ETRE UNE FEMME AU XVIII è SIECLE : GROUPEMENT DE TEXTES
TEXTE 1 : Jean-Jacques Rousseau, Emile ou De l’éducation (1762)
Rousseau, philosophe des Lumières, évoque ici la question de l’éducation des filles.
Par la loi même de la nature, les femmes, tant pour elles que pour
leurs enfants, sont à la merci des jugements des hommes : il ne suffit
pas qu’elles soient estimables, il faut qu’elles soient estimées ; il ne leur
suffit pas d’être belles, il faut qu’elles plaisent ; il ne leur suffit pas d’être
sages, il faut qu’elles soient reconnues pour telles ; leur honneur n’est
pas seulement dans leur conduite, mais dans leur réputation, et il n’est
pas possible que celle qui consent à passer pour infâme puisse jamais
être honnête.
L’homme, en bien faisant, ne dépend que de lui-même, et peut
braver le jugement public ; mais la femme en bien faisant, n’a fait que la
moitié de sa tâche, et ce que l’on pense d’elle ne lui importe pas moins
que ce qu’elle est en effet. Il suit de là que le système de son éducation
doit être à cet égard contraire à celui de la nôtre : l’opinion est le
tombeau de la vertu parmi les hommes, et son trône parmi les femmes.
De la bonne constitution des mères dépend d’abord celle des enfants ;
du soin des femmes dépend la première éducation des hommes ; des
femmes dépendent encore leurs mœurs, leurs passions, leurs goûts,
leurs plaisirs, leur bonheur même. Ainsi toute l’éducation des femmes
doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer
et honorer d’eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les
consoler, leur rendre la vie agréable et douce : voilà les devoirs des
femmes dans tous les temps, et ce qu’on doit leur apprendre dès leur
enfance. Tant qu’on ne remontera pas à ce principe, on s’écartera du
but, et tous les préceptes qu’on leur donnera ne serviront de rien pour
leur bonheur ni pour le nôtre.
TEXTE2: Nicolas de Condorcet, Sur l’admission des femmes au droit de cité, 1790
L’habitude peut familiariser les hommes avec la violation de leurs droits
naturels, au point queparmi ceux qui les ont perdus personne ne songe à les
réclamer, ne croie avoir éprouvé uneinjustice.Il est même quelques-unes de ces
violations qui ont échappé aux philosophes et auxlégislateurs, lorsqu’ils s’occupaient
avec le plus de zèle d’établir les droits communs desindividus de l’espèce humaine,
et d’en faire le fondement unique des institutions politiques.
Par exemple, tous n’ont-ils pas violé le principe de l’égalité des droits, en
privant
tranquillement la moitié du genre humain de celui de concourir à la formation des
lois, enexcluant les femmes du droit de cité ? Est-il une plus forte preuve du pouvoir
de l’habitude,même sur les hommes éclairés, que de voir invoquer le principe de
l’égalité des droits en faveurde trois ou quatre cents hommes qu’un préjugé absurde
en avait privés, et l’oublier à l’égardde douze millions de femmes ?
Pour que cette exclusion ne fût pas un acte de tyrannie, il faudrait ou prouver
que les droitsnaturels des femmes ne sont pas absolument les mêmes que ceux des
hommes, ou montrerqu’elles ne sont pas capables de les exercer.
Or, les droits des hommes résultent uniquement de ce qu’ils sont des êtres
sensibles,susceptibles d’acquérir des idées morales, et de raisonner sur ces idées ;
ainsi les femmes ayantces mêmes qualités, ont nécessairement des droits égaux.
Ou aucun individu de l’espècehumaine n’a de véritables droits, ou tous ont les
mêmes ; et celui qui vote contre le droit d’unautre, quels que soient sa religion, sa
couleur ou son sexe, a dès lors abjuré les siens.
Il serait difficile de prouver que les femmes sont incapables d’exercer les
droits de cité.Pourquoi des êtres exposés à des grossesses, et à des indispositions
passagères, ne pourraient-ils exercer des droits dont on n’a jamais imaginé de priver
les gens qui ont la goutte tous leshivers, et qui s’enrhument aisément. En admettant
dans les hommes une supériorité d’espritqui ne soit pas la suite nécessaire de la
différence d’éducation (ce qui n’est rien moins queprouvé, et ce qui devrait l’être,
pour pouvoir, sans injustice, priver les femmes d’un droitnaturel), cette supériorité ne
peut consister qu’en deux points. On dit qu’aucune femme n’a faitde découverte
importante dans les sciences, n’a donné de preuves de génie dans les arts, dansles
lettres, etc. ; mais sans doute, on ne prétendra point n’accorder le droit de cité qu’aux
seulshommes de génie. On ajoute qu’aucune femme n’a la même étendue de
connaissances, la mêmeforce de raison que certains hommes ; mais qu’en résulte-t-
il, qu’excepté une classe peunombreuse d’hommes très-éclairés, l’égalité est entière
entre les femmes et le reste des hommes ; que cette petite classe, mise à part,
l’infériorité et la supériorité se partagent également entreles deux sexes. Or puisqu’il
serait complètement absurde de borner à cette classe supérieure ledroit de cité, et la
capacité d’être chargé des fonctions publiques, pourquoi en exclurait-on lesfemmes,
plutôt que ceux des hommes qui sont inférieurs à un grand nombre de femmes ?
Enfin, dira-t-on qu’il y ait dans l’esprit ou dans le cœur des femmes quelques
qualités quidoivent les exclure de la jouissance de leurs droits naturels ?
Interrogeons d’abord les faits. Élisabeth d’Angleterre, Marie Thérèse, les deux
Catherine deRussie, ont prouvé que ce n’était ni la force d’âme, ni le courage d’esprit
qui manquaient auxfemmes.
TEXTE 3 : Voltaire, Femmes, soyez soumises à vos maris (1765)
L’abbé de Châteauneuf la rencontra un jour toute rouge de colère. « Qu’avez-
vous donc, madame ? lui dit-il. J’ai ouvert par hasard, lui répondit-elle un livre qui
traînait dans mon cabinet ; c’est, je crois, quelque recueil de lettres ; j’y ai vu ces
paroles : Femmes, soyez soumises à vos maris ; j’ai jeté le livre.
- Comment, madame ! savez-vous bien que ce sont les Epîtres de saint
Paul1 ?
- Il ne m’importe de qui elles sont ; l’auteur est très impoli. Jamais Monsieur le
maréchal ne m’a écrit dans ce style ; je suis persuadé que votre saint Paul était un
homme très difficile à vivre. Était-il marié ?
- Oui, madame.
- Il fallait que sa femme fût une bien bonne créature : si j’avais été la femme
d’un pareil homme, je lui aurais fait voir du pays ! Soyez soumises à vos maris !
Encore s’il s’était contenté de dire : Soyez douces, complaisantes, attentives,
économes, je dirais : Voilà un homme qui sait vivre ; et pourquoi soumises s’il vous
plaît ? Quand j’épousai M. de Grancey, nous nous promîmes d’être fidèles : je n’ai
pas trop gardé ma parole, ni lui la sienne ; mais ni lui ni moi ne promîmes d’obéir.
Sommes-nous donc des esclaves ? N’est-ce pas assez qu’un homme, après m’avoir
épousée, ait le droit de me donner une maladie de neuf mois, qui quelquefois est
mortelle ? N’est-ce pas assez que je mette au jour avec de très grandes douleurs un
enfant qui pourra me plaider quand il sera majeur ? Ne suffit-il pas que je sois sujette
tous les mois à des incommodités très désagréables pour une femme de qualité, et
que, pour compte, la suppression d’une de ces douze maladies par an soit capable
de me donner la mort, sans qu’on vienne me dire encore : Obéissez ?
« Certainement la nature ne l’a pas dit ; elle nous a fait des organes différents
de ceux des hommes ; mais en nous rendant nécessaires les uns aux autres, elle n’a
pas prétendu que l’union formât un esclavage. Je me souviens bien que Molière a dit
:Du côté de la barbe est la toute-puissance.
Mais voilà une plaisante raison pour que j’aie un maître ! Quoi ! parce qu’un
homme a le menton couvert d’un vilain poil rude, qu’il est obligé de tondre de fort
près, et que mon menton est né rasé, il faudra que je lui obéisse très humblement ?
Je sais bien qu’en général les hommes ont les muscles plus forts que les nôtres, et
qu’ils peuvent donner un coup de poing mieux appliqué : j’ai peur que ce ne soit là
l’origine de leur supériorité.
« Ils prétendent avoir la tête mieux organisée, et, en conséquence, ils se
vantent d’être plus capables que nous de gouverner ; mais je leur montrerai des
reines qui valent bien des rois.On me parlait ces jours passés d’une princesse
allemande2 qui se lève à cinq heures du matin pour travailler à rendre ses sujets
heureux ; qui dirige toutes ses affaires, répond à toutes les lettres, encourage tous
les arts, et qui répand autant de bienfaits qu’elle a de lumières. Son courage égale
ses connaissances ; aussi n’a-t-elle pas été élevée dans un couvent par des
imbéciles qui nous apprennent ce qu’il faut ignorer, et qui nous laissent ignorer ce
1
Saint-Paul est un apôtre de Jésus et l’un des fondateurs du Christianisme. Ses épîtres (ou lettres) sont
célèbres.
2
Catherine II de Russie (1729-1796)
qu’il faut apprendre. Pour moi, si j’avais un Etat à gouverner, je me sens capable
d’oser suivre ce modèle. »
L’abbé de Châteauneuf, qui était fort poli, n’eut garde de contredire Madame
la maréchale.
TEXTE 4 : Le Mariage de Figaro, Beaumarchais, 1784
Dans cette comédie, Beaumarchais questionne notamment le bien-fondé des
inégalités dans la société, qu’elles soient entre les classes sociales ou entre
les sexes. Un coup de théâtre a eu lieu juste avant cet extrait : Figaro vient
d’apprendre qu’il est le fils illégitime de Bartholo et Marceline.
BARTHOLO. – Des fautes si connues ! une jeunesse déplorable !
MARCELINE, s’échauffant par degrés. – Oui, déplorable, et plus qu’on
ne croit ! Je n’entends pas nier mes fautes, ce jour les a trop bien
prouvées ! mais qu’il est dur de les expier1 après trente ans d’une vie
modeste ! J’étais née, moi, pour être sage, et je le suis devenue sitôt
qu’on m’a permis d’user de ma raison. Mais dans l’âge des illusions, de
l’inexpérience et des besoins, où les séducteurs nous assiègent,
pendant que la misère nous poignarde, que peut opposer une enfant à
tant d’ennemis rassemblés ? Tel nous juge ici sévèrement, qui
peut-être, en sa vie a perdu dix infortunées2 !
FIGARO. – Les plus coupables sont les moins généreux ; c’est la règle.
MARCELINE, vivement. – Hommes plus qu’ingrats, qui flétrissez par le
mépris les jouets de vos passions, vos victimes ! C’est vous qu’il faut
punir des erreurs de notre jeunesse ; vous et vos magistrats, si vains3 du
droit de nous juger, et qui nous laissent enlever, par leur coupable
négligence, tout honnête moyen de subsister. Est-il un seul état4 pour les
malheureuses filles ? Elles avaient un droit naturel à toute la parure des
femmes : on y laisse former mille ouvriers de l’autre sexe5.
FIGARO, en colère. – Ils font broder jusqu’aux soldats !
MARCELINE, exaltée. – Dans les rangs même plus élevés, les femmes
n’obtiennent de vous qu’une considération dérisoire : leurrées de
respects apparents, dans une servitude réelle ; traitées en mineures pour
nos biens, punies en majeures pour nos fautes ! Ah ! sous tous les
aspects, votre conduite avec nous fait horreur ou pitié !
Acte III, scène 16.
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1. Réparer.
2. A causé la perte de dix malheureuses filles.
3. Vaniteux, orgueilleux.
4. Une seule place dans la société.
5. Quand Beaumarchais écrit cette pièce (en 1778), les femmes couturières
n’étaient autorisées à confectionner que les vêtements d’enfants et certains
vêtements de femmes.
TEXTE 5 : Mary Wollstonecraft, Défense des droits de la femme, 1792
J’espère trouver grâce aux yeux de mon propre sexe, si je traite les
femmes comme des créatures raisonnables, au lieu de flatter leurs attraits
séducteurs, et de les regarder comme dans un état d’enfance perpétuelle, qui
les rend incapables de se soutenir sans lisières 1. Je désire vivement de
montrer en quoi consiste la véritable dignité, la félicité réelle de l’homme. — Je
désire persuader aux femmes qu’elles doivent tâcher d’acquérir la force de
l’âme et du corps, et les convaincre que des phrases mielleuses, la sensibilité
exagérée du cœur, la délicatesse outrée de sentiments, et le raffinement
exquis du goût sont presque synonymes des différentes épithètes consacrées
à exprimer la faiblesse. En un mot, que ces êtres qui ne sont que des objets
de pitié, et de cette espèce d’affection qu’on a nommé tendresse, ne tarderont
pas à devenir les objets du mépris.
Laissant donc de côté ces jolies petites phrases féminines, dont les
hommes ont la complaisance de faire usage pour nous adoucir notre
dépendance servile, et dédaignant cette élégance qui annonce la mollesse de
l’âme, cette sensibilité exquise, cette docilité si douce, cette souplessede
mœurs que l’on suppose les caractéristiques sexuelles d’une enveloppe plus
faible, je souhaite faire voir que l’élégance est au-dessous de l’énergie de la
vertu, que le premier objet d’une ambition louable doit être d’obtenir un
caractère marquant, comme être humain, sanségard à la différence du sexe.
On s’est plus occupé dans ces derniers temps de l’éducation des
femmes, que par le passé. Cependant on les regarde encore comme un sexe
frivole ; et les écrivains qui veulent les corriger par la satire ou l’instruction, leur
prodiguent encore les sarcasmes ou la pitié. L’on n’ignore pas qu’elles
continuent de perdre les premières années de leur vie à se donner uneteinture
de connaissances, un vernis agréable, mais léger. Pendant ce temps, la force
du corps et celle du caractère, se trouvent sacrifiées aux notions peu chastes,
libertines même, tranchons le mot, que les hommes ont prises de la beauté,
elles-mêmes les immolent2 au désir d’un établissement ; — car la seule voie,
pour les femmes de s’élever, dans le monde, c’est le mariage, et ce violent
désir, étouffant toutes leurs idées morales pour n’en laisser subsister que de
basses, à peine sont-elles mariées, qu’elles se conduisent comme des
enfants. Elles s’habillent, mettent du blanc, du rouge, et on nomme ces
poupées le plus bel ouvrage du créateur. — Ces êtres faibles et dégradés ne
sont bons, suivant moi, qu’à figurer dans un harem! — je le demande en
bonne foi, de pareilles femmes sont-elles en état de gouverner une famille, ou
1
Se soutenir sans lisières : de compter sur elle-même.
2
Les immolent : les sacrifient.
de prendre soin des pauvres petites créatures si intéressantes qu’elles mettent
au monde ?