Revue théologique de Louvain
Une vision orthodoxe grecque de la Romanité
André De Halleux
Abstract
The theories of the Greek theologian J. Romanidis offer a perhaps extreme example of an orthodox integrist, who diametrically
reverses the conception of the common history of undivided Christianity formerly advanced in the Catholic polemic. The entire
Latin tradition is thus condemned on the basis of the theology of the Cappadocian fathers, theology which is identified with the
dogma of the universal Church. Consequently, Augustine, his "Frankish" disciples and the scholastics of the Occidental Middle
Ages are considered to be the theoreticians of the Latin 'heresy' and are held responsable for the schism. This global and
distorted depreciation of Latin Christianity and this exaltation of the Helleno-Christian civilization, both damaging for ecumenical
dialogue, can be explained to a great extentby the modem Greek nation's search for a cultural identity. Nonetheless, they are
not without true elements which merit serious consideration by Catholic theologians and even by Western specialists of the
Byzantine civilization in an effort to "decolonize" the Occident's accepted view of the history of the ancient Christian Orient.
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De Halleux André. Une vision orthodoxe grecque de la Romanité. In: Revue théologique de Louvain, 15ᵉ année, fasc. 1, 1984.
pp. 54-66;
doi : https://doi.org/10.3406/thlou.1984.2021
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Revue théologique de Louvain, 15, 1984, 54-66
André de Halleux
Une vision orthodoxe grecque
de la romanité
On assiste aujourd'hui à diverses tentatives de «décoloniser» l'historiographie
occidentale, accusée d'avoir aliéné l'identité culturelle de l'Islam, ou celle du Tiers
Monde, en leur imposant ses propres perspectives. La Grèce orthodoxe elle aussi
cherche à se regarder dans son propre miroir et elle s'interroge sur la manière de
préserver son authenticité spirituelle face aux grandes idéologies qui se disputent
le monde. Parmi les maîtres à penser de la nouvelle génération des théologiens
grecs, on peut citer un Christos Yannaras qui oppose, en philosophe,
l'essentialisme désintégrateur de la pensée occidentale au personnalisme
théologique de la tradition patristique 1 .
Mais l'historien du christianisme sera peut-être plus directement intéressé par
les vues de Jean S. Romanidis, professeur de théologie dogmatique à l'Université
de Thessalonique2. Il est vrai que le ton délibérément provocant de ses propos et
l'utopie de ses engagements politiques desservent la réputation de cet auteur dans
l'orthodoxie grecque elle-même. Moins encore saurions-nous accepter sa vision
partiale et outrancière de l'histoire des rapports entre l'Occident et l'Orient dans
le haut moyen âge. Et pourtant son non-conformisme pourrait nous faire
prendre plus clairement conscience de certains des préjugés ataviques qui
commandent le regard que l'Europe intellectuelle porte sur la civilisation
byzantine et sur l'histoire néo-grecque. C'est là une raison suffisante pour
présenter ici les thèses de M. Romanidis, à titre purement documentaire.
Pour ce faire, on s'est limité à résumer une sorte de manifeste, publié voici déjà
près de dix ans, mais que l'A. n'a aucunement renié et où confluent des idées qu'il
développe dans la plupart de ses autres livres et articles3. Sur la couverture du
1 Cfr, entre autres: De l'absence et de V inconnaissance de Dieu d'après les écrits
aréopagitiques et Martin Heidegger, trad. J. Touraille (coll. Théologie sans frontières, 21),
Paris, 1971 (original grec: Athènes, 1967); Person und Eros. Eine Gegenùberstellung der
Ontologie der griechischen Kirchenvàter und der Existenzphilosophie des Westens
(coll. Forschungen zur systematischen und ôkumenischen Théologie, 44), Goettingue, 1982
(original grec: Athènes, 1976).
2 Né en 1927, il s'est formé surtout aux États-Unis d'Amérique, où il a d'abord enseigné,
au Hellenic Collège de Brookline. Il fut observateur officiel du Patriarcat œcuménique au
IIe Concile du Vatican. Il participe au dialogue théologique officiel avec les Églises
orientales anciennes et avec l'Église anglicane. Cfr Encyclopédie religieuse et morale [en
grec], t.X, Athènes, 1976, col.906sv.
3 Entre autres : Le péché originel. Contributions à l'étude des présupposés de la doctrine du
péché originel dans l'Église ancienne depuis S. Irénée, en contraste avec la direction générale
de la théologie orthodoxe et de l'occidentale jusqu'à Thomas d'Aquin [en grec], Athènes,
Ie éd., 1957; 2e éd., 1970 (dissertation doctorale; seule une partie du dernier chapitre traite
du péché originel proprement dit); Saint Grégoire Palamas. Introduction à la théologie et à
UNE VISION ORTHODOXE GRECQUE DE LA ROMANITÉ 55
volume, l'aigle d'or bicéphale, symbole de la «grande idée» constantinienne, se
détache sur fond pourpre, avec un titre malaisément traduisible4. Les sept
chapitres dont se compose le livre ont été rédigés en plusieurs temps, ce qui a
entraîné de nombreux chevauchements et répétitions. On a donc préféré les
réorganiser en sept autres points, en laissant jusqu'au bout la parole à l'A., de
manière à conserver à ses propos toute leur puissance d'impact.
1. La Romanie
S'il est vrai que les peuples expriment leur conscience nationale par les noms
qu'ils se donnent, il convient d'accorder la plus grande importance au fait que
l'empire chrétien fondé par Constantin se désigna toujours comme la Romanie.
Certes, le nom de Romains avait d'abord été appliqué aux citoyens de la ville et
de l'État de Rome (p. 251). Mais l'élément latin ne formait que l'une des diverses
composantes nationales et linguistiques de cette ville et de cet État, où les
anciennes colonies helléniques de l'Italie du sud et du bassin occidental de la
Méditerranée perpétuèrent longtemps l'usage du grec (p. 43-45,253). En fait,
Rome ne chercha jamais à latiniser son empire; elle s'hellénisa, au contraire, dès
lors qu'elle eut entrepris la conquête de l'Orient, et la ville restait hellénisée en
profondeur à l'époque de Constantin, comme en témoigne la langue de sa
communauté chrétienne (p. 39-42, 75, 219).
Mais parallèlement à l'hellénisation culturelle des Romains, s'opérait une
romanisation politique des Hellènes. Celle-ci fut consacrée, au début du nr s.,
avec l'octroi de la citoyenneté romaine à tous les habitants de l'empire
(p. 105, 191). Désormais les composantes essentielles de la civilisation helléno-
chrétienne de la Romanie se trouvaient réunies. Sous Constantin, qui transféra la
capitale de l'ancienne à la nouvelle Rome, la Romanie s'étendait de l'Afrique à la
Mer Noire (p. 18sv.).
L'État romain était officiellement bilingue, même si le latin ne resta langue
administrative en Orient que jusqu'au VIIe s., et bien que le grec ait été la langue
usuelle principale et longtemps la seule langue ecclésiastique officielle. Le
bilinguisme légal ne s'opposait d'ailleurs nullement à l'existence des langues et
des dialectes des minorités nationales. Il est donc remarquable que le facteur
dominant de la romanité ne fut jamais le critère linguistique (p.25sv., 192, 206,
211, 252, 267).
la spiritualité de la Romanité contrastées avec celles de la Francité [en grec], Athènes, 1975
(cfr aussi Notes on the Palamite Controversy and Related Topics, dans The Greek Orthodox
Theological Review, 1960-1961, t. VI, p. 186-205; 1963-1964, t. IX, p. 225-270, critique
excessive, mais parfois pénétrante, de la thèse de J. Meyendorff) ; A Critical Examination of
the Applications of Theology, dans S. Agouridès (éd.), Procès-verbaux du deuxième
Congrès de théologie orthodoxe à Athènes, 19-29 août 1976, Athènes, 1978, p. 413-441
(conférence retentissante et très contestée au congrès en question) ; Théologie dogmatique et
symbolique de l'Église orthodoxe catholique [en grec], 1. 1, Thessalonique, 1981 (cours
universitaire). Cf. Theological Studies, t. 44, 1983, p. 627; Irénikon, t. 56, 1983, p. 521.
4 Romanité, Romanie, Roumélie [en grec], Thessalonique, 1975. Le terme grec traduit ici
par «romanité» est orthographié Po)ut)octûvt| sur la couverture et la page de titre, mais
partout ailleurs, et d'une manière plus correcte, Pcouavcocrûvr| .
56 A. DE HALLEUX
De nombreux témoignages patristiques et profanes des IVe et ve s. : chronique
consulaire, Athanase, Épiphane, Nil, Orose, Possidius, Ammien Marcellin,
démontrent l'extension géographique universelle de l'appellation de Romanie
(p. 231). Plus significative encore apparaît la fidélité de la tradition musulmane à
l'acception ancienne (p. 20, 23, 231sv.). En effet, les géographes et les
chroniqueurs arabes appelaient l'empire chrétien bilâd er-Rûm, c'est-à-dire «pays des
Romains» (p. 232, 283), et les chrétiens orthodoxes sont encore couramment
qualifiés de Rûm dans le Moyen Orient d'aujourd'hui (p. 21, 205). Les Turcs
baptisèrent ensuite dans leur langue la Romanie du nom de Roumélie, à savoir
«terre des Romains»; ce nom désignait encore, au début de ce siècle, la partie
européenne de l'empire ottoman, celle qui était restée romaine jusqu'à la chute de
Constantinople (p.22sv., 232). Par ailleurs, le fait que les patriarches de
Constantinople se virent confier par les Sultans l'ethnarchie de la nation
chrétienne orthodoxe avait contribué, de son côté, à perpétuer le sentiment de la
romanité dans la conscience du peuple.
Mais l'Occident lui aussi se souvint longtemps du sens impérial du nom de la
Romanie. La Romagne ne tient pas son titre de ce que Pépin, après l'avoir prise
aux Lombards, la remit, en 756, au Saint-Siège de Rome; elle l'héritait, au
contraire, de l'exarchat de Ravenne, que l'empereur de la nouvelle Rome
considérait comme la capitale de la partie italienne de son domaine (p. 50, 228-
230). Les variations des archives vénitiennes, pisanes et génoises, ainsi que des
chroniqueurs normands, dans l'acception des termes de Romanie et de Romains,
s'expliquent par les fluctuations des alliances, ou par la nationalité des
destinataires; elles témoignent en tout cas d'une connaissance du sens que l'Orient donnait
à ces appellations (p. 243-249).
Seules, en définitive, les sources d'origine ou d'obédience franque, c'est-à-dire
les documents carolingiens et germaniques, du IXe au xmes., font exception à
l'usage général. Il s'avère en effet que le nom de Romanie est ici réservé aux terres
orientales que les Croisés occupaient ou se préparaient à conquérir. A l'usage
universel du terme commençait désormais à se substituer la restriction selon
laquelle seule une terre latine et catholique mérite le nom de Romanie (p. 232-238).
Et pourtant, au xvme s. encore, les décrets de l'empereur Joseph II continuaient
d'appliquer la terminologie romaine à la Romanie orientale (p. 213-216).
La Romanie comprend le territoire de l'ancienne Rome et surtout celui de
Constantinople, nouvelle Rome. Elle s'étend aux cinq patriarcats romains, ou
pentarchie. Par défaut du pouvoir politique de l'empereur des Romains depuis
1453, ce sont ces patriarcats qui détiennent jusqu'aujourd'hui l'autorité sur le
peuple romain, c'est-à-dire l'ethnarchie (p. 252), à l'exception toutefois du
patriarcat de l'ancienne Rome, que le schisme et l'hérésie ont dépouillé de son pouvoir.
2. Les Pères
Les valeurs spirituelles de la Romanie, qui composent l'idéal de la romanité ,
sont celles de la culture helléno-chrétienne, élaborée par les Pères. Il est vrai qu'au
XVe s. encore, ceux-ci attribuaient à l'adjectif «hellène» la connotation de
l'idolâtrie païenne (p. 191, 299); mais la qualification se trouve aujourd'hui
appliquée à la culture de la romanité dans un sens parfaitement acceptable
UNE VISION ORTHODOXE GRECQUE DE LA ROMANITÉ 57
(p. 212sv., 265). Elle ne comporte en tout cas aucune connotation linguistique,
puisque cette culture était bilingue (p. 192).
C'est donc par erreur que la théologie occidentale et, à sa suite, la théologie
orthodoxe occidentalisée distinguent entre Pères latins et Pères grecs. En réalité,
il n'y eut jamais que des Pères romains, les uns de langue latine, les autres de
langue grecque, mais tous également de culture helléno-chrétienne (p. 299). Il faut
même reconnaître que les plus grands des Pères romains de langue latine, tels
qu'Ambroise, Jérôme, Rufin ou Cassien, furent les disciples des Pères romains de
langue grecque, c'est-à-dire concrètement des «trois Hiérarques», Basile,
Grégoire de Nazianze et Chrysostome (p. 43). Ces occidentaux, que l'on prétend
latins, connaissaient impeccablement le grec et ils se réclamaient fièrement de la
tradition romaine (p. 75 s.).
La culture élaborée par les trois Hiérarques, éducateurs de l'esprit helléno-
chrétien, part d'une conception déterminée de la révélation et de la théologie
comme vision de Dieu. La révélation chrétienne consiste, en effet, dans la
manifestation par Dieu de sa gloire incréée, dont le Christ représente la plénitude.
Les théophanies accordées aux prophètes, puis la lumière thaborique contemplée
par les apôtres ainsi que l'événement pentecostal qu'ils vécurent, et enfin la théoria,
c'est-à-dire la contemplation des saints dans l'Église, constituent une expérience
identique de la gloire, du Royaume, de la grâce ou de la divinisation. C'est cette
expérience qui fonde et qui garantit la continuité et l'unité théologique et
spirituelle de la romanité. Elle préserve la culture helléno-chrétienne du prétendu
progrès scientifique et de la prétendue histoire de l'esprit, qui jalonnent, en
réalité, la lente dissolution de la conscience de l'Europe, depuis la Renaissance et
le siècle des Lumières jusqu'à l'abandon actuel de tout critère de vérité et de
conduite (p. 106 sv., 109-112, 115sv.).
Indépendante de toute science profane et inaccessible à la sagesse humaine, la
vision de Dieu ne s'atteint qu'au terme d'une montée vers la perfection, qui
commence nécessairement par l'ascèse purificatrice. Son caractère expérimental
exige la conduite d'un père spirituel ayant lui-même atteint la perfection (p. 101).
La grâce de la théoptie, qui est alors accordée au parfait, le saisit dans son corps
et dans son âme, tout en transcendant à la fois le sensible et l'intelligible. La
vision se réalise en un progrès infini, mais sans jamais aucunement atteindre
l'essence de Dieu, qui demeure strictement inconnaissable et imparticipable
(p.98sv., 308sv.).
Foncièrement personnel, l'idéal contemplatif de la romanité ne s'en trouve pas
pour autant fondé sur une morale eudémonique, car la perfection est celle de
l'amour. Dieu n'a pas créé l'homme pour un bonheur égoïste et intéressé, motivé
par la'crainte ou la servilité, mais il le destine à l'amour d'amitié, qui ne cherche
pas ce qui est sien (p. 97 sv., 167). C'est pourquoi jamais le servage ne fut justifié
en principe par les théologiens de la romanité. Dans la culture helléno-chrétienne,
les devoirs et les droits de l'homme découlaient de la liberté des baptisés,
foncièrement égaux. L'empereur romain lui-même n'était pas nécessairement
d'origine noble, mais il avait toujours l'aristocratie charismatique de l'esprit
(p. 122, 223). Dans la romanité, dégagée de tout égoïsme individuel, la philautie,
ou amour de soi, se transfigurait spontanément en sacrifice pour la religion, la
famille, la patrie. Les saints romains étaient les héros de l'amour désintéressé;
58 A. DE HALLEUX
aussi leur parrhésie, c'est-à-dire leur franchise, obtenait-elle de Dieu ou de
l'empereur le salut des autres hommes (p. 121 sv., 165-167).
3. Augustin
Le premier des théologiens latins à ignorer le grec fut Augustin. N'ayant été
initié au platonisme qu'à travers des traductions païennes, il ne put connaître la
critique pertinente à laquelle les Pères romains de langue grecque avaient soumis
cette philosophie. Il n'est donc pas étonnant qu'il ait tiré de celle-ci de faux
présupposés, qui lui firent déformer la pensée de ses maîtres romains eux-mêmes,
les Pères de langue latine. C'est ainsi que, sur la théologie du péché et de la grâce,
de la prédestination et du libre arbitre, il n'hésita pas à contredire Cassien, le
disciple de Chrysostome (p. 43, 77sv., 87, 94sv.).
Contrairement à la tradition helléno-chrétienne, selon laquelle les prophètes et
les apôtres ont contemplé le Verbe dans sa gloire incréée, Augustin explique les
manifestations théophaniques dans l'Ancien et le Nouveau Testaments par
l'intermédiaire de symboles créés proposés à la raison (p. 96). Ceci le conduit à
affirmer que les dogmes de la foi sont susceptibles d'être compris et exprimés en
stricte logique. D'où découle naturellement la possibilité d'un progrès de l'Eglise
dans l'intelligence rationnelle de la foi. La méthode scolastique, qui identifie la
vérité divine avec la philosophie de Platon ou d'Aristote, se trouve ainsi préférée
à la théologie contemplative de la tradition patristique (p. 85, 113). C'est pourquoi
les patrologues occidentaux ont arrêté la période des Pères au vnie s., alors que
l'expérience patristique n'a jamais cessé chez les saints de la romanité (p. 112,
120).
Les Pères romains avaient condamné la doctrine platonicienne des idées
archétypales, au nom de l'apophatisme biblique, qui interdit de poser aucune
ressemblance entre Dieu et la créature (p. 99). Mais Augustin transporta dans le
Verbe les idées de Platon. Aussi la contemplation augustinienne, qui porte sur les
universaux du monde noétique, se produit-elle à la manière de l'extase
platonicienne, source d'une béatitude immobile (p.95sv., 307, 309).
Par ailleurs, de la conception qu'Augustin se faisait de la simplicité de Dieu, il
résulte qu'en voyant les idées divines, le contemplatif apercevrait l'essence même
de Dieu, avec laquelle ces idées se confondent. Augustin ne craignit donc point de
scruter l'essence divine, dans le mystère de sa Trinité. Il avouait pourtant ne rien
comprendre à la distinction entre l'essence et l'hypostase, que les trois Hiérarques
avaient élaborée (p. 90). Aussi devait-il nécessairement confondre les énergies
éternelles, communes parce qu'essentielles, avec les caractéristiques hypostati-
ques incommunicables que sont la génération du Fils et la procession de l'Esprit.
On s'explique dès lors qu'il ait attribué cette dernière au Père et au Fils, en
considérant la troisième Personne comme la divinité et l'amour communs des
deux autres (p. 88-91). Chez son maître Ambroise, le Filioque ne portait encore
que sur la mission temporelle, économique, de l'Esprit Saint (p. 78, 89).
Augustin concevait la vocation de l'homme au bonheur comme le droit,
d'origine divine, de satisfaire une aspiration naturelle. En fait cependant, il
réservait ce droit aux seuls prédestinés (p. 95sv., 162sv., 301). Pour tous les
autres, la faute d'Adam, transmise par héritage, attire, selon lui, le châtiment de
UNE VISION ORTHODOXE GRECQUE DE LA ROMANITÉ 59
la justice de Dieu (p. 96sv.). Mais les prédestinés eux-mêmes, selon Augustin,
sont sauvés par la grâce irrésistible, source de leurs bonnes œuvres, inutiles au
salut. Celui-ci ne consiste donc plus en une synergie, dans laquelle l'amour
désintéressé réalise le but du1 dessein créateur, et le pécheur se voit réduit au
fatalisme prédestinationniste (p.93sv., 167). Enfin, la conception augustinienne
de la convoitise confine à la condamnation du mariage, d'où découlera
logiquement l'imposition du célibat au clergé latin (p. 83, 93 sv.).
A en croire les catholiques et les protestants, Augustin aurait mieux compris
saint Paul - dont il avait à peine commenté deux lettres entières - que les Pères
romains de langue grecque, qui l'avaient expliqué intégralement (p. 86 sv., 92 sv.).
En réalité, selon la tradition patristique romaine, non seulement n'y a-t-il aucune
transmission héréditaire de la faute d'Adam, mais la mort elle-même n'est pas
conçue comme un châtiment, puisque Dieu la permet, au contraire, pour que le
mal ne soit pas éternisé et que l'homme puisse être recréé par la résurrection.
Pour les Pères romains, la justice divine n'a pas à être apaisée par le sacrifice de la
Croix, et les bonnes œuvres ne sont pas calculées en termes d'obligation, avec un
surérogatoire monnayable en indulgences, elles-mêmes liées à la superstition
scolastique du purgatoire (p. 97, 163sv.). Quant à l'enfer, il ne consiste pas, selon
eux, en un feu créé, mais dans la vision de la gloire incréée de Dieu comme feu, et
non comme lumière (p. 96sv.).
4. Les Francs
La théologie et la spiritualité romaines helléno-chrétiennes se maintinrent en
Occident jusqu'au IXe s. (p. 78), C'est alors que les Francs firent d'Augustin leur
théologien attitré. Ayant ainsi rompu avec la tradition romaine, ils ne
pouvaient plus recevoir les dogmes et les canons des conciles œcuméniques que
d'une manière formelle, dénaturée par les présupposés augustiniens (p. 114sv.).
Et même quand ces présupposés changèrent, au XIIIe s., avec la conversion de
l'Occident du platonisme à l'aristotélisme, les scolastiques n'en conservèrent pas
moins tous les faux dogmes d'Augustin, dont celui du Filioque (p. 85 sv.). A la
suite de quoi la distinction trompeuse entre Pères latins et grecs, qui visait à
annexer les Pères romains de langue latine à Augustin, allait imposer aux
théologiens l'illusion d'une tradition latine ininterrompue, supérieure à celle des
Pères romains de langue grecque (p. 119sv., 127), et faire interpréter
jusqu'aujourd'hui aux patrologues occidentaux la pensée des Pères «grecs» selon
les présupposés, la méthode et la spiritualité augustiniennes (p. 85).
En réalité, les Francs, idolâtres fraîchement convertis, n'avaient aucune tradition
théologique (p. 79, 123) et ils restèrent complètement incultes jusqu'au xnes.
(p. 120, 127, 207). Leur recours à l'autorité d'Augustin ne servait donc que de
couverture idéologique à leur politique impérialiste d'asservissement des
Romains. C'est à tort, en effet, que l'historiographie occidentale présente les rois
francs et les empereurs germaniques comme les libérateurs de l'Occident de la
domination byzantine et comme les fondateurs de la civilisation européenne, avec
la collaboration des papes (p. 135sv., 145). En fait, les Francs vinrent détruire le
pouvoir romain, qui s'était reconstitué en Gaule et en Italie après les invasions du
Ve s. (p. 128). Ils s'emparèrent peu à peu de la hiérarchie et des biens de l'Église
60 A. DE HALLEUX
(p. 139sv., 124-126), qu'ils confiaient à leurs nobles, ainsi transformés en clercs
guerriers, ignorants et parasites (p. 145, 157sv.).
L'idéologie du féodalisme franc, fondée sur la doctrine augustinienne de la
prédestination (p. 162), combinait le racisme et la haine des classes, puisqu'elle
proclamait la supériorité, de droit naturel et divin, de la race franque et
germanique, c'est-à-dire de la classe des nobles, sur les serfs et les artisans
romains (p. 126-129, 140-142, 219sv., 225sv.). Les Francs ne reconnurent pas
plus de droits aux Romains que les Musulmans aux rayas de la loi islamique
(p. 121-124, 129).
La réforme de Grégoire VII, lequel préféra s'appuyer sur les Normands plutôt
que recourir à l'empereur de la nouvelle Rome (p. 84), restait basée sur les
principes de la féodalité. Elle ne pouvait donc remédier à la décadence de l'Église
d'Occident vis-à-vis des principes de la romanité. Son résultat fut de transformer
le pape en un monarque féodal, conférant l'investiture juridictionnelle aux
évêques, dont l'ordination ne suffisait plus, désormais, à en faire les pères
spirituels d'un peuple qui ne pouvait plus les choisir (p. 82 sv., 158-160). Grégoire
VII remplaça également l'ancien monachisme romain oriental de la Romanie
italienne, porteur de la spiritualité des trois Hiérarques, par les moines soldats
des ordres francs (p. 53, 84).
Pour réussir à dominer la masse des Romains d'Occident, les Francs, encore
minoritaires, durent d'abord proclamer une obédience, purement formelle, au
pape et à l'empereur de Constantinople (p. 129-131). Mais ils ne songeaient en
fait qu'à les évincer l'un et l'autre. Le siège épiscopal de l'ancienne Rome avait
mieux su défendre sa romanité que les Églises romaines de la Gaule, car un
système démocratique d'élection le garantissait contre toute usurpation. Le pape
Jean VIII s'efforça encore de faire protéger son indépendance par les canons qu'il
proposa au concile de Constantinople de 879 (p. 147-150). Si ses successeurs
évitèrent de condamner comme lui les Francs qui, déjà sous Charlemagne,
avaient dogmatisé le Filioque et rejeté le septième concile œcuménique, c'est qu'ils
espéraient encore pouvoir les rallier à la Romanie orthodoxe (p. 152).
Mais en 962, le roi germanique Othonler envahissait Rome (p. 65, 150sv.), et le
dernier pape romain fut déposé en 1009 (p. 49, 54sv.). Désormais, le
pseudodogme de la primauté allait pouvoir être impunément combiné à l'augustinisme
comme un deuxième pilier de l'impérialisme franc. C'est dans ce sens qu'il faut
comprendre la transformation des privilèges d'honneur du premier patriarcat en
dogme de juridiction universelle, de type féodal, à rencontre du système synodal
et patriarcal traditionnel (p. 81, 157sv.). En fait l'usurpation du siège de
l'ancienne Rome par la papauté franque a fait disparaître la romanité de
l'Occident chrétien, lequel n'en monopolise pas moins arbitrairement depuis lors
le titre d'Église romaine. Cette imposture dont souffre encore l'historiographie
occidentale fut savamment appuyée, dès le XIe s., par une falsification des archives
papales (p. 240sv., 257). Les protestants eux-mêmes ne s'aperçurent pas de la
confusion, puisqu'ils attribuèrent la décadence de la papauté à son passé romain
et non à ses déformations franques (p. 154sv.).
UNE VISION ORTHODOXE GRECQUE DE LA ROMANITÉ 61
5. Le schisme
Tout en mettant fin à la romanité authentique, les Francs eurent l'habileté de
s'en proclamer les héritiers. Ce sont eux en effet qui, à partir du ixcs., cessèrent
d'appeler l'empereur de Constantinople empereur des Romains, pour appliquer
ce titre aux successeurs de Charlemagne, puis aux empereurs germaniques,
d'Othon Ier à la chute de la monarchie austro-hongroise (p. 19, 46). Désormais,
l'empereur romain véritable n'était plus qualifié que d'empereur des Grecs,
conformément au nouveau nom imposé par les Francs aux citoyens de la
Romanie orientale, que les Croisés allaient logiquement appeler la Grèce (p. 19,
29, 193). En introduisant cette terminologie politique inouïe, les Francs
cherchaient à briser l'unité de la conscience romaine, qui continuait de rattacher
leurs esclaves de Gaule et d'Italie aux Romains libres de l'Orient (p.205sv.).
La distinction entre Latins et Grecs conférait par ailleurs une dimension
culturelle au schisme politique. Les Francs se servaient en effet de la langue latine
comme d'un instrument de domination civile et d'expansion religieuse (p. 60).
C'est ainsi que peu à peu allait s'imposer aux intellectuels l'identité des termes
«romain» et «latin» (p. 133). On la trouve consacrée «scientifiquement» dans le
célèbre Glossaire de Du Cange (p. 219-224), à une époque où les humanistes
européens avaient déjà pris l'habitude d'appeler byzantine l'histoire de la
Romanie orientale (p. 119). Cette manière de voir reste celle des historiens
contemporains, qui la justifient par la fausse théorie de l'hellénisation de l'empire
au VIIe s. (p. 29). Le Grec, pense-t-on, ne saurait être romain, puisqu'il est de
langue hellénique (p. 207, 217).
Enfin, parallèlement au schisme politique et linguistique, les Carolingiens
provoquèrent le schisme dogmatique. Celui-ci n'était d'ailleurs qu'un prétexte à
l'impérialisme qui engagea les Francs dans la spirale de la haine anti-grecque. Leur
hostilité culmina en 1204 avec l'invasion de Constantinople et la colonisation
politique, économique et culturelle de l'Orient par les Croisés. Mais c'est dès la
seconde moitié du IXe s. qu'était apparu le genre des traités francs «contre les
erreurs des Grecs». Ce dernier nom, qui héritait déjà de tous les préjugés de la
Rome païenne contre les graeculi, se chargeait désormais de la connotation plus
péjorative encore de l'hérésie (p. 19sv., 59, 64).
Les faux dogmes augustiniens vinrent donc à point aux théologiens de
Charlemagne pour rejeter, en 794, le culte des images tel que l'avait défini le
septième concile œcuménique, puis pour élever, en 809, le Filioque en vérité de foi
(p. 48, 59, 67, 79, 130). Mais les papes s'opposaient à ces entreprises. Léon III
refusa courageusement l'addition au symbole; puis Jean VIII approuva le
huitième concile œcuménique, celui de Constantinople de 879, qui avait
condamné les deux hérésies carolingiennes (p. 63 s., 80). C'est pourquoi les Francs
n'eurent de cesse qu'ils ne s'emparassent du siège de l'ancienne Rome. C'est alors
seulement que le deuxième pape franc, Benoît VIII, put introduire, en 1014, le
Filioque dans la confession de foi liturgique de l'ancienne Rome. Bientôt, le
concile de 879 serait remplacé par le synode anti-photien de 869 comme huitième
œcuménique (p. 65-67, 84sv.). Enfin, les théologiens scolastiques, impressionnés
62 A. DE HALLEUX
par le respect, tout formel, dont Augustin avait entouré les trois Hiérarques,
n'hésiteraient pas à présenter ceux-ci comme des partisans du Filioque (p. 92).
Les historiographes occidentaux du dernier quart du premier millénaire
dépeignent comme l'insubordination de laïcs et de clercs corrompus contre les
bons papes francophiles ce qui fut en réalité la lutte désespérée des Romains de
l'ancienne Rome, appuyés par les empereurs romains de Constantinople, pour
préserver la foi des septième et huitième conciles et la romanité du siège papal
(p. 51 sv., 66sv., 81 sv., 132). En réalité, le schisme du ixes. n'eut pas lieu entre les
Romains des deux Rome, qui avaient alors préparé en commun l'évangélisation
des Slaves dans le dogme orthodoxe (p. 59-61), mais uniquement entre les
Romains et les Francs hérétiques (p. 48, 66 sv., 151). Le schisme dogmatique entre
l'Occident et l'Orient ne commença que lorsque les Francs eurent usurpé le siège
de l'ancienne Rome et que les papes francs eurent reçu le Filioque. C'est alors
que les quatre autres patriarches de la Romanie cessèrent de commémorer leur
collègue occidental dans les diptyques liturgiques (p.48sv., 68-70).
En conclusion de tout ceci, il apparaît que les anathèmes mutuels de
1054 ne sauraient passer pour la cause et l'origine de la séparation canonique
entre les deux Rome. Leur levée solennelle, en 1965, par le pape Paul VI et le
patriarche Athénagoras Ier n'a donc pas restauré l'union. Le schisme ne cessera
que lorsque l'ancienne Rome aura répudié le Filioque, avec ses présupposés
augustiniens et ses conséquences théologiques (p. 70 sv.).
6. Les Néogrecs
La vision franque déformée de la romanité, qui identifie le romain au latin et à
l'occidental et qui exclut l'héritier légitime en le traitant de grec ou de byzantin,
domine entièrement la science historique de l'Occident (p. 119, 207). Mais son
triomphe le plus pernicieux est assurément d'avoir réussi à s'imposer dans
l'orthodoxie russe et dans la Grèce moderne. Lorsque cette dernière conquit son
indépendance, dans la troisième décennie du xixes., ce n'est pas le nom de la
Romanie, mais celui de l'Hellade que se choisit le nouvel État.
Le nom d'Hellade n'avait désigné jusqu'alors qu'une simple province de
l'empire romain, puis ottoman (p. 184, 192). Ne connotant, de ce fait, ni la langue
hellénique ni la culture helléno-chrétienne de la Romanie, il pouvait rassurer les
Turcs contre toute velléité d'une restauration de l'empire constantinien en Orient
(p.209sv.). Le nom de Romanie aurait d'ailleurs tout autant déplu à la Russie,
protectrice des orthodoxes slaves dans la péninsule balkanique et hostile à une
hégémonie politique qui serait venue consacrer l'hellénisation ecclésiastique des
Églises slaves et moldo-valaque, inaugurée au siècle précédent par l'aristocratie
phanariote (p. 23). Quant aux puissances européennes tutrices du nouvel État
grec, le nom d'Hellade leur convenait d'autant mieux qu'il répondait bien à l'idée
romantique que les philhellènes s'y faisaient du peuple insurgé comme du
descendant direct de la Grèce antique (p. 156, 186sv., 209sv.).
C'est donc une véritable conspiration d'intérêts étrangers qui aboutit à
dépouiller le jeune État de son identité véritable, celle de la romanité helléno-
chrétienne. Mais l'examen des délibérations des premières assemblées nationales
sur la citoyenneté helladique montre que l'égoïsme des autochtones eut égale-
UNE VISION ORTHODOXE GRECQUE DE LA ROMANITE 63
ment sa part dans l'introduction de la distinction entre Hellènes et Romains
(p. 194-200). Le peuple ne s'y trompa pourtant point, car il ne s'accoutuma que
très lentement au nom d'Hellène (p. 203) et il conserve jusqu'aujourd'hui le
sentiment que ce terme, qu'il comprend bien au sens culturel de l'helléno-
christianisme, et non dans une acception raciale et linguistique, n'est nullement
incompatible avec l'appellation de Romain (p. 294).
Il en va tout autrement de la classe intellectuelle des «Néogrecs», dont l'esprit
a porté à la romanite orientale, en un siècle et demi, le coup fatal que ni les Francs
ni les Turcs n'avaient réussi à lui infliger (p. 24 sv., 176sv). Les Néogrecs ont pour
ancêtres ceux qui vendirent leur liberté spirituelle aux Francs ou aux Turcs pour
sauvegarder leur bien-être matériel (p. 169). Plus précisément, ils descendent des
graeculi byzantins, qui proclamaient la nécessité d'une franquisation spirituelle
pour échapper à la servitude matérielle des Turcs (p. 10sv.). Au lieu de se
distinguer, en Romains authentiques, des Francs aussi bien que des Turcs comme de
deux adversaires également dangereux, ils affirment en effet que le salut de la
patrie réside dans la culture occidentale (p. 56, 108-110, 170sv.). Ces soi-disant
patriotes trahissent donc leur pays dans sa politique comme dans sa culture
authentiques. Ils portent la responsabilité de la déshellénisation, tant en Grèce
par leur confusion de l'helladité avec la culture occidentale, que hors de Grèce
par leur nationalisme étroit (p. 24, 185-187, 201-203, 253).
Les Néogrecs ont en effet adopté l'idée européenne qui enracine leur
conscience nationale dans l'ancienne Hellade classique. Ils se coupent ainsi du «moyen
âge» de la romanite, qui constitue en fait le véritable fondement de la culture
helléno-chrétienne. Ce moyen âge, ils le qualifient, avec l'historiographie
européenne, du nom nocif, ridicule et faux de byzantin (p. 37sv., 170, 191, 217, 266).
Ils n'ont même pas hésité à accepter le nom de grec, dont l'Occident «civilisé»
désigne leur pays, alors que ce nom d'esclaves, indigne de la race, était réservé
jusqu'au xve s. aux traîtres de la romanite (p. 183, 208, 211-213).
Les Néogrecs sont responsables de l'occidentalisation de la Grèce
contemporaine non seulement dans le domaine des biens matériels, mais aussi dans toutes
les branches de la culture: costume, architecture, musique, mœurs individuelles,
familiales et sociales. En même temps que les sciences et les techniques, ils
reçoivent aveuglément les idéologies et les erreurs religieuses. Philo-américains ou
philo-russes, ils ne se rendent pas compte de ce que le capitalisme dérive d'un
racisme féodal et le socialisme de révolutions eudémonistes semblablement
opposés à l'idéal de la romanite (p. 56, 94, 108-110, 170-176).
Les Néogrecs cherchent enfin à refaire Yhénôsis, l'unité des Hellènes, en se
basant sur le principe linguistique compris de manière raciste. Ils s'appuient
pour cela sur l'alliance des grandes puissances, sans comprendre que ces
dernières ne poursuivent que des fins égoïstes et intéressées. La tragédie chypriote
offre l'exemple le plus flagrant de l'échec de la politique néogrecque (p. 172sv.,
177, 182-186).
7. La Romanie de l' avenir
L'esprit néogrec avait envahi les chaires universitaires de la Grèce moderne, et
en particulier la Faculté de théologie d'Athènes, dès leur fondation. Mais
l'engouement pour les modèles occidentaux paraît aujourd'hui heureusement
64 A. DE HALLEUX
inversé (p. 56 sv., 263). Le peuple romain, inférieur en science mais participant à
l'expérience de la théoptie, discerne infailliblement la vérité religieuse. Il
reconnaît ses vrais guides dans ses héros charismatiques, les amis de Dieu, qui
s'inspirent de l'idéal de la romanité (p. 109-1 11, 168sv.). On peut donc envisager
pour l'Hellade de demain un programme de restauration romaine, non seulement
dans le domaine des sciences et de l'éducation, mais aussi dans celui de la
politique extérieure.
La tâche fondamentale et la plus urgente consiste à libérer les esprits de
l'assimilation erronée du «romain» avec le «latin», ainsi que de leur fausse
opposition au «grec» ou au «byzantin», en vue de restaurer la véritable
opposition, qui est celle du «romain», c'est-à-dire de l'helléno-chrétien, qu'il soit
de langue latine ou grecque, au «franc» de tradition augustinienne (p. 262). Les
préjugés venant avant tout de l'historiographie et de la philologie occidentales,
c'est sur ces deux branches que la réforme de l'éducation devrait porter en
priorité.
Le nationalisme authentique consiste avant tout dans la mémoire nationale
(p. 261). L'histoire de la Grèce devra donc être récrite en fonction de la romanité,
jugée d'après ses critères propres; autrement dit, il faut en revenir de
Charlemagne à Constantin (p. 258, 262-264). De même, la philologie et la
patristique ne seraient plus divisées en branches grecque et latine, mais bien en
romaine latine, allant jusqu'au vnes., et en romaine hellénique, se continuant
jusqu'aujourd'hui (p. 117sv., 262sv.). La mémoire nationale incluant celle de la
langue, tout Romain cultivé devrait connaître le roméique, c'est-à-dire le grec,
injustement renié par les Serbes et par les Bulgares, ainsi que le romaïque, c'est-à-
dire le latin, voire les autres langues de l'Orient chrétien ancien et actuel
(p. 25, 263).
En politique, les Romains doivent définitivement renoncer à toute alliance
avec les grandes puissances, qui s'appuient hypocritement sur des idéologies, et
chercher à restaurer une Romanie fédérée sur les bases de l'idéal romain
(p. 174sv.). Il ne s'agit pas pour autant de reconstituer l'empire de Constantin,
non plus que celui d'Alexandre, car la nouvelle Rome, capitale de la Romanie
restaurée, pourrait être transférée une fois de plus (p. 186, 268 sv.). La
confédération romaine comprendrait quatre unités géographiques : la Romanie du Nord,
c'est-à-dire la Roumanie, qui monopolise indûment son nom en le confondant
erronément avec la latinité et qui devrait donc reprendre conscience de son
hellénité romaine (p. 259sv.); la Romanie de l'Ouest c'est-à-dire l'Albanie actuelle;
la Romanie du Sud c'est-à-dire la Grèce; et la Romanie de l'Est c'est-à-dire
Chypre (p. 178, 269). L'Islam, turc et arabe, ne devrait normalement trouver
aucune objection à la renaissance de la Romanie, respectée par le Coran et par des
ancêtres auxquels elle a beaucoup apporté (p. 20sv., 188-190).
L'usage officiel de la langue roméique, c'est-à-dire de la katharévousa,
exprimerait l'unité de conscience de la Romanie confédérée, ainsi que son lien
avec la tradition helléno-chrétienne. Mais l'adoption de cette langue commune
n'exclurait nullement que chacun des peuples confédérés continue de parler sa
propre langue dans la vie quotidienne. Pareil bilinguisme serait d'ailleurs
d'autant plus aisé du fait que l'albanais et le valaque sont restés profondément
imprégnés de roméique (p. 26, 181, 262sv.).
UNE VISION ORTHODOXE GRECQUE DE LA ROMANITÉ 65
Mais la restauration de la Romanie en Orient n'irait pas sans d'importantes
répercussions, d'ordre politico-culturel et religieux, sur l'Occident lui-même. Il
faut savoir en effet que depuis l'usurpation franque et germanique du patriarcat
de l'ancienne Rome, la juridiction ecclésiastique sur les provinces occidentales de
la Romanie universelle est passée au patriarcat de Constantinople, nouvelle
Rome, au point qu'en Occident même les orthodoxes ne sont pas reçus comme
des hôtes, mais ce sont eux qui ont à y réintégrer dans la romanité les descendants
des Romains asservis et dévoyés par les Francs (p. 271-273).
Or un large courant de retour à la romanité des ancêtres se manifeste
aujourd'hui en Europe occidentale et particulièrement en France. S'il devait se
confirmer, on pourrait rêver d'une union européenne authentique, non plus
fondée sur les égoïsmes nationaux, issus de l'idéologie féodale, mais sur l'idéal
altruiste des Pères romains. Désormais, tous les États chrétiens formeraient
les provinces confédérées de la Romanie universelle (p. 164sv, 273 sv.). Mais à ce
moment l'Église de l'ancienne Rome, corrigée de ses déviations franques et
germaniques et redevenue authentiquement romaine, retrouverait par le fait
même sa première place dans la hiérarchie d'honneur des cinq patriarcats de
l'Église universelle (p. 274sv.).
Sous le nom de romanité, le Prof. Romanidis présente un idéal de chétienté qui
combine la tradition patristique de l'orthodoxie avec une utopie nostalgique de
l'empire constantinien. Ces deux thèmes, l'un culturel, l'autre politique, font
l'objet, chez les Grecs, d'une interrogation permanente, tant dans la mère patrie
que dans l'émigration américaine, où l'A. a longtemps vécu. Déjà sous les
Ottomans, sinon dès l'époque des Croisades, la conscience nationale byzantine
était partagée entre trois tendances rivales : celle des francophiles, prêts à
payer par la soumission religieuse à Rome la protection militaire contre l'Islam;
celle des turcophiles, préférant le turban à la tiare et comptant bien collaborer
avec le vainqueur pour mieux le dominer; celle des orthodoxes stricts, choisissant
le ghetto pour sauver leur authenticité spirituelle. Le débat sur l'identité de la
nation grecque orthodoxe ne sera peut-être jamais clos, et il n'appartient pas à
des étrangers de l'arbitrer.
On pourrait en dire de même concernant les implications de la romanité idéale
de M. Romanidis dans la politique de l'Europe du sud -est et dans les relations
entre les Églises orthodoxes autocéphales. On aura cependant remarqué que l'A.
reproche à la Russie d'avoir contribué à la dépersonnalisation du passé
«romain» et qu'il n'inclut pas les Églises orthodoxes slaves de la péninsule
balkanique dans le projet d'une Romanie fédérée. Comment les deux autres-
peuples orthodoxes non grecs auxquels l'association est proposée ne verraient-ils
pas dans la civilisation helléno-chrétienne qu'on leur offre un simple avatar de
l'impérialisme culturel phanariote? Quant à la question de Chypre, c'est
l'intervention turque de 1974 qui a consacré l'échec de Yhénôsis. Le Patriarcat
œcuménique, dont les relations avec l'État turc sont précaires, se trouverait
d'ailleurs réduit à une situation plus délicate encore si le rêve de confédération
romaine devait se réaliser.
66 A. DE HALLEUX
Mais plutôt que l'utopie prospective de M. Romanidis, c'est sa reconstitution
du passé religieux de la romanité qui ne peut manquer de frapper le lecteur
occidental. L'historiographie catholique du «schisme byzantin» a longtemps
ramené la question au refus du dogme de la primauté romaine et de certaines
autres vérités de foi définies dans l'Église latine. Cette démarche apologétique se
trouve ici brutalement retournée: appréciant tout le dogme et toute la théologie
orthodoxes à partir de Inexpérience» spirituelle de l'hésychasme palamite, l'A.
nie pratiquement l'existence d'une tradition latine, en ramenant celle-ci à la
théologie des Pères cappadociens et en refusant de considérer Augustin comme
un Père de l'Église universelle. Cette vision négative est basée sur des analyses
historiques fort contestables, dans laquelle la pensée augustinienne, la civilisation
carolingienne et la réforme grégorienne se trouvent grossièrement déformées. Il
est superflu d'entrer dans le détail de la critique là où l'histoire vise moins à
reconstituer le passé qu'à le mettre au service d'une thèse. La manière
«intégriste» qu'a l'A. de ramener les divergences entre l'orthodoxie et le catholicisme à un
système cohérent, dans lequel les facteurs religieux et nationaux se confondent,
est dangereusement arbitraire. Elle risque en tout cas de durcir le schisme au
point de rendre la réconciliation impossible.
Mais tout n'est pas dénué de fondement dans les jugements que M. Romanidis
porte sur l'histoire de l'Occident. Le schisme politique carolingien et les
nombreuses humiliations imposées par la suite aux Églises orientales sont des
fautes qui commencent à être prises au sérieux dans l'Église catholique, en partie
sous l'influence d'études historiques objectives. On ne peut cependant dire que tous
les complexes de supériorité de l'historiographie occidentale aient déjà disparu. Il
est grand temps de réviser notre histoire ecclésiastique. Il ne suffit pas pour cela
que les nouveaux manuels d'inspiration œcuménique confient les chapitres
traitant de l'Orient à un historien orthodoxe ou à un byzantiniste. C'est l'histoire
de l'Occident lui-même, à partir du IXe s., qui devrait être repensée d'une manière
moins européocentrique et plus attentive au point de vue des chrétiens orientaux.
B - 1348 Louvain-la-Neuve, André de Halleux
Grand-Place 45.