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Role D'arganie Locale Globale

La forêt d'arganiers du Maroc, classée réserve de biosphère par l'UNESCO, est un écosystème unique qui soulève des questions sur la gestion locale et les pratiques des populations qui y vivent. Les interactions entre les agropasteurs et l'arganier, considéré à la fois comme un patrimoine naturel et un espace domestiqué, révèlent une complexité souvent ignorée par les projets de développement. Ce chapitre explore la multifonctionnalité de l'arganeraie et la nécessité de reconnaître les savoirs traditionnels pour assurer sa pérennité.

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Role D'arganie Locale Globale

La forêt d'arganiers du Maroc, classée réserve de biosphère par l'UNESCO, est un écosystème unique qui soulève des questions sur la gestion locale et les pratiques des populations qui y vivent. Les interactions entre les agropasteurs et l'arganier, considéré à la fois comme un patrimoine naturel et un espace domestiqué, révèlent une complexité souvent ignorée par les projets de développement. Ce chapitre explore la multifonctionnalité de l'arganeraie et la nécessité de reconnaître les savoirs traditionnels pour assurer sa pérennité.

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Chapitre Chapitre 50

Derrière l’huile d’argan,


la forêt d’arganiers
Écosystème en péril
ou terroir forestier domestique ?

Geneviève MICHON
Didier GENIN
Mohamed ALIFRIQUI
Said BOUJROUF
Mohamed SABIR
Laurent AUCLAIR1

Introduction
La forêt d’arganiers du Maroc est aujourd’hui reconnue comme un patrimoine
naturel emblématique du pays : l’ensemble de l’arganeraie a été classé comme
réserve de biosphère de l’Unesco en 1998 ; son produit phare, l’huile d’argan,
a réussi à se placer de façon durable sur la niche commerciale des produits
« naturels et ethniques » et bénéficie de la première indication géographique
sur le continent africain, et les « savoirs sur l’arganier » viennent d’être classés
au Patrimoine culturel immatériel de l’Unesco. Peu de forêts dans le monde
peuvent se targuer d’un tel succès.

1. Cet article a bénéficié de l’apport des travaux d’un stage de fin d’étude inédit, réalisé en 2013, co-encadré par
G. Michon, et M. Alifriqui, et qui a fait l’objet d’un mémoire. Il s’agit de :
– Baptiste Gervaise, « Esquisse de l’agroforesterie paysanne au Maroc. Les gestions paysannes et la politique
forestière » (2013).

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Les terroirs au Sud, vers un nouveau modèle ?

Mais en quoi consiste cette forêt d’arganiers ? Fait-elle consensus auprès de


tous les acteurs qui s’en sont emparés ?
Les analyses et les discours des écologues, des forestiers ou des développeurs
de l’huile d’argan dessinent une forêt qui se révèle fort différente de celle que
révèle l’observation des pratiques des populations locales, ce qui amène de
nombreuses questions. Comment, par exemple, qualifier d’écosystème « natu-
rel » (comme le font les défenseurs de l’écosystème) une forêt habitée depuis
des siècles par des populations qui gèrent les arbres, utilisent leurs produits,
cultivent sous ces arbres céréales et légumineuses, et élèvent des troupeaux de
petites chèvres qui ont la particularité de grimper dans les arbres pour trouver
leur nourriture ? Comment reconnaître les nombreux « usages » que les popu-
lations font de l’arganeraie et nier l’existence de toute forme de gestion locale ?
Comment continuer à affirmer que les populations locales représentent une
menace pour l’arganier, alors que cet arbre est le pivot de leur système de pro-
duction et le socle de leur mode de vie ? Comment envisager la multifonction-
nalité de l’arganeraie dans un contexte où chaque secteur (agriculture, élevage,
foresterie, filière de l’huile) ne défend que ce qui lui est propre ?
L’arganeraie rassemble ainsi une multitude de paradoxes dans lesquels natura-
lité, culturalité, économie, écologisme et patrimonialité se superposent autour
d’objets phares que sont les arbres, l’huile ou les chèvres, mais où les aspects
plus globaux de fonctionnement de systèmes d’usages et de production, et de
gestion locale par les sociétés rurales sont trop souvent absents.
Nous proposons dans ce chapitre d’expliciter la réalité de ces pratiques pay-
sannes qui, depuis l’arbre jusqu’au paysage, gèrent au jour le jour les ressources
de l’arganeraie, façonnent les arbres, les écosystèmes et les territoires, et, dans
une très large mesure, domestiquent la forêt. Nous questionnerons aussi la façon
dont les projets sur l’arganeraie prennent en compte ces pratiques paysannes,
ou, au contraire, conduisent l’arganeraie vers des spécialisations diverses poten-
tiellement incompatibles.

La forêt d’arganiers : patrimoine naturel


ou forêt domestique ?
Une forêt unique d’un point de vue biologique
La forêt d’arganiers, unique dans le monde, couvre une surface de plus de
800 000 ha dans le Sud-Ouest marocain. Son espèce dominante, l’arganier
(Argania spinosa L. Skeels), est une espèce endémique.
La plupart des auteurs considèrent que l’arganier est l’arbre le plus original de
l’Afrique du Nord (ALIFRIQUI, 2004). Certains invoquent son intérêt botanique :

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Derrière l’huile d’argan, la forêt d’arganiers

l’arganier est le seul représentant au nord du Sahara d’une famille tropicale (les
Sapotacées, qui comprend, entre autres, le karité, « arbre à beurre » du Sahel, et
de nombreuses espèces des forêts tropicales humides), et il est de ce fait souvent
considéré comme un « fossile vivant ». Sa présence au Maroc remonterait au
Miocène inférieur, il y a 15 à 25 millions d’années. Issu d’une époque au climat
plus humide, il serait le dernier témoin du milieu tropical qui couvrait encore la
région à l’aube de l’ère quaternaire (AZIKI, 2006). D’autres louent sa diversité
génétique qui lui confère une grande plasticité écologique et lui permet de résis-
ter à des conditions écologiques variées, souvent d’une extrême sévérité
(BELLEFONTAINE, 2010) : l’arganier prospère sur les côtes atlantiques humides
comme dans les vallées arides de l’Anti-Atlas, sur les pentes froides du Haut
Atlas comme vers le désert ; il pousse aussi bien sur les sols profonds des vallées
que sur les sols squelettiques des pentes montagnardes ; on le trouve depuis le
bord de mer jusque vers 1 700 m d’altitude (M’HIRIT et al., 1998). D’autres enfin
invoquent sa résistance à la sécheresse : combinant des racines pivot, qui peuvent
aller chercher l’eau des nappes profondes, et des racines traçantes qui lui per-
mettent de tirer profit des moindres précipitations, l’arganier peut ainsi peupler
les bioclimats arides des confins sahariens (TARRIER et BENZYANE, 2003). Toutes
ces considérations confortent l’idée que la forêt d’arganiers est un « patrimoine
naturel » aux dimensions aussi bien nationales qu’internationales.

Une forêt habitée, parcourue, domestiquée


Les écrits scientifiques ou les textes destinés au grand public sont unanimes à
reconnaître que l’arganier joue un rôle central dans l’économie agricole et pas-
torale de la région : ses fruits fournissent l’huile d’argan, aujourd’hui de renom-
mée internationale pour ses vertus cosmétiques et alimentaires ; ses fleurs
donnent un miel au goût incomparable, son feuillage persistant constitue un
fourrage de choix pour les chèvres ; son bois, très résistant, est recherché en
construction ou pour le charbonnage, son écorce a des vertus médicinales.
L’importance de l’arganier dans la vie domestique locale est déjà mentionnée
dans les écrits des anciens voyageurs et savants arabes des Xe, XIe et XIIe siècles (EL
ALAOUI, 1999) prouvant, s’il le faut, que les interactions entre l’arbre et les
populations riveraines ne datent pas d’aujourd’hui et qu’elles ont très largement
contribué à configurer ce qu’on appelle la « forêt » d’arganiers.
Cette forêt est aujourd’hui habitée par près de 2 millions de personnes, pour la
plupart agropasteurs. Elle est parsemée de villages, de greniers collectifs, de
marabouts et de lieux de pèlerinage. Ces agropasteurs ont, au cours des siècles
de leur histoire commune avec les arbres, développé des savoirs, des pratiques
et des systèmes de gestion sociale qui leur ont permis non seulement de profi-
ter des « bienfaits » de l’arganier, mais aussi et surtout d’inscrire de façon
durable leurs modes de production, leurs modes de vie, leurs généalogies et
leurs croyances dans cet espace forestier si particulier (NOUAIM, 2005 ; SIMENEL,
2011 a). Cependant, seuls les savoirs et les pratiques associés à la production
de l’huile d’argan ont retenu l’attention des agences de développement, sans

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Les terroirs au Sud, vers un nouveau modèle ?

qu’aucune référence ne soit faite aux savoirs et aux pratiques qui sous-tendent
la gestion de l’arbre et de la forêt au sein des systèmes de production. La
richesse et la diversité de ces pratiques, et souvent leur existence même, restent
dans une boîte noire (MICHON, 2015), à peine explorée par quelques rares études
(BOURBOUZE et EL AÏCH, 2005 ; SABIR et al., 2013 ; GENIN et SIMENEL, 2011).
La plupart des auteurs présentent l’arganeraie comme une forêt « naturelle »
dans laquelle les activités humaines sont qualifiées non pas de « gestion »
(moins encore de « domestication »), mais de « cueillette », et sont accusées de
mener à des formes plus ou moins avancées de « dégradation », ce qui justifie
la mise en place de mesures de « protection » et de « réhabilitation » (M’HIRIT
et al., 1998 ; TARRIER et BENZYANE, 2003).
Qu’en est-il réellement ? La forêt d’arganiers est-elle une forêt naturelle dont
l’existence est menacée par les activités des populations riveraines ? Ou une
forêt « rurale » ou « domestique » (GENIN et al. 2013 ; MICHON, 2015), répon-
dant à des logiques sociales particulières, constituée d’une succession de ter-
roirs singuliers, et dont l’avenir est lié au maintien des pratiques productives et
des organisations sociales développées par les populations ?

Pratiques d’usages
et gestion locale de la forêt
La « domestication » de l’arbre
L’arganier se présente sous les formes les plus diverses (photo 1) : arbres majes-
tueux au tronc bien formé et à la couronne régulière, érigés au milieu des
champs d’orge ; arbres des pentes rocailleuses, plus trapus et chétifs, formés de
plusieurs troncs courts et tortueux, et dans les branches desquels il n’est pas
rare de voir grimper les chèvres ; buissons multicaules ; arganiers des pâturages
intervillageois transformés en « rochers verts » par la pression pastorale, retran-
chés derrière leurs épines pour se transformer en muraille inattaquable, mais
qui, pour peu qu’on les laisse tranquilles, savent à nouveau projeter une ou
deux branches vers le ciel pour revenir à leur statut d’arbre. Ces formes2 sont
généralement considérées comme des stades de dégradation de plus en plus
poussée d’un archétype : l’arganier majestueux monocaule et à large couronne.
Elles sont plus rarement envisagées comme des formes issues du travail invi-
sible de dizaines de générations d’agropasteurs, ou comme le signe d’un réel
effort de domestication.

2. Mohtar Ba, un ingénieur forestier, a classé ces formes en 17 catégories, allant du « pin parasol » et du « para-
pluie » à « l’escalier », au « buisson » et au « rocher vert » (BA, 2009).

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Derrière l’huile d’argan, la forêt d’arganiers

a c

d e f

Photo 1
Les différentes formes de l’arganier. a : un arganier de plein champ ; b : un arganier de parcours
monocaule aménagé avec un escalier en pierres ; c : un arganier de parcours à plusieurs troncs ;
d : un arganier surpâturé (« rocher vert ») ; e : une haie de troncs d’arganiers tressés ; f : un taillis
d’arganier consécutif à une « coupe de régénération » opérée par les services forestiers.

La domestication de l’arganier est effectivement invisible, car elle ne joue pas


sur les registres familiers de la plantation, de la sélection, de la greffe ou du
bouturage.
Elle intervient d’abord à travers les pratiques de façonnage des différentes
architectures de l’arbre, qui répondent à des usages variés : production de
noix, de fourrage, de bois, d’ombre, protection des champs. Ce façonnage
comporte des pratiques directes et positives (tailles de formation et d’entre-
tien, sélection des meilleurs producteurs) et des pratiques indirectes
(contrôle du pâturage par les chèvres). Il s’appuie sur une connaissance fine
des caractéristiques écologiques, architecturales et biologiques de l’arbre.
L’arbre monocaule et à grande couronne est sans doute la forme la plus
travaillée. Dans les conditions environnementales et agropastorales qui pré-
valent dans l’arganeraie, un arganier qui germe a peu de chances de devenir
un grand et bel arbre : les sécheresses, les insectes et les animaux brouteurs
ont vite fait d’endommager le bourgeon terminal et de provoquer des rejets
ou des réitérations, tendant à transformer la jeune pousse en taillis.
L’arganier ne devient un arbre majestueux que grâce à des opérations répé-
tées de dépressage, d’élagage et d’émondage3. Ce travail est surtout pratiqué

3. Ce même type de traitement est décrit aux chapitres 4 (pour les acacias des confins sahariens) et 2 (sur dif-
férentes espèces arborées du Haut Atlas).Voir aussi CORDIER et GENIN (2008).

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Les terroirs au Sud, vers un nouveau modèle ?

sur les arbres conservés dans les champs. Il vise à la fois une meilleure
production de noix, pour la fabrication de l’huile, et la protection des arbres
contre les chèvres. Dans les espaces pastoraux, au contraire, certains arbres
sont travaillés pour permettre la formation de branches basses et horizon-
tales, de façon à faciliter l’accès de la couronne aux chèvres. Cette taille n’est
pas systématique : parfois, le berger se contente de rajouter quelques
marches en pierre au bas des troncs pour permettre à ses chèvres d’accéder
aux couronnes. Elle permet aussi l’ouverture du houppier, ce qui augmente
la production foliaire. Enfin, près des villages, le long des chemins, autour
des jardins et des champs, on trouve des haies vives constituées d’arganiers
aux branches finement entremêlées. L’apparence désordonnée de la haie
camoufle un travail essentiel qui combine la sélection de germinations des
graines dans les murets, la courbure des tiges pour encourager les rejets et
la ramification basse, et, parfois, un véritable tissage des troncs. Le « tra-
vail » des animaux qui passent chaque jour le long de ces haies est encou-
ragé, car il favorise à la fois la venue d’épines sur les branches, la
densification du branchage et la nanification des feuilles. Comme pour les
« rochers verts », l’arbre produit peu à peu sa propre défense en se transfor-
mant en une véritable muraille végétale.
L’arganier n’est pas planté. Cependant, les paysans protègent les germina-
tions naturelles et « entretiennent » des espaces favorables à ces dernières
(murets et pierriers des bords des champs). Ils procèdent parfois à une
« culture des drageons », ces pousses qui se forment à partir des racines
(GENIN et SIMENEL, 2011). Ces pratiques sont essentielles dans la régénéra-
tion des arbres.
Dans tous les villages, les femmes (qui ont la responsabilité du ramassage des
fruits et de la fabrication de l’huile) différencient plusieurs variétés de noix
d’après les caractéristiques des coques et des amandons. Cette typologie per-
met d’identifier chaque arbre et structure la récolte qui a lieu une fois par an
en juillet-août (SIMENEL et al., 2009). Ces variétés ne sont pas stabilisées ni
reproduites à l’identique, mais leur variété montre qu’il est très probable que,
au fil des siècles, les agriculteurs aient exercé une certaine forme de sélection,
en particulier dans l’espace des champs (BELLEFONTAINE, 2010).
L’arganier se rattache aussi au monde domestique par son omniprésence dans
l’économie des familles et des villages, par les différents droits qui y sont atta-
chés (chaque arganier a un ou plusieurs propriétaires ou ayants droit, et les
règles d’accès et de gestion varient en fonction du statut des terres sur lesquelles
l’arbre pousse) ou par le caractère social de certains arbres : chaque village
possède un ou plusieurs arganiers « sacrés », protégés et respectés par tous. Ces
arbres remarquables sont souvent associés, dans des enceintes fermées, à des
tombes de saints personnages. Ils font l’objet de rituels pour invoquer la fécon-
dité ou guérir les maladies. La récolte de leurs noix donne lieu à des rituels
féminins qui se tiennent à des dates bien précises dans le calendrier agricole
(NOUAIM, 2005 ; SIMENEL, 2001 b).

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Derrière l’huile d’argan, la forêt d’arganiers

La « domestication » du paysage
et la formation des territoires de l’arganier
La domestication de l’arganeraie s’exprime aussi au niveau des paysages. Elle
tient moins aux aménagements humains (terrasses ou cuvettes au pied des arbres,
épierrement des parcelles) qu’aux systèmes de pratiques et de droits, et elle est,
de ce fait, difficile à déchiffrer. Elle relève de trois types de pratiques. Le premier,
agropastoral, vise la recherche d’un équilibre entre culture des céréales, élevage
et collecte des fruits de l’arganier. Il détermine deux grandes catégories d’utilisa-
tion de l’espace, distinctes mais non exclusives l’une de l’autre : les champs et
les parcours. Le deuxième type de pratiques est social et coutumier. Il régit les
relations entre cultivateurs et pasteurs à travers un système complexe, qui com-
bine droits privés, droits lignagers, droits collectifs et mises en défens, souvent
synthétisé sous l’appellation d’agdal*. Le troisième type se superpose aux
deux premiers. Il est lié au statut forestier de l’arganeraie et gère, au niveau tech-
nique comme au niveau législatif, la confrontation entre forestiers professionnels
et éleveurs. Ces pratiques de domestication du paysage produisent une diversité
fonctionnelle de peuplements et de terroirs, structurés par des répartitions spa-
tiales et des temporalités complexes mais complémentaires, qui correspondent à
des formes d’adaptation ou de réponse des sociétés locales aux contraintes et aux
opportunités auxquelles elles ont à faire face.
L’espace des cultures (qui est aussi celui de la production fruitière : olives,
amandes et noix d’argan) occupe les fonds plats et fertiles des vallées ou des
pentes parfois aménagées en terrasses autour des villages. Les arganiers y pros-
pèrent sous forme d’arbres de haute tige, relativement distants les uns des
autres, gérés pour la production de fruits. Au niveau coutumier, la propriété du
sol est en général lignagère, mais l’utilisation et la gestion des parcelles sont à
la fois individuelles et familiales : la gestion des cultures et des fruitiers issus
de plantations (oliviers, amandiers) relève des individus, mais les ayants droit
du lignage se partagent la gestion des arganiers et la récolte des noix. Cet espace
de culture joue aussi un rôle non négligeable dans le système pastoral : on y
plante des fourrages, on y ramasse les adventices qui sont données au bétail, et,
en dehors de la période de culture et de la saison de récolte des noix d’argan,
les troupeaux sont autorisés à y pâturer.
Les parcours couvrent les zones non cultivées des territoires villageois. Les peu-
plements y sont plus denses, mais les arbres plus chétifs. Ces espaces relèvent de
la législation forestière, mais une grande partie de cette forêt domaniale est utili-
sée et gérée, selon les règles coutumières, comme une juxtaposition de patri-
moines familiaux et lignagers sans que le forestier s’y oppose formellement.
Même s’ils ne sont pas divisés en parcelles bien identifiées, ces parcours sont
structurés par une répartition minutieuse des droits d’accès et d’usage, définissant
qui peut mener pâturer ses bêtes, récolter les noix d’argan ou ramasser le bois
mort pour le feu. Les familles du lignage « propriétaire » se partagent le droit à
la récolte des noix d’argan ou du bois de feu. Le pâturage, par contre, y est plus
libre, sauf pendant la saison de récolte des noix d’argan, période pendant laquelle

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Les terroirs au Sud, vers un nouveau modèle ?

cette arganeraie lignagère est soumise à un régime particulier de mise en défens


temporaire que l’on nomme agdal et qui s’étale entre mai et septembre. Par
extension, on désigne sous le nom d’agdal toute cette arganeraie appropriée, en
y accolant le nom des ayants droit. Pendant l’agdal, seuls les ayants droit des
lignages peuvent faire pâturer leur troupeau ou ramasser les noix d’argan. Cette
pratique de l’agdal (aussi appliquée pour les arganiers des espaces de culture)
permet donc d’articuler dans le temps et dans l’espace les principaux usages liés
à l’arganeraie, selon le cycle de fructification de l’arbre.
Les espaces éloignés des villages sont des espaces de pâturage collectif plus
lâchement appropriés et peu régulés. À la frontière entre deux villages se
trouvent les moucha’a, où l’on mène les troupeaux pendant la fermeture de
l’agdal. C’est là que l’on trouve les formes surpâturées d’arganiers. Les mou-
cha’a sont des espaces tampons qui permettent de soulager la pression pastorale
sur les agdals à des moments-clés. Sans moucha’a, il y a tout à parier que les
agdals seraient eux aussi dans un piteux état.
Pour compléter cet aperçu des paysages de l’arganeraie, il faut rajouter les
chemins creux, qui permettent le déplacement des troupeaux dans la zone des
champs, les ourti, parcelles privatives encloses de hauts murs, dans lesquelles
on trouve arganiers, oliviers, amandiers, poiriers, arbres à henné, figuiers de
Barbarie, et les agdals des saints, eux aussi enclos, dont l’usage est réservé aux
descendants des saints qui veillent sur le territoire (GENIN et SIMENEL, 2011).
Cette domestication du paysage au niveau coutumier vient se superposer à une
autre forme d’appropriation et d’usage de l’espace, constituée par la réglemen-
tation forestière. L’arganeraie est en effet placée depuis 1925 sous la tutelle de
l’État marocain et soumise depuis 1938 à un régime particulier, qui reconnaît
aux populations de nombreux droits de jouissance4. La domanialisation est
reconnue par les villageois, les bornes posées par les forestiers sont maintenues
et respectées, et un équilibre de fait entre loi forestière et droit coutumier s’est
installé : les paysans évitent de couper du bois vif, et les forestiers feignent
d’ignorer l’appropriation coutumière de la forêt et les pratiques qui lui sont
associées. L’État se réserve cependant le droit d’imposer sa logique d’exploita-
tion si le besoin s’en fait sentir : il peut ainsi octroyer des concessions de
charbonnage à des professionnels ou procéder à des coupes à blanc, appelées
« coupes de régénération », suivies des mises en défens interdisant pendant une
quinzaine d’années tout accès aux populations locales. Les peuplements qui
résultent de ces opérations ne comportent plus aucun arbre de haute tige, et,
même après une vingtaine d’années, restent à l’état de taillis haut. Les villageois
craignent ces interventions, qui suivent une logique totalement opposée à la leur
et leur confisquent de fait une partie de leurs ressources fourragères et frui-
tières : le potentiel fruitier des peuplements résiduels est très affaibli, et la
structure du taillis interdit aux chèvres l’accès aux couronnes. Cependant, cette

4. Cueillette des fruits, utilisation de la forêt comme parcours pour les troupeaux, ramassage du bois mort, coupe
de branchage pour les clôtures, coupe de bois de chauffage, de charbonnage et de service à usage domestique,
utilisation du sol pour les cultures.

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Derrière l’huile d’argan, la forêt d’arganiers

emprise des forestiers s’exerce surtout sur les espaces éloignés des villages, sur
lesquels la demande pastorale locale reste faible. Ainsi, si dans l’esprit de la loi
l’arganeraie est soumise au code forestier et ponctuellement gérée selon des
logiques typiquement forestières, son utilisation au quotidien relève plus de
l’ordre domestique que de l’ordre forestier (photo 2 hors-texte).

Diversité des terroirs


Si ces schémas de domestication des arbres et du paysage se retrouvent de façon
continue dans toute l’arganeraie, les conditions du milieu, l’histoire des peuple-
ments humains et de leur économie, ainsi que les particularités locales des
systèmes agraires déterminent, du nord au sud et d’est en ouest, des différences
dans la structuration des terroirs de l’arganeraie. Dans le Haut Atlas, par
exemple, on retrouve peu d’arganiers au fond des vallées : l’irrigation favorise
les cultures annuelles et l’olivier, et l’arganier se cantonne aux pentes, sous
forme de forêts plus ou moins ouvertes, parfois associées au chêne vert et au
caroubier, exploitées pour les parcours. Vers Smimou (région d’Essaouira), où
les vallées sont plus larges, l’arganier se retrouve dans les champs, associé à
des plantations d’oliviers et d’amandiers, et sur les pentes sous forme de par-
cours, associé ici au thuya. Sur les contreforts de l’Anti-Atlas ou sur les hautes
terres du pays Aït Ba’amrane, les champs s’égaient dans des parcours où l’arga-
nier côtoie les euphorbes. Dans la région de Sbouya-Mesti (une des régions les
plus méridionales de l’arganeraie), l’arganier avait disparu suite à d’intenses
coupes pour le charbonnage, mais on le voit réapparaître au milieu des planta-
tions de figuiers de Barbarie, qui constituent une protection des rejets contre le
pâturage et participent à une amélioration des conditions trophiques du milieu
(GENIN, 2015). Dans les vallées étroites du Jbel Kest, les arganiers viennent
s’inscrire sur les plus belles terrasses (aujourd’hui en grande partie à l’abandon)
du Sud marocain et, dans la large vallée des Ameln, les oliviers et les palmiers
des oasis villageoises côtoient des arganiers majestueux, dont la taille s’ame-
nuise au fur et à mesure que l’on s’élève sur les pentes. Plus au sud, déjà dans
le Sahara, l’arganier, chétif et surpâturé, mais avec parfois quelques gros indi-
vidus rescapés, est confiné aux berges des oueds temporaires, l’élément fores-
tier dominant est ici l’acacia.

L’arganeraie en devenir :
un compromis entre local et global
L’histoire de l’arganier montre l’importance de l’entrelacement entre forces
politiques et forces économiques globales sur les dynamiques locales de la forêt
domestique.

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Les terroirs au Sud, vers un nouveau modèle ?

L’évolution largement régressive de l’arganeraie au cours des deux der-


niers siècles5 est attribuée aux « pratiques humaines », et surtout au pastora-
lisme. S’il est vrai qu’une pression pastorale importante et non régulée peut
mettre localement en danger la survie de la forêt, accuser les chèvres et leurs
bergers d’être les principaux ennemis de l’arganier est un peu hâtif. D’abord,
nous l’avons vu, parce que les pratiques de gestion visent à la durabilité du
système agropastoral et l’assurent en grande partie. Ensuite, parce que les trou-
peaux des familles sont en général de petite taille, et que les bergers réduisent
leur effectif lorsque les épisodes de sécheresse sont trop prononcés. Le com-
partiment forestier le plus exposé est certainement le sous-bois : la combinaison
du pastoralisme et de l’accélération des cycles de sécheresse entraîne la dispa-
rition des espèces fourragères herbacées ou buissonnantes et provoque une
diminution certaine de la biodiversité. Cependant, la principale menace pasto-
rale ne vient pas des troupeaux de l’arganeraie, mais de grands propriétaires
urbains qui, en saison sèche, déversent par camions entiers des troupeaux de
milliers de têtes. Il s’agit de moutons, qui détruisent le sous-bois rare de la forêt,
ou de chameaux, qui, de par leur taille et leurs besoins nutritionnels, mutilent
les arbres. Le poids social, économique ou politique des propriétaires rend ce
néo-nomadisme pastoral difficile à réguler sur le plan local, car les villageois
n’ont aucun moyen légal d’agir contre ces incursions dans leur domaine coutu-
mier. La régulation ne peut s’établir qu’au niveau régional ou national.
L’état de l’arganeraie d’aujourd’hui est aussi la résultante d’un processus historique
dans lequel se combinent les effets du climat, avec une tendance de plus en plus
marquée vers des sécheresses prolongées et répétitives, et ceux des grandes poli-
tiques de gestion des terres et des ressources forestières. Deux dynamiques sont ici
à mentionner. La première concerne l’utilisation intensive de l’arganeraie pour la
production de charbon de bois, entre 1917 et 1960. Plusieurs centaines de mil-
liers d’hectares d’arganiers ont été coupés pour approvisionner les grands centres
urbains, et les paysages portent encore la marque de cette exploitation : la plupart
des peuplements actuels sont constitués d’arbres à plusieurs troncs, issus des recé-
pages qui ont suivi ces coupes à blanc. Dans les zones les plus fragiles, l’arganeraie
ne s’est pas reconstituée, et il ne reste que quelques arganiers épars qui prouvent
qu’autrefois le paysage était forestier. La seconde dynamique est liée à l’intensifi-
cation de la céréaliculture et à l’extension des cultures de rente, qui ont constitué la
principale cause de défrichement massif de l’arganeraie sur les trente der-
nières années. Contrairement à l’agriculture vivrière, peu mécanisée, qui accepte
l’ombre de l’arganier, où les labours peu profonds n’abîment pas les racines des
arbres, et où l’aménagement de terrasses permet une meilleure gestion de l’eau (qui
profite aussi aux arganiers conservés au milieu des champs ou sur leur bordure6),

5. Selon certains auteurs, l’arganeraie aurait perdu en un siècle la moitié de sa surface (TARRIER et BENZYANE,
2003).
6. On voit d’ailleurs dans certaines vallées de l’Anti-Atlas, où l’exode rural a entraîné l’abandon de ces terrasses,
combien cet aménagement est favorable à la régénération de l’arganier et à la reprise de la forêt. Romain Simenel
a par ailleurs suggéré que les forêts sanctuaires d’arganiers qui bordent les frontières montagneuses du pays Aït
Ba’amrane doivent en partie leur existence aux anciens aménagements agricoles et à l’enrichissement du sol qui
leur est lié (SIMENEL, 2011 b).

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Derrière l’huile d’argan, la forêt d’arganiers

la céréaliculture intensive et mécanisée considère l’arbre comme une menace pour


les rendements et un obstacle pour le tracteur. Son imposition à travers les grandes
politiques agricoles, dans les plaines du Souss et du Massa en particulier, a entraîné
l’élimination de nombreux arbres : le long de la route qui conduit d’Agadir à Tiznit,
les arganiers se comptent aujourd’hui sur les doigts d’une main, donnant l’impres-
sion que la région a été occupée de tout temps par une vaste steppe, alors qu’elle
était jusqu’à il y a peu couverte d’arganiers. La mise en place des périmètres irri-
gués, l’extension de l’agrumiculture et l’introduction de cultures maraîchères inten-
sives sous serres ont accentué et pérennisé cette destruction, aujourd’hui irréversible
(en tout cas sur un pas de temps humain), de l’arganeraie : elles ont non seulement
éliminé les arbres, mais épuisé les sols et la ressource hydrique (AZIKI, 2006).
Ces dynamiques de destruction côtoient aujourd’hui des efforts de conservation
de la forêt et de patrimonialisation de l’arganier.
La domanialisation de la forêt par l’État constitue sans doute l’entreprise la plus
ancienne de contrôle positif de l’écosystème forestier. Mais, même si la légis-
lation particulière appliquée à la forêt d’arganiers tient compte des usages
locaux, sa logique reste incompatible avec celle des paysans : traitement uni-
forme des peuplements et focalisation sur le bois côté forestier, traitement
individuel des arbres et usage multiple des produits côté paysan ; ou encore
ostracisassions de la chèvre contre rôle central des caprins, régénération par
coupes à blanc, mises en défens longues et application de la loi par la contrainte
contre protection des germinations naturelles, mises en défens saisonnières,
gestion en bien commun et responsabilisation collective.
Le premier véritable effort de conservation conciliant aspects environnemen-
taux et sociétaux a été mis en œuvre par l’intégration de l’arganeraie dans le
réseau des réserves de biosphère de l’Unesco en 1998. Ces dernières sont cen-
sées concilier des objectifs apparemment contradictoires : conserver la biodi-
versité et assurer un développement économique et social aux populations, tout
en impliquant ces dernières dans les prises de décision. Elles apparaissent donc
comme un dispositif qui convient à l’arganeraie. De ce point de vue, la réserve
de biosphère arganeraie (RBA) semble un échec : elle n’a pas su reconnaître la
symbiose étroite qui lie l’arganier aux populations locales, ni protéger la diver-
sité des terroirs que l’homme a construits dans l’arganeraie ; elle a au contraire
mis en avant, par le truchement des gestionnaires de la nature, la protection d’un
patrimoine naturel menacé.
Le second effort de conservation de l’arganeraie, concomitant avec l’établissement
de la RBA, a repris un concept d’inspiration libérale en vogue dans le courant des
années 1990, suite à la Convention sur la diversité biologique (1992) : « exploiter
pour conserver ». L’identification des potentialités de ressources sous-exploitées de
l’arganeraie et leur mise en valeur devaient contribuer « d’une part, à préserver la
diversité génétique et, d’autre part, à générer des revenus ainsi qu’à favoriser la
sécurité alimentaire, notamment au profit des populations pauvres » (GTZ, 2003).
Les efforts se sont portés sur l’huile d’argan. Des coopératives féminines, et valo-
risant le potentiel fruitier local ainsi que les méthodes traditionnelles d’extraction

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Les terroirs au Sud, vers un nouveau modèle ?

de l’huile et les savoirs associés, ont été créées en 1996. Les produits issus de ces
premières coopératives pouvaient porter la mention de « Produits de la réserve de
la biosphère arganeraie ». Vingt ans après, l’huile d’argan est devenue un produit
internationalement reconnu, qui génère des profits importants. Elle a obtenu la
première IGP sur le continent africain. Mais, bien que ce succès ait été basé sur la
démonstration du lien au terroir et à la tradition, les références aux savoirs locaux,
à la diversité biologique et culturelle locale, ou aux terroirs, même si toujours mises
en avant, s’effacent peu à peu dans le produit fini : le processus d’extraction est
mécanisé, et les femmes y sont peu sollicitées ; les noix sont achetées sur un mar-
ché globalisé à l’ensemble de l’arganeraie ; et les profits sont surtout captés par des
transformateurs privés, qui ont supplanté les coopératives (SIMENEL et al., 2009 ;
ROMAGNY et BOUJROUF, 2010). Et si les efforts des paysans se portent de plus en
plus sur la production des noix, la forêt d’arganiers n’est ni mieux ni moins bien
conservée qu’avant : l’intérêt commercial incite à mieux gérer les arbres dans les
champs, mais entraîne aussi l’extension des aires de cueillette vers les zones de
pâturage extensif, sans que cette extension s’accompagne des pratiques tradition-
nelles de gestion des arbres pour les fruits (élagages et tailles de formation). Par
contre, on observe de plus en plus fréquemment une faillite des systèmes coutumiers
de contrôle, avec l’apparition de vols ou de braconnage. Dans les villages, la chaîne
des pratiques techniques et sociales qui entretiennent la productivité des arbres est
ainsi souvent rompue. Le succès de la valorisation de l’huile d’argan est donc avant
tout un succès commercial, qui a entraîné le déracinement du produit de son subs-
trat socioculturel et territorial.
Le point commun de ces entreprises de conservation/valorisation réside dans l’inca-
pacité des acteurs extérieurs à la forêt domestique à considérer celle-ci autrement
que sous l’angle de la naturalité, ce qui efface tout à la fois la réalité d’un arbre
largement façonné par l’homme et celle d’une diversité de terroirs organisés autour
de l’agriculture et du pastoralisme. La dernière tentative en date est l’inscription au
patrimoine immatériel de l’Unesco des « Savoirs sur l’arganier ». Dans le gros
dossier qui accompagne cette inscription, pas un mot ou presque sur les pratiques
locales sur l’arbre et la forêt : l’arganier reste un « don de Dieu » que les hommes
essayent d’utiliser au mieux, pas une espèce domestiquée à travers des siècles
d’interactions bioculturelles. Seule la pratique de l’agdal est mentionnée. C’est en
effet une pratique (relativement répandue au Maroc pour la gestion des ressources
forestières et pastorales) qui rencontre de plus en plus de popularité parmi les
scientifiques et les gestionnaires (AUCLAIR et ALIFRIQUI, éd., 2012). Mais elle ne
saurait à elle seule résumer toutes les pratiques positives mises en œuvre par les
paysans pour la gestion et la domestication de l’arganeraie.

Conclusion
Les initiatives de conservation et de valorisation se réfèrent couramment à la
valeur patrimoniale de l’arganeraie et à celle de ses composantes naturelles

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Derrière l’huile d’argan, la forêt d’arganiers

(biodiversité, arganier) ou culturelles (produits et savoirs locaux). Cependant,


cet argument patrimonial ne suffit pas à infléchir les logiques naturalistes ou
commerciales des projets vers une reconnaissance formelle de la nature biocul-
turelle de l’arganeraie. On observe au contraire ce qu’on pourrait qualifier de
détournement patrimonial : le renforcement de l’emprise de l’État et du marché
des produits de niche au détriment du renforcement des patrimoines locaux.
L’idéal serait sans doute que le Maroc (et la communauté internationale) recon-
naisse l’arganeraie comme patrimoine national (ou de l’humanité) non pas pour
le caractère original de l’arganier et les dangers qui pèsent sur une forêt unique
au monde, ou pour le caractère unique de l’huile d’argan, mais comme un
exemple original de forêt gérée, construite et socialisée par les générations qui
se sont succédé : une forêt domestique. Cela donnerait plus de pouvoir aux
populations locales et pourrait permettre de mieux contrer les vraies menaces
qui pèsent sur l’arganeraie et qui dépendent de politiques agraires et de pra-
tiques de gouvernement donnant la préférence aux investisseurs, ou aux puis-
sants, et aux urbains : la conversion radicale vers une agriculture intensive et
capitaliste dans les plaines, le mitage par l’urbanisation et le surpâturage par
les grands troupeaux de chameaux ou de moutons.

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Les terroirs au Sud, vers un nouveau modèle ?

a b

© IRD/G. Michon

© IRD/G. Michon
c d
© IRD/G. Michon

© IRD/G. Michon
Photo 2 (chap. 5)
Les différents faciès de l’arganeraie. a : les « parcs » agroforestiers : arganiers et champs de céréales ;
b : la forêt de parcours ; c : le mouchaa, zone tampon entre les villages ;
d : les parcelles régénérées en taillis par les services forestiers.

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Michon Geneviève, Genin Didier, Alifriqui M., Boujrouf S., Sabir M.,
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Derrière l'huile d'argan, la forêt d'arganiers : écosystème en péril ou


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In : Berriane M. (dir.), Michon Geneviève (dir.). Les terroirs au Sud,


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Marseille (FRA), Rabat : IRD, Faculté des Lettres et des Sciences


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