Peur
Peur
dossier | peur
Campus N° 105
15
angereuse
ISTOCK
Université de Genève
16
dossier | peur
DR
Vue aérienne de la centrale de Fukushima au Japon, prise le 17 mars 2011, six jours après le tremblement de terre de magnitude 9.
Campus N° 105
17
Quelles sont les peurs collectives de la so- convenablement ses conséquences. Concer- crée de nouveaux risques. Tant qu’il n’y a pas
ciété occidentale actuelle? nant l’ECEH, c’est la faute du producteur de d’accident, tout le monde est satisfait. Mais dès
Claudine Burton-Jeangros: Elles sont multiples graines germées ou de ses employés qui n’au- qu’il survient (Titanic, Seveso, Amoco Cadiz,
et sans cesse renouvelées. Elles peuvent être raient pas respecté des mesures d’hygiène. Fukushima…), le risque devient inacceptable.
alimentées par des crises importantes comme Aujourd’hui, contrairement au passé, chaque Dans certains cas, comme le nucléaire ou la
l’accident nucléaire de Fukushima au Japon, danger aurait pu, et dû, être évité. chimie, on se rend soudainement compte que
qui a relancé un débat mondial sur la ques- l’on joue, mine de rien, avec des phénomènes
tion du nucléaire. Pour sa part, la bactérie Et comme le responsable n’est plus Dieu, on délicats et dangereux.
Escherichia coli entérohémorragiques (ECEH), cherche le coupable parmi les hommes…
qui a causé la mort d’une cinquantaine de Dans toutes ces crises récentes, les autorités se Depuis une vingtaine d’années, on parle
personnes en Europe cette année, a provoqué doivent de trouver le coupable, de dénicher ce- souvent de la «société du risque». Que re-
dans un premier temps une chute importante lui qui a fait ce qu’il ne fallait pas faire. Le cas couvre ce terme?
des ventes de concombres, désignés à tort de l’accident de l’Airbus A330 qui s’est abîmé Dans son livre, La Société du risque (1986), le
comme le responsable de l’épidémie. En re- en mer en 2009 entre Rio de Janeiro et Paris sociologue allemand Ulrich Beck montre
montant dans le temps, on peut citer le cas de (228 morts) est emblématique. Il faut savoir si comment, grâce aux progrès technologiques,
l’épidémie de la grippe H1N1 en 2009-2010 qui c’est la faute des pilotes ou celle des sondes Pi- la «société du risque» a succédé à la «société
a fait exploser la vente des masques stériles, tot qui mesurent la vitesse de l’appareil. L’en- industrielle» et produit désormais elle-même
celui du syndrome respiratoire aigu sévère quête doit aller jusqu’au bout. Même des an- des dangers qui par le passé n’existaient pas. Un
(SRAS) en 2003 et bien d’autres encore. Les nées après et même s’il a fallu ratisser le fond constat valable pour le monde industriel mais
événements se succèdent et, même s’ils ont de l’océan pour retrouver les boîtes noires. La aussi pour le domaine de la santé. Le monde
lieu très loin d’eux, les gens se sentent concer- motivation n’est d’ailleurs pas tant de punir le occidental pensait un temps avoir réglé le pro-
nés. En réalité, nous sommes en interrelation coupable que de faire en sorte que cela ne se blème des maladies infectieuses, le grand fléau
constante avec tous les dangers de la planète reproduise plus, histoire de conjurer la peur. d’autrefois. Mais depuis plusieurs décennies et
qui nous sont rapportés en temps réel par les Le problème, c’est qu’à chaque fois que l’on l’apparition du sida, des différentes formes de
médias. Et la population se sent d’autant plus empêche quelque chose d’arriver, autre chose la grippe ou encore de la maladie de la vache
concernée que ces événements entraînent devient possible. folle, on se rend compte que ce n’est pas vrai.
souvent des conséquences locales, notam- Malgré les moyens importants consentis dans
ment en termes de prévention. Depuis plus de Est-ce inévitable? la recherche médicale et le développement de
trente ans, il se développe ainsi en Occident On a eu l’impression que, grâce aux progrès médicaments, de nouvelles menaces infec-
un souci de se protéger contre toutes les me- de la science et des technologies, la société al- tieuses émergent sans cesse.
naces possibles, ce qui fait que nous sommes lait devenir très sûre. Seulement, plus on dé-
d’autant plus sensibles à tout ce qui pourrait veloppe l’industrie et les techniques, plus on Par ses efforts constants pour limiter les
représenter un nouveau danger. Pourtant, risques, la société modifie-t-elle son envi-
la société actuelle est plus sûre qu’à aucune ronnement?
autre époque de l’histoire. C’est un des grands L’effort et l’énergie déployés dans la sécuri-
paradoxes de notre temps. sation du monde sont en effet considérables.
Sans surprise, les dispositifs mis en place à
Avons-nous plus peur qu’autrefois? cette fin sont spectaculaires. Que ce soit dans
Non. Toutes les sociétés humaines ont connu les bâtiments, dans les transports publics ou
des peurs. Mais elles ont changé au cours du privés, ou sur le moindre jouet pour enfant, on
temps, en fonction de l’organisation sociale rencontre des procédures de sécurité partout.
et des moyens de prévention à disposition. La prise en compte des connaissances accu-
Par exemple, dans le passé, les causes des dan- mulées sur les risques influence les technolo-
gers étaient souvent inconnues et, dès lors, La société du risque, gies ou modifie les objets. Mais cela ne résout
attribuées à une volonté divine qui échappait
à l’être humain. Ce dernier, fataliste, était
qui a succédé à la pas le problème de fond.
donc passif face à ses peurs. Aujourd’hui, c’est société industrielle, Comment cela?
tout le contraire. La cause du danger repose J’observe une prise de conscience, lente et pas
presque toujours sur l’humain. Dans le cas de produit elle-même si largement partagée, du fait que l’on vit une
ce qui s’est passé au Japon, on a reproché aux
dirigeants de la société TEPCO de n’avoir pas
des dangers qui par le course en avant dans l’anticipation perma-
nente des dangers. Or, cette évolution, à un
su prévenir l’accident de Fukushima ni gérer passé n’existaient pas moment donné, pourrait devenir contre-
Université de Genève
18
dossier | peur
productive. A trop vouloir prévenir, on déve- certaines villes, mais tout de même. L’Europe
loppe parfois des réponses excessives. Faut-il n’en est pas encore là mais elle en prend néan-
arrêter certaines voies de développement ou de moins le chemin.
recherche (OGM, nucléaire, génie génétique…)
avant même que l’on sache avec certitude les Les étrangers font peur aussi et depuis tou-
risques qui y sont liés? Certains adoptent cette jours. Pourquoi?
position afin d’éviter des catastrophes ma- L’étranger est la figure par excellence de la
jeures, tandis que d’autres estiment que l’on peur. Il est celui qui est visiblement différent,
s’empêcherait ainsi de faire des découvertes qui n’a pas grandi ici, qui a été amené par les
importantes. Parmi les premiers, on en trouve mouvements migratoires liés aux crises poli-
qui voudraient même arrêter cette course en tiques ou économiques; il est, aux yeux d’une
avant et prônent la décroissance. Ce terme frange de la population, porteur de menaces de
désigne l’idée de consommer moins, de vivre toutes sortes. Aujourd’hui, on a tendance à se
autrement afin de soulager la planète mais focaliser sur l’image de l’étranger délinquant
aussi d’éviter que la société ne réalise des déve- qui crée des problèmes et finit dans les prisons
loppements trop incertains voire dangereux. suisses. Mais la réalité est bien entendu beau-
Le hic, c’est que cette solution aussi comporte coup plus complexe que cela. L’étranger, c’est
d’énormes risques, ne serait-ce que du point de aussi le professeur que l’on est allé recruter en
vue social et économique. France ou aux Etats-Unis. Ce sont aussi tous
les travailleurs internationaux. Il existe donc
L’insécurité est une peur très à la mode. là aussi un décalage entre la perception du
Comment analysez-vous ce phénomène? danger et le danger réel que représentent les
L’étude de ce ressenti dans la population étrangers. Et de toute façon, dans une société
montre en général un décalage entre le sen- où tout le monde bouge de plus en plus, on
timent et le niveau réel d’insécurité. C’est-à- sera bientôt tous des étrangers.
dire qu’à un moment donné, après une série
d’agressions par exemple, les représentations Le danger vient d’ailleurs dites-vous. Avez-
et l’imaginaire des gens s’emballent et l’on vous un exemple récent de cette peur?
considère tout à coup qu’il est vraiment très Sur mandat de l’Office vétérinaire fédéral qui
dangereux d’habiter dans tel ou tel quartier. s’intéresse aux représentations de l’animal
Certains alimentent la peur, comme les com- dans la société, nous avons fait une analyse
pagnies de sécurité (serruriers, vigiles, etc.), de la manière dont l’épisode de la grippe
pour mieux vendre leurs marchandises ou aviaire de 2006 avait été traité par les médias.
leurs services. De leur côté, les médias en font Nous avons démontré que cette épidémie a
leurs gros titres que les gens lisent avec assi- alimenté la peur de l’étranger. Les images pa-
duité, augmentant encore l’anxiété ambiante. rues dans les illustrés montraient d’un côté
Il existe des sociétés qui, à des moments don- le dispositif ultra-sécuritaire en Suisse avec
nés, vont s’emparer de ce sentiment d’insécu- des individus qui revêtent des combinaisons
rité et le démultiplier selon des mécanismes intégrales pour toucher un oiseau mort. De
encore mal compris, mêlant les rumeurs, l’in-
fluence des médias, et des processus collectifs
«On vit aujourd’hui l’autre, on voyait des gens en Asie vivant avec
la volaille dans leur maison et la côtoyant de
difficiles à décrypter. Aux Etats-Unis, où j’ai dans une société près sur le marché. Un sacré contraste. D’un
vécu quelque temps, il est frappant de voir à côté, on trouve ceux qui prennent les bonnes
quel point le sentiment d’insécurité est fort. où la conscience mesures et de l’autre ceux qui ne se protègent
Les gens n’osent parfois plus sortir de chez
eux, de peur de se faire agresser. Le taux de cri-
des risques pas. Ce rejet de la faute sur l’étranger est sys-
tématique. La grippe H1N1 de 2009-2010 était
minalité aux Etats-Unis est certes élevé dans est très forte» au début mexicaine; les autorités allemandes
Campus N° 105
19
istock
si ce n’et pas le cas, elles feront face. Tout cela
pour dire que dans le public, on retrouve aussi
une certaine fatalité, une acceptation des
risques encourus. On remarque les réactions
extrêmes, car elles sont médiatisées. Mais au
quotidien, tout le monde est amené à gérer ré-
gulièrement toutes sortes de risques.
Université de Genève
20
dossier | peur
La xénophobie,
une tradition qui se cultive
—
Principal cheval de bataille de la droite populiste depuis quelques années, la peur
de l’étranger n’a rien d’une nouveauté dans l’espace public suisse. Au même titre
que la peur du chômage ou de la drogue, elle fait partie des grandes thématiques
qui cristallisent depuis un siècle au moins les craintes de la population
Publiés en août dernier, le 5e baromètre élec- bilité de perdre son emploi a longtemps été
toral réalisé par l’Institut gfs.bern pour le canalisée par la série d’accords bipartites de
compte de la Société suisse de radiotélévision prévention des conflits sociaux conclus dans
(SRG SSR) montre que la migration a retrouvé quasiment tous les domaines économiques
sa place en tête des préoccupations politiques et connus sous le nom de «Paix du travail».
les plus urgentes des Suisses pour la première Evitant de trop grandes crispations entre syn-
fois depuis la catastrophe nucléaire survenue dicats et patronats, le système s’est montré
au mois de mars à Fukushima. Plus qu’une formidablement efficace pour tranquilliser
nouveauté, ce résultat – qui ne coïncide pas les citoyens jusqu’à la crise économique du
forcément avec ceux du «baromètre de la milieu des années 1970 qui marque un retour
peur» publiés par l’Institut gfs.zurich, lire en force de la peur du chômage dans le pays.
ci-contre) – constitue un retour à la normale Les accords passés entre le patronat et
dans un pays où la peur de l’étranger occupe les syndicats restant l’apanage de la main-
une place prépondérante dans l’espace pu- d’œuvre indigène, ce sont dès lors les étran-
blic depuis un siècle au moins. Analyse avec gers, par le biais du statut de saisonnier, ainsi
Sandro Cattacin, professeur au Département que les femmes, qui sont renvoyées aux four-
de sociologie de la Faculté des sciences éco- neaux, qui joueront le rôle de soupape.
nomiques et sociales et auteur de plusieurs «Compte tenu de la libéralisation croissante de
études sur le comportement civique de nos l’économie et de la mondialisation, la peur de perdre
concitoyens. son emploi revient depuis de manière cyclique, com-
mente Sandro Cattacin. Il est à nouveau très fort
La peur, ça s’apprend depuis quelques années, notamment dans le secteur
«La peur est un réflexe tout à fait normal que l’on de la banque et des assurances où les mesures de
retrouve dans toutes les sociétés, explique le so- performances continuelles qui ont été mises en place
ciologue. A un moment donné, dans un contexte ont instauré un climat détestable, le collègue d’hier
donné, certaines choses suscitent de l’angoisse alors étant devenu un concurrent en puissance.»
qu’elles semblent anodines dans une autre situa-
tion. Mais dans tous les cas, ces peurs reposent «Le problème, c’est l’étranger»
sur un système de représentation construit et donc Facile à instrumenter, cette peur est exploi-
sur un processus d’apprentissage. Dans le cas de tée des deux côtés de l’échiquier politique.
la Suisse, historiquement, on peut distinguer trois Pour les populistes de droite, cette tension sur
grandes thématiques qui ont durablement cristal- le marché du travail est due au processus d’in-
lisé les craintes de la population et qui sont revenues tégration européenne qui permet à toujours
sur le devant de la scène avec plus ou moins d’inten- plus d’étrangers de trouver un emploi à l’inté-
sité selon les époques: le chômage, la drogue et, bien rieur de nos frontières. Les tribuns de gauche,
sûr, l’immigration. La première et la dernière ayant quant à eux, montrent du doigt un patronat
pour objet central la peur de l’étranger, tandis que irresponsable et militent pour une augmen-
la deuxième fait plutôt figure de contre-exemple.» tation des mesures d’accompagnement des
Concomitante du développement des so- bilatérales permettant d’éviter le dumping sa-
ciétés industrielles, la hantise liée à la possi- larial afin de mieux protéger la main-d’œuvre
Campus N° 105
21
nationale. «Derrière ces deux types d’argumen- pays sur le thème de la surpopulation étran-
tation se cache le même raisonnement, résume gère (überfremdung), des mesures légales
Sandro Cattacin: l’idée que le problème, c’est sont prises afin de se prémunir contre le dan-
l’étranger.»
Une thématique qui, depuis des décennies, «La xénophobie fait ger que représentent les migrants politiques.
Même si ce sont alors les Bolcheviques et les
a largement été exploitée par les extrémistes
de tous bords. «La xénophobie fait partie du pay-
partie du paysage po- réfugiés politiques de gauche venant de l’Ita-
lie et de l’Allemagne qui se trouvent dans le
sage politique suisse depuis un siècle au moins, litique suisse depuis collimateur du législateur, ces lois seront
poursuit le sociologue. Elle s’est construite par
étapes au cours d’un long processus d’apprentissage
un siècle au moins. ensuite appliquées successivement à tous les
migrants de l’après-guerre susceptibles de
qui s’est institutionnalisé et qui n’a cessé d’être re- Si bien qu’elle est sympathie pour les idées communistes.
produit depuis. Si bien que cette peur de l’étranger Perdant de son acuité durant la Seconde
est aujourd’hui massivement installée dans les es- aujourd’hui massive- Guerre mondiale, le sujet revient en force au
prits.»
Ce processus de stigmatisation de l’autre
ment installée dans début des années 1960, après l’arrivée mas-
sive de travailleurs italiens. Issus de régions
commence à se cristalliser dès les années les esprits» pauvres et majoritairement agricoles, ne par-
1910. A la suite du grand débat que connaît le lant pas la langue de leur pays d’accueil et
vivant entassés dans des baraques ou des ca-
sernes, les nouveaux venus suscitent incom-
keystone
préhension et inquiétude au sein de la popu-
lation autochtone. Et se voient bientôt accusés
de tous les maux.
«Dans le discours qui se développe alors, le
travailleur étranger est non seulement considéré
comme une menace économique mais également
comme un danger pour la santé publique ou la
paix des ménages, précise Sandro Cattacin. En
témoigne notamment cette affiche de l’Action natio-
nale montrant un Suisse partir au service militaire
pendant qu’un Italien attend sa femme à la sortie
de la caserne.»
Université de Genève
22
keystone
Le «Platzspitz» de Zurich au début des années 1990.
Dans la tête
suisse produit de l’excellente médiocrité, observe une population plutôt réticente les bénéfices des jeunes suisses
Sandro Cattacin. A la fin de la formation obli- liés à la distribution contrôlée d’héroïne, par
gatoire, le niveau général est très bon, mais il n’y exemple. Toutes ces mesures aboutissent à Après avoir mis au point en 2006 un instru-
a pas de place pour l’excellence. Il n’existe aucune un compromis historique à la fin des années ment permettant d’évaluer le racisme et
structure à même de faire fructifier les talents des 1990, avec l’introduction de la politique des la xénophobie en Suisse pour le compte
élèves les plus doués. Conséquence: si les Suisses quatre piliers. Si bien que, même si quelques de la Confédération, Sandro Cattacin,
professeur au Département de sociologie
sont bien représentés dans les étages supérieurs de reculs ont été opérés, on parle depuis de «mo-
de la Faculté des sciences économiques et
l’économie, ils sont très peu nombreux parmi les top dèle suisse» dans ce domaine.
sociales, s’apprête à plonger dans la tête
managers, ce qui nourrit un important sentiment «A mes yeux, l’enseignement majeur à tirer de de nos jeunes concitoyens. En collabora-
de frustration. C’est un problème bien réel qu’il fau- cette expérience, c’est le rôle essentiel que jouent tion avec trois collègues de Berne, Zurich
drait sans doute prendre plus au sérieux.» l’échange et la confrontation lorsqu’il s’agit de et Zoug (les professeurs Thomas Abel, Urs
A cet égard, le chemin suivi en matière de dépasser ce qui nous effraie, commente Sandro Moser et Stephan Huber), il a développé
politique de la drogue est exemplaire. Durant Cattacin. Comme le montre la théorie de contact un système de monitorage visant à décrire
les années 1980, la préoccupation numéro un développée par le psychologue américain Gordon l’état de santé physique, mais aussi social
des Suisses sur le plan politique est en effet la Willard Allport en 1951 et dont la pertinence a et politique de la jeunesse helvétique.
lutte contre la toxicomanie. C’est l’époque des maintes fois été démontrée depuis, il est plus aisé Les résultats de la première volée de ques-
tionnaires, distribués à 40 000 recrues,
scènes ouvertes et des reportages choc mon- de dépasser ses appréhensions lorsqu’on se trouve
sont attendus pour janvier, l’étude devant
trant des toxicomanes en train de se piquer dans une situation de confiance. Ramené à la ques-
ensuite être reconduite tous les quatre ans.
à la vue de tous sur le «Platzspitz» de Zurich. tion de l’immigration, cela signifie que tout ce qui «Grâce à cet outil, nous pourrons notam-
Sans doute consciente de l’impact très né- favorise les échanges interculturels (fêtes, musées, ment travailler pour la première fois sur les
gatif que ces images peuvent avoir tant à animations artistiques…) permet de réduire la relations qui peuvent exister entre le sport,
l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, la classe peur. De ce point de vue, si l’on regarde ce qui se l’école et les activités politiques, commente
politique joue alors la carte du pragmatisme. passe aujourd’hui dans les quartiers encore vi- le professeur. Mais cette démarche prendra
Des débats, des conférences, des manifesta- vants des centres urbains, il y a quelques raisons tout son sens dans une vingtaine d’années,
tions sont organisés dans tout le pays afin que d’être optimiste. On y constate en effet l’appari- lorsqu’on disposera d’un peu de recul. En
chaque citoyen puisse se faire une opinion sur tion de nouvelles formes de mixité qui démontrent Allemagne, où ce type d’étude existe depuis
1953, on s’est ainsi aperçu, par exemple, que
le sujet. Une série de mesures politiques très quotidiennement les bénéfices qu’il y a pour une
l’horizon temporel d’un jeune était passé de
avant-gardistes sont également développées à société à surmonter ses peurs en termes d’innova-
trente ans à la fin des années 1970 à dix-huit
Zurich et à Berne avant d’être reprises au ni- tion sociale, politique et économique. C’est d’autant mois aujourd’hui. On est donc passé d’un
veau national. Enfin, on se donne les moyens plus encourageant qu’à l’heure actuelle et demain monde dans lequel on prévoyait d’avoir
de vérifier le résultat de ces politiques par le sans doute plus encore, toutes les grandes déci- +une famille, un travail et une maison à
biais d’un gigantesque appareil d’évaluation. sions se prennent au niveau des villes et non plus un monde dans lequel on sait tout juste
Il est ainsi possible de montrer clairement à à l’échelle nationale.» ❚ quelles études on souhaiterait terminer.»
Campus N° xx
23
dossier | peur
Université de Genève
24
dossier | peur
La peur se fraye plusieurs chemins dans le face à une véritable menace. Et de laisser éven- d’exposer un sujet à un visage exprimant la
cerveau, mais tous passent par l’amygdale. tuellement passer sa chance de survivre. peur pour que certaines régions de son cer-
L’activité de cette petite région située dans «Un exemple de cet apprentissage amygdalien veau, dont l’amygdale, se mettent dans un état
une partie interne du cerveau (au sein des ré- de la peur est le conditionnement pavlovien, pré- d’activation équivalent, par une sorte de mi-
gions limbiques du lobe temporal) est en effet cise Patrik Vuilleumier. Il est relativement aisé métisme ou d’empathie inscrite dans les pro-
étroitement liée au sentiment de crainte, no- d’associer un stimulus, même anodin, à un senti- cessus de reconnaissance des émotions.
tamment par le fait qu’elle est le siège de la mé- ment de crainte. On peut ainsi soumettre un animal «Les signaux mesurés notamment au niveau de
moire émotionnelle. L’amygdale ne renferme à un tintement de cloche et, simultanément, à une l’amygdale ne sont pas aussi forts avec des visages
pas une plus grande densité de neurones que décharge électrique douloureuse. La fois suivante, ou des images (une gueule de loup ouverte et écu-
les autres régions cérébrales. Mais elle a la lorsque la bête entend de nouveau la cloche, il mani- mante par exemple), que si l’on expose l’individu à
particularité d’être celle qui possède le plus feste immédiatement tous les symptômes de la peur, de véritables sensations déplaisantes, note Patrik
de connexions avec le reste du cerveau. En même en l’absence de choc électrique: immobilité, Vuilleumier. Mais ils sont parfaitement fiables et
d’autres termes, elle peut recevoir beaucoup dilatation pupillaire, accélération cardiaque, suda- cette méthode est largement utilisée dans les études
d’informations rapidement ou agir sur un tion… On peut conditionner de la même manière, en neurosciences.»
nombre particulièrement grand de zones du quoique moins brutalement, l’être humain.»
système nerveux central. Dans ce dernier cas, il n’est d’ailleurs pas Crainte instruite
«A l’heure actuelle, les neuroscientifiques indispensable de soumettre la personne à un La complexité particulièrement grande
connaissent bien les circuits de la peur dans le quelconque traitement physique, auditif ou du cerveau humain permet même parfois
cerveau, explique Patrik Vuilleumier, pro- visuel «désagréable» (bien que cela se fasse de se passer de toute stimulation sensorielle
fesseur au Département des neurosciences dans certaines expériences). Il suffit en effet externe. Chez l’homme, la peur peut en effet
fondamentales de la Faculté de médecine. être instruite, l’imagination faisant le reste
Nous savons quelles aires sont mobilisées, nous du travail. Le fait d’affirmer que tel chien est
connaissons l’enchaînement des réactions, les méchant, par exemple, suffit souvent à faire
changements moléculaires qui interviennent, etc. naître une appréhension alors même que
L’amygdale représente une sorte de nœud central la bête ne manifeste aucun comportement
dans le circuit neuronal de la peur. C’est là en effet agressif. Et, à force de répéter la même asser-
qu’est établie et gardée en mémoire l’association tion, le lien finit par s’établir durablement
entre un stimulus extérieur et sa connotation posi- dans l’amygdale. «Des études ont pu montrer
tive ou négative.» une similarité dans la réponse cérébrale lorsqu’on
expose un sujet à un visage exprimant la peur ou
Essentielle à la survie qu’on l’instruit verbalement d’un danger spéci-
Souvent, une seule expérience de peur suf- A force d’être fique», précise Patrik Vuilleumier.
fit pour imprimer durablement le lien entre C’est très probablement pour cette raison
l’événement et sa signification dangereuse. exposée à l’associa- que les affiches politiques caricaturant les
Par la suite, à chaque fois que le même stimu-
lus se représentera, l’individu manifestera
tion étranger et peur, étrangers sous des traits stéréotypés et dans
des postures menaçantes atteignent si effica-
une réaction initiale d’effroi. Cela montre à une partie du public cement leur cible. A force d’être exposée de
quel point la peur est une émotion essentielle manière répétitive à l’association étranger
à la survie: Il vaut en effet mieux sursauter inscrit cette phobie avec une représentation de la peur, une par-
une fois de trop – même à tort – face à un dan-
ger potentiel et l’éviter, plutôt que de prendre
au plus profond tie du public finit par inscrire cette phobie
au plus profond de son cerveau, comme une
le risque de ne pas réagir suffisamment vite de son cerveau forme de conditionnement. «Certaines ex-
Campus N° 105
25
keystone
Cette image prise à l’aide d’un scanner
IRM montre en rouge les amygdales,
des régions voisines de l’hippocampe.
Université de Genève
26
«Je vous rassure tout de suite: l’angoisse n’existe au cours des dernières décennies. De l’ère de probablement en partie pour se démarquer
plus.» Cette boutade émise par Grazia Ceschi, l’angoisse, telle qu’elle a été définie par les des modèles théoriques et des concepts psy-
psychothérapeute FSP * et maître d’enseigne- psychanalystes dès le XIX e siècle (angoisse chanalytiques. Une tendance qui se retrouve
ment et de recherche au sein de la Section de de séparation, de castration, etc.), nous se- dans le Manuel diagnostique et statistique des
psychologie (Faculté de psychologie et des rions désormais passés à celle de l’anxiété et troubles mentaux (DSM). Cet ouvrage de réfé-
sciences de l’éducation), traduit en réalité un des troubles qui lui sont associés. Ce dernier rence publié par l’Association américaine
glissement sémantique qui s’est opéré au sein terme a été choisi par les tenants d’une psy- de psychiatrie n’utilise ainsi pas du tout
de la communauté des psychopathologues chopathologie d’inspiration anglo-saxonne le mot angoisse pour décrire les troubles
Campus N° 105
27
dossier | peur
observables mais plutôt ceux de «troubles nous puissions les détecter de manière consciente.
de l’anxiété». En revanche, il existe des situations dans lesquelles
«Cela dit, les psychanalystes, qui n’ont pas cette peur se transforme en une émotion dysfonc-
disparu, continuent bien sûr à utiliser le mot tionnelle. Elle prend alors d’autres formes (anxiété,
d’angoisse, précise Grazia Ceschi également phobie, neuroticisme, stress, état de stress post-trau-
auteure de deux chapitres sur l’anxiété et le matique, trouble de stress aigu…) qui, selon le degré,
stress post-traumatique parus dans un Traité deviennent pathologiques.»
de psychopathologie cognitive** dont elle a Dans le cas de l’anxiété, on peut imagi-
codirigé la rédaction. Et, à vrai dire, mis à part ner que le circuit de la peur soit enclenché,
le vocabulaire, les sentiments décrits par ces deux suivant les cas, de manière trop rapide, trop
termes ne sont pas forcément très différents. Ce qui généralisée, face à des événements non réel-
change, c’est le modèle théorique sous-jacent.» lement dangereux, de manière trop intense
ou pour des périodes de temps trop longues.
La frousse ordinaire Il arrive que le problème persiste sans jamais
Pour définir l’anxiété, il est nécessaire de dé- disparaître, ce qui est notamment décrit dans
crire d’abord la peur, l’une des sept émotions le cadre du trouble d’anxiété généralisée. La
de base (avec la colère, la tristesse, la joie, le dé- personne qui souffre d’une telle affection
goût, la honte et la culpabilité). Elle trouve son a sans cesse peur de tout et croule sous des
origine dans diverses structures du cerveau montagnes de soucis. Elle craint de manquer
telles que l’amygdale (lire en page 24). Ce «cir- d’argent, que ses enfants ne rentrent pas le
cuit de la peur» se déroule pour l’essentiel dans soir ou risquent d’avoir des accidents, de se
les régions sous-corticales, c’est-à-dire qu’il faire agresser, etc. De manière générale, une
relève avant tout de réponses automatiques telle personne évalue le monde qui l’entoure
qui ne sont que partiellement accessibles à la comme étant une menace constante, un lieu
conscience. Le sentiment subjectif de peur peut où il ne fait pas bon vivre. En même temps,
donc être considéré comme le symptôme d’un cette personne se voit comme une victime
processus fortement involontaire, la pointe n’ayant pas les compétences ni les moyens
consciente d’un iceberg cognitif. pour faire face.
La peur ordinaire, celle que l’on éprouve en
voyant soudainement un serpent au détour Trouble anxio-dépressif
d’un sentier, par exemple, est une émotion Cette activation permanente du circuit de
qui se déroule dans un laps de temps relative- la peur est très onéreuse en termes énergé-
ment court. En gros, l’intensité émotionnelle tiques. Très souvent, elle entraîne un dysfonc-
monte rapidement mais retombe petit à petit tionnement qui progresse vers un état d’épui-
une fois la menace levée. Dans les premiers sement. En général, sans une prise en charge
instants, le système cognitif évalue la situa- adéquate, cela se termine en un état dépressif.
tion (quelle est la nature du danger, et quels On parle alors de trouble anxio-dépressif.
sont les moyens pour y faire face?), déclenche L’anxiété peut également se conjuguer
une réponse psychophysiologique (accéléra- avec des contenus individuels spécifiques et
tion des battements du cœur, activation du prendre des colorations différentes en fonc-
système nerveux autonome) et se met dans un «La peur peut être tion des parcours de vie. Dans certains cas,
état de motivation et de préparation à l’action
adéquate (se battre ou fuir).
considérée comme elle se traduit par des formes de peur qui se
focalisent sur un objet ou une situation par-
«La peur peut être considérée comme une réac- une réaction adapta- ticuliers: la phobie. La plus fréquente est la
tion adaptative, c’est-à-dire forgée par la sélection phobie sociale, qui est la peur de parler en
naturelle, moteur de l’évolution des espèces, ex- tive, c’est-à-dire forgée public, d’aller aux toilettes ou de téléphoner
plique Grazia Ceschi. C’est donc une émotion
indispensable à la survie, qui nous permet de nous
par la sélection quand d’autres personnes sont à proximité, de
passer pour quelqu’un de ridicule ou encore
défendre et d’anticiper les dangers bien avant que naturelle» de ne pas être à la hauteur d’un défi social.
Université de Genève
28
dossier | peur
«Tous ces sentiments anxieux doivent être ment du tremblement de terre du mois de mars, qui Suisse n’est pas forcément handicapant. Mais
compris comme des variables continues, précise a atteint une magnitude de 9 sur l’échelle de Richter, le banquier genevois, qui est pris de panique à
Grazia Ceschi. A des degrés divers, nous sommes raconte Grazia Ceschi. Son souci lors du séisme, chaque fois qu’il pénètre dans un ascenseur et
en effet tous des phobiques sociaux. Cette peur est qui constituait une réelle menace pour sa vie, était qui est transféré par son entreprise dans une
d’ailleurs l’un des garants de la cohésion sociale. En principalement social: pouvait-elle s’abriter sous la succursale de New York au 40e étage d’un im-
craignant de paraître ridicule, je vais tenter de me même table que son client sans risquer d’enfreindre meuble de Wall Street, lui, serait bien avisé de
comporter de manière digne et convenable. C’est le les règles de bonne conduite? On a de bonnes rai- soigner sa terreur pathologique.
fait que presque tout le monde réagisse avec crainte sons de penser que la peur sociale se développe à
au regard de l’autre qui nous permet de vivre en- partir de la timidité. Ce sentiment relève en partie Exposer pour guérir
semble dans la même société.» d’un tempérament inné qui est très probablement «De nombreuses études nous ont d’ailleurs
A ce titre, la société japonaise, hautement renforcé par l’éducation nippone.» montré de manière robuste et consistante que si la
codifiée et très soucieuse de ne pas faire Les phobies sont parfois dirigées vers des tendance naturelle de l’anxiété est l’évitement de la
perdre la face à l’autre autant qu’à soi-même, objets plus spécifiques: des araignées, des ser- cause de ses terreurs, le remède en est l’exposition,
est passablement anxieuse. «Une amie vivant pents, l’avion, l’ascenseur, le vide, etc. Elles ne note Grazia Ceschi. Il s’agit même de la première
là-bas m’a avoué avoir été soulagée par le fait qu’elle constituent un problème qu’en fonction du thérapie validée empiriquement en psychologie
et son client n’étaient pas dans la même salle au mo- contexte. Avoir une peur bleue des cobras en cognitivo-comportementale. En d’autres termes, il
Campus N° 105
29
istock
Le traumatisme
est une catastrophe,
c’est-à-dire une
situation qui fait
s’écrouler le système
de valeurs d’un
individu
Les causes des phobies ou des syndromes de stress post-traumatique sont parfois difficiles à retrouver.
s’agit de demander à la personne de se confronter par l’expérience d’un violent tremblement une dizaine d’événements étaient considérés
directement à l’objet ou à la situation redoutée.» de terre, qui entre dans une panique irrépres- comme assez violents pour provoquer un
Parfois, les peurs qui s’apparentent à des sible à chaque fois que ses jambes ressentent ESPT: être violé, torturé, partir au combat,
phobies peuvent cacher d’autres troubles des vibrations, même très faibles, provoquées etc. Aujourd’hui, le traumatisme est consi-
anxieux. Il arrive ainsi qu’un traumatisme par le passage dans la rue d’un poids lourd ou déré plus largement comme étant une catas-
survenu dans le passé d’une personne soit d’un autre véhicule. trophe, c’est-à-dire une situation qui dépasse
associé, sur le moment, à des objets ou des largement les attentes d’un individu, qui
situations d’apparence anodine. Par la suite, Stress post-traumatique fait s’écrouler son système de valeurs et qui
il suffit que la personne soit de nouveau «On parle dans ces cas de syndrome de stress s’accompagne, entre autres, d’une réaction
confrontée à ces objets pour que la réponse de post-traumatique, analyse Grazia Ceschi. Ce sont d’anxiété d’une rare intensité, d’un sentiment
terreur d’origine ressurgisse, sans raison ap- des apprentissages d’expériences traumatiques im- d’impuissance, de terreur et de crainte pour sa
parente, sous la forme d’un flash-back. Dans primés dans le circuit de la peur et particulièrement vie ou celle de ses proches.
la grande majorité des cas, la personne n’est dans l’amygdale. On pense que ces apprentissages Environ 70% des personnes normales in-
pas consciente du lien entre l’objet et le souve- ne s’effaceront jamais mais qu’il est possible de les terrogées dans les études épidémiologiques
nir traumatique stocké en mémoire qu’il peut maîtriser en les rendant plus explicites.» prétendent avoir vécu au moins un trauma-
réactiver. L’état de stress post-traumatique (ESPT) est tisme au cours de leur vie. Cependant, seuls
On peut citer l’exemple de ce jeune homme un concept apparu dans les années 1980, no- 20% d’entre elles développent un ESPT. «Ces
développant une peur panique à chaque fois tamment sous la pression des vétérans de la chiffres témoignent du fait que la vie est quelque
qu’il voit le moindre oiseau. Aucune prise en guerre du Vietnam et des mouvements fémi- chose de difficile pour la majorité de la population,
charge n’en vient à bout jusqu’au moment où, nistes défendant les femmes violées. Ces gens souligne Grazia Ceschi. Mais ils montrent aussi
un peu par hasard, la personne se remémore en avaient assez d’entendre que les troubles que la plupart des gens font face à ces catastrophes
un épisode de sa petite enfance au cours du- anxieux qu’ils avaient développés étaient dus par des processus de rémission spontanée qui leur
quel il a croisé un cygne mort, gisant, impo- à leur propre vulnérabilité ou à un «conflit éviteront un état d’anxiété chronique. C’est ce qu’on
sant, sur la berge du lac. Un lien entre les bêtes intrapsychique», comme le prétendaient cer- appelle la résilience.» ❚
à plumes et la mort s’est peut-être forgé ainsi, tains adeptes de la psychanalyse. Ils voulaient
renforcé par la suite par d’autres épisodes. Une que soit reconnue l’importance du trauma- * Fédération suisse des psychologues:
prise de conscience qui a d’ailleurs permis de tisme qu’ils avaient vécu. www.psychologie.ch/fr.html
** «Traité de psychopathologie cognitive»,
résoudre le problème en quelques mois. Un La psychiatrie a fini par admettre un rôle tome I et II, dir. par Grazia Ceschi ,
autre exemple est cette personne, marquée causal aux événements de vie. Au début, seuls Martial Van der Linden, Ed. Solal, 2008
Université de Genève
30
dossier | peur
L’Occident face
aux feux de l’enfer
—
Peste, disette, guerre: la succession de fléaux qui frappent l’Europe
au début du XIVe siècle fait régner la crainte de l’Apocalypse.
En réaction, l’Eglise propage une «pastorale de la peur» qui vise
à préparer les fidèles au Jugement dernier
«N’ayez pas peur! Ouvrez, ouvrez toutes grandes millions de personnes. A ce traumatisme dont partiellement conjuré qu’avec la bataille de
les portes au Christ. A sa puissance salvatrice, on a peine à se figurer l’ampleur, s’ajoute une Lépante en 1571. De l’autre, le Grand Schisme,
ouvrez les frontières des Etats, des systèmes poli- dégradation des conditions climatiques, une qui aboutit entre 1378 et 1417 à la cohabita-
tiques et économiques, les immenses domaines de série de mauvaises récoltes, des révoltes et des tion de deux papes, voire de trois pendant
la culture, de la civilisation et du développement.» guerres à répétition. quelques années, épisode vécu par l’Eglise
C’est avec ces mots passés depuis à la postérité Deux éléments contribuent encore à assom- comme le «scandale des scandales».
que Jean Paul II inaugurait son pontificat le brir les esprits. D’une part, la menace de plus L’accumulation de ces agressions dé-
22 octobre 1978. Par un de ces paradoxes dont en plus précise du danger turc, qui ne sera bouche sur un sentiment d’angoisse traver-
l’histoire a le secret, c’est la même année que sant toutes les couches sociales qui culmine
choisit Jean Delumeau pour publier le résul- lorsque la Réforme provoque une rupture
tat de ses recherches sur la peur en Occident*. paraissant irrémédiable au sein de la chré-
Un ouvrage novateur dans lequel le profes- tienté. «On est alors dans un monde où Dieu et
seur du Collège de France met en évidence la le Diable interviennent constamment, explique
montée en puissance de la peur en Occident Michel Grandjean. Cette immanence fait que la
à l’aube des temps modernes ainsi que le rôle foudre qui tombe est interprétée comme une indi-
central joué par l’Eglise dans ce processus. cation divine, de la même façon que la maladie qui
Explications avec Michel Grandjean, profes- survient est soit une manifestation du pouvoir de
seur d’histoire du christianisme à la Faculté Satan, soit un signe venu de Dieu et qui doit être
de théologie. interprété. Dans un tel contexte mental, les diffé-
rents traumatismes qui se succèdent dès le début
une caricature des évangiles du XIV e siècle alimentent la crainte d’être arrivé
«Delumeau est parti d’une interrogation simple, à la fin du monde. Or chacun sait que l’arrivée des
explique Michel Grandjean: Pourquoi toutes les quatre cavaliers de l’Apocalypse, suivie du Juge-
sources semblent confirmer que l’Occident connaît ment dernier est une perspective qui n’a rien de
un regain de la peur entre le XIV e et le XVIII e siècle? réjouissant.»
Pour y répondre, il a regroupé des textes et des té-
en attendant la fin du monde
moignages qui étaient déjà connus à l’époque mais
qu’il a su lire avec un regard neuf. Du point de vue
«Dans un tel contexte Face à une société traversant une crise aiguë,
de l’histoire du christianisme, son principal apport mental, la maladie alors qu’elle est menacée dans son existence
est d’avoir montré comment l’Eglise en est arrivée à même, l’Eglise entreprend dès lors d’identifier
caricaturer le message des Evangiles en diffusant ce qui survient est soit et de hiérarchiser les maux qui menacent le
qu’il a appelé une «pastorale de la peur». Ce travail
a ouvert de véritables boulevards pour la recherche,
une manifestation du monde afin de mieux les neutraliser. Le dia-
gnostic n’a pourtant pas de quoi rassurer. Tous
qui n’ont aujourd’hui encore pas tous été explorés.» pouvoir de Satan, soit ces signes funestes n’annoncent en effet rien
Si le XIVe siècle constitue une rupture, c’est de moins que le dernier combat de Satan avant
d’abord à cause de la terrible épidémie de peste un signe venu la fin du monde. Face à cette offensive généra-
qui sévit en Europe entre 1347 et 1352. En cinq
ans, la maladie frappe près du tiers de la popu-
de Dieu et qui doit lisée du mal, il faut donc organiser la contre-
attaque, charge à chaque fidèle de se préparer
lation du continent et tue environ vingt-cinq être interprété» au mieux au Jugement dernier.
Campus N° 105
Musée d’Orsay, Paris/dr
Université de Genève
32
Cette véritable obsession pour le Diable qui Cette démarche qui vise à donner un nom
prend corps à partir du XIIe siècle et dont la Di- et une forme aux différentes peurs qui han-
vine Comédie de Dante est une des manifesta- tent les chrétiens pour les rendre plus sup-
tions les plus connues se concrétise d’abord de portables repose sur l’idée centrale que si
manière visuelle, par le développement dans l’homme ne peut rien contre la mort, il peut,
l’iconographie de l’époque, d’une halluci- avec l’aide de Dieu, éviter une peine éternelle.
nante imagerie peuplée de danses macabres, Pour diffuser le message, on envoie alors
de démons et de visions apocalyptiques. des moines prêcher la bonne parole de ville
En effet, alors que les artistes du Moyen en ville. Le plus souvent, leurs sermons exhor-
Age classique n’avaient pas tellement insisté tent les fidèles à la pénitence en annonçant
sur les souffrances des suppliciés, entre 1400 les châtiments qui planent sur les pécheurs.
et 1640 les scènes de martyre emplissent les Dans leur tâche, ils sont parfois secondés par
églises. On montre avec un souci morbide du les troupes de théâtre religieux qui essaiment
détail le Christ ensanglanté, la décollation de à l’époque et dont le répertoire fait la part belle
saint Jean-Baptiste, la mort de saint Sébastien aux représentations de l’Antéchrist.
criblé de flèches ou de saint Laurent, brûlé «Le discours ecclésiastique réduit à l’essentiel
sur un gril. Par souci d’égalité, les femmes ne fut en effet celui-ci, explique Jean Delumeau:
sont pas oubliées, telles sainte Agathe dont les loups, la mer et les étoiles, les pestes, les disettes
les seins ont été coupés ou sainte Martine dé- et les guerres sont moins à redouter que le démon
figurée par des griffes de fer.
«Il y a quelques années, j’ai eu l’occasion de
«Au XVIe siècle, à et le péché, et la mort du corps moins que celle de
l’âme.»
visiter la cathédrale d’Albi, qui a été construite Genève comme Pour mener à bien la guerre contre Satan
au XIV e siècle, commente Michel Grandjean. et ses agents, pour lutter contre le péché et le
Comme d’autres églises de la même époque, elle ailleurs, si on laisse blasphème, il faut une arme de choc. Ce sera
abrite des fresques fantastiques sur lesquelles on
voit tous les péchés capitaux représentés avec la
quelqu’un insulter l’Inquisition et ses tribunaux qui vont prendre
pour cible, d’une part, les marginaux de toutes
peine infernale qui leur est réservée. Les fidèles Dieu au sortir d’une sortes (hérétiques, sorcières, Turcs, juifs) et, de
se rendaient à la messe et ils voyaient derrière le l’autre, le bon fidèle qui s’il n’y prend pas garde
prêtre en train d’officier cette énorme fresque où on auberge sans le pu- peut être subverti par le démon.
voit des avaricieux plongés dans une marmite de
métal fondu, tandis qu’à côté de lui, le luxurieux
nir, on est complice Cette conception de la religion ne fait
toutefois pas longtemps l’unanimité au sein
se faire arracher les parties génitales. Le message d’avoir attenté à des théologiens. Luther, pour ne prendre
est on ne peut plus clair: voilà le sort qui est réservé
aux brebis égarées.» l’honneur divin» qu’un exemple, s’interroge dans les années
1515-1517 sur le sens de la «justice de Dieu».
Campus N° 105
33
dossier | peur
Selon le réformateur allemand, cette notion vaut mieux que ce soit la société des hommes qui contexte et ne pas les prendre au pied de la
ne doit pas être comprise comme l’acte de s’attelle à la tâche plutôt que Dieu lui-même, qui lettre en faisant abstraction de l’univers men-
celui qui s’apprête à punir ceux qui auraient pourrait choisir d’envoyer aussi bien la peste que tal dans lequel ils ont été conçus.
fauté, ce qui est l’interprétation des promo- les Savoyards pour punir l’affront qui lui a été «La position de l’Eglise s’est lentement inversée,
teurs de la pastorale de la peur, mais comme fait.» commente Michel Grandjean. Aujourd’hui,
un don. la religion nous aide à avoir moins peur, à donner
«Le concept de justification par la foi qu’il déve- L’enfer, c’est verdun du sens à ce qui nous échappe et par conséquent
loppe alors met le croyant en relation directe avec Ce système de pensée connaît un premier nous effraie, à commencer par le sens de la vie hu-
Dieu, qui lui donne la capacité d’être juste et donc coup de boutoir avec l’affirmation des Etats maine qui, malgré tous les progrès de la science,
de se présenter sans crainte devant Lui, complète nations. Dans une société de plus en plus ra- reste quelque chose d’insaisissable et de mysté-
Michel Grandjean. Théoriquement, cette idée, tionnelle, le droit se détache de Dieu, tandis rieux.»
qui est bien plus en accord avec l’esprit des Evan- que la religion devient une affaire privée. Cependant, selon l’historien du christia-
giles, aurait dû complètement saper les racines de Symbole de cette évolution, l’atteinte à l’hon- nisme et comme le confirment plusieurs
la peur mais dans les faits cela ne s’est pas passé neur cesse d’être un délit au XIXe siècle, la jus- études sur le sujet, c’est la Première Guerre
exactement comme cela.» tice se limitant à sanctionner les atteintes à la mondiale qui marque un tournant définitif
Tant qu’un simple blasphème sera sus- conviction religieuse d’autrui. avec le système de pensée mis en place à par-
ceptible de mettre en péril l’ensemble de Dieu et le Diable font dès lors d’autant tir du XIVe siècle. Comment en effet conti-
l’édifice social, l’Eglise parviendra en effet moins peur que l’Eglise elle-même révise pro- nuer à avoir peur du purgatoire quand on a
à maintenir la pression. «Au XVI e siècle, à gressivement sa doctrine. Sous l’influence de connu la réalité de Verdun? Survivre au froid,
Genève comme ailleurs, si on laisse quelqu’un in- théologiens comme Rudolf Bultmann, l’insti- à la boue, à la dysenterie, aux rats qui dévo-
sulter Dieu au sortir d’une auberge sans le punir, tution engage en effet au cours du XXe siècle rent les restes de cadavres au milieu des tran-
on est complice d’avoir attenté à l’honneur divin, un vaste mouvement de démythologisation chées, n’est-ce pas précisément être revenu de
poursuit Michel Grandjean. Or, l’honneur est des textes de l’Evangile. Ses tenants, de plus l’enfer? z
une notion si centrale dans l’Ancien Régime que en plus nombreux, considèrent qu’il faut * «La Peur en Occident (XIVe-XVIIIe siècles). Une cité
toute offense doit impérativement être lavée. Et il comprendre les textes de l’Evangile dans leur assiégée», par Jean Delumeau, ed Fayard, 1978, 486 p.
Publicité
www.master.usi.ch
No one Master
knows USI Meetings:
better than 14-25.11.2011
its students.
Follow lectures with a USI student. Get the insight!
Banking & Finance
Gestione dei Media*
Applied Informatics
Intelligent Systems
International Tourism
Marketing