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4 - Régimes Politiques Et Systèmes Électoraux

Le document traite des régimes politiques et des systèmes électoraux, en se concentrant sur la théorie des régimes et l'influence des systèmes électoraux sur les régimes politiques. Il aborde des exercices de démonstration sur la Ve République et la détermination du régime par le système électoral. Enfin, il présente une classification des régimes parlementaires et présidentiels, ainsi que des réflexions sur la stabilité gouvernementale.

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Droit constitutionnel

Julien Jeanneney
Professeur de droit public

Licence en droit
Semestre 1
2024-2025

Séance de travaux dirigés n°4

Régimes politiques et systèmes électoraux


L’ESSENTIEL

Principaux thèmes

— L’origine de la théorie des régimes politiques


— Les limites de la théorie des régimes politiques
— L’influence du système électoral sur le régime politique

Exercices de démonstration

— Démontrez que la Ve République est parlementariste


— Démontrez que le système électoral détermine davantage le régime que la Constitution elle-même

A écouter

— France Culture, Cultures Monde, « Brésil 2022, Une nation en crise, ép. 1 - Élection présidentielle :
la démocratie en jeu »

Plan

I — La théorie des régimes

II — Le système électoral
I — LA THÉORIE DES RÉGIMES

Aristote, Politiques, Livre III, chap. 7 [1279 a 25], trad. Quand c’est la multitude qui détient le gouvernement en vue
fr. Pellerin, Flammarion, coll. GF, 1990, p. 229-230 de l’avantage commun, la constitution est appelée du nom
Puisque constitution et gouvernement signifient la même commun à toutes les constitutions, un gouvernement consti-
chose, et qu’un gouvernement c’est ce qui est souverain tutionnel. Et c’est rationnel, car il peut arriver qu’un seul in-
dans les cités, il est nécessaire que soit souverain soit un dividu ou qu’un petit nombre se distingue par sa vertu, alors
seul individu, soit un petit nombre, soit un grand nombre qu’il est vraiment difficile qu’un grand nombre de gens pos-
de gens. Quand cet individu, ce petit ou ce grand nombre sèdent une vertu dans tous les domaines, avec comme ex-
gouvernent en vue de l’avantage commun, nécessairement ception principale la vertu guerrière : elle naît en effet dans
ces constitutions sont droites, mais quand c’est en vue de la masse. C’est pourquoi dans cette dernière sorte de consti-
l’avantage propre de cet individu, de ce petit ou de ce grand tution c’est la classe guerrière qui est absolument souve-
nombre, ce sont des déviations. Car ou bien il ne faut pas raine et ce sont ceux qui détiennent les armes qui participent
appeler citoyens ceux qui participent à la vie de la cité, ou au pouvoir.
bien il faut qu’ils en partagent les avantages. Les déviations des constitutions qu’on a indiquées sont :
Nous appelons d’ordinaire royauté celle des monarchies qui la tyrannie pour la royauté, l’oligarchie pour l’aristocratie,
a en vue l’avantage commun ; parmi les constitutions don- la démocratie pour le gouvernement constitutionnel. Car
nant le pouvoir à un nombre de gens petit mais supérieur la tyrannie est une monarchie qui vise l’avantage du mo-
à un, nous en appelons une l’aristocratie soit parce que les narque, l’oligarchie celui des gens aisés, la démocratie vise
meilleurs y ont le pouvoir, soit parce qu’on y gouverne pour l’avantage des gens modestes. Aucune de ces formes ne vise
le plus grand bien de la cité et de ceux qui en sont membres. l’avantage commun.

Jean-Claude Colliard, « Les régimes politiques étran- [...]


gers », in J.-C. Colliard, J. Lautman, J.-L. Parodi, G. I — Le cas général : les régimes parlementaires
Triolaire, La vie économique et sociale de la Nation.
Classe de Première, Bordas, 1978 Régime de collaboration des pouvoirs, le régime parlemen-
taire se caractérise par un premier trait : pour permettre à
La présentation des régimes politiques étrangers pose un
l’Assemblée de contrôler l’exécutif, celui-ci est divisé en
premier problème, celui de leur nombre et de leur diver-
deux branches, le chef de l’Etat et le gouvernement. Au
sités : plus de 140 Etats dans le monde contemporain, dont
total, existent donc, dans ce mode de gouvernement, trois
aucun ne ressemble exactement à son voisin. C’est dire qu’il
organes politiques :
ne sera pas possible de les décrire tous et qu’il faudra faire
un choix ; c’est dire aussi que l’étude d’un pays donné devra - Le chef de l’Etat, monarque héréditaire ou président élu,
être considérée, dans la mesure du possible, comme celle dont le rôle est devenu, au fil des ans, très faible : plus qu’un
d’un type, d’un exemple auquel d’autres peuvent être ratta- pouvoir actif, il est aujourd’hui un symbole de la continuité
chés. [...] et de l’unité nationales.
On connaît la théorie de Montesquieu sur la séparation ou, - Le Cabinet ministériel, constitué autour d’un ministre
plutôt, la collaboration de ces trois pouvoirs distincts que principal, généralement appelé Premier ministre ou pré-
sont (ou doivent être) le législatif (pouvoir de faire la loi), sident du Conseil des ministres, a progressivement pris les
l’exécutif (pouvoir d’appliquer la loi) et le judiciaire (pou- pouvoirs perdus par le chef de l’Etat : c’est lui qui exerce le
voir de juger des différends nés à l’occasion de l’application pouvoir actif, le gouvernement. Il doit nécessairement bé-
de la loi). La manière dont le législatif et l’exécutif colla- néficier de la confiance du Parlement, issu du suffrage uni-
borent – le pouvoir judiciaire se situant, de toute manière, à versel, et il est seul responsable devant lui, c’est-à-dire qu’il
part – a donné naissance à une très ancienne classification, peut être renversé par lui, et par lui seul.
qui distingue : - Le Parlement groupe, en une ou deux chambres (système
- le régime parlementaire (collaboration des pouvoirs : l’As- monocaméral ou bicaméral), les représentants de la Nation.
semblée fait la loi et contrôle le gouvernement qui l’ap- Il vote les lois et le budget de l’Etat, contrôle le gouver-
plique) ; nement et peut, en cas de désaccord, le renverser. De plus,
- le régime présidentiel (séparation des pouvoirs : l’Assem- le gouvernement est généralement l’émanation de la ma-
blée fait la loi, mais le président – qui l’applique – n’est pas jorité parlementaire, c’est-à-dire d’un ensemble de députés
responsable devant elle) ; (au moins la moitié plus un, en principe), qui s’accordent
- le régime directorial ou régime d’Assemblée (sans sépara- pour mener à bien un certain programme politique.
tion réelle des pouvoirs, le gouvernement étant une sorte de Ce mécanisme assez complexe n’est pas apparu d’un coup ;
comité de l’Assemblée chargé d’appliquer ses décisions). il est le résultat d’une longue évolution qui, née en An-
gleterre, s’est poursuivie dans la plupart des pays occiden- depuis 1945, la majorité absolue des suffrages, mais l’un
taux. Mais il faut, là, introduire une troisième distinction, d’entre eux a toujours eu la majorité absolue au Parlement
non plus économique , non plus juridique, mais politique : (sauf en février 1974) : les travaillistes de 1945 à 1951, de
l’observation montre, en effet, que les règles juridiques qui 1964 à 1970 et depuis octobre 1974, les conservateurs le
viennent d’être décrites amènent à des résultats très diffé- reste du temps. Et c’est ce fait que, d’une manière quasi au-
rents selon les pays et, notamment, selon les systèmes de tomatique, une majorité claire se trouve ainsi dégagée au
partis (c’est -à-dire le nombre, la dimension et les alliances Parlement, qui a infléchi les institutions britanniques dans
des partis politiques). La distinction, très simple, est celle un sens particulier, celui de la prépondérance du Cabinet
des régimes parlementaires où le gouvernement est stable ministériel.
et des régimes où il est instable ; il faut, cependant, ajou- En effet, si les éléments institutionnels sont, en principe, au
ter une troisième catégorie, celle des régimes dits « semi- nombre de quatre, l’exécutif et le législatif étant chacun di-
présidentiels », où l’on a essayé de remédier à l’instabi- visés en deux, la Couronne et le Cabinet pour le premier,
lité gouvernementale en redonnant une certaine influence la Chambre des Communes et la Chambre des Lords pour
au chef de l’Etat. Entre ces trois groupes se répartissent la le second, le jeu politique se résume pratiquement dans les
totalité des régimes parlementaires contemporains. rapports entre le Cabinet et la Chambre des Communes. [...]
A — Les régimes parlementaires à stabilité gouverne-
B — Les régimes parlementaires sans stabilité gouver-
mentale
nementale
Le terme de stabilité gouvernementale ne signifie pas qu’un
gouvernement soit au pouvoir pour une durée illimitée mais Le régime parlementaire a souvent été présenté comme
que, d’une élection du Parlement à l’autre, pour cette durée un régime d’instabilité gouvernementale ; pourtant, aujour-
que l’on appelle législature, le même gouvernement res- d’hui, les régimes à instabilité sont moins nombreux que
tera en place, sauf crise majeure. Cela implique qu’il ait les autres. Parmi eux, on peut distinguer ceux dans lesquels
constamment la confiance du Parlement, c’est-à-dire qu’il l’instabilité est corrigée par l’existence d’un parti beaucoup
soit constamment soutenu par une majorité, constituée par plus important que les autres, un parti pivot, indispensable
un parti majoritaire à lui seul ou par une coalition de partis, à toute majorité, et ceux qui ne disposent pas d’un tel élé-
formée pour la durée de la législature. Ce type de gouver- ment.
nement est souvent appelé « gouvernement de législature » L’Italie et Israël sont les deux exemples de pays à parti pi-
ou parlementarisme majoritaire (l’expression est de Mau- vot. [...]
rice Duverger et Jean-Luc Parodi). Historiquement, il s’est C — Le correctif présidentiel
d’abord développé en Angleterre – et le type britannique en
reste le modèle –, puis en Scandinavaie, et plus récemment Pour corriger ou prévenir l’instabilité gouvernementale tou-
dans ce nouveau régime parlementaire qu’est la République jours possible en régime parlementaire, plusieurs pays ont
fédérale d’Allemagne. été amenés à laisser – ou à donner – au président de la Ré-
publique une place plus importante que dans le schéma par-
Le type britannique, dont l’exemple principal est, bien sûr,
lementaire classique, et notamment à le faire élire au suf-
la Grande-Bretagne, se caractérise plus par ses éléments
frage universel, pour asseoir son influence sur une base po-
proprement politiques (systèmes électoral et système de
pulaire. C’est le cas, en dehors de la France, qui se rattache
partis) que par ses éléments institutionnels, qui n’ont fait
à ce groupe, de pays très divers, l’Autriche, la Finlande, l’Is-
qu’évoluer en fonction des premiers, et ce d’autant plus
lande, l’Iralnde et maintenant le Portugal. [...]
facilement que le Royaume-Uni est un des rares pays au
monde à ne pas avoir de Constitution écrite. II — Un géant isolé : le régime présidentiel des Etats-
Les éléments proprement politiques du système britannique Unis d’Amérique
sont très liés : il s’agit du mode de scrutin, uninominal L’étude des régimes semi-présidentiels amène tout droit au
majoritaire à un seul tour (le candidat arrivé en tête au régime présidentiel, dont un seul exemple existe dans les
tour unique est proclamé élu) et du bipartisme (« two- pays développés occidentaux, les Etats-Unis. Il faut tout de
party system »). Il n’est pas nécessaire de revenir, ici, sur suite préciser que, si certaines tendances « présidentielles »
l’éternel problème de savoir lequel de ces éléments est le ont pu être notées pour les régimes parlementaires, le ré-
produit de l’autre, mais il faut souligner que ce mode de gime présidentiel se distingue nettement du précédent par
scrutin conserve et garantit le bipartisme : à l’alternance ses principes d’organisation, qui reposent sur une stricte sé-
conservateurs-libéraux du XIXe siècle a succédé, au XXe paration des pouvoirs : le Président gouverne et l’Assem-
siècle, l’alternance conservateurs-travaillistes – et, depuis blée fait la loi, ce qui n’est pas original, mais surtout au-
1945, le parti libéral n’a jamais pu se retrouver en position cun des deux n’a de moyens d’action quant à l’existence
de force, puisqu’il a rarement eu plus de 10% de suffrages et de l’autre. Le législatif ne nomme pas le Président, élu par
surtout, n’a jamais obtenu plus de 3% des sièges. Ce mode le peuple, et il ne peut pas le renverser ; en contrepartie, le
de scrutin favorise, en effet, considérablement les grands Président ne peut pas dissoudre l’Assemblée, alors que la
partis et assure à l’un ou l’autre la majorité des sièges à plupart des exécutifs des régimes parlementaires en ont le
la Chambre. Conservateurs ou travaillistes n’ont jamais eu, pouvoir. [...]
Philippe Lauvaux, « Régimes (classification) », in D. Al- XVIIIe siècle, encore qu’on en retrouve des traces dans la
land, S. Rials, Dictionnaire de la culture juridique, PUF, doctrine allemande de la monarchie constitutionnelle à la
Lamy, coll. Quadrige, 2003, p. 1315-1322 fin du siècle suivant. Dans la seconde moitié du XXe siècle,
La classification juridique des régimes constitue, dans en revanche, la démarche classificatoire tend à s’éloigner
l’ordre de la généalogie des concepts, un avatar de celle des critères formels pour viser l’objet même des normes,
des formes de gouvernement, démarche de la philosophie selon que celles-ci n’ont vocation à intervenir que dans cer-
politique classique qui s’est perpétuée depuis l’Antiquité. tains domaines de l’activité humaine ou au contraire à enca-
Cependant, d’un point de vue matériel, la première repré- drer celle-ci totalement. Ce sont alors, plus que des modes
sente seulement une sous-classe de la seconde et qui opère de gouvernement, des systèmes étatiques qui se trouvent
soit dans le domaine du droit constitutionnel, soit dans celui distingués et opposés. Les systèmes libéraux, de même, et
de la science politique. Au sein de ce dernier, la classifica- plus encore que les traditionnels, font prévaloir la sépara-
tion porte sur l’origine, la structure, le fonctionnement ef- tion entre l’Etat et la société civile – dans les systèmes tra-
fectif et, éventuellement, les objectifs du pouvoir politique. ditionnels, c’est la séparation d’avec la religion qui demeure
Elle tend alors à rejoindre la problématique classique en inaboutie – alors que les systèmes totalitaires (en tant qu’ils
conférant au terme de régime politique le sens de forme de se posent comme la négation de la transcendance) dénient à
gouvernement. Dans l’ordre constitutionnel, en revanche, la la société civile toute autonomie à l’égard de l’Etat.
classification repose sur l’agencement normatif des fonc- Cette classification est ainsi largement indifférente à la dis-
tions et des organes de l’Etat, de sorte que, parmi les formes tinction des formes de gouvernement. Les systèmes libé-
de gouvernement au sens classique du terme (monarchie, raux comprennent des formes démocratiques et des formes
aristocratie et démocratie), c’est essentiellement dans la ca- autoritaires, ces dernières souvent reliquats, et parfois résur-
tégorie parmi laquelle le pouvoir est partagé qu’il y a lieu gences, de systèmes traditionnels. A l’inverse, les systèmes
d’envisager une typologie des régimes au sens que le droit totalitaires comprennent essentiellement des formes autori-
constitutionnel donne à ce terme (Burdeau, Hamon, Troper, taires modernes mais ne sont pas étrangers au concept (si-
1999, p. 15). La classification proprement constitutionnelle non à la pratique) de la démocratie.
ne peut néanmoins être abordée sans faire état de celle, plus Tandis qu’avant guerre, Carl Schmitt écrit que « le bol-
large, des formes de gouvernement dans laquelle elle s’ins- chevisme et le fascisme sont, comme toutes les dictatures,
crit. antilibérales mais pas nécessairement antidémocratiques »
(Parlementarisme et démocratie, trad. fr., Le Seuil, 1988, p.
La classification des formes et l’apologie du « bon gou- 115), de nombreux auteurs, de 1945 à 1990, ont considéré
vernement » deux types démocratiques : les démocraties occidentales ou
Depuis les Anciens, les classifications ont généralement fait libérales et les démocraties de l’Est ou marxistes.
du nombre des détenteurs du pouvoir – un seul, quelques- Une autre classification contemporaine établit comme cri-
uns, tous – le critère fondamental de différenciation sous tère de distinction le caractère « pluraliste » ou non des
l’angle formel. Cette démarche s’inscrivait néanmoins dans formes de gouvernement, c’est-à-dire l’existence, insépa-
le cadre d’une autre, essentiellement qualitative, et visant rable, de pouvoirs en concurrence (polyarchie) et d’une
à distinguer les bonnes et les mauvaises formes de gouver- libre compétition pour le pouvoir lui-même. Ce critère
nement, suivant que le pouvoir s’exerce au profit de l’en- recouvre, chez Raymond Aron, la distinction entre parti
semble de la communauté ou simplement de ses détenteurs. unique et multipartisme et lui fait opposer les Etats constitu-
Aux bonnes, qui sont suivant l’ordre considéré ci-dessus, la tionnels pluralistes qui sont, depuis la généralisation du suf-
monarchie, l’aristocratie et la démocratie, sont ainsi respec- frage universel, les démocraties, et les Etats à parti unique
tivement opposées la tyrannie, l’oligarchie et l’ochlocratie ou monopolistique (Démocratie et totalitarisme, Gallimard,
(la populace au pouvoir). Mais celles-ci ne sont pas simple- 1965). Comme la précédente, cette classification s’inscrit
ment envisagées comme antithèse ; elles peuvent être aussi strictement dans le contexte contemporain et tend à valo-
comme le résultat d’une corruption des premières. riser la démocratie constitutionnelle par rapport aux autres
systèmes qui prétendent aussi s’inspirer du principe de lé-
Au départ de ces prémisses, s’est édifiée la théorie du gou-
gitimité démocratique.
vernement mixte, sur la lancée d’Aristote. Cette théorie,
souvent galvaudée (depuis Polybe), parfois rachetée (Mon- Entre la classification ancienne et ces deux nouvelles, on
tesquieu), et d’ailleurs contestée par de bons esprits (de peut encore en rappeler deux autres, correspondant sommai-
Bodin à Tocqueville), s’est enfoncée dans un labyrinthe. rement à la première moitié du XXe siècle et qui comportent
Elle postule que non seulement les formes bonnes acceptent à la fois des éléments classiques dérivés de la première et
d’être associées mais que – et c’est l’acquis aristotélicien des traits modernes qui les apparentent aux secondes.
spécifique – des éléments empruntés aux formes mauvaises La classification, de Kelsen, exposée dans sa Théorie gé-
de gouvernement peuvent être combinés si ingénieusement nérale de l’Etat (trad. fr., LGDJ, 1991), repose sur l’oppo-
qu’ils en deviennent susceptibles de produire un bon ré- sition entre autonomie et hétéronomie, c’est-à-dire le point
gime. Par rejet du conceptualisme comme de toute interac- de savoir si les normes auxquelles sont soumis les individus
tion téléologique, les Modernes soutiennent que la classifi- sont leur œuvre propre ou s’ils se trouvent au contraire assu-
cation des Anciens se présente non comme le produit d’une jettis à des règles produites par d’autres. Ce critère conduit
démarche cognitive mais comme un instrument de la quête essentiellement à distinguer l’autocratie de la démocratie,
du « bon gouvernement » (Burdeau, Hamon, Troper, 1999). non pas en tant que formes concrètes de gouvernemenmt
La typologie classique ne sera plus guère utilisée après le mais comme référentiels utilisables pour décrire celles-ci,
presque toujours caractérisées par la combinaison d’élé- tèmes de démocratie « médiatisée », caractérisés par des for-
ments démocratiques et autocratiques. [...] La classification mules de coalition instables et à connotation particratique,
kelsénienne aboutit ainsi à un éloge implicite de la forme et ceux de démocratie « directe » et « démédiatisée » (M.
mixte de gouvernement pourvu qu’elle soit à dominante dé- Duverger), qui laissent au corps électoral le choix effectif
mocratique. des gouvernants grâce à l’émergence d’un « pouvoir majo-
La classification qui fut longtemps la plus répandue dans la ritaire ».
doctrine française est celle fondée sur la séparation des pou- Dans le même ordre d’idées, il faut mentionner la célèbre
voirs. Elle consiste à opposer les formes de gouvernement classification d’Arendt Lijphart qui distingue un modèle
qui tendent à réaliser un équilibre entre les pouvoirs par majoritaire et un modèle de consensus, ou « consociation-
la répartition de ceux-ci entre différents organes de l’Etat, nel ». Ces démarches restent cependant étrangères au droit
et celles qui opèrent la « confusion » des pouvoirs au pro- constitutionnel. Au regard des critères de celui-ci, on es-
fit d’un organe prééminent. Comme la deuxième des clas- quissera des réserves qui portent sur le rapport que les
sifications contemporaines définies ci-dessus, elle présente concepts doivent, ou devraient, entretenir avec la réalité his-
ainsi un versant positif comprenant des systèmes relative- torique, avant de rendre compte d’une critique plus radicale,
ment homogènes et un autre purement négatif, rassemblant d’ordre systématique.
tous les systèmes où un organe unique est censé réunir, La doctrine traditionnelle est dépendante d’une conception
en dernier ressort, l’ensemble des fonctions de l’Etat, qu’il atrophiée et anachronique de la séparation des pouvoirs ; à
s’agisse de régimes constitutionnels ou non, traditionnels l’inverse, elle ne s’attache pas à délimiter le concept comme
et établis ou, au contraire, radicalement modernes, qu’ils les modes et degrés juridiques concrets de la confusion et
soient autoritaires ou totalitaires. méconnaît ainsi, par un tropisme français (au profit de la
Cette dissymétrie matérielle est rendue plus frappante en- grande Convention), le cas le plus notable de parlementa-
core par l’existence d’une symétrie formelle aboutissant à risme total, qu’illustre en Suède le Frihetstiden (Ere de la
distinguer au sein des deux versants deux catégories prin- Liberté). Et le fait que, plus tard, le système suédois érigé
cipales. Dans le versant des gouvernements – répondant au en 1809, fondé sur la séparation dite « rigide » et gagé sur
principe de séparation des pouvoirs, l’équilibre entre ceux- des mécanismes visant à conjurer le régime parlementaire,
ci peut, selon la doctrine, être atteint par un système de sé- ait été réinvesti par ce dernier au cours du XIXe siècle
paration souple ou par un système de séparation rigide. La (constat qui peut être étendu à la Norvège) demeure éga-
traduction du premier est le gouvernement parlementaire ; lement ignoré.
celle du second, le régime présidentiel, ou bien encore les En définitive, il n’est pas un des régimes de séparation « ri-
constitutions françaises de 1791 et de l’an III. Dans le ver- gide » en Europe qui n’ait été ré-inculturé à mesure (et par-
sant des systèmes de confusion des pouvoirs, la doctrine fois soudainement : la France de la législative ou l’Espagne
va pareillement distinguer, de façon plus artificielle encore du trienio libéral) par le parlementarisme.
et par pur souci de symétrie, deux catégories selon que la
Ce constat devrait mettre en question la pertinence d’un
confusion opère au profit de l’exécutif ou au profit du légis-
mode de séparation érigé en forme canonique. On trouve
latif. Sont alors convoqués deux référentiels liberticides : le
une critique plus radicale chez Michel Troper, dont le
Premier Empire et la Convention.
point de départ est la mise en cause du caractère réduc-
Ainsi l’objectif de la doctrine française demeure apologé- teur de la classification. « Il n’est pas excessif, écrit cet
tique. La séparation des pouvoirs, consacrée par l’article 16 auteur, de dire que ces catégories, en particulier l’oppo-
de la Déclaration des droits de 1789, ayant acquis le sta- sition parlementaire-présidentiel structurent l’ensemble du
tut de dogme républicain (v. l’art. 19 de la Constitution de discours constitutionnel contemporain, au moins en France.
1848), aucun bon gouvernement ne peut être considéré sans Elles seules paraissent permettre de penser une Constitution
y être préalablement référé, et cela, qu’elles que soient les quelconque autrement que comme parlementaire, présiden-
difficultés qu’emporte cette pétition de principe. Tel est le tielle ou mixte, au point que pendant les premières années
point de départ de la classification constitutionnelle des ré- de la Ve République, la bataille des étiquettes était le jeu fa-
gimes. Son critère principal est donc celui du degré de sépa- vori des constitutionnalistes » (Troper, 1989). Or, souligne-
ration des pouvoirs mais sa finalité reste d’intégrer ex post, t-il d’abord, « il est impossible de classer tous les régimes
et au besoin par force, les régimes existants – américain, an- dans l’une ou l’autre des catégories, parce qu’elles ne s’op-
glais, français, suisse – dans une construction intellectuelle posent pas ». Mais ce grief d’ordre logique reste mineur au
répondant aux exigences dogmatiques du principe de sépa- regard d’un autre, ontologique. Michel Troper constate ainsi
ration des pouvoirs. que, pour la majorité de la doctrine, les régimes politiques
Elle s’y trouve autorisée du fait que ces régimes concrets concrets ne sont que l’effectuation plus ou moins parfaite
obéissent effectivement à une logique institutionnelle spéci- d’un modèle préexistant, et cela même pour ceux qui ont en
fique dans l’ordre des rapports entre organes parlementaires réalité servi à l’élaboration intellectuelle du type. Cette dé-
et exécutifs. marche essentialiste répond à une problématique, pour une
bonne part, française (les « déviations » du parlementarisme
Constats critiques et objections sous les IIIe et IVe Républiques, la « nature » de celui de la
Cette classification traditionnelle a fait l’objet de nombre Ve), alors que, selon Troper, les constitutionnalistes britan-
de critiques. Du point de vue de la politologie, elle ne rend niques ne semblent pas, dans leurs controverses, invoquer
pas compte de la réalité politique et ne présente dès lors pas la nature parlementaire de leur constitution, ni les Améri-
d’intérêt fonctionnel. On préférera alors envisager les sys- cains le caractère présidentiel de la leur. La conclusion est
radicale : « La classification traditionnelle heurte la logique ;
présidentiel (et en cela la référence de la doctrine française
elle n’enseigne rien ; elle repose sur le présupposé absurde à la séparation des pouvoirs reste globalement juste) tandis
que les régimes purs sont des êtres réels et malgré tout cela, que le régime parlementaire conduit à l’« union intime, la
elle ne sert de fondement à l’argumentation que lorsqu’il fusion presque complète des pouvoir exécutif et législatif »,
existe un doute sur leur réalité ou leur substance » (Troper, conception holiste dépendante du radicalisme whig (et qui
1989). [...] traduit, significativement, un déplacement de termes en re-
gard du modèle « conventionnel » de cette même doctrine
Or, la question de la dénomination des régimes induit préci-
française).
sément à contredire Michel Troper sur le dernier point, rela-
tif aux auteurs anglo-saxons. Les dénominations ont un ca- Par ailleurs, Bagehot n’oppose nullement les deux régimes
ractère conventionnel et variable selon l’époque et les pays en termes de mode de désignation de l’organe exécutif. Il
considérés. Le régime parlementaire tel qu’il s’est formé et relève incidemment, au contraire, que les deux pratiquent
fonctionne en Grande-Bretagne y est communément appelé essentiellement le même, que la « fonction élective » de
cabinet government, expression se référant à la structure la Chambre des communes est très proche de celle des
collégiale de l’exécutif ministériel. C’est par opposition à grands électeurs du président américain. Cela induit une
cette formule (mais il utilise aussi celle de parliamentary autre observation. Dans sa version classique, la typologie
govemment), et en fonction de la même référence structu- traditionnelle ne retenait comme critères que ceux tirés de
relle, que l’Anglais Bagehot a qualifié le régime des Etats- l’agencement constitutionnel entre les fonctions et les or-
Unis de presidential government (Bagehot, 1867, 1974), ganes de l’Etat, et non des modes de désignation des or-
à une époque où le futur président Woodrow Wilson défi- ganes exécutifs (ni, accessoirement, du nombre de ceux-ci).
nissait celui-ci comme congressional government (Wilson, Cela résulte autant d’un présupposé méthodologique que du
1883, 1901). C’est encore dans le même ordre d’idées que constat que ces éléments demeurent contingents tant au re-
la doctrine suisse appelle collégial le régime de la Confé- gard des époques que de la pratique effective des régimes.
dération, parfois aussi appelé directorial. Si, pour l’Amé- Un mode de désignation ou de délibération n’est retenu
rique, la dénomination de régime congressionnel semble ou choisi, conservé ou pratiqué qu’en fonction du pouvoir
avoir cédé la place à celle de régime présidentiel, en Europe, qu’il s’agit d’exercer, il n’en est pas Nations Unies. Ainsi
l’expression de gouvernement de cabinet demeure princi- l’institution monarchique a-t-elle facilité la transition des
palement anglo-saxonne et il lui est habituellement préféré régimes de type « présidentiel » de la Suède (Constitution
celle de régime parlementaire, par elle-même très peu signi- de 1809) et de la Norvège (Constitution de 1814, toujours
ficative. en vigueur) vers le parlementarisme, à la fin du XIXe siècle
Au contraire, la pérennité du régime présidentiel a-t-elle été
Mais quelles que soient les variantes, il semble que le cé- favorisée aux Etats-Unis par une désignation du président
lèbre publiciste anglais ait le premier théorisé l’opposition selon des modalités équivalentes à une élection directe au
entre régime parlementaire et présidentiel. A l’époque où il suffrage universel, pourtant non prévue par la Constitution.
écrit The English Constitution (1865 publié en 1867), il a De même, en Suisse, le pouvoir délibératif associé au vec-
l’esprit de mettre en valeur ce qui, selon lui, recommande teur référendaire des institutions a facilité l’émergence de
particulièrement le régime parlementaire comme modèle la « formule magique » de gouvernement, système particra-
institutionnel le plus propre à ériger un pays nouveau (a tique proportionnel, et contribué à prévenir une évolution
new country) sur des bases libérales, sinon pleinement dé- vers le régime parlementaire, alors même que la désigna-
mocratiques. A partir de là, Bagehot néglige les récents pe- tion de l’exécutif collégial demeure le fait de l’Assemblée.
tits Etats parlementaires européens (sur le modèle de la Bel-
C’est parce que, dans les formulations plus récentes, la clas-
gique) ou les colonies britanniques de souche européenne,
sification traditionnelle a commencé de prendre en compte
comme autant d’éléments pourtant en faveur de sa démons-
cet élément du mode de désignation, qui est hétérogène à
tration, pour s’attacher aux seuls régimes fonctionnant dès
son économie propre, qu’elle encourt à juste titre le grief
alors dans la stabilité et la durée. Ainsi fondée sur l’ob-
que fait Michel Troper de distinguer des catégories qui ne
servation de deux régimes concrets, celle-ci n’en est pas
s’opposent pas. Et c’est encore ainsi qu’elle a généré de
moins systématique. Dans le régime présidentiel, la garan-
fausses « catégories mixtes » telles que celle des régimes
tie constitutionnelle des mandats entraîne l’indépendance
dits « semi-présidentiels », qui ne répond ni à la logique
des organes : n’étant responsable devant personne, l’exé-
lexicale ni à la logique juridique.
cutif monocratique (les ministres n’ayant aucun statut poli-
tique propre) ne détient positivement aucun moyen de pres- L’analyse historique : les logiques institutionnelles
sion sur le Congrès, qui reste entièrement maître de légifé-
rer ou non. Dans le régime parlementaire, le chef de gou- Ainsi, l’analyse de Bagehot ne consiste pas à prétendre qu’il
vernement et les ministres sont en permanence comptables y aurait une sorte d’opposition de « nature » entre les ré-
et responsables devant le Parlement, et donc révocables par gimes, mais à mettre en évidence des logiques institution-
lui, mais c’est précisément cela qui leur confère le pouvoir nelles bien distinctes. C’est du reste un constat du même
de direction politique des chambres (to lead the House) et ordre, quoique implicite, qui permettait à la doctrine fran-
l’effectivité du pouvoir législatif, réalité certes déjà entre- çaise de relier sa classification au principe de séparation des
vue (Chateaubriand : « Les ministres, maîtres des chambres pouvoirs. L’analyse historique, en effet, confirme celle de
par le fond et leurs serviteurs pour la forme ») mais dont Bagehot, et elle n’infirme pas complètement celle de la doc-
Bagehot fait la pierre d’angle du parlementarisme. L’indé- trine, une fois écartés ses présupposés idéologiques.
pendance des organes est le caractère essentiel du régime Elle conduit d’abord à distinguer dans l’histoire d’Angle-
terre deux séquences interférentes, correspondant au régime Enfin, si l’exécutif n’est pas politiquement responsable,
présidentiel et au régime parlementaire. Ce recoupement est c’est encore parce que ce type de responsabilité était ad-
important. C’est lui qui explique aujourd hui encore que ces venu trop récemment en Angleterre pour être perçu comme
deux régime (pour être opposés) ne soient pas contraires et un élément stable et déterminant de la constitution an-
que les notions qui tiennent à l’un et à l’autre demeurent glaise. Le fait majoritaire envisagé comme une disposi-
coextensives. tion permanente est ressenti comme une aberration à l’aube
La première séquence est marquée par un exécutif resté es- du parlementarisme, ce qui explique, pour ainsi dire, que
sentiellement monarchique participant à la fonction législa- l’émergence du régime dit ensuite parlementaire soit pas-
tive par le moyen de la sanction, et un Parlement essentiel- sée comme inaperçue. Cette prévention, que le constituant
lement législateur ; elle est la conséquence de la Glorieuse de Philadelphie ne pouvait que partager, à l’encontre de
Révolution (1688) et s’identifie aux règnes de Guillaume III la pérennisation d’une majorité est due à ce que la notion
et d’Anne Stuart. de parti est encore mal dégagée, et il devient frappant que
l’archaïsme maintenu des partis américains ait été préci-
La seconde dont les commencements coïncident avec l’avè-
sément un facteur qui ait enrayé l’évolution vers le par-
nement des Hanovre (1714) et qui parvient à maturité avec
lementarisme [...]. Cependant, le président, de même que
la fin du XVIIIe siècle, est caractérisée par un exécutif prin-
les autres fonctionnaires fédéraux, et donc les ministres ou
cipalement ministériel (ou de cabinet) qui devient progres-
secrétaires, sont passibles, comme en Angleterre les mi-
sivement le moteur de l’activité législative notamment en
nistres de la Couronne, de la procédure de l’impeachment,
matière financière d’un Parlement qui renforce quant à lui
qui sanctionne en principe une responsabilité pénale mais
ses pouvoirs de contrôle jusqu’à sanctionner la responsa-
dont la réduction au rang d’arme de pure dissuasion avait
bilité politique du cabinet. Les principes de la constitution
bien marqué le caractère inéluctablement politique. Ainsi,
anglaise du début du XVIIIe siècle ont inspiré le constituant
de manière générale, le mécanisme de checks and balances
de Philadelphie, mais à une époque où les institutions bri-
tendant à l’équilibre, par la répartition des pouvoirs, du ré-
tanniques avaient franchi l’étape vers le parlementarisme.
gime qui sera dit « présidentiel » est essentiellement dirigé
Ce faisant, la constitution anglaise continuait sa propre lo-
contre l’exécutif et vise à renforcer la position du Congrès,
gique de répartition ou distribution des pouvoirs, en y ajou-
premier des pouvoirs parce que détenteur de la fonction
tant un élément appelé à devenir fondamental : la sanction
législative. C’est pourquoi ce régime a d’abord été appelé
par le Parlement de la responsabilité politique du cabinet.
« congressionnel »
Le constituant américain, quant à lui, au départ du modèle
anglais antérieur, est dépendant de constats obérés par le La généalogie du régime suisse est plus complexe. Il repré-
décalage de l’observateur et extrapolés par volonté de sys- sente la survivance contemporaine des républiques d’ancien
tématisation mais aussi de démocratisation. Il en résulte une style revigorée par les idéaux révolutionnaires de la fin du
référence explicite à la séparation des pouvoirs conçue non XVIIIe siècle. C’est un régime dans lequel l’exécutif n’est
plus seulement en termes de répartition (comme chez Locke pas politiquement responsable devant les chambres, étant
et Montesquieu), mais, à la lecture de De Lolme (par où se tenu en dernière instance d’opérer dans le plan de celles-ci.
dessine clairement l’influence de Rousseau), dans un sens C’est pourquoi ce régime peut être appelé « directorial »,
confinant à la spécialisation. conformément au sens originel du mot directoire qui dé-
C’est ce qu’expriment les termes constitutionnels pour dé- signe une instruction.
signer le Congrès, le président et la Cour suprême, qualifiés Le régime directorial vise à constituer l’exécutif dans un
de branche législative, exécutive et judiciaire du gouverne- alignement bien compris à l’endroit des assemblées, ran-
ment. L’acception première prévaut cependant encore : c’est çon de l’absence de responsabilité politique. Il atteint à ce
clairement d’elle que procède le système des checks and ba- but par le recours à deux modes, alternatifs, d’effectuation :
lances, avec le veto présidentiel et les pouvoirs du Sénat en soit il réalise une ferme séparation de pouvoirs spécialisés
matière de traités internationaux et de nomination de fonc- à l’extrême – c’est le régime français de l’an III, celui du
tionnaires fédéraux. Directoire – soit il obéit au principe de l’unité de pouvoir
Le système de l’équilibre rationalise, en même temps qu’il en modérant les fonctions – c’est le régime de la Suisse.
les transpose dans le champ de la spécialisation, les recettes Le schéma institutionnel de celui-ci est hérité du système
de mitigation qui définissent la séparation traditionnelle de des grands et petits conseils des républiques patriciennes
type britannique. Mais la tendance à la spécialisation, qui d’Ancien Régime, il est celui d’un Parlement élisant les
va de pair avec une conception relativement subordonnée membres de l’exécutif pour la durée de la législature. La lo-
de l’exécutif face au Congrès, assimilé logiquement au pre- gique institutionnelle dérive, à travers les constitutions dé-
mier des pouvoirs, le pouvoir législatif, est perceptible. mocratiques des cantons régénérés d’après 1830, du type
Le Congrès garde en toute hypothèse le dernier mot car il révolutionnaire de 1793 (projet de Constitution Condorcet,
peut outrepasser le veto du président et celui-ci ne peut pro- Constitution jacobine). Elle dérive aussi, au moins formel-
noncer la dissolution. Or le droit de dissolution, ultérieure- lement, de la Constitution de l’an III, celle du Directoire.
ment présenté comme une contrepartie de la responsabilité La conception d’ensemble des institutions est celle d’un
ministérielle par la théorie classique du régime parlemen- exécutif naturellement subordonné, quoique non dépourvu
taire, préexistait à celui-ci dans la constitution anglaise et de prérogatives, à qui appartient « l’autorité suprême de la
aurait pu (associé au veto absolu, dont il est le corollaire) Confédération », qui est plus que le pouvoir législatif. Ce
être transposé dans celle des Etats-Unis comme un élément régime de la Constitution suisse est marqué par une relative
de l’équilibre du modèle anglais du début du XVIIIe siècle. indistinction des pouvoirs ou une indifférence « historique »
à l’endroit du concept de leur séparation, ce qui explique et qu’il lui appartient donc d’assurer la direction politique
que la doctrine française (mais non les auteurs suisses) l’ait du Parlement.
rangé dans la classe des systèmes de confusion des pou- Le critère de la responsabilité politique donne lieu à un dé-
voirs. placement de jeu autorisant d’identifier la logique de celui-
ci à une logique de conflit et de compétition. Le conflit
L’analyse fonctionnelle : les logiques de majorité est postulé comme inhérent au régime parlementaire et les
« Quand la majorité est solide, écrit le constitutionnaliste moyens institutionnels de le résoudre permettent d’éviter
suisse Jean-François Aubert, tous les systèmes se valent, et aux acteurs, dont les principaux sont les partis eux-mêmes,
le gouvernement, parlementaire, présidentiel ou collégial, de se contraindre en permanence au compromis. Cela n’im-
peut agir fortement. La pierre de touche d’un système, c’est plique pas que le conflit survienne nécessairement, ni qu’il
l’absence de majorité, et nous croyons qu’ici le nôtre sou- se déroule toujours suivant les règles, ni qu’il ne donne pas
tient avantageusement la comparaison » (Aubert, 1967, n° lieu à un compromis, mais en toute hypothèse il correspond
1510). En effet, les trois régimes sont fondés sur l’exis- à la norme du régime alors que ceux qui ignorent normale-
tence d’une relation juridique de dépendance de l’exécutif ment la responsabilité politique sont en permanence soumis
à l’égard de la majorité parlementaire, mais cette relation à une contrainte de self restraint, d’autolimitation.
existe et persiste selon des formules différentes dans cha- Celle-ci ne résulte pas des textes, qu’il s’agisse du Congrès
cun d’entre eux. En se définissant par la responsabilité de américain qui s’abstient, en règle générale, de paralyser
l’exécutif devant le Parlement, en exigeant ainsi le maintien l’action de la présidence, ou de celle de l’Assemblée fédé-
permanent de l’accord entre majorité et gouvernement, le rale suisse qui renonce à sanctionner la responsabilité des
régime parlementaire va jusqu’au bout de la logique majo- membres du Conseil fédéral (l’exécutif collégial). Il a pu
ritaire. C’est en cela qu’il constitue un modèle institution- être démontré, par ailleurs, à partir du concept d’« armes
nel relativement simple, comme le faisait valoir Bagehot, régulatrices » comme critère d’analyse des régimes, que le
et que tout régime représentatif non parlementaire peut être droit de veto, aux Etats-Unis, comme le référendum, en
appelé à le devenir, comme le montrent les cas, évoqués, de Suisse, ont contribué et contribuent encore à maintenir ces
la Suède et de la Norvège, celui du Chili (Moulin, 1978, p. régimes en dehors de la sphère, du parlementarisme (Pi-
330 sq.) et, jusqu’à un certain point, de la Suisse au XIXe mentel, 1999).
siècle (le cas le plus symptomatique étant celui du Direc-
Aux Etats-Unis, l’échec répété d’une utilisation purement
toire).
politique de l’impeachment présidentiel a aussi contribué à
Mais au-delà du constat qu’un régime parlementaire peut enrayer les voies d’une évolution vers le régime parlemen-
naître de façon coutumière, on observe également que la taire, échec qui traduit clairement en définitive la logique
responsabilité politique n’est jamais qu’imparfaitement sai- d’autolimitation évoquée. Celle-ci, de même que les règles
sie par le droit. Même quand il existe des procédures for- par lesquelles s’était établi en Angleterre le gouvernement
melles, l’effet recherché qui est de provoquer la démis- de cabinet est, quoique implicite, de nature constitution-
sion du gouvernement peut être obtenu sans les respecter. nelle.
En ce cas, « la responsabilité politique apparaît avant tout Convention constitutionnelle donc, au sens reçu du terme,
comme une norme de comportement. [...] Dans une pers- c’est-à-dire non pas une norme au sens propre, mais une
pective strictement juridique, il apparaît que la norme qui manière de l’appliquer (P. Avril). Et c’est la méconnais-
permet l’engagement de la responsabilité politique est une sance de ce donné constitutionnel qui met en évidence l’in-
norme d’habilitation, donc qui n’oblige pas à l’exercice du suffisance des classifications politologistes. Ainsi de celle
pouvoir qu’elle confère. opposant les démocraties médiatisées et sans véritable alter-
Il en résulte que la réunion des conditions juridiquement nance politique à celles où le choix du chef réel de l’exécutif
nécessaires n’implique pas que la prérogative sera effecti- appartient au peuple. Elle tend à ranger dans la même classe
vement utilisée » (Grewe et Ruiz Fabri, 1995, p. 372-373). les Etats-Unis et la France de la Ve République, et, faute
Mirkine Guetzévitch traduisait cela en d’autres termes lors- de prendre en compte le caractère parlementaire de celle-ci,
qu’il identifiait le régime parlementaire au seul pouvoir po- dont la singularité est de permettre au président de se consti-
litique de la majorité : « Quand on définit le parlementa- tuer en chef effectif de la majorité parlementaire, ne permet
risme comme responsabilité politique du cabinet, on prend évidemment pas d’expliquer le système dit de cohabitation.
l’effet pour la cause. [...] C’est le principe de la volonté de A l’opposé, elle met en évidence le défaut d’alternance qui
la majorité qui oblige le cabinet à être “responsable”, c’est- caractérisait le système italien (avant 1994) comme aussi
à-dire à se démettre quand la majorité le veut » (« Les nou- bien le système suisse, et l’on ne peut dès lors comprendre
velles tendances du droit constitutionnel », RDP, 1930, p. l’instabilité italienne, déterminée par la logique de crise du
80). La formule est éclairante par ce qu’elle exprime mais régime parlementaire, au regard de la stabilité parfaite gé-
aussi par ce sur quoi elle fait l’impasse, car tout régime re- néré par le fonctionnement « magique » du régime directo-
présentatif et démocratique est fondé sur le principe de ma- rial de la Suisse. La célèbre classification de Lijphart peut
jorité. Simplement, le régime présidentiel des Etats-Unis et aussi être évoquée. Hans Peter Kriesi relève que « bien que
le régime directorial de la Suisse ne pratiquent pas cette lo- Lijphart lui-même ne fasse pas cette analogie, il est pourtant
gique radicale du principe majoritaire qui est celle du ré- frappant de constater qu’il existe une correspondance entre
gime parlementaire. C’est parce qu’il peut voir sa respon- les trois modèles distingués par lui et les trois modèles de la
sabilité sanctionnée que le gouvernement parlementaire est typologie classique » (Les Démocraties occidentales, Eco-
aussi « responsable » au sens commun et positif du terme, nomica, 1994, 1 79). L’observation signale en particulier sa
pertinence dans la nécessité où Lijphart s’est trouvé de trou- sidentiel américain n’est-il pas un gouvernement de partis,
ver, entre ses deux types idéaux de démocratie majoritaire et il ne pourrait l’être sans dériver vers le parlementarisme,
et de consensus, un modèle intermédiaire pour faire entrer, tendance récurrente d’ailleurs mais jamais assumée sur le
non sans mal, les États-Unis dans la logique de sa classi- long terme.
fication (le modèle majoritaire correspondant au prototype La classification traditionnelle permet ainsi de distinguer
britannique de régime parlementaire tandis que le modèle en dehors des oppositions tranchées et souvent factices des
de consensus est représenté, presque à l’état pur selon l’au- modèles bipolaires, des régimes caractérisés, d’un point
teur, par le régime directorial de la Suisse). Cet embarras de vue constitutionnel, par des logiques qui leur restent
explicite pour intégrer le plus grand des vieux pays démo- propres (responsable, non responsable, a-responsable) et
cratiques, dont le régime présidentiel est « ambivalent au re- correspondent aux trois systèmes positifs des démoraties re-
gard de l’opposition majorité-consensus », démontre à nou- présentatives tels qu’ils se sont développés depuis le début
veau la faiblesse de telles démarches - typologiques au re- de l’ère démocratie contemporaine.
gard de la classification traditionnelle.
Il ne s’agit pas pour autant de s’abstenir de la réalité po- Loin de toute démarche « hypostatique », l’approche his-
litique du fonctionnement des différents régimes. Mais la torique permet d’analyser comment ces logiques se sont
logique institutionnelle de chacun détermine des caractères formées, au départ de quel contexte, et comment elles se
et un rôle spécifique des partis politiques, même si, en re- sont conservées, en particulier par quels mécanismes et in-
tour, ces éléments des systèmes de partis contribuent, par teractions institutionnels. En outre, la classification n’est
une inéluctable interaction, à conserver à chaque régime sa pas seulement compatible avec la prise en compte des don-
spécificité constitutionnelle. Ainsi les partis, en régime par- nées politiques déterminant le fonctionnement effectif des
lementaire, tributaires de la logique de conflit propre à ce régimes, mais elle contribue même à les éclairer.
régime, font des gouvernements parlementaires des gouver- Enfin, un dernier élément vient peut-être expliquer sa per-
nements de partis. Aux Etats-Unis et en Suisse, le rôle des manence, qui relève de la fonction archétypique. Chacun
partis n’est pas moins essentiel au fonctionnement de la lo- des trois régimes entre en effet dans un rapport de conso-
gique d’autolimitation qui est celle du régime présidentiel nance avec les classes aristotéliciennes des formes de gou-
comme du régime directorial. Mais cela implique que ce vernement. Le régime présidentiel entretient ce rapport avec
rôle y est nettement plus réduit. Cela est notable en Suisse, la monarchie, comme épigone quasi inaltéré du modèle
en raison du rôle essentiel des procédures de démocratie anglais du Bill of Rights. Le régime parlementaire, avec
semi-directe. Mais c’est particulièrement remarquable aux l’aristocratie-oligarchie, d’abord quant à ses origines puis,
Etats-Unis où la collaboration entre le Congrès et la pré- à l’époque contemporaine, en tant que « gouvernement de
sidence ne peut se comprendre qu’à travers la structure en parti » (cf. Roberto Michels). Le régime directorial, à la po-
quelque sorte prémoderne, ainsi qu’il a été dit, des partis litie – une assomption de démocratie pour Aristote – du
américains, et corrélativement, le caractère plébiscitaire et fait de la transmutation du système suisse par l’usage des
primordial de l’élection présidentielle. Ainsi, le régime pré- « droits populaires ».
II — LE SYSTÈME ÉLECTORAL

Bernard Manin, Principes du gouvernement représenta- personnel.


tif , Flammarion, coll. Champs, 1995, p. 279-302 Ce nouveau caractère du lien représentatif résulte princi-
L’élection des gouvernants – Une inflexion remarquable se palement, semble-t-il, de deux causes qui, quoique indé-
manifeste depuis plusieurs années dans l’analyse des résul- pendantes l’une de l’autre, exercent cependant des effets
tats électoraux. Jusque dans les années 70, la plupart des convergents. Les techniques de communication jouent, tout
études électorales arrivaient à la conclusion que le compor- d’abord, un rôle essentiel : la radio et la télévision, qui
tement électoral s’expliquait pour l’essentiel par les caracté- tendent à devenir les moyens de communication principaux,
ristiques sociales, économiques et culturelles des citoyens. confèrent un caractère direct et sensible à la perception des
Or de nombreux travaux soulignent qu’il n’en va plus ainsi candidats et des élus par les électeurs. Le candidat peut –
aujourd’hui. Les résultats du vote peuvent varier significa- de nouveau – se faire connaître sans passer par la média-
tivement d’une élection à l’autre alors même que les carac- tion d’organisations militantes. L’âge des militants et des
tères sociaux, économiques et culturels des électeurs restent hommes d’appareil est passé. En un sens, la télévision res-
à peu près identiques pendant la période considérée. suscite le face-à-face qui marquait le lien entre représen-
La personnalisation du choix électoral – La personnalité tants et représentés dans la première forme de gouverne-
des candidats en présence apparaît comme un des facteurs ment représentatif. Mais la télévision et les moyens de com-
essentiels de cette variation. Les électeurs votent différem- munication de masse sélectionnent un certain type de quali-
ment, d’une élection à l’autre, selon la personnalité des can- tés et de talents : ceux qui parviennent à se faire élire ne sont
didats offerts à leurs choix. Les électeurs votent de plus pas des notables locaux, mais des individus qui maîtrisent
en plus pour une personne, et non plus seulement pour un mieux que les autres les techniques de communication, ce
parti ou un programme. Ce phénomène marque une trans- qu’on appelle des « figures médiatiques ». Nous assistons
formation par rapport à ce que l’on avait considéré comme aujourd’hui, non pas à une crise du gouvernement repré-
le comportement normal des électeurs dans une démocra- sentatif, mais seulement à un changement du type d’élites
tie représentative. Il crée ainsi l’impression d’une crise de sélectionnées. Les élections continuent de désigner des in-
la représentation. En réalité, on l’a vu, le rôle prédominant dividus possédant des caractères distinctifs que les autres
des étiquettes partisanes dans la détermination du vote était n’ont pas, elles conservent le caractère élitiste qu’elles ont
seulement la caractéristique d’un type particulier de repré- toujours eu. Mais une nouvelle élite de spécialistes de la
sentation, la démocratie de partis. On peut aussi bien voir communication prend la place des militants et des hommes
dans la transformation actuelle un rapprochement avec l’un d’appareil. La démocratie du public est le règne de l’expert
des traits constitutifs du parlementarisme originel : le carac- en communication.
tère personnel de la relation représentative. D’autre part, le rôle croissant des personnalités au détri-
Quoique l’importance croissante des personnalités se ma- ment des programmes constitue une réponse aux condi-
nifeste aussi dans la relation entre les parlementaires et les tions nouvelles dans lesquelles s’exerce l’activité des gou-
électeurs de leur circonscription, elle est surtout sensible au vernants. L’ampleur de la tâche des gouvernants s’est consi-
niveau national, dans la relation entre le pouvoir exécutif dérablement accrue au cours du dernier siècle : le gouver-
et l’ensemble de l’électorat. Depuis quelques décennies, les nement ne règle plus seulement les conditions générales de
analystes observent dans tous les pays occidentaux une ten- la vie sociale, il intervient dans toute une série de domaines
dance à la ‘personnalisation’ du pouvoir. Dans les pays où le (en particulier dans le domaine économique) par des déci-
chef de l’exécutif est directement élu au suffrage universel, sions ponctuelles et singulières. Or, sauf à devenir immense,
l’élection présidentielle tend à devenir l’élection principale illisible et, partant, inutile pour la mobilisation des élec-
et à structurer l’ensemble de la vie politique. Dans les pays teurs, un programme ne peut pas contenir le catalogue de
où le chef de l’exécutif est le leader de la majorité parle- toutes les mesures singulières qu’entend prendre un candi-
mentaire, les élections législatives s’organisent autour de sa dat. Mais surtout, les différents Etats sont devenus de plus
personne. Les partis continuent de jouer un rôle central, car en plus interdépendants en matière économique, en particu-
la possibilité de mobiliser une structure préalablement or- lier depuis la Seconde Guerre mondiale. Cela signifie que
ganisée avec son réseau de relations et d’influences, ses ca- l’environnement auquel chaque gouvernement est confronté
pacités à collecter des fonds et sa main-d’oeuvre bénévole résulte des décisions prises par un nombre de plus en plus
demeurent un atout décisif dans la compétition électorale. grand d’acteurs. Cet environnement devient ipso facto de
Mais ils tendent à devenir les instruments au service d’un moins en moins prévisible. En se proposant comme gou-
leader. A la différence de ce qui se passe dans le parlemen- vernants, les hommes politiques savent qu’ils devront faire
tarisme classique, le chef du gouvernement, plutôt que le face à l’imprévisible, ils n’ont donc pas intérêt à se lier les
parlementaire, apparaît donc ici comme le représentant par mains par avance en s’engageant sur un programme détaillé.
excellence. Il reste que le lien entre le représentant ainsi dé- La nature de l’activité gouvernementale contemporaine et
fini et ses électeurs retrouve son caractère essentiellement l’environnement dans lequel elle est conduite appellent
ainsi de plus en plus l’exercice de ce qu’on pourrait appe- D’autre part, les individus se mobilisent et se rassemblent
ler, pour utiliser un terme ancien, un pouvoir de ‘préroga- politiquement d’autant mieux qu’ils ont des adversaires et
tive’ [...]. Les électeurs doivent aujourd’hui accorder aux perçoivent la différence qui les sépare d’eux. Le candidat
gouvernants une marge de discrétion par rapport aux pro- doit dès lors s’identifier lui-même, mais il doit aussi dé-
messes faites pendant la campagne électorale. En fait, il en finir ses adversaires. Il ne se présente pas seulement lui-
a toujours été ainsi dans le gouvernement représentatif, une même, il présente une différence. Il propose en fait un prin-
fois la décision prise d’interdire les mandats impératifs. La cipe de partage. Dans toute élection, les hommes politiques
situation présente rend seulement plus visible un trait per- ont donc besoin de différences leur permettant de départa-
manent de la représentation. Mais un pouvoir pour partie ger ou de séparer leurs partisans et leurs adversaires. Les
discrétionnaire ne signifie pas un pouvoir irresponsable. Les clivages sociaux qui, en dehors des élections, partagent la
électeurs contemporains conservent la faculté de démettre masse des citoyens constituent à cet égard des ressources
les gouvernants au terme de leur mandat si les décisions essentielles.
que ceux-ci ont prises de leur propre chef ne satisfont pas la
majorité. L’âge des programmes politiques détaillés est sans Dans des sociétés où un clivage social, économique et cultu-
doute passé, mais celui des bilans commence peut-être. rel prend le pas sur tous les autres et s’impose à l’évidence
comme le clivage primordial, les hommes politiques savent
Et en tout cas, il reste possible, comme il l’a toujours été par avance et avec une relative certitude qu’ils ont intérêt à
depuis les origines du gouvernement représentatif, de ju-
faire fonds sur lui pour mobiliser et départager les électeurs.
ger les gouvernants sur leurs actions passées [...]. Le rôle
Ils sont, dès lors, conduits à proposer des termes du choix
de l’offre électorale en général – La personnalité des can-
reflétant ce clivage central. L’offre politique apparaît donc
didats ne constitue toutefois qu’un des facteurs dont les comme la transposition d’un clivage préexistant. C’est ce
études électorales soulignent aujourd’hui les effets sur le qui se passe dans la démocratie de partis. Or, dans nombre
vote, indépendamment des caractéristiques sociales, éco-
de sociétés occidentales, la situation est aujourd’hui diffé-
nomiques et culturelles des électeurs. On note aussi que
rente. Aucun clivage social, économique ou culturel n’est
le comportement électoral varie selon la configuration des
beaucoup plus important que tous les autres et ne s’impose
candidatures (selon que, par exemple, seuls deux camps
a priori avec évidence comme la division primordiale. Les
s’affrontent, la majorité sortante et l’opposition, ou qu’au citoyens ne constituent sans doute pas une masse homogène
contraire les électeurs ont le choix entre plusieurs partis à que les termes offerts au choix pourraient faire se partager
l’intérieur de chaque camp). De même encore, de nombreux
de n’importe quelle façon. Mais les lignes de clivage pré-
électeurs votent différemment selon la perception qu’ils ont
existant à l’élection sont multiples et ne coïncident pas les
de ce qui est institutionnellement mis en jeu à chaque élec-
unes avec les autres. Ces lignes de clivage changent en outre
tion : l’orientation de leur vote change selon qu’il s’agit rapidement.
d’une élection locale ou nationale, présidentielle ou légis-
lative, d’une élection législative générale ou partielle, etc. L’électorat se prête, dès lors, à plusieurs découpages poli-
Il semble enfin que le comportement électoral change en tiques, il comporte la virtualité de plusieurs partages diffé-
fonction des problèmes ou des thèmes sur lesquels l’accent rents. L’offre électorale peut actualiser (ou activer) l’un ou
est mis dans la campagne électorale. Les résultats des élec- l’autre d’entre eux. Ceux qui contribuent à formuler l’offre
tions varient significativement, même dans les courts in- (les gouvernants sortants et leurs opposants) ont donc une
tervalles de temps, selon les questions qui ont dominé la autonomie relative dans le choix du clivage sur lequel ils
campagne électorale. Les électeurs semblent répondre aux jouent et dans celui des termes qu’ils proposent pour l’acti-
termes du choix offert par les hommes politiques, plutôt ver. Ils ne savent pas à l’avance quel est, parmi les partages
qu’exprimer leur identité sociale ou culturelle. Les préfé- possibles, celui qu’ils ont intérêt à promouvoir. Dans une
rences politiques semblent aujourd’hui se former autrement telle situation, l’initiative des termes offerts au choix ap-
que dans la démocratie de partis. La dimension réactive du partient donc aux hommes politiques, non pas à l’électorat.
vote paraît prendre le pas. Se présenter à une élection re- Cela explique que le vote apparaisse aujourd’hui principale-
vient toujours à proposer un élément de partage et de diffé- ment comme une réaction de l’électorat. En fait, dans toutes
renciation entre les électeurs. D’une part, en effet, l’élection les formes de gouvernement représentatif, le vote constitue
a pour objet de départager et de séparer ceux qui soutiennent pour partie une réaction de l’électorat face aux termes qui
un candidat et ceux qui ne le soutiennent pas. lui sont proposés ».

Julien Jeanneney, « Les vertus exagérées de la propor- politiquement, en forçant les députés à bâtir des compro-
tionnelle », Bastille Magazine, vol. 31, 2024, p. 68-72 mis par-delà les lignes partisanes ? Le temps ne serait-il pas
venu, dès lors, de restaurer en France l’élection des députés
Le morcellement de l’Assemblée nationale produit par les au scrutin proportionnel ?
dernières élections législatives a suscité une inquiétude po-
litique qu’a tempérée, pour un temps seulement, un en- Ce dernier peut être présenté, de façon générale, comme
thousiasme olympique. Des tribunes optimistes ont pourtant un système électoral dans lequel les sièges sont attribués
fleuri, dans les journaux estivaux, pour se réjouir des effets aux candidats à proportion des suffrages obtenus par chaque
positifs de ce mal apparent et proposer de les pérenniser : liste, de sorte que l’assemblée soit mathématiquement pro-
cette situation ne permettrait-elle pas à la France de mûrir portionnée à la force numérique des opinions ou des partis
dans le pays. On l’oppose habituellement au scrutin majori- à une sensibilité précise, pour le plus grand profit de petits
taire : alors que ce dernier tend à désigner un vainqueur, le partis qui ne seraient pas dissuadés de « parler vrai » et qui
scrutin proportionnel conduit à répartir des sièges à raison se verraient enfin accorder, ainsi, une place dans l’assem-
du poids politique respectif de listes de candidats. blée, au risque d’emporter un éparpillement des énergies et
Dès lors que le débat se trouve ainsi rouvert, il importe d’en de rendre plus difficile l’adoption de lois.
rappeler l’ancienneté, d’évaluer les vertus annoncées de ce Des configurations multiples
mode de scrutin et de ne pas se méprendre sur ses dangers. En dépit de cette apparente simplicité, le débat se trouve
Un débat pluriséculaire souvent obscurci par l’absence de précision sur ce que l’on
entend par « scrutin » ou « représentation proportionnelle
Il faut rappeler, d’abord, que l’aspiration à une représen-
» – alors même que les variables susceptibles de confé-
tation proportionnelle est aussi ancienne que le constitu-
rer des traits distincts aux phénomènes ainsi qualifiés sont
tionnalisme moderne. Soulevée dès la veille de la Révolu-
nombreuses.
tion française, la question du respect des proportions de la
Nation dans la formation d’un corps de représentants n’a Tout d’abord, la proportionnelle peut être « intégrale » –
pas cessé d’être posée depuis lors. Particulièrement riche régler le choix de tous les membres d’une assemblée par-
fut, à cet égard, le débat pendant la première moitié de lementaire – ou n’être prévue que pour certains sièges, ce
la IIIe République – la question étant jugée assez impor- que l’on qualifie souvent de « dose » de proportionnelle, à
tante pour provoquer la chute d’un gouvernement Briand, l’instar de ce qui est prévu pour l’élection des membres du
en mars 1913, devant le Sénat. Bundestag allemand ou pour l’élection des sénateurs fran-
çais, suivant la taille des circonscriptions.
Les arguments alors échangés entre « arrondissementiers »
et « proportionnalistes » ont conservé toute leur pertinence. Ensuite, la taille du territoire dans lequel sont proposées les
Deux systèmes sont traditionnellement opposés. D’un côté, listes joue un rôle déterminant : plus les circonscriptions
le scrutin majoritaire – qualifié « d’arrondissement » de la électorales sont petites – le département plutôt que la nation
Monarchie de Juillet à la fin de la IIIe République – est ha- –, moins la portée proportionnelle du scrutin est marquée.
bituellement organisé, en France, dans une circonscription à Révélatrice fut la réforme voulue par François Mitterrand
siège unique, en deux tours, sur le fondement de listes puis dans la perspective des élections législatives de 1986 : en
dans une perspective uninominale : il conduit à l’élection du dépit de la restauration d’un scrutin proportionnel « inté-
candidat arrivé en tête. De l’autre, le scrutin proportionnel, gral » à un tour, voué à diviser la droite en permettant au
toujours de liste, est organisé en un ou deux tours. Front national d’obtenir pour la première fois des députés,
le choix de l’échelle départementale pour proposer des listes
L’histoire des Républiques, en France, a été celle d’une
aux électeur en limita substantiellement les effets.
longue préférence pour les scrutins majoritaires – qu’ils
soient uninominaux ou de liste – ponctuée çà et là par Tout aussi essentielle est la question du seuil électoral à
le choix de scrutins au caractère proportionnel plus ou partir duquel les partis obtiennent le droit de disposer d’au
moins affirmé, qui ont toujours été promptement aban- moins un élu dans l’assemblée : un plancher bas favorise
donnés (1870-1875 ; 1885-1889 ; 1919-1928 ; 1946-1958 ; la multiplication des partis ainsi représentées, au péril d’un
1986-1988). En dépit de cette prévalence du scrutin majori- émiettement ; un plancher plus élevé tend à en limiter le
taire, les propositions tendant à le corriger marginalement nombre.
par une « dose » de proportionnelle sont devenues cou- S’y ajoute l’organisation du scrutin en une ou deux occur-
rantes, depuis le milieu des années 2000, du côté des co- rences : souvent concentré sur un tour unique, le scrutin pro-
mités d’experts comme des candidats à l’élection présiden- portionnel peut s’adapter à l’existence de deux tours dans le
tielle – sans que le mode de scrutin, en dépit de cet apparent cas de scrutins mixtes – à l’instar, aujourd’hui, en France,
unanimisme, ne soit jamais modifié. des élections municipales ou régionales.
Les principaux termes du débat sont connus. Au scrutin ma- Il est possible, ensuite, de tempérer l’effet proportionnel du
joritaire, on prête couramment l’efficacité de l’action gou- scrutin en prévoyant une prime majoritaire – l’attribution
vernementale, fruit d’une stabilité des équilibres politiques d’une prime de sièges à la liste arrivée en tête, comme cela
à la chambre basse. En favorisant les partis les plus impor- est prévu pour les élections municipales dans les grandes
tants, ce scrutin se tournerait plutôt vers les individus, en villes depuis 1983. En renforçant artificiellement le poids
promouvant l’opinion de la majorité. Les électeurs, dans ce du vainqueur, cette prime tend à rendre ce scrutin plus ma-
cadre, exprimeraient leur sensibilité au premier tour avant joritaire.
de pousser, au second tour, le moins mauvais des candidats Il faut choisir, en outre, le mode de répartition des sièges
encore en lice : au premier tour, on choisit ; au second tour, complémentaires – ceux qui restent à pourvoir au terme
on élimine. Cela limiterait le nombre de partis présents dans d’une répartition arithmétique, dès lors qu’un parlementaire
l’assemblée. ne saurait être coupé en morceaux. La méthode du « plus
Au scrutin proportionnel, on attache volontiers une image fort reste » – les listes ayant le plus de voix restantes après
de justice et d’équité électorales, par l’effet d’une plus utilisation de celles qui ont permis la première attribution
grande fidélité à la diversité de l’opinion. En stimulant – favorise plutôt les petits partis, cependant que la méthode
l’émergence d’un plus grand nombre de partis, ce scrutin de la « plus forte moyenne » – où l’on prend en compte le
plutôt tourné vers les idées, doctrines et programmes, en- nombre de sièges déjà obtenus – favorise les listes les plus
couragerait la représentation des minorités politiques. Les prospères.
électeurs, dans ce cadre, se limiteraient à dire leur adhésion Les listes, de surcroît, peuvent être bloquées ou susceptibles
d’apparentements. En mai 1951, une loi introduit ainsi un En premier lieu, elle favoriserait la diversité partisane –
correctif majoritaire dans le scrutin proportionnel, en sa- chose présentée comme vertueuse en soi. La fragmentation
chant que ni le parti communiste, ni le parti gaulliste ne actuelle du paysage politique à l’Assemblée nationale tend à
seront en mesure d’en bénéficier. Elle rend possibles des réduire la portée de cet argument : le scrutin majoritaire n’a
alliances entre listes, qui doivent être annoncées avant le pas empêché d’atteindre cet objectif, quoi que l’on pense de
vote : si ces dernières obtiennent ensemble la majorité abso- ce dernier. En outre, ce n’est pas parce que nous connais-
lue des suffrages dans un département, tous les sièges leur sons aujourd’hui cette situation – dont les avantages poli-
reviendront – tripatouillage aux effets déplorables. Enfin, tiques dans la culture politique française restent à démontrer
un panachage entre listes – la faculté pour les électeurs de – qu’il faudrait s’attacher demain à la pérenniser.
choisir des candidats de listes différentes – peut être prévu En deuxième lieu, par l’effet de cet accroissement marginal
ou refusé. de l’éclatement partisan de l’assemblée, la représentation
Derrière l’unité apparente du scrutin proportionnel apparaît, proportionnelle inciterait les partis à former des coalitions.
en somme, une grande diversité de configurations possibles. Par quoi se trouverait promue une culture du consensus,
Ainsi devrait-on toujours préciser le type de représentation signe de maturité d’un environnement politique – alors que
proportionnelle envisagé lorsqu’on promeut cette dernière. le scrutin majoritaire, hors d’un cadre bipartisan, marquerait
Encore faut-il préciser ce que l’on entend obtenir par de artificiellement les oppositions par la quête de la victoire
telles propositions. d’un camp contre l’autre. L’image ne saurait convaincre.
Une quête illusoire ? L’affrontement frontal entre les partis est pourtant au cœur
des élections à la proportionnelle. Cette dernière, en outre,
Modifier une loi électorale n’est jamais une mince affaire.
pousse les partis à se replier sur le noyau de leur identité
Même lorsqu’ils ne sont pas organisés par la Constitution,
politique avant l’élection. Quant à la capacité des députés,
les modes de scrutin sont au cœur de l’organisation consti-
après cette dernière, à forger des compromis, elle dépend
tutionnelle du pays – donc du système politique. Maurice
avant tout de la qualité du personnel politique – point sur
Duverger défendait ainsi, au mitan du XXe siècle, l’idée que
lequel le déclin de la qualité du débat parlementaire depuis
le système politique et partisan d’un pays était partiellement
une décennie n’invite pas à l’optimisme.
déterminé par le mode de scrutin qui y était privilégié. Sous
ce rapport, il faut d’emblée faire litière de deux illusions. En troisième lieu, il faut tordre le cou à l’idée selon laquelle
la représentation proportionnelle remettrait les idées au pre-
La première voudrait que les querelles de clocher et ambi-
mier plan – les votes manifestant désormais une adhésion
tions personnelles s’effacent, lors d’une réforme du mode
plutôt qu’un rejet, si bien que les députés, devenus de ce
de scrutin, au profit de la quête d’un système objectivement
fait plus altruistes, en viendraient à négliger leurs intérêts
meilleur. L’expérience historique révèle pourtant que ces ré-
individuels ou locaux. Les comparaisons européennes, sur
formes sont habituellement mises au service de l’intérêt, à
ce point, nous éclairent : les assemblées élues à la propor-
court terme, de leurs promoteurs. Les considérations tac-
tionnelle ne se trouvent pas, de ce fait, dépersonnalisées ; les
tiques priment toujours en la matière. On change la loi élec-
électeurs continuent de privilégier, dans ce système aussi,
torale lorsque cela bénéficie à son camp. Ainsi s’explique
des votes stratégiques. S’y adjoint une observation plus gé-
le coût politique habituel de telles réformes : on soupçonne
nérale : dans un système démocratique mûr, le refus électo-
toujours chez ceux qui les portent le désir secret de servir
ral présente autant de vertus que l’adhésion – dès lors qu’il
plutôt leurs intérêts que la justice électorale.
s’agit toujours, en bout de course, de choisir ce que l’on
Une seconde illusion voudrait qu’une réforme électorale perçoit comme les meilleurs représentants. Fuir un candi-
produise des résultats immédiats presque mécaniques dans dat perçu comme faible, en dépit de la sympathie que l’on
l’ordre des comportements électoraux, de l’organisation des peut éprouver à son endroit, ou contribuer à faire barrage à
débats parlementaires et de l’équilibre des pouvoirs. Les un candidat perçu comme dangereux au second tour, ne té-
modes de scrutin, pourtant, ne font pas tout et le compor- moigne pas d’une moindre sagesse électorale que le soutien
tement des électeurs, souvent inattendu, est toujours sus- à un « petit » candidat.
ceptible d’étonner ceux qui les réforment – surtout lorsque
s’accroît la distance temporelle avec la réforme. On ne dé- En quatrième lieu, on place souvent au crédit de la représen-
fend une réforme électorale, en général, qu’au terme d’un tation proportionnelle sa capacité à permettre à l’assemblée
bilan coût-avantage dont le résultat dépend toujours d’une d’offrir une photographie plus précise de la diversité des
conjoncture précise. Ainsi se comprennent les palinodies adhésions politiques dans le pays – dans le prolongement
de grandes figures de la vie politique française qui purent de Léon Gambetta qui, en mai 1881, voyait dans le scru-
défendre, à différents moments de leur trajectoire, des po- tin d’arrondissement « un miroir brisé où la France n’aurait
sitions radicalement différentes sur le sujet. Cela étant re- pas reconnu sa propre image ». On y ajoute parfois qu’elle
connu, les propriétés habituellement attachées à la repré- pousserait les électeurs à aiguiser leur conscience de la por-
sentation proportionnelle permettent de l’évaluer – en com- tée nationale de leur vote, si bien que l’intérêt national en
mençant par les qualités qui lui sont couramment recon- viendrait à supplanter, dans leur esprit, l’intérêt local. L’ar-
nues. gument doit, à son tour, être écarté à un double égard. D’une
part, la proportionnelle favorise une fidélité des parlemen-
Les limites d’une défense taires à leurs partis plus qu’à leurs électeurs, puisque ces
Quatre arguments souvent invoqués au soutien de la repré- derniers ne sont pas en mesure de choisir les individus pré-
sentation proportionnelle appellent une attention particu- cis en qui ils placent leur confiance. D’autre part – et sur-
lière. tout –, cet argument repose sur une vision contestable de
la représentation, selon laquelle chaque électeur dispose- fustigé par Aristide Briand lorsqu’il évoquait, en 1909, les
rait d’une fraction de la souveraineté, si bien que l’assem- « petites mares stagnantes, croupissantes », produites par
blée serait vouée à se rapprocher autant que possible d’une le scrutin d’arrondissement, on risque d’éloigner encore les
image exacte du pays. Ce n’est pas la conception tradition- députés de leurs électeurs, quelques années après que l’in-
nelle de la représentation depuis la Révolution française, terdiction du cumul des mandats a commencé de produire
selon laquelle la nation entière confie au Parlement entier le un tel effet. Si l’on y ajoute une désaffection tendancielle
soin de prendre des décisions en son nom. Si le député ne des Français pour leurs partis, une telle réforme pourrait
représente – en théorie – ni ses électeurs, ni les habitants de bien augmenter la défiance collectivement éprouvée à l’en-
sa circonscription, il n’a aucune obligation de leur ressem- contre des députés.
bler. Deuxièmement, la proportionnelle prévue à une échelle
En dernier lieu, un tel système permettrait de mieux dé- large, parce qu’elle neutraliserait les différences de terri-
fendre les minorités, puisqu’il contribuerait à lutter contre toires, survaloriserait les territoires urbains et péri-urbains,
les « voix perdues » au scrutin majoritaire. Ainsi serait pris où les électeurs sont plus nombreux, au détriment des ter-
au sérieux un impératif moral de garantie de l’égalité des ritoires ruraux et ultra-marins. La proportion géographique
voix – alors que de grandes portions du corps électoral se- se trouverait ainsi sacrifiée au nom de la proportion parti-
raient privées sinon de députés au scrutin majoritaire. Il fau- sane – à moins que ne soient constituées des listes à ca-
drait également compter sur une considération pratique : en ractère principalement géographique, tournées vers la dé-
permettant à des partis extrêmes d’être représentés à l’As- fense de certaines parties du territoire, ce qui romprait avec
semblée nationale, on les normaliserait, en réduisant la pro- la conception traditionnelle de la représentation parlemen-
babilité que des mécontentements s’expriment de manière taire.
plus violente, dans la rue. En la matière, tout est évidem- Troisièmement, les résultats d’un scrutin proportionnel, a
ment affaire d’équilibre. Il faut néanmoins se méfier du fortiori s’il ne concerne qu’une portion des sièges de l’as-
risque que soit offert à des minorités un privilège électoral semblée, sont moins clairs et lisibles que ceux qui résultent
qui conduirait, par un excès inverse, à les surreprésenter. d’un scrutin majoritaire – au risque d’accroître le désintérêt
Des faiblesses manifestes pour ces élections. Le second est simple : est élu le candidat
Par-delà la faiblesse des arguments habituels en faveur de qui obtient le plus de voix. À l’inverse, à la proportionnelle,
la représentation proportionnelle, les critiques qu’appelle les règles de répartition des restes peuvent conduire un can-
cette dernière finissent d’inciter à la prudence. Passons rapi- didat qui a reçu plus de voix qu’un autre à être battu par
dement sur deux observations relatives à l’hypothèse d’une ce dernier – phénomène dont l’effet serait détestable dans
« dose » de proportionnelle. D’un côté, sa structuration à l’opinion. Il faut également prendre en compte les moments
une échelle large conduirait à créer deux catégories de dé- différents où interviennent les éventuels accords entre par-
putés : ceux qui sont élus à la proportionnelle par une région tis : le scrutin uninominal majoritaire pousse à des alliances
ou par la nation entière, et ceux qui ne le sont, au scrutin ma- avant l’élection, susceptibles d’influencer le choix des élec-
joritaire, que par leur circonscription. De l’autre, un tel sys- teurs qui savent globalement à quoi s’en tenir ; la propor-
tème, prévu pour combiner les avantages respectifs de ces tionnelle, à l’inverse, ne permet généralement à l’électeur
deux modes de scrutin, pourrait aussi bien cumuler leurs in- que de confier aux députés le soin de passer des compromis
convénients. Concédons, en passant, que la proportionnelle après leur élection, au sein de l’institution parlementaire,
jouit aujourd’hui encore d’une réputation ternie par le sou- pour un résultat susceptible d’être finalement très différent
venir, encore vif dans l’imaginaire constitutionnel français, de ce qu’ils avaient à l’esprit au moment de voter. La clarté
des défauts de la IVe République, où elle fut privilégiée. y perd de nouveau.
L’essentiel, pourtant, est ailleurs. Quatrièmement, quoiqu’il faille reconnaître que l’instabilité
Premièrement, ce mode de scrutin confère aux états-majors gouvernementale est possible au scrutin majoritaire et que
de partis une place centrale dans le choix des candidats éli- tout scrutin proportionnel ne la produit pas de manière cer-
gibles. Cela tend, d’abord, à détacher les élus de leurs élec- taine – en témoignent certains régimes voisins où la propor-
teurs : pour devenir député, il est plus important, dans ce tionnelle n’a pas empêché, de longue date, une grande sta-
cadre, d’être bien vu dans son parti que d’être apprécié de bilité gouvernementale–, on ne saurait ignorer pour autant
ces derniers – si bien que les électeurs pourraient, dans un certains effets courants de la proportionnelle. D’une part, la
tel cadre, ne pas se sentir entièrement pris au sérieux. Sans formation de coalitions, jamais certaine, assimilée parfois,
doute l’observation pourrait-elle être faite également dans dans la culture politique française, à une forme de trahison,
un cadre majoritaire : les grands partis désignent les candi- est souvent privilégiée au centre – au risque de favoriser
dats dans des circonscriptions. Le phénomène est plus mar- un centrisme mou et de priver les électeurs de la possibilité
quant encore dans le cadre proportionnel. Ensuite, un tel d’une alternance entre la droite et la gauche, ce qui peut les
constat n’incite pas les députés qui aspirent à être réélus à pousser vers les extrêmes. D’autre part, une importance po-
des accords susceptibles de les éloigner du noyau idéolo- litique démesurée pourrait être conférée à des petits partis
gique de leur parti. Le renouvellement des figures majeures s’ils sont perçus comme la clé de voûte d’une coalition et
de l’Assemblée nationale, enfin, en est rendu plus difficile, qu’ils jouent habilement de la perspective d’un changement
aussi longtemps qu’elles restent au cœur de leur parti : la de pied qui entraînerait la chute du gouvernement – comme
crainte – en principe vertueuse – d’un désaveu électoral dis- l’illustre le mode d’élection des membres de la Knesset is-
paraît lorsqu’on est assuré de rester en-haut des listes de son raélienne.
parti. Au nom de la lutte contre un clientélisme local déjà Cinquièmement, dans un contexte de montée des extrêmes,
la représentation proportionnelle ne remplit pas la fonction de 2024, dont chacun reconnaît qu’elles auraient favorisé le
d’endiguement traditionnellement démontrée par le scrutin Rassemblement national si elles avaient été organisées à la
majoritaire, où les électeurs peuvent faire consciemment « proportionnelle, en portent la trace la plus récente.
barrage » entre les deux tours. Ainsi comprend-on l’aban-
don ou la neutralisation de la représentation proportion- Pour ces différentes raisons, la tentation proportionnaliste
nelle, à différents moments de l’histoire, par crainte de l’es- actuelle – qu’on l’explique par une passion nationale pour
sor de partis perçus comme périlleux pour la République – l’égalité, par une quête du système institutionnel idéal ou
qu’ils soient monarchiste en 1875, boulangiste en 1889, ou par une appétence pour le réformisme constitutionnel – mé-
communiste en 1927 et en 1951. Les élections législatives rite certainement d’être combattue.

Raymond Carré de Malberg, « Considérations théo- seulement le référendum et le parlementarisme ne sont pas
riques sur la question de la combinaison du référendum inconciliables l’un avec l’autre, mais qu’il y a une relation
avec le parlementarisme », Revue du droit public et de la immédiate et inéluctable entre les concepts qui ont servi à
science politique en France et à l’étranger, 1931, p. 236 fonder la puissance parlementaire et les institutions démo-
cratiques permettant à la communauté des citoyens de faire
Il est banal de rappeler que, dans les intentions des fonda-
entendre sa voix.
teurs du régime représentatif, le but effectif de ce régime
devait être d’établir et d’assurer la maîtrise prépondérante On voit, par les observations qui précèdent, que la ques-
de la classe bourgeoise sur la masse populaire, le régime tion de l’introduction du référendum dans le régime par-
électoral étant organisé, à l’époque révolutionnaire, de fa- lementaire ne répond pas seulement à des préoccupations
çon à ce que la Législature fût composée d’élus appartenant de convenance technique se rapportant à la valeur compa-
à cette classe. On ne peut donc pas dire que les hommes rée des procédés pratiques qui peuvent être mis en œuvre
de la Révolution se soient laissés dominer par des théo- pour la formation de la volonté nationale dans chaque État ;
ries dogmatiques du genre de celles du Contrat Social. En mais les problèmes que cette question engage, touchent
réalité, leur dessein était d’ordre fort pratique : reléguer le aux concepts mêmes sur lesquels repose, d’une façon es-
peuple dans un rôle simplement électoral. Ils n’ont fait in- sentielle, l’organisation étatique de la nation. C’est en vain
tervenir les concepts philosophiques, en particulier celui de qu’on chercherait à se dérober à la nécessité de tenir compte
la souveraineté de la volonté générale, que pour colorer leur de ces concepts. Si la puissance du Parlement est représen-
œuvre constituante d’une teinte qui parût la mettre d’accord tative de celle qui appartient à la volonté populaire, ainsi
avec le principe initial suivant lequel la nation seule possède qu’on le répète couramment, la question du référendum se
le caractère souverain. À l’époque révolutionnaire, il n’y a trouve d’avance jugée, sans qu’il reste place pour une dis-
que la Constitution de 1793 qui ait vraiment pratiqué l’idéo- cussion sur les avantages ou les inconvénients de ce mode
logie, en déduisant, du principe posé dans l’article 4 de sa de consultation populaire : car il est de principe que les
Déclaration des Droits : « La loi est l’expression libre de pouvoirs du représentant sont nécessairement limités par les
la volonté générale », la conséquence logique que les lois droits du représenté.
ne sont parfaites que par la sanction qui leur est donnée, si-
Ainsi, les motifs mêmes qui sont ordinairement invoqués
lencieusement ou expressément, par le peuple ; mais aussi,
pour justifier l’absolutisme parlementaire, tel qu’il fonc-
cette Constitution n’est-elle point sortie du domaine de la
tionne présentement en France, portent en eux la condam-
spéculation abstraite dans lequel elle avait été conçue ; elle
nation de cet absolutisme, comme aussi ils fournissent l’in-
n’est point entrée en application.
dication des moyens qui doivent servir à le limiter et à le
Cet échec de la Constitution de 1793 lui a valu, par la suite, modérer. Et le premier de ces moyens, dans le concept de la
d’être traitée avec dédain. Il y a pourtant une justice qu’il représentation populaire, c’est précisément le référendum.
faut savoir lui rendre : c’est que, seule, elle s’est tenue en À dire vrai, l’admission du référendum produirait même
accord avec les prémisses sur lesquelles elle était édifiée. plus qu’un effet limitatif sur le parlementarisme : elle en-
Du moment, en effet, que l’on base la puissance de l’État et traînerait une transformation radicale dans l’échelle hiérar-
de ses organes sur l’idée de souveraineté de la volonté gé- chique des pouvoirs. Sans doute, le Parlement continuerait
nérale, il devient manifestement impossible de refuser voix à représenter le peuple, tant qu’il délibère ; mais, une fois
délibérante, et même voix décisive, à ceux en qui la volonté la loi votée par les Chambres, la volonté générale recouvre-
générale prend sa source et sa consistance, c’est-à-dire aux rait ses droits inaliénables, et la parole passerait au peuple, à
citoyens s’assemblant à cet effet en un collège unique et supposer qu’il veuille la prendre. S’il la prenait, ce serait en
indivisible. Surtout, il devient manifestement contradictoire souverain. La puissance populaire ne se bornerait donc pas
de justifier l’énormité de la puissance parlementaire par un à limiter celle du Parlement : elle la dominerait, de la même
argument tiré de ce que le Parlement énonce la volonté po- façon que le souverain domine toutes autorités fonctionnant
pulaire, et, en même temps, de maintenir contre le peuple sous sa suprématie. Peu importe, d’ailleurs, qu’en fait les
une exclusive, qui implique que cette volonté se forme en demandes de référé au peuple doivent demeurer rares ou
dehors de lui, sans qu’il ait la ressource de contester l’ex- même exceptionnelles : pas plus dans la démocratie que
pression que le Parlement en a donnée. De ce point de vue dans la monarchie, la qualité de souverain ne se reconnaît ou
donc, et plus encore que du point de vue des idées de re- ne se mesure à la fréquence des interventions. Dès qu’il est
présentation populaire, l’on est obligé de conclure que non constaté que le peuple est mis par la Constitution en posses-
sion de moyens qui lui permettent d’intervenir chaque fois faire prévaloir sa volonté, cela suffit pour que l’on doive af-
qu’il le désire, notamment en ce qui concerne la législation, firmer que la Constitution l’a érigé en organe suprême, et
et qui, de plus, lui assurent, s’il intervient, la possibilité de même qu’elle le traite en souverain.

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