. Le groupe καί … τε qui
ouvre la première ne doit donc pas être compris en rapport avec la phrase qui précède, mais bien avec celle
qui suit : il ne faut pas le traduire par « Et », mais par « À la fois (…) ; et », « D’abord … ; et », ou ne pas le
traduire. Le sujet des deux phrases, non exprimé, est toujours Thésée.
La première partie de la phrase s’ouvre par une participiale, dont le participe, χειρωσάμενος, est
apposé au sujet et a pour COD τὸν ταῦρον, caractérisé à son tour par deux participes coordonnés, ἀνεθέντα
– participe aoriste passif de ἀνίημι – et λυμαινόμενον, puis par une relative, ὃν πάντες οὐκ ἐτόλμων ὑπομένειν.
75
La formule négative πάντες οὐκ, littéralement « tous [n’osaient] pas », peut sembler inhabituelle, puisque l’on
pourrait attendre simplement οὐδείς, « personne [n’osait] ». Cette formule s’explique certainement par la
volonté d’insister sur la singularité du héros. Le verbe principal se trouve à la toute fin, ἀπήλλαξεν. Il a pour
COD le participe substantivé τοὺς οἰκοῦντας, qui lui-même a pour COD τὴν πόλιν. Les deux compléments
indirects sont ici au génitif, μεγάλου φόϐου καὶ πολλῆς ἀπορίας.
D’abord le taureau envoyé par Poséidon, qui ravageait la contrée et que personne n’osait affronter
[litt. envoyé par Poséidon et ravageant la contrée, que personne…], l’ayant dompté tout seul, il débarrassa les
habitants de la cité d’une grande peur et d’un extrême embarras.
Le taureau en question semble être le taureau crétois, père du Minotaure, qui avait été capturé vivant
par Hercule et ramené en Grèce continentale. Ayant été relâché par Eurysthée, il s’installa près de Marathon
dont il se mit à dévaster le territoire, jusqu’à ce que Thésée ne le dompte.
Phrase 7 (2e partie). καὶ μετὰ ταῦτα Λαπίθαις σύμμαχος γενόμενος, στρατευσάμενος ἐπὶ Κενταύρους τοὺς
διφυεῖς, οἳ καὶ τάχει καὶ ῥώμῃ καὶ τόλμῃ διενεγκόντες τὰς μὲν ἐπόρθουν, τὰς δ᾽ ἤμελλον, ταῖς δ᾽ ἠπείλουν τῶν
πόλεων, τούτους μάχῃ νικήσας εὐθὺς μὲν αὐτῶν τὴν ὕϐριν ἔπαυσεν, οὐ πολλῷ δ᾽ ὕστερον χρόνῳ τὸ γένος ἐξ
ἀνθρώπων ἠφάνισεν.
La deuxième partie de la phrase donnait une forte impression de complexité en raison d’une série de
participes apposés, ayant chacun leurs compléments verbaux, et des deux rythmes ternaires qui s’y
succèdent. Cette construction avait sans doute pour but de créer une forme de vertige chez l’auditeur.
Toutefois, là encore, la syntaxe est régulière et la phrase se laisse aisément analyser. Les deux verbes
principaux sont ἔπαυσεν et ἠφάνισεν, le premier ayant pour COD τὴν ὕϐριν, le second, τὸ γένος. Avant cela,
la phrase compte trois participes apposés au sujet, γενόμενος, qui a pour attribut σύμμαχος, στρατευσάμενος,
qui a pour complément ἐπὶ Κενταύρους, et νικήσας, qui a pour COD τούτους, reprenant les centaures. Le
complément du deuxième participe est caractérisé par une relative, dont le sujet sont les centaures ; cette
relative contient elle-même un participe apposé, διενεγκόντες, avec trois compléments au datif, τάχει, ῥώμῃ et
τόλμῃ. Elle présente ensuite trois verbes coordonnés, à l’imparfait, ἐπόρθουν, ἤμελλον et ἠπείλουν. La
dernière subtilité est que le second a pour complément l’infinitif du premier sous-entendu, « ils s’apprêtaient
[à détruire] », et que le troisième a un complément non à l’accusatif, mais au datif, ταῖς δ[έ], « certaines [parmi
les cités] ». C’est ainsi qu’Isocrate ajoute de la variété à ce double rythme ternaire. La traduction française
d’une si longue phrase ne peut suivre exactement la syntaxe grecque, car le français est beaucoup plus
réticent que le grec à l’accumulation de participes. Il est donc possible, et même souhaitable, dans ce cas, de
s’écarter un peu du grec en remplaçant tel participe par un verbe conjugué.
Puis, devenu l’allié des Lapithes, il mena une expédition contre les centaures à la double nature, qui,
l’emportant à la fois par la vitesse, la force et l’audace, détruisaient certaines cités, s’apprêtaient à en détruire
d’autres et menaçaient les troisièmes ; les ayant vaincus au combat, il fit aussitôt cesser leur hybris, et, peu
de temps après, il fit disparaître leur race de la surface de la terre [litt. de chez les hommes].
Isocrate fait ici référence au conflit qui opposa Peirithoos, le roi des Lapithes, et les centaures, après
que ceux-ci eurent enlevé son épouse Hippodamie le jour de leur mariage.
En conclusion, le jury recommande aux futurs candidats de pratiquer autant que possible le « petit
grec », c’est-à-dire la lecture continue d’une œuvre grecque, à raison d’une page par jour, dans le texte
original. Isocrate est parfait pour cet exercice, parce que son vocabulaire est très restreint, et que sa syntaxe
est à la fois très variée, très complexe et très régulière.
76
EPREUVES ECRITES
VERSION ALLEMANDE
37Dans ce rapport, le terme « candidats » sera employé comme terme générique désignant à la fois les candidates et les
candidats masculins.
77
Les principales erreurs constatées n’ont pas été imputables à des lacunes lexicales massives – les lacunes
étaient surtout ponctuelles, sur quelques mots –, ni même à une mauvaise connaissance de la syntaxe (sauf
bien sûr pour les copies inférieures à 09/20, qui ont peiné sur les structures inversées ou les infinitives à la fin
du texte). Le jury a surtout été confronté à des maladresses extrêmement fréquentes. Un nombre
impressionnant de calques, qu’ils soient lexicaux ou syntaxiques, ont été déplorés, menant au mieux à une
traduction pataude, au pire à des incohérences. Les candidats doivent plus que jamais avoir présent à l’esprit
le fait qu’une langue n'est jamais le calque d’une autre, et que la traduction produite en français se doit d’être
en parfaite adéquation avec les règles propres à cette langue. Un bon traducteur n’est pas celui qui connaît le
dictionnaire par cœur : c’est celui qui s’appuie sur ses connaissances tant lexicales que grammaticales pour
produire un texte certes fidèle à celui de la langue-source, mais parfaitement intelligible et fluide dans la
langue-cible. Sur ce point, le jury souhaite souligner le problème récurrent des calques de ponctuation, et
renvoie les futurs candidats à la lecture du rapport de 2021 qui rappelait les différences majeures entre l’usage
français de la virgule et le rôle de celle-ci dans la langue allemande. La ponctuation constitue vraiment un
point à travailler, car il ne relève pas du détail cosmétique : en effet, les candidats doivent être conscients du
fait que calquer les règles de l’emploi de la virgule en allemand sur la langue française conduit à des
aberrations du point de vue syntaxique, logiquement sanctionnées.
En ce qui concerne l’exercice de la traduction, le jury appelle également les futurs candidats à être vigilants
sur les ajouts : si les étoffements sont permis pour rendre les tournures compactées de l’allemand, notamment
les tournures prépositionnelles, ils ne doivent pas donner lieu à des ajouts injustifiés, voire à des inventions
ou à de la réécriture. Il était flagrant que de nombreux ajouts constatés cette année dans les copies n’étaient
pas l’application de techniques d’étoffement : ils donnaient surtout l’impression de vouloir masquer des
faiblesses syntaxiques ou des difficultés lexicales. Ils ont donc été sanctionnés assez sévèrement, car traduire
ne signifie pas récrire, ni trahir.
Pour finir sur une note positive, le jury a été à l’inverse satisfait de constater moins de fautes sur les temps
que lors des précédentes sessions. Dans le même ordre d’idées, seules une poignée de copies étaient
défaillantes sur l’orthographe (oubli de « s » au pluriel, accords fantaisistes), ou encore sur l’emploi des
majuscules. Le jury encourage plus que jamais les futurs candidats à rester bien vigilants sur ces points.
Proposition de corrigé :
Segment 1
„Schön“, sagte Roth. „Was ist der ‚Zirkel um die Welt’?”
„Der Zirkel um die Welt ist ganz einfach eine Stiftung, die ein Graduiertenstipendium vergibt, das jungen
Leuten, Frauen übrigens wie Männern, eine Reise rund um die Welt bezahlt.”
„Eine Idee Kleins?“
« Bien (Bon) », dit Roth. « Qu’est-ce que la ‘Société’ (le Cercle / le Club / la Compagnie) du tour du monde ?
»
« La Société du tour du monde est tout simplement une fondation qui dispense une bourse d’études
postdoctorales permettant à de jeunes gens, des hommes aussi bien que des femmes d’ailleurs / hommes ou
femmes d’ailleurs, d’effectuer un voyage autour du monde. »
« Une idée de Klein ? »
- La difficulté principale dans ce segment était de rendre l’expression « Zirkel um die Welt ». Le jury a validé
la traduction par « cercle », puisque le sens existe en français aussi, même si c’est un choix moins
satisfaisant que « société » ou « club ». Il a d’ailleurs été fait par un nombre significatif de copies, parfois
avec une majuscule d’ailleurs. Seule une copie a fait l’erreur de traduire par « compas* », qui était bien
sûr un choix incohérent. L’autre difficulté lexicale attendue était l’adverbe « übrigens », mais il a souvent
été bien rendu, ce que le jury a bien apprécié.
- Une seule copie a calqué la traduction de « Schön » en proposant « Joli », ne comprenant visiblement
pas le rôle de ce mot dans le dialogue. Beaucoup d’erreurs ont en revanche été commises sur le mot « die
Stiftung », la fondation, confondu en français avec « fonds », ou pire avec « fond ».
- Le jury déplore la mauvaise compréhension fréquente de « das Graduiertenstipendium » malgré la
présence d’une note de bas de page dont l’objectif était d’aiguiller les candidats vers le sens de ce mot
78
composé : beaucoup ont hélas traduit par « la bourse pour doctorants », alors qu’elle était destinée à des
étudiants ayant achevé leur thèse, donc à des docteurs.
- Le jury souhaite souligner de bonnes trouvailles comme « une fondation qui décerne une bourse aux
titulaires d’un doctorat, accordant... ». Il fallait en effet éviter d’enchaîner maladroitement en français deux
subordonnées relatives, d’autant plus qu’elles n’avaient pas le même antécédent (« qui accorde une
bourse [...] qui finance un voyage autour du monde »).
- Du point de vue grammatical, il fallait bien reconnaître le génitif saxon « Kleins ». Seules deux copies ne
l’ont pas identifié et ont proposé « une petite idée* » pour la pire, et « une idée de Kleins* » pour la
seconde, qui a maintenu le -s du cas en français. Ce fut une bonne surprise pour le jury qui s’attendait à
un nombre conséquent de glissades sur ce point. Bravo aux candidats qui ont su appliquer les
recommandations méthodologiques en commençant par lire le texte proposé dans son intégralité : ils ont
donc vu la mention de Monsieur Klein à la fin du texte et ont fort bien compris qu’il s’agissait d’un génitif
saxon au début du texte.
Segment 2
„Ganz genau. Er finanziert sie auch. Er wählt die Stipendiaten aber nicht selbst aus. Das besorgt eben der
Zirkel um die Welt, eine Gruppe von Wissenschaftlern großer deutscher und anderer Universitäten. "Die
Stipendiaten werden selbst automatisch Mitglieder des Zirkels.”
« Tout à fait. C’est aussi lui qui la / le finance. Mais ce n’est pas lui qui choisit les boursiers. C’est justement le
rôle de la Société du tour du monde / C’est justement la Société du tour du monde qui s’en charge / s’en
occupe, c’est un groupe de scientifiques issus de grandes universités allemandes et étrangères. Les boursiers
deviennent eux-mêmes automatiquement membres de la Société. »
- Les difficultés lexicales reposaient sur le mot « Stipendiaten » et sur le verbe « besorgen ». Il fallait bien
différencier « Stipendiaten » de « Stipendium » et de son pluriel « Stipendien ». Le jury a trouvé beaucoup
de confusions sur ce point, et seule la moitié des copies environ a mis la bonne traduction, à savoir
« boursiers ». Le jury souligne néanmoins les bonnes solutions alternatives que les candidats ont été
également nombreux à proposer, prouvant leur bonne compréhension du texte (« lauréats » /
« bénéficiaires »). Idem pour le verbe « besorgen », pour lequel les copies médiocres ont proposé une
traduction tournant autour de la notion de « souci », qui était incorrecte ici. À l’inverse, le jury souhaite
signaler de belles trouvailles comme « Cela est du ressort du Cercle » / « Cette charge / mission incombe
précisément au Cercle », ou, plus fidèlement encore au texte-source : « C’est justement ce dont s’occupe
le Cercle ... »
- L’enjeu sur le plan grammatical était de reconnaître l’apposition au nominatif « eine Gruppe von… » : le
jury a apprécié que ce point ait été majoritairement réussi, sauf pour les quelques copies qui ont fait un
contresens sur la construction. Le complément au génitif pluriel « großer deutscher und anderer
Universitäten » a généralement été bien reconnu aussi, sauf dans les quelques copies qui ont décalé
l’adjectif en le faisant porter sur le mot « Wissenschaftler ».
- Bien évidemment, la construction dite inversée de la phrase « Das besorgt der Zirkel… » a donné lieu à
des contresens lorsqu’elle n’a pas été identifiée par les candidats. Des contresens inattendus ont pu être
produits sur la seconde phrase (« Er wählt die Stipendiaten aber nicht selbst aus ») parce que beaucoup
de candidats ont des lacunes sur la place de la négation « nicht », qui en fin de proposition indique qu’il
s’agit d’une négation globale. Ainsi, un bon tiers des copies a traduit de façon erronée par « il choisit les
boursiers, mais pas tout seul* », ou pire « mais pas lui-même* » / « mais pas eux-mêmes* », ce qui créait
un non-sens.
- Le jury a constaté des oublis ponctuels mais fréquents sur le mot « selbst » dans la dernière phrase, mais
souligne que généralement, cette phrase a été très bien comprise. Il se félicite de la bonne connaissance
du sens de « werden », devenir, rarement pris pour un futur ici, c’est bien !
Segment 3
„Hm, eine Art Geschenk also für summa cum laude abgeschlossene Studien? Eine Urlaubsreise? "Erscheint
mir seltsam.“ „Nein, mit einer Urlaubsreise hat das Ganze nichts zu tun. Es geht um anderes. Wir wissen, dass
die universitäre Ausbildung die Elite von morgen formen soll in unseren Staaten. Doch ist sie sehr, wie sagt
man, theoretisch, genau, sie ist weltfremd.
79
« Hm, une sorte de cadeau pour des études brillantes / récompensant un diplôme décroché avec la Mention
Très Bien ? Un voyage d’agrément / de loisirs / de vacances ? Ça me semble étrange. »
« Non, tout cela n’a rien à voir avec un voyage d’agrément / de loisirs / de vacances. Il s’agit d’autre chose.
Nous savons que la formation universitaire doit, dans nos Etats, former l’élite de demain. Cependant / Mais
elle est très, comment dit-on / comment dire, théorique, oui c’est cela / oui exactement, elle est déconnectée
du réel / abstraite.
- Il fallait dans ce segment reconnaître et rendre correctement les deux questions nominales, ainsi que la
phrase sans sujet qui suivait. Le jury a constaté moins de difficultés d’ordre syntaxique que ce qu’il avait
redouté (ce dont il se félicite !), les candidats s’en sortant généralement haut-la-main sur la participiale
régressive. C’est davantage sur le lexique que les candidats ont peiné, à commencer par « Geschenk »,
mot pourtant basique désignant « un cadeau ». Beaucoup ont proposé « une récompense », ce qui est
tout à fait correct au regard du sens et de l’esprit du texte, mais si l’on se livre à une « Rückübersetzung »
(à savoir si l’on retraduit le mot « récompense » en allemand), on n’obtiendra pas le mot « Geschenk »,
mais « Belohnung ». Le jury a en revanche fini par valider « une façon de récompenser », qui était une
proposition plus pertinente.
- Le jury a trouvé beaucoup de traductions approximatives pour le mot « Bildung », qui signifie
« enseignement » ou « instruction » ; seule une copie très défaillante a écrit un non-sens en proposant
« image universitaire ». Idem pour l’expression « in unseren Staaten » : beaucoup de candidats ont traduit
par « dans nos pays », voire « dans nos nations », mais ces concepts ne sont absolument pas des
synonymes du mot État ! La rigueur imposait bel et bien de traduire l’expression par « dans nos États »,
avec une majuscule, que certains candidats ont omise malgré les rappels sur ce point qui figuraient déjà
dans les deux précédents rapports du jury. Il y a eu également des fautes de sens dans certaines copies
sur l’adjectif « seltsam » (étrange, curieux, singulier).
- Le jury profite de ce segment pour rappeller une règle d’or : « so nah wie möglich, so weit wie nötig ».
Là où il fallait justement s’éloigner un peu de la langue-source et réfléchir à une proposition de traduction
non calquée, c’était sur le nom composé « eine Urlaubsreise ». Le jury s’est réjoui de trouver à plusieurs
reprises de bonnes traductions comme « voyage d’agrément » ou « voyage de vacances », une copie
proposant une expression un peu vieillie, « voyage de plaisance ». Une copie a écrit « voyage de
complaisance », qui tenait à la fois de la confusion lexicale et du contresens. Rendre le mot composé par
« voyage de congés » ou « voyage de repos » était en revanche fort malvenu en français, ce qui a été
sanctionné comme un calque lexical ou une grosse maladresse. Néanmoins, les deux phrases „Nein, mit
einer Urlaubsreise hat das Ganze nichts zu tun. Es geht um anderes.“ n’ont donné lieu à des contresens,
des extrapolations voire des non-sens que dans les copies défaillantes.
- Les candidats devaient également veiller à rendre correctement les deux expressions en incise qui
servaient à prévenir le lecteur que le locuteur cherchait un mot plus approprié (« wie sagt man » et « genau
») : l’enjeu était ici de trouver des structures équivalentes en français. Ce point a été globalement réussi,
sauf quand les virgules encadrant les incises ont été ignorées et que les candidats ont traduit en un bloc
« genau weltfremd » (« tout à fait abstraite* »), ce qui n’était pas fidèle au sens du texte-source et a été
sanctionné.
- Les efforts produits par les candidats pour rendre le verbe de modalité « sollen » (« avoir pour mission
de... », « être censé ») ont été appréciés et valorisés. Idem pour l’adjectif « weltfremd », qui a donné lieu
dans un certain nombre de copies médiocres à un calque lexical, mais que beaucoup de candidats ont
traduit par des tournures plus heureuses : « coupé du monde », « éloigné de la réalité », « coupé des
réalités du monde », « abstrait ». L’adjectif « idéaliste » en revanche, assez souvent proposé, ainsi que
l’expression « hors sol » ne convenaient pas.
Segment 4
Die Stipendien um die Welt sollen uns andere Horizonte öffnen. Wir sollen die Menschen kennenlernen, von
denen wir nur aus Büchern wissen, wie sie leben, wie sie arbeiten. Ich zum Beispiel habe zwölf Kilo verloren
auf meiner Reise und einige Illusionen und mir die Malaria eingefangen. Ich habe sechs Wochen in einem
mandschurischen Bergwerk gearbeitet...
Les bourses offertes / dispensées pour un tour du monde doivent nous ouvrir d’autres horizons. Nous devons
apprendre à connaître les Hommes / les gens / les populations dont nous ne connaissons le mode de vie, la
80
façon de travailler, qu’à travers / que par les livres. En ce qui me concerne / Moi, par exemple, j’ai perdu douze
kilos et quelques illusions au cours de mon voyage, et j’ai attrapé / contracté la malaria. J’ai travaillé six
semaines dans une mine mandchoue / en Mandchourie…
- Dans la première phrase, un étoffement s’imposait pour rendre le groupe nominal « die Stipendien um die
Welt », formule très compacte qui reposait sur l’expressivité de la préposition « um ». Un quart des copies
n’a pas reconnu le sens spatial de la préposition, pourtant manifeste dans le nom de la fondation dès le
début du texte, et a traduit par « pour », laissant supposer une confusion avec l’infinitive « um... zu... ».
Cette faute a été sanctionnée. En revanche, il fallait bien comprendre « nous ouvrir d’autres horizons »,
et non « nous ouvrir à d’autres horizons* », qui n’a pas tout à fait le même sens.
- La plus grosse difficulté d’ordre syntaxique prévisible dans ce segment était la relative introduite par la
préposition von + datif (« von denen… »), comprenant elle-même deux subordonnées en « wie ». Cette
phrase a effectivement donné lieu à énormément de maladresses, voire à des ruptures syntaxiques en
français, beaucoup de candidats calquant et plaquant « comment ils vivent, comment ils travaillent » dans
leur traduction, sans considérer l’agencement de leur phrase. Le fait de poser les groupes de mots tels
quels sans recul par rapport à la construction globale de la phrase met en évidence un manque de réflexion
et de soin, et tient de la traduction à l’emporte-pièces. Les meilleures copies ont écrit entre autres : « dont
nous ne connaissons le mode de vie et la façon de travailler que par des livres » ou « dont nous ne
connaissons que par des livres la façon de vivre et de travailler ». Deux copies ont proposé l’expression
« connaissance livresque » de façon pertinente.
- Les candidats se devaient également de comprendre et de rendre le zeugme « zwölf Kilo verloren und
einige Illusionen ». Le jury a été satisfait de constater moins de maladresses sur ce point, si l’on excepte
les deux copies qui ont respectivement rendu « zwölf » par « deux » et par « vingt »... Un petit nombre de
copies a en revanche abusivement relié la perte d’illusions et la malaria, ce qui a conduit à la traduction
« en attrapant la malaria* ». Le gérondif était fautif ici et créait une distorsion de sens. De surprenantes
erreurs ont parfois été commises sur le mot transparent Illusionen (« vertiges* », « fausses croyances* »).
- Du point du vue lexical, le groupe nominal « in einem mandschurischen Bergwerk » était une difficulté
prévisible. Très souvent, il a constitué une double lacune dans les copies, à la fois relative au vocabulaire
et à la culture générale. Ce groupe nominal n’a pas été souvent traduit par « mine mandchoue » ou « mine
de Mandchourie » : il a ainsi donné lieu à toutes sortes de fantaisies lexicales comme « entreprise
mandchourienne de ponts et chaussées », « mine mandarine » ou encore « chantier d’extraction des
richesses du sol au Mandarin » voire « au Mandchouri ». Certaines copies hésitant probablement sur
l’orthographe de Mandchourie ont proposé une périphrase « dans le Nord-Est de la Chine », qui était une
solution intelligente.
Segment 5
Ich sehe die Welt mit anderen Augen als zuvor. Ich sehe zum Beispiel, wie klein Europa ist und dass ich hier
in diesem Haus ebenso sehr im Herzen europäischer Kultur bin wie in der Rue d’Ulm.“
„Grenzen überschreiten, hm“ sagte Roth zu sich selbst.
„Ihre Relativität erkennen.
Je vois désormais le monde avec d’autres yeux / le monde avec d’autres yeux qu’avant. Je vois par exemple
à quel point l’Europe est petite et que, dans cette maison, je suis tout autant au centre / au cœur de la culture
européenne que dans la rue d’Ulm.
« Franchir des frontières, hm », dit Roth pour lui-même / se dit Roth à lui-même.
« Reconnaître (comprendre) leur relativité / combien elles sont relatives.
- Environ 20% des copies a eu du mal à identifier la structure « ebenso ... wie » et a eu recours, une fois
encore, à des tournures calquées qui ne rendaient pas correctement le comparatif d’égalité.
- Il fallait rendre convenablement l’oralité de la fin du segment par une structure qui montrait que les deux
remarques se complétaient et s’enchaînaient. Beaucoup de traductions correctes ont été sensibles à cette
dimension, mais des faux-sens ont également été très fréquents (« dépasser », « outrepasser »). Une
faute a été presque systématiquement commise sur l’absence d’article, qui apparaît comme un point de
grammaire mal maîtrisé par les candidats : franchir DES frontières, et non LES frontières (qui aurait induit
la présence de l’article « die »).
81
- D’un point de vue grammatical, il fallait bien comprendre qu’il s’agissait de la relativité des frontières, et
non de « votre* » relativité (ce qui créait un non-sens), faute autant imputable à une mauvaise
compréhension du texte qu’à une mauvaise analyse de la majuscule. La moitié des copies a fait la faute,
et certaines copies défaillantes n’ont pas compris le sens de cette remarque, confondant relativité avec
relativisme ou relation. Une proposition alternative de traduction du verbe « erkennen », rendu par
« prendre conscience de », a été acceptée.
Segment 6
Und was Sie mich da vorhin schreiben sahen, ist der Bericht meiner Reise. Das gehört dazu, und es hilft,
Ordnung in den Wust der Bilder und Erlebnisse zu bringen. Allerdings schreibe ich ihn natürlich auf
Französisch.“
Et ce que vous m’avez vu écrire tout à l’heure, c’est le compte-rendu de mon voyage. Cela fait partie de
l’ensemble, et ça aide à mettre de l’ordre dans la masse d’images et d’expériences. Cela dit / Toutefois, je
l’écris en français, évidemment. »
- Les difficultés étaient principalement lexicales dans ce segment et concernaient les expressions
« Bericht meiner Reise» ( qui a été traduit par « rapport de voyage » ou « récit de mon périple ») et
« Ordnung bringen » (traduit de façon calquée par « apporter de l’ordre »), ainsi que les adverbes de la
dernière phrase : « allerdings » suggérait ici une opposition, « natürlich » ne devait pas être rendu par
« naturellement », a fortiori quand l’adverbe était mal placé dans la phrase française, car cela ne rendait
pas la notion d’évidence. De belles trouvailles ont été saluées, comme les tournures « mettre de l’ordre
dans le trop-plein / la profusion d’images et de choses vécues ».
- L’expression « Das gehört dazu » a pu dans un petit nombre de copies être laissée telle quelle en français
(« cela appartient »), ce qui créait un non-sens. Le jury s’est en revanche réjoui de solutions heureuses
comme « Cela fait partie de la démarche » / « Cela fait partie du projet » / « Cela s’inscrit dans le projet ».
- Il ne fallait pas calquer les virgules françaises sur les virgules allemandes dans la deuxième phrase,
comme nous l’avons déjà signalé dans les remarques générales. Des erreurs fréquentes ont été commises
sur l’adverbe « vorhin », souvent mal compris, et trois copies sur 36 n’ont pas correctement identifié la
majuscule sur « Sie », ce qui a créé de très gros problèmes de sens (« Ce qu’ils m’ont vu écrire...* »).
Segment 7
„Und wo mussten Sie überall hin?“„Oh, wir müssen nirgends hin. Das Stipendium bezahlt uns eine Reise um
die Welt in einem Jahr. Wer möchte, kann sich länger da oder dort aufhalten.
« Et où avez-vous dû / avez-vous été obligé d’aller ? » « Oh, nous ne devons aller / nous ne sommes obligés
d'aller nulle part. La bourse nous paie un voyage autour du monde en un an. Si on / Celui qui le souhaite, on
peut demeurer / rester / séjourner plus longtemps à tel ou tel endroit / ici ou là.
- La difficulté résidait ici dans le rendu de l’expression « hin/müssen » : il fallait que les candidats pensent
bien à ajouter un infinitif en français, ce qui a d’ailleurs été majoritairement réussi. Les difficultés ont
davantage été liées à la présence de l’adverbe de lieu « überall », qui a gêné les candidats et provoqué
beaucoup de calques très maladroits. Certains ont choisi des tournures pertinentes comme « Quelles sont
toutes les destinations / Quels sont tous les endroits où vous avez dû vous rendre ? », qui ont été
valorisées.
- Le jury salue le soin apporté dans la majorité des copies à la restitution du verbe en italiques : certains
candidats ont écrit ce mot en script, d’autres l’ont souligné, d’autres encore ont utilisé des guillemets.
Toutes ces solutions étaient pertinentes et témoignaient d’une grande attention portée au texte-source, et
le jury ne peut que féliciter les candidats en réussite sur ce point !
- Le jury avait envisagé que les candidats eussent pu être gênés par l’expression « wer möchte », ainsi que
par « da oder dort ». Cela n’a fort heureusement pas été le cas, car beaucoup de candidats ont fourni de
bons efforts de traduction, si l’on excepte le calque syntaxique « Qui souhaite peut... » ou « là et là-bas ».
- Le verbe « sich aufhalten » a souvent été rendu par « s’arrêter* », ce qui ne convenait pas, car c’était ici
l’idée de rester un moment quelque part qui était évoquée. Une copie s’est détachée de l’ordre séquentiel
et a produit une phrase très réussie : « Libre à chacun de séjourner plus longtemps ici ou là s’il le
souhaite », que le jury a particulièrement appréciée.
Segment 8
82
Ein Archäologe wird viel Zeit in Kleinasien verbringen, ein anderer interessiert sich für die ostasiatische Kultur,
ein dritter, der Sozialwissenschaftler ist, wird vielleicht besonders viel Zeit in den USA und der Sowjetunion
verbringen.
Un archéologue passera beaucoup de temps en Asie Mineure, tel autre s’intéressera à la culture extrême-
orientale, un troisième, qui sera sociologue, séjournera [en tant que sociologue] / préférera en tant que
sociologue peut-être s'attarder spécialement / particulièrement aux USA et en Union soviétique.
- La principale difficulté reposait sur la restitution de l’alternative: « Ein Archäologe …, ein anderer..., ein
dritter ... ». Ce point a généralement été réussi, mais le mot « Sozialwissenschaftler » a pu constituer une
source inattendue de difficultés : si l’expression « spécialiste en sciences sociales » passait, le calque
« scientifique social* » a été logiquement rejeté par le jury.
- Il fallait bien penser dans ce court segment à harmoniser les temps pour un meilleur rendu en français,
donc proposer un futur pour le verbe conjugué au présent « interessiert sich ». C’est d’ailleurs une valeur
fréquente du présent en allemand, que les candidats gagneraient à connaître. Très peu de copies y ont
hélas pensé. Le jury s’est dit aussi que beaucoup de candidats n’avaient peut-être tout simplement pas
osé le faire, par peur de commettre une faute de temps, alors que cela s’imposait du point de vue de la
cohérence. Une seule copie n’a pas identifié le futur (« wird verbringen ») et a hélas traduit tout le segment
au présent.
- Un certain nombre de fautes regrettables ont été commises sur « Kleinasien » ( rendu par « petite Asie* »,
« Mésopotamie* », « Asie de l’Ouest* ») et « ostasiatische Kultur » (« Asie de l’Est* »).
- C’est dans ce segment également que les oublis d’adverbes comme « vielleicht besonders » ont été le
plus fréquents.
Segment 9
Ich selbst bin Ethnologe und war daher jeweils drei Monate im Amazonas, im Kongo und in China. Aber ich
bin kein purer Automat. Ich habe auch ein wenig Ethnologie auf dem Lido in Venedig und der Copacabana
getrieben…“
Pour ma part, je suis ethnologue [moi-même] et c’est pourquoi j’ai passé respectivement trois mois en
Amazonie, (trois mois) au Congo et (trois mois) en Chine. Mais je ne suis pas une pure machine. J’ai
également pratiqué un peu d’ethnologie au Lido à Venise et à Copacabana... »
- Il y avait dans ce segment deux difficultés lexicales: les adverbes « daher » et « jeweils ». Généralement,
leur sens a été compris, mais rendu fort maladroitement.
- L’ironie bien perceptible à la fin de ce segment a été très rarement perçue et rendue, les meilleures copies
proposant « exercer un peu d’ethnologie ». Une bonne trouvaille a été remarquée : « Le Lido à Venise et
Copacabana ont également été pour moi l’occasion de faire un peu d’ethnologie ».
- Un certain nombre de copies a mal écrit Copacabana (avec 2 p ou en rajoutant l’article « la ») et ignoraient
ce qu’est le Lido (rendu par « fleuve », ou inséré dans la tournure « laissé dériver vers la* Lido »).
Quelques copies en difficulté n’ont pas compris non plus que « getrieben » était le participe II du verbe
« treiben » conjugué au parfait et l’ont pris pour un élément isolé, ce qui contrevenait aux règles de base
de la syntaxe allemande. Cette grave erreur a mené à des traductions extrêmement fantaisistes.
- L’expression « purer Automat » rendue par un calque lexical en français n’a pas été un choix très heureux
de la part des candidats, mais le jury salue quelques propositions fréquemment trouvées : « une pure
mécanique », « un robot », « une machine ».
Segment 10
„Der Sinn des Ganzen ist also schlicht–“
„Der Sinn des Ganzen ist ein Teil der Utopie Herrn Kleins. Aber wenn ich sage ‚Utopie’, heißt das nicht, dass
es sich um […] Luftschlösser handelt. Es geht darum, die Menschen, die Kulturen miteinander kommunizieren
zu lassen, einander kennenzulernen, um einander zu verstehen und den Hass und das Misstrauen abzubauen,
die die direkte Konsequenz mangelnden Wissens sind.“
« Le but de tout cela / La logique derrière tout cela / Le sens de toute cette entreprise est donc tout
simplement... »
« Le but de tout cela / La logique derrière tout cela / Le sens de toute cette entreprise fait partie de l’utopie de
Monsieur Klein. Mais quand je dis utopie, cela ne signifie pas qu’il s’agit [s’agisse] de châteaux en Espagne.
Il s’agit de faire communiquer les Hommes / les personnes / les populations et les cultures, de se découvrir /
83
de faire mutuellement connaissance, afin de se comprendre (mutuellement) et de réduire / se défaire / se
départir de / balayer la haine et la méfiance qui sont les conséquences / la conséquence directe du manque
de connaissance / de l’ignorance.
- La principale difficulté de ce dernier segment était de rendre correctement la coupure à la fin de la première
phrase dans une tournure syntaxiquement équivalente en français. Beaucoup de candidats ont peiné et
chuté, mais les bonnes copies ont su dire « Le sens de tout cela... » / « L’esprit de ce projet... »
- Il fallait également être vigilant sur la valeur du verbe « lassen » dans la dernière phrase et bien recourir
à la traduction par « faire » en français. Beaucoup de calques (« laisser ») ont été à déplorer, et les
candidats ont peiné à ne pas confondre la construction en « zu+infinitif » induite par l’amorce « Es geht
darum » avec la construction de la subordonnée infinitive en « um...zu... » qui suivait.
- Ce segment nécessitait d’autre part de reconnaître de nouveau le génitif sur Herr Klein et comprendre le
génitif sans déterminant à la fin de la séquence. Ces deux points n’ont pas posé de problème.
- Les lacunes constatées ont surtout été d’ordre lexical : elles ont concerné le verbe ab/bauen et
l’expression « mangelndes Wissen », assez souvent mal rendus. Le jury signale néanmoins une très
bonne trouvaille, présente dans deux copies : « saper les fondements » pour « ab/bauen ».
- Enfin, il fallait penser à bien traduire la réciprocité très marquée à la fin de l’extrait. L’immense majorité
des copies a bien tenu compte de la note de bas de page dans ce segment, ce que le jury a apprécié,
mais il n’a absolument pas compris pourquoi « Luftschlösser » a pu se retrouver traduit par « des châteaux
dans les airs* » ou encore « la relève des contes de fées* », qui relevaient du non-sens.
84
EPREUVES ECRITES
VERSION ANGLAISE
Rapport présenté par Ernest Toffa et Marine Boyer avec la collaboration de Anne-Laure François,
Céline Pugnet, Elizabeth Ringuet, Anne-Emilie Wawrzyniak, Laurent Hélius et Édouard Marsoin
Présentation du sujet
Cette année, le choix du jury s’est porté sur un extrait du roman de l’autrice camerounaise Imbolo
Mbue (1981-), Behold the Dreamers (2016). Lauréat du prestigieux prix Pen/Faulkner, le livre explore, à travers
ses protagonistes Jende et Neni Jonga, un topos inspiré par le propre parcours de l’écrivaine et que le titre
laisse entrevoir : le rêve américain. En effet, partie du Cameroun pour réaliser son cursus universitaire aux
États-Unis, dans le New Jersey, Imbolo Mbue a dû faire face aux désillusions propres au rêve américain
lorsque, au plus fort de la crise économique et financière de 2008, elle perd son emploi. Inspirée par de grands
écrivains comme Toni Morrison, dont elle admire le roman Song of Solomon, ainsi que par sa propre analyse
sociologique de la ville de New-York, elle décide alors de s’atteler à la rédaction de ce premier roman, qui
problématise les conditions de possibilité d’un rêve si convoité, les obstacles financiers ou juridiques qui
entravent sa réalisation, et révèle la nécessité cruelle de parfois devoir abandonner ce rêve quand ces derniers
deviennent insurmontables.
Le passage à traduire est extrait du dix-septième chapitre du roman. Parti de son Limbe natal, au
Cameroun, pour émigrer à New York, Jende Jonga enchaîne les petits emplois pendant deux ans, jusqu’à
décrocher un entretien d’embauche avec un riche homme d'affaires, Clark Edwards, qui le recrute comme
chauffeur privé de la famille. Cet emploi lui assure des revenus suffisants pour faire vivre sa femme Neni et
leur enfant Liomi, restés à Limbe. Il décide alors de les faire venir auprès de lui, dans un petit appartement du
quartier de Harlem. En possession d’un visa étudiant, Neni poursuit ses études en pharmacie tandis que Liomi
se lie d’amitié avec Mighty, le cadet de la famille Edwards. Le rêve américain se réalise donc peu à peu,
malgré les difficultés, jusqu’à être brutalement remis en question : en 2008, la chute de Lehman Brothers vient
ébranler le monde de la finance et gripper les activités de Clark Edwards. Dans le même temps, Jende se voit
refuser sa demande de droit d’asile et vit sous la menace d’une procédure d’expulsion du territoire (« his
deportation case »).
Le passage offrait aux candidats un portrait de New York, assaillie par la chaleur estivale et forçant
ses habitants à trouver des parades vestimentaires (« battling the sun with wide hats and light clothes ») ou
des divertissements divers et variés (« world music concerts [...] ; rooftop revelries [...] street fairs ») pour
oublier un temps la moiteur ambiante. Réalisée par un narrateur omniscient, cette description panoramique
de la ville était suivie par un changement de point de vue, la focalisation devenant alors interne, plongeant le
85
lecteur dans le quotidien de Jende Jonga. Au cours d’un trajet en voiture le long de l’avenue Lexington, Clark
Edwards lui fait part de son intention de passer une partie de l’été dans sa résidence secondaire de
Southampton, accompagné de sa famille. S’il le souhaite, donc, le protagoniste peut prendre des congés
payés. Sans doute conscient de la situation financière de la famille Jonga, l’homme d’affaires suggère
également de proposer à Neni un poste temporaire de gouvernante afin de remplacer, le temps des vacances
d’été, l’employée de maison habituelle (“You should ask Cindy if she needs a housekeeper for that last week
in July and the first three weeks in August [...].”). Jende, qui s’empresse d’accepter, soumet ainsi sa femme à
une rigoureuse séance d’entraînement (« after Jende had coached her on what to say, what not to say, how
to say the right things well ») préalable à l’entretien téléphonique avec la femme de l’homme d’affaires, Cindy
Edwards. Le passage se termine sur la longue liste de tâches qui incomberaient à Neni, si elle était recrutée.
Les rapports de jury précédents regorgeant de conseils transférables, nous nous contenterons de
rappeler deux principes cruciaux pour éviter les écueils les plus pénalisants dans les copies.
Il est conseillé de conserver un temps suffisant de relecture dédiée d’une part à la correction de la
langue française, d’autre part à la cohérence du propos en langue cible. Le jury est en effet particulièrement
vigilant quant aux erreurs de grammaire, syntaxe et lexique élémentaires qu’une relecture attentive doit
permettre d’éviter.
Par ailleurs, une relecture soigneuse de la traduction implique aussi de veiller à éliminer des erreurs
de repérages (temporels, situationnels…) qui mènent à des contresens contaminants voire parfois à des non-
sens.
Le jury rappelle que les préparationnaires non seulement peuvent mais doivent utiliser le dictionnaire
unilingue pour lever les problèmes de compréhension de l’extrait. Certaines erreurs trouvées dans les copies
démontrent que cet outil à disposition des candidates et des candidats n’est pas encore suffisamment
employé.
Les copies ayant reçu les notes les plus basses sont celles qui n’ont pas su éviter ces écueils. Le jury
est particulièrement attentif à la qualité de la langue française lorsqu’il s’agit d’évaluer des candidates et
candidats à l’agrégation de Lettres modernes. Inversement, il n’hésite pas à bonifier les traductions qui
parviennent à allier fidélité au propos du texte source et mise en français élégante.
Segment 1
“The city that summer overflowed with the hot and thirsty: panting on subway platforms, battling the sun with
wide hats and light clothes, rushing to scaffoldings for shade, dashing into department stores not for the sales
advertised on windows but for the AC. Those unable to escape to beaches and countrysides congregated in
places where the humidity could briefly be forgotten:”
Cet été-là, la ville débordait d'une foule en sueur et assoiffée, qui haletait sur les quais de métro, bravait le
soleil avec des grands chapeaux et de vêtements légers, accourait sous les échafaudages en quête d'ombre,
se ruait dans les grands magasins non pas pour les promotions affichées en vitrine mais pour la climatisation.
Ceux qui ne pouvaient s'échapper à la plage ou à la campagne s'entassaient dans des endroits où l'humidité
pouvait un temps se faire oublier/où l'on pouvait un temps/momentanément /, l'espace d'un court instant,
oublier l'humidité :
Dans ce premier segment une analyse trop rapide du temps a pu conduire les candidats à utiliser le passé
simple alors que l’imparfait était de mise afin de souligner la durée du phénomène. Il fallait également repérer
le fait que la série de V+ing présente dans l’énumération qui suivait se rapportait aux adjectifs substantivés
« the hot and thirsty » et non à « the city ». Le jury tient à rappeler que les participes présents ont tendance à
alourdir la phrase en français et doivent être évités au profit, par exemple, de propositions relatives.
Le vocabulaire du paysage urbain, pas toujours bien maîtrisé alors qu’il restait ici assez basique, a été source
de nombreux contresens. En prenant appui sur le contexte, des traductions telles que « grandes surfaces »,
86
« galeries marchandes » ou « supermarchés » pour « department stores » auraient pourtant pu être écartées.
De même, « windows » ne pouvait être traduit par « fenêtres ». « Sales » désignait bien ici les soldes et non
les ventes. Dans cette acception, « soldes » est un nom masculin, il fallait donc accorder en conséquence. Si
le jury a accepté indifféremment « climatisation » ou « air conditionné » il était cependant impossible de garder
l’abréviation « AC », qui n’a pas de sens pour un francophone. « clim » en revanche, appartient au langage
courant et pouvait être utilisé.
À la fin du segment, certains candidats n’ont pas reconnu la voix passive dans « the humidity could briefly be
forgotten ». Le mot-à-mot était à proscrire. Le passage par le pronom neutre « on » était une solution naturelle
mais la voie active pouvait aussi être rétablie, au gré du candidat.
Segment 2
“world music concerts with musicians from far-flung lands like Kazakhstan and Burkina Faso; rooftop revelries
where everyone seemed absolutely certain of their good looks and sophistication; street fairs with too much
grilled chicken and not enough moving air; sunset cruises with last-minute tickets and mediocre cocktails.”
concerts de musique du monde où jouaient/ se produisaient des artistes venus de contrées lointaines comme
le Kazakhstan ou le Burkina Faso, grandes fêtes sur des toits-terrasses où chacun semblait avoir une foi
(/confiance) totale/absolue en sa propre élégance (/fringance) et en son raffinement (// où nul ne semblait
douter de sa fringance et de son raffinement// où chacun semblait absolument convaincu/sûr de sa propre
fringance et de son raffinement), fêtes de quartier/ braderies/foires de rue où le poulet grillé se vendait à foison
(/où le poulet grillé foisonnait// où l'on trouvait du poulet grillé à foison) mais où l'air peinait à circuler, croisières
au soleil couchant réservées à la dernière minute où l'on servait des cocktails bas de gamme.
Le segment concerné est une longue énumération : là où l’anglais utilise le point-virgule pour séparer les
différents groupes de l’énumération, le français utilise la virgule. Le choix de l’article zéro était l’option
préférable et a été bonifié. En effet, nombre de copies qui ont opté pour l’utilisation d’un article (voire, d’une
préposition et d’un article) ont abouti à des tournures maladroites ou incohérentes, passant de l’article indéfini
au défini sans justification. La maladresse majeure dans la traduction de ce segment a concerné les
prépositions, qui ont souvent été traduites telles quelles, sans étoffement, ce qui a abouti à une multiplication
de « avec », par exemple. Le vocabulaire a pu également mener à des maladresses, dues à des calques : par
exemple, l’adjectif « médiocre » en français s’applique plutôt à une personne et quand il modifie une chose, il
a plutôt trait à la quantité ou aux dimensions. Le jury s’est étonné du nombre de faux-sens sur « grilled »,
pourtant transparent, mais trop souvent traduit par « braisé » ou « rôti ». Les candidates et candidats ont aussi
eu souvent tendance à surinterpréter « far-flung » ou « sunset ».
Deux passages en particulier ont pu donner lieu à une notation sévère, en raison d’erreurs grammaticales
et/ou syntaxiques. La traduction de « like (Kazakhstan…) » par « tel que » était possible ; encore fallait-il
procéder au bon accord grammatical avec le nom choisi pour traduire « lands ». L’emploi de « everyone » en
anglais implique un accord pluriel, notamment pour les pronoms et possessifs ; mais en français, « tout le
monde » s’entend grammaticalement comme un singulier et « their sophistication » devait donc être traduit
par « son raffinement », et non « leur », voire « leurs ».
Segment 3:
“There was much to do in the city, and yet the desperation remained among many to be out of it, to be in a
place where the mission was pleasure and not endurance, to sit where the air moved without burden and the
water went on for thousands of miles, a place like the villages of the Hamptons. Jende could take a paid
vacation in the first two weeks of August, Clark informed him as they drove down Lexington on a mid-June
morning.”
La ville offrait bien des/de multiples divertissements, [/La ville ne manquait pas de divertissements/
d’activités…] mais (/et pourtant,) nombreux étaient ceux qui souhaitaient (/pourtant) désespérément en sortir,
se trouver dans un endroit où le maître-mot/ le but/ l’objectif était de se faire plaisir / était le plaisir et (non) pas
torture/ souffrir/ subir, s’installer là où/à un endroit où l’air pouvait circuler/circulait sans entraves et où l’eau
s’étendait sur des milliers de kilomètres : un endroit pareil/ semblable aux villages des Hamptons. Lors d’un
trajet en voiture sur Lexington [Avenue], un matin de la mi-juin, Clark informa Jende qu’il pouvait
prendre/poser/avait droit à des congés payés sur la première quinzaine d’août/les deux premières semaines
d’août (/du mois d’août).
87
Dans la première phrase de ce segment, il fallait veiller à éviter les calques, notamment sur les mots
« mission », « endurance » et le verbe « sit », trop souvent traduit par son sens premier « s’asseoir » auquel
on préférait « s’installer » puisqu’il ne s’agissait pas ici de se focaliser sur la position assise mais plutôt sur la
localisation. La traduction de « went on for thousands of miles » a donné lieu à de nombreux faux-sens. Si le
verbe « s’étendre » permettait de rendre compte de l’immensité de l’étendue d’eau, les choix récurrents de
verbes de mouvement tels que « courait/s’écoulait/ parcourait des milliers de kilomètres » étaient inadéquats.
Il convient aussi de rappeler que dans un souci de clarté « miles » sera traduit par « kilomètres », son
équivalence dans la langue cible.
Le passage « as they drove down Lexington » s’est aussi avéré particulièrement difficile pour bon nombre de
candidates et candidats, Lexington étant considéré, à tort, comme la destination (« alors qu’ils descendaient
en voiture/roulaient vers/jusqu’à Lexington ») et non comme l’avenue sur laquelle les deux personnages
circulaient. Le recours à une transposition, « Lors d’un trajet en voiture sur Lexington », permettait d’éviter
d’alourdir la phrase avec des formulations telles que « alors qu’ils descendaient en voiture Lexington
Avenue ». Rappelons également que, dans ce contexte, le modal « could » n’est pas une marque du
conditionnel. Il s’agit d’un prétérit temporel (concordance des temps) qui sera donc traduit par « pouvait
prendre des congés payés ».
Enfin, du point de vue narratif, si la deuxième phrase du segment pouvait tout à fait être considérée comme
du discours indirect libre, il fallait par la suite se montrer particulièrement attentif à la cohérence du registre de
langue lors de la traduction de la fin de la phrase suivante « so it should be an overall light summer of work ».
Segment 4:
“The family would be spending late July and pretty much all of August in Southampton (Cindy and the boys,
mostly), as well as random days in early July, so it should be an overall light summer of work.
‘I am very grateful, sir,’ Jende said without a change in his countenance, though inwardly he was grinning
wider than the Great Rift Valley. It would be the first time in America he’d be paid to do nothing, though he
knew he wasn’t going to sit around idle for two weeks —he was going to call the livery cab company he used
to work for and get shifts so he could add to the funds he and Neni were saving for his deportation case.”
Toute la famille (Cindy et les garçons, surtout) allait passer la fin de juillet et presque tout le mois d’août à
Southampton, ainsi que quelques jours çà et là début juillet. L’été ne serait donc pas, dans l’ensemble, très
chargé en termes de travail.
« Je vous en suis très reconnaissant, monsieur », répondit Jende sans rien laisser transparaître, bien qu’en
son for intérieur son sourire fût plus large encore / il arborât un sourire plus large encore que la vallée du
Grand Rift. Pour la première fois depuis son arrivée en Amérique, il allait être payé à ne rien faire, même s’il
savait bien qu’il n’allait pas se tourner les pouces/ rester les bras croisés pendant deux semaines : il allait
appeler l’entreprise de VTC pour laquelle / le service de chauffeurs pour lequel il avait travaillé auparavant et
effectuerait quelques courses afin d’alimenter les fonds que Neni et lui mettaient de côté dans le cadre de sa
procédure d’expulsion / la procédure d’expulsion qui le visait.
Ce segment comportait quelques passages au discours indirect libre, qu’il fallait donc veiller à restituer de
manière appropriée, notamment au niveau du registre. Par exemple, l’expression « sit around idle » invitait
l’usage d’une expression idiomatique familière en français, comme « se tourner les pouces ». Un bon repérage
était aussi nécessaire pour traduire l’expression « Great Rift Valley », souvent improprement traduite par
« Grand Canyon ». En effet, bien que la recherche d’un équivalent facilement compréhensible pour un lecteur
francophone soit louable, l’expression est en réalité liée à l’identité du personnage principal, Jende, qui est un
immigré camerounais, comme on pouvait le deviner grâce à la mention de la procédure d’expulsion qui le vise
(« deportation case », pour lequel il fallait éviter le calque « affaire » d’expulsion). Il valait donc mieux traduire
par « vallée du Grand Rift », appellation d’usage en français pour cette entité géographique d’Afrique de l’est,
car il s’agit d’un élément de caractérisation.
Les contre-sens et faux-sens lexicaux les plus importants ont porté sur « light », mésinterprété au sens de
« lumineux » plutôt que « léger », et sur « livery cab company », souvent traduit par « compagnie de taxis en
livrée », alors qu’il s’agit simplement d’une « entreprise de VTC » ou d’un « service de chauffeurs ».
88
Enfin, rappelons qu’en français la conjonction « bien que » est suivie d’un verbe conjugué au subjonctif et non
à l’indicatif, faute de grammaire fréquente dans les copies qui n’est pas acceptable au niveau de l’agrégation
de Lettres modernes.
Segment 5 :
“’You should ask Cindy if she needs a housekeeper for that last week in July and the first three weeks in
August, when Anna takes her vacation,’ Clark added minutes later. ‘She usually gets someone from the
agency. Maybe your wife would like to do it and make some extra money?’
‘Oh, yes, sir. My wife… she would… we would be very grateful, sir.’”
« Tu devrais/ Vous devriez demander à Cindy si elle a besoin d’une gouvernante/ employée de maison/ aide-
ménagère quand Anna sera en congé /pendant les vacances d’Anna, la dernière semaine de juillet et les trois
premières d’août, ajouta Clark quelques minutes plus tard. L’agence lui envoie quelqu’un, d’habitude. Peut-
être que ta/ votre femme serait intéressée, histoire de gagner un peu plus d’argent ?
- Ah, oui, monsieur. Ma femme… elle serait/ sera d’accord / en effet/ pour sûr // elle serait… nous vous en
serions vraiment reconnaissants, monsieur. »
Ce segment amenait les candidats à utiliser la ponctuation du dialogue français. Il semble nécessaire ici de
faire un rappel. Le dialogue français s’ouvre et se ferme avec des guillemets. Chaque réplique excepté la
première s’ouvre avec un tiret. Il est envisageable de se passer des guillemets pour utiliser un tiret dès la
première réplique tant que ceux-ci ne réapparaissent pas plus tard dans le dialogue. Les didascalies sont
incluses et ne nécessitent pas la rupture du dialogue en français contrairement au dialogue en anglais. La
question du vouvoiement se pose lors du passage au français. Ici, les deux étaient envisageables. De manière
générale, les temps ont posé des difficultés aux candidats. La proposition en « when » induisait quant à elle
l’utilisation du futur en français contrairement à l’anglais. D’un point de vue lexical, les traductions de
« housekeeper » ont révélé une vision souvent datée des employés de maison : entre autres « bonne » ou «
femme à tout faire ». Quant à « extra money », sa traduction par « argent de poche » amenait à un contresens
par rapport au propos du texte. Les différences de fonctionnement entre les deux langues ont amené
beaucoup de candidats à commettre des erreurs élémentaires de grammaire française : la majuscule sur les
mois en anglais, la traduction des prépositions « for » et « from » qui demandaient respectivement un
étoffement et une inversion de polarité, enfin « sir » a souvent été orthographié, à tort, avec une majuscule en
français.
Quelques surtraductions ont été notées concernant « would like ». Ainsi, le jury a pénalisé toute notion de
plaisir comme « adorer » ou « plaire ». Une relecture de l’ensemble du texte aurait aidé les candidats à entrer
dans l’histoire et non seulement dans l’exercice afin d’éviter les contresens.
Segment 6:
“Cindy did need someone, and Neni needed a break from the oft-gloomy task of feeding and bathing
incapacitated senior citizens, though it was the prospect of earning more money in four weeks than she made
in three months that prompted her and Jende to discuss the offer for only five minutes before agreeing that
she would skip the second summer semester (since her student visa allowed her to) and go to Southampton.”
Cindy avait de fait/en effet besoin de quelqu’un et Neni avait besoin de prendre un peu distance avec la tâche
ô combien/bien souvent déprimante qui consistait à donner la becquée et faire la toilette à des personnes
âgées à mobilité réduite/ dépendantes, même si c’était la perspective de toucher/gagner davantage d’argent
en l’espace de quatre semaines qu’en trois mois de travail qui la conduisit, avec Jende, à ne passer que cinq
minutes à réfléchir à l’offre avant de décider qu’elle manquerait/ qu’elle ne suivrait pas le semestre d’été de
(sa) deuxième année (étant donné que son visa le lui permettait) pour aller à Southampton.
Le segment a posé peu de difficultés de compréhension, hormis en ce qui concerne le terme « since » perçu
comme signifiant « depuis » et non « puisque » ; la plus grande difficulté a été celle à restituer adroitement le
sens en langue-cible, notamment en raison de la longueur de la phrase à traduire. On rappelle l’importance
de réserver un temps de l’épreuve à une relecture visant à s’assurer de la qualité syntaxique et stylistique du
texte produit, sans trahir le sens du texte ni en omettre une partie du sens. Ainsi, pour la traduction de « senior
citizens », il convient d’opter pour « personnes âgées » plutôt que « citoyens senior », qui constitue un calque
peu authentique, ou que « pensionnaires de la maison de retraite », qui relève d’une interprétation
s’apparentant à un faux-sens. Une autre relecture comparant le texte de départ et la traduction doit permettre
de s’assurer de ne pas omettre des termes comme le « did » emphatique en début de phrase (que l’on peut
89
traduire par « en effet »), le préfixe « oft », ou encore « summer » dans l’expression « second summer
semester » qui a posé des difficultés de traduction à plusieurs candidates et candidats ; dans ce dernier
exemple, il convenait de comprendre qu’il s’agissait du « semestre d’été de (sa) deuxième année ». Enfin, il
est important de veiller à ne surtout pas traduire « though it was… » par « bien que *c’était ».
Segment 7:
“She called Cindy Edwards that evening —after Jende had coached her on what to say, what not to say, how
to say the right things well—introduced herself, and said she would like the job. Cindy offered her the job,
though not before telling her what was involved: maintaining a spotless five-bedroom house, grocery shopping
for specific items that must be gotten right, daily laundry, cooking specific recipes, serving guests in a dignified
manner, babysitting a ten-year-old as needed, twelve-hour workdays with lots of downtime.”
Ce soir-là/ le soir même, elle appela Cindy Edwards - après que Jende l’eut conseillée sur ce qu’il fallait dire,
ne pas dire, et comment bien dire ce qu’il fallait dire -, (elle) se présenta, puis lui signifia son intérêt pour le
poste. Cindy la recruta, sans toutefois manquer de lui préciser au préalable tout que ce poste impliquait de
faire: maintenir une maison de cinq chambres dans un état impeccable, faire les courses en respectant à la
lettre une liste de produits (bien) spécifiques, faire des lessives quotidiennement, préparer des plats bien
spécifiques, servir des/ les invités avec la distinction requise/ attendue, s’occuper d’un enfant de dix ans au
besoin/quand nécessaire, le tout, douze heures par jour, avec pas mal de moments de pause / de nombreux
temps morts.
Pour bien traduire ce segment final dans sa globalité, il convenait d’identifier correctement les protagonistes
et ne pas confondre les personnages de Cindy et de Neni pour éviter des contresens contaminants
particulièrement pénalisants.
Le repérage temporel induit par « that » dans « that evening » n’a pas toujours fait l’objet d’une traduction
adéquate. La règle avant que + subjonctif / après que + indicatif est encore insuffisamment connue ou
maîtrisée pour des préparationnaires de l’agrégation de Lettres modernes. La proposition subordonnée
« though not before telling her » a parfois donné lieu à des contresens par défaut de repérage de la
chronologie des évènements suggérée par « not before ». Le passage « maintaining a spotless five-bedroom
house » a régulièrement donné lieu à des erreurs sur la portée de l’adjectif « spotless » ou à une mise en relief
des cinq chambres au détriment de la maison relevant du faux-sens lourd. Il était bienvenu de choisir des
segments de même nature grammaticale pour l’enchaînement des tâches à accomplir afin d’éviter des
incohérences syntaxiques. S’il est vrai que « daily laundry » peut sembler être une construction nominale, il
est assez évident qu’ici le verbe conjugué « doing » est sous-entendu. Une rupture de construction à valeur
récapitulative qui a guidé le choix de traduction « le tout… » dans la proposition de corrigé était par contre
attendue pour le dernier élément énuméré. Enfin le jury a apprécié les traductions de passages comme « must
be gotten right » et « dignified » qui reflétaient le fait que les propos étaient tenus par Cindy.
90
EPREUVES ECRITES
Le sujet de version arabe pour l’Agrégation de Lettres modernes était un extrait du roman « Mawt
Saghîr » du Saoudien Mohammed Hasan Alwan. Il s’agit d’un roman historique dans lequel se croisent les
trajectoires du mystique Ibn Arabi et du philosophe andalou Averroès. Rédigé dans une langue moderne et
élégante mais qui ne comporte pas de grandes difficultés syntaxiques, certains éléments lexicaux ainsi que
des références au contexte historique et géographique d’Al-Andalus au XIIe-XIIIe siècle présentaient
néanmoins quelques défis. C’est le cas, par exemple, des mots « barzakh » (isthme, limbe) ou
« mutazandiqîn » (hérétiques), de la ville de Murcie et des dynasties almoravide, almohade et mongole.
S’ajoute à cela la présence de quelques expressions imagées ou allusives.
La seule copie montre une compréhension globale du texte. En revanche, elle est jalonnée par une quantité
assez importante de faux sens (18) et de contresens (14). Y figurent aussi quelques incohérences dans les
choix des temps, ainsi que 6 omissions (surtout des adjectifs supprimés). En général, le/la candidat(e) a eu
tendance à « synthétiser » le texte à sa façon, en supprimant des éléments par-ci par-là.
Les entrailles de nos mères constituaient notre demeure, puis nous nous en sommes exilés à la naissance -
Ibn Arabi
Dieu m’a fait don de deux isthmes/intervalles/limbes : l’un avant ma naissance, le second après mon trépas.
Dans le premier j’ai vu ma mère me donner naissance ; j’ai vu dans le second mon fils me mettre en terre. J’ai
vu mon père rire à la nouvelle réjouissante de la venue de son aîné mâle et mon épouse éplorée à la perte de
son époux à un âge avancé. À Murcie, j’ai vu, avant ma naissance, la mèche de la dynastie des Almoravides
éteinte par les Almohades. Après ma mort, j’ai vu les Mongols mettre à sac et ravager Bagdad. J’ai vu les
saints hommes se réjouir de la naissance du Maître des Savants et les hommes de religion prononcer des
Allāh Akbar à la nouvelle du Grand Hérétique. Tout cela je l’ai vu, en peu d’années, entre deux isthmes, par
le grand dévoilement de Dieu et Sa Lumière éclatante. C’est ainsi que se manifesta à moi la vitesse de mon
passage et la nécessité de mon anéantissement, à cet âge qui ne représente rien de plus qu’une ligne dans
Son message divin, l’éclat d’une flamme dans Son Ciel et Ses hauteurs, un subtil vestige dans Son vaste
territoire.
Mon premier isthme s’acheva durant le mois de ramadan, au moment où ma mère connut les douleurs de
l’accouchement. Ses mains pressaient les bords de sa couche, sa bouche prononçait des implorations à Dieu
afin qu’il fît de son nouveau-né un mâle et qu’il rendît aisée sa mise au monde. Fatima essuyait sur son front
la sueur de la naissance et chassait de son cœur les tourments de la peur. Une fois que, enfin, je vis la lumière,
le visage de cette bonne accoucheuse était le premier visage que je vis au début de la vie. Je le comparai aux
milliers de visages que j’avais vus dans mon isthme, aux milliers de saints, de gens pieux et d’ascètes. Son
visage était encore plus bienveillant ; qui plus est, il constituait une réalité qui se tenait devant moi. Ma mère
perdit connaissance dès ma naissance et Fatima n’eut guère l’heur de me poser sur sa poitrine, comme on
fait d’habitude. Elle me nettoya, m’emmaillota et entreprit me nettoyer le visage comme le font les mères ; mon
cœur s’attacha d’emblée à elle. De son côté, elle me prit de ce fait pour son fils spirituel depuis que ses yeux
se posèrent sur mon visage et qu’elle m’enveloppa de sa vertigineuse tendresse dont le deuil, lorsque j’eus
quitté mon isthme, constituait ma pitance au début de mon cheminement. Comme il est douloureux de quitter
son isthme, fait de dévoilement plein et entier, pour entrer dans le monde d’ici-bas, fait d’ignorance pleine et
entière. Quitter l’isthme de la vérité pour le monde des ombres s’est fait à travers une main gracieuse
m’extirpant des entrailles de ma mère, la main de Fatima. Après cela, elle méritait ma piété à son égard,
91
jusqu’à sa mort à Séville, une mort de femme sainte, vertueuse, pleine de grâces célestes, à un âge avancé,
un visage dont je ne connus ni de plus beau ni de plus doux.
92
EPREUVES ECRITES
VERSION ESPAGNOLE
Rapport présenté par Nicolas Godbert avec la précieuse relecture de Grégory Dubois, Laura
Scibetta et Rafael Vilchez.
Présentation du sujet
L’extrait proposé pour cette session est tiré du roman La buena suerte de la romancière Rosa Montero.
Née à Madrid en 1951 et auteure reconnue (médaille d’or du mérite des beaux-arts, prix national des lettres
espagnoles, entre autres), elle est l’auteure de nombreux romans à succès.
Il s’agit ici de l’incipit du roman. Le narrateur fait découvrir au lecteur l’un des personnages centraux
de l’intrigue, Pablo Hernández, architecte de renom, qui cherche, pour différents motifs, à fuir sa vie et à se
couper de ce qui le rattache à son passé. Il va s’installer dans un ancien village minier sombre et triste et fera
la connaissance de la lumineuse Raluca qui le guidera dans cette nouvelle vie.
La scène se déroule dans un train à grande vitesse AVE entre Madrid et Málaga. C’est une scène de
portrait à la troisième personne.
93
través de la ventana. Miramos con él: un áspero racimo de vías vacías y paralelas a la nuestra se extiende
hasta un edificio que queda pegado al tendido férreo.
Cet homme n’a pas levé la tête de son ordinateur portable depuis que nous avons quitté Madrid. Et
pourtant c’est un train à grande vitesse d’une lenteur exaspérante qui s’arrête à toutes les gares possibles sur
le trajet vers Málaga. On pourrait croire que cet homme est plongé dans son travail, presque absorbé ; mais
n’importe quel observateur averti ou du moins tenace pourra remarquer que, de temps en temps, ses yeux
cessent d’errer sur l’écran pour devenir opaques et vitreux ; que son corps se raidit, comme suspendu au
milieu d’un mouvement ou d’un battement de cœur ; que ses mains se contractent et que ses doigts se replient,
tels des griffes crispées. Dans de tels moments il est évident qu’il est très loin du wagon, du train, de cette
après-midi étouffante qui écrase sa vulgarité poussiéreuse sur la vitre. A la main droite de cet homme, il y a
deux ongles écrasés et noirs, sur le point de tomber. Ça a dû lui faire mal. Il arbore également un îlot de poils
oubliés sur sa mâchoire carrée et parfaitement rasée par ailleurs, ce qui montre bien qu’il ne se regarde pas
dans le miroir quand il se rase. Voire qu’il ne se regarde jamais dans un miroir. Et pourtant, il n’est pas vilain.
Autour de la cinquantaine, une chevelure abondante et grisonnante, raide et peu soignée, trop longue sur la
nuque. Un visage aux traits épais, des lèvres charnues, un nez proéminent mais harmonieux. Un nez de
général romain. En y regardant de plus près, cet homme devrait être séduisant, attirant, tout à fait le genre
d’homme puissant et conscient de son propre pouvoir. Mais il y a quelque chose chez lui qui ne va pas,
quelque chose de raté et qui cloche. Comme une absence de squelette, pour ainsi dire. C’est ça, une absence
complète de destin, ce qui revient à être dépourvu d’ossature. On dirait que cet homme n’a pas réussi à passer
un accord avec la vie, un accord avec lui-même, ce qui, à ce stade on le sait bien, est la seule réussite à
laquelle on peut aspirer : arriver, comme un train, comme ce train, à une gare acceptable.
Ça fait à peine quinze minutes que nous nous sommes arrêtés à Puertollano, mais la machine a
encore une fois réduit sa vitesse. On va s’arrêter de nouveau, cette fois-ci sur le quai de Pozonegro, un petit
village au passé minier et au présent calamiteux, à en juger par la laideur suprême de l’endroit. Des maisons
misérables aux toits en tôle ondulée, guère mieux que des bidonvilles verticaux qui alternent avec des rues
de la période du développement franquiste le plus misérable, avec les inévitables blocs d’appartements de
quatre ou cinq étages au crépi éclaté et aux briques souillées par le salpêtre. Le train à grande vitesse tremble
un peu, il hoquète d’avant en arrière, comme s’il éternuait, pour enfin s’arrêter. Surprise : cet homme a levé la
tête pour la première fois depuis le début du voyage et maintenant il regarde à travers la vitre. Nous regardons
avec lui : une ramification aride de voies ferrées vides et parallèles à la nôtre s’étend jusqu’à un bâtiment collé
au réseau ferré.
Remarques préliminaires :
Ce rapport ayant vocation à aider les futurs candidats, le jury s’attachera tout particulièrement à relever
des maladresses à éviter et à proposer des éléments de grammaire sur lesquels s’appuyer. Nous tenons
néanmoins à souligner la bonne tenue de la plupart des copies et le soin apporté à restituer le sens.
Le corrigé ci-après ne prétend pas être modèle, plutôt une proposition pour laquelle les rapporteurs
font le choix délibéré de ne pas proposer tous les possibles mais bien un texte lisible et compréhensible. Le
jury a évidemment accepté et valorisé d’autres propositions qui ne figurent pas dans le présent rapport.
Comme pour les sessions précédentes, le jury déplore des incorrections grammaticales ou
orthographiques qu’il s’étonne de trouver dans des copies de candidats à l’agrégation de Lettres Modernes.
Rappelons que les graves erreurs de langue française sont plus pénalisantes que les erreurs de sens dues
aux difficultés de compréhension (faux-sens et contresens). De fréquents solécismes, qu´une lecture attentive
aurait permis d´éviter, ont également été observés dans les copies et très lourdement pénalisés.
Deux écueils restent à éviter : la traduction littérale dépourvue de sens et une réécriture qui
s´éloignerait du texte source. S’il est vrai que des points bonus sont accordés aux copies qui proposent de
94
bonnes idées de traduction, il faut prendre garde à ne pas se laisser emporter par sa plume : la fidélité au
texte original et l’intelligibilité sont prioritaires.
1| Ese hombre lleva sin levantar la cabeza del portátil desde que hemos salido de Madrid.
Il convenait de prêter une attention particulière à la traduction de l’adjectif démonstratif « ese ». Les
différences de valeur entre les trois démonstratifs « este », « ese » et « aquel » ouvrent à l’espagnol de
nombreuses possibilités de nuancement de l’expression et permettent d’intéressantes perspectives narratives,
dont l’expressivité est souvent difficile à rendre (Bedel, 2002, p.152). Sans nécessité d’une maîtrise exhaustive
de l’emploi et de la valeur des déictiques en espagnol, le candidat devait a minima remarquer la récurrence
d’emploi dans l’extrait et la respecter de façon cohérente dans sa traduction. L’effet produit par le choix du
déictique « ese » permet d’instaurer une sorte de distance médiane entre le narrateur et le protagoniste. Le
narrateur semble scruter, presque disséquer le personnage principal comme le ferait un passager ayant fixé
son attention sur son voisin d’en face en l’observant de méticuleusement.
La construction « llevar + sin + verbe à l’infinitif » permet d’exprimer une durée. Elle a posé de
nombreuses difficultés aux candidats qui ne se sont pas toujours attachés au sens général et qui ont essayé
de traduire mot à mot.
Le terme de « portátil » désigne un ordinateur portable et a souvent été traduit par « téléphone
portable » ce qui constitue un contresens.
La traduction littérale du verbe « salir » par « sortir » relevait du calque et a été sanctionné comme tel.
Il convenait de conserver le passé composé « hemos salido » dans la traduction en français et de ne
pas le rendre par un passé simple. Le passé simple exprime un fait complètement achevé à un moment
déterminé du passé, sans considération du contact que ce fait, en lui-même ou par ses conséquences, peut
avoir avec le présent. Il n'implique en soi ni l'idée de continuité ni celle de simultanéité par rapport à un fait
passé et marque une « action-point ». Tandis que le passé composé indique un fait achevé à une époque
déterminée ou indéterminée du passé et que l'on considère comme étant en contact avec le présent, soit que
ce fait ait eu lieu dans une période de temps non encore entièrement écoulée ou que ses conséquences soient
envisagées dans le présent (Grevisse). La traduction de « hemos salido » par un passé simple a donc été
sanctionnée comme une faute de temps. Le jury a également sanctionné, de façon plus lourde, la traduction
par un plus-que-parfait.
Cet homme n'a pas levé la tête de son ordinateur portable depuis que nous avons quitté Madrid.
2| Y eso que es un AVE de exasperante lentitud con parada en todas las estaciones posibles en su
camino a Málaga.
La locution conjonctive “y eso que” à valeur de concession était une des difficultés de ce segment. Le
jury a choisi de la traduire de façon neutre « et pourtant » et a accepté de nombreuses propositions « bien
que », « et ce malgré le fait que », etc. pourvu qu’elles respectent l’idée de concession.
Certains candidats ont choisi de traduire « AVE » par TGV. C’était un choix pertinent qui révélait une
bonne compréhension du contexte et une éventuelle connaissance du sens de l’acronyme « AVE » qui
signifie « Alta Velocidad Española». Cet acronyme, en majuscule dans le texte, a parfois donné lieu à des
traductions loufoques (« volatiles », « oiseau ») correspondant au sens littéral du substantif « ave », qui motive
certes le choix de l’acronyme, mais qui n’avait ici aucun sens et qui mettait en évidence une incompréhension
complète du contexte de l’extrait. Le candidat pouvait également faire le choix de ne pas le traduire.
Le jury a considéré la traduction de « estaciones » par « stations » comme un faux sens, considérant
qu’il s’applique davantage à une station de taxi ou de métro. Le sens « gare » étant vieilli.
Nous rappelons qu’en français, la ville de Malaga s’orthographie sans accent.
95
Et pourtant c'est un train à grande vitesse d'une lenteur exaspérante qui s'arrête à toutes les gares possibles
sur le trajet vers Malaga.
3| Podría parecer que ese hombre está inmerso en su trabajo, casi abducido por él; pero cualquier
observador meticuloso o al menos persistente advertirá que, de cuando en cuando
Le jury a noté quelques erreurs d’identification du conditionnel « podría ». La difficulté consistait plutôt
à comprendre qu’il s’agissait d’une tournure impersonnelle (emploi d’une troisième personne du singulier qui
ne renvoie à aucun des personnages en présence) que l’on pouvait rendre par « on ».
De la même façon, un nombre encore trop important de candidats n’a pas identifié le futur « advertirá »
et a traduit par un conditionnel, probablement influencé par le verbe initial mais qui modifiait considérablement
le sens de la phrase.
Les candidats disposant d’un dictionnaire unilingue, le sens de l’adjectif « abducido » a souvent été
cherché et parfois rendu par le premier sens « séquestrer » qui constituait ici un faux-sens important.
Le syntagme « observador meticuloso » est une clé de lecture précieuse pour la compréhension et
donc pour la bonne traduction de cet extrait. Le narrateur va se livrer une description minutieuse, méticuleuse,
presque scientifique du personnage principal. Il s’agira dès lors pour les candidats de veiller à se montrer le
plus précis possible dans l’utilisation de la palette lexicale pour rester fidèle au texte original.
On pourrait croire que cet homme est plongé dans son travail, presque absorbé ; mais n’importe quel
observateur averti ou du moins tenace pourra remarquer que, de temps en temps,
4| sus ojos dejan de vagar por la pantalla y adquieren una vidriosa opacidad; que su cuerpo se pone
rígido, como suspendido a medio movimiento o medio latido; que sus manos se contraen y sus dedos
se arquean, garras crispadas.
Ici, la traduction de la périphrase verbale « dejar de +inf. » a souvent posé difficulté aux candidats qui
ont parfois omis de la traduire. Rappelons ici que dans cet exercice de traduction universitaire, il convient de
rester proche du texte original et que l’omission est une des fautes les plus lourdement sanctionnées.
La suite de ce segment n’a pas fait l’objet de difficulté particulière et les candidats, s’en tenant à une
traduction au plus proche du texte, ont souvent proposé des traductions acceptées. Il convenait toutefois de
respecter la gradation entre « mains », « doigts » puis « griffes » en remarquant le passage d’éléments du
corps humain au corps animal.
ses yeux cessent d'errer sur l'écran pour devenir opaques et vitreux ; que son corps se raidit, comme suspendu
au milieu d’un mouvement ou d'un battement de cœur ; que ses mains se contractent et que ses doigts se
replient, tels des serres crispées.
5| En tales momentos es evidente que está muy lejos del vagón, del tren, de esta tarde tórrida que
aplasta su polvorienta vulgaridad contra el cristal de la ventanilla.
Ce segment ne présentant pas de difficulté majeure, il convenait de rester au plus près du texte et de
son style en proposant une combinaison « adjectif + substantif » pour rendre le syntagme « polvorienta
vulgaridad ».
La traduction du terme « ventanilla » par « petite fenêtre » constituait un important contresens.
Dans de tels moments il est évident qu'il est très loin du wagon, du train, de cette après-midi étouffante qui
écrase sa vulgarité poussiéreuse sur la vitre.
6| En la mano derecha de ese hombre hay dos uñas magulladas y negras, a punto de caerse. Debieron
de doler.
96
Une fois de plus, le jury attire l’attention des candidats sur l’importance de respecter la cohérence
dans les choix de traduction initiaux quant au déictique « ese » dans le syntagme « ese hombre ».
La principale difficulté ici consistait à traduire convenablement la préposition « en » et à formuler un
énoncé à la fois fidèle au sens du texte et correct sur le plan de la grammaire et de la syntaxe. Pour rappel,
en espagnol la préposition « en » peut se traduire par « dans », « sur », « en » ou encore « à » selon les
contextes. Ici, elle est employée pour situer dans l’espace, pour préciser la situation d’un objet sur une surface,
la situation des ongles par rapport à la main du personnage central. S’agissant de ses ongles meurtris et noirs,
la seule traduction envisageable était « à la main droite ». Aussi, le jury a-t-il dû sanctionner des propositions
qui commençaient par « sur la main droite » ou « dans la main droite », les ongles ne pouvant être ni « sur »
ni « dans » la main. « Sur » était à exclure dans la mesure où il marque généralement la position d’une chose
par rapport à ce qui est plus bas, en contact ou non avec elle (Grevisse). Quant à « dans », de façon plus
évidente, la main n’étant pas envisagée ici comme un contenant, cette proposition n’était pas non plus
recevable. Certains candidats ont fait le choix d’un léger écart ce qui a été considéré comme une forme
d’évitement mais a parfois donné lieu à des propositions pertinentes.
Par effet d’analogie avec le texte original pour qui le substantif « uñas » est au féminin pluriel, certains
candidats ont accordé les deux adjectifs ayant pour antécédent « ongles » également au féminin pluriel.
La locution verbale « Deber de » suivi de l’infinitif exprime la conjecture. Il convenait ici d’être
particulièrement vigilant à deux éléments : le temps verbal et la possible ambigüité. En effet, si le passé simple
ou le passé composé pouvaient être indifféremment envisagés, la proposition de traduction littérale « ils ont
dû lui faire mal » introduisait une ambigüité quant au sujet de l’action. Il était donc préférable de choisir une
tournure impersonnelle.
Enfin, il est regrettable de constater qu’un nombre encore trop nombreux de candidats à l’agrégation
externe ne maîtrise pas les accents grammaticaux.
A la main droite de cet homme, il y a deux ongles écrasés et noirs, sur le point de tomber. Ça a dû lui faire
mal.
7| También luce una isla de pelos sin cortar en su mandíbula cuadrada y, por lo demás, perfectamente
rasurada, lo que demuestra que no se mira al espejo cuando se afeita. O incluso que no se mira jamás
al espejo. Y, sin embargo, no es feo.
La traduction du verbe « lucir », très utilisé en espagnol, qui signifiait ici « exhiber, porter
fièrement » était l’une des difficultés majeures de ce segment. On comprend fort bien que, s’agissant d’une
touffe de poils que le personnage avait visiblement oublié et qui contrastait avec le reste de sa mâchoire
parfaitement rasée, « lucir » était ici chargé d’une forme d’ironie. La simple traduction par le premier sens du
verbe (« briller ») constituait dès lors un contresens. On pouvait par ailleurs tout à fait conserver l’image d’un
« îlot de poils » même si « touffe » ou « amas » ont pu être acceptés.
Le jury attendait également que les candidats, à l’instar du texte original, s’efforcent de montrer une
richesse lexicale et une variété de tournures pour rendre les expressions suivantes, de sens proche, au moyen
de traductions différentes : « pelos sin cortar », « rasurada » et « se afeita » évitant ainsi de répéter trois fois
le verbe « raser ».
Enfin, il convenait d’être attentif et de respecter la tonalité et le registre du texte initial. Aussi, des
propositions telles que « il n’est pas moche » pour « no es feo » ont été sanctionnées par un écart au registre.
De la même manière, le choix de conserver le terme de « mandibules » pour « mandíbulas » introduisait une
dimension presque argotique qui n’est pas présente dans l’extrait.
Il arbore également un îlot de poils oubliés sur sa mâchoire carrée et parfaitement rasée par ailleurs, ce qui
montre bien qu'il ne se regarde pas dans le miroir quand il se rase. Voire qu'il ne se regarde jamais dans un
miroir. Et pourtant, il n'est pas vilain.
97
8| Quizá cincuenta años, pelo abundante y canoso, lacio y descuidado, demasiado largo en el cogote.
Rostro de rasgos grandes, labios carnosos, nariz prominente pero armónica. Una nariz de general
romano.
Ici, le narrateur, procède à une description détaillée du personnage principal, presque à la manière
télégraphique d’un portrait-robot. Une succession de syntagmes courts, sans verbe et entrecoupés de virgules
constituent ce segment. Il s’agissait pour les candidats de respecter le style de l’auteur en restant, là encore,
au plus près du texte pour en conserver tous les effets. Les traductions qui se sont attachées à respecter le
rythme ont naturellement été appréciées et valorisées.
Rappelons que si le bilinguisme n’est pas un prérequis, il est tout de même attendu des candidats une
maîtrise a minima des bases de langue espagnole (« el pelo » ≠ « los pelos »). En tout état de cause, dans la
mesure où ce segment s’attache à faire la description physique du personnage de Pablo, le simple bon sens
invitait à considérer le sens de « pelo » comme désignant la chevelure et non la toison de poils comme on a
pu lire dans certaines copies.
La précision et la finesse du détail de ce portrait obligeait le candidat à s’attacher à rendre cet effet
par une traduction, elle aussi, précise. La richesse de la palette lexicale de certains candidats leur a permis
de proposer une traduction toute en nuance des adjectifs servant à décrire la chevelure ainsi que les traits du
personnage.
Autour de la cinquantaine, une chevelure abondante et grisonnante, raide et peu soignée, trop longue sur la
nuque. Un visage aux traits épais, des lèvres charnues, un nez proéminent mais harmonieux. Un nez de
général romain.
9| Si nos fijamos bien, ese hombre debería ser llamativo, atractivo, el típico varón poderoso y
conocedor de su propio poder.
La tournure « fijarse bien » qui signifie faire porter son attention sur quelqu’un ou quelque chose est
conjuguée ici à la première personne du pluriel. Le narrateur permet au lecteur, complice de cette observation
méticuleuse, de focaliser son attention sur le pouvoir de séduction de notre personnage principal. C’était
l’occasion pour le candidat de proposer des traductions différentes pour les adjectifs « llamativo » et
« atractivo », de sens proche, et d’imiter le processus de dérivation « poder » / « poderoso » du texte original.
De bonnes trouvailles ont ainsi été valorisées tant il est vrai qu’elles révélaient une compréhension
fine de l’extrait (ex. : « el típico varón » = « l’archétype du mâle »).
En y regardant de plus près, cet homme devrait être séduisant, attirant, tout à fait le genre d'homme puissant
et conscient de son propre pouvoir.
10| Pero hay algo en él descolocado, algo fallido y erróneo. Una ausencia de esqueleto, por así decirlo.
Esto es, una ausencia completa de destino, que es como andar sin huesos.
La succession des trois adjectifs « descolocado », « fallido », « erróneo » a supposé des difficultés de
traduction que le jury a constaté dans un nombre important de copies. Le narrateur poursuit son observation
méticuleuse et se livre à une interprétation presque morphopsychologique, soulignant la complexité voire la
contradiction d’un physique avantageux qui trahit une faille psychologique qui va attiser la curiosité du lecteur.
Pour sa proposition de traduction, le jury a opté pour la périphrase et la recatégorisation. On a pu retrouver
ces propositions chez certains candidats. D’autres ont fait le choix de la traduction au plus près du texte et ont
souvent choisi de rendre « descolocado » par « déplacé ; désœuvré », « fallido » par « raté », et « erróneo »
par « manqué ». Le jury a accepté ces propositions.
Ce segment décrit le caractère dévasté du protagoniste, derrière le bel homme qu’il pourrait être, le
narrateur dépeint un personnage totalement brisé. L’expression « Una ausencia de esqueleto » renforce cet
aspect. Selon les copies, le jury a trouvé des propositions qu’il a acceptées parmi lesquelles « une absence
d’ossature ».
98
L’expression idiomatique (modismo) « por así decirlo » n’a pas posé de difficulté aux candidats et a
souvent été traduite par « pour le dire autrement », « autrement dit », « pour ainsi dire ». Notons également
qu’« esto es », autre expression idiomatique, peut avoir deux sens assez proches : l’explicitation, la précision
ou bien la correction, la reformulation. Ce qui pourrait se traduire par « c’est-à-dire » « c’est ça » ou encore
« enfin » « ou plutôt », propositions qui ont été acceptées par le jury.
Dans la deuxième partie de ce segment, il fallait comprendre « destino » dans son sens de
« destinée », « destin ». Le jury n’a pas accepté les traductions « but » « objectif » qui n’étaient pas recevables
du point de vue du sens. La dernière partie de la phrase « que es como andar sin huesos » et qui renvoie à
son absence de squelette, d’ossature a le plus souvent été traduite mot à mot, au plus près du texte (« ce qui
est comme marcher sans os » ; « ce qui revient à marcher sans os »). Ces propositions ont bien sûr été
acceptées. Rappelons néanmoins qu’en espagnol le verbe « andar » peut également s’employer en qualité
de semi-auxiliaire et se substituer à « ser » ou à « estar ». Ainsi, dans ce segment, le verbe « andar » est-il
employé comme substitut de « estar », sans qu’il y ait une idée de mouvement. C’est ce qui a motivé la
traduction retenue par le jury et proposée ci-après.
Mais il y a quelque chose chez lui qui ne va pas, quelque chose de raté et qui cloche. Comme une absence
de squelette, pour ainsi dire. C’est ça, une absence complète de destin, ce qui revient à être dépourvu
d’ossature.
11| Se diría que ese hombre no ha logrado un acuerdo con la vida, un acuerdo consigo mismo, lo cual,
a estas alturas ya todos lo sabemos, es el único éxito al que podemos aspirar: a llegar, como un tren,
como este mismo tren, a una estación aceptable.
Rappelons une nouvelle fois la cohérence attendue dans le choix de traduction du déictique « ese ».
Le jury s’est étonné de trouver des traductions de la locution « lo cual » pour le moins inattendues et
dépourvues de sens (ex : lequel). Elles constituaient un solécisme et ont été lourdement sanctionnées.
Sûrement par analogie avec l’anglais « exit », nous avons trouvé dans de nombreuses copies la
traduction du substantif « éxito » par « sortie », ce que le jury a bien sûr considéré comme un lourd contresens.
De même, la proposition « a estas alturas ya todos lo sabemos » a fait l’objet de propositions parfois
totalement déconnectées et sans le moindre lien avec le texte. Le jury a catégorisé ces erreurs en non-sens
(ex : « à ces hauteurs »).
Enfin, il convenait de ne pas reprendre la préposition « à » (devant le verbe « arriver »), ce qui aurait
constitué là aussi un solécisme. Le jury a sanctionné également les copies dans lesquelles il a trouvé un
calque du type « comme ce même train ». Le traitement de la traduction de « estación » a été évoqué plus
haut.
On dirait que cet homme n'a pas réussi à passer un accord avec la vie, un accord avec lui-même, ce qui, à ce
stade on le sait bien, est la seule réussite à laquelle on peut aspirer : arriver, comme un train, comme ce train,
à une gare acceptable.
12| Hace apenas quince minutos que nos detuvimos en Puertollano, pero la máquina ha reducido una
vez más la marcha. Vamos a volver a parar, ahora en el apeadero de Pozonegro, un pequeño pueblo
de pasado minero y presente calamitoso, a juzgar por la fealdad suprema del lugar.
En espagnol, l’emploi de la 3ème personne du singulier du verbe « hacer » suivie d’un complément de
temps indique depuis combien de temps l’action est en train de se réaliser. Elle peut être rendue par « cela
fait » ou « il y a ». Le verbe « detenerse » (« nos detuvimos ») est conjugué à la 1ère personne du pluriel du
passé simple. Le temps du verbe « hacer » s’explique par le fait que l’on envisage l’action de s’être arrêté
depuis le présent. Comme pour le segment 1, il convenait donc de traduire par un passé composé (« nous
nous sommes arrêtés »). La traduction de « nos detuvimos » par un passé simple a donc été sanctionnée
comme une faute de temps. Le jury a également sanctionné, de façon plus lourde, la traduction par un plus-
99
que-parfait. Dans la suite de la phrase, « ha reducido » devait logiquement être rendu par un passé composé
(« a réduit sa vitesse »).
La périphrase verbale « volver a + inf. » marque la répétition, la réitération d’une action. Elle a été le
plus souvent convenablement traduite.
Le jury a par ailleurs apprécié les copies qui s’efforçaient de respecter le style du texte en proposant
de conserver le rythme « substantif + adjectif » et en marquant l’opposition « passé » « présent » pour
« pasado » « presente ».
Ça fait à peine quinze minutes que nous nous sommes arrêtés à Puertollano, mais la machine a encore une
fois réduit sa vitesse. On va s'arrêter de nouveau, cette fois-ci sur le quai de Pozonegro, un petit village au
passé minier et au présent calamiteux, à en juger par la laideur suprême de l'endroit.
13| Casas míseras con techos de uralita, poco más que chabolas verticales, alternándose con calles
del desarrollismo franquista paupérrimo, con los típicos bloques de apartamentos de cuatro o cinco
pisos de revoque ulcerado o ladrillo manchado de salitre.
Ce segment mobilisait des connaissances lexicales précises et qui renvoyaient à des éléments
techniques pour lesquels le jury rappelle qu’il n’est pas attendu des candidats qu’ils les maîtrisent. Ils disposent
pour cela de dictionnaire unilingue dont l’usage raisonné et à bon escient doit leur permettre de trouver des
solutions de traductions acceptables faute d’être toujours précises. Ainsi, si la traduction exacte de « uralita »
est « fibrociment », une proposition comme « tôle » ou « tôle ondulée », qui montrait que le candidat avait
compris l’aspect précaire et miséreux de ces habitations, était tout à fait recevable. Il en va de même pour le
« crépi éclaté » ou les « brique souillées par le salpêtre ».
La locution « poco más que » qui signifie ici « guère mieux que », « tout au plus » a parfois été mal
comprise et traduite par « un peu plus que » ce qui relevait du contresens.
Le développementisme fait référence à une approche ou une politique visant à favoriser la croissance
économique et le développement d'un pays, en particulier dans les nations moins développées. Le substantif
« desarrollo » augmenté du suffixe -ismo, indiquant le plus généralement un courant, une doctrine ou une
théorie, a rarement été traduit par son équivalent « développementiste ».
L’usage de l’adjectif superlatif « paupérrimo » dérivé de « pobre » constituait également une difficulté
que nous proposons de résoudre par le recours à l’adjectif « misérable ».
La proposition trouvée dans de nombreuses copies « les typiques blocs » constituait un calque que le
jury a sanctionné.
Des maisons misérables aux toits ondulés, guère mieux que des bidonvilles verticaux qui alternent avec des
rues de la période du développement franquiste le plus misérable, avec les inévitables blocs d'appartements
de quatre ou cinq étages au crépi éclaté ou aux briques souillées par le salpêtre.
14| El AVE tiembla un poco, se sacude hacia delante y hacia atrás, como si estornudara, y al fin se
detiene. Sorpresa: ese hombre ha levantado la cabeza por primera vez desde el comienzo del viaje y
ahora mira a través de la ventana.
Ici encore, il s’agissait pour le candidat de reconnaître les temps verbaux utilisés, de connaitre leurs
valeurs et leurs emplois et de faire les bons choix. En espagnol, la locution comparative de l’irréel « como si »
exige toujours l’emploi du subjonctif imparfait. En français, c’est l’imparfait qui est attendu. De nombreux
candidats se laissant emporter par la plume ont proposé « comme s’il allait éternuer », modifiant ainsi le temps
de la phrase originale, et donc son sens. De la même façon, il convenait de veiller à traduire « ha levantado »
par un passé composé.
Le train à grande vitesse tremble un peu, il hoquète d'avant en arrière, comme s'il éternuait, pour enfin s'arrêter.
Surprise : cet homme a levé la tête pour la première fois depuis le début du voyage et maintenant il regarde à
travers la vitre.
100
15 |Miramos con él: un áspero racimo de vías vacías y paralelas a la nuestra se extiende hasta un
edificio que queda pegado al tendido férreo.
Enfin, comme indiqué pour le segment précédent, le jury invite les candidats à bien identifier les temps
afin de pas commettre d’erreurs lourdement sanctionnées. Dans de nombreuses copies le présent du verbe
mirar « miramos con él » a été confondu avec l’impératif. Il y a là un contresens majeur et une faute de temps
conséquente.
La dernière partie de l’extrait convoquait l’image botanique de la grappe ou du régime pour évoquer
l’enchevêtrement des rails autour du quai de Pozonegro, ce qui n’a pas été sans poser de difficultés à bon
nombre de candidats.
Enfin, notons dans cet extrait la récurrence de l’emploi des semi-auxiliaires que seules les meilleures
copies sont parvenues à traduire en évitant les contresens qui consistaient à traduire le verbe sans
comprendre qu’il s’inscrivait dans une périphrase verbale comme ici « quedar pegado ».
Nous regardons avec lui : une ramification aride de voies ferrées vides et parallèles à la nôtre s'étend jusqu'à
un bâtiment collé au réseau ferré.
101
EPREUVES ECRITES
VERSION ITALIENNE
Afin que les futurs candidats à l’agrégation externe de Lettres Modernes souhaitant présenter
l’épreuve de version italienne puissent préparer au mieux cette épreuve, le jury se propose de rendre compte
de son travail de correction en précisant ici ses attentes et en formulant ses recommandations et conseils.
Le nombre de candidats choisissant la version italienne au concours est stable, avec 32 copies en
2023, comme en 2022.
Notes et barème
Comme les années précédentes, le jury a adopté un mode d’évaluation utilisant un système de points-
fautes qui sanctionne chaque erreur de traduction en fonction de sa gravité. Les moins graves sont les fautes
d’accents omis, les apostrophes, les mots mal coupés ou les erreurs de ponctuation ne modifiant pas le sens
de la phrase, puis viennent les fautes d’orthographe sans incidence morphologique (doubles consonnes par
exemple), les choix multiples ou les ajouts inutiles, ainsi que les maladresses d’expression et les inexactitudes
qui n’entraînent pas de modification du sens. Une autre étape est franchie lorsque les faux-sens, impropriétés
ou maladresses entraînent une modification du sens. Ensuite sont sanctionnés plus sévèrement les
contresens, omissions ou fautes d’orthographe grammaticale et de morphologie portant sur un nom ou un
adjectif. Enfin, les fautes les plus lourdement sanctionnées restent les erreurs de grammaire, de conjugaison,
les fautes d’accords, les barbarismes lexicaux, les concordances de temps non respectées et, en dernier lieu,
les barbarismes verbaux, les non-sens et les contresens portant sur une proposition entière ou l’omission d’un
segment. L’échelle de ce barème s’étale de 1 à 5 points-fautes en fonction de l’erreur commise. Les fautes de
langue en français ont été encore une fois sévèrement sanctionnées, le jury estimant qu’il s’agissait ici d’un
concours de recrutement de professeurs de langue et littérature françaises.
Le candidat doit donc absolument s’assurer que tout ce qu’il écrit, indépendamment de ce qu’il a
compris, est correct grammaticalement et a un sens. Il évitera ainsi les erreurs les plus lourdement
sanctionnées.
Si les copies ont été globalement satisfaisantes, seules deux copies se sont véritablement
démarquées par leur qualité de traduction.
Les notes s’échelonnent de 0,5 à 16 et la moyenne est de 9,42. On dénombre 13 copies en dessous
de la moyenne et 19 copies au-dessus. La moyenne reste quasiment identique à l’an dernier (9,38). Le texte
ne présentait pas de difficultés de compréhension particulière de l’italien. La mise en français a pourtant posé
de nombreux problèmes dans les copies les plus fragiles, tant au niveau de la grammaire que de l’orthographe.
102
Le jury rappelle donc que la version n’est pas un simple exercice de compréhension écrite mais une
occasion donnée au candidat de montrer sa connaissance fine du bon usage des deux langues. Une bonne
gestion du temps, permettant au candidat de relire son texte attentivement, peut également limiter le risque
d’opter pour une tournure fautive calquée sur l’italien. Enfin, la révision précise des temps verbaux français et
italiens est un point fondamental dans la préparation de cette épreuve de traduction. En effet, beaucoup
d’erreurs lourdement sanctionnées concernent des formes verbales, mal identifiées en italien et mal choisies
en français. Les barbarismes – lexicaux et verbaux –, qui sont souvent attribuables au stress du candidat et
ne sont pas corrigés à la relecture, doivent être impérativement évités, surtout sous la plume de futurs
professeurs de français.
La durée de l’épreuve de langue vivante est de 4 heures, le coefficient est de 5 dans le calcul final de
la note. L’usage du dictionnaire unilingue est autorisé dans la langue choisie. Le jury en italien recommande
l’utilisation du dictionnaire de référence suivant, en version non abrégée : N. ZINGARELLI, Vocabolario della
lingua italiana. L’outil dictionnaire permet d’élucider le jour de l’épreuve certains termes et d’éviter contresens
ou barbarismes, ce qui ne doit pas dispenser les candidats d’un travail d’apprentissage lexical sérieux durant
leur préparation ; le jury tient compte de la possibilité de consulter ce dictionnaire unilingue dans
l’établissement de ses critères de correction. Le candidat ne doit pas se priver donc de l’utiliser à bon escient.
Par ailleurs, le jury met en garde les candidats contre un mauvais usage du dictionnaire qui a tendance
à isoler les mots et les invite à toujours tenir compte du contexte et de la cohérence interne du texte.
Le jury recommande vivement la lecture des rapports de correction des années précédentes : ils
contiennent de précieuses informations, rappelées chaque année, sur ce qui est attendu d’un candidat à
l’agrégation de Lettres modernes pour l’épreuve de langues vivantes.
La version du concours n’a nullement vocation à être publiée, c’est un exercice qui vise à vérifier les
compétences linguistiques des candidats dans les deux langues ; c’est pourquoi il est attendu une traduction
qui soit la plus fidèle possible au texte en langue étrangère. Il ne saurait s’agir donc de réécrire le texte source
ou de l’interpréter, mais d’en respecter au maximum les structures, le ton, le registre et la lettre, tout en
montrant une bonne maîtrise de la langue française, spécialité des candidats. Ce n’est donc pas l’élégance
qui prime dans l’évaluation des choix de traduction opérés pour cet exercice de concours mais la précision et
l’exactitude. En effet, souvent le jury regrette de pénaliser inutilement de bonnes copies qui s’écartent du texte
sans nécessité majeure.
Comme les trois années précédentes, le jury a choisi un texte contemporain. Paolo Cognetti est une
auteure milanaise vivant dans le Val d’Aoste, qui a reçu le prix Strega en 2017 pour son roman Le otto
montagne. Dans ce roman, publié en 2016, le narrateur, Pietro, raconte ses étés passés à Grana. Dans ce
petit village du Val d’Aoste, le jeune Milanais, dont les parents sont épris de grands espaces, suit son père sur
les chemins de randonnée. Il rencontre à Grana le jeune Bruno, et une grande amitié liera les deux garçons.
Si la vie les sépare un temps, ils se retrouvent à l’âge adulte : alors que Pietro a parcouru le monde, Bruno
est resté fidèle à sa montagne.
C’est une histoire d’amitié émouvante que livre Paolo Cognetti, un roman initiatique dans lequel son
amour pour la montagne transparaît dès les premières pages. Le succès du roman est immédiat et culmine
avec l’adaptation cinématographique proposée par Felix Van Groeningen et Charlotte Vandermeersch qui sort
en salles en décembre 2022.
Derniers conseils
103
Si un titre est donné à l’extrait, il convient de le traduire, contrairement au titre de l’œuvre d’où le texte
est extrait qui est indiqué à la fin du texte.
Enfin, même si cela semble évident, nous invitons tous les candidats à prendre le temps de se relire
avec soin. La relecture est une étape fondamentale de l’exercice qui nécessite la plus grande rigueur. Cette
année encore cette étape fondamentale a été trop souvent négligée par les candidats, conduisant à de gros
contresens et à une syntaxe française très malheureuse.
Le jury tient à rappeler que les candidats ne doivent proposer qu'une seule traduction, et ne peuvent
en aucun cas hasarder à donner des propositions alternatives entre parenthèses. Ces doubles choix ont été
comptés comme des omissions. Sont à bannir également les remarques faites en marge à l’attention des
correcteurs. Le candidat doit choisir une seule traduction et ne doit pas faire part de ses hésitations au jury.
Les copies étant numérisées, la propreté et la clarté des copies sont encore plus importantes qu’elles
ne l’étaient auparavant. Le jury invite les candidats à ne pas négliger l’étape fondamentale du travail au
brouillon.
Texte à traduire
Mio padre aveva il suo modo di andare in montagna. Poco incline alla meditazione, tutto caparbietà e
spavalderia. Saliva senza dosare le forze, sempre in gara con qualcuno o qualcosa, e dove il sentiero gli
pareva lungo, tagliava per la linea di massima pendenza. Con lui era vietato fermarsi, vietato lamentarsi per
la fame o la fatica o il freddo, ma si poteva cantare una bella canzone, specie sotto il temporale o nella nebbia
fitta. E lanciare ululati buttandosi giù per i nevai.
Mia madre, che l’aveva conosciuto da ragazzo, diceva che lui non aspettava nessuno nemmeno allora,
tutto preso a inseguire chiunque vedesse più in alto : perciò occorreva aver buona gamba per rendersi
desiderabili ai suoi occhi, e ridendo lasciava intendere di averlo conquistato così. Lei più tardi alle corse
cominciò a preferire sedersi nei prati, o immergere i piedi in un torrente, o riconoscere i nomi delle erbe e dei
fiori. Anche in vetta le piaceva soprattutto osservare le cime lontane, pensare a quelle della sua giovinezza e
ricordare quando c’era stata e con chi, mentre mio padre a quel punto veniva invaso da una specie di
delusione, e voleva soltanto tornarsene a casa.
Credo fossero reazioni opposte alla stessa nostalgia. I miei erano emigrati in città verso i trent’anni,
lasciando il Veneto contadino in cui mia madre era nata, e mio padre era cresciuto da orfano di guerra. Le loro
prime montagne, il primo amore, erano state le Dolomiti. Le nominavano a volte nei loro discorsi, quand’ero
ancora troppo piccolo per seguire la conversazione, ma sentivo certe parole spiccare come suoni più squillanti,
con più significato. Il Catinaccio, il Sassolungo, le Tofane, la Marmolada. Bastava uno di questi nomi
pronunciati da mio padre per far brillare gli occhi a mia madre.
Erano i posti dove si erano innamorati, dopo un po’ lo capii anch’io : fu un prete a portarceli da ragazzi
e fu lo stesso prete a sposarli, ai piedi delle Tre Cime di Lavaredo, davanti alla chiesetta che c’è lì, una mattina
d’autunno. Quel matrimonio di montagna era il mito fondativo della nostra famiglia. Osteggiato dai genitori di
mia madre per motivi che non conoscevo, celebrato tra quattro amici, con le giacche a vento come abiti nuziali
e un letto al rifugio Auronzo per la prima notte da marito e moglie. La neve brillava già sulle cenge della Cima
Grande. Era un sabato di ottobre del 1972, la fine della stagione alpinistica per quello e molti anni a venire : il
giorno dopo caricarono in macchina gli scarponi di cuoio, i pantaloni alla zuava, la gravidanza di lei e il contratto
di assunzione di lui, e se ne andarono a Milano.
La calma non era una virtù che mio padre tenesse in considerazione, ma in città gli sarebbe servita
più del fiato. A Milano il panorama c’era : negli anni Settanta abitavamo in un palazzo affacciato su un ampio
viale di traffico, sotto il cui asfalto, dicevano, scorreva il fiume Olona. [...] Stavamo in alto, al settimo piano: le
due file di edifici gemelli da cui la strada era arginata amplificavano il frastuono. Certe notti mio padre non ne
poteva più, si alzava dal letto, spalancava la finestra come se volesse insultare la città, intimarle il silenzio, o
rovesciarle addosso della pece bollente; stava lì un minuto a guardare di sotto, poi si infilava la giacca e usciva
a camminare.
104
Paolo Cognetti, Le otto montagne, Einaudi, 2016, p. 3-5.
Lei più tardi alle corse cominciò a preferire sedersi nei prati
Dans ce passage, les candidats ont visiblement été décontenancés par l’absence de ponctuation en
italien, ce qui a donné lieu à de très nombreux contresens. Le jury tient à rappeler que la ponctuation italienne
est souvent plus souple que la ponctuation française (ce point avait déjà été abordé dans les deux précédents
rapports). « Più tardi » est bien ici un complément circonstanciel de temps, à replacer en français en début de
phrase. Dans cette séquence, l’italien rattache au groupe verbal « cominciò a preferire » un substantif « le
corse » et un verbe à l’infinitif « sedersi ». Cette souplesse n’étant pas permise par la syntaxe française, il était
indispensable de rétablir l’équilibre en français en remplaçant le substantif par un verbe (« faire la course »).
Enfin, l’expression française « faire les courses » désignant l’action de faire des achats, il fallait renoncer au
pluriel pour retrouver l’idée d’une course à pied.
Caricarono in macchina gli scarponi di cuoio, i pantaloni alla zuava / si infilava la giacca
L’italien supprime l’adjectif possessif dès lors que le lien d’appartenance est évident, de même qu’il
emploie de nombreuses tournures pronominales (pensons aux classiques « mi è morto il marito », ou encore
« mi metto il cappotto ») qui de toute évidence ne peuvent pas se conserver en français. Là encore, il s’agit
d’un écueil classique de la version italienne et il conviendra de veiller à réintroduire le possessif en français.
Trop de candidats cette année ont oublié cet usage spécifiquement italien.
105
Proposition de traduction
Mon père avait une façon bien à lui d’aller en montagne. Peu versée dans la méditation, tout en
entêtement et en bravade. Il montait sans économiser ses forces, toujours en compétition avec quelqu’un ou
quelque chose, et quand le sentier lui paraissait long, il coupait par le chemin le plus pentu. Avec lui, il était
interdit de s’arrêter, interdit de se plaindre de la faim, de la fatigue ou du froid, mais on pouvait chanter une
belle chanson, surtout sous l’orage ou quand le brouillard épaississait. Et pousser des hurlements en dévalant
les névés.
Ma mère, qui l’avait connu enfant, disait que même à cette époque il n’attendait personne, trop occupé
qu’il était à poursuivre tous ceux qu’il voyait plus haut : c’est pour cela qu’il fallait avoir de bonnes jambes pour
se rendre désirable à ses yeux, et en riant elle laissait entendre que c’est ainsi qu’elle l’avait conquis. Avec le
temps, elle commença à préférer s’asseoir dans les prés plutôt que faire la course, à tremper ses pieds dans
un torrent ou à identifier les plantes et les fleurs. Même sur les sommets, elle aimait surtout observer les cimes
au loin, repenser à celles de sa jeunesse et se remémorer quand elle y était allée et avec qui, tandis qu’à cet
instant mon père était gagné par une sorte de déception et voulait seulement rentrer à la maison.
Je crois que c’étaient des réactions opposées à une même nostalgie. Mes parents avaient émigré en
ville vers l’âge de trente ans, quittant la Vénétie paysanne où ma mère était née et où mon père, orphelin de
guerre, avait grandi. Leurs premières montagnes, leur premier amour, avaient été les Dolomites. Ils les
mentionnaient parfois dans leurs échanges, quand j’étais encore trop petit pour suivre la conversation, mais
j’entendais certains mots se distinguer des autres par leurs sonorités plus éclatantes, plus lourdes de sens.
Le Catinaccio, le Sassolungo, les Tofane, la Marmolada. Il suffisait que l’un de ces noms soit prononcé par
mon père pour faire briller les yeux de ma mère.
Il s’agissait des lieux où ils étaient tombés amoureux, je le compris moi aussi un peu plus tard : ce fut
un prêtre qui les y emmena quand ils étaient enfants et ce fut le même prêtre qui les maria, aux pieds des Tre
Cime di Lavaredo, devant la petite église qui s’y trouve, par un matin d’automne. Ce mariage en montagne
était le mythe fondateur de notre famille. Rejeté par les parents de ma mère pour des raisons que j’ignorais,
célébré avec quelques amis, des anoraks en guise d’habits de noce et un lit au refuge Auronzo pour leur
première nuit en tant que mari et femme. La neige brillait déjà sur les vires de la Cima Grande. C’était un
samedi d’octobre 1972, la fin de la saison d’alpinisme pour cette année-là et pour bien d’autres à venir : le
lendemain, ils chargèrent dans leur voiture leurs grosses chaussures en cuir, leurs pantalons à la zouave, une
grossesse pour elle et un contrat de travail pour lui, et ils partirent pour Milan.
Le calme n’était pas une vertu que mon père tenait en haute estime, mais en ville elle lui serait plus
utile que son souffle. À Milan, il y avait bien un panorama : dans les années 1970, nous habitions un immeuble
donnant sur un large boulevard embouteillé, sous le bitume duquel, racontait-on, coulait la rivière Olona. […]
Nous étions en hauteur, au septième étage : les deux rangées d’immeubles jumeaux qui bordaient la rue
amplifiaient le vacarme. Certaines nuits, mon père n’en pouvait plus, il se levait de son lit, ouvrait la fenêtre en
grand comme s’il allait insulter la ville, lui intimer le silence, ou lui jeter de la poix bouillante dessus ; il restait
là, pendant une minute, à regarder en bas, puis il enfilait sa veste et sortait marcher.
106
ÉPREUVES ECRITES
VERSION PORTUGAISE
Remarques générales
Cette année, quatre candidats ont présenté l’épreuve de version portugaise, obtenant les notes de 16, 12, 8
et 5 (soit une moyenne de 10.25). Si deux des traductions proposées ont montré une compréhension générale
du texte-source satisfaisante, malgré des faux sens et parfois quelques contresens, la troisième et, surtout, la
quatrième ont présenté bien davantage d’erreurs, trahissant ainsi une compréhension souvent lacunaire, voire
totalement erronée du texte original.
Présentation du texte
Le texte à traduire était un extrait du roman Terras do sem fim, œuvre du célèbre écrivain brésilien
Jorge Amado, publiée en 1943. Le romancier y aborde la guerre sans merci à laquelle se sont livrés des
hommes, au début du XXème siècle, pour conquérir sur la forêt vierge du sud du Nordeste brésilien,
d'immenses terres, aux fins de les transformer en plantations (« fazendas ») de cacaoyers (région de Ilhéus
au sud de l’état de Bahia). Ainsi, l’action du roman s’articule autour du conflit pour la terre du “Sequeiro Grande”
qui oppose les frères Badaró “au colonel” Horácio da Silveira, aidés de leurs alliés respectifs.
Conquête sanglante s'il en fut, au mépris de toute vie, dont les acteurs principaux furent ces grands
“fazendeiros” parfois partis de rien, souvent sans scrupules, mus par une soif inextinguible de possession et
de pouvoir, ne reculant devant aucune méthode pour s'emparer des terres convoitées : assassinats délégués
à leurs hommes de main, “os jagunços”, ou fraudes à l'acte de propriété, “os caxixes”, par l'intermédiaire
d'hommes de loi à leur solde, représentés dans le roman, notamment, par le personnage de Virgílio, jeune
avocat œuvrant au service d’Horácio da Silveira. La région attire alors toute une population hétéroclite faite
de paysans misérables pour laquelle cette terre représente l’espoir d’une vie meilleure mais aussi d'aventuriers
en quête de bonne fortune.
Enfin, dans cette “histoire à faire frémir”, l'amour a toute sa place, à l’image de la passion clandestine
vécue par Virgílio et Ester, la jeune épouse d’H. da Silveira. En effet, leur relation, condamnée à un funeste et
sanglant dénouement, jouera un rôle moteur dans la progression dramatique et l’évolution des personnages.
L’extrait à traduire mettait précisément en scène la rencontre entre Virgílio et Ester à l’occasion d’un diner
organisé par cette-dernière chez le « colonel » Horácio.
107
no Rio”), “quel goût émanait d’elle” / “que le bon goût d’elle” (“que c’était elle qui avait bon goût” / “que o bom
gosto era dela”), “Ester se vexa” (“Ester rougit” / “Ester ruborizou-se”), “Nous étions à Paivas” (“Ester
connaissait les Paiva” / “Ester conhecia as Paivas”), “c’était presque une révélation” (“Il répéta comme pour
décharger son cœur” / “era quase um desabafo”), “entourée de tissu bleu” (“vêtue de taffetas bleu” / “de tafetá
azul”) ou “C’est un bras” (“É uma roça”). Certaines expressions idiomatiques ont, elles aussi, représenté
parfois un obstacle : l’expression “[uma pianista] de mão cheia” (“une excellente [pianiste]”) a, ainsi, pu être
traduite par “[pianiste] aux doigts de fée” ou “[pianiste] à la main certaine”.
Par ailleurs, certaines confusions entre les différentes marques relatives aux genres ou aux personnes
ont pu être constatées. Une mauvaise compréhension du pronom démonstratif masculin singulier “este”,
anaphorique renvoyant à Maneca Dantas, a, notamment, conduit à mal identifier le genre du personnage
(“Maneca Dantas, celle-ci était capable”. “Maneca Dantas jugea qu’elle devait le soutenir”). Il en est de même
lorsque le récit a pour objet les gestes et les pensées de Virgílio et, notamment, l’intérêt que ce personnage
masculin porte à Ester (“Virgílio sabia perfeitamente que o bom gosto era dela”). Ce passage a alors pu donner
lieu à une inversion entre sujet (“Virgílio”) et complément (“dela”) et, ainsi, à prêter au personnage d’Ester les
actions dont, en réalité, Virgílio était l’auteur (“Elle parlait de sa belle voix pleine”; “Elle savourait le vin”).
D’autre part, le pronom personnel complément d’objet direct (“ter a alegria de ouvi-la”) et l’adjectif possessif
(“dar alegria à sua esposa”), tous deux relatifs à la troisième personne du singulier et au genre féminin, mais
que l’on rencontrait dans deux interventions au style direct, invitaient, de ce fait, à être rattachés à “você” (ici,
équivalent de la deuxième personne du pluriel en français) : “nous aurons la joie de vous entendre”; “faire
plaisir à votre épouse”. Enfin, la troisième personne du singulier de l’Impératif à laquelle a recours Horácio da
Silveira pour s’adresser à sa femme, Ester, l’enjoignant alors à jouer du piano (“Deixe de rodeio e toque pro
moço ouvir. Eu também quero ouvir...”), a le plus souvent été rendue par un vouvoiement (“Assez de
tergiversations et joue pour notre invité. Et puis moi aussi je veux t’entendre.”). Rappelons que dans le
portugais du Brésil, le pronom “você” (ici, sous-entendu par la conjugaison du verbe), correspond la plupart
du temps au « tu » français.
Le respect de certains temps et modes verbaux a également pu constituer un écueil. En effet, le plus-
que-parfait simple rencontré dans le syntagme “fora bruscamente retirada” - ici, par ailleurs à la voix passive
- n’a pas toujours été fidèlement rendu (“se retira brutalement”). Mais ce sont surtout les verbes conjugués au
subjonctif imparfait qui ont posé les plus grandes difficultés (“como se estivesse”; “como se ainda estivesse”;
“pediu que insistisse”; “que ela abandonasse”; “que [...] enchesse”) dans la traduction qui en a été proposée:
de fait, à la différence de la langue portugaise, la langue française n’impose pas en la matière une concordance
des temps stricte, et, il n’est donc pas nécessaire d’employer l’imparfait ou le plus-que-parfait du subjonctif,
de surcroît lorsque ces conjugaisons ne sont pas maîtrisées (“pour qu’elle laissâ”; “qu’elle répendisse”; “il
eusse été”).
Pour conclure, évoquons, à la fois l’importance de se détacher du texte-source afin d’éviter l’écueil
des lusismes (“se dirigea vers” pour “s’adressa à”), et l’intérêt de se relire de façon pointilleuse de sorte à
éviter des fautes d’orthographe, dues probablement à la fatigue et à l’inattention qui pourrait en découler (“Quel
fête”; “tâchaient”; “les Paivas”, par exemple).
Proposition de traduction
– Du cristal de Baccarat – annonça Horacio en tapant sur son verre du bout de l’ongle. Sur la table
résonna un son fin et cristallin. Horacio ajouta :
– Ça m’a coûté un argent fou… Je l’ai fait venir de Rio quand je me suis marié…
Le dr. Virgilio prit son verre où des gouttes de vin portugais tachaient de sang la transparence du
cristal. Il l’éleva à la hauteur de ses yeux :
– C’est d’un goût très fin…
Il s’adressait à tous mais son regard s’attarda sur Ester comme pour lui dire qu’il savait parfaitement
que c’était elle qui avait bon goût. Il parlait de sa belle voix pleine et bien timbrée et il choisissait les mots
comme s’il participait à une joute oratoire. Il savourait le vin en connaisseur, à petites gorgées pour mieux
l’apprécier. Ses manières élégantes, son regard languide, sa chevelure blonde contrastaient avec l’entourage.
Horacio le pressentait vaguement, Maneca Dantas s’en apercevait mais pour Esther les autres n’existaient
pas. La présence du jeune avocat lui avait fait oublier la fazenda et la ramenait aux jours passés, comme si
108
elle était de nouveau dans le collège de religieuses pendant une de ces fêtes de fin d’année où les jeunes
filles dansent avec les garçons les plus huppés et les plus élégants de la capitale. Elle souriait à tous, ses
paroles et ses gestes étaient recherchés, une douce mélancolie presque joyeuse la pénétrait. « C’est le vin »
pensait-elle, car le vin lui montait facilement à la tête. C’étaient le vin, mais aussi les paroles du dr. Virgilio qui
la grisaient :
– Ce fut au cours d’une réception chez le sénateur Lago… Un bal qu’il avait donné pour fêter son
élection. Ah ! Quelle fête, Dona Ester ! Quelque chose d’inoubliable, une ambiance des plus aristocratiques.
Les Paiva étaient présentes – Ester connaissait les Paiva, elles avaient été à l’école ensemble – Mariinha était
charmante vêtue de taffetas bleu, elle était comme un rêve…
– Elle est très jolie – dit Ester, et il y avait dans sa voix une certaine réserve dont le dr. Virgilio fut
conscient.
– Mais pas la plus jolie du collège à votre époque… – ajouta l’avocat, et Ester rougit et but une gorgée
de vin.
Virgilio continuait à discourir, il parlait de musique, rappela le nom d’une valse dont Ester se souvenait,
Horacio intervint :
– Ester est une excellente pianiste.
La voix de Virgilio se fit entendre dans une douce supplication :
– Alors, après dîner, nous aurons la joie de vous entendre… Vous n’allez pas nous refuser ce plaisir.
Ester refusa, il y avait longtemps qu’elle ne jouait plus, ses doigts avaient perdu toute souplesse et
d’ailleurs le piano était complètement désaccordé, oublié dans ce coin perdu du monde…
Mais Virgilio n’accepta aucune excuse, il s’adressa à Horacio et le pria « d’insister auprès de dona
Ester pour qu’elle abandonne sa modestie naturelle et qu’elle remplisse la maison d’harmonie ». Horacio
insista :
– Assez de tergiversations et joue pour notre invité. Et puis moi aussi je veux t’entendre. Finalement
j’ai dépensé un argent fou avec ce piano, le plus grand que j’ai trouvé à Bahia, ce fut un travail du diable de le
faire transporter jusqu’ici et à quoi bon ? De l’argent jeté par les fenêtres… Six contos de reis…
Il répéta comme pour décharger son cœur :
– Six contos dépensés inutilement…– et il regardait Maneca Dantas ; lui pouvait comprendre ce qu’il
ressentait. Maneca reconnut :
– Six contos c’est une somme…C’est le prix d’une plantation.
Le dr. Virgilio répliqua en toute innocence :
– Que sont six contos de reis, six misérables contos de reis s’ils sont employés à faire plaisir à votre
épouse ?
Jorge Amado, Terras do sem fim, traduit par Isabel Meyrelles, Les terres du bout du monde, Paris, Gallimard,
1994 (p. 101-103).
109
ÉPREUVES ECRITES
VERSION DE ROUMAIN
Le texte à traduire était composé de trois extraits du journal intime du dramaturge et romancier juif
roumain Mihail Sebastian (1907-1945), puisés dans l’année 1939. Vivant alors à Bucarest, l’auteur témoigne
de la situation critique de la Roumanie tant sur le plan international qu’à l’intérieur de ses frontières, face à la
menace grondante des fascismes et de la guerre. Il mourra lui-même six ans plus tard, sans doute assassiné,
victime de l’un de ces « accidents » tragiques dont il évoque ici, dans ces lignes d’une terrible intensité, la
possibilité.
Trois copies ont été rendues ; elles ont été notées 11, 13 et 14. Toutes les trois plaisantes à lire, elles
étaient aussi émaillées d’erreurs étonnantes, tant dans la compréhension du texte que dans l’expression
française. Une belle aisance stylistique a été appréciée, un manque de précision déploré. La tentation du
calque et du mot-à-mot a remporté quelques victoires regrettables. Un(e) candidat(e) n’a pas réussi à remettre
une traduction intégrale (deux phrases manquaient), sans doute à cause d’une mauvaise gestion du temps.
Le texte était long, certes, mais il posait relativement peu de difficultés réelles. Pour rappel, il importe non
seulement de mettre à profit toute la durée de l’épreuve pour bien comprendre et analyser le texte, mais aussi
de se donner le temps de pouvoir relire plusieurs fois sa version, qui plus est lorsque le texte semble d’un
abord facile.
De surprenantes erreurs de vocabulaire ont été commises. Le terme « nimicirea »
(« anéantissement ») a été sous-traduit par « destruction » ; on y reconnaît pourtant « nimic ». Les faux-amis
« gazete » (« journaux, presse ») et « a lichida » (« arrêter, suspendre ») ne devaient pas être calqués
(« gazette » en français est vieillot et péjoratif, « liquider » au sens de « mettre fin » est familier) ; attention
également à « casă de fier » (« coffre-fort »). Le vocatif « nene » a aussi posé problème aux candidats ; ce
terme familier exprime aussi un certain respect.
On déplore aussi quelques emplois impropres de prépositions issus de calques du roumain (« dans
le même endroit » au lieu de « au même endroit »), des faux-sens (« marquer de mon empreinte » pour « a
pecetlui »), des contre-sens (« Așa însă… » traduit par « Mais c’est ainsi… », « sunt silit » traduit par « je
refuse »).
Une attention particulière doit être accordée aux phénomènes courants de grammaire contrastive : le
rapport de possession, souvent implicite en roumain, doit être explicité en français (« Îmi pasă mai ales de
viață » : « je me soucie surtout de ma vie ») ; l’emploi des pronoms adverbiaux (en, y) qui n’existent pas en
roumain est indispensable en français dans certains contextes ; le français n'a pas toujours la souplesse
syntaxique du roumain « manuscrisele celor căzuți în luptă » ne peut se traduire par « les manuscrits de ceux
tombés au combat »).
Attention également à ne pas manquer de rigueur syntaxique dans le traitement des phrases
complexes en français. Pour plus d’élégance, des modulations étaient les bienvenues.
Signalons enfin, parmi les fautes d’orthographe française, l’omission récurrente des majuscules à
« État » et à « les Allemands ».
Proposition de traduction
Je ne comprends pas pourquoi je n’ai pas profité des vacances de Noël pour quitter Bucarest. J’aurais
pu terminer mon roman, j’aurais pu faire du ski… Au lieu de quoi j’ai perdu mes nuits et mes jours à ne rien
faire. Me voici à la fin des vacances, fatigué, sans élan, sans envie de travailler, paresseux, désorienté, rempli
110
de remords. Et sans argent, de nouveau, ce qui me rappelle que j’ai trente-et-un ans, que je passe à côté de
la vie, que je la rate, que je l’ai presque ratée.
Et dehors c’est une incroyable journée de printemps, chaude, ensoleillée, qui me rend deux fois plus
triste.
[…]
Lundi 20 [mars]
L’anéantissement de la Tchécoslovaquie, je le prends comme un drame personnel. Je lisais le journal
dans la rue, tous les détails concernant l’entrée d’Hitler dans Prague – et j’avais les larmes aux yeux. C’est
tellement humiliant, tellement abject, que ça blesse tout ce que j’ai jamais pu croire sur l’être humain.
Il semblerait – malgré les démentis parus hier dans la presse – que la Roumanie ait reçu elle aussi un
ultimatum. Il ne lui est demandé pour l’instant que de renoncer à ses industries et de redevenir un État
strictement agricole, qui ne fournirait que l’Allemagne, laquelle s’assurerait ainsi le monopole de l’import et de
l’export roumains.
Si c’est accepté, nous aurons les Allemands ici au plus tard à l’automne. Si ce n’est pas accepté, ce
sera la guerre, d’ici dix à quinze jours.
Pendant ce temps, Daladier et Chamberlain tiennent des discours de protestation.
Tout me paraît grotesque. Si on regardait les choses depuis une autre planète, on aurait envie de rire.
Mais vu d’ici…
Oui, ce sera peut-être la guerre dès ce printemps qui commence, je vais peut-être mourir durant ce
printemps, quelque part dans une tranchée.
Emil Gulian, à qui j’ai parlé samedi au téléphone, propose que nous nous rassemblions, nous deux et
quelques autres, et que nous nous promettions de veiller, si nous survivons, à l’édition posthume des
manuscrits de ceux d’entre nous qui seront tombés au combat.
Je dois avouer que je ne me soucie guère de mes manuscrits. Je me soucie plus des livres que je ne
pourrai peut-être plus écrire. Et je me soucie surtout de ma vie – de cette vie dont je n’ai rien fait jusqu’à
aujourd’hui…
[…]
Jeudi 23 [mars]
Je me présente demain matin au régiment. Je ne voudrais pas y accorder une importance excessive.
Ce n’est peut-être qu’un simple appel de réservistes, je rentrerai peut-être d’ici dix ou vingt jours – et ce sera
fini. J’aurai honte alors d’avoir donné trop d’ampleur à un incident désagréable, d’en avoir fait un drame.
Mais il en ira peut-être autrement. Tout est tellement confus que tout semble possible. Même une
guerre. Personnellement, je n’y crois pas. La France et l’Angleterre se contenteront de discours, l’Italie
obtiendra quelques concessions. Nous céderons. L’Allemagne poursuivra sa marche vers le sud-est. J’ai
l’impression que le coup de Tchécoslovaquie* va se répéter à l’identique, sans aucune différence. Qui a dit
que nous vivons « en pleine aventure » ? Cette aventure a commencé à devenir monotone. Tout est prévisible,
tout se ressemble.
Il reste toujours une marge pour des accidents. Il est cependant possible – disons à cinq pour cent de
chance – que le mécanisme ne fonctionne plus et que la guerre soit déclarée.
Dans ce cas, mon départ demain aura été un vrai départ. Face à cette éventualité, je suis contraint de
prendre certaines mesures.
J’arrête ici mon journal, pour l’instant. Le plus sage serait peut-être de le détruire. Mais je n’ai pas le
cœur à ça. Je vais bien le sceller et je le donnerai à Benu pour qu’il le mette dans le coffre-fort de M’sieur
Zaharia – ou plutôt, mieux, au bureau du Roman. C’est là-bas aussi que je laisserai mes manuscrits. Je
remarque que je suis assez calme pour croire aujourd’hui encore qu’ils ne sont pas insignifiants. Peut-être les
retrouverai-je un jour.
Mihail Sebastian, Jurnal 1935-1944, Humanitas, 1996
111
ÉPREUVES ECRITES
VERSION DE RUSSE
Texte
Corrigé
38
Rue du centre de Moscou où se trouvait le bâtiment du KGB.
39
Mari de la poétesse Marina Tsvetaïeva, victime des répressions staliniennes exécuté par le régime.
40
Fille de la poétesse Marina Tsvetaïeva et du précédent, également touchée par les répressions staliniennes.
41
Борис Леонидович [Пастернак].
112
Plus de quatre décennies passèrent, et en 1992, au plus fort des espoirs qui avaient suivi la
perestroïka, je me rendis à la Loubianka pour prendre connaissance de cette affaire « de l’intérieur » : lire les
procès-verbaux des interrogatoires de Maman, en commençant par ce soir d’octobre où, encore tout petits,
nous avions attendu que soit tranché son destin. Mais que se passait-il au même moment à l’intérieur des
murs de la prison ?
En 1992, la Loubianka n’était déjà plus si effrayante que cela, avec ses concierges aimables, son
drapeau tricolore au-dessus de l’entrée, le colonel avenant, en jeans, qui était venu m’apporter mon petit
dossier. On était saisi par le sentiment trompeur que, peut-être, on avait nettoyé les murs sanglants… Rue
Kouznetski, on avait ouvert une petite pièce destinée à ceux qui voulaient prendre connaissance du dossier
de leurs proches victimes de répression – elle était trop petite pour tous ceux qui le souhaitaient : l’attente pour
cette « prise de connaissance » durait des mois entiers. […] À côté de moi, quelqu’un lisait le procès-verbal
de l’affaire Sergueï Efron. Il y avait une véritable montagne de dossiers, étant donné que l’enquête avait été
menée par différents organes, à la fois le ministère public, le contre-espionnage et le NKVD. Plus d’une dizaine
de tomes étaient empilés sur la table, cachant presque celui qui les lisait. Et voilà qu’entre ces murs
s’entrecroisaient à nouveau, et peut-être pour la dernière fois, les destins de Maman et d’Ariadna Sergueïevna
Efron, Alia, l’amie fidèle de notre famille. Leurs « affaires », leurs secrets se trouvaient réunis sur une seule
table, ils apparaissaient au grand jour et se mettaient à parler tous au même moment.
C’était un étouffant mois de juillet moscovite, la chaleur brûlante de la rue Kouznetski montait par les
fenêtres ; les visiteurs, la plupart âgés, souffraient de la chaleur, s’essuyaient avec leur mouchoir, beaucoup
pleuraient. Une femme d’âge moyen était penchée sur un mince dossier datant de 1933 et elle examinait un
quart de feuille jaune et desséchée – la condamnation à mort de son père. « Allumez au moins le ventilateur »,
demanda-t-elle au colonel avenant. Ce dernier s’approcha de l’énorme ventilateur aux pales de caoutchouc,
à l’ancienne mode, qui se trouvait sur la même table, il l’alluma. Les pales se mirent en mouvement, un
tourbillon s’élevé, et le quart de feuille desséché se désagrégea littéralement sous nos yeux, il ne resta plus
que de la poussière. Comme Dracula à la lumière du soleil.
Mon dossier était plus récent : octobre 1949-juillet 1950. Je l’ouvrais, je dois l’avouer, avec une
certaine angoisse. Tant de rumeurs couraient dans Moscou au sujet de l’arrestation de Maman, ses
détracteurs l’accusaient d’être une criminelle, disaient qu’elle avait reçu de l’argent venu de l’étranger, et
encore autre chose, je ne me souviens plus… […]
Je craignais que cette fange ait pu pénétrer aussi le dossier. Mais ce n’était pas le cas. Ces quelques
pages à peine qui gisaient devant moi se révélèrent absolument inattaquables. C’était le classique article 58
truqué, avec condamnation pour incitation au désordre et propagande. Et je fus frappée par la fermeté avec
laquelle ma pauvre maman s’était opposée à tout ce délire. Bien sûr, elle n’avait pas été torturée, tourmentée
comme l’avait été Ariadna. On l’avait persécutée avec des interrogatoires de nuit, menacée d’arrêter B. L.,
d’organiser des confrontations. Et elle était rongée par la pensée que deux petits enfants et des vieillards sans
défense, mes grands-parents, étaient maintenant les jouets du destin, que l’on avait arrêté l’homme qu’elle
aimait. Mais elle avait résisté avec obstination à l’enquêteur, elle avait réfuté ces accusations idiotes.
Commentaires
L’extrait à traduire provenait des mémoires d’Irina Emelianova, belle-fille de l’écrivain Boris Pasternak,
Légendes de la rue Potapov : l’autrice y évoque l’ouverture des archives des organes de répression
soviétiques qui ont permis à de nombreuses familles d’apprendre comment avaient péri leurs proches à
l’époque soviétique. La scène se déroule dans les années 1990 : la mention du « drapeau tricolore » dans le
texte, c’est-à-dire du drapeau de la CEI, place clairement cet extrait après la chute de l’URSS.
Quatre copies ont composé sur ce texte, obtenant des notes très étalées. Une copie, excellente,
manifeste une compréhension parfaite du texte et comprend parfois des trouvailles de traduction ; à l’autre
bout du spectre, la plus mauvaise copie multiplie les contresens et ne va pas jusqu’au bout du texte à traduire.
Ces deux exemples permettent de rappeler les deux piliers sur lesquels repose l’exercice de la version : celui-
ci mobilise une compétence dans la langue-source, à la fois en termes de grammaire et de contexte historique
et culturel ; mais il s’agit aussi de rendre un texte dans un français parfait et avec des choix syntaxiques et
stylistiques adaptés à l’original. On regrette à cet égard que des candidats aspirant à devenir professeurs de
113
lettres méconnaissent par exemple la différence entre passé composé et passé simple, qui se trouvent parfois
mélangés dans les copies, et rendent des versions qui comportent des fautes d’orthographe peu compatibles
avec le niveau d’exigence de l’agrégation. Moins graves, les appréciations négatives sur le style du texte
produit (« mal dit ») peuvent néanmoins pénaliser les candidats fortement lorsqu’elles se répètent trop
fréquemment : on insiste à cet égard sur la nécessité impérieuse de relire sa copie avant de la rendre, pour
éliminer ce genre de scories qui pèsent de manière discriminante sur la note finale en situation de concours.
En termes de compétences linguistiques propres au russe, on note que les candidats ne construisent
pas suffisamment sur le plan de la grammaire et de la syntaxe et ne se trouvent donc pas en situation de
restituer le sens de la phrase. Dans les cas les plus extrêmes, les candidats traduisent les mots dans l’ordre
dans lequel ils figurent dans la phrase, ce qui ne peut convenir pour une langue à déclinaisons. Mais presque
toutes les copies ont commis un faux-pas semblable dans la séquence où l’autrice évoque Ariadna Efron
d’abord sous son nom complet, puis en ajoutant son diminutif « Alia ». Comme le fragment qui désigne A.
Efron est au génitif, le surnom russe est « Али », génitif de « Аля », improprement traduit par « Ali » par la
majorité des candidats. De la même manière, on rappelle que la traduction du russe, qui utilise l’alphabet
cyrillique, suppose aussi d’effectuer une translittération ou une transcription des termes russe. Or, cette
opération est souvent mal réalisée : soit parce que le candidat choisit un code qu’il ne respecte pas le long du
texte (par exemple en mélangeant translittération savante – Emeljanova – et transcription courante –
Emelianova), soit parce qu’il utilise une transcription à l’anglaise (*Kuznetsky pour Kouznetski) qui, pour être
de plus en plus fréquente dans l’espace francophone, n’est pour autant pas celle que l’on doit utiliser dans un
texte littéraire.
Par ailleurs, on attire l’attention des agrégatifs sur le fait que les textes proposés au concours
comportent souvent une dimension littéraire qui, au-delà des compétences de traduction, suppose des
connaissances culturelles. C’était le cas ici avec cet épisode qui revient sur la répression qui s’est abattue sur
le poète Boris Pasternak et sur ses proches, à la fin des années 1950, après la publication du Docteur Jivago.
S’il n’était pas impératif de connaître ou d’identifier toutes les références culturelles du texte, celles-ci
n’empêchant en rien son déchiffrement grammatical ou sa compréhension, on regrette néanmoins que les
candidats révèlent par leurs choix erronés de traduction qu’ils ne connaissent ni Marina Tsvetaeva, ni Boris
Pasternak. Le plus grave étant la traduction souvent fautive du lieu où se déroule la scène, la Loubianka, c’est-
à-dire le bâtiment qui héberge le NKVD puis le KGB sur la place du même nom : ignorant quel est ce haut lieu
de l’histoire soviétique, certains candidats traduisent en omettant l’article et sans sembler savoir de quoi il
retourne.
114
RAPPORTS DES EPREUVES
ORALES
115
EPREUVES ORALES
LEÇON
La leçon est l’épreuve à plus fort coefficient (13) de l’agrégation externe de Lettres Modernes. Bien
des candidats redoutent la leçon parce qu’ils savent à l’avance qu’ils jouent une grande part de leur réussite
au concours sur cet exercice. La réussite de la leçon est pourtant à la portée de tous, pourvu que l’on en cerne
correctement les exigences, que l’on ait soigneusement étudié toutes les œuvres du programme et que l’on
se donne les méthodes appropriées pour bâtir une problématique et proposer un traitement rigoureux du sujet.
Naturellement, l’acquisition de ce savoir-faire et de ces méthodes n’est possible que par un travail soutenu
tout au long de l’année de préparation du concours et par un entraînement régulier.
Rappelons brièvement quelques jalons du déroulement de l’épreuve : sitôt après le tirage de son sujet,
le candidat est conduit jusqu’en salle de préparation où il dispose de six heures pour mettre au point l’exposé
qu’il devra ensuite présenter en quarante minutes. Les sujets peuvent prendre cinq formes différentes : 1°)
études de personnage (d’un personnage ou d’un groupe de personnages) ; 2°) notions littéraires (exemples :
la description ; le portrait ; vers et poésie) ; 3°) études littéraires (environ 20% des sujets) ; 4°) sujets citations ;
5°) sujets thématiques (exemples : le temps ; le corps). Ces catégories ne sont pas strictement étanches, il
peut arriver qu’un sujet fasse jouer une notion littéraire et des aspects thématiques (exemples : la présence
de l’auteur dans son œuvre ; l’onomastique), certains sujets citations recoupent des sujets notionnels, sans
pour autant se laisser réduire à une seule notion. La première consigne, mais aussi la plus élémentaire,
consiste à prendre en compte les nuances que revêt l’intitulé exact. Certains sujets sont énoncés sous la
forme d’une question, d’autres par un simple substantif ou par un verbe à l’infinitif (« vieillir dans Le Temps
retrouvé » n’est pas exactement le même sujet que « la vieillesse dans Le Temps retrouvé »). Dans les sujets
citations, les nuances introduites par une expression tirée de l’œuvre elle-même doivent, à plus forte raison,
être attentivement prises en considération. Pendant la préparation de sa leçon, le candidat dispose de l’œuvre
sur laquelle porte son sujet, il peut également consulter un certain nombre d’usuels, notamment des
dictionnaires qui permettent de vérifier ou d’enrichir la définition d’une ou de plusieurs notions clés. L’appareil
critique de l’édition au programme peut également contenir des ressources précieuses que l’on aurait tort de
négliger, mais dont il faut savoir faire bon usage. Se servir d’un glossaire, d’un index ou d’une table des
matières pour retrouver une référence est une pratique de bon sens. Se plonger dans l’introduction d’une
édition critique pour y puiser des développements que l’on s’approprie sans beaucoup de distance est une
maladresse qui tourne la plupart du temps au détriment du candidat. Comme cela a souvent été rappelé dans
les rapports des années précédentes, les six heures de préparation doivent être essentiellement consacrées
à une réflexion approfondie et rigoureuse prenant pour point de départ la connaissance précise de l’ouvrage
dans lequel le candidat est amené à se replonger, sans s’y perdre. Plutôt que d’espérer construire une
116
problématique abstraitement ou à partir de souvenirs de cours ou de lectures critiques, il est souhaitable de
confronter le sujet que l’on a à traiter à un balayage accélérée du texte, rendue efficace par la longue familiarité
acquise avec lui, et de se servir de ce passage au crible pour retenir les extraits et les exemples les plus
significatifs, à partir desquels il sera possible d’élaborer une réflexion personnelle et un plan. Le choix des
citations qui illustreront le propos doit faire l’objet d’une attention toute particulière. Il n’est pas inutile de
réserver un temps au cours des six heures de travail pour se préparer mentalement à la lecture à voix haute,
en prêtant une attention particulière à la scansion des textes versifiés, aux diérèses et synérèses notamment.
Le cas s’applique également au texte médiéval au programme, à propos duquel le jury apprécie une lecture
respectueuse de la métrique et aussi naturelle que possible. Pour rappel, les éditeurs de textes médiévaux
facilitent la scansion des textes en marquant conventionnellement les diérèses par le signe diacritique du
tréma. Au risque de donner des conseils scolaires, le travail préparatoire doit être assez clairement et
lisiblement élaboré au brouillon, sans être nécessairement rédigé en totalité, pour permettre une certaine
aisance dans la présentation orale. Les entraînements pendant l’année ont normalement comme bénéfice de
vous avoir fait connaître à quel temps de parole correspond à peu près un feuillet de votre écriture, et ce type
d’estimation doit vous faciliter l’équilibrage de votre plan ainsi que le respect de la durée précise qui vous est
accordée pour la présentation de votre leçon.
On ne répètera jamais assez que la maîtrise du temps est un critère d’évaluation essentiel de tous les
exercices oraux du concours, et de la leçon tout particulièrement. Le calibrage rigoureux de son propos est
une qualité pédagogique élémentaire que l’on est en droit d’attendre d’un futur enseignant. Un exposé trop
bref ne pourra en aucun cas être compensé par un temps d’entretien allongé : un principe d’équité de
traitement entre les candidats interdit au jury de dépasser les dix minutes imparties aux questions. Mais le
défaut constaté le plus souvent est inverse, et l’on se désole de constater parfois qu’un exposé n’aborde sa
deuxième partie qu’à la vingt-cinquième ou à la trentième minute, se condamnant par avance à traiter les deux
derniers axes de sa démarche en cinq minutes chacun et à lire à toute allure une conclusion réduite à quelques
phrases. Il peut arriver, sans que ce soit systématique, que le jury signale au candidat le temps qu’il lui reste.
Lorsque cela se produit, c’est en général pour lui faire remarquer un risque de dépassement. Mais rappelons
que le candidat est seul maître du déroulement de son exposé et qu’il sera nécessairement interrompu au
bout de quarante minutes s’il n’achève pas lui-même son discours. La mauvaise gestion du temps a presque
toujours la même cause, les prestations de ce type s’attardent exagérément à leur première partie, dont les
objectifs restent mal définis. Là encore, un entraînement régulier doit prémunir contre la tendance à vouloir
tout dire – ou trop en dire – dès la première partie de la leçon. La pratique répétée de l’exercice habitue à
ménager une progression dans le plan que l’on adopte et à répartir harmonieusement la matière et les
exemples que l’on juge pertinents tout au long d’une présentation dont chaque partie doit idéalement s’étendre
sur à peine plus d’une dizaine de minutes environ. Le nombre de feuillets prévus pour chaque partie lors de
la préparation en six heures est un moyen de proportionner correctement le temps de parole pour chaque
étape de la prestation orale. Il est de bonne méthode enfin, comme cela a été respecté dans la majorité des
cas lors des oraux de cette session, d’annoncer soigneusement son plan en fin d’introduction, d’indiquer
clairement le passage d’une partie à une autre et d’énoncer les sous-parties à venir au seuil de chacune des
grandes rubriques de la leçon. Il est essentiel que le jury, comme les futurs élèves de l’enseignant que le
candidat va devenir, sache à tout instant à quel point de son développement en est rendu l’orateur ou l’oratrice.
Les dix minutes de l’entretien requièrent un effort de concentration et d’ouverture au dialogue dont on
mesure la difficulté. Le candidat a généralement tiré son sujet de bonne heure, il vient de consacrer six heures
à une réflexion intense, à une relecture accélérée d’une œuvre, à l’élaboration de sa pensée sur un sujet
imposé. La présentation orale de quarante minutes oblige à une attention de chaque instant à la correction de
son langage, à des efforts d’élocution et de captation de son auditoire. La fatigue physique se fait d’autant
plus sentir que la température est souvent élevée au mois de juin. Et pourtant l’épreuve n’est pas terminée. Il
est donc essentiel que le candidat ne relâche pas son attention dans cette ultime phase de l’épreuve, et qu’il
garde, y compris physiquement, une posture d’écoute et un discours correctement maîtrisé. Les questions
posées peuvent être de nature très diverse. Il peut s’agir de points précis de culture générale, de mise en
contexte historique ou littéraire, ou de questions nettement plus ouvertes, que le jury est susceptible de
modifier si elles ne suscitent pas de réponse précise. Ce moment d’échange ne vise en aucun cas à mettre le
candidat en difficulté, il se peut néanmoins que l’on cherche à lui faire nuancer ou corriger un propos, que l’on
117
veuille lui faire justifier ou modifier un point de son argumentation. Le jury n’est pas censé donner des signes
d’approbation ou de désapprobation aux réponses qu’apportent les candidats. Il ne faut donc rien déduire, ni
dans un sens ni dans l’autre, de l’absence de ces signes, mais seulement s’efforcer de puiser dans sa
connaissance de l’œuvre et de son contexte les éléments pertinents pour apporter l’éclairage complémentaire
qui est demandé par les membres du jury. La correction de la langue est évidemment de mise au cours de
l’entretien, et il est maladroit de répondre aux questions par des questions. On préfèrera toujours une réponse
honnête intellectuellement, quitte à ce qu’elle fasse état de ses hypothèses, de ses doutes ou de ses lacunes,
à des réactions approximatives un peu trop spontanées. Les questions ne sont pas des énigmes à déchiffrer,
l’agrégation n’est pas un sombre mystère auquel la leçon servirait de rite initiatique : inutile, donc, de demander
au jury « où il veut vous emmener », l’entretien a pour seul but de permettre, si c’est possible, une amélioration
de votre performance.
Le rapport du jury de la session 2022 fait un point plus spécifique sur deux types de sujets : les études
littéraires et les sujets citations. Nous nous permettons d’y renvoyer sans reprendre en détail tous les conseils
auxquels chacun est en mesure de se reporter. Rappelons cependant que ces types de sujets ne dispensent
pas d’élaborer une problématique. Tout au contraire : l’étude littéraire doit être l’occasion d’un questionnement
sur la place du passage dans l’économie générale de l’œuvre (ce qui veut dire, entre autres, le situer
précisément, le remettre en contexte), sur sa cohérence interne (ce qui suppose de prêter attention à la
manière dont il se déroule), et sur ses enjeux esthétiques. Ces points ne sont pas une grille à appliquer
aveuglément à tous les extraits donnés en étude littéraire, il n’y a pas de plan prêt à l’emploi, ni de plan attendu
par le jury pour tel ou tel texte spécifique. C’est le texte dans sa singularité, et dans la délimitation particulière
qui a été retenue par les interrogateurs du concours, qui doit dicter l’approche problématique à la lumière de
laquelle le candidat ou la candidate choisit de l’éclairer. Il est donc indispensable de replacer le passage
proposé dans son contexte, puis d’étudier précisément la structure de ce passage, en s’interrogeant sur son
point de départ et son terme, et le cas échant, sur l’effet de bouclage qui peut accompagner ce terme. Les
sujets citations, quant à eux, ne doivent surtout pas être réduits à une seule notion : « parler d’amour »
(citations extraite des poésies d’Eustache Deschamps, ballade 160, p. 516) n’est pas le même sujet que
« l’amour dans les œuvres de Deschamps » ou que « Deschamps poète courtois ? ». Plus grave encore, les
termes contenus dans la citation ne sauraient se voir déformés ou remplacés par d’autres. On a regretté à
propos de Proust, par exemple, que dans le sujet citation « Si j’ai jamais pu me croire poète, je sais maintenant
que je ne le suis pas », le terme « poète » ait été considéré comme un simple synonyme d’écrivain, sans
donner lieu à un relevé précis des occurrences de ce terme et des poètes cités. Une lecture plus approfondie
du passage où l’on trouve cette citation aurait permis de mieux comprendre en quoi le poète censé être à
l’affût des « voix » de la nature peut s’opposer au romancier qui comprend qu’il doit chercher en lui-même les
gisements de son œuvre.
D’une manière générale, quel que soit le type de sujet rencontré, le candidat a tout à gagner à faire
entendre le texte. Il est toujours fécond de prendre le temps de s’arrêter sur des passages précis, de produire
un commentaire, sans omettre la forme, le rythme de la phrase, la versification et les rimes le cas échéant.
C’est l’occasion de démontrer ses capacités d’analyse, qui sont l’indispensable complément des qualités de
synthèse que requiert la leçon. Bien choisies, ces micro-lectures sont souvent plus efficaces qu’une
multiplication d’exemples trop allusifs, sur lesquels le candidat ne prend pas véritablement le temps de
s’arrêter. Rappelons enfin que la correction du français pendant l’épreuve orale est un critère d’appréciation
de l’exposé. La rigueur terminologique, qui est un indice de la solidité conceptuelle et des facultés d’analyse
du candidat, la propriété des mots utilisés, la fluidité de l’élocution sont autant de facteurs qui contribuent à la
qualité de la leçon, et qui peuvent de surcroît rendre l’écoute de l’exposé agréable.
Les pages qui suivent reviennent plus spécifiquement sur chacun des auteurs du programme, elles
ne prétendent pas rendre compte exhaustivement de tous les sujets ni de toutes les prestations orales des
candidats, mais elles fournissent chaque fois un large échantillon de sujets et s’appuient sur des exemples
significatifs.
118
Sujets proposés :
Le corps ; Le trivial ; Figures d’autorité ; Nature et dénaturation ; Le poète et la société ; Paroles poétiques et
paroles politiques ; Passé et présent ; Poètes, philosophes et savants ; Figures mythologiques, bibliques et
historiques ; La présence du poète dans ses œuvres ; La satire ; Le comique ; Les modèles ; L’enseignement
moral ; Nom et renom ; Les âges de la vie ; Chant et musique ; Eustache des champs, Eustache des villes ;
Courtoisie et anti-courtoisie.
Citations : « Prince » ; « Parler d’amour » (ballade 160, p. 516) ; « Sur tous autres doy estre roi des Lays » ;
« On ne peut bien sanz regle ouvrer » (ballade 181, p. 570) ; « une musique de bouche » (Art de dictier, p.
590) ; « j’ai veu les temps desordonnez » (ballade 154, p. 504) ; « Dit il voir? - Par ma foi il ment! » (ballade
186, p. 580) ; « Je ne di pas quanque je pence » (B. 42, refrain, p. 138).
Études littéraires : Le « lay de département » (pièce n° 53 p. 262-276) ; Ballades n° 19 à 26 p. 92-108 ;
pièces 59 à 64.
Moyenne des leçons et études littéraires ayant porté sur Eustache Deschamps : 8,85.
Il est essentiel à propos d’Eustache Deschamps, comme pour les autres auteurs au programme, de
partir de définitions claires et opératoires pour chaque type de sujet. Qui doit traiter des « figures
mythologiques, bibliques et historiques » doit prendre le temps de cerner les contours des trois univers de
référence en question plutôt que de maintenir tout au long de son exposé des ambiguïtés mal résolues dont
témoigne un curieux flou terminologique (Ésope personnage « historico-mythologique », Péronne personnage
« pseudo-historique »). Dans le même souci de rigueur méthodologique, il paraît étrange de commencer une
leçon sur « le comique » en partant de la notion de joie sans avoir d’emblée défini assez clairement le comique
en lui-même, ses cibles, ses procédés et ses intentions. Dans pareil cas les termes d’ironie, de satire, de
parodie doivent faire l’objet de définitions rigoureuses au fil de l’exposé.
Sans doute faut-il rappeler aussi qu’une première partie sous forme d’inventaire ou de typologie est
souvent une bonne façon d’aborder les questions soulevées par le sujet, à condition toutefois que les relevés
ne tournent pas au catalogue, comme cela a pu être le cas à propos de la satire, par exemple. Plutôt que de
partir de catégories rencontrées en cours ou au fil de lectures critiques, mieux vaut revenir au texte et y
chercher la matière utile à réfléchir sur l’énoncé précis du sujet. Ainsi « l’enseignement moral » contenu dans
l’œuvre de Deschamps n’implique pas de traiter des aspects comiques liés à la peinture de la vieillesse (même
si la vieillesse peut avoir un rapport avec l’enseignement moral) ou de mentionner comme contrepoint au
didactisme la tentation du pur plaisir esthétique : ces glissements font progressivement dévier de la ligne
directrice fixée par le sujet. En revanche, une lecture précise de certains refrains ou de certains envois aurait
utilement attiré l’attention de la candidate sur des formulations sentencieuses qui relèvent pleinement d’une
intention didactique.
Les études littéraires données sur cet auteur ont produit des résultats très contrastés. L’étude du « lay
de departement » (pièce 53) a souffert d’un manque d’attention à la forme spécifique du lai et aux détails de
la versification et des rimes. La comparaison entre ce lai et les indications données par Eustache Deschamps
lui-même sur cette forme dans L’Art de dictier aurait dû s’imposer : pareille confrontation n’aurait pas manqué
de fournir de vrais leviers pour saisir les spécificités de cette pièce, tant du point de vue de la forme que du
sens. Au lieu de cela, le commentaire procédait sans rigueur, par associations d’esprit sans justification
précise. Avec beaucoup plus d’à-propos, l’étude des ballades 19 à 26 s’est efforcée – comme le veut l’esprit
de l’exercice – de rendre compte des facteurs d’unité du passage, en montrant notamment comment se
dessine une figure du poète. Les sujets citations n’ont pas toujours donné de bons résultats, faute d’une prise
en considération suffisante du contexte.
Les conseils prodigués dans le rapport de la session 2022 au sujet de la lecture du texte médiéval ont
été correctement pris en compte, dans l’ensemble. Nous nous contentons d’y renvoyer les futurs candidats
sans les répéter ici. Il allait de soi pour Eustache Deschamps, auteur de L’Art de dictier, que le respect de la
versification et du décompte syllabique était indispensable.
Il convient enfin, pour cette période de la littérature plus encore peut-être que pour toute autre, de
posséder quelques connaissances en matière d’histoire littéraire. Opposer la poésie de Deschamps à toute la
119
production lyrique antérieure est un raccourci caricatural. Deschamps n’a pas non plus l’exclusivité de la
remise en cause de l’idéal courtois à la fin du Moyen Âge. La connaissance du contexte littéraire permettrait
dans bien des cas de nuancer des propos trop tranchés : la figure du « pauvre poète » ou du poète
quémandeur, par exemple, n’est pas à prendre au pied de la lettre. Une connaissance – même succincte – de
ce que sont la Basoche ou les Goliards aurait permis de mieux apprécier certains types d’écriture et certaines
postures de l’auteur. Les membres du jury ont cependant entendu d’excellentes leçons sur l’auteur du Moyen
Âge. La connaissance du texte était la plupart du temps au rendez-vous et il n’était pas rare que des candidates
et des candidats, parmi les meilleurs, transmettent à travers leur exposé et leurs lectures le plaisir qu’ils ont
pris à découvrir Eustache Deschamps.
Sujets proposés :
La description ; L’anecdote ; L’aventure ; L’Histoire et les histoires ; Citer l’Indien et l’Indienne ; Européens et
Brésiliens, Brésiliens et Européens ; Travail et oisiveté ; Le conflit ; Manger ; La curiosité ; Cosmographie et
topographie ; Rire de l'autre ; Le truchement ; Conter l'expérience ; La parole sauvage ; L'écriture du témoin ;
Témoigner ; Traverser la mer ; La reconstitution historique ; Observation et mémoire.
Citations : « Plus voir qu’avoir » (page 56) ; « dire le vray » (page 62) ; « je regrette souvent que je ne suis
parmi les sauvages » (page 508) ; « Un fossé de deux mil lieuë de mer » (page 186) ; « Il me semble que je
les ayes encor aux oreilles » ; « Je regrette souvent que je ne suis parmi les sauvages ».
Études littéraires : chapitre I et II (« D’autant que quelques cosmographes [...] Amen. », p. 105-119) ; chapitre
XIII (du début, page 306 « Ayant discouru ci-dessus tant des animaux à quatre pieds [...] » à la page 325 « [...]
nous nous y baignions à Noel pour nous refraischir » ; chapitre XV en entier (De la page 354 « Il reste
maintenant » à la page 377 « monstrueuses et prodigieuses » ; chapitre XVIII (partiel) et XIX en entier. (De
« [...] brief, comme j'ay dit, elles en jettant de grosses larmes [...] », ligne 7, p. 455, à la fin du chapitre XIX « il
le pouvoit mieux expliquer », p. 479) ; chapitre XX (De « Or avant que finir ce propos », p.535 à la fin du
chapitre, p. 552).
Moyenne des leçons et études littéraires ayant porté sur Jean de Léry : 8,98.
Les études littéraires sur L’Histoire d’un voyage ont souvent donné lieu à des notes médiocres. Au
lieu de susciter des analyses de la spécificité de l’extrait, elles ont été prétexte à plaquer des généralités sur
l’œuvre. Au demeurant, tous les sujets, qu’il s’agisse de notions littéraires ou de thèmes, nécessitaient une
connaissance affinée de l’ouvrage. Préoccupés par le souci légitime de faire entrer l’ouvrage de Léry dans
des catégories de poétique et d’histoire littéraire ou bien dépendants de leur préparation à la dissertation, bien
des candidats et candidates ont finalement écrasé leur interprétation sous l’affirmation de l’auctorialité de Léry.
Pour l’épreuve orale, il convenait pourtant de ne pas négliger le fait que Léry décrit, par-delà le projet
quasi obsidional de Fort Coligny, des échanges anciens et denses entre Européens et Indiens (commerciaux,
techniques, culturels). Les leçons les plus réussies ont su mobiliser la variété et la particularité des points de
vue archivés dans l’histoire d’un voyage (de Villegagnon même, des Indiens et des Indiennes, des truchements
acculturés, etc.). La compréhension supposait alors une interrogation de la dimension historiographique de
cet écrit, qui n’est pas un roman comme cela a parfois été dit à tort. L’analyse du propos satirique à l’encontre
de l’autorité de Villegagnon impliquait par exemple d’avoir identifié son pouvoir : la lecture du chapitre I
invalidait l’hypothèse que Villegagnon soit le contremaître de Fort Coligny. De même, certaines leçons ont été
parasitées par l’imaginaire de l’impérialisme espagnol ou de l’évangélisation jésuite, ce qu’aurait suffi à
démentir une lecture attentive des documents réunis par Léry (épître de Villegagnon) et des anecdotes
relatives à l’évangélisation dans les chapitres XV et XVI (les calvinistes tentent d’amener les Indiens à
reconnaître d’eux-mêmes la présence de Dieu sans forcer les consciences). Que les Tupinamba soient un
allié politique français dont Léry cherche entre autres à publier la légitimité en 1578 semble souvent avoir
échappé à l’étude au profit d’un regard teinté d’exotisme sur les peuples autochtones. Il était donc bon
120
d’interroger les références textuelles aux mots du sujet : « Européens et Brésiliens, Brésiliens et Européens »
supposait une étude des tribus indiennes mentionnées par Léry et de leur traitement différent selon le système
d’alliances diplomatiques contemporain mais aussi, de façon symétrique, de porter la même attention aux
sous-groupes européens (Portugais et truchements acculturés inclus), ou encore d’envisager le sujet au
masculin et au féminin. Sur ce dernier point, un sujet comme « Citer l’Indien et l’Indienne » y invitait
explicitement.
Certaines études ont proposé des inventaires lexicaux indispensables : le catalogue ne doit toutefois
pas devenir une fin en soi mais doit être accompagné par une problématisation forte et par un engagement
interprétatif. Pour une leçon sur « la merveille », l’entourage immédiat des occurrences aurait dû être
davantage interrogé et commenté. De façon générale, les leçons les plus réussies, à partir de la sélection des
extraits pertinents (« Travail et oisiveté » supposait d’avoir repéré que Léry décrit dans le chapitre XVIII les
activités domestiques et artisanales des Indiennes, par exemple), sont parvenues à faire entendre d’une part
une démonstration claire, bien articulée et progressive, d’autre part, non seulement des extraits lus sans
trébucher mais aussi bien analysés. Une leçon sur « Le conflit » a ainsi osé envisager que L’Histoire d’un
voyage s’inscrit dans le théâtre d’un conflit culturel et a étudié la façon dont la relation désamorce activement
différentes conflictualités : il n’est pas si facile d’oser transgresser le principe de clôture du texte et d’envisager
l’effet d’un écrit, ce qui a été salué par le jury
Sujets proposés :
Les récits ; L’amour ; Héros et héroïnes ; Traîtres et confidents ; Le théâtre dans le théâtre ; Le tragique ;
Songes et visions ; Le passé ; Le judiciaire ; Gouverner ; Vers et poésie ; La cruauté ; L’amour ; Mariane
(dans La Mariane) ; Terreur et pitié ; Les monologues ; Rêver ; Le monstre ; Théâtre et frénésie ; Tragédie et
poésie ; Le travail du rythme ; Epicaris ; Croire ; Parler ; L’héroïsation du féminin ; Le dialogue ;Le hors scène.
Citations : « On ne trouve ici-bas que des lois tyranniques / D’où naissent des effets tragiques » (La Mort de
Sénèque, v. 1435-1436) ; « Viens m’en conter au long la pitoyable histoire / Je n’en saurais douter, et ne la
saurais croire » (Mariane, v. 1483-1484) ; « Mais les meilleurs esprits font des fautes extrêmes / Et les rois
bien souvent sont esclaves d’eux-mêmes » (Mariane, v. 1811-1812) ; « Tu connais ta valeur, tu connais ta
puissance, / Mais tu ne connais pas ta fin » (Osman, v. 617-618) ; « ce spectacle pour moi doit être vu de
loin » (La Mort de Sénèque, v. 668) ; « Mais il est temps d'agir plutôt que de parler » ; « épouvantable
histoire » ; « C'est un art excellent que de savoir bien feindre » ; « la hardiesse du dessein » (avertissement
de La Mariane).
Études littéraires : La Mariane, actes I et II ; La Mariane, acte II ; La Mariane, acte IV ; La Mort de Sénèque,
acte II ; La Mort de Sénèque, acte III ; La Mort de Sénèque, acte V ; Osman, actes II et III.
Moyenne des leçons et études littéraires ayant porté sur Tristan L’Hermite : 8,06.
Les pièces sont en général bien connues et les candidates et candidats ont soin de les distinguer. Les
nuances qu'appelle tel ou tel sujet, d'une pièce à l'autre ont généralement été bien perçues, quoique le corpus
multiple ait parfois fait oublier une des pièces (c’était le cas d’Osman, souvent peu utilisée et peu citée). Dans
les études littéraires, il convenait de bien mettre en évidence la composition d'un acte et l’enchaînement des
scènes, de mesurer la portée méta-théâtrale de certains propos tenus par les personnages. Si l’étude littéraire
de l’acte II de La Mort de Sénèque a donné lieu à une bonne analyse générale, il était dommage que le
candidat ne voie pas que tout l’acte contient déjà en germes l’échec de la conjuration de Pison. Les candidats
ont souvent manqué les questions dramaturgiques importantes : alors qu’ils affirment avec aplomb dans leurs
introductions que le théâtre de Tristan est à la jonction entre une tradition humaniste ou baroque du théâtre et
une entreprise générale de régularisation (quand ils ne disent pas maladroitement qu’il s’agit de
théâtre classique), ils oublient dans leurs développements de considérer l’action dramatique à l’aune de ses
contraintes ou d’une certaine conception de la dramaturgie. Ainsi l’héroïsme des personnages n'est jamais
mis en balance avec la conception aristotélicienne du héros médiocre ou, à l’inverse, du héros parfait et digne
d’admiration. La notion de catharsis, qui semble pourtant incontournable dès lors qu’on envisage la tragédie
121
au XVIIe siècle, est particulièrement malmenée. Chez Tristan, elle pose problème puisque la perspective
morale se heurte à une conception toute esthétique de la monstration des passions. Outre que le théâtre n'est
pas que discours, les candidats doivent accepter une bonne fois pour toutes que les textes littéraires sont
producteurs d’images. La violence du théâtre tristanien est d’ailleurs tout entière contenue dans les images
affreuses : ainsi du récit de l’incendie de Rome par Epicaris, auquel les candidats ne cessent de renvoyer,
sans jamais percevoir toutefois avec finesse les effets de son discours sur le spectateur. La double énonciation
théâtrale semble un angle mort de la lecture de Tristan, ce qui est tout à fait regrettable.
À l’inverse, le jury n’a pu que se réjouir de voir une belle leçon sur la cruauté dans les trois pièces
s’achever par la prise en compte des images saisissantes, et associer dramaturgie et poésie afin de démontrer
que le texte se mettait au service d’un spectacle de l’horreur. Loin d’être univoque dans sa définition de la
cruauté, la candidate a su articuler les diverses acceptions possibles du terme, sans oublier la cruauté du
sentiment amoureux ni celle d’un contexte politique propice aux actions horribles. Le propos distinguait en
outre avec pertinence les moments où la cruauté meut l’action et les moments où elle est surtout au service
du potentiel spectaculaire des pièces. Trop souvent, les candidats veulent voir dans les sujets posés des
« moteurs de l’action », quand il faut aussi considérer la nature secondaire de la notion proposée à l’étude :
ainsi de l'amour, enjeu très secondaire dans La Mort de Sénèque comme dans Osman, dont les moteurs sont
surtout politiques, mais qui fut malheureusement présenté, dans une leçon, comme un absolu moteur de toute
la dramaturgie tristanienne. Il est également dommage que les candidats n’aient prêté qu’une attention
superficielle à la versification. La régularité de l’alexandrin, l’hétérométrie des stances ou le caractère
conventionnel des formes poétiques employées dans la tragédie régulière ne dispensent pas les candidats
d’un commentaire précis de la métrique et de ses effets.
Diderot, La Religieuse
Sujets proposés :
Séduire ; Ordre et désordre ; « Prendre l’habit » ; Passé, présent, futur ; Différence et répétition ; Masculin et
féminin ; Dieu et le diable ; Le scandale ; Le rôle du JE ; Correspondre ; Le Temps ; Ombres et lumières ;
Non ; La Maladie et la Mort ; Les cinq sens ; Croire ; Peindre ; La théâtralité ; Homme et femme ; Mère et fille.
Citations : « Je ne sais rien, et j’aime mieux ne rien savoir » ; « le langage des sens » ; « c’était la plus cruelle
satire qu’on eût jamais faite des cloîtres ».
Études littéraires : les dix premières pages du roman, p. 11-22 ; les dix dernières pages, p. 186-195 ; p. 40-
56 ; p. 164-183 ; p. 184-195.
Moyenne des leçons et études littéraires ayant porté sur Diderot : 8,04.
De manière générale, l’œuvre en elle-même semble n’être parfois connue que superficiellement. Une
attention soutenue aux effets d’écho précis était pourtant essentielle pour analyser certains passages. Un
sujet comme « Différence et répétition » souffrait mal une connaissance impressionniste de l’œuvre. On a
regretté que l’œuvre soit trop souvent lue à travers le filtre de la littérature secondaire, même si les références
mobilisées sont de très grande qualité. Ce prisme des lectures critiques a tendance à faire passer le sujet de
la leçon proprement dit au second plan. De là découle un retour trop fréquent aux notions passe-partout de
« tableaux » et de « roman des Lumières » qui font perdre de vue l’intitulé ou la notion de départ. On note
aussi dans plusieurs leçons la tentation de réciter ou recycler des éléments de cours au détriment du
déploiement des enjeux et des tensions propres au sujet. De ce point de vue, citer le sujet ne suffit pas à le
traiter : tout transformer en « langage des sens » ou en « scandale », par exemple, conduit à appauvrir la force
et la pertinence de la réflexion. À l’inverse, le jury a été sensible à l’effort pour traiter les différents niveaux de
pertinence du sujet intitulé « séduire » : la réflexion déployée à partir de ce terme en a révélé le caractère
opératoire dans le roman, tout en tenant compte des effets de discordance que cela impliquait.
Un problème récurrent est apparu à propos de La Religieuse : les candidats n'interrogent pas
suffisamment la puissance de vérité du roman. Même si la dimension auto-critique et méta-romanesque est
fortement présente chez Diderot, elle est au service d’une mise au jour de vérités. Assez largement surtout,
les dimensions générique, narrative et énonciative ont été peu ou mal envisagées et analysées. On note
parfois une confusion entre les mémoires et l’écriture épistolaire. Les candidats opèrent trop peu la distinction
122
– simple mais attendue – entre Suzanne personnage et Suzanne narratrice : point d’entrée pourtant aisé,
susceptible d’alimenter certaines introductions. On se félicite que l’histoire éditoriale ait été mise en avant, à
juste titre, tout en regrettant que ces indications n’aient pas toujours été bien exploitées : il aurait précisément
pu être stimulant de voir les points de continuité et d’écart entre ces éléments généraux et les lettres de la
Préface, réécrites par Diderot.
Parmi les défauts de certaines prestations, le jury relève un manque de culture dans le domaine
religieux et conventuel, et l’absence de références picturales. Toujours du point de vue contextuel et culturel,
les grands romans des Lumières ou les autres œuvres de Diderot sont souvent l’objet d’une connaissance
superficielle, voire caricaturale. En revanche, on note une survalorisation du dispositif méta-romanesque du
roman (roman reposant sur une mystification préalable et une correspondance factice, ainsi qu'une « Préface-
annexe » démystificatrice), et les candidats insistaient un peu trop sur le « roman du soupçon » au détriment
des grandes valeurs qu’il véhicule. La lecture qui en découle courait le risque d’aboutir à un contresens.
Sujets proposés :
Héroïsme et mélancolie ; L'enfance édénique ; Les épigraphes ; L'imaginaire fantastique ; Les lieux ; Peut-
être ou jamais ; La nuit ; Vers et émotions ; La traversée ; La mort ; La mémoire ; Le feu ; L’enfance ; La vision ;
La voix ; La douleur ; L’audace ; Famille et communautés ; Aimer ; Le petit ; Le mal ; L'éphémère ; La liberté ;
L'oralité ; Chanter ; Les Pleurs de Marceline Desbordes-Valmore : la construction du recueil ; Le « je » ; Les
paroles adressées.
Citations : « D'où vient que d'en parler ma voix se fond en pleurs » ; « Oui ! L'âme poétique est une chambre
obscure où s'enferme le monde » ; « Je dépends d'un nuage ou du vol d'un oiseau / Et j'ai semé ma joie au
sommet d'un roseau ! » (p. 62, vers 137-138) ; « et moi, je veux y croire / À ces contes mêlés d’une tragique
histoire ; / J’en sais mille ! et le soir j’en invente » ; « La femme qui pleure Trahit son pouvoir » ; « Importune
et mourante, on peut vivre longtemps ! » ; « Ah! sur trop de cyprès la liberté se fonde ! » ; « Je suis l'indigente
glaneuse, / Qui d'un peu d'épis oubliés, / A paré sa gerbe épineuse » ; « D'où vient que des beaux ans la
mémoire est amère ? » (p. 103, vers 3) ; « Des malheureux ta chanson lumineuse / Traduit les pleurs que le
ciel entendra […] » (p. 196, vers 29-30).
Études littéraires : p. 63-82 ; p. 81-102 ; p. 83-102 ; p. 116-139 ; p. 144-168 ; p. 144-179.
Moyenne des leçons et études littéraires portant sur Marceline Desbordes-Valmore : 7,99.
Les leçons proposées par les candidats et les candidates, sur une œuvre relativement peu connue a
priori, témoignent d’une préparation sérieuse. La circulation à l’intérieur du recueil est relativement aisée, le
paratexte est correctement exploité, la littérature critique est convoquée à bon escient la plupart du temps.
Signalons toutefois que la mobilisation des connaissances acquises par le biais des travaux de Christine
Planté ou Esther Pinon a pu aboutir à des résultats très inégaux. Des pans entiers de leçons étaient constitués
d’emprunts à leurs ouvrages. L’articulation de ces matériaux avec le sujet s'est avérée plus ou moins habile.
En définitive, cela sert les candidats qui possèdent déjà une bonne maîtrise de l’œuvre, et cela dessert encore
davantage les candidats qui en ont une connaissance fragile. Cette remarque ne vise évidemment pas à faire
renoncer à ces riches apports, aux cours et aux lectures, mais il faut combattre l’illusion que cela remplace un
vrai travail de lecture, de compréhension et de mémorisation du texte. L’étude du recueil est pertinente lorsqu’il
s’agit de situer la poésie valmorienne dans le mouvement romantique de renouvellement de l’héritage
élégiaque et du lyrisme, ou lorsque sont interrogées la situation de la poète dans le champ littéraire de son
temps et les postures auctoriales adoptées. Plus fragiles apparaissent les connaissances historiques
mobilisées pour lire les poèmes politiques du recueil, consacrés à la révolution belge ou à l’insurrection
polonaise. Le contexte social et idéologique français (1832-1833, les révoltes ouvrières, la sentimentalité
humanitariste du républicanisme, le catholicisme social de Lamennais) est globalement ignoré. Les héritages
poétiques de Desbordes-Valmore (en particulier Parny et Chénier) ne sont identifiés que de loin et de seconde
main.
123
Trois défauts majeurs dans la conduite des leçons sur Les Pleurs doivent être relevés. D’abord, le
travail liminaire de définition notionnelle, de catégorisation et de classement raisonné des occurrences est trop
rarement effectué : sont souvent proposés des plans commençant par ce que l’on attendrait d’une troisième
partie ; les études maintiennent alors dans une constante indétermination la notion fondant le sujet au risque
de sortir de son cadre. Ensuite, lorsque le sujet se fonde sur une citation, celle-ci n’est pas étudiée dans son
contexte immédiat : elle n’est pas mise en relation étroite avec ce qui la précède ou la suit à l’échelle du poème
dont elle est extraite. L’étude demeure alors partielle quand elle ne relève pas du contresens. Enfin, surtout,
la nature poétique de l’œuvre de Marceline Desbordes-Valmore est trop souvent ignorée ou contournée :
beaucoup de leçons n’accordent au vers, à sa métrique, à son accentuation, à son rythme, à ses sonorités
que de rapides et superficielles remarques ; l’identification des mètres et la saisie des schémas rimiques sont
parfois laborieuses. Le jury ne saurait trop insister sur la nécessité pour les candidates et les candidats de
s’entraîner à lire les vers, à haute voix, d’apprendre à placer les accents et les coupes : d’entendre la poésie.
Sujets proposés :
Vieillir ; Parler ; Charlus ; Le mensonge ; La vocation littéraire ; Violence et destruction ; La volonté ; La
recherche de la vérité ; Le portrait ; Le théâtre ; Le sacrifice ; L'inversion ; La mémoire et l'oubli ; Une œuvre
crépusculaire ? ; L'espace ; Lecture et lecteurs ; La guerre ; L'apprentissage du héros ; Le comique ; Le corps ;
Madame Verdurin ; L'hôtel de Jupien.
Citations : « Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur » (p. 197) ; « Et je compris que tous
ces matériaux de l’œuvre, c’était ma vie passée » (p. 206) ; « Et maintenant je comprenais ce que c’était la
vieillesse » (p. 238) ; « Si j'ai jamais pu me croire poète, je sais désormais que je ne le suis pas ».
Études littéraires : p. 116-134 (l’hôtel de Jupien) ; p. 161-175 ; p. 227-244 (le bal des têtes) ; p. 289-310.
Moyenne des leçons et études littéraires ayant porté sur Proust : 8,88.
Sur Proust, l’abondance de la matière a poussé beaucoup de candidats à mener leur leçon dans une
certaine précipitation. Ce souhait de prendre en compte le foisonnement de l’œuvre a souvent laissé peu de
place à la lecture des citations et à leur commentaire. Lorsque l’on choisit de s'arrêter sur un passage, il faut
bien le donner à entendre par la lecture et prendre le temps d'un commentaire si possible original, en n'oubliant
pas de commenter la forme, le rythme de la phrase, d'éventuels effets de sens. L'exercice demandait donc
une grande capacité de synthèse, une structuration ferme pour embrasser l'ensemble du livre sans délaisser
ces nécessaires incursion en profondeur dans le texte.
Il a été apprécié que certains candidats prennent le temps dans l'introduction d'une analyse des termes
du sujet, qui est un moment essentiel pour poser par exemple que « l’inversion » n'est pas un simple synonyme
de « l’homosexualité » mais revêt chez Proust une dimension herméneutique et philosophique dont il faut
analyser les effets romanesques. Comme pour les autres auteurs au programme, les sujets notionnels
nécessitent une définition précise et rigoureuse. Une leçon sur le portrait doit ainsi s’ouvrir par une réflexion
sur la notion de portrait littéraire, et sur les différents éléments que celui-ci implique. Le portrait et la simple
notation descriptive doivent ainsi être distingués. La fin du Temps retrouvé comporte par ailleurs une longue
« galerie de portraits » et une étude de l’organisation de ce long passage pouvait s’avérer riche
d’enseignements. Dans la même perspective, une leçon sur le théâtre dans ce roman a manqué son objectif,
faute d’une réflexion initiale sur les éléments susceptibles de constituer une scène théâtrale en régime
romanesque. Tout ce qui est spectaculaire n’est pas forcément théâtral. En revanche, des connaissances sur
le personnage de la Berma étaient attendues sur ce sujet.
Les études littéraires n'ont pas toujours donné lieu a de bonnes prestations. Elles ont trop souvent été
traitées comme des leçons, avec très peu d'attention au détail du texte, à la construction du passage. Dans
ce cas, comme dans celui de la leçon, il est toujours fécond de prendre le temps de s’arrêter sur des passages
précis, afin de faire entendre le texte au jury et de faire la preuve de ses capacités d’analyse, complémentaires
des qualités de synthèse que requiert la leçon. Le jury aurait ainsi apprécié d’entendre davantage de
commentaires précis sur la phrase proustienne : en souligner la longueur et la complexité n’est pas suffisant.
124
Pour les « sujets-citations », rappelons qu’il est indispensable de remettre la citation dans son
contexte, et de relire attentivement les lignes qui précèdent et qui suivent la formule proposée. Ces lignes sont
souvent très éclairantes. Ainsi la formule « Et je compris que tous ces matériaux de l’œuvre, c’était ma vie
passée » (p. 206) est suivie dans le texte de Proust d’une métaphore filée qui assimile ces « matériaux » aux
graines, qui accumulent des réserves en vue de la germination des plantes. Cette première métaphore est
suivie quelques lignes plus loin d’une image picturale assimilant cette fois ces matériaux accumulés à un
carnet de croquis, permettant l’élaboration de l’œuvre à venir. La citation est ainsi prise dans un réseau
métaphorique très riche, qui vient l’éclairer en la plaçant dans les « anneaux nécessaires d’un beau style ».
Le rédacteur de ce rapport remercie très chaleureusement ses collègues, membres des commissions
d’interrogation sur la leçon, pour les matériaux et les idées par lesquels ils ont contribué à ce compte rendu.
125
ÉPREUVES ORALES
REMARQUES GÉNÉRALES
L’ordre des épreuves – Si le candidat est libre de commencer soit par l’explication littéraire, soit par
l’exposé de grammaire, il faut le faire avec méthode. Le jury a été parfois dérouté par un défaut rencontré dans
certaines explications qui commencent par la question de grammaire : il est souhaitable que le candidat
indique au jury dès le début de l’épreuve son choix de commencer par la grammaire (ou par l’explication) ;
lorsque le candidat commence par la grammaire, il est évidemment inutile qu’il se lance dans une longue
introduction littéraire, qui n’est pas à sa place ici – le candidat fera cette introduction lorsqu’il passera à son
explication ; il est encore plus absurde de faire suivre cette première introduction d’une analyse de la structure
du passage et de l’indication d’une problématique de lecture, si l’on doit se lancer ensuite dans la question de
grammaire ! En revanche, le candidat doit bien lire le texte avant de présenter son étude grammaticale et cette
lecture n’aura pas à être reprise lors de l’explication.
BILAN D’ENSEMBLE
On rappelle que l’explication sur programme suppose une capacité à articuler l’extrait avec le reste
de l’œuvre (mise en perspective) tout en privilégiant la singularité de l’extrait proposé (étude fine du détail). Il
convient donc d’éviter deux écueils majeurs : voir le texte de trop haut ou trop loin, à partir de catégories
artificiellement plaquées, ou inversement voir le texte de trop près, et se contenter de remarques myopes ne
tenant compte ni du mouvement de l’extrait (le découpage doit être questionné en tant qu’il est lui-même
signifiant), ni du rapport au reste de l’œuvre. Mais c’est toujours et avant tout la singularité du passage qui doit
retenir l’attention du candidat, et on ne peut que recommander de privilégier des problématiques portant sur
l’enjeu du texte plutôt que des problématiques très générales et interchangeables, pouvant fonctionner sur de
très nombreux extraits de l’œuvre.
L’introduction – Elle doit aller à l’essentiel. Il convient de situer précisément l’extrait (sans raconter
l’œuvre), puis de caractériser le passage (genre, ton, forme), d’en repérer le mouvement, puis de proposer
une problématique précise et singulière, rapportée à l’extrait et non à l’œuvre en général. Au cours de
l’explication littéraire, il convient lors des remarques de détails d’éviter la paraphrase. Pour cela, s’il faut utiliser
des outils propres à l’analyse littéraire (narratologie, rhétorique, stylistique, poétique, métrique), il convient
aussi d’éclairer le texte en tenant compte du contexte historique, idéologique et culturel puisque les œuvres
engagent nécessairement des représentations du monde qu’il convient d’interroger. On peut alors distinguer
126
dans un texte ce qui relève de choix d’époque, ou au contraire ce qui relève d’une singularité expressive,
d’une fine originalité ou d’une vision propre à un auteur.
La lecture – Quelques candidats ont omis de lire ou, étrangement, décidé de ne lire qu’une partie du
texte proposé, ce qui est exclu même si le candidat trouve, à tort ou à raison, que l’extrait qui lui est proposé
est un peu plus long que ce à quoi il s’attendait. La longueur des textes est fonction de plusieurs critères, elle
n’est pas bornée par un nombre intangible de lignes ou de vers, et la réflexion sur le découpage et le cadrage
de l’extrait proposé est bien plus fructueuse que le calcul du nombre de lignes ou de vers estimés suffisants
pour la lecture à faire devant le jury. Comme chaque année lorsque le programme propose des pièces de
théâtre en vers, ou un recueil de poèmes, leur lecture est souvent l’occasion d’erreurs de lecture où
disparaissent e numéraires, diérèses et tout sens de la mesure métrique – ces lectures sont invariablement
pénalisées. Les candidats doivent s’exercer au cours de leur préparation à prononcer les vers avec justesse
et sobriété de manière à pouvoir faire entendre les qualités de lecture de futurs professeurs, malgré l’état
d’anxiété bien compréhensible que suscite la situation de concours. Par ailleurs, la syntaxe de Léry, ou de
Proust, souvent émaillée de phrases longues et sinueuses, exigeait une lecture fluide permettant d’indiquer
au jury que les relations logiques entre les propositions et le sens d’ensemble du propos avaient bien été
perçus. Les trop rares belles lectures entendues ont été valorisées.
On trouvera pour chaque auteur un rappel des défauts le plus souvent rencontrés par le jury, ainsi que
des outils propres au commentaire littéraire qu’il convenait de mettre en œuvre.
LÉRY
L’art de problématiser – Le jury a souvent regretté que les problématiques choisies soient trop
englobantes et finalement déplaçables sur à peu près n’importe quel passage de l’œuvre. Les entrées du type
« l’inventaire et l’aventure », « le témoignage et l’autopsie », « l’écriture comparatiste » sont sans doute
pertinentes, mais elles doivent être réarticulées à partir d’une prise en compte plus attentive du détail du
passage proposé en explication.
Du bon usage des connaissances – Si le jury attend de réelles connaissances, il convient de les
utiliser avec discernement plutôt que de chercher à les placer sur des passages qui ne les appellent nullement.
Le débat sur la présence réelle dans l’eucharistie, la réalité du cannibalisme, ne sont pas appelés par n’importe
quel passage évoquant la nourriture des Tupi – le fait que les massacres qui ont suivi la Saint-Barthélemy
parisienne aient pu engendrer des scènes de cannibalisme où furent notamment consommés les foyes,
cœurs, et autres parties des corps de quelques-uns n’implique nullement qu’il faille entendre « la foi » derrière
« les foies », la comparaison entre le caouin et le vin n’engage en rien la question des espèces dans
l’eucharistie, la coupure du cordon ombilical de l’enfant par le père Tupi, « à belles dents », n’implique aucun
cannibalisme ni fantasme de dévoration, toute mention du témoignage personnel ne doit pas être lue ipso
facto comme l’indice d’une polémique avec Thevet.
Du bon usage des notes de l’édition – Parfois égarés par les notes de l’édition, certains candidats
se sont perdus dans des surinterprétations absurdes : le fait que les vieilles femmes cannibales aient pu être
rapprochées par une critique de la figure de la sorcière n’implique pas que Léry représente des sorcières
quand il décrit les vieilles tupi qui lèchent avec gourmandise la graisse humaine sur leurs doigts ni, surtout,
qu’il faille transformer la scène du boucan en véritable sabbat et y voir une orgie sexuelle. Le malheureux Léry
et son compatriote français, perdus dans la forêt et cruellement blessés par des épines, ne sont aucunement
des figures christiques par référence à la couronne de la Passion. Enfin le « petit deuil » et les larmes de
crocodile versées par la femme tupi devant le prisonnier que l’on vient de tuer pour le manger n’impliquent
aucun rapport avec la figure d’Eve au motif que le crocodile, reptile, appellerait l’idée du serpent !
127
De l’importance du cadre idéologique et culturel – Quelques candidats par ailleurs ont manifesté
des ignorances importantes sur les plans idéologique et culturel, en dépit des notes nombreuses de l’édition.
Ainsi la consubstantiation a-t-elle été définie par un candidat comme une conception calviniste, un autre
encore a vu dans les formules « ceci est mon corps, ceci est mon sang » la marque d’un propos d’une grande
banalité, pour ne rien dire du fameux lavement des pieds compris comme un miracle de Jésus ! On peut certes
comprendre que les candidats ne soient ni des théologiens rompus aux discussions dogmatiques ni même
des lecteurs assidus des Évangiles, mais sur un auteur comme Léry et sur un texte dont l’annotation est sur
ce plan très abondante, ces ignorances manifestent un travail préalable insuffisant.
La question des gravures – Plusieurs extraits proposés invitaient à une mise en relation,
explicitement appelée par le texte lui-même, avec des gravures – sans que le candidat n’ait ici à transformer
son explication de texte en commentaire iconographique, on attendait au moins une esquisse de commentaire,
surtout lorsque celui-ci permettait de préciser la nature de la concurrence entre texte et image.
TRISTAN L’HERMITE
De la lecture des vers – Le jury conseille aux candidats de soigner particulièrement la lecture des
vers, en respectant les règles métriques. De très nombreuses explications n’ont absolument jamais paru en
tenir compte. On invite donc aux candidats à prêter une attention à des phénomènes aussi simples que le jeu
des vers dans leur rapport avec la syntaxe, que la position des mots placés avant ou après la césure, voire du
choix des mots placés à la rime. Cette attention précise au vers relève bien du commentaire littéraire. Le jury
s’étonne que les stances aient pu être analysées sans que l’hétérométrie ne soit étudiée. On rappelle parfois
que Tristan est dramaturge et poète, mais tout se passe alors comme si ses vers n’étaient pas entendus.
Du sens des mots en langue classique – Si l’épreuve n’est pas une vérification de la compréhension
littérale du texte, elle ne peut évidemment faire l’impasse sur les approximations liées à une méconnaissance
du sens des mots dans la langue classique : beaucoup trop d’erreurs ont été engendrées par l’ignorance du
sens de mots comme « objet », « parricide », « ennui », « désoler », « esprits » … Lorsque des contresens
sont engendrés par de telles erreurs, le jury est évidemment amené à se poser des questions et… à en poser !
Du bon usage des figures de style – La faiblesse des outils rhétoriques est tout aussi préoccupante :
la réduction de la rhétorique au seul champ des figures affecte inévitablement des textes dans lesquels des
logiques argumentatives subtiles s’affrontent. Mais, sur le seul plan de l’elocutio, la plupart des figures
identifiées par les candidats l’ont été à tort. Presque tous les chiasmes relevés sont de simples parallélismes,
les litotes et les euphémismes ont été presque invariablement confondus, l’hypotypose a été fréquemment
assimilée à l’ekphrasis, on relève des hyperbates où il n’y en a pas, et l’hypallage, l’antanaclase et la syllepse
ne sont guère mieux traitées. Faut-il rappeler que le jury n’attend pas des candidats qu’ils éblouissent par un
lexique rhétorique parfois bien inutile, mais qu’il est en droit d’attendre, quand celui-ci est mobilisé (et il doit
l’être parfois), qu’il soit juste et surtout opératoire : foin des étiquettes, ce sont les analyses qui comptent.
La prise en compte du plan dramaturgique – L’approche proprement dramaturgique est aussi
souvent écartée ou visiblement insuffisamment mobilisée, y compris dans ses catégories les plus simples :
scènes d’exposition ou de dénouement, péripéties, place et fonction des récits dans la tragédie. Les œuvres
ne semblent souvent pas assez bien connues : tel élément capital du dernier acte éclaire telle scène du
premier acte sans que les candidats jugent bon de le signaler. Le jury attire l’attention des candidats sur la
nécessité de rendre compte précisément des conditions qui président au recours à la forme du récit dans la
dramaturgie classique. Trop souvent les candidats ont négligé le rapport entre la nature du récit et sa place
dans l’économie d’ensemble de la pièce, et se sont étonnés de l’audace qui serait celle de mettre en scène
un suicide… Il semble utile de rappeler que pour un concours comme celui de l’agrégation, le jury attend des
candidats qu’ils sachent mettre en œuvre des instruments d’analyse ajustés au texte qu’ils ont à commenter
et qu’ils ne se limitent pas à de vagues catégories psychologiques (l’hybris, la duplicité, la naïveté, la
rancœur…).
L’éclairage idéologique – Si quelques belles explications ont manifesté une vraie connaissance des
débats philosophiques et politiques présents au cœur des textes de Tristan, beaucoup ont souffert d’une
128
méconnaissance des théories de la souveraineté au XVIIe siècle, des distinctions entre les différentes formes
de tyrannie, ou encore des implications du stoïcisme sur ce plan.
DIDEROT
De l’importance de la question générique et du dispositif énonciatif – Le principal défaut
rencontré concernant La Religieuse tient à l’absence de prise en considération du dispositif énonciatif et
narratif du roman. Mentionner le roman-mémoires supposait d’en tirer des conséquences. Une explication
réussie suppose un cadre dont il faut tenir compte : il s'agit de ne pas oublier que ce roman-mémoires est
adressé et obéit à une destination précise, convaincre le marquis de Croismare d'aider Suzanne Simonin qui
veut être libérée de ses vœux, et que ce cadre lui-même est pris dans la mystification initiée par l'auteur, ce
qui suppose diverses stratégies rhétoriques qu'il convient de dégager. On ne pouvait donc en aucun cas
ignorer que les mémoires de Suzanne sont de bout en bout un récit adressé à un destinataire, même lorsque
celui-ci n’est pas explicitement désigné dans l’extrait proposé. Les jeux avec la narration devaient également
être considérés : que le portrait de la Supérieure de Sainte-Eutrope soit entièrement composé au présent alors
que la mémorialiste en décrit un peu plus tard dans le récit la longue et terrible agonie est une étrangeté qui
n’a fait l’objet d’aucune remarque.
L’effet-personnage – De très nombreuses explications témoignent d’une adhésion sans distance au
point de vue et au langage de Suzanne personnage. Or le fait que Diderot se soit (le plus souvent et non pas
de manière systématique) abstenu de produire des effets de « double registre » (s’écartant du modèle offert
par La Vie de Marianne de Marivaux) n’autorise nullement à oublier que Suzanne est une mémorialiste
pleinement engagée dans une entreprise rhétorique complexe à l’égard de son destinataire. La visée de son
récit ne saurait d’ailleurs se réduire à la recherche d’un effet pathétique : Suzanne l’indique elle-même à la fin
de ses mémoires, soulignant l’entrelacement de la visée pathétique et de la visée persuasive à une recherche
(inconsciente ?) de séduction. Cela n’autorise pas non plus, en second lieu, à oublier que Suzanne est certes
implicitement mais souvent très évidemment décrite aussi, dans le temps du récit, comme une figure apte à
élaborer des stratégies subtiles avec les figures féminines et (plus rarement) masculines qui l’entourent. Que
ces stratégies diverses (persuasion, séduction, apitoiement, attaques, etc.) soient soigneusement estompées
par la mémorialiste ne doit pas conduire les candidats à les ignorer, bien au contraire. Les effets de « double
entente » (sens « innocent » et littéral d’un côté, sens « libertin » ou sexuel de l’autre) n’ont, la plupart du
temps, pas signalés par les candidats.
Des outils narratifs de base – Certains candidats ont visiblement sous-estimé la difficulté du texte
au moment de leur préparation. Il est arrivé régulièrement que le sens littéral ne soit pas correctement restitué.
La Religieuse est un texte « difficile » et des outils passe-partout tels que « le pathétique », « la polémique »
ou « l’esthétique du tableau » ne sauraient suffire à expliquer le détail d’extraits dont de nombreux candidats
échouent à cerner la singularité. On s’étonne que les outils narratifs de base aient été si peu mobilisés :
focalisations narratives, rapports de proportion entre temps de la narration et temps du récit (scènes,
sommaires, ellipses, pauses…), analepses, prolepses, récit itératif, récit singulatif, etc. Ces instruments
élémentaires étaient indispensables à la description et à l’analyse des différents extraits proposés.
DESBORDES-VALMORE
De la singularité d’une voix ou l’effet de présence – Le recueil n'a inspiré que peu de belles
explications, tant la lecture biographique et psychologisante l'a emporté dans le discours des candidats sur
l'étude des procédés qui permettent à la poète de produire cet effet de présence si caractéristique de sa
poésie. Car c'est bien de poésie, faut-il le rappeler, qu'il s'agit, écrite par une autrice qui admire tout à la fois
le chansonnier Béranger et les Méditations poétiques de Lamartine, André Chénier et l'auteur d'Odes et
ballades – auquel est dédiée la section « Aux petits enfants » à la fin du recueil. Cette poésie est savante,
lorsqu'elle emprunte à la forme populaire de la chanson et adopte le vers court comme lorsqu'elle recourt à
l'alexandrin, tant le travail sur les sonorités, les rimes intérieures, à partir de rimes aussi convenues qu'amour
et toujours (« Garde toujours ce douloureux empire/Sur notre amour qui cherche à nous trahir. », « Dors-
tu ? »), les jeux de reprises et de variations sont recherchés.
129
Du bon usage de la biographie ou la question du sujet lyrique – La plupart des candidats abordent
malheureusement la poésie comme s'il s'agissait d'une prose narrative, dans laquelle l'ordre des mots serait
plus ou moins bouleversé, relevant parfois une antéposition d'un adjectif qui a inévitablement fonction de mise
en relief ou d'emphase... Ils en opèrent trop souvent une sorte de traduction, paraphrase où la vie de la poète
est constamment convoquée (la figure de l'amant Latouche, ses infidélités, les chagrins de l'épouse et de la
mère, le deuil...) pour éclairer l'analyse, comme si lire l'œuvre d'une écrivaine supposait nécessairement que
ce soit dans sa vie et seulement dans sa vie que se trouve la clef d'interprétation de son œuvre. Illustrant de
la sorte une écriture qui verrait la femme qui écrit ne jamais sortir de son expérience et la rendre en vers qui
couleraient avec la facilité des larmes, ces lectures remobilisent involontairement la critique de Sainte-Beuve :
lirait-on Lamartine, Baudelaire ou Verlaine à travers un tel filtre, se demande-t-on ?
De la musicalité – Plutôt que de privilégier une lecture biographique des poèmes, c’est sur les moyens
qu'emploie la poète pour produire cet effet qu'il convenait de se concentrer : la musicalité des poèmes devait
être particulièrement étudiée car elle est souvent savante, le travail sur la syntaxe, oralisée ou condensée au
point d'être obscure (« Juge d'amour » dans « Révélation » qui signifie *Juge ce qu'il en est quand il s'agit
d'amour), l'intertextualité tant biblique, mythologique que littéraire et bien évidemment la reprise de patrons
formels telle la romance ou la ballade. Ces marques de fabrique de la poésie valmorienne ont été trop souvent
négligées : les candidats ne tiennent pas compte des effets produits par la rime, ils ignorent la place des mots
à la césure ; interrogée sur la musicalité du premier quatrain des « Fleurs », une candidate répond au jury
qu'elle n'est pas musicienne ; les épigraphes, qui relèvent certes d'une démarche de légitimation de la voix
poétique mais entrent aussi en dialogue avec le poème, ne sont parfois pas lues ou oubliées dans le
commentaire.
De la prise en compte d’un cadre – Une explication réussie suppose un cadre. Pour Les Pleurs,
l'invention d'une poésie en marge des grandes voix romantiques, qui valorise le petit, l'humble, recourt à des
formes populaires (la chanson, aisée à retenir ; la fable et son exemplarité) ou restitue l'oralité de la voix
enfantine dans un alexandrin (« L'oreiller d'une petite fille », « Le coucher d'un petit garçon »), créant ainsi des
effets de contraste encore inouïs – c'est bien cela que Verlaine, Rimbaud, Laforgue trouveront et admireront
dans la poésie valmorienne.
De la nécessité d’outils rhétoriques et stylistiques – Outre le cadre, les outils doivent être bien
maîtrisés : les connaissances attendues en matière de stylistique (le jury attend des candidats qu'ils sachent
reconnaître une métaphore, une hypallage, un oxymore, une antithèse...), de métrique (certains s'étonnent
que la césure d'un alexandrin soit au milieu du vers, d'autres voient une césure dans un octosyllabe, vers non
césuré !). Ces deux éléments essentiels (un cadre, des outils) ne sont pas difficiles à maîtriser et l'année de
préparation devrait avoir permis d'y parvenir. C'est ce dont les futurs agrégatifs et futures agrégatives doivent
se persuader car ce sont les vraies clefs des beaux commentaires. Le jury a connu des moments de bonheur
aussi : la magnifique étude de « Pardon ! » dont le roseau final, d'abord biblique et pascalien, devient
instrument de musique (« Je suis roseau, je tremble... et je cherche après lui ! ») ou le stimulant commentaire
des « Ailes d'ange » autour de la dimension séductrice d'un amant volage.
PROUST
La prise en compte du double mouvement du Temps retrouvé – L’une des difficultés posées par
le dernier volume de la Recherche tenait au double mouvement de cette œuvre. À a fois œuvre et approche
de l’œuvre, terme et genèse, recherche du temps perdu et offrande du temps retrouvé. Cette tension entre
mouvement régressif vers le passé et promesse de l’œuvre à venir devait être finement prise en compte. De
fait en de nombreux passages, l’expérience faite par le héros en quête du temps perdu et désireux d’écrire
une œuvre ne se confondait pas avec le point de vue du narrateur qui in extremis prend la plume, et le jury a
regretté cette confusion des points de vue. Proust bien souvent joue d’une dissonance ironique marquée, et
le point de vue du héros en quête des essences mystérieuses et du temps retrouvé ne se confond pas
systématiquement avec le point de vue du narrateur devenu écrivain. S’ils se rejoignent bien à la fin de l’œuvre,
longtemps ils restent éloignés l’un de l’autre. Ainsi toutes les pages – contrairement à ce qu’ont affirmé de trop
nombreux candidats – n’annonçaient pas la révélation finale ! Bien au contraire, certaines traduisaient plutôt
les errances du héros, encore prisonnier d’illusions et d’erreurs.
130
L’art de commenter des images – Très souvent les images n’ont pas été commentées, alors qu’elles
sont si décisives dans la poétique proustienne. Il aurait fallu distinguer entre différentes valeurs possibles –
fonction didactique de l’image au service d’un raisonnement, fonction ornementale de l’image dans le cas du
pastiche ou des tentatives de faire œuvre pour le héros, enfin fonction cognitive de l’image, celle-ci relevant
comme le souligne d’ailleurs Proust non pas de la technique mais bien de la vision. À titre d’exemple, l’image
du bœuf en daube de Françoise pour penser la consistance de l’œuvre à venir devait être interrogée, tout
comme les paperoles dévorées par des mites gourmandes ! Or trop souvent les candidats se contentent de
mentionner l’image sans jamais en interroger la portée heuristique (valeur de l’écart, vision à l’œuvre, éthos
qui transparait en filigrane). Autre exemple, l’image des trains express pour figurer la vieillisse ou le
rajeunissement précoce des personnages : outre que la métaphore produisait un effet comique et burlesque,
elle invitait à une relecture savoureuse de l’onomastique figurant ces brusques sauts temporels (la vicomtesse
de Saint-Fiacre, le duc de Courgivaux). Une attention plus grande aux images aurait permis aux candidats de
rendre compte du comique proustien, si souvent à l’œuvre dans le Temps retrouvé, et si rarement perçu durant
cette session. Le jury s’est d’autant plus étonné de ce défaut que Proust lui-même théorisait dans le Temps
retrouvé l’importance de cette poétique des images, le style devenant non pas affaire de technique, mais bien
de vision. C’est ainsi que le vieillissement des femmes évoqué à travers l’image des failles géologiques n’a
pas paru surprendre, alors que le brusque changement d’échelle optique, si fréquent chez Proust, invitait à un
commentaire attentif aux effets produits. Même constat pour les passages où Charlus évoque le Paris de la
guerre à travers le motif pompéien. La réflexion sur le temps et l’histoire, menée par le baron de Charlus, ne
devait pas occulter la dimension très fortement fantasmatique et homoérotique d’un tel imaginaire, ce que de
trop nombreux candidats n’ont pas vu. Le jury invite donc les futurs candidats à réfléchir davantage à la
poétique des images, et à mieux en saisir les résonances profondes dans les œuvres qui les mobilisent.
De la phrase proustienne – Autre regret du jury, l’absence quasi systématique de prise en compte
de la phrase proustienne. Les candidats se sont montrés insensibles aux cadences (majeure, avec parfois le
choix d’une phrase en escalier, ou au contraire mineure, Proust jouant alors d’un effet d’attente trompée ou
de guillotine). Une attention plus fine à la phrase devait permettre aux candidats de mieux caractériser l’écriture
proustienne, si mobile en fonction des sujets abordés, ou encore de mieux percevoir les modèles sous-jacents.
L’art du portrait chez Proust emprunte en effet très souvent aux moralistes classiques certains de ses procédés
(style coupé, cadence mineure, effet d’attente trompée et rhétorique du coup double). La cadence majeure
était quant à elle le plus souvent au service d’une vision plus poétique du réel. Certaines cadences enfin
relevaient d’un effet de pastiche.
Des modèles littéraires – Le jury s’est étonné que les candidats soient si peu informés (signe d’une
préparation insuffisante) au sujet des Mémoires de Saint-Simon, ou des Mille et une nuits, deux œuvres
pourtant mentionnées explicitement dans le Temps retrouvé comme des modèles décisifs. Une absence totale
de connaissances a semblé parfois rédhibitoire au jury, dans la mesure où elle empêchait d’accéder à la
spécificité des enjeux de tel ou tel passage. Quant aux références nombreuses à l’art du Caractère selon la
Bruyère, ou encore aux motifs d’amplification cosmique empruntés au « deux infinis » de Pascal, elles n’ont
souvent pas été prises en compte.
Mais le jury a aussi eu le plaisir d’entendre des explications sensibles et brillantes. On songe
notamment à un commentaire du portrait de Saint-Loup, où la construction du caractère a été finement étudiée,
à la façon des moralistes classiques et tout particulièrement de la Bruyère, où les images (la collection
ornithologique) et l’effet produit ont permis une étude fine de l’art de Proust, de la distance prise par le narrateur
par rapport à Saint-Loup, ainsi que de l’imaginaire ici à l’œuvre.
L’explication de texte sur programme suppose une préparation sérieuse et les cours sur auteurs
préparant à l’écrit sont d’un grand secours. Il faut évidemment connaître les œuvres, leur contexte intellectuel
et historique, les grands principes esthétiques qui sont à l’œuvre, ainsi que les contraintes génériques qui
s’imposent à l’auteur. Mais si tout style a ses contradictions, c’est bien dans l’étude de détail qu’il convient de
131
le montrer, et un extrait vaudra toujours par sa singularité plutôt que comme exemplification d’un grand principe
général vu en cours. C’est donc cette singularité qui doit être éclairée, et sans doute éprouvée. Les meilleures
explications sont celles qui allient technique et sensibilité, rigueur et émotion. L’explication de texte est un
exercice savant, codé, mais qui doit aussi être un exercice où la sensibilité et le plaisir du texte se font
entendre. Que seraient de futurs professeurs qui ne seraient pas en mesure d’éprouver le plaisir du texte, et
de le communiquer ?
En manière de bilan, et dans la perspective de la prochaine session, on ne saurait trop recommander
aux candidats de veiller à se doter d’outils d’analyses précis et efficaces, afin de pouvoir se poser les bonnes
questions sur le texte.
- Outils de narratologie (voir remarques sur Proust et Diderot)
- Outils de métrique et versification (voir remarques sur L’Hermite et Desbordes-Valmore)
- Outils rhétoriques et stylistiques (voir remarques sur Proust en particulier pour les images, les
cadences de phrase, et sur les auteurs d’une façon plus générale pour ce qui est des figures de style)
- Outils d’analyse dramaturgique (voir remarques sur L’Hermite)
Pour terminer, on voudrait inviter les futurs candidats au cours de leur préparation à réfléchir aux choix
expressifs mis en œuvre par les auteurs, par rapports aux genres choisis, aux contraintes génériques propres
à chaque époque. De quelle façon les auteurs s’en emparent-ils ? Comment donnent-ils à entendre leur vision
du monde ? Comment leurs œuvres laissent-elles résonner une mémoire de textes antérieurs, tout en donnant
à entendre une fine originalité (ou une rupture radicale, c’est selon) ? Et c’est bien sur de telles décisions
expressives que l’étude de texte doit porter. L’explication littéraire doit permettre de montrer comment pour
chaque auteur, à une époque donnée, se donne à entendre une ouverture de la langue, et un renouveau des
représentations du monde.
132
ÉPREUVES ORALES
L’épreuve orale de grammaire, qui accompagne l’explication de texte sur programme, a donné lieu
cette année encore à des prestations très inégales : les notes attribuées s’étendent de 01/20 à 20/20. Les
moyennes par auteur sont les suivantes : 9,2/20 pour Jean de Léry, 9,5/20 pour Tristan L’Hermite, 8,8/20 pour
Diderot, 10,3/20 pour Marceline Desbordes-Valmore, 9,5/20 pour Marcel Proust.
Si l’écart entre la moyenne la plus basse et la moyenne la plus haute reste assez conséquent (1,5
point), ces chiffres n’en montrent pas moins que les auteurs les plus anciens, parfois redoutés par les
candidats, ne sont pas pour autant ceux qui leur réussissent le moins, malgré les difficultés que pourrait causer
un état de langue plus ancien. Il importe donc de relativiser le rôle que semble jouer le caractère aléatoire du
concours et de rappeler que tous les sujets de grammaire proposés, quel que soit l’auteur ou l’autrice
auxquel(le)s ils s’appliquent et l’époque dont relève le texte étudié, sont traitables par tous les candidats, pour
peu qu’ils se soient entraînés avec régularité tout au long de l’année de préparation au concours.
La relative fréquence de prestations décevantes nous incite cependant à rappeler les attendus de
l’épreuve et à donner quelques conseils tant pour la préparation en amont que pour la présentation même de
l’épreuve au moment de l’oral.
1. Préparation en amont
On ne rappellera jamais assez la nécessité d’une préparation régulière en grammaire tout au long de
l’année de préparation, voire bien en amont de celle-ci. Contrairement à ce que pourrait faire penser la diversité
des questions proposées à l’oral, il est tout à fait possible de couvrir l’ensemble du programme de grammaire.
Les attentes du jury quant aux connaissances des candidats sont loin d’être insurmontables : connaître et
identifier les différentes catégories grammaticales (ou « natures » des mots), analyser les fonctions
syntaxiques des mots ou des syntagmes, savoir utiliser la terminologie en vigueur dans les classes du
secondaire – le jury n’oublie pas qu’il a affaire à de futurs enseignants –, être en mesure d’élaborer un
classement raisonné des occurrences, d’identifier et d’analyser les cas les plus problématiques.
On n’attend donc pas des candidats qu’ils proposent une théorie inédite ou qu’ils révolutionnent la
grammaire dite « scolaire ». Sur ce point, le malentendu se répète d’année en année. Un positionnement
théorique est toujours bienvenu, à condition qu’il s’appuie sur une connaissance déjà solide des catégories de
la grammaire « traditionnelle ». Nombreux sont les exposés qui annoncent par exemple une perspective
« guillaumienne » qui se réduit trop souvent à des notions mal maîtrisées (« chronogénèse »,
« morphogénèse ») quand elles ne sont pas purement fantaisistes ; les études portant sur les temps ou les
modes verbaux confondent allègrement les termes in posse, in fieri et in esse ou ne font rien de ces
désignations ; d’autres invoquent les analyses de Le Goffic sans vraiment préciser ce qu’elles apportent à
l’analyse de la phrase ; etc. À l’inverse, le jury a pu regretter, dans telle ou telle étude du déterminant ou de
l’article, l’absence des mots extension et extensité, qui auraient pu favoriser une bonne problématisation de la
question.
En deçà de ces positionnements théoriques, le manque de préparation s’est ressenti chez certains
candidats qui n’avaient manifestement pas les connaissances de base ou qui ne connaissaient pas la
méthodologie de l’épreuve, confondant notamment les « remarques nécessaires » sur un fragment du texte –
exercice pourtant déjà présent dans l’épreuve écrite – avec une explication linéaire du fragment étudié, où ils
mêlaient de manière confuse et disparate de vagues remarques métriques, lexicales et énonciatives, là où le
jury attend une analyse construite des points syntaxiques les plus saillants. Il est tout aussi étonnant de voir
une candidate découvrir l’existence de l’article indéfini lors de l’entretien avec le jury, ou d’en entendre une
autre confondre les périphrases verbales (semi-auxiliaire + infinitif) avec la figure stylistique de la périphrase
133
(ou circonlocution). Si de telles prestations restent heureusement exceptionnelles, trop nombreux sont encore
les candidats qui maîtrisent mal les fondamentaux, au point de confondre pronom et déterminant, adverbe et
adjectif, etc. Une préparation sérieuse fondée sur une fréquentation assidue des grammaires de référence et
des entraînements réguliers, ainsi qu’une lecture attentive des rapports du jury de ces dernières années,
devrait pourtant permettre d’éviter aisément ces écueils.
2. Gestion du temps
Sur un temps de préparation de 2h30 pour l’ensemble de l’épreuve, il est préférable de consacrer au
moins 35-45 mn à la grammaire. L’exposé de grammaire est trop souvent préparé dans la précipitation, ce qui
amène à oublier des occurrences ou à passer trop rapidement sur les cas plus difficiles, voire à faire des
contresens sur le texte, faute d’avoir pris le temps de comprendre la construction syntaxique de telle ou telle
phrase (inversion sujet/verbe, relative détachée ou séparée de son antécédent, délimitation de la subordonnée
au sein de la matrice, etc). Nombreux sont les exposés qui commencent par une introduction très (parfois trop)
développée et théorisée, pour ensuite réduire l’analyse des occurrences à un simple inventaire des cas
répertoriés. On ne peut évidemment pas se contenter, dans le cadre d’une étude sur les groupes
prépositionnels (GP), de dresser une liste des GP présents dans le texte sans identifier l’élément qu’ils
complètent et si possible analyser la syntaxe interne du GP (présence ou absence d’article devant le nom
introduit, etc.).
Pendant l’épreuve, il est recommandé de consacrer environ 10 mn à l’exposé de grammaire, sur un
temps de parole global qui ne peut excéder 40 mn. Chaque candidat reste cependant libre d’organiser son
temps de parole comme il le souhaite, et de commencer par la partie de son choix (explication de texte ou
exposé de grammaire). Il peut s’avérer judicieux de commencer par la grammaire quand le sujet
proposé implique d’étudier de plus près, par exemple, un fragment du texte (« remarques nécessaires »), de
s’intéresser plus particulièrement à la structure de la phrase (sujets sur les propositions subordonnées, les
fonctions syntaxiques etc.), ou encore quand la question de grammaire invite à des remarques stylistiques qui
pourront être réexploitées dans l’explication de texte.
La question de grammaire tient compte d’un nombre raisonnable d’occurrences : en général, entre 8
et 12 selon la difficulté qu’elles présentent, voire un peu plus si certaines constructions se répètent. Il est tout
à fait inutile de les inventorier à la fin de l’introduction. Pendant l’analyse de détail, il faut essayer avant tout
de traiter le cœur de la question. S’il s’agit par exemple de la syntaxe du sujet, la question de l’attribut du sujet
n’est pas prioritaire en elle-même, même si elle entre bien sûr dans l’examen de la relation entre le sujet, le
verbe attributif et l’attribut. Il importe aussi de bien définir la notion étudiée, et de se tenir à cette définition,
pour éviter de se retrouver face un corpus d’étude pléthorique : les modes impersonnels du verbe, par
exemple, ne concernent pas les constructions impersonnelles, de même que la catégorie des adjectifs n’inclut
pas les déterminants du nom : la notion d’« adjectifs » possessifs ou démonstratifs n’est plus retenue par la
terminologie grammaticale en vigueur dans le secondaire, ni par les grammaires de référence.
Quand une construction identique apparaît plusieurs fois, il n’est pas nécessaire de s’y
attarder plus que de raison. S’il est requis de prendre en compte toutes les occurrences représentatives de la
notion étudiée, il est en revanche inutile de répéter inlassablement la même analyse pour tous les cas
similaires : il vaut mieux regrouper les remarques quand le corpus s’y prête, et prendre le temps d’analyser
les cas plus complexes ou plus particuliers.
On précisera enfin qu’aucune conclusion n’est requise pour la question de grammaire.
On rappellera pour finir certains points qui font régulièrement l’objet d’erreurs ou d’imprécisions.
-Terminologie : elle est déterminante pour la clarté de l’exposé, mais aussi en amont pour la
compréhension même du fonctionnement des catégories grammaticales. La notion de référence, par exemple,
est employée de façon trop floue. Un groupe nominal ou un pronom a un référent dans le discours ou dans le
contexte d’énonciation ; à l’inverse, dire qu’un déterminant ou un adjectif réfère à un autre élément est inexact,
134
sauf à préciser au moins, d’une part, que la référence est opérée par le groupe nominal et d’autre part, dans
le cas de l’adjectif, qu’un intermédiaire nominal est nécessaire pour qu’il puisse être appliqué à un élément du
monde. Le terme d’incidence, qui désigne la relation d’un mot ou syntagme au constituant auquel il se rapporte,
et par rapport auquel se définit sa fonction syntaxique, est également mal maîtrisé et de ce fait mal employé.
-Approche syntaxique.
Rappelons que les questions proposées attendent toujours une approche morphosyntaxique, qui ne
saurait être négligée au profit d’une approche purement sémantique ou pragmatique. Une étude des
compléments circonstanciels doit d’abord préciser la nature (proposition, GP, GN, adverbe…) et le
fonctionnement syntaxique des occurrences, selon leur incidence (voir ci-dessus) : s’agit-il d’un complément
de phrase (extra-prédicatif), d’un complément du verbe (intra-prédicatif) ? On rappellera à ce titre que les
compléments essentiels du verbe (COD, COI, compléments locatifs) sont à distinguer des circonstanciels, et
que la distinction intra- et extraprédicatifs ne recouvre pas la distinction essentiels-circonstanciels. Dans tous
les cas, l’approche purement sémantique (complément de lieu, de temps, de manière…) n’était pas à
privilégier.
Dans le cas des études sur l’interrogation et/ou l’injonction, l’approche pragmatique est tout à fait
recevable, à condition de s’appuyer sur une description syntaxique précise des énoncés : pour l’interrogation,
cas d’inversion sujet-verbe (simple ou complexe), présence d’une locution interrogative, question des limites
entre phrase interrogative et phrase déclarative ; pour l’injonction, choix du mode (impératif, subjonctif, infinitif)
et construction syntaxique, etc. On notera au passage que pour l’interrogation, la notion d’inversion complexe
(reprise du sujet par un pronom clitique inversé, comme dans « Jean est-il venu ? ») semble complètement
ignorée.
Enfin, il convient d’être cohérent quant à l’approche grammaticale que l’on choisit. Pour traiter par
exemple une question sur le groupe verbal, si l’on sollicite la notion de valence verbale (Tesnière), on parlera
aussi du sujet (prime actant), considéré comme dépendant du « nœud verbal ». En revanche, si l’on choisit
une approche syntagmatique, le segment sujet + GV ne peut être remplacé par un mot : il ne fonctionne pas
comme un syntagme. Dans ce cas, le sujet n’a pas à être pris en compte dans l’étude des groupes verbaux.
-Fonctions syntaxiques.
Beaucoup de candidats peinent à identifier la fonction syntaxique précise d’un mot ou d’un syntagme.
Il est dommage, par exemple, que soit trop souvent négligée la fonction syntaxique des propositions
subordonnées, notamment celle des relatives, simplement désignées comme « déterminatives » ou
« explicatives » : il s’agit là d’une approche sémantique qui ne saurait se confondre avec l’analyse
fonctionnelle (une relative adjective pouvant être, selon les cas, épithète, apposée, ou attributive, tandis qu’une
relative substantive peut endosser les mêmes fonctions que le groupe nominal). Dans les études sur l’attribut
ou sur les constructions verbales, il faudrait mieux distinguer les constructions attributives avec être et les
formes passives du verbe : en cas d’ambiguïté, il convient de ne pas éluder la difficulté et de proposer des
manipulations syntaxiques : transformation à la voix active, pronominalisation de l’attribut, etc.
-Analyse sémantico-référentielle.
Elle fait trop souvent défaut, notamment dans les études sur les articles, les déterminants et les
pronoms. On se contentera de rappeler les erreurs ou imprécisions les plus fréquentes : absence de toute
analyse sémantico-référentielle des articles définis et indéfinis ainsi que des déterminants (possessifs
notamment) ; interprétation déictique abusive des pronoms et déterminants démonstratifs ; confusion presque
systématique entre le pronom démonstratif neutre ce en emploi anaphorique, suivi du verbe être, et le
présentatif c’est. Sur ce dernier point, rappelons que le présentatif consiste à introduire, à « présenter » un
GN ou équivalent dans le discours : le pronom ce ne renvoie dans ce cas à aucun référent particulier. A
l’inverse, si le pronom ce renvoie à un élément du contexte discursif, c’est ne saurait alors s’analyser comme
un présentatif.
135
Bien sûr, le jury a aussi entendu de très belles prestations. Les meilleurs exposés sont ceux qui ont
présenté une définition claire de la notion, proposé une typologie des fonctions possibles pour une classe de
mots, ou encore problématisé le rapport entre deux fonctions syntaxiques, par exemple, selon la question
proposée (« attribut et apposition », « attribut et complément d’objet » …), avant de donner des analyses
concises et précises des occurrences. Un exposé réussi repose aussi sur une interprétation pertinente des
cas étudiés : on a pu suivre l’analyse d’une phrase exclamative particulièrement bien comprise et décrite (dans
un extrait où il fallait observer l’interrogation et l’exclamation), apprécier l’explication claire et fine de l’emploi
de certains déterminants, ou entendre un exposé complet et construit sur la négation, couronné par un
entretien particulièrement fructueux.
Classes de mots :
Article et absence d’article
Les déterminants
Déterminant et absence de déterminant
Les adjectifs/ L’adjectif
Adjectifs et participes
Les pronoms
L’emploi des pronoms démonstratifs
Morphosyntaxe des pronoms personnels
Démonstratifs et possessifs
Les adverbes/ Les adverbes, à l’exception des adverbes de négation/ Syntaxe de l’adverbe
Adverbes et prépositions
Groupes de mots :
Les groupes nominaux
Les expansions du nom
Les déterminants du nom
Les modifieurs du nom et du groupe nominal
Les groupes prépositionnels/ Les syntagmes prépositionnels
Les groupes prépositionnels introduits par de
Fonctions syntaxiques :
Syntaxe du sujet
L’attribut
Attributs et compléments d’objet direct
Attribut et apposition
Le complément d’objet
Les compléments essentiels du verbe
Les compléments circonstanciels
136
Infinitif, participe et adjectif verbal
Les participes
Les formes en -ant
Formes en -ant et participes passés
Le participe passé
Les modes impersonnels / les modes non personnels / Les formes non personnelles du verbe
Les modes personnels
L’emploi des temps de l’indicatif /la valeur des temps de l’indicatif
Auxiliaires et semi-auxiliaires
Auxiliaires, semi-auxiliaires et verbes supports
Les périphrases verbales
Études transversales :
Le mot de
Le mot que/ Les emplois de que
Que et qui
Si et que
Tout, quelque, bien
L’expression de la comparaison
La deuxième personne du singulier
La syntaxe des noms désignant des parties du corps
Bibliographie indicative
Grammaires de référence :
DELAUNAY Bénédicte et LAURENT Nicolas, La Grammaire pour tous [2012], Paris, Hatier, coll.
« Bescherelle », 2019.
LE GOFFIC Pierre, Grammaire de la phrase française, Paris, Hachette, 1993.
MONNERET Philippe, RIOUL René, Questions de syntaxe française [1999], Paris, PUF, 2009.
NARJOUX Cécile, Le Grevisse de l’étudiant. Capes et agrégation lettres : grammaire graduelle du
français, Louvain-la-Neuve, De Boeck supérieur, 2018.
137
PELLAT Jean-Christophe, FONVIELLE Stéphanie, Le Grevisse de l’enseignant – grammaire de
référence¸ Paris, Magnard, 2016.
RIEGEL Martin, PELLAT Jean-Christophe et RIOUL René, Grammaire méthodique du français [1994],
Paris, PUF, 2018.
SOUTET Olivier, La Syntaxe du français, Paris, PUF, coll. « Que sais-je? », 1989.
WILMET Marc, Grammaire critique du français, Bruxelles-Paris, De Boeck-Duculot, 2010 (5e éd.).
Diachronie :
138
ÉPREUVE ORALE
Rapport présenté par Agnès Hugenell, avec la précieuse collaboration des autres membres des commissions
A : Floriane Daguisé, Audrey Duru, Kishore Annoussamy, Camille Esmein, Anne Reach-Ngô, Thomas Augais,
Yohann Deguin, Olivier Bara, Laure Helms-Maulpoix, Agathe Mezzadri, Didier Lechat, Vanessa Obry, Odile
Richard, Benjamin Vanhouck, Olivier Combault,
Affectée d’un coefficient 7, l’épreuve se déroule en deux temps : trente minutes d’exposé suivies de
dix minutes d’entretien avec le jury.
Le candidat est conduit à rendre compte d’une lecture rigoureuse et personnelle d’un texte de langue
française « extrait des œuvres au programme de l’enseignement du second degré », conçue à la faveur d’un
temps de préparation de deux heures et déployée selon les modalités de la lecture linéaire. L’exercice ménage
ainsi, dans le cadre d’une pratique méthodique familière, l’événement d’une rencontre avec un objet inattendu
et un dialogue serré avec une page de littérature qui s’offre à la fois dans sa singularité et son ancrage culturel.
Il met en jeu la capacité du candidat à articuler une habileté acquise et la mobilisation de compétences larges
à une situation de réception marquée par l’inconfort de la découverte. Ainsi, l’exercice mobilise en profondeur
l’expérience et l’art du « maître de lecture » que le candidat est appelé à incarner. In fine, l’explication de texte
hors programme éprouve son aptitude à accueillir le texte avec curiosité et sagacité puis à produire un discours
de médiation éclairant dans un acte de communication engagé.
Les constats établis par le jury cette année encore, tant à la lumière des prestations de grande qualité
qui ont été livrées que de celle des exposés moins réussis, invitent à rappeler qu’une compréhension fine des
enjeux et des mécanismes de l’épreuve doit présider à toute préparation efficace. Elle favorise la mise en
œuvre d’une stratégie pertinente à chaque étape de la réalisation et contribue à prévenir les candidats
des principaux écueils qu’ils pourraient rencontrer. Il convient de saisir que certaines maladresses dans
l’organisation du propos représentent bien davantage qu’un accident ou un écart vis-à-vis d’une démarche
codifiée, mais peuvent révéler des représentations de la lecture et de l’explication de texte erronées et doivent
être interrogées. D’entrée de jeu s’impose la nécessité de rappeler que la lecture linéaire ne se laisse pas
porter par le flux du discours, en marquant mécaniquement le pas, mais qu’elle se déploie selon un parcours
réfléchi, fondé sur une compréhension du plan et de la progression de l’extrait. Ce principe motivera un certain
nombre de développements.
Le présent rapport renvoie en premier lieu aux précieuses analyses et recommandations des rapports
précédents. Il s’enrichit également des observations et conseils de l’ensemble des membres du jury, que nous
remercions vivement.
Pour la session 2023, les textes proposés à l’étude ont été les suivants :
139
Pour le XVIIIème siècle :
Beaumarchais, Le Mariage de Figaro (2), Le Barbier de Séville ; Bernardin de Saint-Pierre, Paul et
Virginie (2) ; Casanova, Histoire de ma vie ; Challes, Les Illustres Françaises ; Crébillon, Les Égarements du
cœur et de l’esprit (2) ; Laclos, Les liaisons dangereuses (5) Prévost, Histoire du Chevalier Des Grieux et de
Manon Lescaut (3) ; Lesage, Turcaret (3) ; Marivaux, Le cabinet du philosophe, Le Spectateur français, La
double inconstance (2) ; Montesquieu, Les Lettres persanes (5) ; Rousseau, Les Confessions (5).
140
esthétiques, extensions parfois inattendues vers d’autres concepts à leur tour définis, etc.) effilochent le
propos. Une démarche d’analyse consciemment respectueuse du corps du texte se traduit par un rythme
équilibré.
141
à l’étude. Nulle énigme à résoudre par une enquête que le temps de préparation n’autoriserait pas, mais le
souci scrupuleux de collecter les indices nécessaires à la cohérence diégétique et psychologique. Par une
démarche méthodique, qui proscrit la substitution de l’imagination interprétative à la vérification et la
recomposition du sens, le candidat se donne les moyens de proposer une interprétation solide. Le jury ne
manque pas de s’étonner cependant que des œuvres majeures – qui s’enseignent fréquemment dans les
classes – ne figurent pas dans la bibliothèque intérieure du candidat. La lecture du Père Goriot ou du
Misanthrope aurait tout autant prémuni contre certaines erreurs de compréhension.
Suivant un élargissement du regard, le jury invite les candidats à prendre davantage en considération
la place de l’extrait ou de l’unité textuelle au sein des ensembles ou sous-ensembles définis par la structure
de l’œuvre (chapitres, sections, actes, tableaux, etc.). Familiers des fonctions de la scène d’exposition ou des
mécanismes d’un dénouement, les candidats peinent en revanche à interroger d’autres positions stratégiques
dans l’économie de l’œuvre : à l’entame d’une grande partie, dans une phase d’ascension ou de déclin du
parcours du héros, sur un point de bascule. Ainsi, l’explication d’un extrait de L’Éducation sentimentale se
centre-t-il légitimement sur la caractérisation d’un personnage féminin secondaire, mais oublie que le passage,
au centre du roman, est déterminant pour, en creux, confirmer et rendre définitive la paralysie de Frédéric.
Une candidate interrogée sur la fin de la première partie des Mémoires d’une jeune fille rangée propose une
lecture sensible du texte, mais se focalise sur la question psychologique de la révélation de l’amour/amitié
sans l’inscrire dans la dynamique d’apprentissage du récit rétrospectif et se fourvoie dans l’évocation d’une
« libération » hors saison. Il en va ainsi de la capacité à discerner les enjeux du texte dans leur complexité et
de l’exigence de vraisemblance dans la démarche herméneutique de lecture.
142
approfondir l’un ou l’autre rapprochement – Madame de Staël et Rousseau à la faveur d’un extrait de Corinne,
par exemple – plutôt que de tenter une ornementation téméraire.
143
blancs du texte, dans le jeu précis et subtil de la focalisation et des points de vue, dans l’explicitation des
gestes et mouvements des personnages mimés par la construction syntaxique et la prosodie des phrases, les
ruptures du discours direct, la taille des paragraphes, le jeu intense des sonorités... Quelques constats
dominent toutefois cette session.
Si la tendance à une description grammaticale parfois inutilement vétilleuse semble s’estomper, le jury
regrette a contrario la rareté des analyses syntaxiques. Des effets de cadence sont fréquemment repérés,
mais les phénomènes d’inversion, de dislocation ou de prolifération font rarement l’objet d’une analyse pointue,
en particulier dans les textes de prose romanesque. L’œil et l’oreille s’éduquent à appréhender dans sa vigueur
et son étrangeté une écriture sculptée, et les résistances à la lecture devraient éveiller l’intérêt et appeler à
des investigations de détail plus variées. Le lexique mériterait également une attention plus soutenue Le jury
s'étonne parfois de constater que la signification de certains mots ou noms propres du texte n'a pas été
élucidée par une consultation des dictionnaires mis à disposition : le « poulailler » au théâtre, « marqueterie »
à propos de l’écriture des Essais chez Montaigne ou « emmanchée » dans le portrait de Silvère alors que ces
termes offraient des prises à l’interprétation. Le lexique pointu, spécialisé, archaïsant ou les noms propres ne
sont pas suffisamment investis. De manière générale, le caractère insolite d’une affixation, un phénomène de
dérivation atypique ou le détournement d’une locution verbale rencontrent encore peu la vigilance des
candidats.
L’analyse des formes poétiques s’est souvent avérée imprécise. La dimension sonore est négligée,
son étude étant expédiée par une remarque sur un couple de rime ou le relevé d'une allitération ou d'une
assonance dans une terminologie impressionniste. Les notions d'enjambement, de rejet, de contre-rejet sont
trop rarement mobilisées alors qu'elles sont indispensables à l'explication. La distinction entre rejet externe et
interne, par exemple, n'est jamais faite. Les caractéristiques formelles des textes poétiques fournissent des
faits d'écriture faciles à commenter alors qu'elles ont paru provoquer de l'embarras. En somme, l'assimilation
d'un manuel sur la versification (celui de Michèle Aquien, par exemple) suffit pour apprendre à identifier des
faits de concordance et de discordance, et à les analyser.
Enfin, il semble indispensable d'enrichir la terminologie disponible touchant l'écriture figurée. Trop
d'explications omettent de l'identifier ou évoquent des « images », sans se donner les moyens de commenter
les univers mis en relation, leurs connotations, les outils du rapprochement. L’étude du travail de la métaphore,
par exemple, manque de rigueur tandis que syllepses et chiasmes deviennent des incontournables. La
métonymie et la catachrèse semblent tombées en désuétude. Cette insuffisance pénalise l'explication des
poèmes que l'on peut rattacher au symbolisme (paysage d'âme de Baudelaire, poème en prose de Rimbaud)
et d'autres entreprises plus formelles (sonnet de Mallarmé, quatrains de Valéry, poème en prose de Ponge).
Rappelons que l’analyse des procédés d’écriture se déploie selon une démarche démonstrative, et
qu’il s’agit bien là d’une compétence à laquelle le jury se montre particulièrement sensible. La rigueur doit
présider, à la fois à l’identification du procédé et à la détermination de l’effet produit. Ainsi, la présence de
points de suspension ne constitue pas mécaniquement une aposiopèse, et il est peu probable qu’une épiphore
renvoie à une dynamique de circularité. Les raccourcis logiques sont à proscrire et toute entreprise de
déduction doit être soumise au discernement et au bon sens. Il en va, une nouvelle fois, du respect de la
singularité du texte et d’une saisie authentique du verbe qui s’offre à l’analyse.
Posture et communication
Si le jury prend plaisir à l’écoute de prestations engagées, livrées avec rigueur, modestie et une
urbanité de bon aloi, quelques considérations de détail peuvent légitimement prendre place dans ce rapport.
Il s’agit d’une performance adressée dont il convient de soigner l’ouverture et la clôture sans ostentation et
sans glissement vers une familiarité même chaleureuse. Sourires et gestuelle se pareront ainsi davantage de
sobriété que de grâce. Un équipement réduit, une tenue confortable et discrète et un appareil de notes ordonné
favorisent la sérénité des temps d’installation et de mise en œuvre. Le jury invite avant tout à la vigilance
devant quelques maladresses de langage inélégantes qui semblent avoir contaminé jusqu’aux épreuves du
concours, notamment la prolifération de la locution « du coup ». L’usage d’une langue modélisante qui signe
l’identité du professeur de Lettres s’éprouve ainsi dès la passation du concours. Qualifier le père Grandet de
« bouffon » ou lester la mention des poules dans « Les deux coqs » d’une charge sémantique moderne et
pour le moins « bouffonne » invite à corriger diligemment ses représentations des niveaux et de l’histoire de
144
la langue. Néanmoins, le jury aura eu l’occasion de valoriser à de nombreuses reprises des exposés filés dans
une langue claire, précise et riche, dont les nuances s’exprimaient avec autant de constance dans l’échange.
L’épreuve d’explication de texte dite « improvisée » a ainsi permis d’entendre des prestations d’une
grande justesse, témoignant d’une rencontre heureuse quand bien même inattendue. Portés par les fruits de
l’étude et de la pratique, certains candidats auront donné corps au texte qui leur était proposé et animé leur
lecture, et ne manqueront pas de transmettre dans l’exercice de leurs fonctions cette capacité d’adhésion et
la certitude qu’un univers favorable aux rêves et aux transports est à découvrir derrière le rideau.
145
ÉPREUVE ORALE
Rapport présenté par Véronique Lochert avec Aude Ameille, Anne Debrosse, Henri Garric, Philippe
Postel et Cyril Vettorato
Le jury de littérature comparée souhaite tout d’abord féliciter les candidates et les candidats pour le
bon niveau d’ensemble des prestations orales, témoignant d’une préparation sérieuse et, en général, d’une
bonne connaissance des œuvres au programme et des règles de l’exercice. Il a eu le plaisir d’entendre
plusieurs très bons commentaires, capables d’allier la finesse de l’analyse et la richesse de la culture à la
précision dans l’emploi des termes et des notions, et à la rigueur dans la construction de la réflexion. La
moyenne de l’épreuve 9,29 se situe donc à un niveau honorable, avec des notes s’échelonnant de 2 à 19/20.
On se contentera ici de formuler quelques rappels et conseils pour remédier aux défauts le plus
fréquemment observés au cours de la session 2023 et on encouragera les candidats à consulter également
les rapports antérieurs, puisque la nature de l’épreuve et les critères d’évaluation (décrits avec précision en
2021) restent les mêmes.
146
Parmi les autres points méritant l’attention des candidates et candidats, on soulignera d’abord que
l’usage des notions littéraires et du vocabulaire d’analyse est bien souvent trop flou. On peut citer en
vrac les notions qui ont été utilisées fautivement : fantastique/merveilleux, lyrisme, burlesque, agôn, allégorie,
synesthésie, blason, enchâssement (qui a souvent été utilisé pour désigner l’enchaînement de péripéties) ou
encore « quatrième mur » (qui ne saurait être appliqué à n’importe quel type de théâtre, notamment pas au
théâtre élisabéthain). Notons que le scénario de l’« arroseur arrosé » n’est pas l’équivalent de l’histoire du
« trompeur trompé » : nulle dimension morale dans les bandes dessinées de Schliessmann et de Christophe
ou dans le film des frères Lumières qui le développent, et où un jardinier est victime d’une blague d’un
garnement, alors qu’il est simplement en train… d’arroser son jardin ! De même, l’« humanisme » n’est pas
l’« humanité » ; la « fortune » n’est pas le « hasard », ni la « dramatisation » la « théâtralité ».
Le jury invite les candidates et les candidats à se montrer particulièrement attentifs à la tonalité ou au
registre de l’extrait. Le comique et l’ironie sont souvent insuffisamment perçus, mais ils sont aussi, dans
certains cas, exagérés. Leur analyse demande des explications concernant les procédés mis en œuvre, ainsi
que des nuances : les dialogues amoureux entre Hermia et Lysandre ne relèvent pas du même comique que
les discussions entre les artisans comédiens amateurs dans Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare.
Interpréter tel passage comme une parodie exige qu’on soit capable d’identifier la cible de cette parodie et de
décrire avec précision les mécanismes littéraires à l’œuvre. « Drame », « mélodrame » et « tragédie » ne sont
pas des genres équivalents ; le « tragique » est distinct du « pathétique », et il faut être capable de justifier
avec précision le recours à chacun de ces termes.
On rappellera aux candidates et aux candidats que l’exercice comparatiste suppose de comprendre
l’œuvre dans son contexte culturel particulier. Plus encore que la dissertation, le commentaire composé
demande une grande attention à la spécificité de l’œuvre et au contexte historique, culturel et littéraire de sa
création. Ce travail requiert de savoir décrypter des références littéraires et artistiques en dehors de la France.
Convoquer le Mahabharata pour éclairer Shakuntala au signe de reconnaissance, le pétrarquisme à propos
de tel extrait du Songe d’une nuit d’été, l’expressionnisme au sujet de Pirandello ou encore le roman
d’apprentissage à propos de Kafka implique d’avoir un minimum de connaissance de la tradition littéraire
concernée. Ainsi, on regrette l’incapacité complète d’une grande majorité des candidates et candidats à citer
le titre d’un roman picaresque ou à rattacher la figure de « Méphisto », qui apparaît dans Comme tu me veux
de Pirandello, au Faust de Goethe – pire, une candidate a répondu que le personnage se rattachait à L’Enfer
de Dante… La pièce de Pirandello ne fourmille pas de références intertextuelles : Stéphane Braunschweig ne
cite qu’un seul titre dans sa préface, le Lulu de Wedekind. Il était important de connaître un peu ces pièces
(L’Esprit de la terre et La Boîte de Pandore) ou leur adaptation au cinéma par Pabst : les personnages de Mop
et de Salter, tout comme le contexte du cabaret berlinois, s’en trouvent éclairés. De même, savoir que Louise
Brooks, qui a incarné Lulu à l’écran, a été la figure iconique de « la garçonne » dans le Berlin des années
1920, permettait de contextualiser concrètement les indications scéniques sur le personnage de Mop. De
façon générale, on peut attendre de candidates et de candidats à l’agrégation, qu’ils connaissent un minimum
de contexte historique. Des lacunes en histoire religieuse ou en philosophie ont pu empêcher de comprendre
certains passages du « Mariage trompeur, suivi du Colloque des chiens » de Cervantès. Il peut être utile de
mettre telle scène du Songe d’une nuit d’été en relation avec le règne d’Élisabeth Ière et avec les pratiques
théâtrales de l’époque. Les personnages d’Hippolyta et de Titania, les références à Diane et à la lune, la
réflexion sur le mariage et les rapports de genre sont éclairés par leurs liens avec la Virgin Queen, femme
exerçant le pouvoir sans avoir pris d’époux. Le spectacle préparé et représenté par les comédiens amateurs
évoque à la fois les spectacles de cour et les pratiques de jeu mises en œuvre par les comédiens
professionnels sur les scènes londoniennes. Cette attention au contexte historique s’impose aussi pour les
périodes plus récentes : on ne peut pas parler de « montée du nazisme » à propos du moment où Pirandello
écrit sa pièce ; le parti nazi n’a obtenu que 2,5 % des voix aux élections de 1928, et il faut attendre les
conséquences du krach boursier de 1929 pour qu’il commence sa marche vers le pouvoir. En particulier, le
concierge de l’Acte I ne peut pas être identifié comme un « officier nazi », comme l’a fait une candidate.
Dans le même esprit, il convient d’être sensible à l’évolution historique des formes et des genres
littéraires afin de décrire adéquatement l’œuvre et de la situer dans cette histoire. Il est possible de qualifier
L’Âne d’or de roman, à condition de ne pas l’analyser avec les mêmes attentes et les mêmes outils qu’un
147
roman contemporain. Les candidates et candidats ont dans l’ensemble fait l’effort de se familiariser avec les
spécificités du théâtre indien, soulignant souvent en introduction l’impossibilité d’étudier Shakuntala au signe
de reconnaissance selon les perspectives du théâtre occidental, mais cela n’a pas empêché de nombreux
commentaires de fonder néanmoins leur lecture sur des notions comme le tragique ou de proposer des
développements généraux sur le rasa ou le dharma, qui n’étaient pas suffisamment ancrés dans le texte.
Interroger la position de l’œuvre par rapport à la tradition générique dans laquelle elle s’inscrit permet
de mettre en valeur sa singularité : de saisir comment Shakespeare crée un nouveau type de comédie, distinct
des modèles antérieurs, comment Pirandello contribue au développement du théâtre moderne, notamment
grâce à des effets d’hybridité sensibles dans ses didascalies, ou encore comment Guimarães Rosa développe
une écriture moderniste, expérimentale, où se mêlent le savant et le populaire.
Il ne suffit pas de connaître les contextes historiques et culturels et de savoir mobiliser l’histoire
littéraire : il est absolument nécessaire de présenter le contenu concret des textes. Trop de candidates et
candidats, sans doute à cause d’une connaissance insuffisante de l’œuvre, ont tendance à se raccrocher à la
description extérieure du texte ou à la reprise de thèmes généraux abordés en cours. Mais il ne sert à rien de
commenter telle figure de style ou tel dispositif énonciatif si l’on ne sait pas qui parle, dans quelle situation, à
quelle étape de l’intrigue ou du récit. Certains éléments importants, parfois évidents, de la situation sont
insuffisamment pris en compte : le tigrier ne parle pas tout seul dans Mon oncle le jaguar ; la Cañizarès
inconsciente, tirée dans la cour de l’hôpital par le chien Berganza, est nue dans « Le Mariage trompeur, suivi
du Colloque des chiens ». Beaucoup trop souvent, à propos de Pirandello, les commentaires ont tout de suite
glissé vers une caractérisation du « flou dans les dialogues », de la « déconstruction » des personnages, de
la méta-théâtralité, sans penser à présenter clairement les rapports concrets qui liaient les personnages, les
enjeux de l’intrigue. Par exemple, dans les commentaires portant sur l’acte III, il était indispensable de rappeler
que l’inconnue avait pris conscience à l’acte précédent des conflits d’intérêt qui motivaient peut-être Bruno,
qu’elle l’avait dit à Bruno et que ce dernier craignait l’arrivée de Salter et de la « folle » qui pourrait prouver
l’imposture, enfin que les membres de la famille s’étaient déchirés pour l’héritage de la villa. Tout cela
permettait de mettre en lumière les implicites des répliques, qui ne devaient certainement pas être seulement
abordés sous l’angle de l’indétermination. Qu’on réfléchisse à partir de là sur l’« humorisme », sur la
métathéâtralité, pourquoi pas ? Mais cette réflexion ne peut se faire qu’à partir d’une explication claire du
contenu narratif.
Inversement, on rappellera que les textes doivent être traités comme des textes littéraires. Les
commentaires sur les textes de Kafka, en particulier La Métamorphose, se sont beaucoup trop souvent
contentés de paraphraser les rapports entre les personnages pour passer ensuite à une interprétation
allégorique (sur l’aliénation, sur l’assimilation, sur la condition des Juifs à Prague). Ces textes méritent mieux :
il fallait absolument étudier les subtils effets de perspective narrative, les mélanges de l’abstrait et du concret,
les changements de ton, qui font passer subitement de la mélancolie d’un Gregor à la fenêtre à la caricature
du bourgeois pragois, de la rhétorique ampoulée du représentant de commerce à l’abjection d’un liquide brun
dégouttant de la bouche de l’animal. Se rappeler que Kafka était un grand amateur de cinéma, particulièrement
burlesque, permettait d’apprécier les mouvements désordonnés de l’insecte au plafond de sa chambre. La
candidate qui a su associer, à propos de la deuxième partie du Rapport pour une académie, une réflexion
d’une part sur le rire des humains devant le singe qui les imite en fumant la pipe et des singes devant les
hommes qui les imitent en faisant du trapèze, et d’autre part sur le pathétique associé à une focalisation
interne, tout en développant une analyse vraiment précise de la parodie du Bildungsroman, pouvait analyser
la critique de Kafka contre l’idéologie du progrès, des Lumières et du colonialisme, sans transformer la
nouvelle en une pure allégorie.
Avant de convoquer tout le savoir qui a pu être acquis sur l’œuvre, il importe de se replacer dans la
position du lecteur ou du spectateur qui découvre le texte pour la première fois afin d’être sensible aux effets
de surprise, de découverte, de renversement, de trouble et de révélation. Il faut être sensible aux échos que
l’extrait rencontre au sein de l’œuvre, aux effets d’annonce, de reprise et de variation, ce qui implique de bien
la connaître, mais il faut aussi analyser le mouvement du texte et le développement progressif de ses enjeux.
Plusieurs œuvres reposent précisément sur l’ambiguïté et le mystère (Mon oncle le jaguar), sur des coups de
théâtre successifs (L’Âne d’or), sur des révélations progressives et contradictoires (Comme tu me veux). Les
148
bons commentaires ont su mettre en valeur l’identification progressive du nouveau chef brigand, au livre VII
de L’Âne d’or, dont le lecteur, entrant dans une connivence plaisante avec le narrateur, devine qu’il s’agit du
fiancé de Charité avant l’âne ; ils n’ont pas présenté comme claire et univoque la fin de Mon oncle le jaguar.
Rappelons aussi qu’on attend que le commentaire porte sur l’ensemble de l’extrait proposé et rende compte
en particulier de ses passages les plus intéressants : toutes les citations et les analyses ne doivent pas se
concentrer sur deux pages d’un extrait de cinq pages ; les formules ou images frappantes, les allusions
culturelles ou intertextuelles décalées, les tirades marquantes de tel personnage doivent trouver leur place
dans le commentaire, à un moment ou à un autre. Certains motifs ont eu tendance à être passés sous silence :
le viol et les atrocités commises en temps de guerre dans Comme tu veux ; l’érotisme et les allusions sexuelles,
notamment présentes dans les œuvres de Kalidasa, Shakespeare et Kafka. On est pourtant en droit d’attendre
de futures enseignantes et futurs enseignants qu’elles/ils soient capables d’aborder de tels sujets, qui se
trouvent directement liés dans les œuvres aux enjeux de la représentation de l’amour, de l’identité et de la
mémoire. Certains commentaires ont néanmoins su mettre en lumière l’érotisme trouble et oppressant du
premier acte de Comme tu me veux ou formuler des hypothèses intéressantes sur la possible dimension
homoérotique de la relation entre le tigrier et son interlocuteur dans Mon oncle le jaguar.
Pour finir, la présence importante de notes dans certaines éditions au programme, en particulier pour
les pièces de Kalidasa et de Shakespeare, appelle quelques remarques sur leur bon usage. On s’attend certes
à ce que la candidate ou le candidat lise ces notes et il est étonnant que certains n’aient pas su élucider des
allusions pourtant commentées par l’éditeur scientifique, mais le commentaire ne doit pas se focaliser sur ces
références littéraires et culturelles ni limiter sa lecture à celle que suggèrent les notes. On recommandera donc
aux candidates et candidats de se familiariser avec les informations contenues dans les notes durant l’année
afin de les utiliser avec modération lors du commentaire et de centrer leur analyse sur le texte lui-même.
149
Bilan de l’admissibilité
150
Bilan de l’admission
151