SAFARA N° 22/2023 - ISSN 0851- 4119
Revue internationale de langues, littératures et cultures
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© SAFARA, Université Gaston Berger de Saint Louis, 2023
Couverture : Dr. Mamadou BA, UGBLouis
Sommaire
1. Problématique du waqf au Sénégal : entre l’enseignement du concept et
sa pratique
Djim DRAME ........................................................................................ 7
2. The Impacts of the “Colonial French Only-Policy” on L2-French
Reading Comprehension for Wolof Learners of L2-French in Senegal
Moustapha FALL................................................................................ 27
3. Hardy : défenseur de la condition de la femme victorienne
Ndèye Nogoye GUEYE ....................................................................... 57
4. De la notion de fonctionnalité à partir de l’exemple des associations
d’orpailleurs au Sénégal
Bakary DOUCOURE.......................................................................... 73
5. Remembering Alex La Guma’s Polemics: Resilience and Expectations
in The “Rainbow” Nation
Kouadio Lambert N’GUESSAN ........................................................ 91
6. Déconstruire le dispositif protocolaire du discours amoureux, décentrer
l’émotionnel masculin dans la poésie Labéenne
Diokel SARR...................................................................................... 113
7. Re-Designing and Re-Assessing Curriculum in the Department of
English of Université de Lomé: A Case Study of the American Studies
Section
Koffitsè Ekélékana Isidore Guelly ................................................... 135
8. L’écriture du génocide des Tutsi du Rwanda, un récit de soi à une
dimension collective
Aïda Gueye ........................................................................................ 147
- Ibrahima DIOP, Mouhamadou M. SOW -
9. La koïnèisation et la dynamique du gengbè à Lomé
Essenam Kodjo Kadza KOMLA ..................................................... 165
10. RÉCIT CHRÉTIEN ET CRÉATION LITTÉRAIRE DANS LE
ROMAN FRANÇAIS DU XXème SIÉCLE ET LE ROMAN
COLONIAL AFRICAIN : L’EXEMPLE DE LA FIN DE LA NUIT
(1935) DE FRANÇOIS MAURIAC, JOURNAL D’UN CURÉ DE
CAMPAGNE (1936) DE GEORGES BERNANOS ET LE PAUVRE
CHRIST DE BOMBA (1956) DE MONGO BETI
Alioune SOW ..................................................................................... 187
page 6
Déconstruire le dispositif protocolaire du discours amoureux, décentrer
l’émotionnel masculin dans la poésie Labéenne Diokel SARR
Diokel SARR
Enseignant-chercheur
Département de Français
Université Gaston Berger de Saint-Louis, Sénégal
Abstract
The reflections on the love poetry of the 16th century are legion. They
monotonously aim to understand imperial masculine sentimentalism through the
prism of the aesthetic canons of anti-medievalism initiated in the Renaissance era.
Starting from this postulate, the present study proposes to bring a major innovation
by focusing on the way in which Louise Labé deconstructs or decenters the
enunciative protocol of amorous discourse through a patent transposition of
clichés (Petrarquists, Platonists, Ovidians) of Renaissance writing by substituting
the lover for the traditional lover. In other words, the lover behaves exactly like the
latter. The contribution of the present study is nevertheless reflected in the fact of
nourishing the transhistorical approach, of rehabilitating the Middle Ages falsely
considered as a nebulous good-for-nothing. This is what the title of the first point
translates, “the watchman-watcher: feminine love” which refers to the dramatic
myth of the reversal of the situation. Furthermore, Labean conservatism lies in the
fact that, like the poets of the same period, love devoid of any sincerity constitutes
an alibi for fully investing in poetic activity. We must understand by this the
expression of “chiaroscuro” which is essentially indebted to the traditional
resurgent cult of paradox.
Keywords: deconstruct, decenter, subversive, invert (roles), chiaroscuro
Résumé
Les réflexions menées sur la poésie amoureuse du XVIe siècle sont légions. Elles
visent de façon monotone à appréhender l’impérial sentimentalisme masculin sous
le prisme des canons esthétiques de l’anti-médiévisme initié à l’époque de la
Renaissance. Partant de ce postulat, la présente étude se propose d’apporter une
--- Diokel SARR ---
innovation de taille en s’intéressant à la manière dont Louise Labé déconstruit ou
décentre le protocole énonciatif du discours amoureux par le truchement d’une
patente transposition des clichés (pétrarquistes, platoniciens, ovidiens) de
l’écriture renaissante en substituant l’amante à l’amant traditionnel. Autrement
dit, l’amante se comporte exactement comme ce dernier. L’apport de la présente
étude est de nourrir l’approche transhistorique, de réhabiliter le Moyen Âge
considéré faussement comme une nébuleuse. C’est ce que traduit le titre du
premier point, « le guetteur-guetté : l’amour au féminin » qui renvoie au mythe
dramatique du renversement de situation. Par ailleurs, le conservatisme labéen
réside dans le fait qu’à l’instar des poètes de la même période, l’amour dépourvu
de toute sincérité constitue un alibi pour s’investir pleinement dans l’activité
poétique. Il faut comprendre par-là l’expression du « clair-obscur » qui est pour
l’essentiel redevable au traditionnel culte renaissant du paradoxe.
Mots-clés: déconstruire, décentrer, subversif, intervertir (les rôles), clair-obscur
Introduction
Le traitement du thème de l’amour est séculaire dans la littérature française.
Une étude panoramique (de l’Antiquité à nos jours) de cette dernière
révélerait sans doute l’idée selon laquelle l’homme est toujours, dans une
logique greimasseienne, un sujet à la quête d’un objet qui n’est autre que la
femme aimée. Le XVIe siècle demeure le Géant jamais égalé à ce sujet, après
un Moyen Âge très riche d’une certaine expression de l’amour courtois
intrinsèquement apparenté aux valeurs culturelles propres à l’aristocratie de
l’époque.
La Renaissance déroge, par ailleurs, à cette praxis, sous l’initiative de Louise
Labé, la poétesse Lyonnaise surnommée la Belle Cordière. Cette dernière se
propose, dans sa poésie, d’intervertir la distribution des rôles, à la limite figée,
et promulgue la loi portant autorisation de l’aveu d’amour à la femme. C’est
ce qui nous a inspiré la présente étude intitulée : « Déconstruire le dispositif
protocolaire du discours amoureux, décentrer l’émotionnel masculin dans la
poésie Labéenne ».
À ce sujet, une question taraude notre esprit : Peut-on identifier Louise Labé
à cette Prométhée qui a commis le parjure d’avoir volé le feu, que traduit
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l’émotionnel masculin, pour le livrer à la femme ? Autrement dit, a-t-elle
soustrait frauduleusement le sensualisme jusqu’alors considéré comme
l’apanage de l’homme pour le léguer à la femme ?
Une démarche rétrospective consistant à prendre en repérage les périodes
antérieures (Antiquité, Moyen Age) nous aidera à faire comprendre, d’une
part, qu’elle brûlait juste de l’envie de transmuer l’émotionnel masculin en
émotionnel féminin. D’autre part, s’agit-il d’une volonté d’assurer une
représentativité digne à la gent féminine dans la littérature.
La sociocritique est la méthode la mieux adaptée à nos futures analyses parce
que pouvant nous permettre d’appréhender les rapports étroits entre la poésie
amoureuse et les réalités socioculturelles de l’époque.
L’argumentaire suivra le plan binaire qui suit : après avoir explicité l’idée du
« Guetteur guetté ou l’amour au féminin », nous examinerons l’image
« Paradoxal clair-obscur ».
I. Le guetteur-guetté ou l’amour au féminin ?
L’intitulé du présent sous-point rappelle sans doute un thème omniprésent
dans le théâtre médiéval, en particulier la farce, un genre comique, en prélude
à la comédie « défendue et illustrée » par Molière au XVIIe siècle. C’est dire
plus explicitement que « l’image du guetteur-guetté » renvoie, à celle
du « trompeur trompé » que l’on retrouve dans La Farce de maître Pathelin
(anonyme) à travers le personnage éponyme de Maître Pierre Pathelin. La
suite du titre, « l’amour au féminin », nous amène à faire un rapprochement
plus évocateur, faisant allusion au topos médiéval de la « femme à la
culotte », à l’instar de la pièce comique La Farce du cuvier (anonyme). L’idée
de retournement de situation que révèle ce topos nous renvoie directement au
titre de notre étude, conformément à l’élan subversif qu’a pris la poésie
labéenne.
L’amour est un des thèmes majeurs de la littérature du XVIe siècle. Le schéma
habituel place l’homme (l’amant) dans la posture d’un vaillant combattant
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--- Diokel SARR ---
inconditionnellement disposé à conquérir, à ses risques et périls, la femme
aimée (l’amante). L’homme court derrière une belle Dame qui brille
essentiellement par ses caprices et ses exigences quasiment immodérées. Il
semble donc plausible de dire que l’aveu d’amour est l’apanage de l’amant.
Il s’avère délictueux, parce qu’étant honni par la société, lorsqu’il sort de la
bouche de la Dame. C’est ce que Héléna Brian Quérè exprime dans le passage
suivant :
« Sur ces données théoriques et éthiques sévères s’élabore tout
un code pratique de la vie amoureuse et de la relation des sexes.
La femme n’y a pas l’initiative ; cependant, comme dans
l’amour courtois, sa volonté, voire son caprice, mène le jeu et
commande le déroulement du scénario amoureux ; c’est elle la
porteuse de la beauté objet du désir »1.
Dans une perspective labéenne, déconstruire le dispositif protocolaire du
discours amoureux revient donc à décentrer ce schéma de la relation
habituelle attribuant dorénavant, au sens greimaseien, la femme au rang de
« Sujet » à la quête d’un « Objet » qui n’est rien d’autre que l’amant.
Héléna Quérè note à ce sujet :
« Louise Lavé réussit à bousculer les idées du XVIe siècle : la
femme n’est plus l’objet du désir masculin. C’est le contraire,
l’homme devient objet du désir féminin. Cependant la poétesse
ne transmet pas de haine envers les hommes, elle cherche
l’équilibre, l’égalité. Elle est pionnière car elle donne aux
femmes une place différente que celle donnée par les hommes.
Dans ses œuvres, elle exprime les joies amoureuses, l’érotisme,
la douleur, la passion charnelle »2.
Alexandrian Sarane ne dit pas le contraire lorsqu’il écrit : « Les femmes de
ce temps (…) surent magnifier l’amour comme sensation physique (…) [elle]
fut la première femme à oser, dans ses sonnets, avouer franchement sa
sensualité »3.
1
« Louise Labé : une femme remarquable à la Renaissance ». Revista De Lenguas Modernas,
(32), 95–104. https://doi.org/10.15517/rlm.v0i32.42507
2
Helena Brian Quérè, « Louise Labé : Une femme remarquable à la Renaissance », op. cit.,
3
Histoire de la littérature érotique, Paris, Seghers, 1989, p. 436-37.
page 116
--- Safara n°22/2023 ---
La même idée se renouvelle comme suit :
« Sur le plan social, une sourde subversion des valeurs bouscule
chez L.L les repères établis. Le poids des cautions éditoriales
qu’elle invoque permet à la poétique d’ériger en idéaux
littéraires des figures de femmes émancipées voire viriles, tout
en travestissant sur un mode festif certaines conduites
masculines »4.
Dans un de ses sonnets, « La Belle Cordière » s’adressait explicitement à
l’être aimé de la manière suivante :
« Tout aussitôt que je commence à prendre
Dans le mol lit le repos désiré,
Mon triste esprit, hors de moi retiré,
S’en va vers toi incontinent se rendre », (Labé, [1983], 2006.
IX, 117).
Le dispositif protocolaire du discours amoureux est visible dès l’abord, et
successivement, à travers les pronoms personnels « je », (v.1) et « toi », (v.4).
La véritable privation, que nécessite habituellement, et cela depuis
l’Antiquité, la quête de l’Amour, transparaît d’emblée avec l’emploi de
l’adverbe de temps « aussitôt ». L’élan subversif, que prend le dispositif
protocolaire du discours amoureux, provient du fait que la Dame, qui fait
clairement sienne l’expression du dolorisme recommandé par Du Bellay, dans
Défense et illustration de la langue française, rompt systématiquement avec
toute forme de léthargie, à l’image du chevalier de la littérature médiévale et
du poète amoureux de la poésie renaissante. Les quatre vers expriment de
manière antithétique le désir de déconstruire ou encore de décentrer le
dispositif protocolaire du discours amoureux. C’est quand l’odyssée
périlleuse ponctuée de souffrances, « Mon triste esprit, hors de moi retiré/s’en
va incontinent se rendre », se substitue à la retraire devenue non envisageable,
même désirée « tout aussitôt que je commence à prendre/dans mon lit le repos
désiré ».
Il importe cependant d’exprimer notre désaccord quant à l’affirmation
catégorique d’Héléna Brian Quérè attribuant le rôle de pionnière à Louise
4
Ibid.
page 117
--- Diokel SARR ---
Labé qui se serait très tôt permise d’intervertir les rôles dans la relation
amoureuse. Nous sommes plutôt d’avis que Marie de France mérite ce titre si
l’on en croit l’extrait qui suit :
« Dame, au nom de Dieu, pitié ! Ne vous courroucez pas de mes
paroles ! Une femme à la conduite légère doit se faire prier
longtemps, pour donner plus de prix à ses faveurs et empêcher
son amant de croire qu’elle se donne facilement. Mais la dame
avisée, pleine de mérite et de sagesse, qui trouve un amant à sa
convenance, ne se montrera pas trop cruelle : elle l’aimera et
connaîtra les joies de l’amour. Avant que l’on surprenne leur
secret, ils auront bien employé leur temps ! Belle dame, cessons
donc ce débat ! »5.
Le propos de Guigemar à la Dame ne déconstruit pas à proprement parler le
dispositif protocolaire du discours amoureux, dans la mesure où l’aveu
d’amour demeure toujours l’apanage du chevalier. Toutefois, il y a lieu de
parler d’une courtoisie humanisée pour la simple raison que la Dame ne doit
plus s’éterniser dans sa posture de récalcitrante. Elle est plutôt appelée à
rompre prématurément avec ses caprices afin de jouir pleinement des plaisirs
de l’amour. Cette affirmation d’Héléna Brian Quérè est donc à nuancer ou à
manier avec beaucoup d’attention ; même si Bruno Roger-Vasselin semble
lui donner raison dans le propos suivant : « C’est à la Renaissance que ce qu’il
est convenu d’appeler « l’écriture au féminin » devient une réalité
incontournable qui s’affirme en Europe »6.
Par ailleurs, la recherche du juste milieu ou la volonté de bousculer le schéma
amoureux habituel transparaît dans la poésie labéenne à travers le mixage
d’idéologies quasiment antinomiques à l’époque de la Renaissance. Il s’agit
précisément de la fusion opérée entre le platonisme et l’aristotélisme, au sujet
de la relation entre l’âme et le corps. Lisons à ce propos les vers ci-dessus :
« On voit mourir toute animée
Lorsque du corps l’âme subtile part.
Je suis le corps, toi la meilleure part :
5
Les Lais, Paris, Librairie Générale Française, [1990] 1998, p. 42.
6
Bruno Roger-Vasselin, « Louise Labé et l’écriture au féminin », Dans L'information
littéraire 2004/4 (Vol. 56), pages 8 à 17. https :..www.Cairn.info.reuve-I-info…
page 118
--- Safara n°22/2023 ---
Où es-tu, ô âme bien-aimée ? » VII, p 115.
Dans une perspective platonicienne, l’union entre le corps et l’âme n’est pas
propice à la quête amoureuse. Elle rend alors impossible l’aspiration au Beau,
au Bien, au Vrai qui est la raison d’être de l’activité poétique, elle-même
recherche de l’amour spirituel. Aristote semble préconiser, à l’instar de
Michel de Montaigne, le contraire, c’est-à-dire leur union. Cela sous prétexte
que l’âme à besoin de cette « matière » qu’est le corps. Il est dit à ce propos
que « La soumission à la nature conduisit Montaigne à défendre la valeur du
corps autant que de l’âme (…) Montaigne considérait aussi que le corps et
l’âme compensaient mutuellement leurs défauts »7.
Au platonisme qu’adopte constamment Ronsard, dans les Amour de
Cassandre8 (1552) (« On voit mourir toute animée/lorsque du corps l’âme
subtile part »), se greffe une dose d’Aristotélisme lorsque la nouvelle
redistribution des rôles témoigne d’une volonté de déconstruire ou de
décentrer le dispositif protocolaire du discours amoureux. Précisions que le
schéma traditionnel fait état, conformément au thème renaissant de la prison
d’amour, d’un détachement de l’âme du poète qui va vers la Dame synonyme
de beauté, de lumière, de pureté. Cela se voit quand elle s’attribue en tant que
Dame l’image du « corps » périssable au profit de l’amant devenu « l’âme ».
Dans le même ordre d’idées, conjuguer l’amour au féminin revient, chez La
« nouvelle Sappho lyonnaise », à intervertir les rôles. L’ardent désir qui
habite l’amant lui attribue la fonction de portraitiste. Il en ressort une
description exagérément élogieuse ; en témoigne la manie pétrarquisante des
adeptes du mouvement de la Pléiade. Les attributs de la femme reviennent
alors à l’amant comme le montre l’extrait ci-dessous :
« Quand j’aperçois ton blond chef, couronné
D’un laurier vert, faire un luth si bien plaindre
Que tu pourrais à te suivre contraindre
Arbres et rocs ; quand je te vois orné,
7
https://www. lavie.fr
8
« Il est bien vrai que le trait de ma face
Me reste encor, mais l’esprit délié,
Pour vivre en vous, a son corps oublié,
Me laissant seul comme une froide masse »
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--- Diokel SARR ---
Et, de vertus dix mille environné,
Au chef d’honneur plus haut que nul atteindre,
Et des plus hauts les louanges éteindre,
Lors dit non mon cœur en soi passionné », X 118.
Substituer l’amour féminin à l’amour masculin revient, tout de même, à
braver orgueilleusement l’interdit. Béatrice Alonso reconnaît ainsi
l’originalité de la production littéraire de Louise Labé et note que « L’ouvrage
est remarquable par rapport à l’ensemble de la production de la première
moitié du XVIe siècle. Que l’auteure soit une femme joue un rôle
prépondérant dans la fascination que le texte a exercé toujours sur la
critique »9.
Selon le dispositif protocolaire du discours amoureux d’avant « La Belle
cordière », le respect de la bienveillance était une exigence à promouvoir. Au
Moyen Âge, avec l’amour courtois (fin’amor), l’utilisation du pseudonyme
(le senhal) cachant l’identité de la Dame était un impératif. De la même
manière, le « Don de mercy » n’était presque jamais vécu. Le platonisme
réadapté au XVIe siècle au discours amoureux interdisait le recours à certains
sens relatifs au charnel. Tout cela semble être passé de mode avec Louise
Labé qui revendique manifestement le charnel. Dans un de ses sonnets, elle
écrit :
« Baise m’encor, rebaise-moi et baise ;
Donne m’en un de tes plus savoureux,
Donne m’en un de tes plus amoureux ;
Je t’en rendrai quatre plus chauds que braise »10.
La femme qui jadis était inhumainement exigeante et capricieuse exprime
voracement l’envie de se donner à l’amant. Cet état de fait se voit à travers la
répétition du mot « baise ». L’anaphore « Donne m’en », qui met en exergue
sa personne, montre une volonté de revendiquer l’amour au féminin. Le droit
de réplique qu’elle attribue à la Dame, « je t’en rendrai », centralise et majore
9
Béatrice Alonso, Louise Labé ou la lyre humaniste : écriture « féminine », écriture
féministe, 2005, p. 2, cité par Helena Brian Quérè.
10
Sonnet XVIII, p.126.
page 120
--- Safara n°22/2023 ---
son envie ou son désir comme l’indique le déterminant numéral « quatre »
renforcé par l’emploi du superlatif « plus…que braise ».
Même si la « Sappho lyonnaise » décide explicitement de décentrer l’amour
au masculin et de la conjuguer au féminin, en intervertissant les rôles
habituels du protocole amoureux, elle reste fidèle à la tradition poétique.
L’acte de « regarder », et l’organe « œil » connus pour leur omniprésence
dans la poésie d’antan, s’invitent constamment dans sa poésie.
« Ô doux regards, ô yeux pleins de beauté,
Petits jardins pleins de fleurs amoureuses
Où sont d’Amour les flèches dangereuses,
Tant à vous voir mon œil s’est arrêté !
L’idéalisation dont témoigne la description de l’amant décentre certes le
schéma traditionnel, mais conserve le lexique habituel « beauté, jardin, fleurs,
etc. ». Dans les Écrits érotiques d’Ovide comme dans la poésie de Pétrarque,
l’amour est décrit comme une force cruelle. Le même scénario se reproduit
dans le discours amoureux labéen comme le montrent les vers suivants :
Ô cœur félon, ô rude cruauté,
Tant tu me tiens de façons rigoureuses,
Tant j’ai coulé de larmes langoureuses,
Sentant l’ardeur de mon cœur tourmenté ! »11.
Cette idée trouve tout son sens dans le propos ci-après : « Cette subversion
du dire amoureux s’étend jusqu’aux artifices du discours. En reprenant tout
l’arsenal des métaphores pétrarquisantes, mais en les mettant au féminin,
Louise Labé les déplace et leur rend leur jeune pouvoir »12.
L’inexprimable envie de posséder la Dame et de jouir pleinement des joies de
l’Amour est, dans l’amour courtois médiéval et la veine néo pétrarquiste de
la Renaissance, un cliché. Dans sa poésie, Louise Labé s’est proposée de
décentrer l’émotionnel masculin au profit de celui féminin. La femme arrache
à l’homme l’apanage d’exprimer ses sentiments les plus intimes. Il est dit à
11
Louise Labé, Œuvres poétiques, op. cit., (IX 119)
12
Ibid., p. 29
page 121
--- Diokel SARR ---
ce propos : « Le désir féminin [trouve] une expression éclatante et
douloureuse dans l’œuvre poétique de Louise Labé »13.
Les vers ci-dessous attribuent à Louise Labé toutes les caractéristiques de
l’amant qui conjugue éternellement son désir au futur. L’emploi répétitif du
mode conditionnel est assez significatif.
« Ô ! si j’étais en ce beau sein ravie
De celui-là pour lequel vais mourant ;
Si avec lui vivre le demeurant
De mes courts jours ne m’empêchait envie ; »,
Lors que souef plus il me baiserait,
Et mon esprit sur ses lèvres fuirait,
Bien je mourrais, plus que vivante, heureuse »14.
Toujours dans l’optique de déconstruire le dispositif protocolaire du discours
amoureux, Louise Labé fait sienne la posture de l’amant aventurier disposé à
faire fi du refus de l’objet convoité (l’amant). Cela dans l’optique de créer les
conditions favorables à la quête du charnel. Elle écrit à ce propos :
« Je fuis la ville, et temples, et tous lieux
Esquels, prenant plaisir à t’ouïr plaindre,
Tu pus, et non sans force, me contraindre
De te donner ce qu’estimais le mieux »15.
Même si elle décide de décentrer l’émotionnel masculin, Louise Labé
continue de s’abreuver dans les clichés renaissants. Un critique fait remarquer
que « La voix labéenne se dit constamment autre, altérée (…) c’est un désir
féminin masculinisé qui parle, en réponse à la féminisation assumée du sujet
amoureux pétrarquiste »16.
13
Ibid., p. 23
14
Ibid., XIII 121
15
Ibid., p. 125
16
Corinne Noirot, “L’œuvre de Louise Labé est-elle devenue inauthentique ? Et
alors ?”, Noesis [Online], 22-23 | 2014, Online since 15 June 2016, connection on 24 April
2023. URL: http://journals.openedition.org/noesis/1896; DOI:
https://doi.org/10.4000/noesis.1896
page 122
--- Safara n°22/2023 ---
La mise en garde faite à ses semblables renvoie, dans une perspective
humaniste, au topos renaissant du caractère indispensable de l’amour.
« Si en pleurant j’ai mon temps consumé,
(…)
Las ! Que mon nom n’en soit par vous blâmé.
(…)
Et gardez-vous d’être plus malheureuses »17.
La voix de Louise Labé sonne-t-elle alors, en amour, le déclic de
l’émancipation de la femme ? S’agit-il d’une démocratisation de l’aveu
d’amour ?
Louise Labé s’est sans doute bien imprégnée de l’ouverture d’esprit des
adeptes de l’école lyonnaise. Dans les vers ci-dessous, le recours au lexique
de la poésie courtoise médiévale « tournois ; jeux » s’accompagne de clichés
renaissants comme l’exigence de fidélité à l’être aimé et son incomparable
beauté.
Masques, tournois, jeux me sont ennuyeux,
Et rien sans toi de beau ne me puis peindre ;
Tant que, tâchant à ce désir éteindre,
Et un nouvel objet faire à mes yeux », XVII, 125.
Il y a cependant une petite nuance à repérer, dans la mesure où dans le schéma
de la relation traditionnelle, l’amant tient le pinceau pour concevoir une
fresque exhibant sa bien-aimée. Cette dernière, dans une perspective
labéenne, passe à l’aveu et délègue la conception de la fresque picturale à
l’amant. Cet état de fait semble faire d’elle non pas un objet à conquérir, mais
une conquérante. Nous pouvons lire à ce propos :
« Dit par une voix féminine et masculine, le même propos n’a
pas le même retentissement ; oser dire « je te veux » a une
résonance différente dans une bouche d’homme et de femme.
Louise pousse cette logique à l’extrême en s’emparant
d’énoncés masculins ; par une étrange conséquence, le discours
amoureux s’en trouve totalement subverti »29.
17
Louise Labé, Œuvre complète, op. cit., XXIV, p.132
page 123
--- Diokel SARR ---
Louise Labé semble alors s’inscrire dans le sillage de Marie de France et
plaide en faveur d’une relation amoureuse plus humanisée, c’est-à-dire
conforme aux règles de la parité.
Déconstruire le dispositif protocolaire du discours amoureux, c’est s’adjuger
les attributs de l’amant. Il s’agit précisément de l’état de servitude. À cela
s’ajoute l’exigence, le désintéressement et le caractère capricieux.
L’expression du dolorisme, qui s’appliquait uniquement à l’homme
(l’amant), pour être partagé équitablement entre celle qui aime et celui qui est
aimé. À travers le recours à la conjonction de coordination « mais », « La
Belle cordière » revendique la réciprocité de la souffrance jusqu’alors
réservée exclusivement à l’amant. Cela se voit explicitement dans les vers
suivants :
Doncques c’était le but de ta malice
De m’asservir sous ombre de service ?
Pardonne-moi, ami, à cette fois,
Etant outrée et de dépit et d’ire ;
Mais je m’assur’, quelque part que tu sois,
Qu’autant que moi tu souffres de martyre »., XXIII, 131.
La trouvaille labéenne d’exiger la réciprocité dans la relation amoureuse
trouve tout de même tout son sens sans l’extrait qui suit :
Las ! te plains-tu ? çà, que ce mal j’apaise,
En t’en donnant dix autres doucereux.
Ainsi, mêlant nos baisers tant heureux,
Jouissons-nous l’un l’autre à notre aise »18.
La volonté labéenne de déconstruire le dispositif protocolaire du discours
amoureux ou encore de décentrer l’émotionnel masculin se manifeste aussi
dans la représentation subversive des personnages mythologiques féminins,
si nous considérons les vers qui suivent :
« Diane étant en l’épaisseur d’un nous,
Après avoir mainte bête assénée,
Prenait le frais, de Nymphes couronnée.
J’allais rêvant, comme fais mainte fois,
18
Louise Labé, Œuvre complète, op. cit., p. 126
page 124
--- Safara n°22/2023 ---
Sans y penser, quand j’ouïs une voix
Qui m’appela, disant : Nymphe étonnée,
Que ne t-es-tu vers Diane tournée ?
Et, me voyant sans arc et sans carquois »19,
Diane, la déesse hautaine, chasseresse et belliqueuse, de la mythologie
romaine, devient dans la poésie labéenne, une figure féminine chétive,
« rêvant », désarmée, « sans arc », voire désemparée, « étonnée ». L’idée est
clairement exprimée dans le passage qui suit :
« Les femmes que le regard masculin considéraient comme
viriles trouvent chez Louise Labé un nouveau rôle. Elles sortent
de leur image habituelle de guerrières pour succomber à
l’amour et conquérir dans les EVVRES une féminité plus
réaliste, sans doute plus conforme aux aspirations de la « Belle
Cordière » en tant que femme ».
En résumé, nous pouvons retenir que l’intention labéenne de s’adjuger
l’émotionnel masculin participe à la déconstruction du protocole énonciatif
du discours amoureux à la Renaissance. Elle fait sienne l’ouverture d’esprit
des poètes de l’école lyonnaise en féminisant l’état de servitude des amants
représentés dans la fin’ amor du Moyen âge et ceux de la poésie renaissante.
Les clichés néo-platoniciens et néo-pétrarquisant ne sont pas en reste dès lors
qu’elle attribue à la femme la possibilité d’avouer son amour à l’homme, la
réciprocité du dolorisme et la représentation subversive des personnages
féminins de la mythologie gréco-latine. Cet état de fait se manifeste tout de
même à travers l’expression du paradoxal clair-obscur.
II. Du paradoxal clair-obscur
De l’Antiquité à la Renaissance, en passant par l’époque médiévale, le
dispositif protocolaire du schéma amoureux assimile la Dame à une
capricieuse très exigeante. Cette dernière oppose habituellement une farouche
insensibilité au désir masculin. En effet, depuis la poésie courtoise du Moyen
Âge, la nuit est le moment privilégié dans la quête amoureuse. La Dame n’a
19
Ibid., p. 127
page 125
--- Diokel SARR ---
jamais été connue comme chantre de ce moment propice au charnel. Au
contraire, elle pouvait perdre l’image de la chasteté qu’elle incarne aux yeux
de l’opinion. Cela explique le rôle sécuritaire des losenziers. C’est la raison
pour laquelle, dans la poésie orale lyrique de l’époque médiévale, en
particulier la chanson « d’Aube », la nuit demeure la période propice à
l’amour. Celle dont l’amoureux ne souhaite pas la fin. La Chanson d’Aube de
Rambaud de Vacairas est assez significative à ce propos : « Guette bien petit
guetteur du château, /Quand celle qui m’est la plus noble et la plus belle, /Est
à moi jusqu’à l’aube. /Le jour vient sans que je l’appelle. /Jeu nouveau m’ôte
l’aube, l’aube, oui, l’aube »20.
La déconstruction labéenne se propose, par ailleurs, de ne plus faire de la
femme celle qui se cache dans la nuit noire pour conserver sa dignité. Elle est,
a contrario, celle qui manifeste l’impatience de voir ce moment arriver, même
s’il ne semble pas assurer la satisfaction. Dans la poésie labéenne, « Décentrer
l’émotionnel masculin », consiste en une transposition des rôles. Autrement
dit, c’est décerner à la Dame la palme l’expression de l’amour. C’est dire qu’il
ne s’agit pas à proprement parler ou essentiellement d’une reconversion ou
d’une subversion esthétique (thématique ou formelle) ; mais plutôt d’une
réappropriation flagrante des clichés pétrarquistes tant usités par les poètes de
la Renaissance de manière générale. Il s’agit alors toujours de l’amour comme
prétexte d’écriture ; une écriture qui, clamant l’insatisfaction, exploite toutes
les ressources de la langue pour devenir œuvre d’art. L’insatisfaction continue
en amour transparaît à travers une temporalité dichotomique et éternellement
trompeuse. Faut-il dès lors comprendre que l’art, de manière générale,
l’activité poétique en particulier se nourrit de contradictions. Cet état de fait
explique l’expression du « clair-obscur » que révèle l’emploi, dans les vers
ci-dessous, des adjectifs qualificatifs antinomiques « noires », « luisants » se
rapportant respectivement aux substantifs « nuits » et « jours » :
« Ô noires nuits vainement attendues,
Ô jours luisants vainement retournés ! »21.
20
Paul Fabre, Anthologie des troubadours, XII-XIVe siècle, Orléans, Paradigme, 2010, p. 294.
21
Louise Labé, Œuvre complète, op. cit., p. 110
page 126
--- Safara n°22/2023 ---
Elle renchérit en faisant l’apologie de l’onirisme propre à cette période, mais
surtout à l’amour.
« Ô doux sommeil, ô nuit à moi heureuse !
Plaisant repos, plein de tranquillité,
Continuez toutes les nuits mon songe ;
Et si jamais ma pauvre âme amoureuse
Ne doit avoir de bien en vérité,
Faites au moins qu’elle en ait mensonge » IX 117
Dans l’extrait ci-dessus, l’activité poétique s’appuie sur deux choses : le rêve
et le mensonge. « La belle cordière » se propose-t-elle alors, bien avant les
nouveaux romanciers, de faire de la poésie l’objet de la création poétique, ou
encore, pour dire comme Jean Ricardou, de substituer l’« aventure de
l’écriture à l’écriture de l’aventure ». Il est évident que, dans la poésie de la
Renaissance, l’interdit, l’amour contrarié ou non réciproque, est
habituellement le soubassement ou le stimulant de la création. Pourtant, la
création littéraire s’efforce toujours de rendre possible l’impossible. La plume
posée sur le papier semble être la condition sine qua non de l’alliance, en dépit
de l’adversité que l’objet convoité oppose au sujet. Dans les trois premiers
vers de l’extrait ci-dessus, l’évocation de l’idée de jouissance rendue possible
par l’état de rêve (« songe ») se voit à travers l’emploi répétitif des adjectifs
qualificatifs « doux ; heureuse ; plaisant ». L’onirisme est le moteur de la
jouissance amoureuse ; d’où l’envie de le perpétuer (« continuez toute la
nuit… »). C’est tout de même ce qui garantit la vie de « l’âme » connue, dans
la tradition platonicienne, comme la quintessence même de l’être et le moyen
d’accéder au Bien, au Beau, au Vrai. Cela est d’ailleurs l’objet de la
supplication de la poétesse (« faites… »). Comme dans une sorte d’expression
d’un « paradoxal clair-obscur », l’art révèle son état simiesque. Ainsi, à la
médiane des mots synonymes « songe ; mensonge » se trouve leur antonyme
« vérité ».
Par ailleurs, en exploitant les ressources de la langue, la « Sapho lyonnaise »
trouve réconfort dans l’activité poétique en misant particulièrement sur les
figures d’opposition comme l’antithèse (« en mes ennuis me plaire ») et
l’oxymore (« doux mal »). A-t-elle alors compris que seul l’art est capable de
page 127
--- Diokel SARR ---
supporter les caprices de l’Amour. Ainsi assimile-t-elle son « luth » à un
« contrôleur véritable [de ses] ennuis ». Ces figures d’opposition, qui
foisonnent dans le texte, participent à l’expression du « clair-obscur »
révélatrice même du caractère capricieux de l’amour comme le montre
l’extrait suivant :
Luth, compagnon de ma calamité,
De mes soupirs témoin irréprochable,
De mes ennuis contrôleur véritable,
Tu as souvent avec moi lamenté ;
Et tant le pleur piteux t’a molesté
(…)
Me voyant tendrement soupirer,
Donnant faveur à ma tant triste plainte,
En mes ennuis me plaire suis contrainte
Et d’un doux mal douce fin espérer »22.
Il est d’ailleurs plausible de dater à partir du Moyen Âge cette idée de
paradoxe du sentiment amoureux, comme le montre le poème de Raimond de
Castelnou : « Entre tristesse et joie/je me tiens, riant et pleurant/Comme qui
meurt en Aimant,/Car un amour qui en mois règne/Me tient en tourment et en
joie,/M’enrichit et me confond »23.
Le projet novateur labéen, consistant à déconstruire le dispositif protocolaire
du discours amoureux ou encore à décentrer l’émotionnel masculin, ne
s’écarte pas pour autant de la tradition rhétorique renaissante. S’il est facile
de repérer le topos du paradoxe du sentiment amoureux dans l’extrait ci-
dessus, la réappropriation de la pensée antique, à savoir l’épicurisme,
tambourine en sourdine dans les vers qui suivent :
« Je ne souhaite encore point mourir.
Mais, quand mes yeux je sentirai tarir,
Ma voix cassée, et ma main impuissante,
Et mon esprit en ce mortel séjour
Ne pouvant plus montrer signe d’amante,
Prierai la mort noircir mon plus clair jour », XIV, 122.
22
Louise Labé, Œuvre complète, op. cit., p. 120
23
Anthologie des troubadours, XII-XIVe siècle, op. cit., p. 530.
page 128
--- Safara n°22/2023 ---
L’activité poétique autorise l’expression du « clair-obscur » lorsque l’esprit
épicurien, autrement dit l’envie de jouir pleinement des délices de la vie,
cohabite avec son antonyme, à savoir la « mort » considérée comme
alternative en cas de défaillance de l’inspiration ou de l’activité poétique. Le
désir de jouissance se voit dès le premier vers (« Je ne souhaite encore point
mourir »). Tout le sens de l’expression du « clair-obscur » ou du paradoxe du
sentiment amoureux transparaît lorsque l’introduction de la conjonction de
coordination exprimant l’opposition « Mais » annonce l’énumération de
substantifs, « yeux ; voix ; main ; esprit », se rapportant à l’activité poétique.
Cette dernière semble alors être le seul gage de l’envie de vivre. À cette
expression du « clair-obscur » notée sur l’axe paradigmatique s’ajoute celle
située au dernier vers « Prierai la mort noircir mon plus clair jour ». Les
antonymes sont alors assez révélateurs « mort/jour » ; « noircir/clair ». C’est
d’ailleurs dans ce sens que Françoise Charpentier faisait remarquer que
« Louise Labé ne dénie pas la valeur du labeur créateur ; mais il est
intimement lié à la vie du désir. Ecrire et aimer sont pour elle la même chose,
la seule chose qui la fasse vivre »24.
Pour dire le désir de plaire à son amant, Louise Labé replace l’inspiration dans
une dimension cosmique. L’élément de la nature symbolisant la lumière ou la
clarté (« soleil ») sert de comparant dans l’expression de sa soif d’amour.
L’élément cosmique « Zéphir » qui procure de la douceur lui sert d’adjuvant
dans sa quête amoureuse. L’évocation du « clair de lune », complète le
schéma habituel de l’expression du « clair-obscur », parce qu’évoquant
l’autre temps (la nuit) caractérisé par la nébulosité. La supplication faite au
« Zéphir » (« veux-tu Zéphir, de ton heur me donner ») finit par donner sens
à la dimension cosmique dont nous avons parlé tantôt. Il convient donc de
voir en ces éléments cosmiques, (« Zéphir ; Soleil ») l’être aimé, son amant,
qui, dans une perspective platonicienne, lui permettent de vivre un amour
purement spirituel. L’injonction est sans doute significative : « Fais mon
soleil devers moi retourner/Et tu verras s’il ne me rend plus belle ».
« Pour le retour du soleil honorer,
Le Zéphir l’air serein lui appareille,
24
Préface à l’édition de l’œuvre complète de Louise Labé, op. cit., p. 27
page 129
--- Diokel SARR ---
Et du sommeil l’eau et la terre éveille ;
Qui les gardait,
(…)
Les nymphes jà en mille jeux s’ébattent
Au clair de lune, et dansant l’herbe abattent.
Veux-tu, Zéphir, de ton heur me donner,
Et par toi toute me renouvelle ?
Fais mon soleil devers moi retourner,
Et tu verras s’il ne me rend plus belle »25.
L’idée, selon laquelle, « Le désir se révèle comme principe de jouissance et
de création, est liée à l’existence même. Donner signe d’amante donne sens à
sa vie. Critique et poétique se rejoignent », corrobore notre argumentaire.
Le paradoxe, qui régit la poésie labéenne, s’illustre aussi à travers le contraste
entre le désir initial, c’est-à-dire le silence situé à l’interne supposé obscur,
nébuleux, inaudible (« je ne voudrais dire ») et le dire naturellement clair et
audible (« je sais bien…que le beau… »). L’emploi de la conjonction de
coordination, « Mais », témoigne syntaxiquement de ce paradoxe révélant
une sorte de clair-obscur.
L’activité poétique réformatrice labéenne rend-elle amnésique l’amante, si
l’on considère l’opposition flagrante entre le pouvoir stimulant que jouent les
éléments cosmiques, comme nous l’avons vu plus haut, et l’aveu
d’impuissance de l’art même ? Ce fragment attestant de l’antinomie (« tout le
beau que l’on pourrait choisir/ne me sauraient accroître mon désir ») est
introduit par la conjonction de coordination « et ». Pour plus de lisibilité,
notons à ce propos le passage ci-dessous :
« Je ne voudrais le dire assurément,
Ayant Amour forcé jugement ;
Mais je sais bien, et de tant je m’assure,
Que tout le beau que l’on pourrait choisir,
Et que tout l’art qui aide la Nature,
Ne me sauraient accroître mon désir »26.
25
Louise Labé, Œuvre complète, op. cit., p. 123
26
Louise Labé, Œuvre complète, op. cit., p. 129
page 130
--- Safara n°22/2023 ---
La belle cordière renouvelle l’expression poétique du clair-obscur dans le
passage suivant :
« Voilà du Ciel la puissante harmonie,
Qui les esprits divins ensemble lie ;
Mais, s’ils avaient ce qu’ils aiment lointain,
Leur harmonie et ordre irrévocable
Se tournerait en erreur variable,
Et comme moi travailleraient en vain » XXII 130.
Se fiant à la dimension cosmique qui sous-tend généralement l’activité
poétique renaissante, Louise Labé renoue avec le platonisme ayant trait à la
quête du beau comme garante de l’harmonie et de l’ordre. Ainsi, nous
comprenons que la proximité avec l’être aimé constitue la condition sine qua
non, comme l’atteste l’utilisation de la conjonction de coordination « Mais ».
L’expression poétique du paradoxe, synonyme de clair-obscur, est alors plus
visible à travers l’association ou le rapprochement des fragments : « voilà du
Ciel la puissante harmonie…/Mais, s’ils avaient ce qu’ils aiment lointain,
/Leur harmonie et ordre irrévocable/ se tournerait en erreur variable ». Il est
judicieux de dire que la technique du clair-obscur demeure une façon de
traduire, à travers l’acte d’écriture, les états d’âme contrariés qui caractérisent
le psychisme de l’amante. Cet état de fait est une constante dans les arts. En
effet, corrélativement à ce que nous avons noté à propos de la poésie
réformatrice labéenne, Michelle Morin faisait remarquer au sujet de
l’expression de la violence dans l’œuvre picturale de Du Caravage : « Cette
violence se retrouve dans le contraste des couleurs rouge et blanche et dans
les jeux d’ombre et de lumière (…). Cette technique du clair-obscur sera de
plus en plus contrastée, opposant violemment le clair et l’obscur. »27.
Bref, il faut comprendre qu’en dépit de sa volonté de bousculer la tradition au
sujet du traitement du thème de l’amour, Louise Labé reste convaincue, à
l’instar des poètes de la Renaissance, que l’amour est avant tout un prétexte
pour faire de la poésie. En effet, l’expression du clair-obscur renoue avec le
thème néo-pétrarquiste du paradoxe du sentiment amoureux à travers les
procédés rhétoriques comme l’oxymore, l’antithèse etc. Sa poésie atteint par
27
De la création en art et littérature, Paris, L’Harmattan, p.217.
page 131
--- Diokel SARR ---
moments une dimension cosmique, toujours selon les exigences de
l’expression du clair-obscur. La nuit jadis connue comme propice à l’amour
devient l’égale du jour. L’expression du clair-obscur traduit donc à travers
l’acte d’écriture les états d’âme contrariés de l’amante.
Conclusion
En résumé, nous nous sommes efforcés, au cours notre argumentaire, de
montrer que le désir labéen de s’attribuer l’émotionnel masculin a permis sans
doute de déconstruire ou de décentrer le protocole énonciatif habituel du
discours amoureux de l’époque de la Renaissance. Elle s’approprie alors
l’ouverture du groupe de poètes basé à Lyon en conjuguant au féminin l’état
de servitude des amants peint dans la poésie lyrique amoureuse de l’époque
médiévale (la fin’ amor) et celle du XVIe siècle. Les archétypes néo-
platoniciens et néo-pétrarquisants perdurent dans l’écriture de Louise Labé
du moment que la femme acquiert le droit de faire un aveu d’amour à
l’homme qu’il aime. Nous y notons tout de même le caractère réciproque de
l’extrême douleur et la représentation subversive des personnages féminins
de la mythologie gréco-latine. Cela se voit à travers l’idée du paradoxal clair-
obscur. Il reste à dire que malgré le désir de tordre le cou à la tradition, en ce
qui concerne la question de l‘amour, Louise a la certitude, tout comme les
poètes du XVIe siècle, que l’amour est un alibi permettant de s’investir dans
le champ de l’activité poétique. Du coup, l’idée de clair-obscur fait bon
ménage avec le paradoxe du sentiment amoureux, un thème néo-pétrarquiste
par l’entremise des procédés rhétoriques comme l’antithèse et l’oxymore etc.
Sa création poétique acquiert une dimension cosmique en rapport avec
l’expression du clair-obscur. La nuit autrefois réputée favorable à l’amour
demeure l’égale du jour. L’idée de clair-obscur rend compte, par le moyen
de l’activité poétique, des contradictoires états d’âme de l’amante.
page 132
--- Safara n°22/2023 ---
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15 juin 2016, consulté le 30 octobre 2021. URL :
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