Critique économique Critique économique
❏ Introduction
M. Hattab-Christmann et J. Gilly
Cinquième année • Automne 2004
❏ P.M.E., territoire et développement local : le cas des pays du Sud
A. Ferguène
❏ Les expériences de développement local et la valorisation
des savoir-faire locaux : l’exemple marocain et les enseignements Les systèmes productifs locaux
pour la coopération euro-méditerranéenne
C. Courlet
❏ Développement local et coopération décentralisée.
Une nouvelle logique
Entre gouvernance locale et régulation globale
J.-P. Gilly et J. Perrat de développement pour
❏ Les systèmes productifs localisés et le développement des
territoires au Maroc
E. Hannou
le Maroc ?
❏ Le secteur informel dans la ville de Marrakech
Critique économique
D. Assi
Sous la direction de Malika Hattab-Christmann
❏ La société civile comme catalyseur du développement local :
le cas du village de potiers de Marrakech
A. Chehbouni et M. Hattab-Christmann
❏ Le système touristique local : un outil de développement durable
pour les espaces ruraux fragiles ?
R. Caspar et F. Wallet
❏ Filières agro-alimentaires localisées et développement territorial.
A quoi sert la notion de proximité dans l'analyse des rapports entre
filière et territoire ?
V. Olivier et F. Wallet
❏ Territoire et système économique
14
I. Samson
14
Cinquième année • Automne 2004 • 50 Dh
Critique économique
Revue trimestrielle
L’équipe Directeur
Noureddine el Aoufi
([email protected])
Comité de rédaction
Najib Akesbi
Institut Agronomique et Vétérinaire Hassan II, Rabat
([email protected])
Mohamed Belahcen Tlemçani
Université de Perpignan, France
([email protected])
Saâd Belghazi
Institut National de Statistiques et d’Economie Appliquée, Rabat
([email protected])
Mohammed Bensaïd
Université Abdelmalek Essaadi, Tanger
([email protected])
Driss Guerraoui
Université Mohammed V-Agdal, Rabat
([email protected])
Redouane Taouil
Centre d’Etudes de la Pensée et des Systèmes Economiques,
Université Pierre Mendès-France, Grenoble, France
([email protected])
Pré-presse Diwan 3000
Impression ImprimElite
Couverture : Souad Benabdellah
Périodicité 4 numéros par an
Ce numéro a été publié avec le concours
du ministère de la Culture
N° 14 • Automne 2004
Critique économique n° 14 • Automne 2004
sommaire
Introduction
Malika Hattab-Christmann, Jean-Pierre Gilly ........................................ 3
P.M.E., territoire et développement local :
le cas des pays du Sud
Améziane Ferguène .......................................................................................... 7
Les expériences de développement local et la valorisation
des savoir-faire locaux : l’exemple marocain et les enseignements
pour la coopération euro-méditerranéenne
Claude Courlet .................................................................................................... 29
Développement local et coopération décentralisée.
Entre gouvernance locale et régulation globale
Jean-Pierre Gilly, Jacques Perrat ................................................................. 41
Les systèmes productifs localisés et le développement des
territoires au Maroc
El Kébir Hannou ................................................................................................. 55
Le secteur informel dans la ville de Marrakech
Driss Assi ............................................................................................................... 65
La société civile comme catalyseur du développement local :
le cas du village de potiers de Marrakech
Ahmed Chehbouni, Malika Hattab-Christmann ................................... 73
Le système touristique local : un outil de développement durable
pour les espaces ruraux fragiles ?
René Caspar, Frédéric Wallet ........................................................................ 85
Filières agro-alimentaires localisées et développement territorial.
A quoi sert la notion de proximité dans l'analyse des rapports
entre filière et territoire ?
Valérie Olivier, Frédéric Wallet ..................................................................... 103
Territoire et système économique
Ivan Samson....................................................................................................... 129
Thèses soutenues en France sur la problématique
du développement local depuis 2000................................................... 155
Critique économique n° 14 • Automne 2004 1
Introduction
Les premières rencontres des Suds, organisées par le LEREPS (1) et la Malika Hattab-
Fondation Sud à Toulouse en septembre 2001 avec le parrainage du Conseil Christmann*
régional de Midi-Pyrénées, en se focalisant sur le développement local et Jean-Pierre
les actions interrégionales, ont montré la pertinence de la dimension Gilly**
territoriale pour construire des coopérations Nord-Sud efficaces tant sur
* IUT de Tarbes, UPS,
le plan économique que social et réduire ainsi les écarts de développement LEREPS-GRES,
entre les deux rives de la Méditerranée. En effet, dans la phase actuelle, la Toulouse 1
([email protected])
proximité géographique entre les acteurs, et donc le territoire, peuvent jouer
** LEREPS-GRES,
un rôle décisif dans l'émergence de nouveaux principes de coordination et Toulouse
de nouvelles dynamiques socio-économiques. Ces rencontres entre des ([email protected])
chercheurs, des institutionnels, des industriels de Midi-Pyrénées et de la
région de Marrakech-Tensift ont constitué un moment privilégié de dialogue
et de discussion autour de la problématique du développement local et de
la coopération entre régions des deux côtés de la Méditerranée. Elles ont (1) Laboratoire d'études
notamment fait émerger un certain nombre de questions pertinentes sur et de recherches sur
l'économie, les politiques
la nature et les formes de développement local dans la région de Marrakech- et les systèmes sociaux.
Tensift-El Haouz et sur le rôle que pourrait y jouer une coopération
décentralisée. Ces échanges ont connu un prolongement lors des deuxièmes
rencontres des Suds qui se sont tenues à Marrakech en octobre 2002 et qui
se sont concrétisées par la mise en place d'une action intégrée entre la faculté
des Sciences économiques de l'université Caddi Ayyad de Marrakech et une
équipe du LEREPS implantée à Toulouse autour de la problématique du
développement local.
L’importance du territoire dans le cadre des mutations institutionnelles
et économiques actuelles fait du développement local un défi majeur dans
la mesure où celui-ci est structuré autour de toutes les composantes de la
société locale qui doivent mobiliser et valoriser des ressources locales tout
en cherchant à s’insérer dans les réseaux internationaux d’échanges. Au
Maroc, les différents textes officiels (charte régionale, projet de charte
d’aménagement du territoire…) soulignent cette volonté de donner au local
la maîtrise de son développement. C'est dans le “Schéma national
d'aménagement du territoire” présenté par El Kébir Hannou qu'est définie
la nouvelle organisation territoriale. Cet objectif impose une réflexion sur
les formes que peut prendre ce développement.
Les approches économiques du développement local ont connu des
avancées théoriques récentes le plus souvent construites à partir des analyses
conduites dans les pays développés. Ces analyses ont permis de dégager des
modèles de développement local différents selon le contexte socio-culturel
Critique économique n° 14 • Automne 2004 3
Malika Hattab-Christmann, Jean-Pierre Gilly
de leur lieu d’émergence. Dans de nombreux pays en développement, on
a pu ainsi identifier des formes d’industrialisation localisée présentant les
caractéristiques d'un système productif local (SPL). Il s’agit d’une
organisation à petite échelle géographique où les liens entre entreprises sont
forts avec concurrence-émulation et collaboration informelle. La particularité
d'un SPL est de constituer une symbiose de structures économiques, sociales,
culturelles et institutionnelles. Il est cimenté par des traditions locales, de
la confiance entre les acteurs qui valorisent un savoir-faire collectif. Améziane
Ferguène insiste ainsi sur le rôle crucial des PME qui, grâce à leur capacité
d'ancrage local, participent par leurs interactions avec les autres acteurs à
dynamiser le tissu économique local. Les dimensions non marchandes des
interrelations entre acteurs apparaissent comme autant de variables
explicatives des dynamiques productives. Ainsi, certaines caractéristiques
des SPL, après avoir été analysées comme des obstacles, sont vues aujourd’hui
comme les conditions pour créer une dynamique propre de développement
à petite échelle basée sur des spécificités historiques et socio-culturelles locales.
Comme nous le rappelle Claude Courlet, on peut identifier un SPL à partir
de cinq critères :
– concentration spatiale des activités ;
– spécialisation autour d’un produit ou d’une famille de produits ;
– relations inter-entreprises ;
– solidarité, coopération, coordination avec d’autres entreprises ;
– relations avec les autres acteurs localement situés comme les institutions.
Un certain nombre de SPL ont pu être identifiés au Maroc, briqueterie
à Tétouan, artisanat à Fès, poterie à Safi et NTIC à Casablanca.
Cependant, si le développement s'inscrit dans le local, il n'en demeure
pas moins étroitement imbriqué dans le global avec lequel il interagit, tant
sur le plan économique qu'institutionnel.
A priori, trois échelles enchevêtrées peuvent être envisagées pour favoriser
les coopérations et le développement local :
• La coopération régionale (Union européenne-PSEM) fixe les grands
cadres géopolitique, commercial, juridique dans lesquels doivent s'inscrire
les interrelations entre acteurs.
• La coopération d’Etat à Etat correspond à des liens historiques, à des
affinités linguistiques. Elle permet des affectations de moyens plus finement
ciblés. Face aux difficultés de mise en place d’une coopération régionale
efficace, elle reste le socle sur lequel peuvent se nouer de multiples liens.
C'est ainsi que les accords euro-méditerranéens sont complétés par des
accords bilatéraux entre pays des deux rives de la Méditerranée.
• La coopération décentralisée est une coopération pluri-thématique entre
des espaces infra-nationaux comme la coopération de Midi-Pyrénées avec
la région de Marrakech. Cette coopération décentralisée constitue selon nous
le niveau idéal pour tisser des liens multiples entre acteurs, susceptibles de
déboucher sur des dynamiques conjointes de recherche, d’investissements
4 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Introduction
ou de faciliter les dynamiques endogènes du Sud. C’est à ce niveau, en effet,
que peut circuler plus facilement de l’information immédiatement utile,
que peuvent s’organiser des formations pertinentes, des partenariats efficaces
entre les acteurs des deux régions. Le partenariat technologique et industriel
entre le Maroc et Midi-Pyrénées a déjà une longue histoire. Dans le domaine
de l’économie régionale, les chercheurs du LEREPS comme leurs
homologues de l'IREPD et de l'ADEES (Jean-Pierre Gilly, Jacques Perrat,
Claude Courlet, Améziane Ferguène) ont développé des méthodologies
d'étude des systèmes productifs locaux et peuvent contribuer à une réflexion
commune avec leurs homologues marocains sur la pertinence des
transpositions conceptuelles, analytiques et théoriques à des économies en
développement. Cette réflexion nécessite dans un premier temps de faire
un bilan de l’état des savoirs dans ce domaine, tant sur le plan monographique
que sur le plan de l’analyse théorique.
Alors que l'économie de Midi-Pyrénées est fortement dépendante de
l'aéronautique, celle de la région de Marrakech est fortement portée par
le développement du tourisme. Ce secteur, qui est censé exercer des effets
d'entraînement notamment sur l'artisanat et les services, semble désormais
confronté à un certain nombre de problèmes. Il apparaît que Marrakech
fonde son attractivité sur ses dotations climatiques et historiques sans
chercher à investir dans la création de ressources spécifiques territoriales.
De la même façon que le secteur touristique subit la pression des tours
operators, dans l'artisanat, premier pourvoyeur d'emplois directs et indirects,
ce sont les distributeurs qui contraignent les artisans à banaliser leur savoir-
faire pour s'adapter à la demande de prix du circuit de commercialisation.
On peut se demander si cette pression n'est pas en partie à l'origine de
l'ampleur du secteur informel que nous présente Driss Assi qui a réalisé sa
thèse sur cette problématique. Par ailleurs, comme pour le tourisme auquel
elle est étroitement liée, l'activité artisanale souffre d'un comportement passif,
au mieux réactif à l'évolution de son environnement. Ainsi les potiers, dont
l'activité polluante a été délocalisée du centre de Marrakech vers la périphérie
en passant des fours à pneus au four à gaz, ont non seulement éliminé les
sources de pollution, mais ont de plus gagné en qualité de produit. Sans
le savoir, des acteurs de la société civile qui ont soutenu ces potiers ont mis
en place un modèle de SPL. C'est cette expérience qu'ont analysée Ahmed
Chehbouni et Malika Hattab-Christmann. Ainsi, l'émergence de SPL n'est
pas nécessairement inscrite dans un mouvement historique spontané, mais
elle peut être suscitée et soutenue par une volonté publique (voir l'article
de El Kébir Hannou) ou un acteur solidaire, comme une association de
développement local.
Pour sa part, l'article de René Caspar et Frédéric Wallet apporte un certain
nombre d'éléments pour envisager de nouvelles formes de développement
touristique respectueuses de l'environnement local. Il offre des pistes fructueuses
Critique économique n° 14 • Automne 2004 5
Malika Hattab-Christmann, Jean-Pierre Gilly
pour répondre à des questions qui se posent déjà dans un certain nombre de
régions marocaines et plus particulièrement dans la région de Marrakech.
Ces dernières années, les recherches sur le territoire se sont enrichies de
nouvelles analyses comme celles de la théorie évolutionniste ou celles qui
s'inscrivent dans l'économie de la proximité. Signalons également les travaux
institutionnalistes et régulationnistes qui se développent aujourd'hui
autour de la problématique des relations secteur-territoire.
C'est dans ces réflexions renouvelées et enrichies de divers apports
théoriques que s'inscrit l'article de Valérie Olivier et Frédéric Wallet qui
mobilisent le concept de proximité pour analyser les rapports entre filière
et territoire. La contribution de Ivan Samson, analyse les contraintes
systémiques de l'émergence d'un territoire.
6 Critique économique n° 14 • Automne 2004
P.M.E., territoire et développement
local : le cas des pays du Sud
Introduction Améziane
Ferguène
La question que nous proposons d'aborder dans cette texte porte sur
Université Pierre-
la relation entre PME et territoire – au sens local du mot – et les implications Mendès-France,
de cette relation en matière de développement local. Formulée autrement, Grenoble 2
la question est la suivante : en quoi, compte tenu des liens spécifiques qu'elles (ameziane.ferguene@up
mf-grenoble.fr)
entretiennent avec leur territoire de localisation, les PME sont-elles porteuses,
notamment dans les pays du Sud, d'un renouvellement de l'approche du
développement à partir de la notion de Système productif localisé ? Cette
problématique présente un enjeu majeur pour l’économie du développement.
Aussi est-il nécessaire d’en expliciter succinctement le contenu et l’intérêt.
En effet, dans sa variante « développementaliste » comme dans sa variante
« structuralo-marxiste », la pensée économique dominante en matière de
développement voit dans ce phénomène un processus résultant
essentiellement de l'action conjuguée de l'Etat et des grands ensembles
industriels (les fameux « pôles moteurs du développement » de François
Perroux). Avec la crise du fordisme dans les pays du Nord et l'échec de bon
nombre de tentatives de son extension aux pays du Sud, cette vision semble
avoir vécu.
Depuis une trentaine d'années, en même temps que l'accélération de
la mondialisation, on assiste au Sud comme au Nord à l'affirmation de
l'espace local comme espace de référence pertinent pour l'action et la réflexion
économiques. Et cette affirmation s'accompagne de l'émergence d'une autre
approche du développement, approche territorialisée aux termes de laquelle
le développement est le fait d'une multiplicité d'acteurs organisés en réseaux
– formels et informels – et entretenant entre eux des relations intenses et
économiquement fécondes.
Faut-il, sur le plan théorique, y voir une redécouverte de Schumpeter
ou, tout au moins, faire des rapprochements avec l'analyse schumpétérienne
de la dynamique économique ? Le fait est que les thèmes de « l'innovation »,
de la « création d'entreprise », de « l'essaimage », bref de l'entreprise de
petite ou moyenne dimension occupent une place centrale dans la nouvelle
problématique. En d'autres termes, dans cette approche territorialisée du
développement, fondée sur les acteurs et les réseaux, les PME se voient
reconnaître un rôle essentiel.
Critique économique n° 14 • Automne 2004 7
Améziane Ferguène
Rôle essentiel d'abord en raison des rapports particuliers que les PME
entretiennent avec leur territoire d'implantation ou d'appartenance. A l'inverse
de l'idée reçue, petite entreprise ne signifie pas fermeture ni même repli sur
le milieu local. A quelques domaines d'activité près, on observe, au contraire,
une réelle ouverture des PME sur l'environnement externe, extra-local, y
compris l'environnement international. Toutefois, et ceci est vrai dans les
pays développés mais surtout dans les pays en développement, cette ouverture
va de pair avec un ancrage territorial très fort, ancrage qui pousse les entreprises
concernées non seulement à travailler d'abord pour les débouchés locaux,
mais aussi à utiliser de façon prioritaire les ressources disponibles localement.
Rôle essentiel en second lieu en raison des relations particulières – et
singulièrement efficaces – que les PME évoluant sur un même territoire
développent entre elles. Ces relations sont à la fois marchandes et non
marchandes, ce qui veut dire qu'elles combinent les règles (formelles) de
la concurrence liées au libre jeu du marché avec les règles (informelles) de
la coopération induites par l'appartenance à une même collectivité
territoriale. Ce deuxième point est particulièrement important dans les cas
des pays en développement dans la mesure où les traditions de solidarité
communautaire y sont en général plus vivaces et mieux préservées que dans
les pays industrialisés.
Au total, enracinement territorial fort des PME, d'un côté (avec ce que
cela implique comme dynamique socio-économique endogène dans les
espaces considérés), et combinaison de la concurrence et de la coopération
entre ces petites et moyennes entreprises, de l'autre (avec comme
corollaire une régulation sociale locale intégrant la dimension réciprocité),
telles sont les deux composantes principales de ce que l'on désigne par
Système productif localisé. Ce concept, qui renvoie à un regroupement spatial
d'entreprises – et principalement de PME – selon une logique de proximité
sectorielle, semble particulièrement approprié pour comprendre la nouvelle
approche du développement qui se dessine à partir de la notion de territoire,
notamment dans le cas des pays du Sud, objet de la réflexion proposée ici.
Pour traiter la question posée ci-dessus, on retiendra le plan suivant en
trois parties :
– dans un premier temps, on explicitera l'idée selon laquelle,
aujourd'hui sans doute plus qu'hier, le développement est une affaire
d'acteurs et de réseaux d'acteurs ;
– dans un deuxième temps, on abordera la relation particulière qui lie
les PME au territoire local, ceci pour montrer comment celles-ci
combinent un enracinement territorial très fort avec une réelle ouverture
internationale ;
– enfin, dans un troisième temps, à partir de la définition de la notion
de SPL, on exposera dans ses grandes lignes l'approche territorialisée du
développement qui paraît particulièrement prometteuse dans les pays en
développement.
8 Critique économique n° 14 • Automne 2004
P.M.E., territoire et développement local : le cas des pays du Sud
1. Le développement local : une dynamique « par le bas » portée
par des acteurs organisés en réseaux
A l’Est comme à l’Ouest, au Sud comme au Nord, l’idée qui prévalait
tout au long des années cinquante, soixante et soixante-dix est que le
développement économique des nations repose sur les grands ensembles
industriels dont l’essor s’inscrit dans le cadre de la stratégie industrielle de
l’Etat. Ces grands ensembles industriels, implantés dans des point déterminés
du territoire national, renvoient dans leur conception à la théorie des « pôles
de croissance » dont F. Perroux (1969) a donné la formulation la plus achevée.
Fondée sur la notion « d’industrie motrice », cette théorie des « pôles
de croissance » soutient, en substance, que la croissance ne se produit pas
simultanément dans les différentes parties d’un espace donné. Elle apparaît
en certains points particuliers de cet espace et, par divers canaux, se propage
au reste de l’économie considérée : c’est ce que l’on désigne par « effets
d’entraînement et de diffusion ». Cette transmission de la croissance – de
« l’instance motrice » aux « instances mues » – intervient principalement
soit par la fourniture d’inputs (effet en aval) soit par l’acquisition d’outputs
(effets en amont).
On sait aujourd’hui ce qu’il en a été concrètement de cette belle
construction intellectuelle. L’analyse des nombreuses expériences qui s’en
sont inspirées « montre que si la stratégie des pôles industriels a déclenché
un processus d’industrialisation, elle n’a pas permis en revanche la promotion
d’un développement régional authentique. A l’inverse de ce que prévoyait
la théorie, les effets amont/aval attendus ne se sont pas réellement produits,
la promotion de pôles industriels semble avoir accru les déséquilibres
économiques et sociaux dans l’espace environnant ; la non-articulation entre
agriculture et industrie a nourri la désertification rurale, le déclin du tissu
économique traditionnel local s’est accéléré, les migrations se sont
généralisées » (Courlet, 2001, p. 17).
Cet échec, particulièrement retentissant en Europe de l’Est et dans
plusieurs pays du Sud (Algérie, Egypte, etc.), renvoie à trois raisons
principales :
1. Les « pôles de croissance », dans leur application, rejoignent la
problématique de la « croissance déséquilibrée » (Hirschman, 1964) selon
laquelle le développement économique n’est rien d’autre qu’un mouvement
continu consistant à corriger et à dépasser les déséquilibres successifs
provoqués par la politique d’industrialisation. Le moins que l’on puisse dire
est que les faits ne corroborent pas cette approche. Dans la plupart des cas,
on a assisté au contraire à un creusement des déséquilibres (économiques,
sociaux et spatiaux) engendrés par les grands complexes industriels. Ceux-
ci s’étant révélés incapables de s’intégrer pleinement aux environnements
régionaux et locaux dans lesquels ils ont été implantés, ils n’ont pu produire
les « effets de diffusion » qui en étaient escomptés.
Critique économique n° 14 • Automne 2004 9
Améziane Ferguène
2. Les « pôles de croissance », dans leur concept comme dans leur réalité,
sous-tendent une approche du développement dans laquelle les « économies
externes » se propagent verticalement, à partir des activités motrices qui
les engendrent vers les activités entraînées. La difficulté avec cette conception
réside dans son faible impact territorial. Car, même là où une dynamique
d’entraînement a eu lieu effectivement, elle repose sur des relations
fonctionnelles (entre industries, branches, etc.) dont le contenu est sectoriel
mais peu ou pas spatial.
3. Les « pôles de croissance », tels qu’ils ont été expérimentés un peu
partout, s’inscrivent dans le cadre d’une politique industrielle définie par
l’Etat. Ce faisant, ils renvoient à une problématique de « développement
par le haut » qui ne s’approprie pas véritablement les données de la géographie
des territoires au sens local. Les limites de ce type de problématique en termes
de dynamique socio-économique globale sont maintenant connues.
L’équilibre régional et l’aménagement du territoire auxquels il y est fait
référence de façon insistante se ramènent, invariablement, à des actions de
désenclavement des régions les plus déshéritées, sans grande portée à long
terme comme en témoigne le cas du Mezzogiorno en Italie (à propos duquel
on a utilisé l’expression de « cathédrales dans le désert » pour signifier le
peu « d’effets d’entraînement » des grosses unités de production installées
à grands frais).
En réaction à cet échec, on assiste depuis une trentaine d’années – dans
les pays en développement et/ou en transition comme dans les pays
industrialisés – à la montée de nouvelles pratiques ou, mieux, de nouvelles
logiques de développement : logiques de « développement par le bas » (Stöhr,
1981 et 1984) portées par une diversité d’acteurs – au premier rang desquels
les PME – organisés le plus souvent en réseaux formels ou informels. Dans
le cas des pays en développement (sur lesquelles porte la réflexion proposée
ici), ces logiques « par le bas » semblent constituer une réponse
prometteuse aux blocages du « développement par le haut » constatés dans
de nombreux cas. Pour cette raison, il est utile de s’y arrêter un moment
afin d’indiquer ce que recouvrent précisément ces dynamiques d’acteurs
et de réseaux.
1.1. Le « développement par le bas » : une dynamique d’acteurs
Jusqu’à la fin des années soixante-dix, on l’a dit, les grands modèles de
développement – dominés par les courants développementaliste et
structuraliste – ont privilégié le niveau macro-économique et le rôle de l’Etat
central. Dans ce cadre, les acteurs de base (entreprises, institutions locales,
etc.) et les dimensions micro-économiques de leurs actions ont été relégués
au second plan. Le primat donné à la grande structure industrielle n’est
évidemment pas étranger à cette orientation. Suivant l’analyse de
F. Perroux, « l’industrie nouvelle ne peut plus se confondre avec la grande
innovation de J. Schumpeter, ni avec la « grappe » d’innovations, du reste
10 Critique économique n° 14 • Automne 2004
P.M.E., territoire et développement local : le cas des pays du Sud
inexpliquée par cet auteur, chacun le sait. Elle naît aujourd’hui, pour ce
qui est de quelques-unes des technologies les plus typiques, grâce à l’emploi
d’énormes capitaux techniques et monétaires indivisibles ; ils sont
indivisibles pour les unités techniques, pour les firmes et pour les industries
que composent les firmes » (Perroux, 1969, p. 583).
Les travaux de recherche consacrés aux « nouvelles logiques de
développement » (Abdelmalki, Courlet, 1996), durant les deux dernières
décennies, montrent le caractère réducteur de cette vision et suggèrent un
nouveau regard sur l’industrialisation et le développement. Face au modèle
« par le haut », jusque-là dominant, le « développement par le bas » que
portent en elles ces nouvelles logiques, propose des formes alternatives de
développement, formes endogènes et territorialisées, dans lesquelles les
acteurs locaux ou acteurs de base – institutions sociales, pouvoirs publics
locaux, associations professionnelles et, surtout, PME – jouent un rôle
crucial.
Faut-il, d’un point de vue théorique, analyser cette évolution en y voyant
une confirmation plus ou moins tardive de la vision schumpétérienne de
la dynamique économique ? Le fait est que, à quelques rares exceptions près
(Corée du Nord, Cuba, etc.), on assiste dans tous les pays du Sud, y compris
dans ceux à forte orientation étatiste, à un renouveau des thèmes de
l’entreprise privée, de l’entrepreneuriat, de l’innovation, etc., dans la réflexion
sur le développement. « La création d’entreprises », écrivent ainsi trois
économistes algériens, « constitue un enjeu économique et social
fondamental particulièrement dans le contexte de crise et de réforme que
connaît notre économie nationale. Elément essentiel et tangible de la
dynamique du développement, la création d’entreprises constitue le moteur
du renouvellement du tissu économique, de la création d’emplois, de la
stimulation de l’esprit d’entreprise, de la créativité et de l’innovation locales »
(Souidi, Ferfera, Akrouf, 2000, p. 45).
Toutefois, cette idée de retour à Schumpeter, pour défendable qu’elle
soit, doit être relativisée ou nuancée pour au moins deux raisons :
– Premièrement, comme nous le verrons par la suite (en deuxième partie),
les PME tiennent assurément une place de choix dans les dynamiques locales
de développement. Toutefois, ce n’est pas en tant qu’acteurs isolés – les
fameux entrepreneurs individuels qui « révolutionnent sans cesse les processus
de production » (Schumpeter) – qu’elles le font mais, le plus souvent, en
tant que composante (certes très importante) de toute une configuration
territoriale favorable, dans laquelle les institutions, en particulier, par leur
rôle d’animation et de régulation, interviennent de façon tout aussi active.
– Deuxièmement, l’efficacité productive des PME et le rôle majeur
qu’elles jouent dans les processus de « développement par le bas » ne renvoient
pas seulement à des facteurs internes, propres à chacune d’elles. Ils renvoient
aussi (et surtout ?) au type de relations qu’elles nouent, à l’échelle du
territoire, entre elles et avec leur environnement. Ces relations, qui
Critique économique n° 14 • Automne 2004 11
Améziane Ferguène
constituent ces PME en systèmes, sont marchandes mais aussi non
marchandes, ce qui favorise des économies externes non négligeables au
profit de chacune de ces entreprises. C’est dire si, au-delà ou en-deça du
marché, les PME évoluant sur un même espace local s’insèrent dans une
logique de réseau qui ne contribue pas peu aux dynamismes économiques
observés sur cet espace.
1.2. Le « développement par le bas » : une dynamique de réseaux
Pour bien définir la notion de réseau, il est utile de partir de la dichotomie
marché/hiérarchie telle qu’elle a été théorisée dans les années trente par
R. Coase (1937) et systématisée plus récemment par O. Williamson (1975).
Selon R. Coase, l’allocation des ressources par les mécanismes du marché
n’est pas nécessairement le mode le plus satisfaisant pour l’entreprise, en
raison des coûts de transaction qu’il engendre. Par coûts de transaction, il
faut entendre notamment le coût de la négociation des contrats, le coût
de la recherche du prix pertinent pour les contractants, etc. Pour réduire
ces coûts de transaction, l’entreprise peut être amenée à « internaliser »
certaines de ces opérations externes et à les soumettre à sa hiérarchie. Il
existe ainsi, selon cette analyse, deux modes principaux d’organisation des
transactions : le premier consiste à passer par le marché avec les coûts de
la passation des contrats que cela implique, le second à s’appuyer sur la
firme conçue comme organisation hiérarchique et à y internaliser le plus
possible de fonctions, ce qui présente l’avantage de limiter les coûts de
transaction, mais aussi le risque de favoriser les lourdeurs inhérentes au
fonctionnement hiérarchique.
Ce clivage entre le marché et la hiérarchie, pour évident qu’il paraisse,
ne fait pas l’unanimité. Divers auteurs en contestent le bien-fondé sur la
base du concept de coopération inter-firmes (Pyke, Becattini, Sengenberger,
1990 ; Zetlin, 1990). Selon ces auteurs, entre la logique pure du marché
et celle de la hiérarchie interne à la firme, il existe un espace intermédiaire
dans lequel se tissent des relations partenariales et contractuelles d’une autre
nature. Ces relations, fondées sur la réciprocité et la confiance entre les
acteurs, donnent naissance à un mode d’organisation alternatif, l’organisation
résiliaire, d’autant plus aisément qu’elles reposent en même temps sur la
proximité spatiale.
Concernant plus particulièrement les pays en développement dans
lesquels les dynamiques économiques locales relèvent, pour une bonne part,
de l’informel, le fonctionnement en réseaux plus ou moins structurés des
PME présentes sur un territoire se justifie doublement. D’une part, comme
dans les pays industrialisés, il s’agit de façon plus ou moins explicite de
réduire les coûts de transaction liés au marché tout en évitant les risques
de rigidité associés à la hiérarchie. D’autre part, dans les pays du Sud
beaucoup plus que dans ceux du Nord, le marché et la hiérarchie, avec leurs
règles de régulation respectives, se révèlent souvent inopérants pour
12 Critique économique n° 14 • Automne 2004
P.M.E., territoire et développement local : le cas des pays du Sud
dynamiser durablement l’activité économique en général et productive en
particulier.
Concrètement, quel(s) avantage(s) la petite entreprise tire-t-elle de son
appartenance à un réseau de production ? D’une façon générale,
l’inscription dans un réseau procure à la petite structure des informations
sur l’état du marché, sur les méthodes de production et de gestion de ses
concurrents, sur l’évolution des technologies et des produits dans son secteur,
etc., qu’elle ne peut pas toujours se payer sur un marché de l’information.
Au sein d’une organisation résiliaire, le responsable de PME est en contact
fréquent avec ses collègues, participe à des rencontres formelles ou informelles
– notamment dans le cadre de foires et de salons – ce qui lui permet d’être
au courant des innovations de produits et des évolutions de savoir-faire dans
son métier. Bref, au sein d’un réseau, « on se transmet des “trucs” suivant
des règles de proximité géographique ou professionnelle, ou de parenté »
(Pecqueur, 1989, p. 50), au bénéfice de tous et de chacun.
Par rapport à cette question, il ne semble pas y avoir de différence majeure
entre pays en développement et pays développés. Sur la base de ce que nous
avons observé personnellement en Tunisie (Ferguène, Hsaini, 1998a et
1998b) et dans d’autres endroits au Maghreb et en Afrique au sud du Sahara
(Ferguène, 1996), on peut en effet affirmer qu’à l’instar de ce qui se passe
au Nord, les réseaux de production au Sud sont des lieux d’échanges intenses
de biens, de services et d’informations. Avec cependant cette dimension
supplémentaire qu’ici, la proximité spatiale est consubstantielle au réseau,
ce qui se traduit par des liens personnels de confiance et de réciprocité plus
forts. Ces liens personnels se conjuguent au caractère informel (ou non
marchand) d’une partie des échanges, ainsi qu’à la vivacité des relations
de solidarité traditionnelles entre membres de la communauté, pour faire
du réseau une source d’économies externes non négligeables (dues au fait
que chaque entreprise-membre trouve sur place – et à des prix compétitifs –
les matériaux, les équipements, les pièces de rechange, les services de
réparation, etc. dont elle a besoin pour fonctionner).
Ces logiques d’acteurs et de réseaux mettent en évidence l’importance
des relations de solidarité entre PME appartenant à un même territoire dans
les dynamiques de « développement par le bas ». Sans doute, comme cela
a été noté précédemment, ces dynamiques s’appuient-elles également sur
d’autres acteurs : territoriaux comme les collectivités publiques locales, les
institutions de formation (publiques ou privées), les structures de
financement, les organismes de conseil, etc., ou même extra-territoriaux
au premier rang desquels l’Etat. Tous ces acteurs, à travers diverses actions
et coopérations avec les PME locales, peuvent contribuer à la mise en place
et au renforcement des synergies à l’échelle du territoire. Si ceci est
difficilement contestable, les PME, à travers les ensembles productifs qu’elles
constituent, ne restent pas moins au cœur des processus de « développement
local par le bas ». Il en est ainsi car une de leurs caractéristiques majeures
Critique économique n° 14 • Automne 2004 13
Améziane Ferguène
réside dans leur enracinement territorial très fort qui les pousse, au-delà
de leur ouverture extérieure, à produire pour les débouchés locaux et, surtout,
à utiliser prioritairement les ressources disponibles localement.
2. Le rapport des PME au territoire local : une logique d’ancrage
fort non exclusive d’une ouverture sur l’extérieur
Pour appréhender correctement la relation particulière que lie les PME
au territoire – ou plus précisément à leur territoire local d’appartenance –
le plus simple est de partir de la définition standard de la notion de « district
industriel ». Le district industriel tel qu’il est défini communément
aujourd’hui – i.e. non pas au sens strictement marshallien mais au sens que
lui a donné toute une littérature récente, consacré notamment à la « Troisième
Italie » (Maruani, Reynaud, Romani, 1989 ; Pyke, Becattini, Sengenberger,
1990) – est conçu comme système socio-économique local formé de PME
regroupées dans l’espace selon une logique sectorielle, entretenant entre
elles et avec leur environnement immédiat des relations intenses mais
simultanément ouvertes sur l’extérieur, l’ensemble de ces éléments étant
sources d’efficience individuelle et collective.
Cette définition courante contient – de façon plus ou moins explicite –
plusieurs éléments qui placent les PME au cœur de l’organisation territoriale
qu’est le district industriel.
D’abord, ce sont les PME qui en se regroupant géographiquement selon
leur proximité sectorielle – c’est à dire en formant des « clusters », selon
la terminologie anglaise (Nadvi, Schmitz, 1999) – donnent naissance au
district.
Ensuite, l’efficacité de l’organisation industrielle particulière constituée
par le district tient à l’intensité et à la nature des relations (faites de
concurrence et de coopération) que ces PME nouent entre elles et avec les
autres acteurs du territoire.
Enfin, parce qu’elles privilégient l’emploi de ressources locales et, de
ce fait même, la reproduction-amélioration de ces ressources, les PME,
notamment lorsqu’elles sont regroupées au sein d’un district, s’inscrivent
dans une logique de développement endogène. Ce faisant, elles sont au cœur
de la stabilité du district, voire de sa vitalité et de sa pérennité.
Ces trois points, et singulièrement le troisième, illustrent bien l’idée
d’ancrage territorial très fort des PME, condition d’existence d’un district
industriel au sens ci-dessus. Afin de mieux préciser ce que signifie cette
notion d’ancrage territorial, il est nécessaire de faire un parallèle avec les
grandes entreprises. A cet effet, on s’appuiera sur les résultats d’études
conduites, d’une part, par A. Michelsons sur les entreprises du Piémont
en Italie et, d’autre part, par B. Courault et F. Rérat sur les industries de
la chaussure et de l’habillement de Cholet ainsi que sur le système textile
de Roanne en France (Rérat, Courault, Michelsons, 1992).
14 Critique économique n° 14 • Automne 2004
P.M.E., territoire et développement local : le cas des pays du Sud
Sur la base de ces travaux empiriques, les trois auteurs tirent comme
conclusion que, contrairement à la PME, « la grande entreprise ne s’intéresse
pas au local qui ne lui fournit pas de ressources significatives, sa stratégie
n’est pas locale mais internationale. Ainsi, (…) ce sont les PME qui
constituent les tissus industriels locaux, grâce à leur enracinement et aux
ressources qu’elles y puisent. A l’opposé, le système de la grande entreprise
n’est pas enraciné dans le local » (p. 192).
Dans le cas précis du système textile de Roanne, dont la recomposition
a été étudiée par F. Rérat, cette différence de rapport au territoire local entre
PME et grandes entreprises est si nette, à certaines périodes de l’histoire du
système, que les auteurs n’hésitent pas à parler « d’incompatibilité entre la
grande entreprise tournée vers l’extérieur, et les PME enracinées dans la zone »
(p. 192). « La restructuration du tissage autour de grands groupes textile
pendant les années soixante », peut-on ainsi lire dans le même document
(et à la même page), « est une illustration de la politique de « déracinement »
des systèmes industriels locaux menée par les grandes entreprises. A
l’organisation ancienne centrée sur l’utilisation des savoir-faire locaux a été
substituée une organisation nouvelle, centrée sur les investissements
techniques, sans retombées positives sur le système local. »
Cette différence entre PME et grandes entreprises quant à leur relation
avec l’espace local ne doit toutefois pas être interprétée de façon erronée
ni excessive. Elle ne signifie pas notamment que les grandes entreprises ne
jouent aucun rôle dans les dynamiques de développement territorial sur
le plan régional ou local. Non, aussi bien dans les pays en développement
que dans les pays industrialisés, diverses expériences de développement local
montrent le contraire (Longhi, Spindler, 2000). Même sans ancrage local
particulier, les grandes entreprises contribuent souvent à l’essor socio-
économique des territoires, et cela de diverses manières :
– d’une part, par leurs implantations productives directes, elles
participent, de façon très significative, à la création de richesses et d’emplois
sur le territoire ;
– d’autre part, par les relations variées qu’elles tissent avec les PME (en
particulier les relations classiques de sous-traitance mais pas seulement) et
avec d’autres acteurs locaux, elles renforcent les coopérations et les synergies
à l’œuvre sur le territoire ;
– enfin, comme le montre le cas du Piémont analysé par A. Michelsons,
dans bien des cas, les dynamiques entrepreneuriales – qui jouent un rôle
crucial dans le développement local – sont, pour une bonne part, le fait
d’hommes et de femmes issus des grandes entreprises et ayant bénéficié des
formations techniques et managériales qu’elles assurent.
Si cette contribution des grandes entreprises n’est donc pas niable, il
ne reste pas moins vrai que l’ancrage territorial caractéristique des PME
signifie que celles-ci ont une perception du local totalement différente de
celle des grandes entreprises. Alors que pour ces dernières, le territoire local
Critique économique n° 14 • Automne 2004 15
Améziane Ferguène
intervient essentiellement à travers la proximité géographique – variable
certes importante dans les opérations productives insérées dans des circuits
courts de distribution – il revêt pour les PME un caractère fondamental
dans la mesure où il est le conteneur des ressources stratégiques (main-
d’œuvre, savoir-faire, informations, etc.) dont dépendent en grande partie
leurs performances et, parfois, leur survie.
En outre, là où de grandes entreprises sont impliquées dans des processus
de développement local, elles le sont très généralement selon une logique
différente de celle des PME : logique globalement marchande pour les
premières et logique de système socio-économique local, avec ce que cela
signifie comme sentiment d’appartenance à une communauté territoriale,
pour les secondes. Enfin, et pour ainsi dire de façon complémentaire, les
deux catégories d’entreprises se distinguent également par la place que tient
le territoire local dans leur processus de reproduction : alors que les grandes
entreprises se reproduisent largement en dehors du territoire local, les PME,
notamment dans une configuration de district, « sont étroitement
imbriquées dans l’espace territorial local, dont elles constituent la matière
même » (Rérat, Courault, Michelsons, 1992, p. 198).
A travers cette comparaison avec les grandes entreprises, on saisit mieux
le contenu de la notion d’ancrage territorial des PME. Celle-ci renvoie, en
réalité, à une liaison dialectique entre PME et territoire qui signifie :
– d’une part, que par les relations qu’elles nouent localement entre elles
et avec leur environnement les PME sont au cœur des systèmes productifs
locaux sur lesquels reposent les dynamismes socio-économiques des
territoires ;
– d’autre part – et réciproquement – la reproduction des PME, c’est à
dire leur extension-multiplication, et leur constitution en systèmes sont
fortement tributaires des ressources présentes sur leur territoire
d’enracinement, ressources qu’elles contribuent sans cesse, par leur
actions, à créer et à recréer.
Ceci étant, il ne faut pas se méprendre sur le sens exact de cette
proposition relative à l’ancrage territorial des PME. Comme le montrent
de nombreux exemples à travers le monde – en particulier celui de Taïwan
qui a fondé son décollage économique en bonne partie sur un réseau dense
de PME/PMI très performantes à l’exportation (Régnier, 1988) –
l’ancrage territorial ne veut pas dire « repli localiste » des PME, ni
fonctionnement autarcique des systèmes économiques locaux qu’elles
constituent. Si l’approche analytique des dynamiques socio-économiques
portées par les systèmes de PME est bien une approche en termes de
« développement territorial » (Friedman, Weaver, 1979) et/ou de
« développement endogène » (Garofoli, 1992), il serait erroné d’en déduire
que les espaces locaux concernés n’entretiennent pas de relations intenses
et soutenues avec le monde extérieur. Au contraire, le mouvement actuel
de mondialisation aidant (avec les contraintes qu’il impose mais aussi les
16 Critique économique n° 14 • Automne 2004
P.M.E., territoire et développement local : le cas des pays du Sud
opportunités qu’il offre, y compris aux petites unités économiques), le
« développement par le bas », à base de systèmes de PME, va de pair avec
une ouverture de ces systèmes sur l’extérieur, qui ne concerne pas uniquement
l’environnement proche, régional et national, mais aussi l’environnement
international.
Exemplaire de ce point de vue de ce qui se passe dans les pays en
développement est le cas du système localisé de PME de Ksar Hellal en
Tunisie (spécialisées dans le textile) que nous avons étudié d’assez près
(Ferguène, Hsaïni, 1998a). L’ouverture internationale y est, en effet,
pleinement voulue et pratiquée par les acteurs locaux. Et, pour être sélective,
elle ne concerne pas moins les divers aspects du processus productif : les
débouchés bien sûr, avec une partie non négligeable de la production qui
est exportée, mais aussi les approvisionnements (en matières premières, en
équipements divers et en pièces de rechange), réalisés (en bonne partie)
régulièrement hors de Tunisie, la technologie avec l’adoption (sélective) de
procédés de fabrication d’origine étrangère, l’innovation de produits, etc.
C’est dire si, dans les pays en développement comme dans les pays
développés, les systèmes localisés de PME ne sont pas des systèmes repliés
sur eux-mêmes, fonctionnant en vase clos. Bien au contraire !
En d’autres termes, le « développement territorial par le bas » que ces
systèmes favorisent, s’il est endogène au sens où il privilégie l’utilisation
de ressources locales, « n’est pas un processus de fermeture vis-à-vis de
l’extérieur ; […] il signifie (plutôt) : la capacité de transformation du système
économique et social ; la capacité de réaction aux défis externes ; la capacité
d’introduire des formes spécifiques de régulation sociale au niveau local
pour favoriser les caractéristiques déjà citées » (Garofoli, 1994, p. 497).
Nous retrouvons par ce biais un aspect intéressant de l’analyse des
systèmes localisés de PME comme organisation territoire efficiente et,
partant, comme base d’une approche alternative du développement à partir
du concept de « développement local par le bas ». Cet aspect, extrêmement
important dans le cas des pays du Sud, concerne la dynamique d’innovation
dans ces systèmes et leur capacité à s’adapter et à évoluer technologiquement.
En effet, dans le contexte des pays en développement et singulièrement
dans le contexte africain, l’ouverture internationale n’est rien d’autre qu’une
mise en contact avec le monde moderne avec, certes, ses contraintes et ses
inconvénients, mais aussi tout ce qu’elle apporte – ou peut apporter – en
termes d’innovations technologiques, organisationnelles, de procédés et de
produits. Pour cette raison, à l’inverse de l’idée reçue selon laquelle la
mondialisation serait préjudiciable aux économies locales situées dans les
zones en développement, la combinaison d’une insertion (maîtrisée) dans
le global avec un enracinement (solide) dans le local des systèmes de PME,
a pour effet positif d’inciter ces systèmes – voire de les contraindre – à des
évolutions technologiques et organisationnelles qui, pour être lentes et
progressives, ne sont pas moins nécessaires et, parfois, salutaires.
Critique économique n° 14 • Automne 2004 17
Améziane Ferguène
Dans l’exemple de la vieille ville de Sfax en Tunisie que nous avons étudié
(Ferguène, 2001), cette évolution technologique et organisationnelle,
favorisée par l’ouverture internationale, s’est révélée – et se révèle encore
aujourd’hui – cruciale dans la mesure où elle n’induit rien d’autre qu’une
mutation du système économique local qui passe ainsi, graduellement, d’un
statut d’économie artisanale à celui d’une économie fondée sur une petite
« industrie de plein exercice » selon l’expression de P. Judet (1989).
La même observation s’applique, mutatis mutandis, au cas de la vieille
ville de Fès au Maroc où, selon D. Guerraoui et A. Fejjal (1988), on assiste
au même phénomène « d’industrialisation de l’artisanat » sous l’effet d’une
évolution, certes endogène, du système de PME local, mais qui s’appuie
fortement sur des techniques et des savoir-faire venant d’ailleurs, d’Europe
en particulier. Parfaitement représentatif de ce phénomène est le cas
– rapporté par les deux auteurs marocains – de cet artisan dinandier (désigné
par les initiales A.B.) qui a, dès le début des années soixante, industrialisé
l’atelier artisanal hérité de son père. Voici son histoire telle que la résument
D. Guerraoui et A. Fejjal (1988, p. 8). « Né d’un père commerçant, A.B.
prit très tôt la relève. Cela se passait au moment de la colonisation (1912-
1956). Mais bien avant cette date, sa famille entretenait des rapports de
commerce avec l’Europe industrielle. Elle importait le thé de Manchester,
qu’elle vendait à Fès et dans d’autres régions du Maroc. En 1957, A.B. qui
venait de prendre la relève décide de suivre une formation à l’Ecole des
métiers de Paris, spécialité orfèvrerie. Cette formation durera trois ans, de
1957 à 1960. Elle s’inscrit dans le cadre d’une stratégie d’industrialisation
du secteur de la dinanderie. Dès son retour à Fès, il introduit des moyens
mécaniques dans son atelier. Il décide, parallèlement, de mener une politique
de formation de son personnel, d’introduire de nouveaux produits et de
fabriquer localement quelques machines comme les tours ».
Des exemples comme celui-ci, qui témoignent de la possibilité d’un
« développement industriel à petite échelle » (Ferguène, Hsaïni, 1998b) à
partir des artisanats traditionnels, on en recense ailleurs, dans les zones en
développement, notamment en Afrique au sud du Sahara (Koumassi au
Ghana) et au Maghreb (dans la région du Mzab en Algérie, de Sfax en Tunisie,
etc.). Ils montrent – ces exemples – que l’enracinement territorial des
systèmes localisés de PME n’exclut aucunement leur ouverture sur l’extérieur,
y compris l’international, même là où parmi ces PME prédomine la forme
artisanale. Cette ouverture internationale, tout en signifiant une
concurrence plus rude pour les PME considérées et, donc, des sacrifices
plus lourds pour y faire face, se révèle bénéfique pour elles dans de nombreux
cas, dans la mesure où elle les pousse à se « moderniser » sur les plans
technologique et organisationnel.
Au total, c’est donc à une articulation de l’enracinement territorial et
de l’insertion internationale que nous avons affaire avec les PME
regroupées en district industriel ou cluster. Les systèmes productifs locaux
18 Critique économique n° 14 • Automne 2004
P.M.E., territoire et développement local : le cas des pays du Sud
structurés par ces PME puisent dans cette dialectique entre le local et le
global une partie de leur efficience, favorisant ainsi l’émergence d’une
approche territorialisée du développement qui se révèle prometteuse, en
particulier dans les pays en développement. C'est cette approche fondée
sur la notion de système productif localisé, telle qu'elle est expérimentée
dans diverses régions des pays en développement, qui fait l'objet de la
troisième partie.
3. Les systèmes productifs locaux (SPL) : une approche
territoriale du développement adaptée au pays du Sud
Le SPL, dans son acceptation première, est une notion dérivée du concept
marshallien de « district industriel », tel qu’il a été repris et enrichi par
G. Becattini (1992) et d’autres auteurs ayant cherché à comprendre le
phénomène de la Troisième Italie (Bellandi, 1989 ; Zeitlin, 1990). Cette
acceptation première, bien que fondée, n’est pas suffisante car, par delà cette
filiation initiale, la notion de SPL est une synthèse de travaux de divers
chercheurs et groupes de chercheurs qui, depuis une vingtaine d’années,
s’efforcent de repenser la question du développement à partir d’une analyse
approfondie des dynamiques socio-économiques locales et d’une meilleure
prise en compte de la variable territoriale. Parmi ces chercheurs une mention
spéciale doit être faite de :
M. Piore et C. Sabel (1989) qui, sur la base d’une critique du modèle
fordiste de la production de masse, avancent le concept de « spécialisation
souple » pour caractériser les nouvelles logiques de développement à échelle
locale ;
W. Sengenberger et F. Pyke (1990) qui, dans le nouvel environnement
fortement concurrentiel, insistent sur le rôle crucial de la coopération inter-
firmes dans les dynamismes territoriaux ;
Et, enfin, de tout un groupe d’auteurs (Ganne, 1992 ; Raveyre ; Saglio,
1984) qui, mettant au centre de l’analyse la notion de « systèmes industriels
localisés », portent une attention particulière au rôle des institutions et des
régulations sociales locales pour comprendre ces mêmes processus de
développement territorial.
Par delà la diversité des analyses qu’ils proposent, ces différents auteurs
ont en commun une même démarche. Elle consiste à aborder les questions
de développement en partant des mutations économiques et spatiales en
cours et de la redistribution géographique des activités que ces mutations
déterminent. Cette démarche, dans la mesure où elle induit une prise de
conscience de l’importance du rôle du territoire dans les nouvelles formes
de développement, est à l’origine de la notion de SPL.
Que recouvre concrètement cette notion ? Courlet, qui a réalisé plusieurs
travaux empiriques sur les SPL en France, en propose la définition suivante,
qui a le mérite de la synthèse et de la clarté. « Le système productif localisé
peut se définir comme une configuration d’entreprises regroupées dans un
Critique économique n° 14 • Automne 2004 19
Améziane Ferguène
espace de proximité autour d’un métier, voire de plusieurs métiers industriels
ou tertiaires. Les entreprises entretiennent des relations entre elles et avec
le milieu socio-culturel d’insertion. Ces relations ne sont pas seulement
marchandes, elles sont aussi informelles et produisent des externalités
positives pour l’ensemble des entreprises. Le métier industriel dominant
n’exclut pas la possibilité de l’existence (au sein d’un SPL) de plusieurs
branches industrielles » (Courlet, 1994, p. 17-18).
Cette définition reprend et systématise une proposition récurrente dans
la littérature consacrée au développement local, à savoir que les SPL
procèdent d’un phénomène d’agglomérations – le terme anglais de
« clustering », avancé par Kh. Nadvi et H. Schmitz (1999), est aussi utilisé –
de PME qui se consacrent à un même ensemble d’activités gravitant autour
d’un produit typique. Ces regroupements d’activités similaires et/ou
complémentaires transforment les espaces locaux considérés en « zones de
spécialisations productives », voire en « aires-systèmes » (expressions de
G. Garofoli, 1992) qui se caractérisent économiquement par une division
du travail approfondie et une répartition des tâches bien organisée entre
entreprises spécialisées.
Pour qui travaille sur les nouvelles problématiques de développement
dans les pays du Sud, la notion de SPL revêt un intérêt majeur. Car, par
delà les formes variées qu’elle prend concrètement – district industriel au
sens classique, pôle technologique ou milieu innovateur, aire
d’industrialisation diffuse… – cette notion offre un cadre méthodologique
adéquat pour l’analyse et l’interprétation des processus de développement
industriel « par le bas » et « à petite échelle », qui sont à la base des bonnes
performances économiques enregistrées, au cours des trente dernières années,
dans diverses régions de ces pays : Vallée Dos Sinos au Brésil, Tirripur en
Inde du Sud, Koumassi au Ghana, Sfax en Tunisie…
Qui plus est, on l’a vu, ces dynamiques industrielles « par le bas » sont
fondamentalement endogènes (au sens ci-dessus, qui implique un
processus d’utilisation-recréation de ressources à l’échelle locale). Pour cette
raison, le SPL, là où il se constitue, porte en lui une approche territoriale
(alternative) du développement particulièrement intéressante pour les pays
du Sud dans la mesure où, au-delà des externalités positives qu’engendre
partout la proximité géographique, l’efficacité de cette approche repose
surtout sur l’exploitation des ressources existant sur le territoire, en particulier
le potentiel de main-d’œuvre locale et de savoir-faire qu’elle détient, issus
souvent de la tradition.
C’est cette dernière proposition qu’il nous faut mettre en évidence pour
finir, non sans préciser préalablement – et succinctement – ce que l’on entend
par « approche territoriale » ou « territorialisée » du développement et, donc,
par renouvellement de la conception du développement à partir du territoire.
20 Critique économique n° 14 • Automne 2004
P.M.E., territoire et développement local : le cas des pays du Sud
3.1. Le territoire : une variable centrale dans le renouvellement de
la problématique du développement
Dans la vision du développement qui a prévalu jusqu’au début des années
quatre-vingt, l’espace est appréhendé essentiellement dans son sens
géographique élémentaire, à savoir comme étendues ou distances entre
différents lieux : lieux de production et de consommation notamment. Du
point de vue économique, l’espace n’intervient, dans cette conception, que
par les coûts de transport (des marchandises) et de déplacement (des
personnes) qu’il occasionne. Il est, en d’autres termes, un simple support
neutre sur lequel se déploient des activités économiques et qui subit
passivement les lois régissant ces activités, lois extérieures et définies
indépendamment de lui.
Sans doute, parmi les pionniers de l’économie du développement, certains
comme G. Myrdal et F. Perroux ont-ils avancé une autre perception de
l’espace et de son rôle, à travers des concepts d’une réelle portée analytique :
« déséquilibre cumulatif » (Myrdal, 1959), « espace polarisé » et « domination
spatiale » (Perroux, 1969)… Toutefois, à travers ces conceptualisations, il
s’agissait surtout de rendre compte des inégalités régionales de développement
qui ne pouvaient s’expliquer par de simples différences physiques ou
climatiques.
Le renouvellement de la problématique du développement, qui s’opère
sur la base des SPL et des processus industriels « par le bas » qu’ils favorisent,
suggère une autre approche de l’espace. Dans celle-ci, on ne parle pas d’espace
(au singulier) mais d’espaces (au pluriel). En d’autres termes, l’espace n’est
pas un, sorte d’étendue indivisible et indifférenciée, mais pluriel, car composé
de parties nettement distinctes les unes des autres qu’on appelle
« territoires ». Il y a ainsi, dans cette approche alternative, une variable spatiale
ou, mieux, territoriale qui joue un rôle actif – et dans certains cas décisif –
dans la dynamique de développement économique et social.
H. Schmitz et les autres chercheurs de l’I.D.S. (Institute of Development
Studies) qui travaillent sur la « spécialisation souple » (Nadvi, Schmitz, 1994
et 1999 ; Rasmussen, Schmitz, Van Dijk, 1992…) ont très bien mis en
lumière cet aspect : les « clusters » constitués à partir de concentrations
spatiales de PME – et qui sont la source de la vitalité enregistrée dans bon
nombre de régions dans les pays en développement – ne se forment pas
n’importe où, ni au hasard. Ils naissent et prennent de l’ampleur dans certains
territoires présentant des caractéristiques favorables sur le plan économique
mais aussi (et surtout ?) extra-économique, sur les plans socio-culturel et
institutionnel en particulier (ces facteurs favorables étant soit le produit
d’une histoire longue soit le fruit d’une construction récente – et plus ou
moins volontariste – des acteurs ou encore l’effet d’une combinaison des
deux).
Dans l’exemple de Ksar Hellal (en Tunisie) qui nous est familier, le
développement « à petite échelle » d’une industrie textile dynamique est
Critique économique n° 14 • Automne 2004 21
Améziane Ferguène
dû, pour l’essentiel, à une configuration territoriale favorable, résultat de
l’histoire locale. Le tissage étant une activité ancestrale à Ksar Hellal, cette
tradition a permis, au fil du temps, d’une part, une accumulation de savoir-
faire importants dans les métiers du textile et de la confection et, d’autre
part, la formation et la reproduction, sur le plan local, d’une classe de petits
entrepreneurs dynamiques. En outre, Ksar Hellal est un territoire sur lequel
le sentiment d’appartenance communautaire reste fort et le sens de la
solidarité et de la réciprocité bien entretenu. Aussi, le système de valeurs
qui cimente la collectivité favorise-t-il une régulation sociale locale qui permet
un équilibre satisfaisant entre les règles de la concurrence et celles de la
coopération au sein du système économique local.
C’est dire que, contrairement à la vision conventionnelle, l’espace n’est
pas homogène mais hétérogène. Entre autres manifestations de cette
hétérogénéité, des réseaux, avec ce qu’ils impliquent comme synergies et
relations de coopération, se créent et se développent dans certains territoires
et pas dans d’autres. Ces réseaux et les relations particulières de confiance
et de solidarité qui s’y nouent entre les différents acteurs sont un des éléments
principaux qui définissent un territoire dans sa spécificité – relativement
à d’autres – et forment la « variable territoriale » dont l’impact sur le processus
de développement se révèle parfois crucial.
3.2. Le « développement territorial par le bas » dans les pays du Sud :
une approche adaptée au contexte car fondée sur les ressources
locales
A plusieurs reprises dans les pages qui précèdent, nous avons introduit
l'idée d'un renouvellement prometteur de la problématique du
développement des pays du Sud à partir des systèmes productifs formés
par des ensembles de PME fortement structurés sur le plan territorial et
cependant largement ouverts sur l'extérieur. Cette idée se justifie, à nos
yeux, pour deux raisons liées. D'une part, au niveau élémentaire, les résultats
obtenus dans bon nombre de cas témoignent d'une réelle efficacité, sur le
double plan économique et social, de l'approche « par le bas » ainsi mise
en œuvre. D'autre part, et plus fondamentalement, cette approche « par
le bas » se révèle singulièrement adaptée au contexte des pays en
développement dans la mesure où les succès enregistrés – au moins
provisoirement – reposent pour l'essentiel sur les ressources locales,
notamment les ressources en savoir-faire traditionnels et en main-d'œuvre
dont les pays du Sud sont, en général, richement dotés.
Sans doute, comme on l'a dit précédemment, les success stories en matière
de développement local au Sud ne s’expliquent-elles pas par un facteur isolé,
mais par une conjonction de facteurs parmi lesquels la concentration spatiale
de PME, et les foisonnements et synergies qu’elle induit sur le plan local
jouent un rôle essentiel. Toutefois, au-delà de cette proposition générale,
il importe de souligner qu’un des ressorts principaux des dynamismes socio-
22 Critique économique n° 14 • Automne 2004
P.M.E., territoire et développement local : le cas des pays du Sud
économiques observés dans maintes expériences de développement
territorial au Sud réside dans la mobilisation efficiente, en vue d’un
développement industriel de type moderne, de toutes les forces et ressources
dont la socio-économie locale dispose déjà et qui constituent souvent un
legs de son histoire.
Suivant l’analyse que nous avons proposée par ailleurs à propos de
l’exemple précis de la vieille ville de Sfax (Ferguène, 2001), ces dynamismes
renvoient dans bien des cas à un phénomène d’« industrialisation à échelle
locale » qui réactualise une tradition artisanale ou, plus exceptionnellement,
manufacturière en la faisant évoluer ou bifurquer progressivement vers une
petite industrie moderne « de plein exercice ».
Concernant plus spécialement la force de travail humaine, son rôle dans
les performances économiques locales dans les zones en développement est
tout simplement crucial. Si crucial que, nous semble-t-il, c’est véritablement
là que réside l’argument central en faveur du caractère adapté de l’approche
territoriale « par le bas » au contexte des pays du Sud. Ce rôle majeur, la
main-d’œuvre le joue à un double titre : d’une part, par son nombre, la
quantité de bras disponibles étant souvent élevée dans ces pays ; et, d’autre
part, par ses qualités, c’est à dire principalement l’ingéniosité dont font
preuve les ouvriers comme les artisans et les apprentis dans l’exercice de
leurs métiers.
En effet, la présence dans la majorité des économies locales des pays en
développement d’une main-d’œuvre jeune et nombreuse a comme
avantage des coûts de production bas, source d’une compétitivité d’autant
plus favorable que les biens et services proposés par ces économies ne sont,
en général, pas de qualité inférieure à ceux issus de la grande industrie
moderne. Cet avantage économique a souvent, cependant, il faut le
reconnaître, sa contrepartie sociale : rémunérations salariales faibles voire
très faibles, manque d’hygiène et de sécurité sur les lieux de production,
protection sociale insuffisante dans certains cas et inexistante dans d’autres
(si ce n’est celle assurée au titre de la solidarité familiale ou/et
communautaire)… De ce point de vue, on comprend que parmi les
observateurs attentifs de ces expériences, d’aucuns se demandent si ce n’est
pas là que réside la distinction majeure entre les processus de développement
territorial au Nord et au Sud. Dans un cas, la dynamique se fonde sur des
salaires élevés, de bonnes conditions de travail et ce qui va avec, en termes
d’innovations technologiques et organisationnelles, alors que dans l’autre,
elle reposerait sur des salaires bas, des conditions de travail précaires, le
tout se combinant à une utilisation de technologies simples et à un niveau
d’innovation faible.
Cette idée d’une différence majeure séparant les SPL du Sud et du Nord
en termes de capacité d’innovation, jusqu’à quel point est-elle prouvée ?
Cela est difficile à dire sans un travail empirique d’une grande ampleur.
Toutefois, sur la base des données accumulées et des connaissances acquises
Critique économique n° 14 • Automne 2004 23
Améziane Ferguène
sur les expériences locales dans les deux types de contexte, on peut dire
que la capacité d’innovation moindre des systèmes locaux du Sud, à supposer
qu’elle se vérifie pleinement dans les faits, trouve sa compensation à un
double niveau : d’une part, négativement, au niveau de l’extrême flexibilité
des conditions salariales et de travail en vigueur dans beaucoup de SPL du
Sud ; d’autre part, plus positivement, dans les qualités de la main-d’œuvre
évoluant dans ces SPL, en particulier sa grande ingéniosité.
Résultat à la fois de la vivacité des savoir-faire ancestraux, transmis d’une
génération à l’autre, et de l’insuffisance des moyens financiers et
techniques disponibles, cette ingéniosité de la main-d’œuvre constitue
assurément une des forces majeures des SPL du Sud. Celle qui les autorise
souvent à contrebalancer leur capacité d’innovation inférieure – relativement
à celle des SPL du Nord – par une capacité d’adaptation ou de résistance
supérieure, et cela de diverses façons : utilisation très répandue du matériel
de récupération (éventuellement après réparation), reproduction de pièces
de rechange trop chères ou difficiles à trouver sur le marché local,
prolongation de la durée de vie des machines au-delà de ce que l’on peut
imaginer, etc.
C’est dire si l’efficacité des tissus productifs locaux à base de PME, qui
émergent dans maintes régions du Sud, dans le cadre de processus
territorialisés spontanés, repose en grande partie sur les ressources
disponibles localement, et en premier lieu la main-d’œuvre et les savoir-
faire qu’elle détient. Les pays en développement étant, pour la plupart, bien
pourvus en forces de travail et en savoir-faire anciens mais « réactualisables »,
on peut mesurer l’intérêt que présente, pour ces pays, l’approche
territoriale « par le bas » qui s’avère particulièrement adaptée à leur contexte
fortement marqué par la contrainte financière qui exclut souvent un recours
aux moyens de productions et aux technologies importés.
Conclusion
La question posée au départ porte sur un possible renouvellement de
la problématique du développement dans les pays du Sud à partir des
dynamiques de PME et des rapports particuliers qu’elles entretiennent avec
leur territoire (au sens local) d’implantation. A partir d’une critique des
conceptions en termes de « pôle de croissance » et d’« industrie motrice »,
nous avons vu comment, à l’instar de ce qui se passe au Nord, une nouvelle
approche du développement émerge progressivement au Sud, sur la base,
d’une part, de processus portés par les acteurs locaux – au premier rang
desquels les PME – et les réseaux qu’ils constituent et, d’autre part, d’un
ancrage territorial très fort de ces acteurs et réseaux avec ce que cela implique
comme synergies et externalités positives sur le plan local.
En effet, grâce aux relations mutuellement avantageuses qu’elles nouent
entre elles et avec leur environnement proche, les PME regroupées
24 Critique économique n° 14 • Automne 2004
P.M.E., territoire et développement local : le cas des pays du Sud
spatialement selon une logique de proximité sectorielle, donnent naissance
à des SPL qui sont au cœur de cette dynamique de « développement local
par le bas », véritable alternative au développement régional « par le haut »
expérimenté sans grand succès dans bon nombre de pays dans le cadre des
politiques d’aménagement du territoire.
Pour les pays en développement, cette approche territoriale « par le bas »
présente un intérêt d’autant plus fort que, reposant principalement sur les
ressources locales, elle se révèle particulièrement adaptée à leur contexte
marqué souvent par une forte contrainte de moyens de financement qui
limite le recours au matériel importé.
Références bibliographiques
Abdelmalki L., Courlet C. (éds) (1996), les Denieuil P.N. (1992), les Entrepreneurs du
Nouvelles logiques du développement, développement : l’éthno-industrialisation en
l’Harmattan, Paris. Tunisie : la dynamique de Sfax, l’Harmattan,
Bellandi M. (1989), Small Firms and Industrial Paris.
Districts in Italy, Routledge, London. Durand J.P. (1991), « Italie : spécialisation
Becattini G. (1992), « Le district marshallien : flexible et dépassement du fordisme »,
une notion socio-économique », in G. Benko, Economie industrielle, n° 58, 4e trimestre,
A. Lipietz (éds), les Régions qui gagnent, PUF, p. 47-63.
Paris, p. 35-55. Ferguène A. (1996), « L’industrialisation à petite
Bouchrara M. (1986), « Industrialisation échelle : une nouvelle approche du dévelop-
rampante et innovation clandestine en pement au Sud », Région et développement,
Tunisie », Economie et humanisme, n° 289, n° 3, p. 85-115.
mai-juin, p. 58-65. Ferguène A. (2001), « Savoir-faire artisanaux et
Coase R.H. (1937), « The Nature of the dynamismes locaux dans les vieilles villes du
Firm », Economica, n° 4, novembre, traduit Maghreb : l’exemple de la médina de Sfax »,
en français dans Revue française d’économie, in A. Sassu (éd.), Savoir-faire et productions
vol. 2, n° 1, hiver 1987. locales dans les pays de la Méditerranée,
Courlet C. (1989), « Les industrialisations ISPROM/Publisud, Paris, p. 271-293.
endogènes », Revue Tiers-Monde, n° 118, Ferguène A., Hsaïni A. (1998a), « Développement
avril-juin, p. 413-421. endogène et articulation entre globalisation
Courlet C. (1994), « Les systèmes productifs et territorialisation : éléments d’analyse à
localisés, de quoi parle-t-on ? », in partir du cas de Ksar Hellal (Tunisie) », Région
C. Courlet, B. Soulage (éds), Industrie, et développement, n° 7, p. 105-134.
territoires et politiques publiques, l'Harmattan, Ferguène A., Hsaïni A. (1998b), « La flexibilité
Paris, p. 13-32. source d’efficacité productive ? Enseignement
Courlet C. (2001), Territoires et régions : les à partir d’un système localisé de PME en
grands oubliés du développement économique, Tunisie », Revue internationale PME, vol. 11,
l’Harmattan, Paris. n° 4, p. 67-93.
Critique économique n° 14 • Automne 2004 25
Améziane Ferguène
Friedman J., Weaver C. (1979), Territory and Lowder S., Morris A.S. (1992), « Flexible
Fonction: The Evolution of Regional Planning, Specialisation: The Applications of Theory
Edward Arnold, London. in a Poor Country Context : Leon, Mexico »,
Ganne B. (1989), « PME et districts : à propos International Journal of Urban and Regional
du modèle italien : de quelques réflexions Research, vol. 16, n° 2, p. 190-201.
critiques », Revue internationale PME, Lyberaki A. (1988), « Small Firms and Flexible
vol. 2, n° 2-3, p. 273-285. Specialisation in Greek Industry », thèse de
Garofoli G. (1992), « Les systèmes de petites doctorat, I.D.S., University of Sussex.
entreprises : un cas paradigmatique de Maruani A., Reynaud E., Romani C. (éds)
développement endogène », in G. Benko, (1989), la Flexibilité en Italie, Syros
A. Lipietz (éds), les Régions qui gagnent, PUF, Alternatives, Paris.
Paris, p. 57-88. Myrdal G. (1959), Théorie économique et pays
Garofoli G. (1994), « Développement endogène sous-développés, Présence africaine, Paris.
et rôle des acteurs locaux : un défi pour la Nadvi Kh., Schmitz H. (1994), « Industrial
théorie du développement », in Nouveaux Clusters in Less Developped Countries:
dynamismes industriels en économie du Review of Experiences and Research Agenda »,
développement, publication de l’IREPD, série Discussion paper, n° 339, I.D.S., University
“Actes de colloques”, Grenoble, p. 493-499. of Sussex.
Guerraoui D., Fejjal A. (1988), « L’industria- Nadvi Kh., Schmitz H. (1999), « Clustering an
lisation de l’artisanat à Fès », Histoires de Industrialisation: Introduction », World
développement, Cahiers de l’IES de Lyon, Development, vol. 27, n° 9, septembre,
n° 4, 4e trimestre, p. 6-8. p. 1503-1513.
Guerraoui D., Fejjal A. (1991), « Fès : Pecqueur B.(1989), le Développement local :
industrialisation non orthodoxe », Infor- mode ou modèle ? Syros Alternatives, Paris.
mations et commentaires, n° 77, octobre- Perroux F. (1969), « Théorie générale : les
décembre, p. 40-44. concepts : l’économie du XXe siècle », PUG,
Hirschman A.O. (1964), la Stratégie du Grenoble.
développement économique, les Editions Piore M., Sabel C. (1989), les Chemins de la
ouvrières, Paris. prospérité : de la production de masse à la
Hirst P., Zeitlin J. (1991), « Flexible spécialisation souple, Hachette, Paris.
Spécialisation versus Post-fordisme : Theory, Pyke F., Becattini G., Sengenberger W. (eds)
Evidence and Policy Implications », Economy (1990), Industrial Districts and Inter-firm
and Society, vol. 20, n° 1, p. 1-56. Cooperation in Italy, I.I.L.S., ILO, Genève.
Hsaïni A. (1996), « Spécialisation souple et Rasmussen J., Schmitz H., Van Dijk P.M.
développement : le cas de Ksar Hellal en (1992), « Exploring a New Approch to
Tunisie », thèse de doctorat en économie Small-scale Industry », I.D.S. Bulletin,
appliquée, Université Pierre-Mendès-France, vol. 23, n° 3, juillet, p. 2-7.
Grenoble. Raveyre M.F., Saglio J. (1984), « Les systèmes
Judet P. (1989), « Quand la Rhur entre au industriels localisés : éléments pour une
musée », Revue Tiers-Monde, n° 118, avril- analyse sociologique des ensembles de PME
juin, p. 407-411. industriels », Sociologie du travail, n° 2, avril-
Longhi Ch., Spindler J. (2000), le Développement juin, p. 157-176.
local, L.G.D.J., coll. “Politiques locales”, Regnier Ph. (1988), « La nouvelle Asie
Paris. industrielle : Taïwan, champion de la
26 Critique économique n° 14 • Automne 2004
P.M.E., territoire et développement local : le cas des pays du Sud
PME/PMI », Histoires de développement, D.R.F. Taylor (eds), Development from Above
Cahiers de l’IES de Lyon, n° 4, 4e trimestre, or Below ? The Dialectics of Regional Planning
p. 11-14. in Developing Countries, Wiley J. Ltd,
Rerat F., Courault B., Michelsons A. (1992), Chichester.
« Les PME face au local : recomposition des Stöhr W.B. (1984), « La crise économique
districts et sortie du local », in Industrie et demande-t-elle de nouvelles stratégies de
territoire, publication de l’IREPD, série développement ? », in Ph. Aydolot (éd.),
“Actes de colloques”, Grenoble, p. 187-207. Crise et espace, Economica, Paris.
Rivière D. (1990), « La troisième Italie : la petite Tiberghien R., Courlet C. (1986), « Le
entreprise et le développement régional », développement décentralisé des petites
in G. Benko (éd.), la Dynamique spatiale de entreprises industrielles au Cameroun »,
l’économie, Editions de l’espace européen, La Revue Tiers-Monde, n° 107, juillet-septembre,
Garenne-Colombes, p. 319-336. p. 607-616.
Schmitz H. (1990), « Petites entreprises et Vidal F. (1998), « Les secrets des districts
spécialisation souple dans les pays en industriels italiens », Sociétal, n° 20, juin,
développement », Travail et société, vol. 15, p.33-36.
n° 3, p. 271-305. Vidal F. (1999), « Les secrets des districts
Sengenberger W., Pyke F. (1990), Small Firms, industriels italiens (suite) », Sociétal, n° 24,
Industrial Districts and Local Economic mars, p. 99-104.
Regeneration: Research and Policy Issues, Williamson O.E. (1975), « Markets and
ILO, octobre, Genève. Hierarchies : Analysis and Antitrust Impli-
Souidi R., Ferfera M.Y., Akrouf T. (2000), « Les cations », Free Press, New-York.
entrepreneurs, le territoire et la création Zeitlin J. (1990), « The Third Italy : Inter-Firm
d’entreprises : enquête à Boghni », les Cahiers Cooperation and Technological Innovation »,
du CREAD, n° 51, p. 45-70. in R. Murray (éd.), Strategies and Local
Stöhr W.B. (1978), « Development from Below: Economic Intervention, Spokesman Books,
The Bottom-up and Periphery-Inward Nottingham.
Development Paradigm », in W.B. Stöhr,
Critique économique n° 14 • Automne 2004 27
Les expériences de développement
local et la valorisation des savoir-
faire locaux
L’exemple marocain et les enseignements
pour la coopération euro-méditerranéenne
Introduction Claude Courlet
Université Pierre-
La coopération décentralisée n’a jamais vraiment été définie par rapport Mendès-France,
au développement local. Elle reste encore largement définie comme quelque Grenoble
chose d’intermédiaire entre la coopération inter-étatique et la coopération (
[email protected])
non gouvernementale. Souvent, il y a une forte entrée institutionnelle : la
coopération décentralisée, c’est la coopération entre des communes, des
régions, des provinces, etc. D’autre part, la coopération décentralisée doit
tenir compte des mutations organisationnelles en cours et de la
mondialisation des économies.
Notre propos ici est de partir de la notion de développement local et
du territoire pour en tirer toutes les conséquences au niveau de la coopération,
notamment euro-méditerranéenne. Trois point successifs seront développés :
– l’importance du territoire dans le cadre des mutations économiques
actuelles ;
– la notion de développement endogène et les modèles locaux de
développement avec un regard particulier sur les SPL au Maroc ;
– les conséquences pour la coopération décentralisée.
I. Le territoire, une composante importante du développement
économique : le global et le local
1. Une nouvelle logique de développement : la dynamique d'aptitude
La nouvelle donne de l'industrie que l'on peut résumer par la précarisation
de l'environnement de l'entreprise (incertitude du marché, globalisation,
réduction de la latitude d'intervention des Etats, nouvelles concurrences
du Sud, demande exigeante et volatile, etc.) entraîne une mutation profonde
des formes de production.
Les entreprises sont contraintes de travailler au renouvellement
permanent de leur avantage concurrentiel. Ce renouvellement repose sur
Critique économique n° 14 • Automne 2004 29
Claude Courlet
une capacité de création par l'entreprise de ressources propres qui se
conjuguent avec les ressources externes que l'entreprise doit mobiliser. On
parle alors de dynamique d'aptitude (Ruffieux, 1994). Celle-ci se définit
comme la capacité d'une entreprise, d'une organisation à accroître ses
capacités de création de ressources et de compétences organisationnelles.
Elle est source d'évolution. Elle peut être interprétée comme une stratégie
d'innovation permanente, un parti-pris d'anticiper le changement plutôt
que de tenter de le contrôler (fordisme) ou simplement de s'y adapter
(flexibilité passive).
Cette dynamique d'aptitude implique :
1. un processus d'innovation par apprentissage organisationnel qui
concerne non seulement la technique mais l'ensemble des relations :
technologie – marché – processus de production – compétence ;
2. une redéfinition des espaces de cohérence de la firme et de ses limites
et des relations interentreprises. Ceci se traduit par :
– une rationalisation d'achats et une diminution du nombre de
fournisseurs directs de la part des grands donneurs d'ordre ;
– des relations acheteur-vendeur modifiées ; l'offre ne se limite pas à
un prix : elle englobe également la qualité du produit et l'efficacité du service ;
– l'émergence d'une “économie relationnelle” dans laquelle la PME joue
un rôle important (formalisation accrue des contrats, développement des
relations avec les institutions, importance du territoire).
Tableau 1
Nombre de fournisseurs directs
1981 1991
PSA 2 500 960
Renault 1 800 1 000
Valéo 4 750 3 600
Aérospatiale 450 100
2. La globalisation
La globalisation de l'économie correspond à la fois à une mondialisation
des marchés et à la mise en place d'une organisation internationale de la
production (Laurencin, 1994). La globalisation du marché d'un produit
bien déterminé signifie que le marché de ce produit n'est ni segmenté, ni
rendu hétérogène par les frontières établies entre les espaces nationaux ;
l'accès des entreprises d'un secteur d'activité au stade de la globalisation
signifie qu'elles peuvent répondre en tout lieu et sans discrimination
particulière de délai et de prix aux spécificités de la demande dans les divers
30 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Les expériences de développement local et la valorisation des savoir-faire locaux
produits du secteur en question. La firme globalisée profite tout à la fois
des sites des “surdoués” de l'organisation, du design, de la conception et
des zones à bas salaires pour la production. A défaut d'une grande taille et
d'une structure de groupe ou de réseau propre, la globalisation peut être
assurée par des coopérations internationales entre des entreprises exploitant
des complémentarités géographiques telles que chaque partenaire élargit
son système de production et son réseau de distribution.
La stratégie de globalisation des entreprises se distingue des stratégies
antérieures d'internationalisation et de multinationalisation. Dans la stratégie
typique d'internationalisation, un centre unique générait les exportations.
La stratégie typique de la multinationalisation consistait, quant à elle, à
construire un édifice hiérarchisé : la pyramide de la société-mère avec,
subordonnées à elle, les filiales de production à l'étrange. La stratégie de
globalisation articule, dans un réseau mondial, des prérogatives stratégiques
de la firme et pas seulement de simples compétences productives entre ses
différentes implantations décentralisées. Dès lors, tout ce qui forme l'essence
de la firme, son mode de production et son rapport au marché, peut devenir
complètement délocalisé avec une autonomie quasi totale et une bonne
insertion territoriale (Van Thulder, Ruigrok, 1992).
2.1. Les nouveaux espaces de cohérence de l'entreprise
La globalisation interpelle, tout d'abord, la capacité stratégique de
l'entreprise quant à ses compétences en matière d'organisation de ses
différentes fonctions. Dans la dynamique de globalisation, l'entreprise doit
mieux intégrer les dimensions techniques, commerciales, relationnelles afin
de pouvoir s'adapter sans délai aux exigences de marchés mondialisés. Dans
ce cadre, l'exigence de coordination de l'entreprise déborde largement son
périmètre en invitant à de nouvelles alliances. On parle souvent à ce propos
de “l'entreprise-réseau”, modèle caractérisant la coordination interne de
l'entreprise globale. Cependant, si la globalisation renforce la contrainte
d'une gestion optimale du réseau de l'entreprise, le risque existe d'un
effacement de la frontière entre l'intérieur et l'extérieur de l'entreprise si
le réseau de l'entreprise atteint un niveau de complexité. La globalisation
peut ainsi, à long terme, affecter l'identité de l'entreprise, notamment par
rapport à sa base nationale d'origine. Faire front dans la concurrence
mondiale impose finalement à l'entreprise de bâtir une identité et une
cohérence sur le long terme en dépassant l'alternative entre la sclérose d'un
profil étroitement national et la précarité d'une situation apatride
(Laurencin, 1994).
2.2. Affaiblissement des politiques nationales et redéfinition des frontières
de l'action des Etats
Comme le fait remarquer Reich (1991), le “réseau mondial” qu'est
devenue la firme mondialisée qui développe la globalisation ne peut plus
Critique économique n° 14 • Automne 2004 31
Claude Courlet
être caractérisé par une nationalité, mais par ce que la firme fait ici et là.
Dans ce contexte, il est fréquent de s'interroger sur l'efficacité des politiques
étatiques visant la défense des intérêts nationaux à travers les politiques
d'aide aux entreprises ou les politiques commerciales destinées à protéger
les intérêts des firmes nationales. Il faut cependant observer que cet
affaiblissement des politiques publiques nationales affecte surtout les
politiques traditionnelles de type défensif ou protectionniste.
La globalisation signifie en fait un déplacement du rôle de l'Etat. Par
rapport à l'entreprise, les interventions se situent désormais en amont (appui
à la recherche, à la formation, à la diffusion de l'information scientifique
et technique) et en aval (définition des règles et conventions publiques pour
l'organisation des marchés).
3. Le rôle du territoire : le local et le global
Au niveau infra-national, la globalisation, qu'il ne faut pas confondre
avec la banalisation, laisse aussi toute sa place au territoire. Apparaît ainsi
un nouveau clivage : le global et le local. On évoque alors les districts
industriels, les systèmes productifs localisés, les îlots d'innovation,
“l'économie-monde” étant vue comme un vaste archipel. Il s'agit d'un
développement selon une logique de réseaux multidimensionnels,
complexe, créatrice, à la fois très territorialisée et très mondialisée. Cette
logique bouscule aujourd'hui une approche spatiale qui se traduisait jusqu'à
maintenant dans le domaine des relations économiques par une logique
de proximité et d'emboîtement (poupées russes).
Becattini (1995) disait qu'un lieu n'est pas un système local s'il ne dispose
pas de ramifications qui le lient au circuit global. La théorie traditionnelle
de l'économie régionale expliquait les processus de concentration des activités
en restant très liée à une vision métrique du territoire. Or, la notion de
continuité structurante est mise à mal par les évolutions actuelles. On peut
dire que les activités économiques s'organisent à la fois en réseaux planétaires
et en communautés locales. Benko et Lipietz (1992) parlent d'un réseau
mondial de districts ; Veltz (1996) évoque une économie d'archipel.
Les analyses récentes (ISTAT, 1995) sur les districts industriels italiens
montrent la plus grande ouverture sur les marchés étrangers des P.M.E.
(6 à 199 employés) appartenant à des districts par rapport à l'ensemble des
P.M.E. italiennes : 31,4 % des entreprises des districts déclarent un marché
principalement international contre 18,6 % pour l'ensemble des P.M.E.
du pays. Cette enquête montre que les relations interentreprises restent
intenses dans les districts industriels notamment en raison de la qualité des
produits fournis et de la grande ponctualité dans les livraisons. Une étude
portant sur l'analyse des relations industrielles de 259 entreprises du Sillon
Alpin (Pecqueur et alii, 1995) entre Grenoble et Genève donne des résultats
similaires (cf. tableau).
32 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Les expériences de développement local et la valorisation des savoir-faire locaux
Tableau 2
Répartition géographique du CA et des achats
des entreprises Rhône-Alpines en 1993
Sillon dont flux Rhône-
France Etranger Total
alpin intrapôle Alpes
Ensemble des entreprises C.A. 14,5 9,2 9,1 52,8 27,6 100 %
du Sillon alpin
Achats 23,3 16,5 14,4 33,2 29,1 100 %
Entreprises de la Vallée C.A. 19,3 10,2 5,1 61,2 14,3 100 %
de l'Arve
Achats 47,0 40,7 7,0 24,7 21,3 100 %
Entreprises du Genevois C.A. 6,0 2,0 9,0 53,1 31,9 100 %
Achats 12,2 2,7 13,3 23,0 51,4 100 %
Entreprises d'Annecy C.A. 9,7 6,5 8,1 64,9 17,3 100 %
Achats 20,4 8,4 5,3 32,7 41,6 100 %
Entreprises de Chambéry C.A. 17,5 6,6 15,1 26,2 41,2 100 %
Achats 16,1 6,2 25,4 36,0 22,5 100 %
Entreprises de Grenoble C.A. 17,8 14,8 8,2 54,1 19,9 100 %
Achats 23,1 22,6 18,5 37,9 20,6 100 %
On note que quand intervient la proximité géographique, celle-ci joue
davantage au sein d'un pôle : Grenoble, que l'on peut considérer comme
un district technologique, et la Vallée de l'Arve, district industriel où plus
de 40 % des achats sont effectués dans le système local. Par contre, les flux
interpôles sont faibles.
Tout cela donne l'image d'une prédominance des relations horizontales
entre territoires éloignés sur les relations verticales (pôle hinterland) ou sur
les relations entre pôles voisins. Cette perspective donnée à l'analyse des
districts industriels montre que la géographie économique n'est pas le résultat
second de processus économiques et sociaux a-spatiaux.
Elle est une composante active de la dynamique mondiale.
II. Le développement endogène et les modèles locaux de
développement
1. Le concept de développement local
La démarche part d’une conception bien précise du développement local :
celle du développement endogène structuré autour d’acteurs valorisant les
potentialités locales tout en s’insérant vis-à-vis de l’extérieur. Le
développement local est défini comme un processus multidimensionnel qui
concerne toutes les composantes de la société locale. Il se déroule dans le
temps long et dans un espace de taille limitée. C’est un processus de
mobilisation et de valorisation des ressources locales. Cette conception est
Critique économique n° 14 • Automne 2004 33
Claude Courlet
associée à deux grands objectifs : la maîtrise du devenir du territoire, d’une
part, le développement équilibré des différentes ressources du territoire,
d’autre part. Plus qu’une théorie, le développement local est une démarche
inductive qui s’attache à analyser les conditions d’intervention, les modalités
de mise en œuvre et l'ingénierie sur laquelle elles reposent.
2. Les modèles locaux de développement
Le renouveau théorique effectué à partir des travaux sur le développement
local dépasse largement le cas des pays avancés et débouche sur une réflexion
plus générale sur les modèles locaux de développement que l'on peut
distinguer en fonction des contextes socio-économiques et institutionnels
(Abdelmalki, Courlet, 1996).
2.1. Districts industriels et industrialisation tardive
Les districts italiens ne sont pas situés n'importe où dans le temps et
dans l'espace. Ceux de la Troisième Italie sont liés à l'industrialisation tardive
du pays (Fuà, 1985). Le miracle italien d'après-guerre était celui du fordisme
et de la grande production de masse du Nord, mais aussi ailleurs, celui
d'industries intensives en travail, exploitant une main-d'œuvre abondante
et bon marché, s'accommodant de structures productives décentralisées.
C'est sur ces dernières que s'est construite la dynamique de la Troisième
Italie, retournant, avec la crise, le “retard” en avantage, mettant à profit la
production en petites séries et trouvant un regain de productivité par
l'introduction des technologies électroniques. A quelques nuances près et
de manière décalée dans le temps, on retrouve le même phénomène dans
les pays d'industrialisation tardive d'Europe du Sud, au nord du Portugal
(Silva, 1988) et en Espagne (Costa, 1989).
2.2. Systèmes productifs localisés et pays en développement
La discussion sur les modèles locaux de développement déborde
l'expérience de la Troisième Italie pour intéresser les pays en développement.
Il y a, en effet, une industrialisation localisée à petite échelle et flexible,
qui se développe de manière significative dans certaines régions du Tiers-
Monde (Ferguéne, 1995).
De nombreux exemples sont désormais évoqués : Fès au Maroc, Ksar
Hellal, Sfax en Tunisie ; le système de la Vallée du Rio dos Sinos dans la
chaussure au Brésil (Azevedo, 1994). Hubert Schmitz (1990, 1994) fait
état de très nombreuses expériences de spécialisation souple : Kumasi au
Ghana dans la mécanique, le Novo Hamburgo au Brésil dans la chaussure,
Tirripur en Inde du Sud dans la bonneterie, l'industrialisation localisée des
meubles en Egypte, etc. Ces systèmes localisés se développent dans des
conditions qui rappellent celles des districts industriels.
Cependant, pour désigner ces phénomènes, on reprendra ici la
terminologie de SPL plutôt que de district, car ce dernier suppose des
34 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Les expériences de développement local et la valorisation des savoir-faire locaux
attributs qui ne sont pas tous vérifiés par les recherches empiriques (trop
rares encore). La notion de SPL exprime néanmoins l'idée de concentration
sectorielle et géographique de P.M.E. qui est en fait la notion de base du
modèle de district industriel (d'autres caractéristiques, telles que la
coopération inter-firmes, le rôle du milieu social étant ou non vérifiées sur
le terrain). On peut insister sur les points suivants :
– Le SPL est un phénomène très significatif de l'organisation à petite
échelle dans les pays en développement. Même s'il est un phénomène surtout
urbain, il apparaît aussi dans les zones rurales. Il est souvent localisé dans
les villes intermédiaires (Vallée dos Sinos, Santa Catarina au Brésil, Ludhiana
en Inde). Beaucoup de ces “clusters” ont émergé et sont devenus
compétitifs pendant les périodes de crises et de profonde incertitude au
niveau macro-économique.
– Le SPL entraîne avec lui divers types de rapports interentreprises :
rapports verticaux de production entre petites entreprises mais aussi
concurrence intense entre celles-ci ; rapport de production entre grandes
et petites entreprises. On observe souvent des collaborations informelles.
– Les SPL se fondent sur les structures locales sociales, culturelles et
institutionnelles. La persistance de traditions et un sentiment d'appartenance
à une communauté ethnique, familiale ou religieuse peuvent être
déterminants. Dans certains cas (Sfax, Val dos Sinos, par exemple), l'identité
socio-culturelle fonctionne comme support d'un savoir-faire collectif codifié
et de relations de confiance, lesquels favorisent les arrangements productifs,
les échanges d'information, d'équipements, etc.
Ces persistances que l'on retrouve dans les PVD qui ont été jusque-là
analysées comme des obstacles au développement de la production moderne
(de masse) deviennent des avantages pour le développement de ces systèmes
localisés (Hsaini, 1994). Les districts industriels, la spécialisation souple
peuvent trouver dans les PVD un réseau fertile pour leur expansion. Le
développement de la production localisée à petite échelle dans les PVD
montre une fois de plus que chaque processus de développement est en
définitive basé sur des spécificités historiques et socio-culturelles. En ce sens,
l'analyse économique locale ouvre de nouvelles perspectives à l'économie
du développement. On rejoint l'un des enseignements (oublié) d'un des
grands pionniers du développement qu'est Hirschman (1984). Aucun
système de lois économiques ne peut être appliqué partout et à n'importe
quel moment. Il peut exister un seul univers physique mais il n'y a pas qu'une
seule économie. Le succès des districts industriels et de la spécialisation
flexible dans les pays avancés comme dans les PVD rejoint une des intuitions
importantes de ce pionnier du développement. Le monde change, selon
un mode différent pour les riches et les pauvres, mais il existe toujours une
façon de transformer le succès du fort afin qu'aussi le faible puisse en tirer
avantage.
Critique économique n° 14 • Automne 2004 35
Claude Courlet
2.3. SPL et développement économique au Maroc
Il y a bien des SPL au Maroc, constitués, émergents ou virtuels
Le balayage statistique de l’industrie montre qu’il y a des agglomérations
d’entreprises spécialisées dont les caractéristiques sont proches de celles d’un
SPL. La mission confirme cette première observation avec la briqueterie à
Tétouan, les PMI de la confection à organiser à Tanger, mais aussi en
l’élargissant à d’autres secteurs : le tourisme à Erfoud, l’artisanat à Fès, la
poterie à Tétouan et à Safi, et l’agriculture dans le Souss-Massa, avec
notamment des potentialités réelles dans les filières traditionnelles. La mission
montre également qu’il ne faut pas oublier les SPL naissants autour d’activités
comme les NTIC à Casablanca, l’électronique, le câblage électrique lié à
l’automobile ou des activités tertiaires liés aux NTIC (cas de Tanger). A
l’intérieur du pôle casablancais, des zones correspondant à des découpages
administratifs (préfectures) peuvent être identifiées, dans l’industrie
manufacturière, avec de fortes spécificités, notamment autour du textile-
habillement.
Tableau 3
Evolution de l’industrie à Casablanca
1989 1999
Nombre Nombre
Effectifs Effectifs
d’établissements d’établissements
Casablanca-Anfa 796 29 594 613 22 753 dont 41 %
textile-habillement
Casablanca-Al Fida 262 9 842 182 7 016
Casablanca-Hay Hassani 271 16 237 358 2 765 dont 62 %
textile-habillement
Sidi Othmane 89 7 757 165 18 808 dont 72 %
textile-habillement
Bousbouka 39 4 840
Hay Mohammadi 895 70 371
Sidi Bernoussi 1 214 90 248 32 44 060 dont 39 %
textile-habillement
Total 2 632 193 114 2 581 195 501
Cependant, les situations observées rapidement se situent dans le contexte
socio-économique et institutionnel particulier du Maroc et interrogent de
manière particulière la démarche SPL. Dans cette perspective, plusieurs
remarques peuvent être faites.
La question des critères de reconnaissance d’un SPL
Dans la caractérisation des SPL, il est souvent avancé cinq critères :
concentration spatiale des activités, spécialisation autour d’un produit, liens
36 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Les expériences de développement local et la valorisation des savoir-faire locaux
entre entreprise grâce à une culture commune renvoyant à des systèmes de
valeur territorialisés, solidarité entre entreprises, relations avec d’autres
partenaires (Etat, collectivités locales chambres consulaires, etc.). Dans le
contexte marocain, deux de ces critères doivent être revisités et complétés.
Dans les expériences fréquemment évoquées comme les districts italiens,
il s’agit de concentration spatiale sur un territoire restreint avec un potentiel
économique à la dimension de la concurrence mondiale (plusieurs centaines
d’entreprises, voire plusieurs milliers). Il y a donc un critère de taille minimale
permettant de créer des emplois en nombre important dans les années à venir
et de tenir compte à la fois des débouchés potentiels (sur le marché intérieur
et extérieur) et des ressources disponibles (eau pour l’agriculture et le
tourisme, la matière première pour l’industrie ou l’artisanat).
Il est aussi souvent fait référence au conditions socio-culturelles dans
la réussite des SPL. La mission permet de montrer l’extrême attachement
des acteurs à leur territoire ; la prise en compte de cette dimension semble
primordiale pour la suite des événements et la réussite des actions de conduite
de l’évolution de certaines situations locales.
SPL et développement économique au Maroc
L’économie marocaine est constituée, généralement, d’un tissu de
nombreuses PME/PMI présentant un potentiel réel de développement, mais
qui sont, comme dans d’autres pays, confrontées à des mutations
profondes face à la mondialisation de l’économie. Leur insertion dans
l’économie internationale doit être vue plus comme une opportunité qu’une
contrainte. En effet, cette insertion nécessite à la fois une stratégie de
spécialisation optimale et une plus grande cohérence des acteurs publics
et privés. Le SPL en déclinant spécialisation forte autour d’un métier,
coordination et coopération entre acteurs au niveau du territoire, semble
être une réponse particulièrement adaptée aux enjeux du moment.
Le SPL contribue au renforcement du système productif
En jouant sur les spécificités territoriales et sur la mobilisation des acteurs
locaux, le SPL se distingue de la démarche selon laquelle, il faudrait appliquer
dans tous les domaines les règles de la compétitivité et de l’optimisation
de la productivité des facteurs (capital, ressources humaines, ressources
naturelles) ; ce qui reviendrait à restreindre l’action de l’Etat à la seule action
sur le coût des facteurs de production : taux d’intérêt, coûts du travail (directs
et indirects) de l’énergie, charges fiscales, coûts des terrains industriels,
aménagements des infrastructures…). La démarche SPL permet de :
– passer d’une stratégie de compétitivité-coût à une compétitivité basée
sur l’innovation ;
– choisir une meilleure spécialisation et mailler le système industriel ;
– rééquilibrer les aides en faveur des PME ;
– atténuer les disparités régionales ;
– créer des emplois productifs ;
Critique économique n° 14 • Automne 2004 37
Claude Courlet
– réinsérer l’entreprise dans son territoire et moduler la politique à l’égard
des investissements étrangers en fonction des caractéristiques des différents
territoires.
Le SPL comme nouvel outil du développement économique
La démarche SPL conduit à une nouvelle conception du développement
dans laquelle le territoire doit devenir la cible de l’action publique, l’acteur
central étant désormais l’entreprise et les opérateurs économiques. Il s’agit
d’un renversement par rapport à la conception classique du développement
réservant à l’Etat le rôle d’acteur central avec comme cible les grandes
entreprises ou les secteurs. Pour le Maroc, cela entraîne deux types de
conséquences :
• l’approche SPL est une approche globale basée sur les territoires ; elle
est horizontale ; elle doit privilégier les relations intersectorielles au niveau
local : environnement et agriculture, urbanisme et PME, recherche et
industrie, tourisme et artisanat) ;
• un travail de réflexion est à réaliser pour situer la démarche dans la
perspective macro-économique du pays. L’action territorialisée n’enlève rien
à un Etat qui doit agir de plus en plus en amont du système d’entreprises
(recherche, formation) et en aval de celui-ci (régulation des normes de
concurrence, de sécurité, de qualité, etc.). Elle doit être menée de concert
avec une politique de grappes d’entreprises. La démarche SPL demande
plus de participation des collectivités locales, notamment des municipalités
et des régions.
Le SPL, un processus de construction
Le SPL est un processus de construction impliquant de nombreux acteurs
qui se mobilisent dans des actions communes ou projets collectifs. Cela
veut dire qu’il n’est pas possible de faire reposer la démarche sur un
mécanisme spontané d’émergence progressive de la coopération entre des
individus ayant des objectifs purement individualistes, avec des règles du
jeu stables dans le temps. La démarche SPL suppose une coordination
“consciente” de l’économie locale, ce qui pose le problème du pilotage des
projets.
III. Les conséquences pour la coopération décentralisée
La conception de la coopération décentralisée qui dérive de la notion
de développement local est à différencier de la simple décentralisation mettant
en avant uniquement les collectivités territoriales. Une approche en termes
de développement local incite à privilégier les acteurs plutôt que les
infrastructures, les réseaux plus que les réseaux établis. Si l’approche du
développement local est pertinente, si la dynamique lourde est celle du
global/local, la coopération doit appuyer l’émergence, le développement
et l’évolution de territoires maillés autour d’acteurs et de savoirs-faire ; la
38 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Les expériences de développement local et la valorisation des savoir-faire locaux
coopération doit aider aussi à l'émergence de politiques territorialisées dans
les pays en développement.
Pour les pays partenaires, cela signifie un premier enjeu : assurer de
nouvelles fonctions au niveau des territoires qui deviennent la cible de la
politique de développement : observation, diagnostic, veille et prospective.
Ensuite, la coopération doit être adaptée au processus de développement
en cours dans l’ensemble de chaque territoire. L’approche doit être différente
selon l’origine du processus de développement : caractère externe ou
endogène des connaissances, des savoir-faire mobilisés dans le territoire ;
caractère externe ou interne des capitaux utilisés dans la production, etc.
L’approche doit aussi s’adapter selon les modalités de coordination (spontanée
ou institutionnalisée) entre les entreprises, selon la division du travail entre
ces mêmes entreprises (concurrence, intra-sectorielle, inter-sectorielle).
Enfin, la coopération peut viser tel ou tel niveau d’intervention selon
les cas :
– favoriser dans le territoire partenaire la mobilisation de tout
l’environnement porteur des entreprises (conseils, réseaux d’information,
services aux entreprises…) ;
– appuyer les actions communes en faveur du développement d’un tissu
industriel sur la technologie, les savoir-faire, la formation ; on privilégie
alors des grappes d’entreprises ;
– appuyer la promotion de conditions générales de développement
touchant à l’environnement scientifique et technique (par exemple aide à
la création d’un technopôle) ou financier d’un territoire donné.
Références bibliographiques
Azevedo B. (1994), « Le secteur informel dans Brunat E. (1995), « Emergence régionale et
une dynamique de développement local. Une dynamique territoriale ; essai sur la transfor-
étude de cas de la petite production mation des économies de type soviétique à
manufacturière de la Vallée Dos Sinos » partir des exemples russe et polonais », thèse,
(Brésil), thèse, IREPD, UPMF, Grenoble. UPMF, Grenoble.
Abdelmalki L. et Courlet C. (1996), les Costa M.T. (1989), « Décentrage productif et
Nouvelles logiques du développement, coll. diffusion industrielle », Economies et sociétés,
“Logiques économiques”, éd. l'Harmattan, Hors-série n° 31.
Paris. Fua G. (1985), « Les voies diverses du
Becatini G. et Rullani E. (1995), « Système local développement en Europe », les Annales :
et marché global : le district industriel », in économies, sociétés et civilisations, n° 3.
A. Rallet, A. Torre, Economie industrielle et Hsaïni A. (1996), « Spécialisation flexible et
économie spatiale, Economica, Paris. PVD : le cas tunisien », thèse de doctorat,
Benko G. et Lipietz A. (éds) (1992), les Régions Grenoble.
qui gagnent, PUF, Paris. ISTAT (1995), Rapporto Annuale.
Critique économique n° 14 • Automne 2004 39
Claude Courlet
Laurencin J.P. (1994), « L'entreprise face à la Sengenberger W. et Pyke F. (1991), « Les
globalisation de l'économie », in M. Hollard districts industriels et la régénération de
(dir.), Génie industriel : les enjeux économiques, l'économie locale : thèmes de recherche et
PUG. d'action », Travail et société, 16/1, 1-25.
Pecqueur B., Soulage B., Thivin S., Zampa Ch. Silva Rui. M. (1988), « Industrialisation et
(1995), les Relations entre les entreprises développement local : une interprétation à
industrielles du Sillon alpin, IREPD, partir du cas portugais », thèse de doctorat
Grenoble. d'université, Université Pierre Mendès-
Reich R.B. (1991), The Work of Nations, New France, Grenoble, novembre.
York Sciences and Schuster (traduction Van Thulder R., Ruigrok W. (1992),
française l'Economie mondialisée, Dunod, « Globalisation or Localisation: The Siwol
Paris, 1994). Internationalisation Strategy. The World
Ruffieux B. (1994), « Evolutions industrielles Car Industry as an Example », colloque :
et théories de l'avantage concurrentiel », in « Entreprises et industries européennes face
M. Hollard (éd.), Génie industriel : les enjeux à la mondialisation », St-Malo, CERETIM,
économiques, PUG. juin.
Schmitz H. (1990), « Petites entreprises et Veltz P. (1996), Mondialisation, villes et
spécialisation souple dans les pays en territoires. L'économie d'archipel, PUF, Paris.
développement », Travail et société, vol. 15,
n° 3, 271-305.
Schmitz and Madvi K.(1994), « Industrial
Clusters in Less Developed Countries »,
Review of Experiences and Research Agend.
40 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Développement local et
coopération décentralisée
Entre gouvernance locale et régulation
globale
Introduction Jean-Pierre
Gilly*
Notre contribution est centrée sur la problématique du développement
socio-économique local non pas selon une vision endogène stricto sensu mais,
Jacques
au contraire, selon une conception du territoire ouverte sur son Perrat**
* LEREPS-GRES,
environnement économique et institutionnel, qu'il s'agisse du niveau national
Toulouse
et/ou international. ([email protected])
Il s'agit par-là de penser et d'expliciter les articulations, aussi bien ** ADEES, Rhône-Alpes
économiques qu'institutionnelles, entre dynamiques territoriales et (Lyon)
([email protected])
dynamiques globales. C'est toutefois sur les articulations institutionnelles
que nous porterons notre attention et, tout particulièrement, sur les
enchevêtrements entre les différentes échelles spatiales de régulation des
systèmes économiques. En effet, la compréhension de ces mécanismes
institutionnels est indispensable aussi bien pour analyser les dynamiques
socio-économiques locales que pour penser les fondements d'une politique
de coopération décentralisée véritablement efficace.
Bien qu'au départ centrée sur une problématique liée à la situation
occidentale, notre communication a une visée essentiellement méthodolo-
gique et, de ce fait, devrait trouver sa place dans ce colloque.
Dans une première partie, nous proposerons une réflexion sur :
• Une appréhension du territoire en termes de proximité, dans une vision
dynamique. Ainsi, le territoire est défini comme un construit socio-
économique produit par les interactions entre les acteurs locaux :
économiques, techniques, sociaux, institutionnels. Tout particulièrement,
le territoire est caractérisé par sa gouvernance locale, définie comme
l'ensemble des processus institutionnels, issus des relations de coopération
entre acteurs publics et/ou privés et qui participent de la régulation locale
du territoire.
• Une analyse des formes prises par les articulations entre gouvernance
locale et régulations globales à travers le rôle des acteurs-clés. La
Critique économique n° 14 • Automne 2004 41
Jean-Pierre Gilly, Jacques Perrat
gouvernance locale, en effet, n'est jamais la transposition à une échelle
territoriale plus réduite des régulations globales. Elle est plutôt le résultat
dynamique d’une tension entre des régularités verticales (sectorielles, macro-
institutionnelles) et des régularités horizontales qui caractérisent un territoire.
Dans une seconde partie, nous tenterons de repérer les enseignements
méthodologiques de l'analyse du niveau territorial pouvant être utilement
mobilisés pour éclairer les acteurs des PSEM dans leurs rapports aux autres
échelles de coordination. Face aux transformations des modes d'exercice
et de transmission du pouvoir et/ou de l'autorité (prégnance du couple
contrat-projet, diffusion du rapport d'externalité et de la logique
procédurale de construction des règles), quelles sont les marges réelles
d'autonomie des acteurs construisant des projets communs de
développement ? Comment peuvent s'articuler des projets “à géométrie
variable” et fortement marqués par la logique de marché et des politiques
institutionnelles à caractère moins marchand, plus collectif et à plus long
terme ?
1. Dynamique territoriale, gouvernance locale et régulation
(1) Cette première partie d’ensemble : précisions méthodologiques (1)
s'inspire largement de
Colletis, Gilly et alii. 1.1. Proximités et territoire
(1999), de Gilly, Wallet
(2001) et de Colletis, Dans la lignée des travaux de “l'Ecole de la proximité” (Gilly, Torre,
Gilly, Pecqueur (2002). 2000), nous définissons le territoire comme le résultat de la combinaison
des trois dimensions de la proximité : spatiale, organisationnelle et
institutionnelle.
La proximité géographique traite de la séparation dans l’espace.
Fonctionnellement exprimée en termes de coût et/ou de temps, elle est
évidemment dépendante des infrastructures de transport et des technologies
de communication. Bien que le seuil de proximité géographique ne puisse
être fixé dans l’absolu, on peut avec Rallet (2000) tracer une ligne de partage
« par rapport à un problème particulier, entre ce qui relève du lointain et
ce qui relève du proche ».
La proximité organisationnelle concerne les interactions entre acteurs
à l'intérieur des ou entre les organisations. Elle lie donc des acteurs disposant
d'actifs complémentaires participant à une activité finalisée et appartenant
à un même espace de rapports : un groupe et ses filiales, un réseau d'acteurs ;
elle repose sur un cadre cognitif commun qui concourt à la cohérence de
la structure des relations entre acteurs.
La proximité organisationnelle se construit sur une proximité
institutionnelle reposant sur l'adhésion des acteurs à des règles d'action et,
dans certaines situations, à un système commun de représentations qui
orientent les comportements collectifs. La proximité institutionnelle, plus
ou moins dense selon les situations locales, fonde la mise en compatibilité
42 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Développement local et coopération décentralisée
des différents modes de coordination localisée entre acteurs, privés et/ou
publics, et, par conséquent, l'existence de régularités productives locales.
En tout état de cause, une proximité institutionnelle s'inscrit dans un
rapport contradictoire de pouvoirs, que ce soit entre employeurs et employés
(rapport salarial capitaliste), entre firmes (concurrence vs coopération), entre
acteurs privés et publics (logique de profit, logique de bien public), de sorte
que la mise en comptabilité qu'elle permet est toujours provisoire.
Dans la diversité des contextes institutionnels et organisationnels locaux,
il est possible de mettre en évidence trois catégories polaires de
développement local correspondant chacune à une organisation productive
particulière.
L'agglomération se fonde sur une concentration spatiale d'activités
économiques hétérogènes ne présentant pas a priori de complémentarités.
Cette concentration résulte et est créatrice d'économies externes aux
entreprises, liées à des économies d'échelle dans le partage de certaines
ressources. Il s'agit principalement d'“externalités pécuniaires” provoquées
par la concentration des activités et des acteurs qui se répercutent directement
en termes de prix des facteurs de production. La particularité du processus
d'agglomération, essentiellement caractérisé par la proximité géographique,
est qu'il produit des effets externes qui ne répondent pas à une logique
industrielle ni même n'entraîne des effets de système.
Le processus de spécialisation se fonde sur une structure organisationnelle
forte du tissu économique local dominée par une activité industrielle ou
un produit. Le terme de spécialisation a une double signification. Le
processus par lequel le tissu économique se structure est fondé sur une logique
industrielle favorisant la concentration géographique d'activités
complémentaires. Un tel processus correspond donc au recouvrement des
proximités géographique et organisationnelle.
Les liens industriels, le type de concurrence peuvent favoriser une
concentration spatiale des entreprises. Par rapport à la simple agglomération
où le développement économique était déterminé par le jeu des intérêts
individuels, la spécialisation met en œuvre des processus de coordination
entre les agents économiques. Les interdépendances qui naissent entre
activités économiques autour d'une spécialité créent un “bien public” liant
les stratégies de chacun. En d'autres termes, une entreprise donnée, localisée
sur le territoire, se trouve en situation de s'appuyer sur ces complémentarités
en vue de s'engager dans des activités qui n'auraient pu être accessibles pour
elle, prise isolément, ou qui auraient nécessité de rechercher les conditions
du bénéfice de ces mêmes complémentarités sur un plan extra-territorial.
Le processus de spécification caractérise un territoire qui dispose, grâce
à la proximité institutionnelle entre les acteurs, d'un mode de coordination
entre les agents économiques qui, outre les effets de proximité
organisationnelle, permet une flexibilité dans le déploiement des ressources,
des activités et des compétences sans faire éclater le contexte territorial. D'une
Critique économique n° 14 • Automne 2004 43
Jean-Pierre Gilly, Jacques Perrat
façon différente des processus d'agglomération et de spécialisation, le
processus de spécification ne repose pas seulement sur l'existence
d'économies externes, mais aussi sur celle de structures aptes à internaliser
celles qui déterminent le développement du tissu économique local. Il s'agit
ici d'une capacité créatrice du tissu local qui, en organisant une souplesse
de combinaison de ses ressources et actifs, dispose de moyens pour mettre
en œuvre des stratégies collectives susceptibles d'infléchir le devenir
économique du territoire.
Par le concept de spécification, nous voulons donc cerner la capacité
du territoire à identifier de nouvelles potentialités de développement et à
organiser le déploiement de ses ressources et de ses actifs afin d'y parvenir.
On se place, cette fois, dans une perspective dynamique, dans la mesure
où le problème n'est plus celui de la pérennité d'une combinaison productive
durable, mais celui de la capacité du tissu territorial à se redéployer dans
de nouvelles configurations productives et créer de nouvelles ressources
(Colletis, Gilly, et alii., 1999).
Ces trois catégories de territoire sont caractérisées par des recouvrements
de plus en plus denses des trois formes de proximité depuis l'agglomération
jusqu'à la spécification, en passant par la spécialisation. Pour analyser ces
trois formes et les types de coordination qu'elles recouvrent (de marché,
hors marché, mixtes, etc.), il est néanmoins nécessaire d'élargir la notion
de proximité institutionnelle. Dans ce but, nous introduisons celle de
gouvernance locale.
1.2. La notion de gouvernance locale
La gouvernance locale, qui se concrétise par la construction de compromis
locaux entre acteurs aussi bien privés que publics, est caractérisée par le
degré d'articulation et de cohésion des différentes proximités institutionnelles
qui spécifient un territoire, qu'il s'agisse du rapport salarial, de
l'affrontement entre capitaux individuels, des relations acteurs privés/acteurs
publics…
La gouvernance locale sera définie comme un processus de construction
d’une compatibilité entre différentes proximités institutionnelles unissant
des acteurs (économiques, institutionnels, sociaux…) géographiquement
proches, en vue de la résolution d’un problème productif inédit ou, plus
largement, de la réalisation de projets locaux de développement se succédant
et/ou se combinant dans la durée.
Une telle définition insiste fondamentalement sur l’idée de processus,
c’est-à-dire de dynamique institutionnelle collective qui articule, de manière
toujours singulière, différentes logiques d’acteurs se confrontant et/ou
coopérant sur un territoire. La mémoire des coordinations ayant réussi ou
échoué est un facteur important de ces dynamiques.
La gouvernance locale combine ainsi toujours des éléments de stabilité
et d’instabilité dont l’importance relative évolue dans la durée, définissant
44 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Développement local et coopération décentralisée
des inflexions de la trajectoire de développement du territoire. Mais pour
que l’on puisse parler de gouvernance locale, il faut que les éléments de
stabilité l’emportent, c’est-à-dire que les compromis entre acteurs soient
suffisamment stables et cohérents afin de lever, pour un temps au moins,
l’incertitude inhérente à l’action collective et ainsi de réduire rivalités et
conflits. Alors peuvent se mettre en place un système d’interdépendances
sociales et un système de règles voire de représentations communes générant
des régularités productives localisées (on parlera alors de structures de
gouvernance). A l’inverse, lorsque les éléments d’instabilité, c’est-à-dire les
rivalités et les conflits, mettent en cause les compromis jusqu’alors existants,
on entre dans une phase de crise de la gouvernance locale pouvant conduire
à une déstructuration territoriale.
1.3. Les structures de gouvernance locale
Dans notre conception, les acteurs qui participent à l’émergence ou à
la stabilisation d’une gouvernance locale sont aussi bien les acteurs
économiques (établissements de groupe, associations d’entreprises…), que
les acteurs institutionnels (collectivités territoriales, Etat, chambres de
commerce…) ou sociaux (syndicats, associations…). La gouvernance n’est
donc pas une configuration de coordinations strictement économique ou
strictement socio-politique : elle est une combinaison de ces dimensions,
caractérisée par une densité variable des interactions entre les trois catégories
d’acteurs.
Ces interactions sont particulièrement complexes du fait, notamment,
que le champ d’intervention administratif des collectivités locales ne coïncide
pas avec celui des acteurs économiques et sociaux et que l’horizon temporel
stratégique ou les visions du temps des acteurs publics et des acteurs privés
peuvent différer. Ces différences sont à l'origine d'un engagement
territorial de nature inégale selon les acteurs. Les acteurs institutionnels
jouent ainsi souvent un rôle essentiel dans la construction de la
gouvernance locale, en particulier, par le biais d’institutions formelles
d’animation et de mise en réseau (contrats de pays, par exemple, en France).
Parmi les acteurs qui participent aux dynamiques territoriales, il existe
des acteurs-clés privés et/ou publics qui jouent un rôle moteur en ce sens
qu’ils constituent des repères institutionnels pour l’ensemble des acteurs
et qu’ils structurent les mécanismes de coordination de ces derniers. Trois
principales structures de gouvernance locale en fonction de la nature des
acteurs-clés, de leurs objectifs et de leurs modes d’appropriation des ressources
produites localement peuvent être distingués :
– Gouvernance privée : ce sont les acteurs privés qui impulsent et pilotent
les dispositifs de coordination et de création de ressources selon un but
d’appropriation privée. Il en est ainsi de la firme motrice, par exemple
l’établissement d’un grand groupe, qui structure économiquement et
institutionnellement l’espace productif de son site d’implantation.
Critique économique n° 14 • Automne 2004 45
Jean-Pierre Gilly, Jacques Perrat
– Gouvernance privée collective : dans ce cas, l’acteur-clé est une institution
formelle qui regroupe des opérateurs privés et impulse une coordination
de leurs stratégies, comme par exemple les chambres de commerce, les
syndicats professionnels et toute forme de clubs d’opérateurs privés.
– Gouvernance publique : les institutions publiques ont des modes de
gestion des ressources qui diffèrent de l’appropriation privée, notamment
à travers la production de biens ou services collectifs, donc par définition
utilisables par tous les acteurs, sans rivalité ni exclusion d’usage. Ce sont,
au premier chef, l’Etat, les collectivités territoriales et toutes les formes d’inter-
collectivité, mais aussi les centres de recherche publique…
En fait, dans la réalité, rares sont les situations “pures” telles qu’elles
viennent d’être décrites : on trouve le plus souvent une association des formes
précédentes (on parlera alors de gouvernance mixte) mais avec une dominante,
ce qui permet de caractériser chaque territoire comme un cas particulier
entrant dans une catégorie générale (plutôt publique ou plutôt privée), selon
un dosage spécifique et variable.
Cette typologie, comme toute typologie, est statique et renvoie à des
structures de gouvernance stabilisées. En fait, il faut surtout retenir de notre
définition que la gouvernance locale est un processus qui donne au territoire
sa dimension fondamentalement dynamique. En effet, les compromis qui
stabilisent les coordinations entre les acteurs ne sont pas immuables, et les
contradictions, les conflits finissent toujours par l’emporter lorsque ces
acteurs ne sont plus en mesure de résoudre collectivement le problème
productif posé.
1.4. Gouvernance locale et régulations globales
Notre conception de la gouvernance locale renvoie à une vision ouverte
et non pas “localiste” du territoire. En effet, les acteurs qui y sont localisés
développent des interactions à la fois à l'échelle locale et à l'échelle globale :
leur registre d'action déborde ainsi de leur localisation et les conduit à être
“ici et ailleurs” (Rallet, 2000), ce qui est particulièrement vrai pour certains
acteurs comme les établissements de grands groupes, les services
déconcentrés de l'Etat…, qui peuvent être des acteurs-clés de la dynamique
territoriale.
Ces acteurs, en effet, construisent simultanément des proximités
institutionnelles localisées et des proximités institutionnelles “éloignées”
avec des acteurs “externes” qui agissent sur la scène globale. Par-là même,
ils participent à articuler gouvernance locale et régularité globale,
confortant ainsi l'idée d'un enchevêtrement des échelles spatiales de la
régulation. La gouvernance locale est ainsi plutôt le résultat dynamique d’une
tension entre des régularités “verticales” de type sectoriel et macro-
économique et des régularités “horizontales” qui caractérisent un espace
économique local. Par exemple, la dualité des conventions qui régulent d'un
côté le rapport salarial dans une branche professionnelle, de l'autre dans
46 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Développement local et coopération décentralisée
un marché local de l'emploi, constitue une modalité essentielle de cette
tension.
La nature du rapport local-global, dans sa dimension institutionnelle,
dépend donc à la fois du degré de stabilité des modes de régulation macro-
économique (2) et de la capacité de résistance ou d’innovation liée au mode (2) Nous nous référons
de gouvernance locale. Entre ces deux niveaux, il n’y a pas de déterminisme ici à la théorie de la
régulation. Cf., entre
de l’un ou de l’autre mais influence réciproque, variable dans l’espace et autres, Boyer et Saillard
dans le temps. A cet égard, plusieurs situations doivent être distinguées : (éds) (2001).
– Celle pour laquelle on constate une homologie entre régularités
institutionnelles locales et régularités globales du mode de régulation, entre
dynamique économique locale et dynamique du régime d’accumulation.
Les deux niveaux de régulation se confortent l’un l’autre : dans cette situation,
les acteurs locaux adoptent des comportements routiniers car tel est leur
intérêt.
– Celle pour laquelle on constate un décalage, voire une disjonction,
entre gouvernance locale et mode de régulation. Dans ce cas, les acteurs
locaux sont incités à adopter des comportements innovants qui peuvent
déboucher sur deux situations selon que la crise locale peut être dénouée
ou pas dans le cadre des mécanismes existants de la gouvernance locale.
Lorsque la crise perdure, la question est alors de savoir si les transformations
locales sont porteuses de nouveaux principes d’organisation productive et
de mécanismes institutionnels aptes à se diffuser dans l'ensemble du système
économique et générer un nouveau mode de développement.
Cette dialectique institutionnelle du local-global passe par la construction
de compromis “verticaux” entre acteurs : ainsi en est-il des compromis qui
se construisent entre politique locale d’un établissement de groupe
multinational et stratégie d’ensemble de ce dernier, entre action locale d’un
service préfectoral de développement économique et politique globale de
l’Etat, entre une firme et les autres acteurs d’un réseau de coopération
industrielle, entre la relation salariale locale et convention collective de
branche…
On peut tenter de synthétiser notre approche par le schéma
méthodologique ci-dessous qui précise le statut de l’analyse méso-
économique. Nous introduisons en effet la notion de méso-système
économique comme espace intermédiaire de relations durables entre acteurs
(firmes, institutions…), fait de l’imbrication de deux sphères analytiquement
distinguées : le méso-système productif et le méso-système institutionnel
(la gouvernance locale pour ce qui concerne le territoire).
Une telle construction résulte, pour une part essentielle, du double registre
d’action, le plus souvent à la fois local et global, des acteurs-clés présents
sur un territoire. Seuls, en effet, des acteurs-clés, en tant qu’ils constituent
des repères institutionnels pour l’ensemble des acteurs d’un territoire, peuvent
créer les médiations sociales qui résorbent ou aiguisent les tensions entre
gouvernance locale et régulation globale. Ces rapports local-global
Critique économique n° 14 • Automne 2004 47
Jean-Pierre Gilly, Jacques Perrat
doivent donc être pensés dans une perspective dynamique d’articulation
entre ces deux niveaux de régulation, faite de périodes d’ajustement et de
périodes de décalage entre les proximités institutionnelles nouées par les
acteurs-clés soit avec les acteurs locaux soit avec des acteurs extra-locaux.
Régime Formes institutionnelles Méso-système
d’accumulation (mode de régulation) territorial
Système Système
Gouvernance locale
productif local macro-économique
Acteurs
Nous avons caractérisé ce processus (Gilly, Wallet, 2001) comme celui
d’une hybridation, essentiellement organisationnelle en période de
stabilité structurelle (adaptation des règles locales dans le cadre de principes
globaux économiques et institutionnels) et principalement institutionnelle
en période de crise (la gouvernance locale, jusqu’alors prévalante, ne permet
plus la dynamique territoriale : une mutation des règles et des compromis
locaux devient nécessaire).
Le processus d’hybridation exige l’existence de proximités institutionnelles
minimales entre acteurs locaux et globaux, quelle que soit la situation
productive locale. En effet, une coordination ne peut s’engager que si préexiste
un potentiel de coordination, c’est-à-dire un minimum de représentations
communes à la fois sur le contexte local et sur le contexte global. Les
proximités institutionnelles sont de nature et d’intensité très variables : elles
peuvent se limiter à des normes de production très précises, fixées en dehors
de l’espace local. Elles peuvent impliquer aussi, au-delà des aspects strictement
productifs, des conventions communes qui autorisent une interprétation
locale des règles par les acteurs. Si les acteurs publics jouent à cet égard un
rôle décisif par les incitations et les projets qu'ils peuvent susciter, celui
des acteurs privés (grands groupes, tout particulièrement) est souvent
incontournable et parfois dominant quant aux “règles du jeu” qui
structurent un territoire. C'est précisément cette question des règles du jeu
et de ce qui préside à leur élaboration, à leur application et à leur évolution
que nous voulons aborder à présent.
48 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Développement local et coopération décentralisée
2. Règles du jeu territoriales et/ou globales : les enjeux d'une
évolution (3) (3) Cette seconde partie
s'inspire largement de
Les échelles spatiales traditionnelles sur lesquelles s'exerçait la Perrat (2002).
coordination des acteurs publics et privés durant la période fordiste sont
aujourd'hui largement remises en cause. Si les constructions amorcées à
l'échelle mondiale restent partielles et précaires, le niveau national semble,
sinon s'effacer, du moins reculer devant la montée, d'une part, d'une échelle
“intermédiaire”, celle de l'Europe (pour ce qui concerne notre continent)
et, d'autre part, d'une échelle “locale”, qui tend peu à peu à s'affirmer ainsi
en France, le rôle renforcé des régions, et la montée de l'intercommunalité
et des “pays”. Ces transformations ne sont pas encore stabilisées et des
interrogations demeurent sur le caractère transitoire ou plus pérenne de
leurs effets en termes de régulation.
Cependant, la redéfinition ainsi amorcée ne porte pas seulement sur
les échelles territoriales : il semble bien que l'on soit en train de passer d'une
phase où la décentralisation consistait surtout à transférer aux collectivités
des compétences restant fortement définies et encadrées par l'Etat, selon
une logique relevant donc plutôt de la déconcentration, à une phase de plus
large autonomisation des projets locaux, dans une logique de décentralisation
au sens plein du terme. Le changement d'échelle dans le traitement des
problèmes se traduit donc aussi par un changement dans la nature des
coordinations concernées, changement qui se concrétise notamment par
la prégnance du couple contrat-projet, la diffusion du rapport d'externalité
et la montée des logiques procédurales de construction des règles.
2.1. Une prégnance croissante du couple contrat-projet
Le contrat est devenu le mode privilégié de coordination des
interventions territoriales, et ce à tous les niveaux, de l'Europe au “pays”,
en passant par la nation et la région : les subventions du niveau “supérieur”
ne sont désormais attribuées au niveau “inférieur” que si les acteurs concernés
sont capables de s'associer sur un projet faisant l'objet d'une
contractualisation pour une durée précise (exemple : contrat de plan Etat-
Région, contrat de pays, contrat d'agglomération, etc.). On passerait ainsi,
en particulier, d'un système administratif centré sur l'Etat à un système de
gouvernance centré sur les acteurs locaux (Allemand, 2000).
En rester à une définition des dynamiques territoriales par le couple projet-
contrat reviendrait en fait à enfermer les interrelations entre acteurs dans la
seule proximité organisationnelle, au sein du cadre purement fonctionnel
d'une division et coordination des tâches en vue d'atteindre des objectifs précis.
Or, comme nous l'avons dit plus haut, toute coordination revêt une dimension
institutionnelle, d'une part, parce qu'elle nécessite « l'adhésion d’agents à
un espace commun de représentations, de règles d’action et de modèles de
pensée et d’action » (Kirat et Lung, 1995), d'autre part, parce qu'elle s'inscrit
Critique économique n° 14 • Automne 2004 49
Jean-Pierre Gilly, Jacques Perrat
dans un certain positionnement des acteurs les uns par rapport aux autres,
c'est-à-dire dans un certain rapport de pouvoirs. Et si ce positionnement peut
être “égalitaire” et relever d'une logique de coopération, il est le plus souvent
inégalitaire et consacre une logique de domination.
La nécessité d'aboutir à une entente sur des projets visant à améliorer
la compétitivité du territoire, ou à sortir celui-ci d'une situation de crise,
peut pousser les acteurs locaux à “mettre de côté” leurs divergences et à se
concerter sur les décisions concrètes à prendre, ce traitement fonctionnaliste
des problèmes en “gommant” les aspects les plus contradictoires. Le
recouvrement de ces décisions par un même contrat passé avec un (ou des)
“décideur(s)” extérieur(s) au territoire (la région, par exemple) renforce cette
tendance à considérer comme parfaitement égaux entre eux les différents
acteurs locaux concernés, en faisant abstraction de l'asymétrie de leurs intérêts
et pouvoirs respectifs. Il est pourtant décisif d'identifier comment les acteurs
clés, publics et/ou privés, exercent leur influence sur les formes et sur les
objectifs de cette coordination, selon des échelles spatiales différentes.
2.2. Un élargissement et une diffusion du rapport d'externalité
La pratique de l'externalisation d'activités par les grandes firmes se
développe mais change aujourd'hui de nature : il ne s'agit plus seulement
de demander à un sous-traitant d'assurer une production banale mais de
lui confier une réelle responsabilité en termes de qualité, de délais, de coût,
mais aussi en termes de propositions d'innovations technologiques et
organisationnelles. C'est ce nouveau positionnement réciproque que veut
caractériser la notion de “rapport d'externalité” (Perrat, 1997). Elle rend
compte essentiellement de la nécessité pour une firme, afin d'assurer son
efficacité techno-productive et sa profitabilité, d'établir avec les acteurs
extérieurs à elle des continuités technologiques, organisationnelles et
institutionnelles qui, à la fois, les intègrent à ses décisions et objectifs et
leur permettent de “rester eux-mêmes”, c'est-à-dire de continuer à
“fonctionner” et à poursuivre des objectifs propres.
Cette notion peut donc caractériser un nouveau mode de rapport de la
firme à l'ensemble des ressources qu'elle entend mobiliser, en interne autant
qu'en externe. Mais il nous semble qu'elle peut aussi caractériser plus
largement un nouveau mode d'exercice du pouvoir et/ou de l'autorité, par
lequel, notamment, les acteurs-clés des dynamiques territoriales font prévaloir
les objectifs liés aux intérêts (privés ou publics) qu'ils défendent. Avec des
conséquences qui sont loin d'être unilatérales : le rapport d'externalité
conjugue véritablement subordination et autonomie et il peut faire naître,
pour certains acteurs, des marges de manœuvre supérieures à celles d'un
rapport soit purement hiérarchique, soit purement commercial. Mais cela
dépend, pour une large part, de la façon dont ces interrelations s'inscrivent
dans les différents systèmes de règles qui en permettent et garantissent le
fonctionnement.
50 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Développement local et coopération décentralisée
2.3. La montée de la démarche procédurale de création-application
des règles
Concernant la territorialisation des interventions publiques, elle
semble, en France au moins, s'inscrire dans un changement qui organise
« le passage d'une définition substantialiste de l'intérêt général porté par
l'Etat, à une conception essentiellement procédurale, c'est-à-dire construite
collectivement, du bien commun (avec le risque d'une relative dilution des
responsabilités) » (Azéma et Parthenay, 2001). On peut trouver positif le
fait que l'Etat ne soit plus le seul porteur de l'intérêt général et que les autres
acteurs, publics et privés, participent à la construction et à la négociation
des règles et de leurs applications. Mais si la logique substantielle imposait
à un niveau macro-social un certain nombre de droits et garanties aux accords
locaux, en permettant des améliorations “descendantes” de niveau en niveau,
il est à craindre que la logique procédurale en reste à entériner des accords
“collant” de très près au terrain, en se contentant d'une institutionnalisation
de garanties très générales aux niveaux plus globaux. C'est dans cet esprit
qu'il convient d'analyser le succès que connaît aujourd'hui la notion de
“bonnes pratiques” : tout droit issue du contexte de l'entreprise, elle tend
à s'imposer dans la construction des règles encadrant les relations entre
partenaires sociaux, entre acteurs d'un projet territorial, entre territoires,
entre pays, etc. Et elle est de plus en plus retenue par les institutions
européennes comme logique de construction d'un système normatif.
Enfin, il faut relier cette logique “ascendante” d'articulation des niveaux
de règles à la logique “descendante” qui fait obligation aux acteurs d'un
niveau décisionnel de respecter des critères d'orientation et des normes
fonctionnelles fixés par ceux d'un autre niveau pour que le contrat qui leur
assurera les financements nécessaires soit signé. Cette logique, qui
s'impose, tout au long de la chaîne décisionnelle qui mobilise Europe, Etat,
régions, pays, villes, renforce la tendance des délibérations locales à apparaître
essentiellement sous leurs aspects techniques, les aspects plus politiques étant
renvoyés à d'autres niveaux. En cela, le territoire se voit de fait appliqué
un mode de coordination qui est celui de l'entreprise, où les
concertations/négociations s'effectuent de plus en plus sous contrainte de
l'adéquation à des normes (qualité, délais, coûts…) décidées en d'autres
lieux. De telles évolutions entérinent donc le passage « d'une prégnance
du droit comme résultant d'un débat sur des valeurs et des objectifs à une
prégnance de la norme comme imposant la rationalité du fait » (Orban,
2001).
Ces différents changements, expliquent pourquoi il y a recul des pratiques
de négociation et de construction de compromis sociaux au profit d'une
concertation dans une logique “problem solving”. Dans ce contexte, la
négociation apparaît logiquement comme moins nécessaire et peut être
contournée, voire supplantée, par d'autres pratiques. En ce sens, Jobert
(2000) a raison de souligner que dans les procédures contractuelles actuelles
Critique économique n° 14 • Automne 2004 51
Jean-Pierre Gilly, Jacques Perrat
« compte davantage le processus d'élaboration du contrat que l'acte lui-
même, c'est-à-dire plus l'engagement des partenaires que son produit »,
l'objectif étant « d'impliquer les acteurs dans des projets plus vastes, plus
globaux, que l'objet traité ». Reste à savoir si de telles évolutions s'inscrivent
simplement dans une nouvelle phase de décentralisation des coordinations
d'acteurs privés et publics ou, plus largement, dans la recherche de nouveaux
principes et de nouvelles formes de régulation.
2.4. Gouvernance et régulation
Si les tendances mises en évidence ci-dessus finissaient par s'imposer,
la gouvernance locale tendrait à se réduire à une dynamique principalement
organisationnelle faite d'une addition de projets ou contrats s'inscrivant
dans des règles édictées ailleurs. La tentation serait alors forte de faire
(4) Supplément sur la fonctionner le local selon une “logique de mission” (4) directement tirée
“Loi Voynet”, la Lettre de du monde de l'entreprise rendant très difficile la construction de
la DATAR, n° 167,
automne 1999, p. 8. compatibilités et des compromis entre des acteurs, publics et privés, dont
les intérêts sont différents, voire divergeants. C'est pourtant la stabilité de
ces compromis qui est garante de la réussite des projets territoriaux et surtout,
à plus long terme, de la dynamique territoriale. Est ainsi notamment posée
la question des décisions stratégiques des grandes firmes qui, tout en influant
fortement sur ces dynamiques dans un sens qui peut être positif
(investissements, création d'emplois, dynamisme organisationnel, etc.) mais
aussi négatif (décision de vente ou de fermeture d'un site, retrait d'un
montage matériel ou organisationnel, etc.), et ce alors que ces décisions
sont le plus souvent complètement extérieures au champ de fonctionnement
de la gouvernance locale.
En effet, les formes organisationnelles adoptées par ces firmes leur
permettent de jouer, successivement ou simultanément, soit la carte de
l'activation des compétences situées, soit celle de leur mise en concurrence
sélective selon des critères avantages-coûts, et ce sur l'ensemble de l'espace
(5) La “globalisation” mondial (Perrat, 1998) (5). Il en résulte que si les acteurs locaux peuvent
nous semble être attendre de leurs interventions l'alimentation d'une dynamique de
essentiellement la forme
organisationnelle développement propre à leur territoire, ils n'ont pas toutes les cartes en
permettant de telles main pour en assurer la cohérence et la pérennité.
stratégies. Enfin, cette gouvernance locale ne fonctionne pas en vase clos mais
toujours “à plusieurs niveaux”, à la fois sur le territoire et dans un système
global (Gilly et Wallet, 2001), actuellement celui de la nation, lui-même
en profonde évolution quant à son inclusion dans un système plus global
encore (Europe, notamment). C'est dans ce contexte que se posent
aujourd'hui les questions touchant au devenir de ces formes locales de
gouvernance, selon qu'elles évoluent vers :
• une inclusion dans le système des règles construites par les entreprises,
qui dominent déjà largement les constructions globales et s'attachent à
devenir des acteurs décisifs de celles qui s'opèrent au niveau local ;
52 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Développement local et coopération décentralisée
• une autonomisation des principales villes, qui joueraient seules “leur
partie” en créant entre elles des réseaux à l'échelle européenne et mondiale
(les déclarations de certains maires de grandes villes vont en ce sens) et qui,
réduites en quelque sorte à leurs seules dimensions organisationnelles,
devenues purs “espaces de projets”, pourraient se libérer de la pesanteur
du territoire et fonctionner “hors sol” (6) ; (6) Ce phénomène n'est
• un auto-centrage réducteur de cette dynamique, avec repli identitaire pas nouveau : Braudel
(1989) évoquait déjà les
sur le territoire, la cité, le quartier… Le territoire, réduit à ses seules villes faisant, à la
dimensions institutionnelles, et notamment à une “culture commune”, peut Renaissance, la course
contre les Etats (“lièvres
effectivement cristalliser le refus de toute dynamique organisationnelle, le contre tortues”), et
repli identitaire contre les menaces extérieures (la mondialisation, s'associant au sein
l'étranger…), le fonctionnement clanique… ; “d'universelles aragnes”.
• une insertion dans un système de solidarités nationales renouvelé et/ou
dans un nouveau système émergeant à l'échelle européenne, qui réponde
de façon positive à la crise de légitimité d'un modèle dont un nombre
grandissant d'acteurs ne vérifie plus concrètement la réalité des principes
imposés comme substantiels (égalité dans l'accès aux services publics,
intégration des acteurs dans les processus de prise de décision…).
L'ampleur de ces questions montre que ce que recouvre la notion de
gouvernance locale ne saurait se laisser enfermer dans les limites
fonctionnelles et organisationnelles qui seraient celles d'une simple
coordination. Elle s'inscrit pleinement dans l'expression des contradictions
institutionnelles que recouvre la notion de régulation, tout en la spécifiant
dans la façon de prendre en compte la dimension territoriale des réalités
et dynamiques considérées.
Conclusion
Il nous semble que nos développements sont susceptibles d'éclairer les
conditions actuelles dans lesquelles se développent les coordinations d'acteurs,
à un même niveau socio-économique (territoire, région, nation, ensemble
de nations…) et entre plusieurs de ces niveaux. Ils mettent notamment en
lumière la nécessité de ne pas laisser enfermer ces interrelations dans des
logiques fonctionnelles, organisationnelles et procédurales, et d'en
souligner les enjeux en termes de pouvoirs, mais aussi en termes de droits
à (re)construire pour lutter contre les tendances à la subordination et aux
inégalités dont ces logiques sont porteuses.
Dans une phase du capitalisme appelant de nouvelles modalités de
régulation, que ce soit au niveau national, continental ou mondial, émerge
la nécessité de régulations publiques enchevêtrées et productrices de
dynamiques territoriales et de création de ressources locales, afin de contrer
les logiques purement financières aujourd’hui à l’œuvre et qui participent
à aggraver le phénomène de polarisation et de renforcement des inégalités
spatiales.
Critique économique n° 14 • Automne 2004 53
Jean-Pierre Gilly, Jacques Perrat
Il serait ainsi possible d'imaginer ce que pourraient être, en prenant acte
d'un enchevêtrement de différentes échelles de régulation, les fondements
d'une politique euro-méditerranéenne visant à favoriser le développement
local dans les PSEM par la coopération décentralisée entre le nord et le
sud de la Méditerranée. Pour nous, une telle politique ne saurait se réduire
à une logique de marché et à des accords de libre-échange ; elle devrait plutôt
s'inscrire dans des politiques de long terme visant la construction de
ressources spécifiques territoriales, et notamment de capacités
organisationnelles spécifiques aux acteurs locaux, gages d'un développement
local plus autonome et au sein desquelles les institutions publiques ont un
rôle éminent à jouer.
Références bibliographiques
Allemand S. (2000), « Gouvernance : le Jobert A. (2000), les Espaces de la négociation
pouvoir partagé », Sciences humaines, n° 101, collective, branches et territoires, Octares
janvier. éditions.
Azéma A., Parthenay D. (2001), « Les schémas Kirat T., Lung Y. (1995), « Innovations et proxi-
de services collectifs, poisson pilote des mités : le territoire, lieu de déploiement des
politiques publiques territoriales », Territoires processus d'apprentissage », in Lazaric N.,
2020, n° 4, DATAR, la Documentation Monnier J.M. (éds), Coordination économique
française, p. 45-49. et apprentissage des firmes, Economica, Paris.
Boyer R., Sallard Y. (éds), (2001), Regulation Orban E. (2001), « Marché, individu singulier,
Theory: The State of the Art, Routledge, intérêt public : une tripolarité à respecter »,
London and New-York. Communication aux « Rencontres Travail et
Braudel F. (1989), le Modèle italien, Arthaud. Civilisation », APST-APRIT, 21-23 juillet,
Colletis G., Gilly J.-P. et alii. (1999), Marseille.
« Construction territoriale et dynamiques Perrat J. (1997), « Une clé de lecture du rapport
économiques », Sciences de la société, n° 48, firmes/territoires : la notion d'externalité »,
octobre. Espaces et sociétés n° 88-89, p. 207-236.
Colletis G., Gilly J.-P., Pecqueur B. (2002), Perrat J. (1998), « Stratégies globales des firmes,
« Inscription spatiale des firmes, gouvernance gestion locale des ressources et marge de
des territoires et régulation d'ensemble », manœuvre des acteurs territoriaux », in
l'Année de la régulation. G. Loinger, J.C. Némery (éds), Recomposition
Gilly J.-P. et Torre A. (2000), Dynamiques de et développement des territoires – Enjeux écono-
proximité, l’Harmattan, Paris. miques, processus, acteurs, l'Harmattan, Paris.
Gilly J.-P. et Wallet F. (2001) , « Proximities, Perrat J. (2002), « Dynamiques territoriales et
Local Governance and the Dynamics of dynamiques salariales : de nouvelles règles
Local Economic Spaces: The Case of pour une nouvelle donne ? », Géographie,
Industrial Conversion Process », International Economie, Société, vol. 4, n° 4.
Journal of Urban and Regional Research, Rallet A. (2000), « Economie de proximité »,
vol. 23, n° 3. Cahiers d'économie et de sociologie rurales.
54 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Les SPL dans l'action du ministère
de l'Aménagement du territoire
du Maroc
L'aménagement du territoire a été conçu, jusqu’au milieu des années El Kébir Hannou
quatre-vingt dix, comme une politique de redistribution, une planification Direction de
centralisée des grands équipements et une meilleure répartition des hommes l'Aménagement du
territoire
sur le territoire. Or, aujourd’hui, le Maroc est passé à un encouragement ([email protected])
fort, aux dynamiques endogènes de développement local, fondé sur le
rapprochement des citoyens, que l'élan du développement a le plus de force
et que le contrôle démocratique est le plus fin. L’objectif attendu est de
corriger les grandes inégalités que la nature et les logiques de l’économie
ont inscrites sur le territoire.
L’aménagement de notre territoire doit être défini en fonction de trois
grands objectifs qui sont la durabilité, l’efficacité et l’équité. Concrètement,
cela devrait se traduire par l’adoption d’une nouvelle approche dans la
conception et la mise en œuvre aussi bien du contenu que des outils définis
à cet effet. Cette orientation s’inspire de la vision que notre département
ministériel se fait en matière d’aménagement du territoire et le
développement local : une stratégie basée sur la concertation et le consensus
pour un développement efficace, équitable et durable.
Dès l’avènement du gouvernement d’alternance en mars 1998, le
ministère chargé de l’Aménagement du territoire a déployé tous les efforts
pour sortir l’aménagement de sa coquille, pour en faire une chose publique
qui intéresse tous les acteurs. Il s’agit de les impliquer et de les
responsabiliser pour la mise en œuvre d’un projet partagé du développement
du territoire. De ce fait, la direction de l’Aménagement du territoire a mis
en place un certain nombre d’outils afin de dégager les axes d’un consensus
national explicite sur la gestion des ressources et du territoire, qui ont servi
de base à l’élaboration d’une loi (charte d’aménagement du territoire) et
qui ont fixé les orientations privilégiées du développement à long terme,
les compétences respectives des acteurs et les moyens techniques, juridiques
et financiers pour mettre en œuvre ces orientations.
Ce dispositif est donc un préalable à la définition de l’organisation future
du territoire national, consignée dans le cadre d’un Schéma national
d’aménagement du territoire qui a pour objet de :
Critique économique n° 14 • Automne 2004 55
El Kébir Hannou
– présenter les intentions de l’Etat dans les domaines de sa compétence
propre et concernant le territoire régional ;
– expliquer les domaines qui pourront faire l’objet d’actions conjointes
entre l’Etat et les régions ;
– préciser les projets en tranches opératoires propres des régions ;
– formuler un cadre de politique urbaine régionale qui servira de référence
à l’élaboration des documents d’urbanisme ;
– fournir un cadre d’accueil pour les projets issus de la coopération
décentralisée.
Aussi, et dans la perspective de préparer les territoires à faire face à la
mondialisation, ce département a lancé des études sur la compétitivité
territoriale, les aires métropolitaines, la montagne, les oasis… Il a examiné
les enjeux de l’innovation pour les PME/PMI, dans le cadre des systèmes
productifs localisés, et les moyens de favoriser de nouveaux partenariats,
à travers les politiques publiques, notamment :
– la gestion démocratique et la recherche de l’efficacité économique ;
– l'optimisation des ressources industrielles, dans l’optique de la
concrétisation du développement durable avec un souci de la présentation
de l’environnement et l’attractivité des territoires, les méthodes et les
démarches.
Eléments de définition d’un SPL
Un SPL peut être défini comme un ensemble d’unités productives, ayant
des liens interdépendantes au niveau technique, s’organisant au niveau
économique et se trouvant territorialement agglomérées. C’est un réseau
d’entreprises d’une même activité ou d’une même spécialité qui coopèrent
sur un territoire. Néanmoins, les formes d’organisation des SPL varient selon
les territoires, leur culture et leur histoire.
Ces entreprises coopèrent à différents niveaux. Leurs relations ne se
limitent pas à de simples rapports marchands. Elles entretiennent le plus
souvent des liens informels (solidarité, réciprocité…), forgés par une même
culture d’appartenance ou par des attaches communes nouées grâce aux
rapports de proximité.
Ces coopérations inter-entreprises peuvent prendre de multiples formes :
– partage de l’information ou de la veille technologique ;
– actions commerciales communes ;
– mutualisation des investissements ;
– gestion commune des compétences locales ;
– relation de cotraitance allant jusqu’à la conception et la production
d’un même produit ;
– coopérations financières.
Ces collaborations ne se limitent pas aux seules entreprises, puisque le
tissu économique local développe des partenariats avec les écoles, les
universités ou les centres de recherche. Les SPL coopèrent également avec
56 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Les SPL dans l'action du ministère de l'Aménagement du territoire du Maroc
leur environnement direct, notamment avec les structures institutionnelles
locales et les pouvoirs publics.
Le tissu est toujours prêt à s’organiser en partenariat et à réactiver les
réseaux en fonction des besoins et des enjeux.
Les SPL présentent tous des caractéristiques communes, que l’on peut
résumer ainsi :
– un système local d’entreprises évoluant dans une ou plusieurs branches
d’activités ;
– interdépendance forte entre les entreprises ;
– existence d’une identité locale ou régionale forte, favorisant la
coopération et la réciprocité ;
– présence de règles et de conventions (souvent non écrites) permettant
de gérer les relations concurrence-collaboration ;
– capacité des entreprises à répondre à une demande finale et différenciée
dans le temps et dans l’espace ;
– existence d’une main-d’œuvre locale qualifiée et reconnue pour son
savoir-faire ;
– présence d’institutions locales communautaires et publiques capables
de soutenir le système, de veiller à son développement en favorisant
l’innovation et l’implantation d’entreprises nouvelles.
Comment constituer un SPL ?
Il existe des espaces organisés économiquement autour d’un réseau dense
de PME, appartenant à une même branche d’activité. Ces organisations
se rapprochent de celles des districts italiens.
Parfois, les SPL échappent à une logique de filière, ils sont plurisectoriels.
Les entreprises appartiennent à des secteurs de production distincts, mais
assez proches pour initier des collaborations. Leurs activités sont connexes,
elles travaillent sur un même couple produit-marché, ce qui leur permet
de bâtir des projets en commun.
Dans d’autres cas, ces réseaux se structurent autour de grands donneurs
d’ordres. Les grandes entreprises implantées sur le bassin poussent leurs
sous-traitants à se diversifier et à coopérer pour bâtir des stratégies de
développement à long terme. Ces coopérations offrent souvent aux
entreprises de nombreuses bases de redéploiement.
Il existe un autre cas de figure appartenant également à la famille des
SPL ; ce sont les technopôles : dans ce cas, les entreprises se rassemblent
et coopèrent autour de la recherche scientifique. Leur objectif est davantage
de générer de l’intelligence économique et de l’innovation transférable que
de produire en commun.
Toutes les actions de partage que développent sur le terrain les
entrepreneurs locaux permettent aux réseaux structurés de constituer une
forme de réponse locale aux défis posés par la mondialisation. Ces initiatives
Critique économique n° 14 • Automne 2004 57
El Kébir Hannou
permettent aux PMI locales de s’approprier des économies d’échelle et
d’agglomération réservées par nature aux grandes entreprises “urbanisées”.
Ces SPL varient également d’un territoire à l’autre, selon les activités ;
c’est pourquoi aucune démarche commune ne peut être appliquée par leur
constitution. Néanmoins, des points communs peuvent être relevés dans
les processus qui permettent à des entreprises de passer d'un stade de relative
indifférence, voire de rivalité, à une attitude plus coopérative.
En effet, les entreprises se découvrent des intérêts communs en montrant
les bénéfices qui pourront être retirés d'actions interentreprises communes.
Et l'animateur, ou le “leadership” du SPL, qui est un acteur à la fois à
l'intérieur du système et à l'extérieur, apporte des éléments de diagnostic
et servant de miroir aux entreprises.
Les différentes origines géographiques des intervenants permettront de
développer une approche comparative sur la mobilisation de ressources
spécifiques : savoir-faire traditionnel, compétences apportées par de grands
partenaires privés, organismes de formation…, autant d'alliances qui
assureront la pérennisation du réseau d'entreprises et nécessitent
l’intervention des pouvoirs publics.
Les politiques publiques d'appui aux SPL
Les SPL sont reconnus comme un atout pour les territoires, car ils
constituent une source d’information et de bénéfices économiques. De ce
fait, les pouvoirs publics y consacrent plus d’efforts pour encourager leur
développement.
La politique de soutien au développement des SPL doit être résolument
novatrice par rapport aux démarches classiques d’intervention des pouvoirs
publics. Cette politique doit non seulement s’inscrire dans un principe de
subsidiarité, mais elle doit obéir à deux principes majeurs :
– le soutien apporté par l’Etat doit glisser d’une logique d’aides
individuelles aux entreprises à une logique d’aides collectives ;
– le soutien économique doit également combiner une logique de soutien
sectoriel à celle d’un soutien territorial.
La nécessité d’engager dans l’action les différents partenaires – l’Etat,
les entreprises et les élus – pour assurer le succès des projets engagés. De
même au plan local, il est nécessaire que les institutionnels agissent eux-
mêmes en réseau, afin d’assurer l'unité et la cohérence de leurs actions.
Ces considérations plaident pour la mise en place de contrats, car les SPL
n’ont besoin ni de loi ni de règlement, mais d’inscrire des projets dans la durée
en partenariat avec leur environnement institutionnel ; le cadre idéal serait
alors d’inscrire les projets de SPL dans les contrats de plan Etat/région.
Ces contrats mettent en place des actions collectives, destinées à soutenir
le tissu local en lui permettant de répondre aux besoins recensés par les
professionnels et sont établis sur la base de diagnostics partagés et d’une
étude stratégique.
58 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Les SPL dans l'action du ministère de l'Aménagement du territoire du Maroc
Il ne s’agit pas de recomposer les territoires en zones de spécialisation,
mais de soutenir, par le contrat et dans le respect des différences, des zones
de spécialisations réactives. Le contrat a de plus le mérite de rendre lisible
l’action des pouvoirs publics et de générer de la confiance. Il n’oppose pas
les pratiques individuelles aux pratiques collectives, mais il offre un dispositif
d’incitation cohérent aux coopérations interentreprises. Ils permettraient
d’offrir une palette de services et d’initiatives globales susceptibles de
réaffirmer les cultures locales et de dynamiser le tissu.
La volonté des pouvoirs publics ne peut à elle seule favoriser la création
d’un SPL. Dans l'incitation à monter des projets collectifs grâce auxquels
s'effectuera l'apprentissage de nouvelles façons de travailler, les pouvoirs
publics peuvent être à l'origine d'une nouvelle pédagogie de la coopération,
de méthodes de montage financier et d’encouragement des bailleurs de fonds.
Le financement des SPL et des réseaux d’entreprises
La croissance de la compétitivité entre les petites et moyennes entreprises
incitent à la mutualisation de certaines actions, plus particulièrement celles
relevant de l'investissement matériel et immatériel.
Les besoins de financement apparaissent à différentes étapes de la
structuration financière des SPL. Cependant, ces besoins sont de nature
différente selon le degré de maturité et la nature de l'activité du SPL, selon
l'ambition mutuelle des entreprises et leur volonté d'externaliser certaines
de leurs actions stratégiques.
La question du financement des SPL renvoie à deux types d'interrogations :
– Les outils financiers généralistes (garantie, capital-risque de proximité,
etc.) apportent-ils une réponse adaptée au développement des SPL ?
Comment perfectionner ces outils ou créer des outils complémentaires ?
– La compétitivité des SPL suppose le renforcement financier et l'accès
au crédit de l'ensemble des entreprises qui les composent. Certains
instruments financiers étrangers mobilisent et responsabilisent un grand
nombre d'acteurs du territoire, dont la collectivité publique.
Les partenariats entre SPL
Les systèmes productifs locaux sont conscients de l’importance de la
coopération pour assurer le développement de leurs activités. A cet effet,
plusieurs configurations sont envisageables :
– le partenariat international entre SPL positionnés de manière identique,
qui table sur le bénéfice de l'ouverture à d'autres cultures et d'autres pratiques
comme source de progrès ;
– le partenariat international qui s'inscrit dans une logique de débouché
ou d'approvisionnement commercial, qui répond à un objectif de consolidation
d'une filière de l'amont vers l'aval et qui parfois peut conduire à de véritables
transferts d'activité.
Critique économique n° 14 • Automne 2004 59
El Kébir Hannou
Les SPL sont porteurs de ces opportunités d'ouverture à l'international,
motivées par la recherche de nouveaux marchés.
Le partenariat peut également se faire avec les syndicats pour renforcer
leur SPL. Pour répondre aux exigences des donneurs d'ordres, les
syndicats de travailleurs se sont associés à un groupement de 69 PME
suédoises (travail des métaux). Ce partenariat a permis de mettre en place
un nouveau modèle d'organisation du travail, basé sur une meilleure gestion
des compétences et sur un système de formation continue.
Grandes entreprises et PME
L’objectif de cette opération est de renforcer des liens entre les entreprises
d’un même territoire, de dynamiser les PME existantes et de stimuler la
création de nouvelles entreprises, de rapprocher les grandes entreprises et
les PME en organisant des salons professionnels où les PME locales peuvent
rencontrer les grandes entreprises de la zone, discuter de leurs produits et
services et leur présenter des offres de sous-traitance.
En plus de ces salons, des rencontres régulières ainsi que des séminaires
pour entreprises doivent être organisés dans les différents zonings
industriels (ou zones d’activités) du bassin ou entre entreprises d’un même
secteur d’activités.
Cette action est innovante, par son approche dynamique et concrète
pour mettre en valeur et aider les PME actives sur un bassin industriel. Elle
répond tout à fait à la reconversion d’un bassin industriel où les grandes
entreprises avaient traditionnellement une place plus que prédominante
sur le marché et l’économie locale. Faire ressentir le besoin de collaboration
au niveau d’un territoire est pour plusieurs d’entre elles une nouvelle approche
et une nouvelle dimension.
Cette action nous paraît adaptable aux SPL marocains, notamment
casablancais et tangérois. Elle doit pouvoir compter sur un territoire industriel
où grandes entreprises et PME cohabitent et peuvent tisser des liens de
collaboration et sont intéressées à réfléchir ensemble sur une nouvelle
approche de la relation client-fournisseur.
L’expérience marocaine pour le développement des SPL
Dans notre pays, les systèmes productifs localisés permettent d'amorcer
un processus cumulatif de développement industriel. Y trouve-t-on les
caractéristiques des districts, à savoir une forte cohésion du milieu social,
ou au contraire assiste-t-on le plus souvent à l'émergence de grappes qui
sont le fruit d'un volontarisme des autorités locales ?
Quels rôles stratégiques peuvent alors jouer les pouvoirs publics pour
accompagner et renforcer l'action des entreprises et leur fonctionnement
en réseau, entretenant des synergies avec le milieu local ? Autour de quels
facteurs catalyseurs se constitue une grappe d’entreprises ?
60 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Les SPL dans l'action du ministère de l'Aménagement du territoire du Maroc
Tout SPL met en valeur un avantage comparatif spécifique à sa région
(ressource naturelle, savoir-faire, position géographique…). Au-delà des
aspects liés à la création d'un SPL, on peut aborder des questions relatives
à la spécificité de ces organisations qui se trouvent situées dans des
environnements économiques nationaux moins porteurs que ceux de pays
développés, car leur contexte est marqué par de profondes disparités.
Le cas de partenariats entre systèmes productifs de pays développés et
de pays en développement est à discuter également comme une possibilité
de consolider des organisations émergentes, en prenant appui sur des
complémentarités et d'étendre dans les pays partenaires la chaîne de valeur
et les opportunités de marché et d'innovation.
Des exemples se présentent aussi à cet égard et concernent principalement
l’encouragement des SPL en milieu rural, en incitant les brodeuses, les
artisans… à collaborer pour surmonter les obstacles inhérents au secteur
informel. Ce qui pourrait enrichir la démarche souhaitée au Maroc par la
direction de l’Aménagement du territoire dans l’étude qu’elle a lancée,
notamment pour le cas de Guercif, province de Taza, ou à Taounate pour
l'oléiculture, à Taznakht pour les tapis, à Safi et Salé pour la poterie…, où
il faut encourager le groupement des artisans en pôles, les aider par le biais
d’organisation de cycles de formation et les mettre en rapport entre eux.
Notre département est conscient du rôle des SPL dans le développement
local, et c’est pour cela qu’il a lancé une étude à caractère expérimental dans
neuf cas, qui va déboucher sur des projets-pilotes à fort caractère
démonstratif. Cette étude va également préciser les conditions de
généralisation de cette démarche de construction des projets de SPL à
l’ensemble du territoire national. Les divers cas choisis correspondent, tout
d’abord, à des situations où les conditions d’une coopération entre opérateurs
existent potentiellement ou effectivement et combinent une entrée
sectorielle avec une dimension territoriale :
– textile-habillement dans le milieu urbain de Tanger et Ben Msik-Sidi
Othmane, et en milieu rural autour de Guercif ;
– sous-traitance mécanique et électrique à Ain Sbaâ et Sidi Bernoussi-
Zenata ;
– technologies de l’information dans l’agglomération de Casablanca ;
– agriculture avec les systèmes traditionnel et intensif à Souss-Massa ;
– tourisme dans la région de Erfoud ;
– artisanat (cuir, chaussures et dinanderie) à Fès.
En effet, pour répondre de manière compétitive aux attentes et demandes
qui ne cessent d’évoluer, de renouveler et assurer leur pérennité, les PME
notamment artisanales, sont appelées à développer d’ambitieux projets, de
complémentarité et de coopérations inter-entreprises, de mutualisation et
de partage de ressources. Ce qui requiert une grande et rapide ouverture,
une forte capacité d’innovation, une meilleure réactivité aux mutations
techniques et aux évolutions du marché. Une culture commune entre les
Critique économique n° 14 • Automne 2004 61
El Kébir Hannou
entreprises présentant l’émergence d’un SPL, une forte spécialisation
économique concentrée avec un savoir-faire reconnu et ancré dans le territoire
concerné constituent le point de départ pour toute constitution d’un SPL.
Comment accompagner un SPL ?
L’accompagnement du SPL par un animateur (entité ou structure) dont
la compétence et l’image sont reconnues est bien souvent un facteur-clé
de succès. Forte et mobilisatrice pour les SPL en émergence, tel le cas des
SPL potentiels identifiés au Maroc, l’intensité de l’accompagnement décroît
avec l’implication progressive des entrepreneurs concernés, leur connaissance
mutuelle et la confiance qui s’établit avec les premières réalisation.
En principe, l’accompagnement considéré comme la condition sine qua
non pour l’émergence des SPL, notamment en artisanat, devrait suivre les
étapes successives suivantes :
– établir un état des lieux de chaque entreprise, en termes de savoir-
faire, forces et faiblesses et une étude stratégique de l’activité considérée
(marché, tendances, concurrents…) ;
– provoquer les rencontres et nourrir les discussions, dans le cadre de
séances de travail avec les chefs d’entreprises pour leur permettre de formuler
leurs besoins et axes de progrès, et réfléchir collectivement aux solutions
à apporter ;
– rechercher les intervenants et les entreprises leaders par action ;
– monter les dossiers de financement ;
– accompagner la mise en œuvre des projets pour apporter aide et conseils
aux chefs d’entreprises ;
– suivre les délais et les impacts pour mettre en évidence les gains ;
– évaluer les actions réalisées et communiquer sur les améliorations des
performances ;
– montrer en permanence aux chefs d’entreprises concurrentes qu’il vaut
mieux lutter ensemble pour élargir leurs parts de marché que de lutter entre
eux pour grignoter la part de l’autre.
Qui peut accompagner un SPL ?
En attendant l’élargissement et la généralisation de la démarche SPL à
l’ensemble du territoire national, les cas d’expérimentation identifiés pourraient
être accompagnés et animés par des acteurs institutionnels ou privés.
Selon les spécificités locales, l’accompagnement peut être assuré par les
associations du développement local, les agences de développement, les
associations et clubs d’entreprises, les fédérations et unions de métiers, les
chambres d’industrie, de commerce et des services (CCIS), celles de
l’agriculture et de l’artisanat, les conseils régionaux de tourisme (CRT),
les technopôles.
Toutefois, des personnes physiques pourront assurer la médiation et
l’accompagnement par la confiance qu’elles auront su établir, dans le cadre
62 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Les SPL dans l'action du ministère de l'Aménagement du territoire du Maroc
d’une charte d’alliance entre entreprises du SPL, conçue pour initier la
coopération inter-entreprises. La démarche d’accompagnement est perçue
comme un redressement et une guérison à court terme, et comme une
anticipation et une pérennité à moyen terme.
A priori, il n’est pas nécessaire de créer une structure spéciale rassemblant
les entreprises d’un même SPL. Néanmoins, cela pourrait être bénéfique
pour les SPL marocains en termes d’identité et d’image.
Les SPL (émergents et potentiels) au Maroc pourraient développer des
actions de coopérations inter-entreprises pour :
– connaître et anticiper l’évolution des marchés sur lesquels sont vendus
les produits ;
– rendre possibles à moindre coût des développements de projets par
des actions de mise en commun des compétences et des moyens ;
– disposer des ressources adéquates par le biais de la formation ;
– orienter la création de nouveaux produits et d’innovations ;
– profiter de l’effet de groupe, en suscitant des actions commerciales
et de promotion ;
– bénéficier de la dynamique territoriale d’attractivité et de proximité,
et ce, avec la collaboration des structures institutionnelles locales.
Comment inscrire la démarche SPL dans la durée ?
La dynamique des projets SPL doit impérativement s’inscrire dans la
durée à travers des contrats ou des engagements, sur plusieurs années, des
entrepreneurs et du secteur financier privé ou public.
Avec les nouvelles mesures prises par les pouvoirs publics marocains,
de déconcentration et de décentralisation économique, les projets SPL
pourront être validés par le Centre régional d’investissement (CRI), qui
devrait s’assurer que ces projets correspondent aux orientations et axes
politiques soutenus par l’Etat et les collectivités locales.
Le projet SPL au Maroc peut s’inscrire comme un des éléments de
développement économique et territorial régional et à ce titre devrait figurer
dans le Schéma régional d’aménagement du territoire (SRAT) et dans le
Plan régional de développement intégré en tant que segment d’une virtuelle
charte territoriale régionale. Ce qui laisse à réfléchir sur la possibilité de
financement partiel des projets SPL dans le cadre régional (Conseil régional,
Centre régional d’investissement, chambres professionnelles, Conseil régional
de tourisme…).
En effet, à l’instar des pays ayant réussi la démarche SPL, qu’ils soient
industriels ou émergents, le financement des projets SPL au Maroc devrait
mobiliser les sources de financement privées (contribution des entreprises
et des professionnels, des organismes financiers spécialisés, des banques,
des compagnies d’assurances…, selon les cas de figure) et publiques
(ministères du Commerce et de l’Industrie, Région, d’où l’intérêt du
développement de la contractualisation Etat/région…) ainsi que les sources
Critique économique n° 14 • Automne 2004 63
El Kébir Hannou
extérieures de financement, par le biais de la coopération décentralisée ou
directe.
Qu’attendons-nous des SPL identifiés au Maroc ?
– Une élévation des performances, en termes de chiffre d’affaires,
d’emplois, d’investissements et de qualité de la production.
– Une amélioration des niveaux de qualification.
– Un accroissement de la capacité de développement et d’adaptation
des entreprises à l’évolution du marché.
– La création de territoires compétitifs, capables de faire face au défit
de la mondialisation.
Conclusion
L'aménagement du territoire constitue actuellement un mélange
d'impulsion donnée aux initiatives locales et d'affirmation de la
responsabilité des pouvoirs publics vis-à-vis des territoires les plus
démunis. Cette articulation entre des approches décentralisées et leur mise
en cohérence dans une perspective d'équité s'appuie sur des instruments
d’aménagement et de développement qui doivent être élaborés dans un cadre
participatif et consensuel à l’échelle locale et régionale, dans le but de passer
de la décomposition à la recomposition de l’avenir d'un territoire. Ces
instruments devraient constituer le cadre de référence “partagé” pour
l'émergence et la conduite de projets.
La notion de Système productif localisé renforce le processus de
déconcentration et de régionalisation que connaît le Maroc et correspond
à la nouvelle conception de gestion et d’aménagement du territoire, laissant
une grande place à la responsabilisation des acteurs locaux et régionaux.
Elle renvoie également à une organisation territorialisée de la production
et est la traduction de phénomènes originaux de développement
économique localisé, que ce soit dans le domaine des nouvelles technologies
de l’information et de la communication ou dans le cadre des espaces ruraux.
L’étude de préfaisabilité que nous avons lancée dans le territoire marocain
a montré que le SPL est, bel et bien, une chance pour la promotion de la
PME et pour le développement territorial.
64 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Le secteur informel
dans la ville de Marrakech
L’objet ici n’est pas d’analyser le secteur informel dans sa globalité et Driss Assi
sa complexité, il s’agit tout simplement de s’interroger sur les liens qui Université Cadi Ayyad,
s’établissent entre la pauvreté urbaine et le secteur informel. C’est-à-dire Marrakech
rendre compte du rôle éventuel que joue ce secteur, notamment les petits
métiers dans la vie et la survie des pauvres à Marrakech. La région de
Marrakech – Tensift – Al Haouz est l’un des bassins les plus importants
de la pauvreté au Maroc (1). En effet, le taux de pauvreté dans cette région (1) Est considéré comme
est de 24,6 %, alors que la moyenne nationale n’est que de 19 %. pauvre au Maroc toute
personne ou ménage ne
La pauvreté de la région de Marrakech-Tensift-Al Haouz est confirmée disposant pas d’un revenu
par un travail d’identification des provinces prioritaires pour les interventions minimum correspondant
du premier programme des priorités sociales appelé en arabe Barnamaj Al à un seuil de pauvreté
absolu défini sur la base
Aoulaouiyat Al Ijtimaiya (BAJ1). En effet, en classant l’ensemble des d’une estimation de
provinces du Maroc d’après neuf indicateurs sociaux (2) parmi les 14 provinces ressources nécessaires à la
qui ont été identifiées comme les plus pauvres, quatre font partie de la région satisfaction des besoins
vitaux. En 1999, ce
de Marrakech-Tensift-Al Haouz, à savoir El Kelaâ des Sraghna, Chichaoua, revenu était à 3 922 Dh
Al Haouz et Essaouira. En plus, la ville de Marrakech est l’une des trois par an et par personne en
agglomérations urbaines les plus pauvres retenues dans le cadre du programme- milieu urbain et à
3 037 Dh par an et par
pilote de lutte contre la pauvreté en milieu urbain et périurbain au Maroc. personne en milieu rural.
Dans ce contexte, il paraît intéressant de se demander comment les
(2) Ces indicateurs sont :
pauvres se procurent-ils un emploi en milieu urbain ? Le secteur le taux global
“moderne” n’a pas connu un développement suffisant pour absorber les d’analphabétisme ; le taux
masses croissantes de ruraux qui ne cessent de se déverser en ville (3). Une global d’inscription en
première année du
proportion importante de ces populations, ne disposant que de leur force premier cycle de
de travail pour survivre, s’est créée une large panoplie de petites activités l’enseignement
fondamental ; le taux
informelles n’exigeant aucune qualification, aucune expérience, peu ou pas
d’inscription des filles en
de capital de départ et pas même de local. Ce que certains appellent les première année du
petits métiers de survie. Quelles sont ces activités qui permettent aux pauvres premier cycle de
l’enseignement
de survivre en ville ? Quel rôle ces activités ont-elles dans le développement
fondamental ; le taux
local ? Quelles sont leurs perspectives d’évolution ? La réponse à ces questions global de scolarisation au
doit nous aider à comprendre les mécanismes fondamentaux qui génèrent premier cycle de
l’enseignement
et régénèrent le phénomène de pauvreté urbaine.
fondamental ; le taux de
chômage ; le taux de
Qu’est ce que le secteur informel ? desserte en eau potable ;
le taux d’électrification ;
La définition du secteur informel fait l’objet d’un débat entre les chercheurs le pourcentage de la
depuis le début des années soixante-dix. C’est une notion floue et difficile population se situant à
Critique économique n° 14 • Automne 2004 65
Driss Assi
6 km de la formation à saisir. Cette difficulté est prouvée par la multiplicité des appellations données
sanitaire la plus proche ;
la densité du réseau
à ce secteur dit non structuré, non officiel, illégal, souterrain, parallèle,
routier viable (route clandestin, etc. Le terme de secteur informel, appelé ainsi par opposition
principale + route au secteur formel ou officiel, a été introduit pour la première fois en 1972
secondaire + chemin
tertiaire revêtu/superficie
par une équipe du Bureau international du travail (BIT) œuvrant dans le
de la province) ; le taux cadre du programme de recherche sur l’emploi en Afrique.
de dispersion de la Depuis cette date, plusieurs définitions sont proposées (4), mais le secteur
population totale de la
province.
informel reste toujours une notion imprécise définie par un ensemble de
critères qui varient d’un auteur à l’autre. Il s’agit par exemple de : la dimension
(3) Le secteur industriel
n’occupe que près de réduite, l’illégalité, le non-enregistrement, la non-tenue de la comptabilité,
10 % de la population la non-déclaration au fisc, les techniques traditionnelles, etc. Cette multitude
active occupée au niveau de critères explique que sa définition est problématique. Les tentatives de
régional.
définition sont diverses, sans avoir pour autant cerné le secteur informel
(4) On peut citer
particulièrement les
dans son ensemble. Les critères sont multiples, mais aucun d’eux, à lui seul,
travaux de Sethurman n’est suffisant pour recouvrir toutes les activités informelles, c’est-à-dire
(1976), Lachaud (1976), établir une frontière nette entre ce qui est informel et formel. Si on prend
Huggon (1980), Charmes
(1982).
par exemple le critère de légalité, cela est peut-être vrai pour le travail au
noir (drogue, contrebande, etc.), mais qu’en est-il du travail domestique ?
Il existe d’autres petites activités informelles qui sont légales (cireurs,
charretiers, porteurs d’eau, etc.). Pour le critère de faible dimension (capital,
nombre d’employés, chiffre d’affaires, etc.), toutes les entreprises artisanales
sont de ce type. Ce qui amène à une confusion entre artisanat et informel.
En plus, il y a des entreprises de grande dimension, mais informelles. Enfin,
il est difficile de trouver une activité qui satisfait tous les critères.
D’une manière générale, depuis le rapport Kenya (1972), deux grandes
(5) Voir Hugon (1991), définitions ont été proposées (5). La définition fonctionnelle retient des
p. 169. critères organisationnels (la facilité d’accès aux activités, la propriété familiale
des entreprises, l’échelle restreinte des opérations, l’utilisation de techniques
simples et le nombre réduit de travailleurs, des qualifications qui
s’acquièrent en dehors du système scolaire officiel, des marchés échappant
à tout règlement et ouverts à la concurrence). Cette définition présente
l’avantage de cerner le secteur dit informel dans ces aspects essentiels, mais
elle se prête mal à sa quantification.
Ainsi, et dans le but d’une quantification macro-économique du secteur,
la définition statistique considère comme informelles toutes les activités
(6) Les enquêtes d’emploi non enregistrées (non-tenue de comptabilité, non-respect de la fiscalité,
de la Direction de la
Statistique ne classent pas non-enregistrement, etc.).
les actifs occupés selon les Pour le cas du Maroc, les difficultés d’approche du secteur informel
secteurs formel et expliquent en grande partie le manque de données statistiques dans ce
informel.
domaine (6). La seule source officielle dans ce domaine remonte à 1988.
(7) Toute unité
économique qui ne tient
Il s’agit de l’enquête sur les entreprises localisées non structurées (7). C’est
pas de la comptabilité est pourquoi il reste difficile d’estimer avec précision l’importance de ce secteur.
considérée informelle. Parmi les tentatives qui ont essayé d’estimer la contribution du secteur
(8) M’Rabet (1984). informel en matière d’emploi, on peut citer le travail de M. M’Rabet (8).
66 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Le secteur informel dans la ville de Marrakech
En se limitant au milieu urbain, l’auteur a procédé à une comparaison des
données du recensement de la population 1982 et des statistiques des
établissements tirées du fichier des patentes de la direction des impôts.
L’estimation des effectifs du secteur informel est faite en additionnant :
– tous les indépendants, les aides familiaux, les apprentis ou mal désignés ;
– les salariés et les employeurs des entreprises de moins de dix personnes.
Selon cette méthode, le secteur informel représente 75 % de la population
active urbaine en 1982. Ce qui montre l’importance grandissante du secteur
informel. Cependant, comme le remarque M. Salahdine, cette méthode
comporte quelques défaillances : tout d’abord, elle inclut des activités que
l’on peut difficilement qualifier d’informelles (professions libérales) ; ensuite,
elle se base sur les données du fichier des patentes, sans en discuter ni les
lacunes, ni les incohérences ; enfin, elle n’intègre pas les activités non
localisées qui ne figurent pas dans les registres de commerce et qui sont
exemptes d’impôts. Or, celles-ci couvrent l’essentiel de la sphère de
l’économie non officielle (9). (9) Salahdine (1991),
Ainsi, l’approche que nous proposons consiste à faire la somme des unités p. 6.
localisées employant moins de 10 personnes, extraites du fichier des
établissements économiques et de l’effectif total des indépendants non
localisés et des travailleurs à domicile. Les deux derniers groupes peuvent
être tirés des enquêtes auprès des ménages, notamment les recensements.
Evidemment, cette démarche surestime le secteur informel, car elle inclut
les entreprises organisées occupant moins de 10 employés. Cette
surévaluation peut être réduite par la détermination des seuils d’employés
pour chaque type d’activité (10). (10) Voir Bajjou (1999).
Rôle économique et social du secteur informel à Marrakech
Le rôle du secteur informel est très difficile à saisir tant du point de
vue économique que social. En effet, la nature des activités et leur caractère
non enregistré interdisent leur comptabilisation. Il est donc difficile et même
impossible de calculer de manière précise la contribution du secteur informel
au PIB. En matière d’emploi, par exemple, le développement de la
pluriactivité rend difficile toute approche. Cependant, les diverses études
et enquêtes menées sur le secteur informel au Maroc montrent que celui-ci
joue un rôle important tant sur le plan économique que social (11). (11) Voir par exemple les
Quels que soient les critères appliqués pour cerner les activités travaux de Laoudi
(2001), Salahdine (1988),
économiques relevant du secteur informel à Marrakech, on se rend à Direction de la
l’évidence que celui-ci regroupe des dizaines de milliers de petites unités Statistique (1988),
de production, dans les diverses branches d’activités (industrie, artisanat, Bousta (1990), Choukri
(1991).
petit commerce et services...). En retenant comme critère l’enregistrement
à la patente pour distinguer entre formel et informel, il s’avère que le secteur
informel est le secteur économique le plus important de la ville. En matière
d’emploi, sa part dans toutes les branches confondues représente environ
Critique économique n° 14 • Automne 2004 67
Driss Assi
60 % de l’emploi global, avec une prédominance dans l’artisanat et les services
respectivement (90 %) et (75 %).
Tableau 1
Structure de l’emploi dans la ville de Marrakech
Formel Informel Total
Agriculture 400 3 100 3 500
Eau, électricité et énergie 1 000 0 1 000
Mines 160 40 200
Industrie 20 000 10 000 30 000
Artisanat 4 000 36 000 40 000
BTP 7 200 10 800 18 000
Transport et communication 3 000 6 000 9 000
Commerce 13 750 18 250 32 000
Service 12 000 36 000 48 000
Tourisme 4 000 2 300 6 300
Administration 16 250 0 16 250
Total 81 760 122 490 204 250
Pourcentage (%) 40 60 100
Source : PNUD (1999, p. 56).
Pourvoyeur d’emplois, ce secteur est générateur de revenus permettant
à une fraction importante de la population de survivre. C’est donc un moyen
d’atténuation de la rigueur de la pauvreté urbaine. Il constitue également
une réserve de qualification pour le secteur moderne, en dispensant une
formation sur le tas. Ainsi, le secteur informel est en quelque sorte une
solution aux difficultés du système formel, surtout à l’égard des pauvres.
Il permet momentanément d’amortir les effets du chômage et de la pauvreté.
« Le secteur informel, nous dit J.P. Peemans, subventionne le secteur formel
en lui offrant des marchandises et des services produits à des coûts peu élevés,
tout en dédouanant l’Etat de l’effort qu’il devrait faire pour créer un nombre
(12) Cité par Sachs suffisant d’emplois rétribués à des taux acceptables (12). »
(1996), p. 173.
Cependant, en dépit de son rôle économique et social surtout vis-à-vis
des pauvres, les emplois offerts sont précaires, et les revenus tirés par ce
secteur sont peu satisfaisants. Notre enquête auprès des pauvres a révélé,
pour l’essentiel, la nature précaire des emplois occupés. Les déséquilibres
du marché du travail les condamnent à se réfugier principalement dans des
68 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Le secteur informel dans la ville de Marrakech
activités de survie relevant du bas de l’échelle du secteur informel. Ils sont
soit des petits indépendants ambulants ou à domicile, soit des salariés dans
des entreprises employant moins de 10 travailleurs.
Les activités indépendantes exercées par les pauvres, objet de notre
enquête, peuvent être classées en deux grandes catégories (13) : (13) Voir à ce sujet
– les activités de survie exercées hors de tout local et ne nécessitant aucune Salahdine (1988).
qualification, ni capital de départ élevé : les gardiens de parking, les cireurs,
les femmes de ménages, les marchands ambulants, les charretiers, les
transporteurs à dos, etc. ;
– les activités localisées et exigeant une qualification et un peu de capital :
les travailleurs indépendants (les mécaniciens, les réparateurs, les
menuisiers, etc.).
En analysant l’activité des personnes interviewées par sexe, on
remarque que les femmes se concentrent dans les métiers traditionnellement
féminins (broderie, couture, cuisine, tricot, confection, etc.). Cette division
sexuelle du travail s’explique par la prédominance des contraintes socio-
culturelles qui empêchent les femmes de se lancer dans des métiers
traditionnellement masculins (menuiserie, mécanique-auto, électricité,
plomberie, etc.).
Toujours selon l’enquête menée, le financement de ces petites activités
se fait souvent par autofinancement, comme le montre le tableau ci-dessous :
Tableau 2
Origine des sources de financement du capital de départ (en %)
Source de financement Douars Foundouks Total
Vente de propriété 29,4 25,5 13,0
Epargne 12,6 13,8 13,0
Prêt familial 27,3 32,0 28,9
Prêt bancaire 5,2 4,1 4,8
Autres 25,5 24,6 25,2
Total 100,0 100,0 100,0
Source : Notre enquête.
Les économies personnelles n’interviennent que d’une façon subsidiaire.
Quant au système bancaire, près d’un enquêté sur 20 seulement a déclaré
y avoir recouru. Ce type de relation qu’entretiennent les institutions officielles
de crédit avec les employés du secteur informel est de règle : non solvables
et de statut précaire, les petits métiers clandestins ne peuvent bénéficier
des avantages d’un système bancaire officiel qui s’adresse avant tout aux
grandes unités industrielles et agricoles et exceptionnellement au secteur
artisanal localisé quand il dispose de cautions et de garanties.
Critique économique n° 14 • Automne 2004 69
Driss Assi
Concernant les revenus, bien que les déclarations des populations
manquent souvent de fiabilité, le revenu dégagé par ces activités est
(14) Le salaire minimum généralement dérisoire. Il ne dépasse jamais le SMIG (14). Face à la faiblesse
inter-professionnel de revenu des chefs de ménage, jointe à la taille élevée des ménages (7 personnes
garanti est actuellement
d’environ 1 800 Dh par en moyenne), les membres secondaires des ménages (enfants, femmes et
mois. personnes âgées) sont obligés de travailler pour améliorer le revenu du ménage.
Tableau 3
Structure des revenus des ménages (en %)
Ménages dirigés Ménages dirigés
Statut
par une femme par un homme
Chef de ménage 48,2 49,3
Membres secondaires du ménage 46,3 47,1
Autres 5,5 3,6
Total 100,0 100,0
Source : Notre enquête.
Quel que soit le sexe du chef de ménage, la structure des revenus des
ménages interrogés montre que la part du chef de ménage dans le revenu
total du ménage, bien qu’inférieure à la moitié, reste la plus importante.
Elle est de 48,2 % dans les ménages dirigés par une femme et de 49,3 %
dans les ménages dirigés par un homme. Deux éléments peuvent expliquer
cette particularité : d’une part, comme cela a été déjà noté, il existe une
forte corrélation entre le statut de chef de ménage et le statut de principal
pourvoyeur au revenu du ménage, d’autre part, le rôle économique important
des membres secondaires dans les ménages pauvres. Le travail des enfants
est un complément important au revenu familial, et, dans certains cas, il
constitue la seule source de revenu du ménage. Le travail des enfants est
donc un élément de la stratégie adoptée par les pauvres pour améliorer le
revenu du ménage et pour réduire au minimum le risque de la perte d’un
emploi par un membre de la famille. La pauvreté est donc une des causes
principales du travail des enfants. Ainsi, l’abolition forcée du travail des
enfants (par l’adoption d’une législation interdisant le travail des enfants
ou imposant l’instruction obligatoire) est vouée à l’échec, puisqu’elle pourrait
mettre en danger la survie des ménages. Pour lutter contre le travail des
enfants par la contrainte, il faudrait parallèlement améliorer les revenus des
ménages pauvres.
En somme, bien que ces emplois soient caractérisés par une faible
productivité et une certaine instabilité, ils procurent aux travailleurs
défavorisés sur le marché de l’emploi des moyens de subsistance, certes
modestes, mais que le secteur structuré n’a pu leur offrir. Ainsi, les petites
activités informelles constituent un “pare-choc” important aux chocs
70 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Le secteur informel dans la ville de Marrakech
économiques. C’est particulièrement vrai dans les périodes de chômage accru
qui voient se gonfler le secteur informel. Il faut donc se garder de considérer
l’essor du secteur informel comme une solution au problème du chômage.
Il est encore plus impardonnable de se livrer à des spéculations idéologiques
qui font de l’économie informelle la pépinière des entrepreneurs
“schumpeteriens”. Cela ne veut pas dire qu’il faut lutter contre ce secteur
informel. Bien au contraire, il mérite d’être conforté, en particulier pour
ce qui est de l’accès aux crédits bancaires où presque tout reste à faire (15). (15) L’institution du
micro-crédit ne suffit pas,
Dynamique et perspectives du secteur informel à Marrakech malgré tout le tapage
publicitaire, à résoudre le
Le secteur pourrait jouer un rôle économique et social plus important problème.
si des mesures d’accompagnement appropriées étaient prises pour lever des
obstacles qui handicapent son expansion, facilitant son intégration
progressive dans l’économie, notamment la disponibilité des locaux
professionnels, l’accès aux marchés, aux crédits et aux moyens de
production (petits équipements technologiques) et l’encouragement par des
actions de formation à une meilleure organisation des micro-entreprises.
Le dernier forum international sur la pauvreté urbaine, qui s’tenu à Marrakech
en octobre 2001, a réitéré l’importance du secteur informel qui ne doit
pas être en bute à l’hostilité des pouvoirs publics, mais qui au contraire
doit bénéficier de leur appui.
Dans ce sens et dans la mesure où la majeure partie des pauvres urbains
sont employés dans le secteur informel, tout effort de lutte contre la pauvreté
doit être orienté vers la restructuration de ce secteur. Dans cette optique,
deux actions peuvent être préconisées :
– Des formules de crédits adaptées à ces activités : l’accès au crédit peut
faciliter à ces populations l’acquisition des actifs, les aider à améliorer leur
productivité et à augmenter leur revenu. Cependant, les établissements
financiers se montrent très réticents vis-à-vis des pauvres. Pour pallier cette
insuffisance et afin de garantir l’accès des pauvres au crédit, “le prêt de
groupe” (16) appliqué par certaines associations locales (Zakoura et (16) Il s’agit d’accorder
Al Amana) semble être une expérience positive méritant d’être suivie. des crédits à un groupe
de personnes
– Octroi de facilités pour l’installation des petites activités : la loi est solidairement
si exigeante qu’il n’est pas facile pour les pauvres de monter une petite affaire. responsable ; en ce sens
que le non
Ainsi, beaucoup de pauvres se trouvent incapables d’opérer dans la légalité. remboursement de l’un
De ce fait, les pouvoirs publics locaux doivent faciliter la procédure pour des membres du groupe
l’exercice d’une activité dans certains lieux réservés aux pauvres. de son prêt compromet
l’accès des autres
Cependant, les mesures à entreprendre ne doivent pas se contenter de membres au crédit.
faire émerger le haut de gamme des activités informelles. Elles doivent plutôt
être focalisées sur les activités de survie, c’est-à-dire les groupes les plus
pauvres de l’informel. Il est certes plus facile d’agir sur les unités plus
“dynamiques”, mais des actions orientées vers la lutte contre la pauvreté
doivent plutôt cibler les activités qui posent le plus de problèmes.
Critique économique n° 14 • Automne 2004 71
Driss Assi
Conclusion
Le secteur informel joue un rôle économique et social incontestable en
offrant aux pauvres l’occasion d’apprendre un métier, de trouver un emploi,
d’avoir un revenu et donc de survivre en ville. Mais cela ne veut pas dire
que la pauvreté est l’apanage du secteur informel et que le secteur formel
est épargné par le phénomène. Certaines activités dynamiques du secteur
informel dégagent des revenus plus élevés que les salaires distribués dans
le secteur formel. La pauvreté transcende la dichotomie formel et informel.
Références bibliographiques
Bajjou O. (1999), « Secteur informel au Maroc : Laoudi M. (2001), Casablanca à travers ses petits
méthode d’évaluation de sa contribution au entrepreneurs de la pauvreté : aperçu sur les
PIB », Revue de l’Association des ingénieurs micro-activités marchandes de rue dans une
statisticiens, n° 3. métropole maghrébine, Faculté des Lettres et
Bousta (1990), le Secteur informel, étude d’un des Sciences humaines, Casablanca, série
quartier de la ville de Fès, mémoire de DES “Thèses et mémoires”, n° 8.
en sciences économiques, Fès. M’Rabet M. (1984), « L’emploi au Maroc :
Charmes J. (1982), Méthodologie d’enquêtes sur sources d’information, niveaux, structures
le secteur non structuré en Tunisie, ORSTOM. et difficultés d’approche », séminaire sur Les
Choukri M. (1991), le Secteur informel dans la statistiques de l’emploi et du secteur non
région d’Oujda, mémoire de DES en sciences structuré, octobre.
économiques, Université Mohammed V- PNUD (1999), Diagnostic local de la pauvreté
Agdal, Rabat. à Marrakech.
Direction de la Statistique (1988), Enquête sur Sachs I. (1996), « S’attaquer aux racines de
les entreprises non structurées localisées, Rabat. l’exclusion », in C. Brisset (dir.), Pauvretés,
Hugon P. (1980), « Les petites activités Hachette, Paris.
marchandes dans les espaces urbains Salahdine M. (1988), les Petits métiers
africains », Revue Tiers-Monde, n° 82, avril- clandestins, Editions Eddif, Casablanca,
juin. Maroc.
Hugon P. (1991), « Les politiques d’appui au Sethurman S.V. (1976), « Le secteur urbain non
secteur informel », in M. Salahdine (dir.), structuré : concept, mesure et action », Revue
l’Emploi invisible au Maghreb, Editions internationale du travail, Genève, n° 1,
Smer, Rabat, p. 169. juillet-août, vol. 1140.
Lachaud J.-P. (1976), Contribution à l’étude
du secteur informel en Côte d’Ivoire : cas
d’Abidjan.
72 Critique économique n° 14 • Automne 2004
La société civile comme catalyseur
du développement local : le cas du
village de potiers de Marrakech
Si certaines formes de développement local naissent spontanément de Ahmed
la rencontre des acteurs, des institutions et d’un territoire, d’autres ont besoin Chehbouni*
d’être suscitées et accompagnées par des institutions publiques ou privées. Malika Hattab-
Les formes diverses et variées de systèmes productifs localisés ayant fait l’objet Christmann**
de plusieurs contributions dans ce numéro, cet article propose de présenter
* Université Cadi Ayyad,
une expérience singulière d’émergence d’un système localisé de production Marrakech
dans la région de Marrakech. La singularité tient au fait que le diagnostic (
[email protected])
territorial puis la mise en œuvre d’une solution appropriée se soient faits ** IUT de Tarbes, UPS,
LEREPS-GRES,
à l’initiative d’une association de développement local. Tous les aspects de
Toulouse 1
la durabilité ont été pris en compte dans la réalisation de ce projet. Cette (
[email protected])
étude de cas articule des aspects de l’économie solidaire (1) et du
développement local (2) en montrant le rôle que peut jouer la société civile
comme révélateur de potentialités de coordination et de coopération (1) Laville (1994).
mobilisables dans une dynamique de développement local. En effet, (2) Pecqueur (1989).
L’économie solidaire recouvre non seulement les relations marchandes et
non-marchandes mais aussi les relations de don et de réciprocité. Elle fait
référence à Karl Polanyi (3) pour qui l’économie est à l’origine encastrée (3) Servet, Maucourant
dans le religieux, le social et le politique. Cette définition s’appuie sur et Tiran (1998).
4 principes : le marché, la redistribution, la réciprocité et l’administration
domestique qui déterminent 3 ensembles de relations : les relations
marchandes, les relations non marchandes et le domaine du don, de la
réciprocité et de l’entraide mutuelle. Pour Laville (1994), penser les relations
entre économie et société, c’est s’inscrire dans une économie plurielle qui
peut permettre de résoudre les problèmes que l’économie seule ne parvient
pas à régler.
Le développement durable, concept aujourd’hui repris dans tous les textes
officiels au Maroc comme étant la forme de développement qu’il convient
de construire, est « un développement qui répond aux besoins du présent
sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ».
L’idée de développement local endogène et durable est née du constat
de la double incapacité du marché et de l’Etat d’assurer l’égalité des chances
pour tous les territoires, et particulièrement pour les régions rurales
géographiquement marginalisées et pour que les quartiers urbains socialement
Critique économique n° 14 • Automne 2004 73
Ahmed Chehbouni, Malika Hattab-Christmann
défavorisés. « Elle trouve ses racines dans l’éco-développement et ne constitue
pas un modèle théorique mais une méthode qui consiste à formuler dans
(4) Sachs (2000). des contextes concrets des propositions concrètes (4). »
Ces dernières années, on a assisté au Maroc à une augmentation
importante du nombre d’associations, et notamment de celles qui sont
orientées vers le développement local. Ce phénomène, bien qu’il soit
interprété le plus souvent comme un acquis de revendications sociales pour
plus de démocratie, n’en est pas moins déterminé par la conjonction de
deux facteurs qui ont joué de manière complémentaire : la décentralisation
de l’aide au développement et la décentralisation administrative dans un
contexte de désengagement progressif de l’Etat de domaines qui était
traditionnellement de son ressort. C’est dans ce contexte qu’a été créé le
CDRT (Centre de développement de la région de Tensift) qui initie et
accompagne un certain nombre d’expériences de développement local. Dans
ce domaine, partout à travers le monde, l’organisation sous forme de SPL
(système productif local) apparaît comme le moyen de construire des
dynamiques territoriales à partir de l’organisation d’un tissu productif
existant. Si cette forme d’organisation territoriale s’inspire de l’expérience
italienne des districts industriels, elle se fonde surtout sur le rôle important
que joue la proximité dans la construction d’un faisceau de relations entre
acteurs localement situés. Ces acteurs qui ont des problèmes communs et
des objectifs communs coopèrent et se coordonnent pour agir.
Le projet du village des potiers s’inscrit dans ce cadre. Dans cet article,
nous nous proposons de montrer en quoi cette action constitue bien un
exemple de système productif local et quels sont ses limites et ses
prolongements.
1. Contexte et problématique
L’action concerne un village de potiers situé dans le territoire de la
communauté urbaine de Marrakech, sur la route d’Agadir, à 2 km de la
ville de Marrakech. Il regroupe une centaine d’ateliers d’artisans employant
entre 800 et 1 200 personnes, dont la production de poterie de terre cuite,
de céramique et de briqueterie artisanale, spécifique à la région de Marrakech,
est en grande partie destinée au marché local. Pour la cuisson, les artisans
chauffent leurs fours traditionnels avec du bois d’olivier, d’eucalyptus et
de cyprès. Cependant, tous les artisans n’utilisent pas le bois comme source
d’énergie, essentiellement pour des raisons de coût. Un certain nombre
d’entre eux ont recours à l’incinération sauvage de pneus.
C’est notamment la raison pour laquelle cette activité a été délocalisée
par les pouvoirs publics de la ville de Marrakech vers sa périphérie.
Si l’utilisation massive de bois pose le problème de la déforestation et
(5) Il faut souligner que de la désertification (5), l’incinération “sauvage” de pneus représente non
ce problème est très
seulement plusieurs risques environnementaux (pollution atmosphérique,
74 Critique économique n° 14 • Automne 2004
La société civile comme catalyseur du développement local : le cas du village de potiers de Marrakech
pollution de la nappe phréatique, production de CO2 accentuant les sensible au Maroc où le
réseau marocain des
changements climatiques), mais constitue également une menace directe associations en lutte
pour la santé des artisans. En effet, chaque four consomme 4 tonnes de contre la désertification
bois par cuisson (et donc par jour), soit 104 tonnes pour 26 jours. Ce sont compte plus d’une
cinquantaine
donc 1 248 tonnes par an et par four soit 132 288 tonnes pour les 106 fours. d’associations.
Cette consommation correspondrait à une émission de 195 786,2 tonnes Ce sont ces aspects
polluants qui avaient
de CO2 et à une disparition de 416,8 ha de forêt par an (6). De plus, la justifié leur délocalisation
qualité de la cuisson étant médiocre du fait de la mauvaise répartition de de la médina de
température à l’intérieur du four, la qualité des produits fabriqués en est Marrakech vers ce site
excentré.
affectée.
(6) Estimations faites à
partir du Bulletin Energie
2. Vers un développement local durable et solidaire renouvelable et efficacité
énergétique au Maroc,
2.1. Les objectifs du projet CDER, Agence de
l’environnement et de
Le projet a donc une finalité à la fois écologique, économique et sociale. la maîtrise d’énergie,
Il consiste à faire adhérer les artisans à un changement technologique l’UNNFCCC.
consistant à substituer aux pneus et au bois un autre combustible moins
polluant et financièrement soutenable à long terme, le gaz.
Dans ce contexte, la recherche des arguments incitatifs est primordiale
car il s’agit de convaincre les artisans de s’équiper en four à gaz sachant
que le coût en est plus élevé. Plutôt que d’envisager un changement complet
qui serait difficile à soutenir à la fois financièrement et techniquement, les
promoteurs du projet ont décidé de commencer d’abord à petite échelle
(un ou deux fours) puis, progressivement, d’équiper l’ensemble du site, que
ce soit les ateliers de poterie ou les briqueteries de Marrakech. Ce rythme
permettra non seulement de résoudre un certain nombre de problèmes
chemin faisant, mais aura également pour effet d’offrir en démonstration
les performances du nouveau four. En fait, la mise en œuvre de ce projet
nécessite également un changement organisationnel avec l’adhésion des
principaux concernés qui sont des acteurs à part entière impliqués dans
toutes les dimensions du projet. Au-delà de ces changements, l’objectif est
de construire un environnement attrayant : aménagement des façades, des
espaces verts, des allées et des trottoirs, assainissement, construction d’une
cafétéria et d’une salle d’exposition. La restructuration du village vise à le
désenclaver pour l’ouvrir aux visiteurs sur le modèle du village de potiers
de Salé et, à long terme, d’en faire un passage obligé pour les touristes visitant
Marrakech.
Ainsi, les objectifs spécifiques du projet sont triples :
– l’amélioration du revenu et des conditions de travail des opérateurs
du secteur ;
– l’amélioration de la qualité des produits ;
– la diminution des impacts environnementaux négatifs de l’incinération
des pneus.
Critique économique n° 14 • Automne 2004 75
Ahmed Chehbouni, Malika Hattab-Christmann
On retrouve là les finalités de toute forme de développement durable.
Les impératifs de concilier développement économique, préservation de
l’environnement, équité sociale inter- et intra-générationnelle font du
développement local durable une approche normative complexe qui consiste à
articuler trois types de normes : normes socio-éthiques, normes économiques et
(7) Torres (2000). normes scientifiques dictées par les contraintes des milieux naturels (7). Ces
normes prennent la forme de règles juridiques, de prescriptions techniques
ou simplement de règles de conduite inscrites dans une charte. Toutes les
améliorations programmées visent à mettre aux normes l’ensemble des aspects
d’une activité dont la survie dépendait jusque-là du marché local.
2.2. Les acteurs en présence et leurs interrelations
Le développement local endogène ne peut être possible sans une
appropriation du projet par tous les membres de la population-cible sous
peine de reproduire au niveau local des phénomènes d’exclusion, de
marginalisation. Il se fonde sur l’expression de tous les acteurs et leur
implication. Le risque est de voir se mettre en place de multiples stratégies
de pouvoir qui peuvent être induites par l’absence d’espace de dialogue et
de concertation des acteurs débouchant ainsi sur une gouvernance publique
trop forte avec des élus qui piloteraient le devenir du village ou une
gouvernance privée dominée par une ou plusieurs entreprises importantes
pour l’économie locale. Cependant, dans le cas présent, l’association
Koutoubia des potiers participe à toutes les phases du projet et apporte son
expérience pour adapter les propositions aux réalités de l’activité et du lieu.
Dans la mise en place de ce projet, on peut identifier plusieurs catégories
d’acteurs en fonction du niveau de leur intervention. Les parties-prenantes
sont des institutions dont les statuts et les finalités sont différents mais qui
ont en commun le souci d’accompagner ces changements technologique
et organisationnel. L’ensemble de ces acteurs se sont mobilisés pour mettre
en œuvre des propositions destinées à améliorer le cadre de vie et d’activité
dans ce village qui ressemblait au départ à une véritable décharge sauvage.
La délocalisation de cette activité et son implantation dans ce nouveau site
n’avaient fait l’objet d’aucun aménagement de la part des autorités
municipales. De plus, les conditions de travail des artisans étaient très
précaires (faible rémunération, dangers sanitaire et environnemental).
L’objectif de transformer ce village de potiers en un lieu attractif dédié à
l’artisanat aux portes de Marrakech devrait avoir des retombées non
seulement sur les artisans, mais également sur l’ensemble de la collectivité.
On peut présenter les acteurs en fonction de leur statut, du niveau et
de la nature de leur intervention.
2.2.1. Institutions et société civile
Pour le CDRT, comme pour l’ORMVAH, il y a une certaine vision du
développement local de la région que l’on pourrait qualifier de durable.
76 Critique économique n° 14 • Automne 2004
La société civile comme catalyseur du développement local : le cas du village de potiers de Marrakech
C’est la finalité du projet qui leur importe ainsi que ses retombées sur les
hommes, sur la nature, sur le développement de la région. Cependant, si
l’on se réfère à la Charte régionale du Maroc, force est de constater que le
Conseil régional a les mêmes objectifs.
D’autre part, les instances régionales peuvent mettre en place toutes les
mesures nécessaires à la protection de l’environnement. « Il adopte toutes
les mesures tendant à la protection de l’environnement ». « Il veille à la
préservation et à la promotion des spécificités architecturales régionales ».
Dans le domaine social, il peut « engager des actions en vue de promouvoir
et de soutenir toute action de solidarité sociale et toute mesure à caractère
caritatif ».
Il peut proposer et faire des suggestions (art. 9) :
– « sur les actions à entreprendre pour promouvoir le développement
de la région lorsque lesdites actions dépassent le cadre de compétence de
ladite région…) » ;
– sur « le choix des investissements à réaliser dans la région par l’Etat
ou tout autre personne morale de droit public ».
Le CDRT est une organisation non gouvernementale dont la finalité
est de contribuer à la promotion de la région en tant qu’espace et cadre
institutionnel d’initiative, de conception et d’exécution de politiques
régionales de développement. Cette institution réunit de nombreuses
personnalités de la société civile, universitaires, ingénieurs, techniciens,
professions libérales et autres cadres. Ces membres appartiennent
également à d’autres institutions locales qu’ils mobilisent autour des actions
et des projets initiés par le CDRT sur le développement durable de la région
selon deux axes :
1. Par une réflexion sur la politique de développement de la région de
Tensift qui s’appuie sur une politique de valorisation de l’être humain conçu
à la fois comme moteur et finalité du développement.
2. Par la participation, l’initiation, la réalisation de projets concrets dans
les domaines suivants :
– l’environnement, l’écologie et l’assainissement ;
– les énergies alternatives et renouvelables ;
– la formation et la communication comme outils de développement ;
– la promotion du rôle de la femme dans le développement ;
– la recherche agronomique, les recherches sur la désertification et la
forêt.
Il assure plusieurs rôles à la fois puisque, selon les projets, il est à la fois
initiateur, architecte du projet, consultant sur ses différents aspects et sur
son impact environnemental, chercheur de financement.
L’Office régional de mise en valeur agricole du Haouz est un
établissement public doté de la personnalité civile et de l’autonomie
financière. Il est placé sous la tutelle du ministère de l’Agriculture, du
Développement rural et des Pêches maritimes. Dans le cadre de la politique
Critique économique n° 14 • Automne 2004 77
Ahmed Chehbouni, Malika Hattab-Christmann
agricole arrêtée par le gouvernement du Royaume du Maroc, il est chargé
de promouvoir le développement agricole dans sa zone d’action. Cette
dernière s’étend sur la wilaya de Marrakech, la province d’El Kelaâ des
Sraghna et une partie de la province. A ce titre, l’ORMVA du Haouz met
ses moyens humains et matériels et l’ensemble de ses connaissances à la
disposition des investisseurs intéressés par le secteur agricole. L’intérêt de
cet organisme pour ce projet est lié non seulement au fait de l’implantation
de ce village en zone rurale mais aussi à la personnalité de son directeur et
à son appartenance au CDRT. Cette forme de coordination entre une
institution publique et un acteur de la société civile illustre certains aspects
d’une économie plurielle ou économie solidaire. Elle montre également
l’importance des relations sociales et de la proximité dans la construction
d’un territoire.
2.2.2. Les producteurs locaux
Les artisans indépendants sont regroupés dans l’Association Koutoubia
des potiers qui permet d’assurer l’interface avec les autres acteurs. Entre
eux, les potiers ont déjà une tradition de coordination et de coopération,
notamment pour effectuer leurs achats de bois ou pour planifier
l’utilisation commune des fours collectifs. Par ailleurs, ils entretiennent des
relations avec la Chambre des artisans et les autorités pour toutes les questions
relatives à leur métier. Dans le cadre de cette action, ils doivent s’adapter,
s’approprier le projet de changement technique et organisationnel qui aura
un impact sur leur revenu et sur leur façon de travailler. Ils sont sensibles
à l’argumentation sur l’amélioration de leur revenu et de leurs conditions
de travail, mais également à l’ouverture sur de nouvelles clientèles liées à
l’activité touristique de la région.
2.2.3. Université et centres de recherche
A la suite de l’étude économique et environnementale réalisée par le
CDRT en collaboration avec l’université, il s’est avéré que l’utilisation des
fours à gaz permettrait d’améliorer la situation économique des artisans
non seulement en leur assurant une meilleure qualité de leurs produits mais
également en réduisant les impacts négatifs de la pollution sur l’environnement.
Là aussi, on peut noter l’importance de la co-appartenance des principaux
acteurs individuels à la fois au CDRT et à la faculté des Sciences. Ainsi,
en faisant réaliser le diagnostic environnemental par les chercheurs de la
faculté, le CDRT a non seulement imaginé une solution adaptée au problème
qui se posait, mais il a surtout participé à la mise en place d’un maillage
entre l’université et les potiers en tant qu’acteurs du tissu productif local.
On peut dire que, ce faisant, le CDRT a joué un rôle de catalyseur du
développement local.
78 Critique économique n° 14 • Automne 2004
La société civile comme catalyseur du développement local : le cas du village de potiers de Marrakech
2.2.4. Les co-financeurs
Si les institutions locales sont mues par tous les aspects ayant trait à
l’amélioration de la situation des artisans et aux perspectives de
développement local, les partenaires internationaux sont plus sensibles à
la lutte contre la pollution atmosphérique.
En conclusion de cette partie, nous pouvons souligner que c’est la
personnalité des acteurs individuels qui oriente et détermine les décisions
des acteurs collectifs. L’existence d’un réseau très structuré donne de la
cohérence à l’action car l’information circule vite et bien entre les différents
acteurs par le biais d’interlocuteurs bien identifiés.
3. Du projet théorique à la mise en place du SPL
Dans l’attente de la mise en place de toutes ces améliorations, le CDRT
et l’ORMVAH ont mis en œuvre des programmes intermédiaires :
• allumage des fours traditionnels à la tombée de la nuit ;
• restriction de l’usage des pneus et du plastique comme combustibles ;
• réalisation de quelques fours à titre démonstratif.
Si tous les aspects du projet ont pu être pensés et résolus par la
concertation, le coût élevé des fours à gaz – leur prix varie entre 200 000 Dh
et 300 000 Dh – paraissait inaccessible aux artisans qui n’ont ni les moyens
de les financer, ni la capacité d’emprunter auprès d’une institution bancaire.
En effet, pour être éligible à un prêt bancaire, le potier doit donner l’assurance
qu’il est en mesure de rembourser, en offrant un ensemble de garanties,
qu’il n’a pas.
Il est donc apparu très tôt que la mise en place d’un SPL nécessitait un
financement adapté aux conditions particulières des artisans. Deux types
de fours nécessitent d’être reconvertis, 52 fours de 3 m3 et 12 fours de
10 m3 (8) le coût total s’élevant à 8 400 000 Dh. (8) Les fours de grande
En fait, le coût étant prohibitif, il fallait agir simultanément dans deux capacité sont utilisés pour
la cuisson des briques.
directions : rechercher les moyens de le réduire et rechercher des modes
de financement adaptés aux capacités des artisans.
3.1. Nécessité d’une adaptation technologique
Le Président de l’association des artisans, qui avait déjà travaillé sur un
four à gaz dans la ville de Salé, réputée pour ses poteries, proposa de construire
un four aussi performant que ceux du marché mais à un coût beaucoup
plus faible. On ne peut parler ni de transfert de technologie, ni
d’imitation, mais plutôt d’adaptation technologique pour rendre le nouvel
outil accessible à ses principaux utilisateurs. A partir d’un modèle italien
très utilisé dans les années soixante, le maître-potier entreprit de fabriquer
un four à gaz pilote qui fut testé avec succès et qui fonctionne très bien
actuellement. De façon complètement empirique, on retrouve ici une certaine
version de la théorie du cycle de vie d’un produit développée par Vernon,
Critique économique n° 14 • Automne 2004 79
Ahmed Chehbouni, Malika Hattab-Christmann
qui montre comment des techniques obsolètes dans les pays développés
peuvent faire l’objet d’une adaptation aux conditions locales suivie d’une
réappropriation. Les tests expérimentaux ont montré que cette “innovation-
adaptation” permet de réduire non seulement les coûts de production et
les pertes lors de la cuisson mais améliore également la qualité des articles
produits. Par ailleurs, en étant très facile à manipuler, contrairement aux
fours à gaz plus sophistiqués qu’on trouve sur le marché, ce four offre
l’avantage d’être accessible à des personnes ayant un faible niveau de
qualification.
De ce fait, la reconversion technologique de l’ensemble des potiers qui
le souhaitaient devenait possible.
3.2. La mise en place de financements adaptés
D’autre part, il fallait trouver des financements à la fois pour le producteur
de fours mais aussi pour les utilisateurs. Pour permettre à l’artisan d’accéder
(9) Environ 7 000 euros. au prêt des 70 000 Dh (9) nécessaires, le directeur de l’ORMVAH, également
représentant régional de la Fondation Mohammed V, se porta garant auprès
du Crédit agricole. Ce prêt bancaire a permis la production du premier
four-pilote. Cependant, la diffusion de cette technologie moins polluante
et plus performante exigeant une augmentation de la capacité de
production, l’artisan-producteur de fours à gaz a eu besoin d’un appui
financier supplémentaire pour améliorer le système de sécurité du four,
acheter les matériaux et payer les frais de production des premiers fours.
Pour l’aider à créer sa propre entreprise, le CDRT a pu obtenir un
financement du Fonds pour l’environnement mondial. Ce fonds lui a permis
d’acheter le matériel et les équipements nécessaires pour construire deux
fours. Cependant, malgré le faible coût de ces fours produits localement,
la charge financière reste lourde pour les potiers. En effet, les intérêts du
prêt bancaire sont élevés, d’où la nécessité de réfléchir et de tester la mise
en place d’un mécanisme financier qui leur permettra d’assurer le
remboursement du crédit et des intérêts. L’artisan entrepreneur remboursera
ce fonds en faisant une réduction de 4 000 Dh à chaque artisan qui achètera
son four et ce jusqu’au 40e artisan. Ainsi, cette réduction des coûts pour
les artisans constitue un moyen indirect d’alléger les intérêts bancaires. La
Fondation Mohamed V a participé également au financement du projet
par l’apport d’un soutien de 15 000 Dh par four, alors que l’Agenda 21 a
contribué par un apport total de 20 000 Dh.
Avec le soutien du CDRT, de l’ORMVAH et des autorités (le Wali), le
Crédit agricole a signé une convention avec l’association des potiers afin
de faciliter l’octroi du crédit aux artisans désirant s’équiper de four à gaz.
Le PNUD est venu renforcer cette convention en aidant à la diffusion du
nouveau modèle de four pour lutter contre la pollution.
Actuellement, le site est déjà aménagé selon un plan architectural, et
la voirie est en cours de réalisation grâce aux efforts de tous les acteurs de
80 Critique économique n° 14 • Automne 2004
La société civile comme catalyseur du développement local : le cas du village de potiers de Marrakech
la région. L’ensemble de ces coordinations a permis d’étendre l’adoption
de cette nouvelle technologie par tout le village.
Dans la mise en place de ce projet, plusieurs acteurs ont joué un rôle
important. Des institutions comme l’ORMVAH (Office régional de mise
en valeur agricole du Haouz) et le CDRT, la faculté des Sciences Semlalia
se sont coordonnées pour faire le diagnostic et l’étude des risques, mettre
en place des propositions, en étudier la faisabilité, assurer la réappropriation
du projet par l’Association Koutoubia, apporter les soutiens et garanties
nécessaires, assurer la coordination avec les autres institutions partenaires
comme les banques et les administrations, etc. Il faut noter que, derrière
ces institutions, on trouve d’abord des individus liés par des relations
interpersonnelles de solidarité fortes et partageant une vision commune du
développement local de la région. Ces personnes appartiennent à une ou
plusieurs des institutions partenaires, ce qui a eu pour effet de faciliter les
coordinations. La proximité a joué une rôle important dans cette
construction. Ce maillage entre acteurs localement situés constitue sans aucun
doute une ressource spécifique pour la région de Marrakech qui peut jouer
un rôle important dans le développement local, d’une part, en mobilisant
les réseaux nécessaires au lancement de nouvelles actions, d’autre part, en
assurant le lien entre le tissu local et les acteurs internationaux (ONG d’autres
régions, PNUD par exemple). D’autres acteurs locaux sont mobilisés par
la création de dynamiques territoriales en relation avec des régions étrangères
dans le cadre de la coopération décentralisée, que ce soit à titre individuel,
ou dans le cadre d’une institution. Il reste cependant à élargir et à généraliser
les coopérations et les coordinations à tous les acteurs désireux de participer
au développement durable de la région Tensift El Haouz.
Pour conclure, on peut vérifier que les cinq critères d’identification d’un
SPL sont vérifiés :
1. Concentration spatiale des activités : les ateliers dans leur ensemble
sont regroupés dans un village situé à 5 km de Marrakech, sur la route
d’Agadir.
2. Spécialisation autour d’un produit ou d’une famille de produits : la
céramique, les briques et les tam-tams.
3. Relations interentreprises : que ce soit par l’intermédiaire de leur
association ou directement les uns avec les autres, les potiers continuent à
travailler ensemble, à utiliser les mêmes fours, à regrouper leurs achats, etc.
4. Solidarité, coopération, coordination avec d’autres entreprises. Au-
delà des relations marchandes, ce sont surtout les relations non-marchandes
qui qualifient le mieux leurs interrelations.
5. Relations avec les autres acteurs localement situés comme les institutions.
En juin 2004, deux ans après le démarrage de l’action, 22 fours à gaz
sont opérationnels dans le village. Ils ont permis de préserver 86,5 ha de
forêt par an et de réduire l’émission de CO2 de 40 634,87 tonnes par an.
Les potiers ont pu aujourd’hui non seulement augmenter les quantités
Critique économique n° 14 • Automne 2004 81
Ahmed Chehbouni, Malika Hattab-Christmann
produites, mais aussi améliorer de manière substantielle la qualité de leurs
produits. Cependant, on ne peut que constater qu’ils n’ont aucune latitude
pour innover, leur fabrication restant fortement dépendante des demandes
des donneurs d’ordre que sont les grossistes des souks de Marrakech et de
la région. Pour enclencher une véritable dynamique, les artisans pourraient
être proactifs, c’est-à-dire anticiper les changements en créant des
tendances nouvelles. Peut-être pourraient-ils ainsi espérer élargir et diversifier
leur offre afin d’augmenter leurs revenus. Dans l’état actuel des choses, le
village des potiers n’en est qu’à la première étape de la vie d’un SPL. Le
développement et la marche vers la maturité nécessitent que se construisent
des coopérations avec des SPL du même secteur, que ce soit au Maroc ou
à l’étranger, que se mettent en place des formations, de styliciens par exemple.
En effet, une des premières motivations observées le plus souvent dans la
création d’un SPL, c’est la perspective d’une ouverture internationale qui
permette d’exploiter de nouveaux débouchés. En effet, comme nous l’avons
déjà souligné, actuellement la production des potiers est écoulée
localement, soit dans les souks de Marrakech, soit vers le secteur de la
construction en ce qui concerne les briques rouges de Marrakech.
Au Maroc, ce type de SPL existe déjà, notamment dans le domaine de
la marqueterie à Essaouira et de la poterie à Safi. Sous l’égide de l’ONUDI,
les SPL marocains de ces deux secteurs coopèrent avec deux SPL italiens.
Conclusion
Ce projet de développement local à petite échelle sera bénéfique pour
l’ensemble des acteurs qui y ont participé :
– pour les artisans dont les conditions sanitaires et la rémunération du
travail seront améliorées ;
– du point de vue environnemental (protection des fermes avoisinantes
et de la nappe phréatique, diminution de la pollution de l’air et des autres
impacts environnementaux négatifs) ;
– pour la population des quartiers avoisinants le site qui vont bénéficier
d’un environnement moins pollué (plus d’odeurs nauséabondes, air moins
pollué) ;
– pour la clientèle des potiers qui va disposer de produits de meilleure
qualité.
L’organisation sous forme de SPL a permis de capitaliser les coopérations
déjà existantes et de les mobiliser autour de la réalisation d’un projet
commun.
82 Critique économique n° 14 • Automne 2004
La société civile comme catalyseur du développement local : le cas du village de potiers de Marrakech
Références bibliographiques
Courlet C., Pecqueur B., (1991), « Systèmes Garofoli G. (1996), « Industrialisation diffuse
locaux d'entreprises et externalités : un essai et systèmes productifs locaux : un modèle
de typologie », Revue d’économie régionale et difficilement transférable aux pays en voie
urbaine, n° 3-4. de développement », in L. Abdelmalki,
Courlet C. (1994), « Les systèmes productifs C. Courlet (dir.) (1996), les Nouvelles logiques
localisés, de quoi parle-t-on ? », in du développement, l’Harmattan, Paris.
C. Courlet, B. Soulage (dir.), Industrie, Laville (1994), l'Economie solidaire, une perspective
territoires et politiques publiques, Paris, internationale, Desclée de Brouwer, Paris.
l'Harmattan. Pecqueur B. (1989), le Développement local,
Courlet C. (2001), « Les systèmes productifs Syros, Paris.
localisés de la définition au modèle », in Pecqueur B. (1992), « Territoire, territorialité
Réseaux d’entreprises et territoires : regards sur et développement », Actes du colloque
les systèmes productifs locaux, DATAR, la Industrie et territoire : les systèmes productifs
Documentation française, Paris localisés, IREP-D, Grenoble.
Courlet C., Hollard M., Rocca M. et Pecqueur B. (1996), Dynamiques territoriales et
Hannou K. (2001), Etude sur les conditions mutations économiques, l’Harmattan, Paris.
de développement des SPL au Maroc, DATAR, Polaniy K. (1983), la Grande transformation,
Paris. Gallimard, Paris.
Courlet C. et Pecqueur B. (1992), « Les systèmes Rallet A. (1996), « Ressources spécifiques et
industriels localisés en France : un nouveau ressources génériques : une problématique
modèle de développement », in G. Benko, pour le développement local », in
et A. Lipietz (dir.), les Régions qui gagnent, L. Abdelmalki, C. Courlet (dir.), les Nouvelles
PUF, Paris. logiques du développement, l’Harmattan, Paris.
Courlet C., Pecqueur B. (1996), « Districts Requier-Desjardin S.D. (1999), Dimensions
industriels, systèmes productifs localisés et territoriales du développement durable,
développement » in L. Abdelmalki, WEBDEV, Université de Saint Quentin-en-
C. Courlet (dir.), les Nouvelles logiques du Yvelines.
développement, l’Harmattan, Paris. Sachs I. (2000), « Vers l’éco-socio-économie »,
Dupuy C., Gilly J.-P. (1996), « Apprentissage in l’Economie repensée, Syros, Paris.
organisationnel et dynamiques territoriales », Servet J.M., Maucourant J. et Tiran A. (1998),
dans B. Pecqueur (dir.), Dynamiques la Modernité de Karl Polaniy, l’Harmattan,
territoriales et mutations économiques, Paris.
l’Harmattan, Paris. Torres E. (2000), « Adapter localement la
Garofoli G. (1992), « Les systèmes de petites problématique du développement durable :
entreprises, un cas paradigmatique de rationalité procédurale et démarche-
développement endogène », in G. Benko, qualité », in B. Zuindeau (éd.),
A. Lipietz (dir.), les Régions qui gagnent, PUF, Développement durable et territoire, Presses
Paris. universitaires du Septentrion.
Critique économique n° 14 • Automne 2004 83
Le système touristique local :
un outil de développement durable
pour les espaces ruraux fragiles ?
1. Introduction René Caspar
(
[email protected])
Le tourisme apparaît aujourd’hui comme l’un des axes forts du
Frédéric
développement rural, principalement pour les espaces dont les productions
Wallet
agricoles ne permettent plus de dégager des revenus satisfaisants. (
[email protected])
En effet, par la diversité des possibilités de destinations, l’espace offert ESA-Purpan, Laboratoire
et l’importance de son patrimoine naturel et culturel, le milieu rural permet de télédétection et
de répondre tout à la fois à la demande de repos et de détente, mais aussi gestion des territoires,
Toulouse
d’activités de découvertes et de loisirs sportifs, qui constituent des aspirations
croissantes de la part des touristes.
De plus, l’agro-tourisme, c’est-à-dire l’activité touristique des
exploitations agricoles, peut être un complément de revenu appréciable voire
nécessaire pour des petites exploitations, dès lors que celles-ci se trouvent
dans un cadre naturel qu’il convient de protéger et de mettre en valeur.
Toutefois, l’engagement de ces territoires dans une économie en grande
partie fondée sur l’offre de produits touristiques ne débouche pas
nécessairement sur des réussites. En effet, un certain nombre de difficultés
peuvent surgir, que l’on peut regrouper en deux grandes catégories
correspondant à des scénarios opposés :
– pour un certain nombre de territoires, l’engagement dans une démarche
touristique par certains acteurs ne génère pas une activité pérenne et viable.
Un mauvais positionnement sur le marché, une organisation défaillante,
l’impossibilité d’atteindre une masse critique, ou encore un déficit de
compétences, sont le plus souvent à l’origine de ces situations d’échec ;
– pour une seconde catégorie de territoires, l’absence d’ancrage de
l’activité touristique fait que son éventuel succès ne débouche pas sur une
dynamique de développement du territoire, voire même déstructure le
territoire sur les aspects économique, environnemental et social.
Les stratégies de développement territorial doivent donc être définies
de manière à éviter chacun de ces pièges ; sachant que le type de produits
recherchés par la clientèle touristique des espaces ruraux et la fragilité des
milieux concernés imposent des choix de positionnement sectoriel en faveur
d’une logique de développement durable.
Critique économique n° 14 • Automne 2004 85
René Caspar et Frédéric Wallet
Quelle convergence entre les critères de développement durable et
les dispositifs régulatoires des systèmes productifs locaux ?
Les caractéristiques structurelles et les difficultés économiques de
nombreux espaces ruraux sont à l’origine de la recherche de modes de
développement alternatifs à la logique d’agglomération marchande. Or,
l’existence de précédents “mythiques”, dans la lignée des districts
industriels italiens, a fait émerger chez les aménageurs et les acteurs du
développement rural l’idée selon laquelle le système productif local pouvait
constituer une solution plausible, dans la mesure où ce type d’organisation
spatialisée avait été identifié aussi bien en milieu rural qu’en espace urbain.
Toutefois, la montée en puissance des préoccupations environnementales
débouche sur la définition de critères de performance élargis, constitutifs
des approches en termes de développement durable. Il est donc utile de
porter attention à la convergence entre les règles de fonctionnement
traditionnellement attribuées aux SPL par la littérature et les critères de
développement durable.
Ce problème peut être abordé à travers trois principaux types de
questionnements :
– Le développement de type SPL est-il compatible avec les critères de
développement durable ? Est-il plus favorable que d’autres modèles à un
développement durable des espaces ruraux ?
– Les espaces ruraux fragiles sont-ils en mesure de fonder leur
développement sur des critères de développement durable ? A quelles
conditions ?
– Inversement, dans quelle mesure le respect des critères de
développement durable peut-il favoriser ou entraver la structuration et la
stabilité d’un SPL en milieu rural ?
Au cours des dernières années, ce type de préoccupation a eu tendance
à largement se diffuser dans la définition des stratégies de développement
touristique des espaces ruraux français, sous l’impulsion d’une meilleure
identification des attentes de la clientèle touristique et des populations locales,
mais aussi à travers la généralisation des diagnostics de développement
durable des territoires, rendus obligatoires pour tout territoire de projet
souhaitant être reconnu au titre de la Loi d’orientation sur l’aménagement
et le développement durable du territoire de 1999.
On peut alors s’interroger sur l’apport de ces démarches pour le
développement touristique des espaces ruraux marocains fragiles mais très
attractifs comme le Haut Atlas. En effet, le fort développement de l’activité
touristique dans le Maghreb au cours de la période récente et la volonté
institutionnelle de faire de ce secteur l’une des principales sources de richesse
d’un pays comme le Maroc tendent à renforcer la convergence des
préoccupations des milieux ruraux français et marocains.
A travers cet article, nous avons choisi de nous intéresser à la première
des trois interrogations évoquées ci-dessus. Il s’appuie sur l’expérience de
86 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Le système touristique local : un outil de développement durable pour les espaces ruraux fragiles ?
l’équipe Gestion des territoires de l’ESA Purpan en matière d’ingénierie
de projets touristiques en milieu rural et constitue l’amorce d’un programme
de recherche visant à déterminer quels peuvent être les apports d’un
rapprochement entre les acquis théoriques sur les systèmes productifs locaux
et sur le développement durable pour le développement touristique des
espaces ruraux.
Après avoir présenté les problématiques et les enjeux du tourisme rural
en matière d’offre et de demande de produits touristiques, nous ferons un
rappel du traitement de la question des SPL en milieu rural dans la littérature
de science régionale. Puis nous tenterons de répondre à la question de l’intérêt
pour les systèmes touristiques ruraux d’adopter une stratégie fondée sur la
constitution d’un panier de biens afin de capter une rente de qualité
territoriale.
Dans une seconde partie, consacrée au tourisme durable, nous
mettrons l’accent sur l’importance d’isoler l’impact des pratiques sectorielles
de manière à vérifier et orienter leur compatibilité avec les critères de
développement durable. Enfin, à travers un retour sur l’histoire du
développement local, nous montrerons les acquis culturels dont disposent
les acteurs locaux pour initier des démarches de développement
respectueuses des critères de durabilité.
2. La problématique du développement touristique sur les
espaces ruraux sensibles
La question du développement touristique ne se décline pas de manière
identique sur l’ensemble des espaces ruraux ; de sorte que la diversité des
situations locales peut être présentée à partir de la nature de l’organisation
de l’offre et en fonction du type de sites demandés.
La demande de sites campagnards se structure aujourd’hui selon six axes :
Tableau 1
Structure de la demande de sites campagnards en France
Type de site Principales caractéristiques
Sites campagnards à • Ils constituent la chance de certaines destinations pas toujours aidées par leurs
proximité des grandes ressources ou la manière dont celles-ci ont été mises en valeur ces dernières
concentrations urbaines années (Champagne-Ardenne, Nord-Pas-de-Calais, Lorraine).
• La situation favorise également des régions déjà très présentes sur le marché
(régions Centre, Pays de Loire, Normandie).
• Variable clé : proximité.
Sites campagnards de • Exemple : Ardèche, Béarn, Bourgogne, Dordogne, Provence.
renommée ancienne • Ils continueront à demeurer attrayants s’ils s’emploient à améliorer leur offre
et les moyens de se mettre en marché.
• La variable-clé pour eux est la qualité.
Critique économique n° 14 • Automne 2004 87
René Caspar et Frédéric Wallet
Type de site Principales caractéristiques
Arrière-pays de zones • Exemple : Haut-Var, Morbihan intérieur, grande vallée de la Loire.
“touristiquement consacrées”,
• Ils continueront à pouvoir jouer la carte de la complémentarité avec lesdites
proches des littoraux ou de
zones, mais en gardant conscience du rôle exercé par les pôles existants.
hauts lieux culturels
• Variable-clé : complémentarité.
Zones excentrées et peu • Zones qui peuvent se développer à condition que des efforts considérables
renommées soient fournis pour présenter une offre novatrice, caractéristique de la région,
et résolument orienté vers le tourisme marchand, même à petit budget.
• Le développement des transports constitue pour elles une variable-clé.
Agritourisme • Séjours véritablement marqués par le contexte d’une exploitation agricole.
• Statut qui demeure ambigu :
– L’exploitation d’aujourd’hui ressemble peu à la “ferme idéale”. Ce sont les
propriétés qui ont développé des aires naturelles de camping qui semblent y
répondre le mieux, mais avec une valeur ajoutée pas toujours très significative
pour l’exploitant.
– Les autres prestations (gîtes, chambres d’hôtes, fermes-auberges…) sont le
signe évident de la disparition consommée ou en cours de l’exploitation
agricole.
• Variable-clé : authenticité.
Non-choix • Tourisme consécutif à la “diaspora” des campagnes.
• Touristes qui ont des attaches familiales à la campagne et se doivent d’y revenir
en vacances.
• Variable-clé : coût, domesticité.
D’après Origet du Cluzeau et Vicériat (2000), p. 143.
Par ailleurs, on peut définir la clientèle touristique en milieu rural comme
répondant à deux types de logiques : une logique économique (coût plus
réduit des prestations) et une logique affinitaire (affection pour la campagne).
Toutefois, cette structure de clientèle doit être analysée précisément sur
chaque territoire considéré dans la mesure où elle correspond à des attentes
et un pouvoir d’achat différenciés, qui doivent guider le type de produits
touristiques offerts.
L’enjeu du tourisme rural consiste donc dans le fait d’attirer les touristes
affinitaires, de transformer ceux qui séjournent en milieu rural pour raison
économique en amoureux de la campagne de manière à ce qu’ils
continuent à venir quelle que soit l’évolution de leur budget, et de formater
des produits touristiques correspondant aux besoins de ces clientèles.
En matière d’offre, l’évolution du tourisme rural va dans le sens d’un
renforcement de la concurrence. On constate en effet une multiplication
des sites ruraux prétendant au statut de destination touristique. Cette
tendance est notamment attisée par le versement de subventions accordées
sans distinction de réussite potentielle et la pression des élus locaux, peu
lucides quant à la réalité du potentiel de développement permis par le
tourisme de leur territoire.
88 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Le système touristique local : un outil de développement durable pour les espaces ruraux fragiles ?
Ainsi, sur le plan de l’offre, les trois principales difficultés du tourisme
rural demeurent le formatage des produits, la qualité et la mise en marché
(Origet du Cluzeau et Vicériat, 2000).
Le formatage de l’offre touristique en milieu rural s’avère le plus souvent
en retrait par rapport aux canons des pratiques en ce domaine :
– manque d’indication claire sur la nature de la prestation (confusion
d’appellation ou de qualification, absence de traduction) ;
– flou quant aux indications concernant le niveau de confort et de
standing ; difficultés pour établir des comparaisons ;
– défaillances sur les pratiques de stockage : mise à disposition tardive
des contingents de disponibilités, retard dans les délais de rétrocession ;
– problèmes de respect du niveau et des délais de paiement de la marge
commerciale.
En matière de qualité, au niveau micro-économique, la part des activités
de tourisme rural labellisées ou soumises régulièrement à des contrôles de
qualité est faible. Quant à la définition d’une procédure commune de gestion
de la qualité, par exemple sur l’ensemble d’une destination de campagne,
elle reste une démarche isolée (cf. les initiatives de certains parcs naturels).
Des dénominations comme “station verte” ou “plus beaux villages de France”
n’ont pour le moment pas permis aux zones qui en bénéficient de mettre
en œuvre ce type de démarche. De ce point de vue, la situation française
tranche avec celle des pays en pointe dans ce domaine comme l’Autriche.
Au Tyrol notamment, on trouve des destinations où les acteurs ont mis en
place une démarche de qualité des produits touristiques à l’échelle d’un
village ou d’une micro-région.
Enfin, les procédures de mise en marché s’avèrent elles aussi largement
perfectibles. Plusieurs pistes peuvent être creusées, allant toutes dans le sens
d’organisations permettant de regrouper les acteurs du tourisme rural :
– constitution d’ensembliers, dont la tâche serait de regrouper les
productions à l’échelle d’une destination. Ici encore, on pourrait s’inspirer
de l’exemple tyrolien où existe une centrale de réservation commune, ou
encore de l’organisation des coopératives agricoles ;
– structuration de centrales de réservation viables et reconnues,
correctement interconnectées les unes aux autres ;
– atteinte d’une taille critique pour les centrales de réservation existantes.
Faute de développement de ce type d’organisation, « le problème de
l’incapacité à dégager des marges commerciales risque de persister, surtout
dans les hébergements touristiques à propriété privative » (Origet du Cluzeau
et Vicériat, 2000, p. 146).
L’enjeu est donc de passer d’initiatives isolées et désordonnées à une
démarche permettant une consolidation et une structuration d’un secteur
encore atomisé et peu organisé. En ce sens, le modèle d’organisation
économique territorialisée de type système productif local peut fournir une
référence utile.
Critique économique n° 14 • Automne 2004 89
René Caspar et Frédéric Wallet
3. Les SPL touristiques en milieu rural : problématique et
caractérisation
Dans une récente revue de la littérature, Courlet (2001) rappelait la
diversité des conceptions du SPL et des fondements théoriques de cette
notion selon les approches. A ce titre, il indiquait que le terme “SPL” ne
possède pas la robustesse d’un concept scientifique et qu’il est par conséquent
nécessaire de limiter son usage théorique au rôle d’une “unité d’analyse”,
au même titre que la notion de firme. Sur la base de ce constat, il est donc
possible de retenir une définition relativement large du SPL, qui peut être
entendu comme « un ensemble caractérisé par la proximité d’unités
productives, au sens large du terme (entreprises industrielles, de services,
centres de recherche et de formation, interfaces, etc.), qui entretiennent
(1) Courlet (2001), p. 88. entre elles des rapports plus ou moins intenses (1) ». Par conséquent, la
notion de SPL peut s’appliquer dès lors que l’on considère tout processus
de développement local dans lequel “le territoire joue un rôle actif ”.
Selon cette logique, la littérature a permis la mise en évidence d’une
multitude de situations locales présentées comme des variantes plus ou moins
éloignées du SPL. Aux districts industriels sont venus s’adjoindre les
catégories de milieux innovateurs, pôles technologiques et autres clusters.
Cependant, au-delà de la variabilité des critères d’identification consécutifs
à la diversité des situations locales qui peuvent être regroupées sous le vocable
générique de SPL, deux caractéristiques communes apparaissent avec
récurrence. En effet, pour parler de SPL il faut que se combinent :
– la présence d’un nombre important d’entreprises suffisamment proches
et réciproquement liées sur un territoire restreint ;
– une spécialisation économique distincte.
L’acceptation de ces deux critères permet à la notion de SPL de gagner
en opérationnalité et s’avère discriminante vis-à-vis de l’organisation
économique de bon nombre d’espaces ruraux. En effet, hormis certaines
filières industrielles, qui fournissent à la littérature les quelques exemples
(2) Ainsi, notamment les emblématiques (2), la présence de SPL en milieu rural demeure un
SPL “mythiques” du phénomène relativement restreint (3). En effet, si le critère de spécialisation
Choletais ou du Jura.
économique distincte rend aisé un découpage particulier des espaces ruraux,
(3) Le plus souvent les
exemples cités concernent
le critère de concentration géographique s’avère fortement limitatif. Toutefois,
l’industrie agro- « les systèmes productifs locaux situés en zone de faible densité ne sont pas
alimentaire et la filière dénués d’efficacité, et on peut voir émerger en leur sein des gains potentiels
bois.
en termes de coûts » (Font et Thireau, 1997, p. 714).
En outre, si l’on se focalise sur les activités touristiques en milieu rural,
le nombre de territoires concernés par une concentration d’activité devient
extrêmement réduit et se limite presque exclusivement aux stations de sports
d’hiver. Il n’est par conséquent pas étonnant que le travail précurseur sur
les SPL touristiques en milieu rural ait porté justement sur ce type de stations.
En effet, dans son travail de thèse, Perret (1992) a isolé deux catégories de
90 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Le système touristique local : un outil de développement durable pour les espaces ruraux fragiles ?
concentrations d’entreprises touristiques : les stations “ex nihilo”
caractérisées par un développement délocalisé, et les “stations villages”,
fondées sur une logique de développement endogène et organisées selon
une forme proche de celle d’un SPL. Les “stations villages” sont composées
d’un ensemble de petites entreprises indépendantes, parmi lesquelles n’émerge
aucune firme dominante et où l’activité productive dépend pour une part
importante de la main-d’œuvre familiale. L’auteur met en évidence une
trajectoire territoriale pour laquelle le développement des activités
touristiques conduit à un redéploiement du capital productif des activités
traditionnelles (principalement agricoles) vers la nouvelle activité principale
du territoire. De plus, les relations interentreprises s’inscrivent dans un double
registre de concurrence et d’interdépendance concernant la gestion de la
qualité de la station.
Cependant, trois spécificités peuvent être relevées par rapport au modèle
canonique du district industriel :
– les “stations villages” se caractérisent par l’absence de division du travail
entre les entreprises ;
– la production porte sur une activité de services, et la consommation
s’effectue exclusivement sur le territoire producteur ;
– l’activité productive subit une forte saisonnalité.
Ces constats plaident en faveur de la mise en place d’un modèle de “panier
de biens” (cf. supra) :
– la faible division du travail entre les entreprises réduit la possibilité
de fournir à la clientèle une offre collectivement formatée ;
– la consommation exclusivement réalisée sur le territoire permet
d’envisager une rente de qualité territoriale ;
– la forte saisonnalité conduit à réfléchir à des mécanismes de
rentabilisation des installations touristiques de réalisation du chiffre d’affaires
sur une courte période.
4. De l’intérêt d’une organisation en système touristique local
pour les espaces ruraux fragiles
Les travaux pionniers de Becattini (1979, 1987) sur les districts industriels
avaient déjà mis en évidence l’articulation entre une configuration
proprement économique fondée sur un système de PME dans une relation
de concurrence-coopération et des traits se rapportant au fonctionnement
social de la collectivité locale.
Comme l’affirme Courlet (1999, p. 535) à propos des écrits de Becattini
sur les districts industriels : « Ce qui permet de spécifier et de caractériser
cette communauté locale, ce n’est pas seulement l’appartenance des individus
à un même ensemble d’entreprises, c’est aussi et surtout un ensemble culturel
de valeurs communément partagées. Ce système de valeurs permet de
circonscrire les conflits d’intérêts à l’intérieur d’un système communautaire
inséré dans le complexe de population locale. »
Critique économique n° 14 • Automne 2004 91
René Caspar et Frédéric Wallet
Que l’on parle de districts industriels, de SPL ou encore de milieux
innovateurs, l’ensemble des organisations économiques territorialisées mises
en évidence par la science régionale rend compte d’une similarité quant à
la logique de localisation et d’interaction des entreprises qui les composent,
à savoir la recherche d’économies externes d’agglomération. Les approches
consacrées à l’analyse des SPL en milieu rural rendent ainsi compte des
modalités de propagation des effets externes dans des milieux assez denses
mais de taille réduite (Courlet, 2001, p. 91). Les entreprises sont donc dans
une démarche d’évaluation continuelle « de l’avantage différentiel des coûts
de production et d’échange entre l’intérieur et l’extérieur. Ces économies
externes d’agglomération sont fortement ancrées territorialement et
présentent une forte irréversibilité reposant sur les structures historiques
et sociales des districts » (Courlet, 1999, p. 535).
Au regard des insuffisances identifiées sur l’offre touristique en milieu
rural et des enjeux de développement que porte ce type d’activité sur ces
territoires, il apparaît opportun de s’interroger sur l’intérêt et la possibilité
de promouvoir une organisation de type SPL. On définira alors un système
touristique local comme un ensemble diversifié d’unités de production
touristique géographiquement proches, qui entretiennent entre elles des
interactions à intensité variable fondées sur la concurrence et/ou la
complémentarité de leurs productions.
A travers les enseignements de la littérature et les expérimentations locales,
on peut estimer que le déficit de formatage de l’offre pourrait se résorber
de manière bien plus efficace s’il est engagé à travers une action collective
dans la mesure où les prestations touristiques concernent généralement
plusieurs acteurs qui offrent des produits complémentaires, ce qui réduit
l’efficacité d’une démarche isolée en faveur de la lisibilité et de la fiabilité
de l’offre. Par ailleurs, la réalisation d’une démarche collective de qualité
à l’échelle d’une micro-région – qui semble aujourd’hui constituer la référence
dans le domaine du tourisme rural – s’inscrit pleinement dans la logique
organisationnelle des SPL. Enfin, les carences en matière de mise en marché
des produits touristiques sont susceptibles de trouver une solution à travers
le modèle de concurrence-coopération caractéristique des SPL, puisque les
entreprises locales pourraient ainsi déléguer à une structure commune ce
type de fonction.
Par conséquent, toute action volontariste visant la structuration d’un
SPL devra se donner comme objectif la constitution de conditions permettant
aux entreprises de bénéficier de ces économies externes d’agglomération.
Or, l’un des principaux enseignements de la littérature consacrée aux districts
est que ces conditions, pour être pérennes, passent par un travail sur les
structures sociales et historiques du territoire (Palard, 1999).
Au regard des constats rappelés ci-dessus quant aux incidences de la prise
en compte des critères de durabilité dans les processus de développement
des espaces ruraux, on peut se demander en quoi la structuration en SPL
92 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Le système touristique local : un outil de développement durable pour les espaces ruraux fragiles ?
permet un respect plus facile des règles de développement durable. Dans
cette optique, il faut souligner que les principaux travaux consacrés aux
SPL en milieu rural ont cherché à caractériser les éléments qui permettent
aux agents économiques d’un territoire de susciter « une consentement à
payer induit par le lien au lieu d’un produit localisé ». Prolongeant cette
idée, certains auteurs ont mis en évidence la notion de “rente de qualité
territoriale” ; la perspective de la perception de cette rente fondant la cohésion
de la coordination des agents économiques au sein du SPL.
A travers plusieurs contributions, Lacroix, Mollard et Pecqueur ont
cherché à spécifier cette notion afin d’« élucider les raisons pour lesquelles,
parfois, la valorisation de la qualité à travers un ancrage territorial donne
lieu à l’émergence durable de “rentes de qualité territoriales” et, d’autres
fois, ne génèrent pas ce “cercle vertueux” de développement » (Mollard,
2000, p. 1). Cette rente – dont la particularité est de combiner la qualité
intrinsèque du produit et son ancrage en un lieu spécifique avec son histoire
et ses savoir-faire – est de nature organisationnelle. « Elle reflète la capacité
des acteurs à créer des processus institutionnels susceptibles de capter le
consentement à payer des consommateurs associé à l’environnement du
produit. Son développement est le résultat d’une stratégie territoriale de
long terme impliquant tant les producteurs, les transformateurs et
coopératives que les institutions de coordination du développement local
(syndicats d’aménagement, collectivités locales, etc.). Une telle rente illustre
la capacité de systèmes productifs plus ou moins élaborés au sein de territoires
à dégager une offre construite de biens ou services spécifiques. » (Pecqueur,
2000, p. 2.) Sur cette base, il est possible de développer l’idée d’une
articulation des modes de valorisation différents de divers produits autour
d’une même construction cognitive à l’échelle du territoire. Cette idée, initiée
par exemple par Thevenin [1996] concernant l’articulation entre activités
vinicoles et touristiques, correspond à l’hypothèse dite du “panier de biens”.
Celle-ci se vérifie quand « à l’occasion de l’acquisition d’un produit de qualité
territoriale, le consommateur découvre la spécificité des autres produits issus
de la production locale et détermine son utilité sur l’ensemble des produits
offerts (le panier). C’est-à-dire que cette offre de produits liés génère un
surplus du consommateur plus élevé que la somme des surplus de chaque
produit » (Pecqueur, 2000, p. 5-6).
Le panier de biens a donc les caractéristiques suivantes (Pecqueur, 2000,
p. 7) :
– un ensemble de biens et de services complémentaires qui se renforcent
sur les marchés locaux ;
– une combinaison de biens privés et publics qui concourent à élaborer
l’image et la réputation de qualité du territoire ;
– une coordination interactive entre les producteurs du panier afin
d’internaliser la rente de qualité territoriale ;
Critique économique n° 14 • Automne 2004 93
René Caspar et Frédéric Wallet
– la possibilité pour le consommateur de choisir librement la
composition de son panier personnel de produits consommés au sein du
panier offert par le territoire et ses acteurs.
Ce modèle offre un référentiel utile à toute démarche de développement
territorial fondée sur la définition d’un plan de développement touristique
selon une logique d’intégration territoriale des activités touristiques et de
valorisation des synergies issues de la prise de conscience par les acteurs
locaux de l’intérêt d’une démarche commune dépassant les frontières
sectorielles.
5. Du SPL au tourisme durable
Par ailleurs, le fait de s’intéresser au secteur touristique amène à
s’interroger sur le sens et les limites de l’une des principales caractéristiques
des SPL en milieu rural : leur forme d’“insularité”, qui permet le maintien
des conditions sociales et culturelles nécessaires à leur développement
(4) Sur ce point, voir industriel (4). Plus précisément, les auteurs s’accordent sur le fait que « la
notamment l’article de dimension rurale de ces formes territoriales favorise l’instauration du rapport
J. Palard (1999) consacré
à la Beauce québécoise. dialectique entre l’isolement communautaire et l’ouverture vers l’extérieur,
constituant une des conditions de l’existence de ce type de système » (Courlet,
2001, p. 91). Or, ce trait spécifique aux SPL ruraux pose indéniablement
question quand on s’intéresse aux territoires touristiques, dans la mesure
où, par définition, cette activité est fondée sur l’accueil de populations
extérieures sur une durée généralement limitée ; ce qui établit clairement
le lien de dépendance de la dynamique de développement localement
constatée et les mouvements plus globaux qui sont à l’œuvre en termes de
consommation touristique.
Ce constat conduit à une réflexion plus large selon laquelle les questions
liées au développement touristique en milieu rural ne se limitent pas à un
simple problème d’organisation sectorielle. En effet, la montée des
préoccupations environnementales, le type de prestation recherchée par les
touristes en milieu rural et la fragilité structurelle de ces espaces
conduisent à un renforcement des projets touristiques cohérents avec une
logique de développement durable. Par ailleurs, ceci coïncide avec la logique
de développement durable inscrite dans la LOADDT de 1999 qui institue
la mise en place des pays.
Au-delà, au regard des analyses traditionnelles faites sur les activités
industrielles, le secteur touristique se distingue par une nature spécifique
au regard des problématiques traditionnellement abordées par la littérature
consacrée aux SPL, dans le sens d’un renforcement nécessaire d’une approche
par le développement durable. Celle-ci tient au phénomène d’unité de lieu
entre les activités de production et de consommation et impose donc de
prendre en compte les aspirations des consommateurs dans la définition
du mode de développement de l’espace de production. La nature même
du secteur touristique impose un positionnement raisonné sur le segment
94 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Le système touristique local : un outil de développement durable pour les espaces ruraux fragiles ?
de clientèle visé et donc sur le type de produits offerts. De plus, pour la
majorité des formes de tourisme, c’est le territoire lui-même qui est
“consommé” ; ce qui appelle une réflexion sur les ressources qu’il constitue
ainsi que sur l’impact de l’évolution des activités touristiques sur la trajectoire
de développement du territoire. Cette dimension est particulièrement
évidente pour les enjeux environnementaux et culturels. En effet, la
surconsommation de certains types d’espace (déserts, parcs naturels…)
conduit à leur retirer l’attrait qui séduisait les touristes. De la même manière,
le formatage de certains éléments spécifiques de la culture locale et leur
mise en spectacle conduisent non seulement à en détourner la valeur
symbolique mais a aussi un impact sur les structures sociales par la mutation
des sources de création de richesse et donc de constitution des revenus
familiaux. La question n’étant pas nécessairement de chercher à maintenir
ces communautés dans un modèle ancestral, mais plutôt de maintenir ce
qui fait la spécificité territoriale. Autrement dit, l’activité touristique est
indissociable d’un positionnement en termes de durabilité du secteur
touristique et de développement territorial.
Ces exigences nouvelles en termes de problématique touristique des
espaces ruraux appellent donc une définition précise de ce qu’est le tourisme
durable. Ce dernier désigne « toute forme de développement, d’aménagement
ou d’activité touristique qui respecte et préserve à long terme les ressources
naturelles, culturelles et sociales et contribue de manière positive et équitable
au développement économique et à l’épanouissement des individus qui
vivent, travaillent ou séjournent dans ces espaces (5) ». (5) AFIT (2001), p. 21.
Afin d’aller plus loin quant aux implications de cette posture en matière
d’organisation des activités touristiques sur les espaces ruraux, il importe
de se doter d’outils conceptuels qui autorisent à la fois une réflexion théorique
et une déclinaison opérationnelle en termes d’ingénierie touristique et de
développement local.
6. Retour sur la notion de développement durable
Prendre en compte la durabilité dans les problématiques de
développement territorial implique de préciser en quoi la préoccupation
pour les générations futures et les autres territoires modifie les logiques et
les modalités de l’action. En d’autres termes, ceci impose un double
changement d’échelle dans la perception du développement et de ses effets,
à travers la reconnaissance d’interdépendances générationnelles et spatiales.
Plus précisément, ceci implique la nécessité de modifier les comportements
dans trois domaines :
– l’économie des ressources et la rénovation des modes de vie et des
systèmes productifs ;
– la satisfaction des besoins et l’exigence de développement social
équitable et solidaire ;
– le respect de la logique du vivant et la préservation de l’environnement.
Critique économique n° 14 • Automne 2004 95
René Caspar et Frédéric Wallet
En nous inspirant de la distinction opérée par Landais (1998) pour les
activités agricoles, nous isolerons quatre composantes du développement
durable. Toutefois, à la différence du découpage proposé par cet auteur,
nous ne situons pas ces quatre composantes sur le même plan. Notre variante
a pour objectif de pouvoir passer d’un découpage statique – qui se contente
d’établir un bilan des conditions suffisantes pour qualifier un développement
de durable – à un découpage dynamique, qui définit les interrelations
nécessaires entre ces conditions.
Les quatre conditions nécessaires à la durabilité du développement
peuvent être identifiées comme suit :
– La viabilité, qui correspond à la capacité de l’organisation économique
et politique à fournir un revenu satisfaisant aux acteurs du territoire. La
durabilité dépend de la sécurisation à long terme des différentes sources
de revenu.
– La vivabilité, qui est la condition du bien-être social des habitants
d’un territoire. Elle rassemble des critères qui font que les acteurs locaux
vivent bien le territoire. On peut citer comme critères : dialogue et rencontre
entre catégories de population, pratique de travail en commun et
mobilisation collective, ou encore qualité de vie.
– La reproductibilité, qui est entendue comme la combinaison dynamique
qui permet aux mécanismes de développement de se maintenir dans le temps ;
une sorte de “génome territorial” qui détermine les formes du développement.
– La transmissibilité, qui renvoie au capital transmissible aux générations
futures, et correspond donc à l’héritage territorial ou sectoriel. Telle que nous
l’entendons, loin d’être une objectivation normative, la notion de
transmissibilité possède une dimension relative forte. En effet, elle
interroge la qualité de ce qui est transmis et non seulement la possibilité
de transmettre. Dès lors que le modèle de développement territorial est
reproductible, il est a priori transmissible. La notion de transmissibilité doit
nécessairement intégrer une dimension renvoyant à l’idée d’un choix conscient
quant à ce que les acteurs souhaitent transmettre. Cette remarque prend
une importance particulière si l’on considère que le capital transmis n’est
pas uniquement matériel, mais qu’il comprend au contraire essentiellement
des aspects immatériels (systèmes de règles et de valeurs) qui conditionnent
l’usage “rationnellement durable” de l’héritage des générations futures.
7. Durabilité sectorielle et durabilité territoriale
Si la problématique de développement durable doit être appréhendée
à l’échelle globale (et donc inter-territoriale), la réflexion s’est – à juste titre –
déclinée progressivement vers le niveau sectoriel de manière à examiner plus
précisément selon quelles modalités les pratiques d’un secteur d’activité
pouvaient ou non concourir au développement durable.
Ceci nous amène donc à opérer la distinction entre durabilité
sectorielle et durabilité territoriale. La durabilité sectorielle est alors entendue
96 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Le système touristique local : un outil de développement durable pour les espaces ruraux fragiles ?
comme l’aptitude d’un secteur à contribuer plus ou moins au développement
durable à travers le résultat direct ou des externalités nés des interactions
entre les acteurs qui le composent. A contrario, la durabilité territoriale est
conçue comme la capacité d’un modèle de développement à remplir les
conditions de la durabilité ; et découlant de la possibilité de mettre en œuvre,
au niveau d’un espace, un ensemble d’interactions liées au décloisonnement
sectoriel et à la transversalité des projets de développement.
En tant que composante de la durabilité du développement, la durabilité
sectorielle doit établir, au sein du secteur, les pratiques qui permettent à
cette activité de se maintenir dans le temps. L’attention sera donc portée
sur les modes de production afin d’intégrer au niveau de cette activité les
principes, recommandations et bonnes pratiques du développement durable
de manière à :
– définir des règles permettant au secteur de conserver ses capacités de
développement ;
– dépasser les logiques exclusivement micro-économiques et sectorielles
pour arriver à une vision spatiale et temporelle plus large.
Les efforts engagés peuvent ainsi s’apprécier à travers les quatre critères
de performance préalablement définis, touchant donc l’économique, mais
aussi le social, l’écologique et l’éthique et se combinant dans le souci de
constitution d’un héritage pour les générations futures.
Les préoccupations en matière de durabilité sectorielle peuvent être
regroupées en une question de synthèse, dont la réponse se décline dans
le tableau 2 : quelle doit être la nature du mode de participation du secteur
d’activité dans chacune des dimensions (économique, social, environnemental,
éthique) de la durabilité pour participer à la réalisation des critères du
développement durable (viabilité, vivabilité, reproductibilité, transmissibilité) ?
Quant à la durabilité territoriale, elle consiste, au niveau du territoire
inscrit dans la relation local/global, à lier et à intégrer les différents secteurs
et activités afin de générer des synergies et des effets multiplicateurs qui
permettent :
– de repousser les limites de la viabilité des activités ;
– d’améliorer la vivabilité sociétale ;
– d’assurer les bases sociales, culturelles, environnementales de la
reproductibilité d’un territoire compris comme une matrice des ressources ;
– de permettre la constitution d’un capital territorial à transmettre aux
générations futures.
Il s’agit également de générer un tissu d’interrelations et de réseaux
agissant comme environnement favorable dans la lutte concurrentielle et
l’émergence de nouvelles opportunités. En pratique, cela se traduit par le
renforcement et l’optimisation des interactions liées à de nouvelles pratiques
de travail en commun et à une modification des comportements
institutionnels : décloisonnement des acteurs et transversalité des actions.
Critique économique n° 14 • Automne 2004 97
René Caspar et Frédéric Wallet
Par rapport à la durabilité sectorielle, la durabilité territoriale rend compte
des modalités de participation du territoire au processus de développement
durable. Cette perspective conduit à réinterroger l’évolution historique des
principes directeurs du développement local en France depuis les prémices
de la militance dans ce domaine, dans les années soixante-dix. L’intérêt de
cette vision rétrospective tient au fait qu’elle permet de formuler un constat
central : les différentes époques du développement local en France ont permis
une sédimentation de réflexions et de pratiques correspondant peu ou prou
à ce qui constitue aujourd’hui les critères du développement durable. En
ce sens, bon nombre des questionnements qui émergent à l’époque actuelle
concernant les modalités de mise en œuvre de la logique du durable peuvent
trouver des éléments de réponse à travers une lecture des acquis des périodes
précédentes (cf. tableau 3).
Au cours de la décennie 1970-1980, le territoire émerge comme un lien
identitaire de mise en cohérence d’une économie fondée sur la valorisation
des ressources endogènes avec les exigences d’épanouissement socioculturel
générée par cette économie du lien.
La période 1980-1990 voit le territoire s’affirmer comme un espace
pertinent d’élaboration d’un projet collectif, permettant d’appuyer et
d’encadrer les initiatives individuelles de création d’activité générée par cette
économie du projet.
A partir des années quatre-vingt-dix, le territoire devient une ressource
au service de la compétitivité et représente un éventuel ensemble d’avantages
comparatifs générés par l’aptitude du local à se situer dans le global.
Enfin, la période récente a vu progressivement apparaître le territoire
comme un ensemble fragile d’écosystèmes qu’il faut protéger dans la
perspective des générations futures. Cette économie du vivant implique de
protéger l’environnement et d’économiser les ressources naturelles.
Dans la perspective de mise en œuvre de projets de développement
durable à l’échelle d’un territoire, il est donc possible de définir des priorités
transversales à l’action territoriale afin qu’elles exercent des implications
dans le domaine économique, du progrès social, de l’identité et de la culture,
à travers des interactions globales. Cependant, en fonction du territoire
considéré, il importe d’identifier clairement les leviers prioritaires – qui
constituent l’entrée dans le développement – à privilégier pour rendre la
démarche efficace.
8. Quels enseignements pour les espaces ruraux fragiles ?
La mise en œuvre de démarches de développement local fondées sur le
tourisme durable peut se donner comme objectif organisationnel une
structuration se rapprochant du modèle du SPL. Dans cette perspective,
la littérature en science régionale insiste sur l’importance des facteurs culturels
pour la réussite de ce type de processus de structuration du tissu économique
local. Or, dans cet article, nous avons montré que l’histoire du développement
98 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Le système touristique local : un outil de développement durable pour les espaces ruraux fragiles ?
local, à travers la succession d’époques, a permis de forger une culture du
développement qui combine la plupart des exigences de la durabilité. Tout
n’est donc pas à réinventer en matière de pratiques et de logiques d’action.
L’essentiel est plutôt dans la capacité des acteurs locaux à déterminer l’entrée
dans le développement local la plus adaptée à la situation de leur territoire
en fonction de la confrontation des attentes des acteurs locaux mais aussi
de l’histoire territoriale et des conditions environnementales ; et dans les
modalités d’articulation des pratiques sectorielles aux exigences de
durabilité territoriale.
L’essentiel réside aussi dans la capacité à conduire des réflexions
stratégiques sur le développement et l’aménagement d’un territoire qui
intègrent l’impact de la recomposition de la division internationale du travail
comme source de vulnérabilité des économies locales ; notamment « dès
lors que l’on est amené à conclure à l’absence de “complémentarité” parfaite
entre les facteurs locaux du développement économique et l’insertion
internationale » (Carrière et Fontalirand, 1998, p. 728).
Pour cela, la mise en place de dispositifs organisationnels des activités
touristiques en milieu rural selon une logique de système touristique local
et respectueuse des critères de développement durable peut s’appuyer sur
les acquis d’un certain nombre d’opérations-pilotes ayant démontré leur
efficacité en France et en Europe. Sur ces territoires, les actions collectives
entreprises à l’initiative des acteurs locaux ont permis de pallier certaines
des carences structurelles du tourisme rural tout en demeurant en accord
avec les pratiques de développement durable. On voit donc que les enjeux
actuels du développement touristique en milieu rural dans un pays comme
le Maroc peut tirer profit des expérimentations conduites à différentes
époques du développement local en France et plus largement en Europe.
Ainsi, un certain nombre de ces expérimentations ont eu lieu dans le cadre
du programme européen LEADER, dont l’un des objectifs réside dans la
sédimentation et le transfert de “bonnes pratiques” dans une logique de
développement durable.
Tableau 2
Modalités de participation des entreprises et du secteur
d’activité au développement durable
Participation à
Influence sur Contribution
En matière de l’économie du Ethique
l’environnement au lien social
territoire
Viabilité • Prise en charge des • Création de valeur • Absence de • Transparence dans
coûts des pollutions ajoutée. ségrégation/ la gestion et les
éventuelles. • Rôle moteur sur les exclusion. résultats.
• Valorisation autres activités du • Répartition de la
économique de territoire. valeur ajoutée.
l’environnement. • Politique salariale
équilibrée.
Critique économique n° 14 • Automne 2004 99
René Caspar et Frédéric Wallet
Participation à
Influence sur Contribution
En matière de l’économie du Ethique
l’environnement au lien social
territoire
Vivabilité • Absence de • Politique • Action à destination • Recherche de
nuisances sur d’embauche active du milieu associatif. développement
l’environnement dans et hors de
• Durée et flexibilité • Mécénat. l’entreprise des
• Protection et du temps de travail relations de
amélioration du confiance et de
cadre de vie respect mutuel.
• Respect des règles
de représentation
et d’expression des
salariés.
Reproductibilité • Respect et économie • Définition de règles • Intérêt pour la • Solidarité envers les
des ressources pérennes mais dynamique salariés et le
naturelles. adaptables associative et territoire.
• Participation aux permettant la citoyenne. • Investissement dans
efforts de protection régulation des • Soutien à la vie la promotion par la
et valorisation de processus de locale. formation.
l’environnement. développement
économique dans le
• Constitution d’un long terme.
patrimoine
écologique.
Transmissibilité • Limitation de l’usage • Mise en place de • Politique de • Solidarité envers les
de ressources non règles de promotion et de générations futures.
renouvelables. transmission/ reconnaissance des
• Politique de installation qui salariés.
compensation des permettent le
ressources utilisées maintien de la
(plantation de propriété et de
forêts…). l’autonomie de
décision sur le
territoire.
Tableau 3
Priorités transversales et interactions escomptées
Interactions escomptées sur le territoire
Dans le domaine des
Priorités effets globaux générés
transversales de Dans le domaine Dans le domaine Dans le domaine dans le temps et
l’action territoriale économique social identitaire et culturel l’espace par
l’entrecroisement des
différentes approches
Economie du lien : Promouvoir une Développer la Rendre cohérentes les Dépasser les intérêts
Renforcer le lien social économie endogène coopération entre les activités à encourager, individuels par
et la cohérence entre les valorisant toutes les entreprises et les l’identité territoriale à l’organisation de filières
actions en vue d’un ressources du territoire acteurs, la solidarité et renforcer, les ressources (verticales) et de
épanouissement socio- l’entraide, le montage de à utiliser, etc. thématiques
culturel projets communs, etc. (horizontales), prendre
conscience d’un bien
commun partagé ou
partageable.
100 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Le système touristique local : un outil de développement durable pour les espaces ruraux fragiles ?
Interactions escomptées sur le territoire
Dans le domaine des
Priorités
effets globaux générés
transversales de Dans le domaine Dans le domaine Dans le domaine dans le temps et
l’action territoriale économique social identitaire et culturel l’espace par
l’entrecroisement des
différentes approches
Economie du projet : Dynamiser les activités à Co-produire les analyses Assurer l’appropriation Faire émerger le
Assurer la mobilisation travers le renforcement et les solutions. territoriale et l’ancrage territoire comme
sociale autour d’un du lien entre les local des activités, porteur de spécificités,
hommes et le territoire Créer un environnement élément clé
projet de territoire
qu’ils habitent. social favorable aux Valoriser les capacités d’enrichissement de
partagé permettant
porteurs de projets. du territoire et l’identité projet/produit,
d’appuyer et d’intégrer
porteuse de savoir-être. ressource spécifique
les initiatives locales
justifiant l’ancrage
territorial des
entreprises et des
hommes.
Economie de la Construire des Faire de la mobilisation Démontrer la valeur de Affirmer le “local”
compétitivité ressources spécifiques, sociale et du projet la proximité et comme creuset de
territoriale : facteur d’ancrage local partagé une rente positionner le local dans l’innovation sociale et
Constituer un capital des activités et de d’organisation et un les lieux ouverts par la lieu d’expérimentations
territorial générant des maintien sur le territoire avantage comparatif. globalisation. de nouvelles solutions
avantages comparatifs de la valeur ajoutée. aux problèmes de la
pour une compétitivité société globale.
territoriale
Economie du vivant : Respecter un Privilégier les facteurs Intégrer Par une nouvelle
Promouvoir le souci environnement et des clé de l’équité sociale l’environnement et sa approche de la logique
constant d’une ressources naturelles qui que sont l’intégration, protection à une du vivant, démontrer la
économie des font partie du capital la responsabilité, nouvelle vision de possibilité soutenable
ressources, d’une territorial, valorisable à l’éducation et la l’identité territoriale. d’un “éco-
protection de promouvoir. formation. développement”.
l’environnement, de
l’équité sociale afin de
transmettre un héritage
aux générations futures
Critique économique n° 14 • Automne 2004 101
René Caspar et Frédéric Wallet
Références bibliographiques
AFIT (2001), « Piloter le tourisme durable dans Landais E. (1998), « Agriculture durable : les
les territoires et les entreprises », les Cahiers fondements d’un nouveau contrat social »,
de l’AFIT, Paris. le Courrier de l’environnement, n° 33, INRA,
Carrière J.P., Fontalirand B. (1998), avril.
« Vulnérabilité des systèmes productifs Mollard A. (2000), « Qualité et développement
locaux en Europe du sud et recomposition territorial (I). Un outil d’analyse : la rente »,
de la division internationale du travail », communication au symposium sur le
Revue d’économie rurale et urbaine, n° 5, développement régional INRA-DADP,
p. 727-748. Montpellier, 11, 12 et 13 janvier.
Courlet C. (2001), « Les systèmes productifs Origet du Cluzeau C., Vicériat P. (2000), « Le
localisés. Un bilan de la littérature », Cahiers tourisme des années 2010. La mise en futur
d’économie et sociologie rurales, n° 58-59, de l’offre », Secrétariat d’Etat au Tourisme,
p. 81-103. la Documentation française, Paris.
Courlet C. (1999), « Territoire et dévelop- Palard J. (1999), « Structures sociales, traditions
pement », Revue d’économie rurale et urbaine, culturelles et innovation industrielle dans la
n° 3, p. 533-546. Beauce québécoise », Sciences de la société,
Font E., Thireau V. (1997), « Les réseaux n° 48, octobre, p. 137-155.
entrepreneuriaux en zone de faible densité », Pecqueur B. (2000), « Qualité et développement
Revue d’économie rurale et urbaine, n° 5, territorial (II). L’hypothèse du panier de
p. 709-722. biens », communication au symposium sur
Gilly J.P., Torre A. (éds) (2000), Dynamiques le développement régional INRA-DADP,
de proximité, l’Harmattan, Paris. Montpellier, 11, 12 et 13 janvier.
Hattab-Christmann M., Isla A. (2002), « La Ragni L. (1997), « Systèmes localisés de
réglementation des investissements directs production : une analyse évolutionniste »,
étrangers : de la souveraineté nationale au Revue d’économie industrielle, n° 81, 3e trim.,
marché mondial », Cahiers de recherche du p. 23-40.
LEREPS, n° 2.
Kherdjemil B. (1999), « Territoires, mondiali-
sation et redéveloppement », Revue d’économie
rurale et urbaine, n° 2, p. 267-294.
102 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Filières agro-alimentaires localisées
et développement territorial
A quoi sert la notion de proximité
dans l’analyse des rapports entre filière
et territoire ?
Introduction Valérie Olivier *
Frédéric Wallet **
La mondialisation des économies incite les acteurs des systèmes productifs
* INP-ENSAT, UMR
à s’interroger sur leur insertion dans des marchés de plus en plus « Dynamiques rurales »
internationalisés. La menace d’être englouti sous la vague d’uniformisation ** ESAP, LEREPS
des modes de production et de consommation est clairement pressentie,
et parfois, bien réelle, lorsqu’il s’agit de délocalisation et de restructuration
d’entreprises. Pour y échapper, les filières tendent à développer des stratégies
de différenciation et de segmentation qui ne visent plus seulement à veiller
à la maîtrise des processus de production de l’amont à l’aval, mais aussi à
créer une chaîne de valeur reconnue par le client final (Cohen, 2004).
Au plan local, lorsque l’avenir d’un bassin d’emploi dépend de la capacité
des systèmes productifs à se maintenir, la différenciation par la mobilisation
des ressources locales devient un enjeu de développement territorial.
Pour tenter de rendre compte de ces phénomènes, nous proposons une
réflexion sur le concept de filière, sur les modes de développement territorial
qu’elle peut générer lorsqu’elle est localisée et constitue un système productif
localisé. Nous nous tournons vers l’approche des dynamiques de proximités
pour comprendre dans quelle mesure elle permet de renouveler la vision
fonctionnelle du système productif inscrite dans le concept de filière, et
préciser en quoi une filière est capable de s’adapter au contexte global en
impulsant des dynamiques locales donnant lieu à des trajectoires
territoriales. Pour cela, nous interrogeons les processus de création et de
mobilisation des ressources à l’œuvre pour mieux comprendre comment
ils façonnent les dynamiques territoriales.
Afin d’illustrer notre réflexion, nous reprenons deux études de
structuration de filières agro-alimentaires localisées et construites autour
de démarches de différenciation de produit basées sur l’adoption des signes
officiels de qualité (AOC, IGP, CCP).
Critique économique n° 14 • Automne 2004 103
Valérie Olivier et Frédéric Wallet
1. La filière : structure ou réseau ?
Le concept de filière est-il pertinent pour rendre compte des stratégies
d’accès au marché développées par les firmes ? Nous pensons qu’il est
nécessaire de l’enrichir par de nouveaux apports provenant de l’analyse des
réseaux appliquée à l’économie industrielle sans pour autant laisser de côté
la verticalité des interactions qu’il définit intrinsèquement.
Le concept de filière est un outil traditionnel d’analyse du découpage
du système productif. Il permet, de mettre à plat les différents maillons de
la chaîne de transformation ainsi que les liens de dépendance technico-
économique entre les différentes unités de production et entreprises.
Dans une économie mondialisée, modelée par les restructurations
d’entreprises, les interdépendances amont-aval trouvent leur sens dans l’étape
finale de l’accès au marché. Les mouvements intégratifs verticaux et
horizontaux témoignent ainsi directement du nouveau processus de création
de valeur de produits par le consommateur final et de stratégies de
redéploiement spatial.
La définition structuraliste de la filière établit des découpages qui
paraissent aujourd’hui insuffisants, car ils tendent à occulter les enjeux
stratégiques et nient la complexité des interactions qui en découle. Aussi,
le concept de réseaux appliqué aux analyses d’économie industrielle semble
être aujourd’hui plus apte à rendre compte de la plasticité et de la
décomposabilité des systèmes productifs que la poussiéreuse notion française
de “filière”, empreinte de structuralisme.
Le système productif agro-alimentaire n’échappe à cette tendance à
laquelle on doit associer la prise en compte de l’emprise de la grande
distribution pouvant aller jusqu’au stade le plus en amont de la filière. Par
ailleurs, de réels enjeux d’innovation de réseaux apparaissent – et doivent
trouver une traduction dans l’analyse des filières – avec la mise en place
des normes de sécurité sanitaire ou de traçabilité des produits.
Cependant, ces nouvelles dimensions stratégiques sont loin d’aplanir
le système d’interactions. Au contraire, elles renouvellent la question de la
verticalité des relations entre acteurs qui suppose la mise à plat de la chaîne
des dépendances technico-économiques du système et des complémentarités
entre les métiers. De plus, d’autres éléments de résistance, spécifiques au
système agro-alimentaire, sont visibles comme la survie de PME anciennes,
et la place du système coopératif, ou encore le rôle de l’agriculture, dernier
maillon de la chaîne constitué d’acteurs atomisés et localisés sur le long
terme du fait notamment de la fixité des actifs mobilisés.
Ces particularités constituent des raisons suffisantes pour que le concept
de filière, qui a constitué un outil d’analyse majeur des systèmes
productifs des années 1970-1980 (Morvan, 1985) ne soit pas délaissé et
remplacé tout simplement par une grille d’analyse en terme de réseau.
104 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Filières agro-alimentaires localisées et développement territorial
Il s’agit donc de voir en quoi les outils d’analyse des interactions
stratégiques développés en organisation industrielle permettent d’approfondir
la notion de filière sans la remettre en cause. Nous entrons dans la réflexion
par l’analyse des coordinations proposée par la nouvelle économie
institutionnelle. Puis nous examinons les apports du courant « Dynamiques
de proximité », qui conduisent plus particulièrement à des analyses des
systèmes productifs en terme de réseau.
2. La filière comme un système de contrats hybrides
Lorsque la question des interactions stratégiques est centrale, la filière
est couramment analysée comme un lieu de coordinations régies par des
contrats marchands (contrats complets) ou sous forme de partenariats
« hybrides » (contrats incomplets).
En effet, depuis une vingtaine d’années, à l’appui des travaux
d’O. Williamson (1985), les économistes industriels tendent à enrichir leur
grille de lecture de la coordination économique en interrogeant les formes
hybrides de coordination situées entre la transaction marchande (marché
spot) et la hiérarchie (intégration verticale). L’examen de ces formes de
contrats incomplets permet d’élargir les principes de choix qui fondent le
modèle standard de la décision économique (et de sa rationalité) à l’ensemble
des questions relatives aux modalités de gestion des ressources collectivement
mises en jeu par ce type de coordination hybride.
Les questions d’asymétrie d’information, d’opportunisme et de
spécificité des actifs suffisent à analyser le choix des règles de sauvegarde
aptes à neutraliser les risques contractuels et à identifier ainsi une structure
de gouvernance en fonction des coûts de tel ou tel contrat incomplet
(Ménard, 2000). Dans cette perspective, les structures de gouvernance sont
considérées aptes à garantir la crédibilité des règles de gestion des risques
au sein des structures collectives de coopération industrielles, et en particulier
au sein des filières. Elles sont également sensées rendre visibles les signaux
de marché (qualité des produits) émis par la filière jusqu’au consommateur
finale (Reynaud et Valceschini, 2000).
Avec cette extension, les économistes industriels pouvaient espérer
analyser toutes les situations de coordination, et expliquer comment les
coopérations pouvaient apparaître dans un contexte de concurrence. Mais
en fait, cette grille de lecture n’échappe pas à sa filiation néoclassique,
profondément inscrite dans une rationalité substantielle qui s’attache à définir
le fait coopératif comme le principe dialogique de la concurrence marchande.
En effet, il s’agit de garantir la juste rémunération de la prise de risque
individuelle nécessaire à la mise en œuvre d’une action collective, et en aucun
cas de s’interroger sur l’existence de cette action collective. La présence
d’imperfections du marché satisfait cette contrainte de justification. Plus
encore, il ne s’agit pas non plus de s’interroger sur la valeur de la ressource
collectivement créée grâce aux efforts de coopération librement (non
Critique économique n° 14 • Automne 2004 105
Valérie Olivier et Frédéric Wallet
subordination) consentis. Comme nous l’avons souligné, la question centrale
porte sur la juste rétribution de cet effort, c'est-à-dire de la répartition de
la ressource supposée créée. Le principe de rationalité réaffirmé dans le
théorème de Coase, impose que l’action collective est un mode de
coordination des individus avantageux à partir du moment où les gains
espérés de l’action collective sont supérieurs aux coûts encourus (de coûts
de transaction).
Finalement, lorsque l’on cherche à approfondir notre compréhension
des filières, dans cette approche nous trouvons que la cohérence systémique
de la filière et sa dimension collective est matérialisée dans une structure
de gouvernance apte d’une part à neutraliser les risques et les coûts de
(1) Dans une approche de coordination que doivent supporter les détenteurs d’actifs spécifiques (1),
la théorie des coûts de situés à chaque maillon de la chaîne de valeur. D’autre part, si la structure
transaction, un actif
spécifique est un actif de gouvernance sert à clarifier les règles de répartition d’une nouvelle
dont la valeur d’usage est ressource « stratégique », on ne sait rien du processus collectif qui a permis
supérieure à la valeur sa création alors qu’on imagine bien qu’elle constitue bien l’enjeu de la
d’échange.
coopération.
En d’autres termes, les relations entre les entreprises d’une filière renvoient
par définition à des principes de division technique et sociale du travail et
à une complémentarité des actifs. Dans cette approche, elles sont réduites
à de simples jeux de contrats incomplets dans une logique de marché en
concurrence imparfaite. La dimension stratégique de la coordination qui
lie les projets productifs aux logiques de marché concurrentiel est peu
questionnée.
En fait, dans une organisation verticale, la complémentarité des actifs,
déduite du projet productif, limite généralement le fonctionnement
concurrentiel des relations inter-entreprises. Les entreprises peuvent alors
disposer d’opportunités de profits supplémentaires dans leurs choix
productifs ou dans leurs choix commerciaux. Cet aspect renforce la
pertinence d’une analyse en termes d’interactions verticales entre échelons
successifs de l’aval à l’amont du processus productif.
En amont du processus productif, « la nature des investissements de
l’entreprise peut permettre de modifier les conditions dans lesquelles la
concurrence sur le marché final s’exercera. (…). En aval, le choix de la qualité
des produits et plus généralement la différenciation des produits limitent
les conditions dans lesquelles les consommateurs peuvent faire jouer la
concurrence entre entreprises. Pour l’ensemble de ces raisons, la stratégie
de l’entreprise ne peut se restreindre au choix de combinaison productive
qui minimise ses coûts de production, elle doit intégrer des éléments
stratégiques faisant référence soit à l’amont ou à l’aval de son processus de
production, soit à la nature du processus de décision » (Colletis et Rychen,
2004).
Ainsi, dans la filière, les acteurs réunis autour d’un projet productif
développent des savoirs techniques, adoptent des conventions collectives,
106 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Filières agro-alimentaires localisées et développement territorial
via les organisations professionnelles et syndicats interprofessionnels, afin
de parvenir à la production de biens caractérisés par un niveau de qualité
susceptible de les différencier des produits concurrents. La filière apparaît
donc comme un lieu privilégié de création d’actifs spécifiques.
Par ailleurs, l’introduction de la dimension spatiale des marchés qui
introduit des imperfections de marché (Scotchmer et Thisse, 1993) ouvre
l’analyse des stratégies contractuelles de la firme à la question de la
localisation. Le choix de localisation ne résulte pas uniquement de la
recherche de coûts minimum mais participe aussi au processus visant à
modifier la nature de la concurrence. De ce fait, l’élargissement
géographique des marchés, loin de déconnecter les firmes de leur
localisation, conduit celles-ci à tisser des liens plus ou moins forts avec leur
environnement immédiat qui sont autant d’investissements destinés à tirer
avantage de leur localisation et des opportunités permettant d’initier le
développement de ressources locales (Colletis et Rychen, 2004).
Dans ce contexte analytique, la question de la spécificité des actifs soulève
plus un problème de mise en œuvre d’un processus de production que celui
de l’augmentation d’un risque d’opportunisme encourus par les détenteurs
de ces actifs.
3. La filière localisée comme nœud de proximités
Dans cette perspective, la grille de lecture apportée par l’approche
« dynamiques de proximité » permet de préciser les termes du débat car
elle modifie sensiblement le questionnement sur la coordination. Elle
commence en effet par proposer de passer du principe de la rationalité
substantielle à celui de la rationalité procédurale. La question est alors
comment aborder la complexité de l’action et non plus celle du choix.
Ensuite, l’environnement de la décision, le contexte institutionnel, socio-
économique et géographique est moins conçu comme un ensemble de
contraintes qui réduit le champ des choix de coordination que comme un
ensemble d’opportunités liées à la création de ressources. La coopération
peut venir de ce gain espéré collectivement sans que les questions de risque
individuel soient totalement résolues. Ainsi, l’environnement économique,
institutionnel, local constitue toujours une source d’incertitude avec laquelle
les acteurs doivent composer, ce qui signifie à la fois l’acceptation de cette
incertitude et la mise en œuvre d’actions pour influencer cet environnement.
Dans ce contexte, la proximité des acteurs peut faciliter la construction
d’un accord entre eux, et favoriser la création de ressources collectives sans
que le risque d’opportunisme ne soit neutralisé de façon contractuelle par
des clauses de sauvegardes. Nous sortons ainsi de la lecture williamsonnienne
de la coopération (Gilly et al., 2004).
La problématique de la création de ressources communes apparaît
clairement tout en laissant la porte ouverte à l’analyse des motivations
individuelles (Colletis et Pecqueur, 1993). Il s’agit alors de penser aux
Critique économique n° 14 • Automne 2004 107
Valérie Olivier et Frédéric Wallet
économies externes attendues ou réalisées dont la hauteur dépend moins
(2) L’interprétation du du nombre d’acteurs (2) et du montant de leur apport que de leur capacité
théorème de Coase commune à les réaliser.
conduit à poser que les
coûts de transaction ou Le territoire peut alors être défini à la fois comme émanation et champ
de participation d’action d’une logique d’action collective, générateur d’un processus de
augmentent avec le production de facteurs spécifiques, lieu de focalisation et d’un
nombre de participant,
ces derniers enchevêtrement de formes plurielles de proximités (Kirat et Saglio, 1996,
conditionnant l’existence Gilly et al., 2004). En ce sens, il constitue un ensemble complexe de
de bénéfices collectifs dispositifs formels et informels qu’il convient de déchiffrer.
(Reynaud E. et alii,
2000). Dans cette perspective, Colletis-Wahl et Perrat (2004) proposent de passer
par une conception renouvelée de la notion d’externalité en se focalisant
non plus sur la firme mais sur le territoire. La question des externalités ne
porte plus donc sur les effets involontaires positifs ou négatifs de l’activité
d’une entreprise sur des tiers sans que ceux-ci n’aient à payer pour en
bénéficier. Elle devient : quel est l’impact involontairement recherché qui
est produit sur les autres acteurs (notamment sur le mode de résolution de
leur problème productif ) du fait de l’existence de caractéristiques
communes à un ensemble d’acteurs considérés en matière de mode de
résolution de leur problème productif ?
Ce repositionnement permet ainsi un élargissement des capacités
heuristiques de la notion d’externalités puisqu’elle n’est plus le résultat
automatique de la colocalisation de firmes, mais bien la conséquence des
« interrelations mêmes qui s’établissent avec et entre les acteurs et/ou
ressources concernés, en leur conférant de l’épaisseur et en éclairant leur
nature, leurs formes et leur dynamique » (Colletis-Wahl et Perrat, 2004,
p. 126).
(3) Cette démarche invite Toutefois, les effets externes (3) ne profitent pas directement à l’ensemble
en outre à s’interroger sur des acteurs, mais bien à ceux dotés de caractéristiques particulières, c’est-
la conception même
d’externalités qu’il
à-dire de caractéristiques communes en matière de localisation, de mode
convient ici de mobiliser. de combinaison des facteurs de production et de règles de coordination.
Plus précisément, Ainsi, en s’inspirant largement de travaux antérieurs (Perrat, 1997, 2001),
envisager l’émergence de
ces auteurs suggèrent une typologie permettant d’expliquer en quoi les
ce type de ressources sous
l’angle des effets externes différentes formes de proximités favorisent l’émergence d’externalités
ranime le débat autour particulières. Trois dimensions analytiques sont retenues :
du caractère – Les proximités géographiques peuvent donner lieu à des économies
nécessairement non
intentionnel des d’agglomération et des externalités pécuniaires. Celles-ci modifient
externalités. Or, il nous directement la structure des coûts de production. Elles sont la conséquence
semble difficile de d’une concentration spatiale des activités. Elles sont dotées d’une faible
pouvoir affirmer que les
différents types
spécificité territoriale, et ont de faibles « capacités territorialisantes ».
d’externalités évoqués ici – La possibilité de dégager des externalités technologiques revient à
puissent être totalement reconnaître l’existence de proximités organisationnelles dans la mesure où
considérés comme non ces dernières autorisent la mise en œuvre d’un processus de production.
intentionnels. Au
contraire, la Elles permettent la clarification des modes d’incorporation et de
reconnaissance des effets combinaisons des facteurs ainsi que l’organisation des complémentarités
108 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Filières agro-alimentaires localisées et développement territorial
entre acteurs. Cependant, ces externalités ne sont pas nécessairement positifs conduit le plus
souvent à des stratégies
attachées à un territoire, et peuvent également se déployer au sein d’un réseau volontaires de mise en
d’acteurs spatialement dispersés. Ainsi « les externalités technologiques œuvre de conditions
modifient les conditions de production, jouant à la fois quantitativement favorables à leur
émergence par les
sur les coûts et qualitativement sur la qualité et la gamme de produits
pouvoirs publics et les
possibles » (Gilly et Lung, 2004). acteurs privés
– Les externalités d’appartenance, qui se référeraient aux formes de (organismes
professionnels, réseaux
proximité institutionnelle dans lesquelles s’inscrivent les acteurs et leurs
d’entreprises ou grand
coordinations. Le processus par lequel ces externalités se combinent aux groupes industriels). Dès
deux précédentes façonne leur concrétisation sous forme pécuniaire ou lors, la notion
technologique. « Elles désignent les effets positifs ou négatifs induits par d’externalité peut
difficilement être réduite
l’appartenance des acteurs du territoire à des ensembles de valeurs communes à la conception classique
sur l’efficacité et les résultats des constructions organisationnelles. Elles d’une production
désignent donc également les effets de facteurs et acteurs qui restent latents involontaire. A cette
dimension, il
par rapport à ces constructions. » (Colletis-Wahl et Perrat, 2004, p. 127.) conviendrait donc
Par ailleurs, la question de l’appréciation des dynamiques engendrées d’adjoindre une
par l’articulation entre formes de proximité et formes d’externalités n’est conception de
l’externalité en tant que
pas close, notamment en ce qui concerne les implications de ses production volontaire
dimensions institutionnelles. Plus précisément, le problème porte sur les mais dont la réalisation
processus de structuration de la proximité institutionnelle dans la mesure est incertaine puisque les
acteurs ne créent que les
où ils constituent le cadre d’exercice des stratégies des acteurs en présence, conditions favorables à
et traduisent donc les rapports de conflit et les négociations. Il s’avère alors l’émergence de ces
nécessaire de passer d’une approche en termes d’externalités à la notion de ressources externes sans
en connaître a priori
rapport d’externalité, qui « exprime le fait qu’une firme, pour assurer son l’effectivité.
efficacité technoproductive et sa profitabilité, doit établir avec des facteurs
et des acteurs extérieurs des continuités technologiques, organisationnelles
et institutionnelles » (Perrat, 1997).
Ce rapport d’externalité établit les bases d’une tension contradictoire
entre la firme et les facteurs et acteurs qu’elle intègre à ces décisions. La
stratégie adoptée par la firme vis-à-vis de ces ressources situées s’avère donc
fondamentale pour leur production, leur entretien et leur renouvellement.
« Pour les territoires concernés, le positionnement dans le rapport local/global
qui en résulte peut être très différent, de la subordination la plus étroite à
l’autonomie la plus large. » (Colletis-Wahl et Perrat, 2004, p. 128.)
Par conséquent, les externalités associées au rapport entre firme et territoire
ne sont pas nécessairement en totalité positives. En effet, il convient d’envisager
les proximités comme combinant externalités positives et négatives, et non
sous le seul angle de la création de ressources favorables à la coordination.
A partir de la typologie proposée par Colletis-Wahl et Perrat, le lien entre
forme de proximité et forme d’externalité prend alors une dimension
supplémentaire :
– Les externalités pécuniaires associées à la proximité géographique sont
également synonymes de surcoûts induits par l’agglomération des acteurs
(coûts de congestion, de pollution, surcoût en main-d’œuvre…).
Critique économique n° 14 • Automne 2004 109
Valérie Olivier et Frédéric Wallet
– Les proximités organisationnelles autorisent une utilisation des
ressources spécifiques latentes ou disponibles, génératrice d’externalités
technologiques pouvant également déboucher sur une surexploitation et
un épuisement de ces ressources. De plus, les externalités ne sont pas un
résultat mécanique de l’existence de proximités organisationnelles et ces
dernières peuvent parfois déboucher sur une leur non valorisation du fait
de défaillances de coordination.
– Enfin, comme le suggérait déjà Perrat dans sa typologie, les externalités
d’appartenance peuvent également constituer des effets négatifs, dont les
formes peuvent être multiples. En effet, la référence à un cadre de coordination
commun peut par exemple être à l’origine de phénomènes d’inertie
institutionnelle freinant les possibilités de changement. La proximité
institutionnelle peut aussi refléter des rapports de domination défavorables
aux acteurs locaux face aux exigences de firmes qui imposent leurs règles de
production, de transformation et de distribution, captant ainsi la valeur ajoutée
créée sur le territoire. Par exemple, des conflits peuvent surgir sur les modalités
d’exploitation des ressources ou sur le type de productions à réaliser à partir
de ces ressources. En outre, les modalités d’utilisation de ces ressources sont
susceptibles d’exclure des processus productifs une partie des acteurs des filières
locales. L’exploitation des ressources spécifiques peut également être le support
au développement de comportements opportunistes… Plus généralement,
deux caractéristiques de la proximité institutionnelle s’avèrent également
centrales : la stabilité de la proximité institutionnelle pour générer des
externalités d’appartenance pérennes ; et sa large diffusion pour bénéficier
des rendements croissants qui y sont associés.
Au final, l’approche en termes de proximités doit se garder de toute
tendance à un certain dogmatisme qui doterait le territoire de toutes les
vertus, et penser au contraire l’impact des proximités en termes de « bilan
dynamique d’externalités », c’est-à-dire de phénomènes de neutralisation
des externalités positives et négatives ou – dans une logique schumpeterienne
– de transformations combinant des externalités constructrices et
destructrices du capital territorial.
L’intérêt de cette approche reste à nos yeux son inscription dans le champ
d’une analyse de la dynamique des rapports entre les acteurs et leur
environnement socio-économique. Il nous parait donc essentiel de retenir
l’idée qu’une externalité peut-être « perçue » comme positive par les acteurs
à un moment donné puis se retourner en leur défaveur.
L’analyse des caractéristiques intrinsèques des structures organisationnelles
qui composent les dispositifs productifs des espaces ruraux s’avère alors
nécessaire pour identifier les éléments générateurs d’externalités, ainsi que
les formes et intensités (positives et négatives) de ces dernières.
L’identification des éléments à l’origine des différents types d’externalités
nous renvoie à un examen plus précis des ressources mobilisées dans le cadre
des processus de résolution des problèmes productifs. Ainsi, l’activité
110 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Filières agro-alimentaires localisées et développement territorial
productive mobilisant différentes catégories de capital, cette notion nous paraît
avoir un intérêt heuristique dans notre démarche car contrairement à la notion
de rente, souvent utilisée, elle ne traite pas du résultat mais bien du processus
de constitution des externalités. En d’autres termes, elle ouvre la boîte noire
des externalités non seulement en décrivant leur diversité formelle, mais surtout
en précisant les modalités différenciées de leur constitution.
On peut alors faire l’hypothèse que chaque type d’externalité identifié
précédemment correspond en fait à un type de capital particulier
permettant la résolution de problèmes productifs. En d’autres termes, les
différentes formes de proximité vont constituer des inputs dont vont découler
des externalités qui viendront à leur tour renforcer ou réduire les proximités
initiales. On distinguera donc un capital géographique composé des éléments
(principalement des infrastructures tournées vers l’accessibilité) à l’origine
d’externalités pécuniaires ; un capital organisationnel propice aux
externalités organisationnelles ; et un capital institutionnel favorable à
l’émergence d’externalités d’appartenance.
Dès lors, en demeurant fidèle à l’idée selon laquelle le territoire peut
être caractérisé par la combinaison des proximités géographique,
organisationnelle et institutionnelle, on peut émettre l’idée de l’existence
d’un capital territorial défini comme une combinaison des trois formes de
capital géographique, organisationnel et institutionnel. Or, cette
combinaison capitalistique peut être considérée comme un processus de
gouvernance territoriale, définie comme d’articulation dynamique de
l’ensemble des pratiques et des dispositifs institutionnels entre des acteurs
géographiquement proches en vue de résoudre un problème productif ou
de réaliser un projet de développement, et contribuant à définir le mode
d’inscription des stratégies associées à ces projets collectifs au sein de processus
de régulation sectoriels et spatiaux plus vastes (Gilly et al., 2004)
Chacune de ces formes de capital peut alors être représentée comme la
conséquence de l’activation d’un patrimoine (4) de ressources qui peuvent (4) Ceci doit nous
être plus ou moins efficientes et valorisables. En outre, comme tout capital, conduire à préciser la
relation entre les notions
ils évoluent par processus d’accumulation délibérée ou non dans le but de de capital et de
dégager un surplus collectif, mais peuvent également être touchés par des patrimoine. Si le capital
processus de dégradation ou d’obsolescence. Par conséquent, les mécanismes est constitué de
l’ensemble des actifs
d’accumulation du capital deviennent primordiaux, et peuvent en grande
mobilisés dans la
partie être examinés – par analogie aux stratégies traditionnelles des firmes – résolution des problèmes
à travers la notion d’investissement. productifs, le patrimoine
Le capital géographique apparaît donc comme une accumulation de (étymologiquement, la
richesse qui vient du
ressources individuelles et collectives permettant de renforcer l’efficacité père) peut en être
dans la résolution des problèmes de coordination par la réduction des distingué car il peut être
coûts (5) qu’il permet (externalités pécuniaires). considéré comme les
ressources transmises par
Le capital organisationnel est l’ensemble des ressources spécifiques,
l’histoire, c’est-à-dire les
latentes ou disponibles, ainsi que leurs modalités particulières d’agencement ressources latentes mais
destinées à renforcer l’efficacité de la résolution des problèmes. aussi cognitives liées à des
Critique économique n° 14 • Automne 2004 111
Valérie Olivier et Frédéric Wallet
coordinations antérieures Enfin, on peut définir le capital institutionnel comme dispositif cognitif
qui dépassent le champ
des acteurs et de la
(règles, procédures) commun permettant d’améliorer l’efficacité dans la
résolution de problèmes résolution de problèmes par son accumulation. Son mécanisme d’évolution
productif considérés. peut se rapprocher de la notion d’« investissement de forme » chère aux
Ceci appelle la mise en
évidence de deux économistes des conventions. Plus généralement, le processus d’accumulation
processus : passe surtout par construction progressive de compromis locaux et l’adoption
– la patrimonialisation, de règles extérieures, l’expérience permettant à chaque agent d’ajuster son
c’est-à-dire le processus
par lequel les acteurs vont comportement aux normes collectivement admises et d’apprendre leurs
sélectionner les ressources conditions locales de validité.
qui « méritent » d’être Pour pousser plus avant l’analyse de ces différentes formes de capital
conservées et transmises,
pour favoriser les et de leur combinaison afin d’en apprécier l’impact éventuel sur les trajectoires
coordinations futures ; de développement des territoires, la reconnaissance du rôle joué par les
– l’activation des différentes catégories d’acteurs apparaît nécessaire. Notamment, une
ressources, c’est-à-dire
leur « métamorphose » en attention particulière doit être portée à la place respective du système d’action
actifs composant le publique et des organisations productives privées (6) dans la constitution
capital territorial ; et qui
et la gestion de ce capital, et notamment de la part des investissements
induit également la
possibilité d’une consentis par ces acteurs. En poussant un peu plus loin l’analogie, il convient
désactivation. d’aborder la question de la répartition de la propriété de ce capital, ainsi
(5) Plus précisément, que celle de sa rémunération. Avec cette dernière question, on rejoint le
rappelons que cette délicat problème du calcul et de la répartition de la rente territoriale. En
réduction des coûts
correspond à une effet, en reliant les agents de façon particulière selon leur zone
évolution favorable du d’implantation, les organisations localisées contribuent à différencier leurs
niveau global de coûts
performances tant individuelles que collectives (Aubert et al., 2001).
consécutifs à des
mécanismes De plus, une fois identifiées ces différentes composantes du capital
d’augmentation et de territorial, il reste à les qualifier au regard de l’offre capitalistique d’autres
diminution des coûts liés
à la résolution des
territoires. En d’autres termes, la question à débattre se précise autour de
problèmes productifs. la spécificité du capital territorial, et donc de la spécificité des trois types
(6) Au sein des de capital évoqués précédemment. Cette démarche logique rejoint la
organisations productives contribution de Colletis et Pecqueur (1993) dans laquelle ils isolaient quatre
privées, la place des
facteurs de concurrence spatiale en croisant la distinction entre ressources
structures collectives
– comme les et actifs avec leur dimension spécifique versus générique. En conservant
interprofessions ou les cette distinction, il semble donc intéressant de voir en quoi elle permet de
syndicats de
producteurs – doit plus
caractériser les formes de capital géographique, organisationnel et
particulièrement susciter institutionnel, et donc d’en fonder la spécificité.
l’intérêt afin de mettre en Nous sommes maintenant amenés à adopter une perspective dynamique,
évidence le pouvoir de
structuration de ce type
celle des trajectoires de développement territorial à travers la diversité formelle
d’organisme. des systèmes productifs localisés.
4. La filière localisée comme système productif territorialisé :
des proximités aux trajectoires territoriales
L’analyse des dynamiques de proximité conduit à définir l’ancrage
territorial des activités productives comme le résultat de la combinaison
de logiques sectorielles et logiques territoriales.
112 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Filières agro-alimentaires localisées et développement territorial
Pour B. Zimmerman (2000), « l’ancrage territorial des activités
industrielles et technologiques résulte de la conjonction entre les aspects
de proximité organisationnelle, révélateurs de la dimension industrielle intra
comme inter-firmes et les aspects de proximité géographique, sur lesquels
se fonde la dimension territoriale ».
Cette approche permet de dépasser les oppositions stratégiques entre
logique sectorielle (ayant une dimension globale et génératrice de
proximité organisationnelle) et logique territoriale (liant proximités
géographiques et institutionnelles), parfois artificiellement recherchées
(Sylvander et Perrier Cornet, 2001) (7). Mais va-t-elle plus loin ? (7) Dans le domaine de
Colletis et al. (1999) ont mis en évidence trois modes de développement, l’agro-alimentaire, la
confrontation de ces deux
dont la combinaison dans le temps constitue le fondement des trajectoires logiques sert de grille de
de développement territorial. Les processus d’agglomération, de spécialisation lecture à l’analyse de
et de spécification désignent « une dynamique territoriale résultant tantôt filière AOC (Sylvander,
Perrier-Cornet, 2001).
de la cohérence d’un tissu économique et des actions de ses différentes
composantes, tantôt de l’appartenance à un territoire dont les limites ont
une signification forte pour les institutions qui exercent leurs prérogatives
sur ce territoire », (Colletis et Rychen, 2004).
Chacun de ces processus de développement combine de manière
particulière les différentes formes de proximités précédemment évoquées.
Le processus d’agglomération – essentiellement caractérisé par la
proximité géographique – se fonde sur la concentration spatiale d’activités
hétérogènes, sans complémentarités apparentes a priori. Cette concentration
résulte des économies d’échelle dans le partage de certaines ressources
génériques, qui sont autant d’externalités pécuniaires justifiant la
colocalisation. La particularité de ce processus de développement tient à
ce que les externalités produites ne répondent pas à une logique
industrielle forte, ni à un mode de coordination spécifique. L’évolution du
processus d’agglomération (développement, stabilisation ou déclin)
dépend de l’importance des bénéfices engendrés par la concentration par
rapport aux inconvénients inhérents au territoire considéré (Colletis et
Rychen, 2004).
Le processus de spécialisation se fonde sur une structure organisationnelle
forte dominée par une activité industrielle ou un produit. La spécialisation
est un processus de structuration du tissu économique fondé sur une logique
industrielle favorisant la concentration d’activités complémentaires liées
par leur type d’activité (ressemblance) ou le produit qu’elles fabriquent
(complémentarité). Ce type de processus est alors principalement
caractérisé par une recouvrement entre proximité géographique et issues
de la proximité organisationnelle, au sein duquel les externalités
technologiques pèsent plus que les externalités pécuniaires dans la mise en
cohérence des activités.
Toutefois, bien qu’il prenne appui sur une proximité organisationnelle
forte interne au territoire, le processus de spécialisation se caractérise aussi
Critique économique n° 14 • Automne 2004 113
Valérie Olivier et Frédéric Wallet
par une forte vulnérabilité potentielle face à d’évolution défavorable de la
conjoncture (moins toutefois que le processus d’agglomération) ou du cycle
de vie de l’activité dominante du fait du degré d’irréversibilité des
engagements des acteurs dans la construction de certains actifs (Colletis
et al., 1999).
Le processus de spécification caractérise un territoire ayant la capacité
de se doter de modes de coordination entre acteurs permettant, par une
grande souplesse dans le déploiement des ressources, la démultiplication
des potentiels de combinaison de ressources complémentaires sans
remettre en cause le contexte territorial. Grâce aux externalités d’appartenance
issues d’une proximité institutionnelle forte, la proximité organisationnelle
se dote d’une capacité d’apprentissage collectif qui libère une capacité
créatrice de recombinaison des ressources susceptible d’infléchir les
trajectoires héritées du passé. « Fondamentalement, le processus de
spécification s’appuie ainsi sur la redéployabilité des actifs et sur la capacité
de création de nouvelles institutions aptes à prendre en compte les nouvelles
contraintes et opportunités économiques. Ces deux caractéristiques sont
inséparablement liées. En effet, la redéployabilité des actifs ou des
compétences tiens moins de la nature même de ces premières que de
l’aptitude des acteurs qui les détiennent à imaginer collectivement des formes
nouvelles de mise en valeur via de nouvelles institutions. » (Colletis et Rychen,
2004, p.223.)
Mode de
développement
Agglomération Spécialisation Spécification
Type de
proximités
Proximités géographiques Externalités pécuniaires Externalités pécuniaires Externalités pécuniaires
Proximités organisationnelles Externalités Externalités
technologiques technologiques
Proximités institutionnelles Externalités
d’appartenance
Pour les auteurs, ces différents modes de développement ne constituent
pas des processus irréversibles dans lesquels un territoire serait
irrémédiablement engagé. Par conséquent, il n’y a pas d’espace dont le
développement serait a priori et définitivement favorable à l’agglomération,
à la spécialisation ou à la spécification. Au contraire, un même territoire
peut être caractérisé aux différents moments de son histoire par une
succession particulière de ces modes de développement, définissant ainsi
sa trajectoire de développement territorial.
Il est, par conséquent, possible de décrire les différents passages d’un
mode de développement à un autre, mettant ainsi en évidence des trajectoires
114 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Filières agro-alimentaires localisées et développement territorial
de construction territoriale – quand elles vont dans le sens d’une plus grande
spécialisation voire spécification à partir d’une situation d’agglomération –
et des trajectoires de destruction territoriale quand le processus est inverse
(Colletis et al., 1999).
Les dynamiques territoriales seraient ainsi modelées par les dynamiques
de proximité. Construites autour de projets productifs, ces proximités
peuvent s’épuiser et disparaître. Les auteurs n’en disent pas plus, le passage
d’une trajectoire de construction territoriale à une trajectoire de destruction
territoriale s’explique simplement par cette disparition.
Construction de territoire Destruction de territoire
Création ou perte de proximité De l’agglomération à la spécialisation De la spécification à la spécialisation
organisationnelle
Création ou perte de proximité De la spécialisation à la spécialisation De la spécialisation à l’agglomération
institutionnelle
Il semble nécessaire d’aller plus loin dans la caractérisation de ce processus
à travers l’examen du moment critique où la dynamique territoriale bascule,
entraînant la bifurcation des trajectoires.
Dans la limite de cette contribution, nous avons choisi de centrer notre
analyse sur les mécanismes de passage entre la spécialisation et la spécification
et sur les bifurcations de trajectoire entraînées par une perte de
spécification des ressources. En effet, traitant de filières dont le
fonctionnement s’effectue autour de signes officiels de qualité, il apparaît
que le processus de constitution de la filière, au cours duquel les acteurs
sont passés de la mobilisation collective initiale à l’obtention de signes officiels
de qualité, peut être assimilé à un processus de spécification des ressources
potentielles locales (exemple : la reconnaissance d’un terroir). C’est donc
plutôt aux étapes suivantes – dont l’examen permet d’exposer la manière
dont a évolué le fonctionnement de la filière une fois obtenu le signe de
qualité – que nous nous intéressons.
Les bifurcations de trajectoire renvoient notamment au passage d’un
mode de développement fondé sur la spécification à un mode de
développement basé sur la spécialisation. Celui-ci a pour principale
caractéristique la perte de proximité institutionnelle et de diversité des
activités. Nos études de cas nous incitent à interroger ce passage.
Ce type d’évolution se produit quand le rapport d’externalité
d’appartenance s’avère négatif, c’est-à-dire quand surgit une rupture ou perte
d’efficacité des continuités institutionnelles assurant la coordination. En
d’autres termes, ces structures institutionnelles ne sont plus en mesure de
maintenir le dynamisme économique ou d’assurer des comportements
d’investissement en capital territorial favorables au redéploiement des
Critique économique n° 14 • Automne 2004 115
Valérie Olivier et Frédéric Wallet
ressources. Les raisons de ces défaillances institutionnelles sont multiples ;
l’une des principales peut consister en une stratégie d’appropriation privative
de la rente générée par les ressources spécifiques par le biais du
remplacement du dispositif institutionnel existant au profit de règles de
coordination nouvelles, plus déséquilibrées en faveur d’un des maillons de
la chaîne de valeur. Ce mécanisme de destruction du capital territorial peut
se caractériser quantitativement par la concentration des activités et la
disparition d’unités productives, et qualitativement par un mode
d’organisation de la production incapable de s’étendre à d’autres activités
voire se recentrant sur un produit. Pour Colletis et al. (1999), de la
spécification à la spécialisation, le territoire marque ainsi le passage d’une
cohérence dynamique à une cohérence statique, se figeant sur une
configuration particulière. Or, il est à nos yeux difficile de parler de
« cohérence statique » dans le sens où, nous le verrons dans les études de
cas, ce basculement apparaît au moment critique de l’endogénéisation des
externalités, au moment où les rapports d’externalités institutionnelles
conditionnent les règles de répartition de la rente.
L’examen de ce moment critique nous oblige à rappeler que les relations
de proximité et les rapports d’externalité conduisent d’abord à la création
de ressources potentielles et non marchandes. L’activation des ressources
transforme les dynamiques de proximité puisqu’il s’agit d’exploiter les
économies externes obtenues.
Réduire les dynamiques territoriales à la création ou la disparition de
relations de proximité institutionnelle, revient à occulter l’articulation entre
les relations marchandes et non marchandes.
Nous pensons que l’examen des rapports d’externalités peut éclairer cette
articulation qui apparaît au moment critique où les ressources créées sont
internalisées en devenant des actifs spécifiques dont l’exploitation et la
valorisation sont régies par des modes de coordination marchande.
Il semble, nous le verrons dans les études de cas ci-dessous, que la phase
critique de bifurcation d’une trajectoire de spécification à une trajectoire
de spécialisation dépend de la capacité des acteurs à redéployer les ressources
générées par leur proximité institutionnelle. Il est donc question d’évaluer
la robustesse des rapports d’externalités d’appartenance et de leur capacité
de redéploiement et de gestion de la variété des actifs à travers par exemple
la constitution des paniers de biens (Lacroix, Mollard, Pecqueur, 2001).
5. Filières agro-alimentaires localisées et construction de
capital territorial : deux expériences de trajectoire de
développement territorial
Nous avons tenté d’actualiser le concept de filière à l’aide des apports
du courant « dynamiques de proximité » pour mieux comprendre en quoi
le fonctionnement et l’évolution des filières agro-alimentaires localisées
révèlent les enjeux et les processus de développement territorial.
116 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Filières agro-alimentaires localisées et développement territorial
Les études de cas, présentées ci-dessous, nous amènent à éprouver la
capacité heuristique de cette réactualisation. Nous proposons de présenter
deux cas de filières localisées étudiées dans le cadre d’un projet de
recherche (8) mené dans la région Midi-Pyrénées. L’examen de la filière (8) Projet de recherche
« fruits » localisée dans le Bas-Quercy situé dans le Tarn et Garonne et celui mené par des chercheurs
de l’U.M.R., Dynamiques
de la filière « veau sous la mère » dans le Ségala aveyronnais sont proposés rurales (INP-ENSAT,
pour mettre en lumière les processus à l’œuvre dans la construction de ENFA, UTM), dans le
trajectoire territoriale. Dans ces deux cas, la création de ressources spécifiques cadre d’un programme
PSDR INRA, CCRDT
passe par l’adoption de démarches de qualité autour de produits, sur la base (Conseil régional Midi-
de cahiers des charges officiellement reconnus dans un cadre institutionnel Pyrénées) se déroulant
sur la période 2000-2004.
national et européen (Appellation d’origine contrôlée (AOC) ; Indication
géographique protégée (IGP) ; Label rouge (LR) ; Certificat de conformité
produit (CCP).
a. Présentation des études de cas
L’observation de terrain montre que ces deux études de cas constituent
des exemples de système productif localisé, avec une concentration d’acteurs
réunis et organisés autour d’une filière de production, résultat d’un processus
d’agglomération lié aux caractéristiques physiques de l’espace (conditions
pédo-climatiques notamment)
• La filière « fruits » du Bas-Quercy est implantée dans un bassin de
production regroupant d’une part des exploitations agricoles plus ou moins
spécialisées dans la production fruitière, et d’autre part, des entreprises de
mises en marché chargées de la collecte, du conditionnement et de
l’expédition des fruits vendus à des distributeurs (grossistes spécialisés,
centrales d’achats de grandes et moyennes surfaces), en contact avec le
consommateur final.
Les productions fruitières sont diversifiées et, depuis les années soixante-
dix, les producteurs se sont engagés dans des démarches de spécification
des ressources successivement à travers l’obtention de l’AOC « Chasselas
de Moissac », du label rouge « Reine Claude » (1998) ainsi que du CCP
(1996) « Melon du Quercy », qui vient de déboucher sur la reconnaissance
européenne d’une IGP (juin 2004). Ces productions spécifiques représentent
9 % de la production nationale commercialisée pour le raisin de table, 3,4 %
pour le melon et 0,5 % pour la prune. La commercialisation de ces
productions de qualité spécifique reste associée à la commercialisation des
produits plus génériques. En principe, leur spécification s’appuie sur le respect
d’un cahier des charges strictes.
Mais, en fait, c’est seulement au moment de la collecte et du
conditionnement des produits, et par le biais d’opérations de tri basées sur
leurs caractéristiques physiques (aspect, calibre, taux de sucre…) que les
produits sont véritablement qualifiés et « certifiables ». Le tri est donc la
phase de spécification des actifs. Ensuite, il y a valorisation des actifs
Critique économique n° 14 • Automne 2004 117
Valérie Olivier et Frédéric Wallet
spécifiques lorsque les circuits de distributions (les metteurs en marché),
permettent de rendre visible cette spécificité (à l’aide de l’apposition du
logo du signe officiel de qualité) auprès du consommateur final. Un
différentiel de prix, témoignant de la valeur ajoutée apportée au produit
et générateur d’une rente territoriale apparaît justifié par la segmentation
réussie du marché.
Ainsi les produits de qualité ne correspondent qu’à une faible part des
productions locales (voir annexe 1) :
– l’AOC chasselas représente 34 % de la production de chasselas du
département ;
– le CCP melon pèse 35 % de la production locale de melon ;
– le label rouge Reine Claude correspond à 9 % seulement de la
production locale de Reine Claude.
• Sur le second terrain, la filière « veau sous la mère », localisée dans le
bassin du Ségala regroupe des éleveurs, abattoirs et des grossistes-négociants
qui ont réussi à faire reconnaître la spécificité des ressources qu’ils
mobilisaient à travers l’obtention d’un label rouge (1994) et d’une IGP
(1996) « veau de l’Aveyron et Ségala ». La création d’une interprofession
témoigne de l’émergence de cette proximité institutionnelle.
Le bassin de production fournit du veau sous la mère, la labellisation
s’appuie comme pour le premier cas sur un cahier des charges définissant
les pratiques d’élevage. La certification est cependant dépendante de l’aval,
puisqu’il faut distinguer ce qui est « labellisable » (respect du cahier des
charges) et ce qui est « labellisé » (l’apposition d’un signe distinctif sur le
produit dans certains circuits de distribution). En volume, la production
de veau de l’Aveyron ou du Ségala vendu sous Label ou IGP représente 2 %
de la production de veau au plan européen, soit 40 % de la production
française de veau sous la mère qui elle-même représente 15 % de la
production nationale de veau. L’analyse des démarches de construction de
la qualité spécifique menées au sein de ces deux systèmes productifs apporte
des précisions intéressantes sur les étapes du processus de spécification des
ressources. On observe d’une part que, le processus de spécification des
ressources débute, suite à une crise (du système de production), avec la
formation d’un groupement qualité, de préférence interprofessionnel. Il
s’agit alors d’élaborer un cahier des charges et de constituer un dossier de
demande de reconnaissance officielle du produit, des ressources territoriales
mobilisées (le terroir par exemple AOC). Il s’achève avec la publication du
décret au Journal officiel. Ces ressources ainsi spécifiées deviennent des actifs
spécifiques lorsqu’elles sont incorporées dans un processus de production.
Il y a alors création d’actifs spécifiques. Une nouvelle étape du processus
de spécification est à prendre en compte et celle de leur valorisation, c'est-
à-dire de la spécification du produit par le marché.
118 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Filières agro-alimentaires localisées et développement territorial
Processus de spécification des ressources et de construction de capital territorial
Formation
Elaboration
d’un groupement
d’un projet productif
de producteurs
Mobilisation Mobilisation
Définition
de ressources latentes de patrimoine local : des
d’un cahier des charges
locales (patrimoine) attributs du territoire
Création
Obtention d’un SOQ de ressources potentielles
spécifiques
Création du
capital territorial
Production : mise en œuvre Création
du cahier des charges SOQ d’actifs spécifiques
Commercialisation Valorisation Exploitation
des productions sous SOQ d’actifs spécifiques du capital territorial
b. Diagnostic des systèmes productifs localisés
Dans cette étude, nous avons cherché à savoir comment ces filières
localisées modelaient les dynamiques territoriales.
Dès lors qu’elle intègre tout autant les externalités négatives que les
externalités positives dans l’examen des processus d’accumulation du capital
géographique, organisationnel et institutionnel, l’approche par les
proximités peut être en mesure d’expliquer d’une part la dynamique et
l’évolution des performances des filières et, d’autre part, l’impact de ces
phénomènes sur les trajectoires territoriales.
Pour y parvenir, il est toutefois nécessaire de déterminer les variables et
les indicateurs repérables dans la réalité des coordinations. Pour cela, rappelons
que l’intérêt de la notion de filière – notamment par rapport à celle de réseau –
tient essentiellement au fait qu’elle demeure fondée sur une représentation
des processus productifs mettant en exergue le phénomène de division du
travail et les différentes étapes de production, transformation et
commercialisation des produits entre les acteurs de la filière. De plus, l’examen
détaillé des mécanismes d’évolution de la structure de la filière permet de
Critique économique n° 14 • Automne 2004 119
Valérie Olivier et Frédéric Wallet
mettre l’accent sur la dynamique organisationnelle et institutionnelle qui
traverse la filière, à commencer par l’existence de démarches collectives et
le rôle des organismes de gouvernance, comme les interprofessions.
La grille de lecture de l’approche par les dynamiques de proximités
conduit à concevoir la création de territoire à partir du moment où les trois
formes de proximités sont présentes. Nous avons affaire à des systèmes
productifs localisés et spécialisés du fait de l’organisation en filière, ce qui
nous paraît important c’est ainsi l’analyse du processus de spécification des
ressources comme déterminant essentiel de la construction d’un territoire.
Il nous faut donc analyser en quoi ces deux exemples de spécification
des ressources s’appuient sur la coexistence de proximité géographique,
organisationnelle et institutionnelle. Nous avons besoin pour cela d’une
grille d’analyse apte à identifier les externalités à l’œuvre dans les processus
de spécification.
Une première grille de lecture peut être empruntée aux analyses de cluster.
Mais le désavantage de cette grille est d’évaluer une situation statique qui
suppose la présence d’externalités sans les définir.
Une seconde grille de lecture peut être construite à partir de la distinction
gouvernance territoriale/gouvernance sectorielle qui a servi de base à l’analyse
(9) Perrier-Cornet et de filière AOC (Perrier-Cornet et Sylvander, 2000). La grille d’analyse (9)
Sylvander (2000), p. 87. proposée par les auteurs a le mérite de montrer que l’application des principes
de spécification des ressources à travers l’AOC fait émerger une grande diversité
de situation. Mais les dimensions définies laissent une grande part de
subjectivité dans l’identification des indicateurs. On peut se demander par
exemple, en quoi la gestion de la qualité est individuelle dans le cas d’une
gouvernance sectorielle (impliquant l’existence de proximité organisationnelle
et des savoir- faire partagés) et en quoi elle est collective dans le cas d’une
gouvernance territoriale (impliquant l’existence de proximité institutionnelle).
Pour construire notre première grille d’analyse, nous avons recueilli les
témoignages d’acteurs clés économiques des filières. Nous avons complété
cette enquête par des recoupements d’information. Il a été ainsi possible
de repérer les types d’externalités auxquels renvoient ces différents jugements.
Identification des externalités sur la base d’entretiens
Etude de cas 1 : filière « fruit » du Bas-Quercy
Avantages/opportunités Inconvénients/menaces
ou activation des externalités positives ou neutralisation des externalités
AOC Chasselas AOC Chasselas
Rôle pionnier de l’AOC Chasselas (ET) Déclin des exploitations agricoles, culture en voie de
Image de la région (EA) disparition (EP)
Bonne valorisation du produit (AOC ou non) (EP) Contrainte main-d’oeuvre importante (EP, ET)
Qualification de la main-d’œuvre locale (ET) Pas de synergie évidente amont - aval de la filière (pas
Essor d’une production jointe (ET) d’interprofession) (ET)
Concurrence entre les chasselas (EP)
120 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Filières agro-alimentaires localisées et développement territorial
CCP Melon du Quercy CCP Melon du Quercy
Dynamique collective (BGSO) (EA) Production exposée à la concurrence directe (EP)
Renouvellement et agrandissement des exploitations Faible valorisation du produit (EP)
agricoles (ET) Valorisation difficile du Terroir (EA)
Structuration de la filière (ET)
Apprentissages technologiques (ET)
Label Reine-Claude Label Reine-Claude
Volonté de différenciation (ET) Émergence bloquée par l’absence de valorisation (EP)
Accès aux marchés en aval de la filière (ET) Metteurs en marché peu impliqués (EA)
Rationalisation de la production (parcelle) (ET)
EP : externalités pécuniaires ; ET : externalités technologiques ; EA : externalités d’appartenance.
Etude de cas 2 : filière « veau » du Ségala
Avantages/opportunités Inconvénients/menaces
ou activation des externalités positives ou neutralisation des externalités
Redonner de la fierté aux producteurs (EA) Système de maîtrise de la production et donc de
Créer une dynamique locale (EA) sélection (ET)
Apporte une plus value – maintien des prix en période Peu de retombées sur les autres secteurs d’activité (EA)
de baisse des marchés (EP) Dépendance d’un acteur quasi-exclusive de la grande
Lien fort avec l’aval (interprofession ouverte) (ET) distribution (ET)
Les acteurs interrogés ont souligné qu’un avantage (ex. : des liens de
coopération avec la grande distribution qui apportent une assurance de
débouchés) pouvait se retourner en contrainte (la forte dépendance de
l’amont vis-à-vis d’un acteur dominant).
Cette approche exploratoire reste à nos yeux peu éclairante sur l’insertion
de la filière sur le territoire. Statique, elle ne peut offrir au mieux qu’une
représentation figée et donc incomplète des rapports filière/territoire.
c. Analyse des trajectoires territoriales
Comme nous l’avons déjà souligné, l’intérêt majeur de l’approche par
la proximité tient, à nos yeux, à sa capacité à mettre en scène l’effet
d’interactions localisées, à rechercher les dimensions d’une action collective
apte à générer du sens dans un espace donné. M. Callon (1999), sociologue
et spécialiste de l’étude des réseaux d’interaction, propose de concevoir dans
les effets de « débordements » que constituent les externalités, l’origine de
ce collectif : « S’engager dans des actions qui débordent, c’est participer à
un travail collectif, seul producteur de richesse. » Les jeux d’interactions
s’appuient également sur le « cadrage » qui motive l’engagement dans des
réseaux et consiste à « capter une partie des richesses disponibles ». Les
interactions de réseaux sont modelées par l’équilibre entre cadrage et
débordement. L’auteur ajoute que les situations « chaudes » apparaissent
lorsque le débordement l’emporte et l’engagement des acteurs vise alors la
création collective d’un surplus. La situation froide correspond à l’inverse
à l’appropriation de ce surplus par les acteurs.
Critique économique n° 14 • Automne 2004 121
Valérie Olivier et Frédéric Wallet
Ces propos complètent notre réflexion sur les processus de spécification
que nous observons sur nos deux terrains. Nous pouvons en effet comprendre
pourquoi le processus de spécification n’est pas stabilisé et questionne donc
la nature de la proximité institutionnelle porteuse de spécification.
Sur le terrain du Bas-Quercy, nous pouvons identifier trois étapes
impliquant la spécification des ressources :
Période 1 : mise en place de la spécification (1932-1980) (1960)
Le regroupement des producteurs de Moissac permet l’obtention de
l’AOC et la création de ressources spécifiques. Cette période de « situation
chaude » est particulièrement longue. Elle matérialise bien l’engagement
des acteurs dans un processus d’action collective en vue de créer un avantage
comparatif. C’est la période de mise en place de règles de gestion de la qualité.
Il y a d’abord création de ressources spécifiques. Puis, leur incorporation
dans le processus de production conduit à la création d’actifs spécifiques.
Dynamique de spécification Dynamique Dynamiques proximité –
par les SOQ de mise en marché rapport d’externalités
– 1932 : création de l'« Association Premières stratégies de marque des Création de ressources spécifiques :
de producteurs de Moissac » entreprises privées : Chasselas.
⇒ AOC 1971. – 1962 : « La pinède » (Sylvestre). Augmentation de la production de
– 1960 : création du « syndicat de – 1969 : « Philibon » (Boyer SA). melon.
producteurs de Mirabel » (melon), ⇒ Valorisation des démarches SOQ Apprentissage de la qualité.
démarche qualité avec appui (haut de gamme).
Proximités géographique,
technique des chambres
organisationnelle, institutionnelle.
départementales d’agriculture.
– 1960 : spécification des variétés
de prunes, qualité supérieure de la
Reine-Claude.
Période 2 : valorisation des actifs spécifiques et montée en puissance de la
spécialisation fruitière (1980-1999)
Le succès de la spécification du Chasselas de Moissac produit des effets
d’entraînement sur les autres productions fruitières. D’autres groupements
apparaissent pour la défense des spécificités locales, face à la montée en
puissance de la concurrence des productions des régions voisines (Vendée,
sud-est de la France). Mais nous sommes déjà en « situation froide », c'est-
à-dire en période d’appropriation des externalités et de la rente. Les acteurs
locaux s’organisent pour résister aux pressions concurrentielles et ne pas
laisser échapper les profits attendus lors de la création d’actifs spécifiques.
Cependant, la faible implication des metteurs en marché dans cette
démarche de spécification crée des discontinuités dans les interactions (amont-
aval). Ces discontinuités (rapport d’externalités négatives) limitent le potentiel
de valorisation des actifs spécifiques. Le chasselas AOC se valorise bien mais
122 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Filières agro-alimentaires localisées et développement territorial
génère des coûts de main-d’œuvre importants. Une production jointe, le
« Chasselas du Quercy », non spécifiée et surtout moins contraignante, est
préférée d’autant plus que l’écart de prix entre le Chasselas du Quercy et
l’AOC Chasselas est parfois minime. Pour le melon, l’écart de prix entre un
produit certifié et un produit standard est réduit, il n’est pas à la hauteur
des attentes des producteurs. Pour la prune label, il n’y a aucun écart de prix,
la prune se valorisant suffisamment bien en produit standard.
Dynamique de spécification Dynamique Dynamiques proximité –
par les SOQ de mise en marché rapport d’externalités
– 1999 : création du Syndicat de – Fusion et rachat de coopératives – Appropriation des externalités
défense du Chasselas. (ex. : Capel). positives par l’aval.
– 1980 : création d’une association – Création de différentes marques – Discontinuité institutionnelle
promotionnelle pour le melon par les coopératives locales. (règles de gestion de la qualité)
pour répondre à la montée en – Créations, rachats d’entreprises entre amont et aval.
puissance des autres régions privées.
(Vendée + Sud-est).
– Diversification des produits
– 1998 : reconnaissance du label (pomme, kiwis…).
rouge Reine Claude.
Période 3 : un besoin de redéploiement depuis 1999
La phase d’internalisation des ressources spécifiques dure et échappe de
plus au plus au territoire. De plus l’accroissement des volumes produits
génère des problèmes d’effectifs et de qualification. Les externalités positives
sont neutralisées. Des stratégies de redéploiement des ressources
apparaissent : la mise en place de formation spécifique, l’instauration d’une
fête annuelle du fruit d’été de Moissac. Pour reprendre la proposition de
M. Callon, il semble que la situation tend à se tiédir. Les initiatives nouvelles
peuvent contribuer à faire émerger des « paniers de biens ».
Dynamique de spécification Dynamique Dynamiques proximité –
par les SOQ de mise en marché rapport d’externalités
– Essor du Chasselas du Quercy. – 2002 : Accord du syndicat AOC • Neutralisation des externalités
– Demande d’IGP pour le melon du Chasselas pour la vente de l’AOC positives :
Quercy. en GMS. – pénurie de main-d’œuvre ;
– Coopératives : contrats de MDD – Problème de qualification.
– Résistance : Fête du fruit d’été de
Moissac. (Leclerc, Carrefour). • Concurrence interrégionale et
internationale :
– recherche de solution commune ;
– recherche de paniers de biens.
Sur le deuxième terrain, le Ségala, nous pouvons distinguer deux périodes :
Période 1 : (1988-1996) mise en œuvre de la spécification
Comme dans le premier cas, cette période débute par la création d’un
collectif autour de la qualification des élevages et la mise en place de règles
Critique économique n° 14 • Automne 2004 123
Valérie Olivier et Frédéric Wallet
de gestion de la production et de la qualité. Elle s’achève par la reconnaissance
officielle des signes de qualité : Label et IGP. Ce projet s’appuie sur une
vraie « rencontre productive » au sens où l’interprofession constituée en
collège rassemble des acteurs des différents maillons de la filière. La création
de la SA 4R, société de commercialisation assure aux producteurs la maîtrise
des flux de commercialisation vers l’aval.
Dynamique de spécification Dynamique Dynamiques proximité –
par les SOQ de mise en marché rapport d’externalités
Création de l’IRVA en 1989 – 1996 : création de la SA 4R. – Création de ressources spécifiques :
(400-500 producteurs à la création). – 1996 : signatures d’un contrat de innovation organisationnelle et
vente avec Auchan. institutionnelle menée par des
éleveurs pionniers (cultures
– Promotion assurée par les communes).
producteurs.
– Proximités géographique,
organisationnelle, institutionnelle.
Période 2 : (depuis 1996) valorisation de la spécification et l’essoufflement des
synergies
Cette étape se déroule en situation froide, la valorisation des actifs
spécifiques permet la répartition équilibrée d’une rente de qualité
territoriale, grâce à une coopération étroite entre l’amont et l’aval de la filière.
Mais le succès de la démarche, qui a séduit de nouveaux acteurs, génère
différents types de conflits. Des tensions apparaissent entre anciens et
nouveaux adhérents, entre gros (souvent des anciens) et petits producteurs
lorsqu’il s’agit de maîtriser les flux de production et donc de sélection les
acteurs. Des discontinuités dans les rapports d’externalités se dessinent. Les
liens avec le territoire sont à redéfinir, les solutions proposées s’orientent
vers une meilleure maîtrise environnementale des sites d’élevage (élaboration
d’un cahier des charges définissant les « bonnes pratiques » d’élevage assortie
d’un système de points à la fois incitatif et sélectif ) ainsi que vers le lancement
de visites touristiques d’élevages.
Dynamique de spécification Dynamique Dynamiques proximité –
par les SOQ de mise en marché rapport d’externalités
– 1999 : extension du label rouge – Contrat Arcadie et Unicor (Picard + – Problèmes des discontinuités
aux produits transformés. casino). institutionnels entre les pionniers
– Logique d’intensification, de – Rôle déterminant des acteurs aval et les anciens.
spécialisation des ateliers. et des débouchés extérieurs vers – Problème « d’encombrement » :
l’Italie. besoin d’adopter des critères
– Lien avec le terroir en question. – Utilise les signes en fonction des sélectifs par les bonnes pratiques
clients (IGP en Italie, label rouge environnementales.
en France). ⇒ Source de conflits entre les
– Rôle central des coopératives : grandes et les petites E.A.
implication du groupement vers
l’aval (découpe, steaks hachés).
124 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Filières agro-alimentaires localisées et développement territorial
Ces deux études de cas confirment l’intérêt de notre découpage, en étapes,
du processus de spécification des ressources par les filières localisées. La
spécification débute avec la constitution d’un groupement impulsé par
l‘amont de la filière autour d’un projet productif en réponse à une crise
ou une situation vécue comme telle. L’action collective permet de générer
une ressource spécifique. L’étape suivante du processus consiste en
l’exploitation de cette ressource, la création d’un actif spécifique, puis la
valorisation de cet actif par le marché lorsque la spécification est suffisamment
forte pour créer une niche de marché. Cette phase de valorisation constitue
souvent un moment critique : elle est porteuse de discontinuités capables
de détruire le capital territorial créé ou de l’exporter hors de son espace
d’origine. Le redéploiement des ressources semble nécessaire pour
permettre la régénération de ce capital.
Des questions restent encore à approfondir. S’il est clair que la
spécification des ressources est un moteur de développement territorial sous
forme de trajectoire, le passage difficile de la spécification des ressources
à la différenciation des produits peut conduire à un constat d’échec :
l’existence d’une rente territoriale est complètement remise en question.
Par ailleurs c’est à ce même moment que l’on peut observer une bifurcation
de trajectoire vers une simple spécialisation et une rupture institutionnelle.
La question du redéploiement des ressources suppose alors un renouveau
institutionnel et un nouveau projet. Le territoire comme projet doit trouver
sans cesse de nouvelles sources d’inspiration et de nouveaux porteurs
de projet mais avec l’extension de ce réseau d’acteurs, les rendements
d’adoption sont-ils toujours croissants ? L’approche par les dynamiques de
proximité semble supposer la recherche d’externalités positives et non
intentionnelles (10) à tout prix mais les résultats marchands ne sont pas (10) Ces externalités
souvent là pour rendre compte du résultat de ces cercles vertueux. positives liées au
territoire sont parfois
qualifiés d’aménités. Pour
Conclusion une discussion sur le fait
qu’elle soit positives et
A travers la problématique développée dans cette contribution, il apparaît non intentionnelles, voir
que le cadre analytique proposé par l’approche des dynamiques de proximité Frayssignes Julien,
permet de dégager des éléments explicatifs de l’articulation entre Nguyen Geneviève,
Olivier Valérie (2001).
dynamique de filière localisée et trajectoire territoriale.
Cette approche pose le problème des dimensions non marchandes des
coordinations au niveau du territoire et non de la firme. Elle offre une lecture
enrichie du contexte dans lequel se déroulent les coordinations, mettant
en évidence les différentes formes d’externalités qui peuvent être attendues
de localisations de proximité, à travers la spécificité des ressources et leur
activation. De plus, il apparaît qu’à travers le jeu des proximités, les firmes,
organisées en filière, recherchent à établir des formes de continuités dans
la mobilisation des ressources. Mais ces stratégies – qui se nouent dans un
rapport d’externalités – peuvent déboucher sur des rapports conflictuels
et des négociations coûteuses. Ainsi, la nature de ce rapport d’externalités
Critique économique n° 14 • Automne 2004 125
Valérie Olivier et Frédéric Wallet
établit le type et le niveau d’externalités sur lesquelles la firme peut compter,
à un moment donné, pour établir sa stratégie. Par conséquent, il existe une
incertitude autour des externalités associées aux différents types de proximités,
dans la mesure où elles peuvent être l’objet de phénomènes de neutralisation
du fait des stratégies des acteurs en présence ou de l’émergence
d’externalités négatives. Ce constat plaide en faveur de la mobilisation de
la notion de capital territorial pour rendre compte du processus
d’accumulation des ressources spécifiques ainsi créées, mais également des
incertitudes autour de leur activation.
Cette incertitude autour des externalités est au centre des trajectoires
territoriales dans la mesure où elle permet d’expliquer les mécanismes de
passage d’un mode de développement à un autre. Les trajectoires
territoriales apparaissent donc éminemment instables. Ainsi, à travers les
études de cas présentées, le passage de la spécification à la spécialisation
correspond à un basculement qui apparaît au moment critique de
l’endogénéisation des externalités, au moment où les rapports d’externalités
institutionnelles conditionnent les règles de répartition de la rente. C’est
la conséquence d’une rupture ou perte d’efficacité des continuités
institutionnelles assurant la coordination, c’est-à-dire d’un rapport
d’externalité d’appartenance négatif, ce qui peut s’apparenter à un processus
de destruction du capital territorial. Mais s’agit-il vraiment de destruction
de capital territorial ou simplement de la réduction de la diversité liée à
un essoufflement du processus de spécification ?
Références bibliographiques
Aubert F., Guérin M., Perrier-Cornet P. (2001), local », in B. Pecqueur et J.-B. Zimmermann
« Organisation et territoire : un cadre (éds), Economie de proximités, Hermès-
d’analyse appliqué aux espaces ruraux », Lavoisier, Paris.
Revue d’économie rurale et urbaine, n° 3. Colletis-Wahl K., Perrat J. (2004), « Proximités
Callon M. (1999), « La sociologie peut-elle et dynamiques spatiales », in B. Pecqueur et
enrichir l’analyse économique des externalités ? J.-B. Zimmermann (éds), Economie de
essai sur la notion de cadrage-débordement », proximités, Hermès-Lavoisier, Paris.
dans Innovation et performances : approches Cohen D. (2004), la Mondialisation et ses
interdisciplinaires, Editions de l’EHESS, ennemis, Grasset, Paris.
Paris. Filippi M., Triboulet P. (2003), « Les signes
Colletis G., Gilly J.-P., Leroux I., Pecqueur B., d’identification comme signes d’exclusion ?
Perrat J., Rychen F., Zimmermann J.-B. Coordination des acteurs et valorisation des
(1999), « Construction territoriale et produits liés à l’origine », communication
dynamiques économiques », Sciences de la au XXXIXe Colloque de l’ASRDLF, Lyon,
société, n° 48, p. 25-47. 1-3 septembre.
Colletis G., Rychen F. (2004), « Entreprises et Frayssignes Julien, Nguyen Geneviève, Olivier
territoires : proximités et développement Valérie (2001), « Analysing territorial
126 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Filières agro-alimentaires localisées et développement territorial
amenities as a result of a complex socio- Perrat J. (1997), « Une clé de lecture du rapport
economic process linked to the construction firmes/territoires : la notion d’externalité »,
of a territory », communication à l’EAEPE Economie et sociétés, n° 88-89, p. 207-236.
Conference « Comparing Economic Perrat J. (2000), « Dynamiques des firmes et
Institutions », novembre, Siene (Italie). politiques de développement régional et
Gilly J.-P., Leroux I., Wallet F. (2004), local : éléments pour une lecture de la
« Gouvernance et proximité », in B. Pecqueur “géographie des interdépendances” »,
et J.-B. Zimmermann (éds), Economie de chapitre 8, p. 251-280, in J.P. Gilly et
proximités, Hermès-Lavoisier, Paris. A. Torre (éds), Dynamiques de proximité,
Gilly J.-P., Lung Y. (2004), « Proximités, secteurs Edition l’Harmattan, collection “Emploi,
et territoires », communication aux industrie et territoire”, Paris.
« Quatrièmes journées de la proximité », Reynaud E., Valceschini E. (2000), « La
Marseille, 17-18 juin. gouvernance, vecteur de crédibilité d’un
Kirat T., Saglio J. (1996), « Postface » à signal commun de qualité », in C. Voisin ,
L. Abdelmalki et C. Courlet (éds), les A. Plunket, B. Bellon (éds), la Coopération
Nouvelles logiques du développement, industrielle, Economica, Paris.
l’Harmattan, Paris. Scotchmer S. Thisse J.F. ( 1993), « Les
Ménard C. (2000), « A new approach to implications de l’espace pour la concurrence »,
the agro-food sector : new institutional Revue économique, juillet, vol. 44, n° 4,
economics », « International Conference on p. 646-670.
Agro-food Industries », Wageningen, may. Sylvander B. (1995), « Convention de qualité,
Mollard A. ( 2000), « Qualité et développement concurrence, coopération », in G. Allaire,
territorial (I). Un outil d’analyse : la rente », R. Boyer (éds), la Grande transformation de
Symposium de Montpellier : « Recherches l’agriculture, Economica-Inra, Paris.
pour et sur le développement territorial », Zimmermann J.B. (2000), « De la proximité
11-12 janvier. dans les relations firmes-territoires :
Morvan Y. (1985), Fondements d’économie nomadisme et ancrage territorial », chapitre 7,
industrielle, Economica, Paris. p. 225 -249, p. 229, in J.P. Gilly et A. Torre
Pecqueur B. (2000), « Qualité et développement (éds), Dynamiques de proximité, l’Harmattan,
territorial (II). L’hypothèse du panier de Paris.
biens », Symposium de Montpellier :
« Recherches pour et sur le développement
territorial », 11-12 janvier.
Critique économique n° 14 • Automne 2004 127
Territoire et système économique
L’objet du papier est l’analyse des contraintes systémiques de l'émergence Ivan Samson
du territoire. Cette question comprend deux dimensions : d’une part, PEPSE-Institut Espace
identifier dans quelle mesure le territoire est un concept et une réalité Europe, Université
Pierre Mendès-France,
pertinents pour les économies de marché développées, ce qui revient à repérer Grenoble
la distance que d’autres systèmes économiques entretiennent avec le territoire ; ([email protected])
il revient ensuite de tirer les conséquences de ces observations, tant du point
de vue théorique que de celui des politiques de développement régional.
On abordera les systèmes économiques comme des objets concrets. La méthode
vise à construire dans un premier temps une définition en extension des
économies en développement et en transition à partir de faits stylisés.
On commencera par rappeler brièvement ce qu’est le territoire en se
positionnant également dans les débats actuels sur la pertinence de ce concept
au regard de celui de proximité. Seront analysés ensuite les travaux menés
dans ce domaine sur les pays en développement, puis sur les économies en
transition. On soulignera d’abord les principaux résultats de ces recherches,
pour en repérer également les limites du point de vue de l’identification
de la spécificité des phénomènes territoriaux. Cela permettra de construire
ensuite les principaux faits stylisés caractérisant ces systèmes économiques
du point de vue du territoire. Le papier cherchera enfin, pour conclure, à
tirer les principaux enseignements théoriques et pratiques de la distance
systémique constatée avec les économies développées.
La découverte du territoire dans les années quatre-vingt fut une révolution
de la science économique. Les districts industriels, la troisième Italie, les
systèmes productifs localisés (SPL) deviennent des figures omniprésentes de
la littérature économique occidentale. Cela ne concerne pas seulement
l’économie régionale, mais aussi l’économie internationale, l’économie du
développement, et, enfin, la macroéconomie avec la notion de compétitivité.
Les réflexions théoriques d’amont s’attachent à conceptualiser les externalités
territoriales dont bénéficient les entreprises qui s’y agglomèrent, les actifs
spécifiques territoriaux, et l’impact de la proximité sur la performance
économique. Tout naturellement, on cherche des formes de SPL ou de districts
partout, surtout en Union européenne, mais bientôt aussi au Sud, en Amérique
latine, en Asie et même en Afrique, ainsi que dans les économies en transition,
en ex-RDA tout d’abord, puis en Europe centrale et même en Russie.
Et on les trouve. Dans les années quatre-vingt-dix, deux centres en
particulier vont s’attacher à recenser et décrire les SPL du Sud : l’Institute
of Development Studies (IDS) de l’Université de Sussex avec notamment
K. Nadvi et H. Schmitz, et l’IREPD de l’UPMF de Grenoble avec
Critique économique n° 14 • Automne 2004 129
Ivan Samson
notamment C. Courlet et A. Ferguène. Ces recherches, au demeurant fort
novatrices et intéressantes, comportent en fait un angle mort, qui fera l’objet
du présent papier. En effet, ces travaux s’efforcent soit de recenser les traces
de SPL, soit de décrire les caractéristiques de tel SPL ou de tel district ;
mais la question de la spécificité des économies du Sud du point de vue
de la science régionale n’est pas abordée en tant que telle. La pertinence
d’outils conceptuels élaborés à partir de réalités du monde capitaliste
développé pour comprendre des réalités économiques fort éloignées n’est
pas discutée. C’est à l’UPMF de Grenoble aussi que la même problématique
sera examinée en ce qui concerne l’Est en transition, avec notamment au
laboratoire GTD les travaux de E. Brunat, J.G. Ditter et I. Samson. La
connaissance approfondie de l’économie socialiste accumulée dans ce centre
conduira cette fois à s’interroger sur la spécificité des structures
économiques et des comportements, du tissu économique régional légué
par le système communiste. Mais la discussion d’amont sur la pertinence
des outils ne sera qu’effleurée.
L’objet du papier est l’analyse des contraintes systémiques de l'émergence
du territoire. Cette question comprend deux dimensions : d’une part,
identifier dans quelle mesure le territoire est un concept et une réalité
pertinents pour les économies de marché développées, ce qui revient à repérer
la distance que d’autres systèmes économiques entretiennent avec le territoire ;
il revient ensuite de tirer les conséquences de ces observations, tant du point
de vue théorique que de celui des politiques de développement régional.
C’est avec une grande prudence et une grande modestie que nous entrons
dans ce chantier dont l’enjeu est immense, puisqu’à terme il conduit à repenser
les formations économiques concrètes d’une manière qui dépasse le clivage
entre macroéconomie et microéconomie, en intégrant les dimensions
entrepreneuriales, sectorielles, spatiales, institutionnelles, relationnelles,
patrimoniales ainsi que la gouvernance et les politiques économiques.
Une des difficultés de la tâche est que l’on ne dispose pas de théorie
satisfaisante des systèmes économiques qui rende compte de la nature des
économies en développement comme de celle des économies en transition,
pas plus d’ailleurs que de la différenciation économique au sein du capitalisme
développé. On abordera donc les systèmes économiques comme des objets
concrets. La méthode vise à construire dans un premier temps une définition
en extension des économies en développement et en transition à partir de
faits stylisés. Là encore on ne prétend pas capturer l’intégralité d’un système,
mais repérer ce qui est significatif du point de vue de l’émergence du territoire.
On commencera par rappeler brièvement ce qu’est le territoire en se
positionnant également dans les débats actuels sur la pertinence de ce concept
au regard de celui de proximité. Seront analysés ensuite les travaux menés
dans ce domaine sur les pays en développement, puis sur les économies en
transition. On soulignera d’abord les principaux résultats de ces recherches,
pour en repérer également les limites du point de vue de l’identification
130 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Territoire et système économique
de la spécificité des phénomènes territoriaux. Cela permettra de construire
ensuite les principaux faits stylisés caractérisant ces systèmes économiques
du point de vue du territoire. Le papier cherchera enfin, pour conclure, à
tirer les principaux enseignements théoriques et pratiques de la distance
systémique constatée avec les économies développées.
1. Le territoire au cœur des débats
Le principal apport récent de la science régionale est la découverte du
territoire dans les années quatre-vingt (1). Sans être encore abordé en tant (1) Cf. la présentation
que tel, c’est bien l’existence du territoire qui est signalée par les auteurs. faite par Garofoli G.
(2002), « Local
Les premiers travaux précurseurs ont été ceux de Becattini (1975) sur Development in Europe :
l'industrialisation diffuse comme source de performance alternative aux Theoretical Models and
modèles construits sur les économies d'échelles (2). Ensuite, ce furent les International
Comparisons », European
fameux travaux italiens sur les districts industriels initiés par Becattini (1979 Urban and Regional
et 1987) (3) et Garofoli (1981 et 1991) (4), prolongés immédiatement en Studies, 9 (3), 225-239.
France et aux USA avec Courlet (5) et Scott (6). Les principaux apports (2) Becattini G. (1975),
de ces travaux sur les systèmes productifs localisés (SPL) sont l'obtention Lo sviluppo economico
della Toscana, Firenze
de fortes performances compétitives d'entreprises de type PME, inscrites
IRPET, Guaraldi.
dans un territoire porteur d'externalités positives, développant entre elles
(3) Becattini G. (1979),
des stratégies à la fois de concurrence et de coopération. Le nouveau « Dal settore industriale
paradigme productif conduit à remplacer le concept d'espace, source de al distretto industriale »,
coûts et support passif de facteurs productifs de développement, Rivista di Economia e
Politica Industriale, 5 (1) ;
notamment techniques, par le concept de territoire, porteur des effets externes Becattini G. (1987),
que représentent les interactions entre les acteurs locaux partageant une « Mercato e forze sociali :
culture commune. Il s'agit de la découverte de nouveaux facteurs de il distretto indutriale », Il
Mulino, Bologna.
production historiquement enchâssés dans une société locale et donc non
(4) Garofoli G. (1981),
transposables ni transférables ailleurs.
« Lo sviluppo delle aree
Bénéficiant des travaux de Porter, cette approche sera complétée par le periferiche nell'economia
concept de clusters pour repérer les secteurs compétitifs du point de vue italiana degli anni
international à moyen et long terme (7). Ce concept très à la mode dans settanta », l'Industria,
2 (3) ; Garofoli G.
le monde anglo-saxon est souvent utilisé mal à propos pour dire SPL, (1991), Modelli locali di
technoparc ou simplement secteur industriel. Le mot anglais “cluster” (traduit sviluppo, Milano, Franco
parfois par “niche” ou “grappe”) vient de l'ancien français “closture” (clôture). Angeli.
L'appartenance à un cluster est d'abord un fait de localisation. La Harvard (5) Courlet C., Judet P.
(1986), « Nouveaux
Business School définit le cluster comme « une concentration géographique espaces de production en
de groupes d'entreprises interconnectées, d'universités et d'institutions France et en Italie », les
associées, qui résulte des couplages (linkages) ou des externalités entre Annales de la recherche
urbaine, n° 29 ;
industries ». Ce sont des secteurs compétitifs du point de vue mondial à Courlet C. (1987),
moyen et long terme. Les développements récents définissent également « Développement
les clusters comme des zones de concentration de ressources (resource areas). territorial et systèmes
locaux en Italie », IREP-
L'analyse en termes de cluster a trois avantages :
D, Notes et documents,
– elle intègre les relations amont-aval d'une entreprise ou d'un ensemble n° 22, Grenoble.
d'entreprises et collatérales avec d'autres entreprises (supply-chains) formant (6) Scott A.J. (1986),
ensemble une niche de compétitivité ; « Industrial Organisation
Critique économique n° 14 • Automne 2004 131
Ivan Samson
and Location : Division – elle intègre les dimensions territoriales et de proximité ;
of Labour, the Firm and
Spatial Process »,
– le cluster intègre aussi les acteurs institutionnels et donc conduit tout
Economic Geography, n° 3, naturellement le diagnostic vers les recommandations, vers les politiques
july ; Scott A.J. (1988), à préconiser.
New Industrial Space :
Pour créer les conditions de la compétitivité nationale il est nécessaire
Flexible Production
Organisation and de créer ou de renforcer les liens existants entre les clusters locaux avec les
Regional Development in chaînes de valeur globales. D'un point de vue théorique, le cluster combine
North America and les propriétés locales des réseaux réguliers et les propriétés globales des réseaux
Western Europe, London,
Pion. aléatoires (Zimmermann, 2002). La description des « “small worlds” part
(7) Grabher G. (1993),
de l'idée qu'une dose conséquente d'interconnexions locales génère une forte
The Embedded firm : On connectivité du réseau, tandis que l'existence d'une proportion plus réduite
The Socioeconomics of d'interconnexions globales assure une efficacité d'accès en tous points du
Industrial Networks,
réseau ». Relevant de la même logique, on a ici une forme plus lâche que
London, Routledge ; Van
Dijk M., Rabelloti R. le SPL et sans doute ancrée moins profondément dans le socle sociétal. Un
(1998), « Enterprise de ses apports essentiels est qu'elle offre des outils pour articuler la
Clusters and Networks in compétitivité d'un territoire aux chaînes de la valeur de l'économie globalisée.
Developing Countries »,
Eadi-Book Series, 20, SPL, cluster, district industriel, milieu innovateur, district technologique,
Frank Cass et Co ; technopôle, etc., les formes d’organisation productive localisée, toutes portées
Casaburi G. (1999), par et faisant le territoire, sont nombreuses et les définitions sont loin de
« Dynamic Agroindustrial
Clusters : The Political faire l’unanimité. Cette question n’est pas l’objet du papier, mais par souci
Economy of Competitive de clarification, on trouvera en annexe une typologie proposée.
Sectors in Argentina and D’un point de vue théorique, on peut repérer au moins quatre fondements
Chile », International
Political Economy Series,
conceptuels du territoire : les externalités, les économies d’agglomération,
Palgrave Macmillan ; les ressources ou le patrimoine et la proximité. Le territoire est porteur
Keeble D., Berger A., d'externalités spatiales spécifiques, non transférables, qui lui confèrent une
Chapman R., Gertsen F.,
Boer H., Wilkinson F.
compétitivité particulière. Alfred Marshall (1919) a montré que les économies
(2000), « High- d'échelles peuvent aussi provenir d'“effets externes” dispensés par le milieu
Technology Clusters, économique où les firmes se situent et qui, grâce à leur proximité spatiale,
Networking and permettent des relations particulières qui vont améliorer leur productivité.
Collective », Ashgate
Publishing ; Den Hertog Au sens général, on parle d'externalités chaque fois que sur un marché les
P., Bergman E. Remoe S. décisions ou les actions d'un agent affectent les décisions ou les résultats
(2001), Innovative des actions d'autres agents sans qu'il n'y ait de transaction volontaire. On
Clusters : Drivers of
National Innovation distingue classiquement les externalités technologiques et pécuniaires. Les
Systems (Enterprise, premières reposent sur des interdépendances directes qui se produisent en
Industry and Services), dehors des marchés et touchent les consommateurs et les entreprises. Chez
OECD ; Curzio A.,
Fortis M. (2002),
Marshall, il s'agit notamment d'une grande disponibilité d'inputs
Complexity and Industrial spécialisés, d'une main-d'œuvre plus qualifiée et plus accessible et de la
Clusters : Dynamics and diffusion de l'information. Les secondes traduisent l'effet des structures de
Models in Theory and
Practice, Springer Verlag ;
marché sur le système des prix, comme par exemple dans la sous-traitance
Zimmermann J.B. ou les réseaux de firmes. On dit que les externalités sont internalisées par
(2002), « Grappes les firmes quand elles circulent par les mécanismes de marché traditionnels ;
d'entreprises et petits
par exemple quand une firme achète à une autre des biens avec des normes
mondes », Revue
économique, vol. 53, n° 3, techniques ou de qualité supérieures. Souvent les externalités autorisent
p. 517-524 ; Wilson J., des rendements croissants.
132 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Territoire et système économique
L'espace économique est le siège de nombreuses externalités. Depuis Popp A., Tsukada H.
(2003), « Districts,
cinquante ans, l'économie du développement régional place les externalités Networks, and Clusters
au centre du processus de développement : croissance polarisée, intérêts in England », 1750-1970,
communs non exploités qualifiés d'“externalités latentes”, externalités Ashgate Publishing.
dynamiques reposant sur les mécanismes de propagation du développement,
par le marché ou en dehors, développement endogène. Beaucoup
d'externalités deviennent spatiales du fait que l'espace économique est un
lieu d'échange et d'interaction. Ce n'est pas un simple lieu d'achats-ventes
entre producteurs, mais aussi un réseau d'échanges, de discussions, de
négociations, de compréhensions et d'apprentissages interpersonnels sans
fin. C'est la nature transactionnelle de l'espace économique qui le rend
porteur d'externalités.
On a cherché à comprendre la logique qui conduit à cette concentration
urbaine et ses limites à partir des notions d'économies et de déséconomies
d'agglomération. Ce concept très répandu est pourtant assez mal défini et
recouvre un ensemble variable de notions. On dit qu'il y a économies
d'agglomération quand les bénéfices retirés par une entreprise du fait d'être
localisée proche d'autres firmes augmentent avec le nombre de firmes
localisées au même endroit. Les économies d'agglomération ont deux sources
historiques : les économie externes de Marshall, et la théorie de la localisation
de Weber, développée ensuite par Walter Isard (1956). Ce sont alors des
économies d'échelle externes à la firme, ou internes à une ville ou une région.
Elles se décomposent en deux catégories :
– des économies marshalliennes de localisation : il s'agit d'effets externes
liés à la différenciation des activités, à la spécialisation intra-industrielle,
à la formation d'une main-d'œuvre locale, aux facilités de transmission des
informations et des innovations ;
– des économies d'urbanisation, externes à la firme mais aussi au secteur
industriel ; elles résultent de la taille de l'agglomération : concentration
de la population, infrastructures, présence de services aux entreprises.
Le débat entre économistes se poursuit sur la base d'un accord global
avec ces deux notions, ainsi que sur la vérification empirique de ces effets
d'agglomération sur la productivité des industries concernées. Il en ressort
qu'ils se produisent surtout dans des zones d'industrialisation récente à main-
d'œuvre peu qualifiée, où les nombreuses PME se spécialisent entre elles
etc. On peut préciser dans les économies d'agglomération tous les facteurs
de localisation des firmes qui conduisent à l'agglomération et à la
polarisation : principe de différenciation minimale de Hotelling,
mécanismes de concurrence spatiale avec produits différenciés où le
consommateur ira chercher plus loin (dans une grande agglomération) le
produit désiré, externalités de communication, externalités d'information,
effets de Krugman (offre de diversité, largeur du marché du travail), effets
de l'intégration internationale via la baisse des coûts de transaction,
rendements croissants d'adoption.
Critique économique n° 14 • Automne 2004 133
Ivan Samson
Il faut également accorder une attention particulière aux phénomènes
avec rendements croissants qui décrivent assez bien les mécanismes de
l'agglomération. On dit qu'une fonction de production est à rendements
croissants quand l'augmentation de la production est toujours plus que
proportionnelle à celle des facteurs engagés. Cela est possible en général
grâce aux effets d'apprentissage du capital humain, aux externalités liées
au partage d'infrastructures et à la diversification de la production. Le
principe général de ces modèles est que la différenciation des produits ou
des facteurs de production est un facteur d'agglomération, et qu'une baisse
des coûts de transport produit une agglomération cumulative. L'hypothèse
de base est celle d'une concurrence imparfaite où la dépendance entre l'offre
et la demande (indépendantes dans la concurrence parfaite) produit des
externalités pécuniaires. Dans ce modèle à causalité circulaire présenté par
Krugman (1991), quand une nouvelle entreprise s'agglomère aux
précédentes, la baisse des coûts des entreprises (externalités de réseau) et
l'augmentation de la variété offerte (avec le coût du transport payé par les
acheteurs) conduit à des prix plus bas qui augmentent le revenu réel des
travailleurs relativement à une autre région (effet aval) : de nouveaux
consommateurs migrent donc, augmentant la demande qui attire de
nouveaux producteurs (effet amont), etc.
Le territoire est à la fois un espace-lieu (géographique) doté de ressources
(matières premières, actifs productifs, compétences, relations) et un espace
vécu dans le temps, doté d'une cohésion sociétale. Le lien théorique entre
externalités territoriales, d’une part, et ressources, actifs ou patrimoine d’un
territoire, d’autre part, est une question encore ouverte et qui ne peut trouver
de réponse en dehors d’une vision dynamique. Colletis et Pecqueur (1994)
ont associé à la notion d’externalités territoriales celles de ressources et d’actifs
spécifiques territorialisés. Ces derniers représentent un potentiel de
production de biens ou de services assurant une forte compétitivité (prix
et hors-prix) aux entreprises localisées sur le territoire. Ces actifs sont
spécifiques au sens de Williamson, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent être délocalisés
sans supporter des pertes fatales. C’est pourquoi la constitution et le maintien
de tels actifs sont un gage de compétitivité de long terme du territoire. Ces
actifs mobilisent des ressources originales au sens que d’une part elles sont
propres à chaque territoire, et d’autre part ils ne s’agit pas de ressources inertes
ou passives comme des ressources naturelles, du capital social ou même des
connaissances : ces ressources sont inséparables de l’engagement des acteurs
dans un projet, une stratégie de développement territorial.
La notion de ressource est essentielle pour comprendre le territoire.
Comme toute activité économique repose sur des ressources et qu’elle est
localisée, la ressource est le lien direct entre l’économie et l’espace. Cependant
le fondement théorique de la ressource est loin d’être clairement établi.
Billaudot (2004) s’efforce de préciser ce lien. Pour lui le territoire est un
espace institué, à la fois conteneur de ressources et système de règles. Les
134 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Territoire et système économique
ressources sont de trois types : ressources naturelles, ressources externalités
et ressources-produits. L’ensemble des ressources représente le patrimoine.
Une ressource-externalité est une externalité positive qui est reconnue comme
telle. Aujourd’hui les principales ressources nécessaires aux activités sont
les ressources produites par les hommes. Un territoire est un conteneur de
ressources publiques crées dans un espace : ressources-externalités et produits
libres (non vendus, produis par les administrations publiques). Pour
Billaudot, l’essentiel des ressources sont des connaissances qui sont mises
à disposition des activités d’un territoire donné. Il va de soi que cette approche
est dynamique et exclut l’idée de ressource comme un stock de choses :
elles sont à la fois le résultat de l'action des hommes (intentionnelle ou
pas), et ne sont ressource que lorsqu‘elles sont mobilisées comme telles.
A travers un SPL, un cluster ou d’autres formes d’organisation productive
localisée, se réalise sur un territoire une proximité entre les acteurs : proximité
géographique (distance et voies de communication), proximité économique
(relations), proximité institutionnelle (normes, références, comportements).
L'économie de proximités est en fait un approfondissement théorique et
une tentative de généralisation des effets externes produits par le territoire
sur les relations entre les entreprises et les autres acteurs. Complémentaire
aux études sur les SPL dont il représente en quelque sorte un élargissement,
et plus précis que les travaux anglo-saxons sur les clusters, il s'inscrit dans
les lignées théoriques françaises de la régulation et des conventions. Il s'agit
de la rencontre de la science régionale et de l'économie institutionnaliste
hétérodoxe. On cherche à identifier ce qu'est la proximité en terme
économique et ce qu'elle induit dans les relations (8). (8) Le point de départ fut
L’important est de distinguer la proximité géographique et la proximité Bellet M., Colletis G.,
Lung Y. (1993),
organisée (Rallet, 2002). La première n’est que la simple distance « Economie de
géographique entre deux points, dépendant donc des infrastructures de proximités », numéro
transport. La proximité organisée résulte elle d’un lien social qui s’exprime spécial de la Revue
d'économie régionale et
par le réseau qui matérialise les interactions, elle exprime une fonction de urbaine, n° 3. Ensuite
coordination. L’important pour les auteurs est que la proximité géographique parmi les principaux
n’est que la condition permissive des relations, alors que c’est la proximité travaux, mentionnons
Rallet A., Torre A.
organisée qui les transforme en interactions, souvent grâce a des liens plus (1995), Economie
organisés : existence d’un club, firme locale, etc. L’intérêt de cette distinction industrielle et économie
est de savoir dans quelle mesure la proximité organisée peut se passer de spatiale, Economica ;
Abdelmalki L., Courlet
la dimension locale : le territoire est la combinaison des deux proximités,
C. (1996), les Nouvelles
et la notion de voisinage exprime bien le fait que l’agglomération ou la logiques du développement,
proximité géographique ne soit jamais totalement étrangère à un certain l'Harmattan ; Bellet M.,
lien social. Mais les auteurs vont plus loin en indiquant que la proximité Kirat T., Largeron C.
(1998), Approches
organisée est une « trouée potentielle dans l’espace local » (Rallet, 2002) multiformes de la
et en se demandant jusqu’où elle peut s’émanciper de la contrainte proximité, Hermes ;
géographique. Les économistes institutionnalistes n’ont pas besoin du local Huriot J.M. (1998), la
Ville ou la proximité
pour analyser comment les individus se coordonnent à l’aide de règles. Pour organisée, Anthropos ;
ce qui concerne le territoire, la question est plutôt de savoir quelle proximité Gilly J.P., Torre A.
Critique économique n° 14 • Automne 2004 135
Ivan Samson
(2000), Dynamiques de organisationnelle est facilement induite par le local. Une réponse
proximité, l'Harmattan ;
Courlet C. (2001),
intéressante est apportée par Grossetti : c’est « l’encastrement des relations
Territoires et régions, économiques dans des réseaux sociaux » existant au préalable. Ou encore
l'Harmattan ; comme le suggère Rallet, la proximité géographique désorganisée qu’est la
Zimmermann J.B.
(2002), « Grappes
métropole crée le dynamisme économique par le potentiel de diversité des
d'entreprises et petits rencontres qu’elle permet. Nous revenons très près de Krugman. Le territoire,
mondes », Revue c’est à la fois l’existence d’un socle social support des relations économiques,
économique, vol. 53, n° 3,
p. 517-524 ; Dupuy C.,
qui va faciliter communication et coopération, et le potentiel relationnel
Burmeister A. (2003), généré par la proximité géographique pure et la condition permissive que
Entreprises et territoires : sont les proximités institutionnelles, sociales et culturelles, issues de l’histoire.
les nouveaux enjeux de la
Dans ce débat entre l’importance géographique ou organisée de la
proximité, la
Documentation française, proximité, nous adoptons la position centrale qui consiste a donner sa place
avec sur les questions aux deux processus. Celle-ci est bien représentée par la typologie de la
d'emploi : Ternaux P. et localisation de Scott (2001), associant externalités (non pécuniaires) et coûts
alii, Marchés locaux du
travail et territorialisation de transaction (associés à la distance). On voit qu'elle reprend mais
du rapport salarial. complexifie le schéma classique selon lequel plus les coûts de la distance
sont élevés, plus les forces d'agglomération sont importantes. L’économie
mondiale contemporaine est bien représentée par deux situations :
– Ce qu’il appelle des petits clusters interconnectés, en fait des SPL,
avec des coûts de transaction uniformément faibles et de très fortes
interactions locales des activités produisent des externalités élevées. Ces
interactions sont rendues possibles grâce aux coûts de transaction minimes
que procure le territoire et les proximités qu'il porte.
– Les métropoles combinant des coûts de transaction très hétérogènes
et des externalités élevées dans des systèmes de production flexible post-
fordistes (verticalement désintégrées en chaînes de la valeur à fortes
externalités). Comme une part importante de leurs transactions supporte
des coûts élevés, les firmes s'attachent solidement les unes aux autres, d'autant
plus que les externalités procurées par l'agglomération sont importantes.
Parallèlement, les coûts de leurs transactions extra-locales permettent à
chaque cluster de viser les ressources et les marchés mondiaux et de stimuler
la croissance. Il en naît des superclusters, bien interconnectés entre eux,
multipliant leur force d'attraction, qui sont concrètement représentés par
les régions motrices de l'économie mondiale.
On voit à l’œuvre la combinaison des deux logiques de proximité, ou,
autrement dit, le double ancrage des activités dans des territoires et dans
des réseaux distants. Cette approche duale est bien présente également chez
Billaudot (2004) pour qui, si les ressources sont essentiellement représentées
par des connaissances, le territoire sera l’espace d’accès aux connaissances
tacites. Au fur et a mesure que les connaissances se codifient, les espaces
pertinents s’agrandissent jusqu’à l’espace d’emblée mondial où circulent
les connaissances parfaitement codifiées.
Externalités territoriales positives, économie d’agglomération, ressources
ou patrimoine d’un territoire, et proximité géographique ou institutionnelle,
136 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Territoire et système économique
ces quatre fondements théoriques de l’émergence d’un territoire et de sa
compétitivité économique convergent toutes sur une idée centrale :
l’émergence du territoire passe par la mobilisation de ressources locales,
articulées avec l’extérieur, de manière à produite de manière endogène des
performances économiques exprimées en rendements croissants, qualité ou
innovation. C’est ce que Garofoli appelle le développement endogène. Ce
phénomène, alternatif au modèle de croissance fordien reposant sur des
économies d’échelle, est une des formes de la spécialisation flexible qui porte
la croissance des économies du Nord. Il apparaît tout naturel de
s’interroger sur l’existence de tels phénomènes dans les économies en
développement ou en transition, voire sur la manière de les promouvoir
étant donné les difficultés économiques qu’elles rencontrent.
2. Territoire, SPL et clusters au Sud
Examinons pour commencer comment sont décrites des formes
d’organisation productive localisée dans le Sud, portant implicitement ou
même parfois explicitement une problématique d’émergence de territoire.
Les travaux des chercheurs de l’IDS vont porter plutôt sur l’Amérique latine
et l’Asie du Sud, alors que ceux de l’UPMF se concentrent sur l’Afrique et
le Maghreb en particulier.
Nadvi et Schmitz de l’IDS ont fait une observation très large des clusters
dans les pays en développement (PED) (Nadvi et Schmitz 1996 et 1998).
Observant une « concentration géographique et sectorielle des firmes » dans
PED, en particulier dans les secteurs ayant des traditions de production
locale, ils préfèrent le terme de cluster au district industriel car ce dernier
inclut en plus de la concentration géographique et sectorielle « d’autres
facteurs tels que la collaboration inter-entreprises ou la qualité du milieu
social local » (Nadvi et Schmitz, 1998).
Les observations montrent que les clusters de petites entreprises sont
« ni rares ni insignifiants », et qu’ils donnent d’excellents résultats en matière
de croissance et de compétitivité à l’exportation. Un exemple notoire est
la Vallée Dos Sinos au Brésil, spécialisée dans la chaussure féminine. On
y trouve une grande variété d’entreprises et d’activités ayant entre elles des
liaisons amont et aval : 500 firmes locales de chaussures, une centaine de
tanneries, 200 firmes productrices de composants, 700 travailleurs à domicile
et 45 firmes productrices de machines. Il y a de nombreux clusters latino-
américains dans la chaussure, mais aussi en Asie du Sud. Une exception
est la ville de Trujillo au Pérou, où 1 000 ateliers et micro-entreprises de
chaussures fonctionnent comme un district marshallien, innovateur et
créateur, capable de battre les gros concurrents fortement intégrés
Ces clusters sont essentiellement urbains, mais on en trouve aussi des
ruraux. La localisation dans villes intermédiaires réussit le mieux, malgré
l’insertion tardive de ces localités dans l’industrialisation. On trouve aussi
des clusters urbains à la périphérie des grandes villes. Ils sont moins
Critique économique n° 14 • Automne 2004 137
Ivan Samson
concentrés, les liens amont et aval sont plus faibles, ce sont des zones de
bas revenus et de conditions de travail médiocres et non réglementées. Peu
de ces agglomérations d’entreprises ont une histoire longue, elles émergent
des crises macroéconomiques qui poussent les individus à s’auto-employer
(artisans) comme dans le « bidonville industriel » de Kumasi au Ghana
Quelles relations inter-firmes s’établissent dans les clusters ? Ce qui frappe,
c’est le « manque d’homogénéité » dans la structure des clusters, qui se
distinguent surtout par les hiérarchies internes. Le regroupement
géographique favorise les relations verticales entre firmes, il se produit une
division du travail verticale qui produit des économies d’échelle et de champ.
On a même observé à Lima, dans les biens d’équipement un cluster qui
est plus dispersé, mais un central d’informatique réunit les 30 entreprises
qui établissent entre elles des relations denses.
On repère trois types de relations entre firmes :
– des rapports entre grandes et petites entreprises, fréquents dans les
PED, avec une division fonctionnelle du travail entre grandes et petites
entreprises non hiérarchisées ;
– des activités intensives en main-d’œuvre avec sous-traitance des coûts
et du risque et des relations avant tout hiérarchiques, avec peu d’interactivité
technique (ouvrières a domicile) ;
– des activités avec savoir-faire de haut niveau et des équipements
spécialisés, et des phénomène d’apprentissage technique par interactivité
dans le cadre de sous-traitance de qualité (Corée, Sinos, Ludhiana).
Globalement, les clusters font naître toute une gamme de collaborations,
allant de l’absence de coopération jusqu’à liens étroits dans la production,
avec partage facile des informations et des outils. Circulation des
connaissances relativement libres dans le cluster permet apparition de
marchés du travail locaux et spécialisés, de formation informelle des artisans
et des accords de crédit : le cluster génère des économies externes d’échelle.
Nadvi et Schmitz soulignent le rôle important des liens entre
producteurs et commerçants : ces derniers établissent des liens entre eux
et avec les marches lointains comme agents d’exportation. Cette fonction
cybernétique des commerçants donne des performances supérieures au
cluster. Leurs connaissances de la spécificité des marchés et des préférences
en matière de mode par exemple leur donne un avantage dans le domaine
de l’évaluation de la conception et dans le contrôle de la qualité.
Les relations horizontales de forte concurrence conduisent à la baisse
des prix. Mais il y a des coopérations dans les services d’infrastructures, la
formation technique ou la sous-traitance de capacité. Un bon cluster a des
associations sectorielles actives et efficaces, notamment les associations
commerciales locales qui créent des alliances horizontales, quelque fois de
vrais centres de services. Les clusters stimulent les rapports inter-firmes.
En général, il y a un développement spontané, endogène du cluster, avec
parfois un soutien de l’administration locale ou régionale. Le cas le plus
138 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Territoire et système économique
marquant est la région de Punjab en Inde qui offre des petits crédits, un
soutien marketing et technologique. Le milieu, le facteur socioculturel
jouent-ils un rôle classique ? Nadvi et Schmitz sont très prudents sur cette
question, mais leur réponse est plutôt négative.
La conclusion des deux auteurs est que si dans les pays développés il y
a les voies basse et haute de développement, dans les PED on trouve les
deux simultanément La différence entre le cluster et le district industriel
est la main-d’œuvre excédentaire au Sud. En 1996, Nadvi et Schmitz écrivent
que cette situation favorise autant la concurrence fondée sur les bas salaires
que l’innovation et la qualité. En 1998, leur appréciation a changé. On
trouve certes quelques cas de coopération interentreprises plus sophistiqués,
avec des relations verticales de sous-traitance de partenariat qui « améliorent
les normes technologiques et les niveaux de compétences », mais il n’y a
« que peu de cas où de telles relations ont mené à des innovations importantes
dans le développement des produits » (les seuls exemples repérés sont les
agglomérations industrielles dans l’automobile en Corée à Ulsan,
l’économie de Ludhiana en Inde avec les tissés de laine et une économie
diversifiée, et le consortium CBK au Pérou). Le plus souvent on n’observe
qu’une « augmentation lente dans le développement des technologies et
des processus » (Nadvi et Schmitz, 1998).
Les recherches conduites à l’UPMF par Courlet et Ferguène notamment,
sur le Maghreb, produisent des résultats similaires, avec souvent un degré
de développement des SPL inférieur qui correspond à la tradition industrielle
plus récente de l’Afrique. La méthodologie est aussi différente et elle
s’apparente plus à une étude de cas qu’à un inventaire. Etudiant la
maroquinerie d’El-Jem en Tunisie, les auteurs observent cette particularité
qui est la flexibilité de son organisation productive, ingéniosité des petits
entrepreneurs et de leurs employés qui bricolent leurs équipements pour
les rendre polyvalents, et main-d’œuvre polyvalente (artisans, apprentis,
ouvriers et travailleurs a domicile) (Courlet, Ferguène, 2001). Comme ailleurs
dans de nombreux SPL du monde, les unités de production, sont organisées
en réseaux informels et efficaces, qui sont aussi des réseaux de solidarité.
L’origine des dynamiques endogènes réside dans le passage graduel d’une
logique artisanale à une logique industrielle.
Ces problématiques seront approfondies dans une autre recherche de
Ferguène en cours de publication. Celui-ci observe que les PME, au Sud en
particulier, ne sont pas des acteurs isolés, mais elles s’organisent en réseaux
ou dans une configuration territoriale favorable. Pour lui il n’y a pas de
différence entre le Nord et le Sud, réseaux sont lieux d’échanges intenses de
biens, services et info. « Avec cependant cette dimension supplémentaire qu’ici,
la proximité spatiale est consubstantielle au réseau, ce qui se traduit par des
liens personnels de confiance et de réciprocité plus forts. Ces liens personnels
se conjuguent au caractère informel (ou non marchand) des échanges, ainsi
qu’à la vivacité des relations de solidarité traditionnelles… » (Ferguène, 2004.)
Critique économique n° 14 • Automne 2004 139
Ivan Samson
Si le développement endogène du SPL n’est pas autocentré mais au contraire
très ouvert sur l’extérieur, dans les PED il s’agit d’une ouverture aux innovations
technologiques et organisationnelles. Elle permet la mutation de l’économie
artisanale à l’économie d’industrie. D. Guerraoui et A. Feijal (1988) ont fait
une analyse saisissante sur Fès au Maroc où le système local de PME, sous
l’impulsion de l'extérieur, voit « l’industrialisation de l’artisanat ».
Pour Ferguène, le SPL porte en lui une approche territoriale du
développement intéressante pour les pays du Sud car :
– la proximité géographique apporte des externalités positives ;
– le SPL repose sur « l’exploitation des ressources existant sur le territoire,
en particulier le potentiel de main-d’œuvre locale et de savoir-faire qu’elle
détient, issus souvent de la tradition », ce qui rend possible une « approche
territoriale par le bas du développement adapté aux pays du Sud ». Le savoir-
faire local évoqué renvoie au passage de l’artisanat à l’industrie, et le potentiel
de main-d’œuvre locale veut dire qu’elle est abondante, jeune et pas chère ;
mais il s’agit aussi de l’« ingéniosité » des producteurs qui se manifeste par
une « utilisation très répandue du matériel de récupération (éventuellement
après réparation), reproduction de pièces de rechange trop chères ou difficiles
à trouver sur le marché local, prolongation de la durée de vie des machines
au-delà de ce qu’on peut imaginer… » (Ferguène, 2004.) Les conditions
d’emploi de la main-d’œuvre fonderaient la spécificité du développement
territorial au Sud ? « Dans un cas, la dynamique se fonde sur des salaires
élevés, de bonnes conditions de travail et ce qui va avec en termes d’innovations
technologiques et organisationnelles, alors que dans l’autre, elle reposerait
sur des salaires bas, des conditions de travail précaires, ceci se combinant à
une utilisation de technologies simples et à un niveau d’innovation faible. »
Claude Courlet et Michel Hollard réalisent en 1999 une étude de cas
de 10 SPL marocains avec diagnostic stratégique, qui permet d’approfondir,
de typologiser et de quantifier les relations qui s’établissent entre les firmes
(Courlet, Hollard, 2004). Ils prennent comme hypothèse l’existence de
différences avec SPL européens « surtout marqués par une coopération
intense entre PMI-PME et par la prégnance de la qualité (made in Italy) ».
Au Sud, il y a « excédent de main-d’œuvre faisant du marché local du travail
un lieu de régulation du chômage, avec des bases rémunérations ; le rôle
important des grandes entreprises, un Etat encore trop centralisé avec une
faiblesse caractérisée des institutions locales… ».
En partant de la typologie de Garofoli (1983) :
– aire de spécialisation productive : coexistence sur un site d’entreprises
ayant activités similaires,
– SPL : coexistence et complémentarité des entreprises,
– aires-système : relations institutionnelles et industrielles fortes avec
environnement et entre entreprises (districts italiens),
ils analysent trois types de relations entre entreprises : coopération (créer
des conditions de compétitivité communes), complémentarité (intégration
140 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Territoire et système économique
productive, verticale), compétences distinctives (actifs spécifiques des
entreprises, innovation et monopole provisoire). Le résultat indique sur
l’échantillon deux aires de spécialisation productive, une majorité de « SPL
émergents » avec mobilisation territorialisée de ressources locales, et un SPL
authentique mais saturant.
Des travaux conduits à l’IDS et l’UPMF sur les clusters et les SPL au
Sud, nous pouvons faire les observations suivantes :
– On observe bien des formes d’organisation productive localisée
caractérisées par des agglomérations de PME ou d’ensembles complémentaires
de grandes et petites firmes. Ces groupements révèlent une compétitivité
indéniable à l’exportation.
– Le contenu des relations entre firmes au sein de ces groupements couvre
la gamme complète qui va de l’artisanat le plus simple à l’industrie moderne
du SPL élaboré et du district industriel, révélant ce qu’on sait déjà, a savoir
la très grande diversité des situations de développement.
– On peut cependant distinguer les formes génériques, où l’empreinte
préindustrielle reste dominante, avec la problématique du passage de
l’artisanat à l’industrie et le rôle clé des commerçants, et les formes plus
évoluées où une complémentarité verticale entre firmes s’organise le long
de la filière de production, doublée d’une coopération horizontale dans les
services d’infrastructures, la formation technique ou la sous-traitance de
capacité, avec un rôle important des associations commerciales.
– Les relations verticales hiérarchisées sont beaucoup plus souvent de
la sous-traitance de capacité avec un main-d’œuvre bon marché et une
interactivité technique inexistante, que de la sous-traitance de partenariat
et de qualité avec apprentissage technique par interactivité.
– Dans la quasi-totalité des cas, ces groupements d’entreprises ne sont pas
à même de réaliser de véritables innovations et de la qualité supérieure : on
a le plus souvent des lentes améliorations techniques de procédés selon un
processus de maturation, complétées par une pratique d’imitation-adaptation
des innovations techniques et organisationnelles provenant de l’extérieur.
– La question de la spécificité du Sud au regard du territoire n’est abordée
qu’implicitement. Nadvi et Schmitz se contentent de mentionner que le
terme de cluster et mieux adapté que le district industriel car on n’y trouve
pas l’importance « d’autres facteurs tels que la collaboration inter-entreprises
ou la qualité du milieu social local ». Ailleurs, ils se contentent de décrire,
très bien, en quoi les clusters ne révèlent que très rarement l’existence de
territoires au Sud. Les chercheurs de l’UPMF ne vont guère plus loin :
Ferguène repère une différence entre l’Europe et le Sud, c’est que là la
proximité spatiale des firmes est immédiatement inscrite dans le solidarités
traditionnelles, alors que Courlet et Hollard commencent à énumérer
quelques spécificités fort intéressantes, pour se contenter ensuite, comme
Ferguène, de décrite les relations sans approfondir la question de ce qui
empêche les SPL d’être autre chose qu’émergents.
Critique économique n° 14 • Automne 2004 141
Ivan Samson
3. Les spécificités de l'économie régionale de la transition post-
socialiste
On conteste rarement aujourd'hui la spécificité des processus régionaux
dans les pays en transition post-socialiste. Il s'agit notamment d'un problème
pratique pour l'Union européenne qui s'interroge sur l'efficacité des fonds
structurels dans le contexte de l'élargissement. Le bilan de plus de dix ans
d'utilisation des fonds structurels dans les Nouveaux Länder Allemands
(9) « One important (NLA) laisse en effet un certain nombre de questions sans réponses (9).
lesson to learn from Le Groupe Transition Développement (GTD) de l'UPMF de Grenoble est
Structural Funds
interventions in this part un des lieux où cette recherche spécifique a été développée très précocement.
of Germany is how to Les principales caractéristiques spatiales du système étaient donc
tackle best the complex l'existence de grandes agglomérations qui concentraient l'activité industrielle,
problems that are a
consequence of still ainsi Lódz, Katowice et la Haute-Silésie en Pologne, ou Moscou et Nijni-
unfinished transition Novgorod en Russie centrale, et la mono-industrie, que l'on retrouve dans
processes towards market les centres urbains intermédiaires et les zones rurales industrialisées. Cette
economy conditions
(general under- deuxième tendance était encore accentuée par la constitution de complexes
equipment with agricoles intégrés dans la plupart des pays concernés, structurant l'activité
productive potentials, des zones rurales autour d'une activité unique et participant à la dégradation
lacking competitive
SMEs, acceleration of générale de l'environnement. L'économie socialiste fonctionnait en effet
structural adaptation comme une machine à prélever et à redistribuer le surplus économique, dont
processes, etc.) », Stumm le mode de croissance extensif a conduit à créer de gigantesques centres
T., Robert J. (2002), Ex-
post Evaluation of industriels dans de nouvelles régions peu industrialisées à l'origine (tels Nowa
Objective 1 (1994-1999), Huta à l'est de Cracovie, Kosice en Slovaquie, l'usine de tracteurs de Brasov
National Report en Roumanie et le centre chimique de Stara Zagora dans la région de Haskovo
Germany, EuroConsult
S.A., Luxembourg, de Bulgarie), qui résultaient souvent d'une logique volontariste de réduction
Agence Européenne des déséquilibres créés par les tendances naturelles du système capitaliste en
“Territoires et synergies”,
matière de développement régional. De même, les politiques d'urbanisation
Strasbourg, november,
p. 8. mises en œuvre en Europe centrale et orientale ont cherché à contrarier la
croissance des grandes agglomérations au profit des villes moyennes
Le point de départ est de savoir comment l'économie de type soviétique
a marqué l'organisation de l'espace économique . A la suite des travaux de
(10) Gorzelak G., Gorzelak et de Brunat, on peut formuler les observations suivantes (10) (11).
Jalowiecki B., Kulinski On a, comme produit du système sortant, une structure économique
A., Zienkowski L. (eds)
(1994), Eastern and régionale portant la marque d'une dynamique de développement
Central Europe 2000, complètement exogène, reflétant à la fois une recherche d'autonomie par
Final Report, une intégration économique interne maximale, et par un industrialisme
Commission of the
European Union,
volontariste conduisant à un éparpillement sur tout le territoire d'ensembles
Institute for Human industriels géants et fortement articulés avec l'extérieur socialiste. La tendance
Sciences, European à la monoactivté régionale, industrielle ou agricole, appauvrit considérablement
Institute for Regional and
le tissu économique et le rend extrêmement vulnérable. Comment vont se
Local Development,
Warszawa. comporter les régions post-socialistes dans la transition ? Elles vont devoir
(11) Brunat E. (1995),
faire le grand saut et passer d'un mode de développement introverti reposant
« Emergence régionale et sur des ressources externes à un mode de développement extraverti, adapté
142 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Territoire et système économique
aux nouveaux marchés, et dégageant des ressources d'origine endogène. Deux dynamique territoriale :
essai sur la
questions attirent l'attention. Tout d'abord celle, classique, de la transformation des
convergence, ou dans une problématique plus qualitative, de la économies de type
différenciation régionale dont on cherchera les principales variables soviétique à partir des
exemples russe et
explicatives. Ensuite, il sera intéressant d'apprécier si le système économique polonais », thèse de
de type soviétique a laissé subsister un dynamisme économique propre aux doctorat, Université
régions et si les territoires sont encore sensibles aux effets de proximité dans Pierre Mendès-France de
Grenoble.
un contexte de chocs macroéconomiques brutaux.
Une première série de réponses à ces questions sera fournie assez tôt
par le GTD de Grenoble, que d'autres travaux conduits ultérieurement
viendront largement confirmer. Une étude réalisée entre 1994 et 1996 pour
la DATAR traite de la première question (12). La transition post-socialiste (12) Samson I. (dir)
produit, au début tout du moins, une configuration originale des dynamiques (1996), Pôles de croissance
et de décision à l'Est en
spatiales : la croissance est comme partout facteur de distorsions ; cependant, 2015, Rapport pour la
ce ne sont pas les pays moins riches, mais les pays les plus développés qui DATAR, 232 p., GTD-
affichent les écarts régionaux les plus importants. Les disparités régionales UPMF, Grenoble.
observées dans les PECO (pays d'Europe centrale et orientale) s'expliquent
à la fois par l'histoire longue et par l'histoire récente. Elles sont aussi
largement marquées par la polarisation exercée par les capitales. Le premier
facteur de différenciation traduit la manière dont l'histoire s'est inscrite
dans les structures économiques, à travers les mouvements de population,
les dotations en ressources des différentes régions et la localisation des activités
qui en découle, et à travers les effets d'attraction extérieurs, avant tout
frontaliers, qui se sont manifestés. L'histoire récente, celle de la crise et du
développement post-socialiste, marque aussi la différenciation régionale.
La fin de ce système et le désengagement rapide de l'Etat, auxquels s'ajoute
la crise budgétaire et fiscale, réduisent considérablement les ressources à
redistribuer, pendant que le soutien aux pôles de croissance est préféré aux
politiques d'aménagement régional. Dans ce contexte, les écarts régionaux,
produits par l'histoire longue, vont se creuser d'autant plus vite que la sortie
de l'ancien système est rapide. Le poids des capitales s'ajoute à ces distorsions
du tissu régional, il est le produit lui aussi de l'histoire longue et courte.
La transition accentue en effet les disparités ville-campagne car les métropoles
concentrent les flux financiers, les services supérieurs et l'ouverture
internationale, et les mentalités plus modernes qui s'y retrouvent sont un
puissant facteur de transformation.
Une des questions les plus décisives est celle du repérage d'effets de
proximité (positifs ou négatifs) au sortir du système communiste. A travers
l'analyse de l'intensité et de la nature des dynamiques spatiales, c'est
l'existence même d'un territoire qui est en question. En effet, il n'est pas
certain que la très forte instrumentalisation des régions par les appareils
bureaucratiques prédateurs et la quasi-disparition des PME n'aient pas
dégradé durablement le tissu socio-économique à travers lequel s'exprime
le territoire. Une première mesure en a été faite entre 1990 et 1993 dans
Critique économique n° 14 • Automne 2004 143
Ivan Samson
les 215 districts (Kreis) est-allemands où grâce à la qualité des sources
(13) Samson I. (1995), statistiques on a pu mesurer de manière fine les dynamiques économiques (13).
Transition, ouverture et Nous sommes au lendemain de l'unification allemande, dans une
développement dans les
nouveaux Länder transition à l'économie de marché par immersion brutale, où les nouveaux
allemands, Rapport au Länder allemands (NLA) subissent un choc macro-économique extrêmement
Commissariat général au violent. L'économie est-allemande est complètement extravertie et
plan, 600 p.
désarticulée, la population consommant deux fois plus qu'elle ne produit,
grâce aux transferts financiers colossaux provenant d'Allemagne de
l'Ouest (100 Md$ par an). Le traitement statistique et cartographique permet
de mettre en évidence les facteurs explicatifs du dynamisme économique,
et la persistance forte des effets de proximité.
La mesure des dynamiques territoriales porte sur les facteurs de croissance
et d'attractivité. Un indice de dynamisme économique est construit, reposant
sur l'observation dans certains Kreis d'un faible taux de chômage et de fortes
propensions à l'attractivité migratoire et aux créations d'entreprises, et dans
d'autres Kreis du contraire. L'explication de ce dynamisme par les facteurs
traditionnels ne fonctionne pas (nord-sud, ville-campagne, secteurs
d'activités). La présence ou l'attractivité de centres urbains est une condition
presque toujours nécessaire, mais jamais suffisante, le centre de gravité du
dynamisme se situant en général dans les couronnes et non pas dans le noyau
urbain. Un autre facteur important est la qualité du cadre de vie, liée à la
fois au type d'industries implantées et à l'environnement : les industries
lourdes inhibent complètement l'indice, alors que la qualité des zones vertes
(ou côtières) le stimule.
Constate-t-on des effets de proximité, par lesquels la croissance ou la
dépression se diffusent ? L'analyse cartographique permet de répondre par
l'affirmative. La deuxième information apportée par cet indice est qu'il existe
bien des types de phénomènes de diffusion à partir des centres urbains. Le
premier est l'effet-Berlin qui est véritablement développant, s'étendant de
la frontière polonaise jusqu'à la Saxe-Anhalt à l'ouest, et du Mecklenbourg
jusqu'à Cottbus et aux confins de la Saxe au sud. Le deuxième phénomène
de diffusion se situe en Thuringe, sur presque tout le territoire, entraîné
à la fois par les villes et par la frontière bavaroise, et sur la côte baltique,
sous l'impulsion à la fois des centres urbains, de la frontière ouest-allemande
(proximité de Hambourg et Lübeck) et de la demande touristique. Par contre,
le troisième type de diffusion, autour de Leipzig-Halle et la dorsale urbaine
de Saxe est intéressant car il est faible : son action sur l'hinterland est presque
nulle, elle se limite en fait à la jonction des villes entre elles, sur le modèle
du réseau urbain. L'effet de diffusion des dynamiques urbaines est donc
différencié, il dépend des caractéristiques et de la taille des centres urbains,
mais aussi de la qualité des tissus régionaux environnants où la dimension
industrielle est manifestement un facteur inhibant. Inversement, on observe
dans le nord agricole ou dans les régions minières et d'industrie lourde du
sud des grandes poches de sous-développement qui n'ont pu pour le moment
144 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Territoire et système économique
s'articuler avec les pôles dynamiques et qui sont réfractaires aux actions
incitatives. Parmi les facteurs explicatifs de cet indice de dynamisme, l'un
mérite d'être souligné, c'est la synergie territoriale. On trouve très peu de
Kreis dynamiques ou non dynamiques isolés, ils sont presque toujours insérés
dans des réseaux ou des poches qui agglomèrent les Kreis possédant les mêmes
caractéristiques. Le territoire s'organise donc, à l'image d'une carte météo,
autour de centres de haut et de bas dynamismes L'existence de synergies
territoriales révèle que, sous certaines dimensions, il n'y a pas éclatement
mais cohésion du territoire. La très forte extraversion subie par les NLA
n'a donc pas empêché la mise en oeuvre forte d'effets de proximité entre
les 215 Kreis, révélant une activité inattendue de la variable territoriale.
Cette conclusion s'explique sans doute par l'ancienneté de l'histoire de ces
régions qui homogénéise considérablement l'espace économique, et
interdit une généralisation hâtive aux autres régions des pays en transition.
De ces travaux précoces, on peut aussi formuler quelques observations :
1. Il a été bien identifié que l’économie communiste laisse des traces
prégnantes dans le tissu régional qui se trouve considérablement appauvri :
acteurs économiques sous tutelle, pratique généralisée de la péréquation
budgétaire, spécialisation et monoindustrie régionale, voire villes
monoactivité, quasi-disparition des PME.
2. Dans l’Allemagne de l’Est, des effets de proximité se manifestent par
la diffusion territoriale de la croissance ou de la dépression. D’autres travaux
menés ultérieurement viendront confirmer le poids de l’histoire longue dans
cette région, avec la présence de districts industriels et de SPL authentiques (14). (14) Agnes Labrousse
3. La question de la pertinence du territoire comme réalité et concept (2003), « Les mutations
du système économique
dans un contexte de transition post-communiste n’est pas vraiment discutée est-allemand depuis
en tant que telle. 1990, un éclairage
institutionnaliste et
4. La pertinence du concept de territoire au Sud et à l’Est évolutionnaire », thèse de
doctorat, Centre Marc
Il faut maintenant s’interroger sur les facteurs systémiques qui peuvent Bloch, Berlin.
gêner l’utilisation du concept de territoire dans les pays en développement
et les économies en transition. Commençons par les pays du Sud. Nous
avons repéré six facteurs qui tendent à relativiser, voire à invalider l’utilisation
du concept de territoire et à en inhiber les potentialités pour les pays en
développement, porteuses d’externalités positives, d’économies
d’agglomérations, de ressources de connaissances tacites et de lien social.
C’est tout d’abord le sous-développement général des pays concernés
qui contraint sévèrement la notion. Pour le moins le territoire prendrait-
il des formes particulières, reposant sur une industrialisation diffuse plus
urbaine que rurale et des activités proches de l’agriculture et les matières
premières, dont la chaussure serait la figure emblématique. Il faudrait analyser
plus en détail si la proximité des PME en milieu urbain ne relève pas plutôt
des économies d’urbanisation que des externalités marshalliennes, et si la
compétitivité n’exprime pas d’abord l’intensité en matières premières de
Critique économique n° 14 • Automne 2004 145
Ivan Samson
la production. La notion pourrait même être complètement invalidée si
l’on peut confirmer la première impression qu’il s’agit avant tout
d’activités labour-intensives et que la ressource qui est valorisée avant tout
dans le cluster ou le SPL est la main-d’œuvre peu qualifiée et bon marché.
Bien souvent la configuration productive des PED est pré-industrielle,
les agglomérations d’entreprises se situant avant tout dans le passage de
l’artisanat à l’industrie. Dans ce contexte là, il faut se demander si l’efficacité
des grappes de PME ne se juge pas à l’aune de l’industrialisation, c’est-à-
dire comme substitut à la révolution industrielle assuré par des effets externes
qui ne sont pas inexistants, plutôt que comme substitut à la production
fordienne de masse pour une compétitivité supérieure.
Une des faiblesses remarquées par Courlet et Ferguène (2001) dans les
SPL du Maghreb était celle de la production locale en tissus et en fils, surtout
du point de vue de la qualité, qui nécessite des importations pour accroître
la gamme de produits. Il est clair que cette désintégration internationale
ou inter-régionale du SPL réduit considérablement les effets externes qu’il
peut apporter aux entreprises. C’est notamment cette caractéristique qui
le confine dans une position émergente. Plus généralement, la faible tradition
industrielle des PED réduit considérablement la richesse du tissu industriel
et les possibilités d’intégration territoriales amont-aval. C’est pourtant,
comme l’ont bien montré Nadvi et Schmitz, la division verticale du travail
qui est, de loin, la forme la plus souvent rencontrée d’organisation productive
des clusters là où l’existence d’une tradition industrielle le permet. Cette
prédominance de la forme verticale sur la forme horizontale de coopération
entre firmes est elle aussi un facteur d’inhibition du SPL, notamment du
point de vue des effets « d’atmosphère » marshallienne et de la circulation
des connaissances tacites, sources de rendements croissants. Il faut noter
(15) Sous l’impulsion de que dans le SPL en constitution dans la Haute-Provence en France (15),
l’Université européenne c’est justement sur la constitution de ce tissu d’industries et de services
des senteurs et des
saveurs, dont le siège est à amont-aval que se porte l’efficacité d l’action publique : elles représentent
Forcalquier. un goulet d’étranglement pour passer de la production artisanale à la
production industrielle d’essences de lavande et de lavandin, d’herbes,
de savon, etc., et compte tenu de mentalités très traditionnelles et peu
enclines à la coopération, ce n’est que dans la mise en place d’activités
nouvelles (emballages, traitement de déchets, conseil sur le maquis des
réglementations communautaires, etc.) que les producteurs isolés acceptent
(16) Il n’y a rien de de coopérer (16).
surprenant à faire des C’est justement l’influence du milieu sociétal qui est controversée dans
parallèles entre certaines
régions enclavées de
les SPL et clusters du Sud. Ferguène (2004) voit une action favorable des
l’Europe et un grand solidarités traditionnelles du Maghreb, associant d’emblée la proximité
nombre de régions des organisée à la proximité géographique, alors que Nadvi et Schmitz (1998)
PED. Cela montre au sont plutôt réservés ou même inclinent pour une action négative du milieu.
contraire que la
problématique du Des recherches plus approfondies doivent être conduites sur ce point. Une
développement est configuration où ce milieu serait néfaste est celle, des entrepreneurs
146 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Territoire et système économique
innovateurs, rompant avec les traditions artisanales et l’horizon local du transversale aux systèmes
économiques, et que la
marché pour s’ouvrir aux technologies, aux marchés, voire aux capitaux recherche des conditions
étrangers. Dans ce cas-là, ils sont justement en rupture avec le milieu sociétal d’émergence de
et les possibilités de faire émerger un territoire sont compromises, du moins territoires, si elle doit
tenir compte des
à court ou moyen terme. particularités
L’articulation du cluster ou du SPL avec l’extérieur porte aussi des systémiques, est une
spécificités limitatives du territoire dans les PED. Comme l’ont montré bonne stratégie de
développement.
les auteurs, l’extérieur n’est pas seulement un nouveau marché où puiser
des inputs et vendre des biens, c’est aussi une source de technologies,
d’innovations, de connaissances codifiées. Cette particularité des PED est
certes un facteur de développement plus rapide, mais tout usage de ressources
externes réduit d’autant les capacités endogènes du local, sa performance,
et sa capacité à produire du territoire.
La dernière observation relève de la gouvernance. C’est un autre fait
stylisé que dans les PED, les institutions locales et régionales dépendent
beaucoup des finances centrales, et ont peu d’autonomie fiscale et
économique. Les initiatives décentralisées au niveau local n’ont que peu
de chances d’être soutenues du point de vue institutionnel, les autorités
locales n’ayant ni la flexibilité sur le plan financier, ni la liberté d’initiative
budgétaire. Or la plupart des expériences réussies en Europe voient
l’engagement fort des collectivités territoriales. Compte tenu des limitations
mentionnées ci-dessus, cet engagement de la puissance publique territoriale
serait encore plus nécessaire pour faire émerger le territoire au Sud.
Pour conclure, on comprend mieux pourquoi les formes de SPL ou de
clusters observées dans les PED sont primitives, incomplètes ou émergentes.
Les caractéristiques systémiques de ces économies cumulent les facteurs
limitants. Après avoir observé ces formes émergentes, il est grand temps
de s’interroger sur l’adéquation systémique du territoire au Sud.
En ce qui concerne les économies en transition, leurs caractéristiques
systémiques doivent être distinguées selon qu’il s’agit l’ex-URSS ou de
l’Europe centrale (Samson, 1999). Dans la première, l’industrialisation a
été tardive et le capitalisme n’a jamais été véritablement développé, ce qui
donne une configuration particulière aux phénomènes institutionnels. En
ce qui concerne l’ex-URSS, des recherches récentes menées en Russie
conduisent à mettre en évidence trois limitations fortes de la pertinence
des outils traditionnels de la science régionale (Samson, 2004).
1. Dans un contexte de transition, la fragmentation de l'espace
économique réalisée par les oligarchies régionales est de nature systémique :
elle signifie un incomplet développement de l'économie de marché. Dans
ces conditions, tous les outils néo-classiques traditionnels de l'espace comme
coût sont largement obsolètes car ils présupposent justement l'existence
de ce continuum spatial qui n'est autre que le marché. L'espace de la Russie
en transition est au contraire discontinu, constitué d'entités qualitativement
différentes que sont les “régions”. La distance d'un point à un autre, de
Critique économique n° 14 • Automne 2004 147
Ivan Samson
Moscou à Krasnodar par exemple, est donc beaucoup plus qu'une simple
distance géographique et sans doute fondamentalement autre chose.
– La variable explicative spatiale a été testée économétriquement avec
succès pour la Russie. Mais la véritable variable active révélée par ces travaux
est celle des immenses richesses en matières premières, hydrocarbures et
minérales, que détient la Russie, et qui sont situées pour l'essentiel à l'est
de l'Oural. Il ne faut pas oublier que la Russie est encore avant tout une
économie de rente, reposant d'abord sur les matières premières. Celles-ci étant
par définition très localisées, toute mesure géographique de l'activité
économique sera d'abord surdéterminée par la rente, dont elle ne reflétera
que l'inégale distribution sur le territoire ou entre les régions. Ici encore
c'est l'insuffisant développement de l'économie de marché par rapport à
l'économie de rente qui relativise les outils traditionnels de la science
régionale.
– La troisième limitation concerne la pertinence des outils de
l'économie de la proximité dans le cas de la Russie. Dans les conditions
de la Russie, trois caractéristiques majeures analysées par ailleurs vont
s'opposer à l'émergence de territoires : la dissolution du lien territorial
résultant du fort brassage de la population ; la constitution d'une culture
soviétique homogène par destruction des cultures régionales et locales ; la
faiblesse des PME en Russie et les nombreux obstacles à leur développement
provenant d'un environnement oligarchique et monopoliste. S'il est erroné
de faire des PME la forme unique des entreprises constitutives d'un territoire,
elles en représentent malgré tout un élément important.
Les outils de l'économie de la proximité sont tentants dès qu'on a une
histoire industrielle un peu consistante. Les évolutions observées en Allemagne
de l'Est concordent plus ou moins avec différents types de milieux innovateurs
(17) Aydalot P. (1986), mis en évidence par Aydalot (17). La région de Berlin, ainsi que quelques
« L'aptitude des milieux autres centres tertiaires comme Leipzig ou Dresde correspondent bien au
locaux à promouvoir
l'innovation », in modèle d'Amsterdam. Les nouvelles implantations industrielles dans des
Technologie réelle et régions périphériques, selon le modèle écossais d'unités technologiques à
ruptures régionales, capitaux étrangers, ainsi que les régions à petites sociétés de services, de
Economica.
recherche en particulier, selon le modèle de Cambridge, restent pour le
moment des exceptions s'il s'en trouve, en raison du type de délocalisation
(18) Samson (1995). pratiqué et de l'extraversion des services nobles (18). Cette problématique
est très présente en Russie et la perspective des technoparcs est une figure
mythique extrêmement répandue. A côté de Novosibirsk, la ville des
scientifiques, où cette perspective est crédible, d'autres cas sont à étudier,
sur le modèle d'Amsterdam, pour les grandes villes tertiaires que sont Moscou,
Saint Petersbourg ou Rostov, voire sur le modèle écossais dans les rares régions
où les investissements étrangers ont fait une percée comme à Novgorod.
Le concept de système productif localisé (SPL) semble plus difficile à utiliser,
tant les PME de production de biens et de services sont rares en Russie.
Nous avons malgré tout observé à Kaliningrad ce qui pourrait être l'embryon
148 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Territoire et système économique
d'un SPL avec plusieurs dizaines de PME de l'ameublement qui sont
fortement compétitives et développent entre elles des relations de
concurrence-coopération. Il faut noter que de nombreuses analyses de régions
russes avec les notions de clusters sont développées par des économistes
russes, notamment dans la région nord-ouest, en collaboration avec des
chercheurs finlandais (19) et même avec l'équipe de Porter en collaboration (19) http://www.etla.fi/
avec des suédois (20). english/research/programs/
program3.php3#proj8
La forme du district technologique définie par Antonelli, avec une logique
(20) http://www.sseru.org/
de production locale caractérisée par une articulation et des relations de EngPart/common1024.html
partenariat entre PME et grandes firmes (21), peut sembler plus adaptée.
(21) Antonelli C. (1986),
Brunat avait suggéré que ce type de SPL puisse, plus que le district « Technological districts
marshallien, se retrouver en économie post-socialiste (22). Cette forme de and regional innovation
concentration locale d'activités productives basée sur les formes capacity », RERU, n° 5.
d'externalisation, la désintégration verticale de la grande industrie et la prise (22) Brunat (1995),
op. cit.
de conscience des limites de la grande firme, peut évidemment trouver un
terrain propice dans les régions industrielles post-socialistes. Un des rares
cas analysés l'a été en Thuringe à Iéna, siège du fameux combinat Carl Zeiss
Jena, centre d'opto-mécanique, d'appareils de précision, de robotique et
d'électronique de l'ancienne RDA qui concentrait des compétences
impressionnantes de R-D (23). En Russie, la figure de la grande entreprise (23) Ditter J.G. (1995),
industrielle fait partie de l'héritage soviétique et du paysage économique, « Les services et le
développement des
notamment dans les villes mono-entreprises. C'est un des lieux où l'on nouveaux Länder
pourrait retrouver la fameuse atmosphère marshallienne, et sans doute, sinon allemands », thèse de
des districts industriels, ou peut-être des districts technologiques. Encore doctorat, UPMF de
Grenoble.
faut-il que les ressorts économiques des spin-offs et de l'externalisation
puissent jouer, ce qui est loin d'être le cas puisque justement ces grandes
unités restent souvent très assistées et peu restructurées.
5. En guise de conclusion : renverser la problématique
Le concept de territoire a été produit, développé et utilisé très
majoritairement en Europe occidentale. Il a été et est actuellement
expérimenté dans les pays en développement, par exemple à travers les
recherches en Argentine ou au Maroc. Nous venons d'indiquer ici dans
quelles conditions il est utilisé dans les économies en transition. Mais on
ne s'est pas encore interrogé sur la signification de la démarche. Un outil
conceptuel, une forme d'industrialisation observée en Italie médiane peuvent-
ils être utilisés au Maroc ou en Russie ?
Notre questionnement initial demande à être reformulé au vu des
réponses apportées, car au terme de cette première analyse, qui demande
à être approfondie, la réponse est assez nettement négative. En fait, ce qui
est en question, ce n'est pas la validité de la transposition car sa pertinence
a déjà été établie par les recherches mentionnées et validée en quelque sorte
par les experts et les acteurs des pays-hôtes. Le problème, ce sont les
limitations qu'on rencontre dans les conditions de mise en œuvre du modèle,
Critique économique n° 14 • Automne 2004 149
Ivan Samson
dans les tentatives de faire émerger des territoires. Au Sud, ce sont le niveau
général de sous-développement, avec le primat des la compétitivité par des
activités intensives en main-d’œuvre et en matières premières, l’occultation
des effets externes produits du SPL par les économies urbaines
d’agglomération, la situation parfois pré-industrielle du local, les pertes de
puissance compétitive du SPL du fait de sa désintégration internationale
ou interrégionale, et de l’externalisation de ressources et d’innovations,
l’absence souvent d’un environnement sociétal porteur, et enfin la faiblesse
des pouvoirs publics locaux. Dans la transition, ces facteurs inhibants sont
le faible développement de l'économie manufacturière, la faiblesse de la
logique de profit par rapport à celle de rente, l’incomplétude de
développement du marché et la prégnance d'autres mécanismes économiques
traditionnels, administrés ou autres, jeunesse relative de l'histoire
économique et fragilité des traditions entrepreneuriales et productives.
Il reste donc à construire une théorie économique du développement
ou de la transition qui place l’émergence du territoire comme un objectif
de transformation systémique. C'est la conclusion à laquelle on arrive si
l'on retourne les problèmes mentionnés qui expriment ce besoin en creux.
Sortant du Consensus de Washington, la Banque mondiale reconnaît enfin
en 1997 que la transition comme le développement ne peuvent être l’effet
de seules mesures d’ordre macroéconomiques, et qu’il faut s’attacher à la
transformation institutionnelle qui changera en profondeur la structure des
économies. L’analyse des obstacles à l’émergence du territoire au Sud et à
l’Est nous donne désormais des indications plus précises sur les
transformations à effectuer. La réussite du développement comme celle de
la transition passe par plusieurs transformations structurelles et
institutionnelles : l'une d'entre elles, ou une série d’entre elles, consiste à
créer les conditions pour libérer la capacité à faire émerger des territoires
capables d'être des creusets de croissance endogène.
150 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Territoire et système économique
Annexe
Une typologie de l'organisation productive localisée
(Extrait de : Ivan Samson (dir.), l'Economie contemporaine en dix leçons, Sirey, 2003.)
Interconnections locales au sein du système productifm
Etendues
Limitées
Non hiérarchisées Hiérarchisées
Inscription dans des chaînes de la valeur globales
Systèmes productifs locaux
Limitées
Fabricants atomisés Industries Cholet Sochaux-Peugeot
de process Districts industriels Roanne
Prato, Oyonnax Districts technologiques
Milieux innovateurs Iéna
technopôles
Sophia Antipolis (après 1995 ?)
Parcs technologiques Clusters Districts rayonnants
Silicon Valley Californie du Sud (Industrie
Hiérarchisées
ZIRST Meylan
Ecosse Bavière spatiale)
Cambridge Hollywood Grenoble (Electronique)
Systèmes de PME
Silicon Sentier
Etendues
Annonay
Plateforme satellite Alimentaire (Danemark) Ville-territoire
Non hiérarchisées
Seattle (aéronautique) Télécommunications (Finlande) Entreprise-territoire
Montpellier (IBM) Toyota City
Sophia-Antipolis (avant 1995)
Source : d'après Storper et Harrison (1991).
Cette typologie des formes d'organisation productive localisée conduisant
à une forte compétitivité des territoires se construit à partir de deux variables :
en ligne, le degré d'ouverture par l'inscription dans des chaînes de la valeur
globales ; en colonne par le degré des interconnections locales. Ces deux
variables, quand elles ont la valeur étendue, peuvent décrire des relations
horizontales entre firmes de même taille, ou bien des relations de hiérarchie
ou de dépendances verticales entre quelques grandes firmes et de
nombreuses PME. Cinq formes sont bien identifiées dont la compétitivité
s'appuie sur un fort ancrage territorial. Cette présentation en statique ne
doit pas laisser penser qu'il s'agit de formes immuables. De nombreuses forces
travaillent en permanence ces groupements d'entreprises, des sites
disparaissent en perdant leur compétitivité, d'autres apparaissent sans prévenir,
d'autres subsistent en s'adaptant et en changeant d'activité alors que d'autres
enfin passent d'une forme à une autre comme c'est le cas de Sophia-Antipolis.
Les systèmes productifs locaux reposent sur de véritable externalités
territoriales, issues de l'histoire et du jeu des acteurs, autour d'une activité
principale et des activités auxiliaires et une main-d'œuvre locale qualifiée
Critique économique n° 14 • Automne 2004 151
Ivan Samson
permettant d'assurer la transmission du savoir-faire entre les générations.
Dans ces SPL, les relations de coopération priment sur les relations de
concurrence. Ces SPL prennent plusieurs formes. Quand les relations entre
les firmes sont non hiérarchisées, on trouve le district de type italien, construit
autour d'une structuration sociétale spécifique, et le district à la française,
où l'on trouve d'autres caractéristiques sociétales, moins marquées
toutefois. Ces deux types de districts portent les caractéristiques du district
marshallien et de son “atmosphère”. Cette forme correspond aussi au
technopôle quand son contenu est high-tech. Quand les relations entre firmes
sont hiérarchisées, il s'agit soit d'unités dominantes comme Michelin ou
Peugeot, soit d'une activité dominante comme le textile à Roanne. Les
districts technologiques définis par Antonelli comme concentration locale
d'activités productives basée sur les formes d'externalisation, la désintégration
verticale de la grande industrie et des relations de partenariat entre grande
entreprise et PME, appartiennent aussi à ce type de SPL.
Les systèmes de PME représentent des agglomérations d'entreprises
pratiquant le même type d'activités, avec éventuellement quelques
complémentarités, mais rassemblées sur un territoire par une proximité avant
tout spatiale, reposant sur la mutualisation de certains coûts (infrastructures,
services communs). Cette configuration se retrouve souvent dans les parcs
technologiques où les firmes peuvent partager l'amont (université, grande
entreprise qui essaime) mais sont faiblement connectées les unes aux autres.
Ces groupes de PME se retrouvent dans des activités high-tech comme dans
la ZIRST ou le Silicon Sentier à Paris (Yahoo, Nomade, Lycos), mais aussi
dans des activités traditionnelles comme l'industrie papetière à Annonay.
Les clusters sont des formes plus distendues et ouvertes que les SPL,
avec des relations entre firmes complémentaires produisant non seulement
des effets externes pécuniaires marshalliens, mais aussi des externalités de
réseau et de connaissance basées sur l'apprentissage et l'ajustement mutuels.
Les clusters sont fortement articulés aux chaînes de la valeur globales, comme
celui de Silicon Valley aux USA (relations locales non hiérarchisées) le cluster
agro-alimentaire du Danemark ou celui des télécommunications en Finlande
(relations locales hiérarchisées).
Les districts rayonnants on été définis par Ann Markusen (1996) comme
un système local composé d'une ou de quelques grandes firmes ayant des
activités hiérarchiques avec des petites entreprises qui peuvent avoir des
relations de coopération, et une identité locale forte. Les relations à distance
passent seulement par les grandes entreprises qui constituent l'interface avec
l'économie globale, qui entretiennent entre elles des relations de coopération.
Les plateformes satellites, définies aussi par Ann Markusen, sont une simple
structure d'agglomération dont les entreprises entretiennent des relations de
concurrence. Elles ont en commun une infrastructure d'accueil dont elles
partagent certains coûts. La principale différence avec les systèmes de PME
est que les plateformes sont intégrées dans l'économie globale par des relations
152 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Territoire et système économique
de forte dépendance avec les entreprises multinationales. Ce fut la situation
du parc technologique de Sophia-Antipolis qui, jusqu'en 1995, connut une
croissance essentiellement exogène du fait de l'implantation de filiales de
FMN technologiques. Après cette date, le parc semble avoir trouvé un ressort
de dynamisme endogène et s'apparente plus à un milieu innovateur.
Les deux cas extrêmes du tableau ne relèvent plus vraiment de
l'organisation productive localisée. La première case (limitées/limitées)
représente le marché pur, et la dernière case (hiérarchisées/hiérarchisées)
représente l'organisation presque pure. Ce denier cas est plus intéressant
car il permet de faire la transition avec un l'autre paradigme compétitif,
celui de la métropole si on la considère comme un système productif.
Références bibliographiques
Billaudot B. (2004), Territoire et institution, Nadvi K., Schmitz H. (1996), « Clusters
document pour le SEAT (Séminaire industriels dans les pas en développement :
d’économie de l’aménagement du Territoire) éléments pour un programme de recherche »,
du PEPSE, UPMF, 22 avril. dans Lahsen Abdelmalki, Claude Courlet,
Colletis G. et Pecqueur B. (1994), « Les facteurs les Nouvelles logiques de développement,
de la concurrence spatiale et la construction l’Harmattan, p. 103-117.
des territoires », dans Organization of Nadvi K., Schmitz H. (1998), « Industrial
Production and Territory : Local Models of Clusters in Less Developed Countries :
Development, Ginni Luculano Editore, Pavie. Review of Experiences and Research
Courlet C. et Ferguène A. (2001), « Globalisation Agenda », in Ph. Cadene and M. Holmström
et territoire, le cas des SPL dans les pays en (eds), Decentralized Production in India,
développement » ; Colloque « Economie Industrial Districts, Flexible Specialization
sociale et développement local », Université and Employment, Sage.
Mohammed V-Souissi, Salé-Rabat, 5-7 avril. Rallet A. (2002), « L'économie de proximités :
Courlet C., Hollard M. (2004), « Nouveaux propos d'étape », Etudes, recherches, systèmes
modes de gouvernance et SPL au Maroc », agraires, développement, 33, p. 11-25.
dans Ferguène A. (2004), Gouvernance Samson I. (1999), « The Eastern policies of
locale et développement territorial : le cas des Europe and the two worlds of transition » ;
pays du Sud, éd. l’Harmattan, Paris. 2 nd EACES workshop « The European
Ferguène A. (2004), « Ensembles localisés de enlargement to the East, but at what
PME et dynamiques territoriales : SPL et speed ? », Paris Match, 21-22.
développement “par le bas” dans les pays du Samson I. (2004), « La science régionale, la
Sud », dans A. Ferguène (2004), Gouvernance transition et la Russie », 20 p., dans
locale et développement territorial : le cas des L. Bensahel, P. Marchand, les Régions de
pays du Sud, éd. l’Harmattan, Paris. Russie à l'épreuve des théories et des pratiques
Guerraoui D., Feijal A. (1988), économiques, éd. l'Harmattan, Paris.
« L’industrialisation de l’artisanat à Fès.
Histoires de développement », Cahiers de
l’IES de Lyon, n° 4, 4e trimestre.
Critique économique n° 14 • Automne 2004 153
Thèses soutenues en France sur la
problématique du développement
local depuis 2000
Abbad Taoufik (2004), « L'investissement direct étranger au Maroc et le
problème des disparités régionales : une application au secteur
manufacturier entre 1990 et 2000 », Université de Nice-Sophia Antipolis.
Far-Hat El Hassan (2004), « Le développement décentralisé au Maroc :
dynamique spatiale et planification régionale : le cas de la région Chaouia-
Ourdigha », Université Bordeaux III.
Kasbaoui Tarik (2004), « Du rôle des investissements immatériels dans le
développement économique : l'expérience du Maroc », Université d'Aix-
Marseille.
Alami-Hamedane Anas (2003), « Fondements théoriques des intégrations
économiques régionales : le cas du Maroc et de l'Union européenne »,
Université de Perpignan.
Hamiche M'Hamed (2003), « Chemin de fer, aménagement de l'espace et
développement économique au Maroc », Université de Tours.
Kamal Abdelhak (2003), « Convergence et disparités régionales au Maroc :
une étude empirique : analyse de la convergence régionale au Maroc
(1985-1999) », Université d'Aix-en-Provence, Centre d'économie
régionale.
Benabderrazzak Samir (2002), « Politique d'aménagement et du
développement économique et social du Maroc : cas des provinces du
Nord », Université de Nice-Sophia Antipolis.
Belrhiti Mohammed (2001), « Politique énergétique et développement
régional : cas des provinces du Nord du Maroc », Université Aix-
Marseille III.
Elkhazzar Aziz (2001), « Stratégie régionale et développement économique
au Maroc : pour une approche territoriale », Université Montpellier 1.
Bghiel Yahyaoui Ihab (2000), « Les inégalités de développement régionales
dans les pays en voie de développement : cas de la région tangéroise au
Maroc : analyse des causes historiques, géographiques, politiques, socio-
culturelles et économiques : perspectives de développement », Université
de Paris.
Daghri Taoufik (2000), « Collectivités territoriales et développement local :
l'expérience marocaine », Université de Lille.
Critique économique n° 14 • Automne 2004 155
Listes des thèses soutenues en France sur la problématique du développement local depuis 2000
El Idrissi Moulay Driss (2000), « Le régime juridique des infrastructures
des télécommunications et le développement économique : l'exemple
du Maroc », Université des sciences sociales de Toulouse.
Pour continuer la recherche, consulter le site :
http://cuivre.sudoc.abes.fr/DB=2.1/SET
156 Critique économique n° 14 • Automne 2004
Critique économique
Rédaction
1, rue Hamza, Agdal, Rabat, Maroc
Tél.-fax : 212 37 67 44 61
E-mail :
[email protected] Recommandations aux auteurs
Les articles soumis à la revue ne doivent pas dépasser 40 000 signes (y compris
tableaux, formules, références bibliographiques) soit 20 pages imprimées. Ils doivent
être accompagnés d’un résumé de l’ordre d’une dizaine de lignes et d’une liste
raisonnable de mots-clés placés après le titre général.
Les manuscrits, fournis en deux exemplaires de bonne qualité, doivent être
dactylographiés sur papier format 21 x 29,7 cm ; recto seul ; interligne 1,5 ; marge de
2 cm au moins ; feuillets numérotés ; mots latins en caractères penchés (italique) ou,
à défaut, soulignés.
Il est souhaitable que les textes soient saisis sur traitement de texte et remis sur
disquette. Dans ce cas, ils doivent être accompagnés d’une épreuve sur papier,
foliotée et rigoureusement conforme.
Les nom et prénom de l’auteur d’un article sont indiqués en entier, au-dessous
du titre ; leur adresse (téléphone, fax) à la fin du texte. Les notes de bas de page (avec
une numérotation recommençant à 1 à chaque page) doivent être séparées du texte
par un trait de 3 cm en partant de la marge. Dans le corps du texte, les citations
doivent être présentées en format Harvard (nom de l’auteur, année de parution). La
bibliographie doit comporter les références indiquées dans le texte. Les nom et
prénom des auteurs cités sont mentionnés par ordre alphabétique et, pour le(s)
même(s) auteur(s), par ordre chronologique de parution. Nom de l’ouvrage ou de la
revue : en caractères italiques (ou, à défaut, soulignés) ; intitulé de l’article : en
caractères droits et entre guillemets. Suivent dans l’ordre : éditeur, lieu de
publication, année de publication, nombre de pages.
Les propositions d’articles doivent être adressées à la rédaction de la revue.
Les manuscrits envoyés à la revue ne sont pas retournés.
Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs.
La reproduction totale ou partielle des articles parus dans la revue est interdite,
sauf autorisation expresse accordée par l’auteur et par la revue.
Abonnement (4 numéros)
Maroc ............................................... 300 Dh
Etranger ........................................... 500 Dh
Tous frais d’envoi compris.
Compte bancaire n° 810 09 210 00 60201 86
BMCE Bank, Agence Rabat-Hassan
Dossier de presse 55/1999
N° Dépôt légal 51/2000
ISSN 1114-2790
Critique économique Critique économique
❏ Introduction
M. Hattab-Christmann et J. Gilly
Cinquième année • Automne 2004
❏ P.M.E., territoire et développement local : le cas des pays du Sud
A. Ferguène
❏ Les expériences de développement local et la valorisation
des savoir-faire locaux : l’exemple marocain et les enseignements Les systèmes productifs locaux
pour la coopération euro-méditerranéenne
C. Courlet
❏ Développement local et coopération décentralisée.
Une nouvelle logique
Entre gouvernance locale et régulation globale
J.-P. Gilly et J. Perrat de développement pour
❏ Les systèmes productifs localisés et le développement des
territoires au Maroc
E. Hannou
le Maroc ?
❏ Le secteur informel dans la ville de Marrakech
Critique économique
D. Assi
Sous la direction de Malika Hattab-Christmann
❏ La société civile comme catalyseur du développement local :
le cas du village de potiers de Marrakech
A. Chehbouni et M. Hattab-Christmann
❏ Le système touristique local : un outil de développement durable
pour les espaces ruraux fragiles ?
R. Caspar et F. Wallet
❏ Filières agro-alimentaires localisées et développement territorial.
A quoi sert la notion de proximité dans l'analyse des rapports entre
filière et territoire ?
V. Olivier et F. Wallet
❏ Territoire et système économique
14
I. Samson
14
Cinquième année • Automne 2004 • 50 Dh