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Cet article explore le travail sur les représentations à travers une perspective bachelardienne, en se concentrant sur l'enseignement de l'astronomie. Michel Fabre discute des stratégies psychanalytiques et des obstacles épistémologiques, mettant en lumière la dialectique de continuité et de rupture dans la connaissance. Il souligne l'importance de problématiser les opinions pour accéder à un savoir raisonné, tout en examinant les implications pédagogiques de ces concepts.

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Cet article explore le travail sur les représentations à travers une perspective bachelardienne, en se concentrant sur l'enseignement de l'astronomie. Michel Fabre discute des stratégies psychanalytiques et des obstacles épistémologiques, mettant en lumière la dialectique de continuité et de rupture dans la connaissance. Il souligne l'importance de problématiser les opinions pour accéder à un savoir raisonné, tout en examinant les implications pédagogiques de ces concepts.

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Recherches en éducation

17 | 2013
Les représentations en question

Rupture épistémologique et travail sur les


représentations
Epistemologic breack and changing conceptions

Michel Fabre

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/ree/7939
DOI : 10.4000/ree.7939
ISSN : 1954-3077

Éditeur
Nantes Université

Référence électronique
Michel Fabre, « Rupture épistémologique et travail sur les représentations », Recherches en éducation
[En ligne], 17 | 2013, mis en ligne le 01 octobre 2013, consulté le 22 mai 2025. URL : http://
journals.openedition.org/ree/7939 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ree.7939

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers
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Rupture épistémologique
et travail sur les représentations

Michel Fabre 1

Résumé

Cet article fait le point sur l’idée de travail sur les représentations dans une perspective
bachelardienne. A partir de l’exemple de l’enseignement de l’astronomie, développé par Gaston
Bachelard lui-même, il identifie les stratégies cathartiques de la psychanalyse de la
connaissance dans leur dimension topique (prise de conscience), énergétique (déplacement
d’investissement) et dynamique (surveillance intellectuelle de soi). Gaston Bachelard définit
ainsi une dialectique de continuité et de rupture (et non de coupure) dans laquelle la
psychologie intervient pour débarrasser la raison des obstacles qui l’entravent. Dans cette
perspective, le travail sur les représentations est pensé comme problématisation, c'est-à-dire
passage d’une opinion à un savoir raisonné.

« Toute valorisation dans l’ordre de la connaissance


objective doit donner lieu à une psychanalyse »
(Bachelard, 1970a, p.53).

Dans les interprétations du bachelardisme, on note une oscillation entre deux versions. Une
version épistémologiquement « dure » qui lit la pensée de Gaston Bachelard à l’aune de la
conversion platonicienne, ce geste qui oblige à se détourner de l’opinion pour porter les yeux
vers les objets de savoir véritable. C’est le thème de la « coupure épistémologique », popularisée
par Louis Althusser2. La version « molle » tente au contraire de rétablir une continuité entre
opinion et savoir, et tend à penser degrés de savoir (et donc perfectionnement, enrichissement
des représentations), gommant ainsi les différences entre psychologie du développement et
psychanalyse de la connaissance, comme le souligne bien Jean-Pierre Astolfi (1997).

Quelles conséquences ces deux interprétations ont-elles sur le terrain pédagogique ou


didactique ? La première, la « dure », conduirait, à la limite, à se détourner des représentations
premières en leur attribuant un statut d’opinion. L’opinion est toujours fausse par principe : elle a
tort même en ayant raison, car s’appuyant sur de mauvaises raisons. Dans ce cas, on ne garde
du bachelardisme que le versant polémique : la critique de l’empirisme (épistémologique ou
pédagogique) qui place la science dans la continuité de la perception ou de l’observation. Mais
renoncer à la leçon de choses, est-ce pour autant se désintéresser des représentations pour se
centrer sur les caractéristiques des savoirs à construire, selon une pédagogie popperienne,
évoquée ici même par Alain Firode ? D’un autre côté, l’interprétation « molle » néglige
complètement l’idée d’obstacle épistémologique, notion qui, malgré les efforts du dernier Piaget
(Piaget & Garcia, 1983), paraît inassimilable par une psychologie du développement.

En quoi consiste donc ce travail sur les représentations auquel semble nous convier la
pédagogie bachelardienne ? Gaston Bachelard parle le plus souvent de « rupture
épistémologique » (et non de coupure) et semble articuler toujours les schèmes de rupture à
ceux de continuité. C’est le cas pour la question des intérêts qui vont de l’étonnement naïf à
l’intérêt désintéressé du chercheur : le rôle du professeur de sciences est de faire muter l’intérêt
tout en maintenant sa continuité à travers ses formes successives puisque « sans l’intérêt la
1
Professeur, Centre de Recherches en Education de Nantes, Université de Nantes.
2
Vincent Bontemps, Bachelard, Paris, Les Belles Lettres, 2010. Vincent Bontemps montre bien que l’idée de « coupure
épistémologique » est une invention de Louis Althusser lors de sa rencontre avec Georges Canguilhem. Elle doit plus à
Alexandre Koyré qu’à Gaston Bachelard (p.189).

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Recherches en Education - n°17 Octobre 2013 - Michel Fabre

science est souffrance, avec l’intérêt elle est patience » (Bachelard, 1970a, p.9). Mais qu’en est-il
pour les représentations ? S’agit-il de détruire les opinions premières, comme le dit quelquefois
Gaston Bachelard, ou simplement de les purifier (ce qui n’est pas tout à fait la même chose),
voire de les faire « bouger» ? La difficulté du texte bachelardien est qu’il n’est pas avare de
métaphores, empruntant ça et là, à la psychanalyse ou à l’épistémologie aussi bien qu’à la
théologie et à l’alchimie, comme Michel Serres (1972) le lui reproche. Mais si l’obstacle
épistémologique constitue bien le pendant épistémologique de la résistance freudienne et si la
catharsis consiste bien à travailler ces résistances, quel sens donner à cette « pédagogie
psychanalytique » à laquelle nous invite Gaston Bachelard ? On voudrait ici analyser et discuter
un exemple de travail sur les représentations, sans doute l’exemple le plus développé par
Gaston Bachelard lui-même, celui de la leçon d’astronomie, au chapitre XI de La Formation de
l’esprit scientifique

1. La valorisation des formes simples

Dans ce chapitre, Gaston Bachelard étudie les obstacles à la connaissance quantitative.


L’expérience première est subjective, elle relève d’une projection de soi sur le monde. Or
l’objectivité scientifique exige précisément de se déprendre du réel pour ne pas voir la réalité
« telle que je suis », comme dit le poète. Mais il ne suffit pas de quantifier cette première
expérience pour accéder à l’objectivité requise par la démarche scientifique

 Les mirages de la quantification

La quantification est elle-même pétrie d’obstacles qui, là comme toujours, vont par
paires, puisqu’ils concernent à la fois le manque et l’excès de précision. Ainsi la physique
cartésienne, en son géométrisme très prononcé, manque d’une théorie de la mesure. Mais à ce
« mathématisme trop vague » (Bachelard, 1970a, p.212) vient s’opposer un mathématisme trop
précis, c'est-à-dire d’une précision sans objet, ou inadéquate aux objets mesurés. Plus vagues
sont les lois physiques de base, plus indéterminé le phénomène physique étudié et plus précises
se veulent les mesures. Ainsi Buffon, voulant mesurer l’âge de la Terre, calcule le temps que met
un boulet à se refroidir et en conclut que la planète est vielle de 74832 ans et qu’elle sera
complètement refroidie et donc impropre à la vie, dans 93291 ans (p.214). Les ouvrages de
géographie sont pleins de précisions excessives qui imposent à l’esprit de l’élève une surcharge
numérique sans intérêt. Gaston Bachelard se montre très sévère envers ces manuels écrits
« contre des élèves de treize ans », qui défient le bon sens pédagogique et proviennent de
disciplines qui veulent faire savant mais « ne sont scientifiques que par métaphore » (p.216).
L’excès de précision quantitative semble ainsi vouloir compenser l’indétermination qualitative des
phénomènes traités3. Il s’agit bien là d’une valorisation irrationnelle de la mesure, comme
lorsqu’on se dit certain du dernier chiffre après la virgule mais incertain du premier (p.214).
L’esprit pré-scientifique résiste également à l’idée de système clos. Pour lui, tout est en relation
avec tout. Le principe de « négligleabilité » lui est inaccessible. C’est pourtant lui qui préside à la
schématisation du réel et qui est à la base du calcul différentiel. De même la notion
d’échelle s’avère difficile à intégrer : nous restons prisonniers de l’échelle humaine, d’un ordre de
grandeur anthropomorphe qui nous rend malaisée l’appréhension rationnelle de l’infiniment petit
ou de l’infiniment grand. Inversement, la fixation sur des images familières entrave la
mathématisation de l’expérience. On le voit dans les critiques adressées au système de Newton.
Le refus des équations induit une prolifération d’images qualitatives. Pour l’abbé Poncelet, le
mouvement se décompose en multiples types : droit, oblique, centrifuge, centripète (p.227). Ces
adjectifs constituent les prédicats d’une physique facile et concrète que l’on prétend opposer aux
difficultés et aux abstractions d’une physique mathématisée.

3
On trouvera dans Bouvard et Pécuchet, de Gustave Flaubert, un concentré de tous les obstacles épistémologiques et
particulièrement des obstacles à la connaissance quantitative. Voir Michel Fabre, Bouvard et Pécuchet ou l’impuissance à
problématiser, Revue Le Télémaque n°24, 2003.

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Recherches en Education - n°17 Octobre 2013 - Michel Fabre

 L’inconscient et les formes

Ce refus de l’abstraction algébrique s’accompagne pourtant d’une valorisation des formes


géométriques dont on use avec « une désinvolture incroyable » (Bachelard, 1970a, p.231). On
pense alors que les mathématiques calculent les phénomènes mais n’expliquent pas et
qu’expliquer c’est développer des images, faire voir. On oppose donc le concret géométrique à
l’abstraction algébrique. Au contraire, pour l’épistémologie contemporaine, « la pensée
mathématique forme la base de l’explication physique et (que) les conditions de la pensée
abstraite sont désormais inséparables des conditions de l’expérience scientifique » (p.231). Si les
mathématiques sont désormais vraiment constitutives de la pensée scientifique et non pas une
simple forme d’expression ou de traduction de celle-ci, alors l’équation marque une vraie rupture
dans la mesure où elle introduit dans un univers d’abstractions où les termes ne valent que par
leurs relations à l’intérieur d’un système, où les concepts se voient à ce point dé-substantialisés
qu’on doit les considérer comme des inter-concepts (Bachelard, 1970b, p.155-157). Rien
d’étonnant à ce que Bachelard entonne ici un plaidoyer pour un « ascétisme de la pensée
abstraite », qu’il présente la rigueur comme « une psychanalyse de l’intuition » et la pensée
algébrique comme « une psychanalyse de la pensée géométrique » (Bachelard, 1970a, p.237).

Ces réflexions épistémologiques qui concernent l’histoire des sciences et les ruptures à
accomplir pour parvenir à une saine mathématisation des phénomènes, Gaston Bachelard les
transpose à la pédagogie. Là aussi, l’enseignant à affaire à « la valorisation inconsciente des
formes géométriques simples » (p.232). En prenant le cas de l’enseignement des lois de Kepler
et de Newton qui forment le cœur de ce que l’on a longtemps appelé la mécanique rationnelle,
Gaston Bachelard ne choisit pas le terrain le plus favorable pour illustrer l’idée d’une « pédagogie
psychanalytique » (Bachelard, 1970b, p.72). L’idée que l’inconscient joue un rôle dans
l’incompréhension des phénomènes planétaires, paraîtrait, aujourd’hui encore, assez farfelue à
beaucoup d’astronomes et de professeurs de physique. Pourtant, toutes les déterminations de
l’obstacle épistémologiques sont bien présentes ici. Où réside l’obstacle ? Dans la « séduction
des formes simples et achevées », dit Gaston Bachelard (1970a, p.234). Ici l’image du cercle
s’impose à l’esprit comme une forme pure et bloque l’accès à la compréhension de la trajectoire
elliptique des planètes autour du Soleil. Pour l’esprit pré-scientifique, dit Gaston Bachelard,
« l’ellipse est un cercle mal fait », voire, ce qui en dit long sur les surdéterminations
inconscientes, « un cercle en voie de guérison » (souligné par Bachelard, Ibid, p.232). L’ellipse
est donc un accident du cercle, un cercle aplati, ou un cercle en train de retrouver sa forme et
ses formes.

2. Qu’est-ce qui fait obstacle ?

La psychologie a bien montré le rôle des bonnes formes en ce qui concerne la perception 4. Il y
aurait, de même, selon Gaston Bachelard, des formes géométriques privilégiées qui joueraient le
rôle d’outils descriptifs et explicatifs généraux, immédiatement mobilisables, générateurs
d’explications simples, concrètes, fausses mais extrêmement résistantes, c'est-à-dire pétrifiant la
pensée.

 Les facilités de l’esprit

Ces formes géométriques jouent le même rôle que les images verbales, comme celle de
l’éponge étudiée au chapitre IV de la Formation. Il y a certes des intuitions particulières qui
bloquent la pensée. L’idée que les corps flottants nagent, empêche de comprendre le principe
d’Archiméde (Bachelard, 1970a, p.18). Mais il est également des métaphores (l’éponge, le pore,
le choc…) qui « séduisent la raison ». Ce sont des images particulières qui deviennent, à mesure
qu’on les utilise, de véritables « schèmes généraux » (p.78). Ces images font obstacle à la
pensée scientifique parce qu’elles sont immédiatement satisfaisantes pour l’esprit, qu’elles
4
W. Köhler, Psychologie de la forme, Paris, Gallimard, collection "idées", 1964.

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Recherches en Education - n°17 Octobre 2013 - Michel Fabre

bloquent donc la recherche d’explications véritables. Dans la physique cartésienne, l’image de


l’éponge devient une raison suffisante des phénomènes. Ce n’est donc pas l’image ou la forme
géométrique, en elle-même, qui fait obstacle mais le fait qu’elle fonctionne comme un prêt à
penser. Les images premières de la topologie naïve, dit Gaston Bachelard, sont « des moyens
de compréhension sans cesse employés » (Bachelard, 1970a, p.233). Un thème revient souvent
dans l’épistémologie bachelardienne, celui de la facilité (p.55, 225, 228). La psychanalyse de la
connaissance est une critique des facilités de l’esprit, qui sont l’indice que le psychisme
fonctionne sous le principe de plaisir, qu’il est donc en proie aux ressorts inconscients de
l’imagination. Ces facilités cantonnent la pensée dans le concret des images et donc l’empêche
d’accéder au niveau de l’abstraction mathématique qui est le niveau requis par l’explication
scientifique. Il faut donc juger l’image de l’éponge ou celle du cercle par leurs effets : elles
immobilisent l’esprit, l’enlisent dans le concret, le réifient alors que la pensée scientifique est
essentiellement mobile, fonctionnelle et relationnelle.

 Le cercle et l’ellipse

La valorisation du cercle dans l’histoire de l’astronomie est indéniable. De Ptolémée à Copernic,


le cercle et la sphère sont les outils géométriques des modèles planétaires. La révolution
copernicienne, si elle bouleverse la vision antique et médiévale du monde par son
héliocentrisme, continue à utiliser des cercles concentriques. Il est vrai que l’ellipticité du
mouvement de la Terre autour du Soleil est si peu marquée qu’il faut la négliger dans bien des
problèmes astronomiques. Du reste, si Kepler peut accéder à l’idée d’orbites planétaires
elliptiques, c’est en observant la trajectoire de Mars que Tycho Brahé lui a demandé d’étudier,
laquelle est effectivement beaucoup plus elliptique que celle de la Terre (Taton, 1961, volume II,
p.293). En extrapolant les résultats de ces observations aux autres planètes, Kepler rectifie le
modèle de Copernic : ce n’est qu’en supposant toutes les trajectoires plus ou moins elliptiques
que le modèle s’accorde avec les observations récentes de Tycho Brahé. C’est donc à bon droit
que Gaston Bachelard voit dans la valorisation du cercle un obstacle épistémologique. C’est bien
la survalorisation de l’image du cercle (et par contrecoup de celle de la sphère) qui explique,
partiellement au moins, la complication des modèles astronomiques d’avant Kepler pour
s’efforcer de sauver les phénomènes.

Il n’est donc pas étonnant que cet obstacle se rencontre également dans l’enseignement. Bien
qu’il n’y ait pas de parallélisme strict entre l’histoire et l’apprentissage, les difficultés de l’histoire
des sciences, « cette mine inépuisable des erreurs raisonnées » (Bachelard, 1970a, p.235),
rendent intelligibles les erreurs dans l’apprentissage, les arrachant définitivement au sottisier.
Elles sont plutôt la marque d’une pensée qui s’éveille. Les vésanies du Père Castel, ce savant
jésuite du XVIIIe siècle, cibles privilégiées de l’ironie bachelardienne, excusent celles de l’élève,
lesquelles s’interprètent alors, non pas comme signes d’inintelligence, mais de fraîcheur naïve. A
moins que cette prétendue naïveté ne marque la vieillesse de l’esprit commençant, vieux de tous
les préjugés du monde. Pour Gaston Bachelard, apprendre c’est en effet rajeunir en
abandonnant les vieux schèmes de pensée.

La survalorisation du cercle revêt donc toutes les caractéristiques que Gaston Bachelard attribue
à l’obstacle épistémologique :

a) positivité : il ne s’agit pas d’une manque ou d’un défaut de connaissance, mais au contraire de
la présence insistante d’une idée, d’une image, d’un schème ;
b) intériorité : l’obstacle n’est pas ce qui gît devant l’esprit (comme le suggère l’étymologie), ce
n’est pas une difficulté extérieure comme le manque d’instrument, la faiblesse des sens… mais
bien une habitude mentale ; l’obstacle est donc dans la pensée même ;
c) relativité : il n’y a pas d’obstacle en soi, le schème du cercle est un outil qui convient
parfaitement pour résoudre certains problèmes mais qui fait obstacle dans tel ou tel autre
problème, par exemple dans l’édification du modèle astronomique ;
d) objectivité : le meilleur signe qu’on a affaire à un obstacle épistémologique, c’est qu’on en
découvre la présence dans l’histoire des sciences ;

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e) insistance : l’obstacle est une pensée qui résiste à la pensée. Symptomatiquement, il se


marque par la récurrence, quand la leçon une fois apprise et récitée, le schème, qu’on croyait
désormais inopérant, revient dans les rationalisations de l’élève. Le Soleil vient alors occuper
« glorieusement », le centre (!) de l’ellipse (Bachelard, 1970a, p.235).

3. Que signifie lutter contre les obstacles ?

Si le schème du cercle est un obstacle épistémologique pour le problème astronomique, l’élève


de la classe de physique va se trouver, toutes proportions gardées, aux prises avec les mêmes
difficultés que Kepler.

 Travailler les représentations

On peut certes lui enseigner directement les résultats, pour gagner du temps. Mais, dit Gaston
Bachelard, l’enseignement des résultats de la science n’est pas un enseignement scientifique
(p.234). Un enseignement digne de ce nom doit donner des raisons ou les faire construire dans
une démarche de problématisation analogue à celle décrite ici par l’article de Christian Orange.
La question n’est donc pas ici de savoir que les planètes décrivent des trajectoires elliptiques
mais bien pourquoi il en est ainsi et pas autrement. Une pédagogie rationaliste doit faire accéder
aux raisons des phénomènes, elle doit prendre un style explicatif et pas seulement descriptif. De
toute manière, l’élève cherche à comprendre et si l’on ne lui fournit pas les raisons, il raisonne à
sa manière en développant de fausses raisons. Sigmund Freud avait déjà remarqué, dans
l’initiation précoce des enfants aux mystères de la reproduction, la formation de véritables
couches psychiques d’explication (Freud, 1989). Sous l’argument scientifique incompris ou
incomplètement assimilé, subsistent des rationalisations imaginaires. Et il se fait parfois un
étrange mélange des deux, quand ces couches psychiques viennent à se rencontrer. Tout
l’intérêt d’une psychanalyse de la connaissance est là : empêcher la prolifération de ces
rationalisations subjectives qui marquent une assimilation maladroite et inopportune de
mauvaises raisons et dénouer les complexes quand ils se sont déjà reformés. Tout ceci justifie,
dit Gaston Bachelard, l’idée d’un « enseignement récurrent particulièrement négligé dans nos
cours secondaires, et qui nous semble pourtant indispensable pour affermir une culture
subjective » (Bachelard, 1970a, p.235).

Comment vaincre les résistances de l’obstacle et bloquer la prolifération des rationalisations ?


Que signifie véritablement travailler les représentations ? La tâche de la psychanalyse de la
connaissance consiste – dit Gaston Bachelard – à « décolorer sinon à effacer, ces images
naïves » (p.78). Décolorer ou effacer n’est pas tout à fait la même chose. En la matière, le
vocabulaire de la Formation de l’esprit scientifique est fluctuant. Tantôt on parle de « détruire des
connaissances mal faites », de « surmonter » ou de « renverser les obstacles », de « détruire
l’opinion » (p.14), de « désorganiser le complexe impur des intuitions premières » (p.18) ou plus
vaguement encore, de lutter contre les images, les analogies, les métaphores (p.38). Malgré ces
hésitations terminologiques, l’analyse des sources d’obstacles, dans leur diversité, dévoile une
constante, celle des valorisations subjectives. A travers l’expérience première, les métaphores et
les analogies, la connaissance utilitaire, générale, le substantialisme ou le quantitativisme, sont à
l’œuvre des processus d’investissements inconscients qui se fixent sur une idée, un schème,
une habitude intellectuelle en en faisant ainsi des réalités non questionnables. Croire que c’est le
corps qui nage et non l’eau qui résiste, c’est valoriser un rapport anthropocentrique qui nous fait
manquer ce qu’a de spécifique un objet qui flotte. De même, les phénomènes biologiques, donc
proches de nous, fournissent des schèmes d’explications des faits physiques : la chimie s’instruit
de la digestion et la cornue n’est qu’un estomac artificiel (p.173). L’expérience quotidienne
valorise l’idée qui sert le plus souvent. Il semble qu’en expliquant l’utilité d’un phénomène, on en
fournisse la raison. La connaissance générale navigue entre la survalorisation du singulier et
celle de l’universel. Bref, dit Gaston Bachelard, « toute valorisation dans l’ordre de la
connaissance objective doit donner lieu à une psychanalyse » (p.53). Il ne s’agit pas de
dévaloriser pour dévaloriser mais d’opposer les valeurs subjectives de la rêverie scientifique aux

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Recherches en Education - n°17 Octobre 2013 - Michel Fabre

véritables valeurs d’objectivité. Autrement dit, il s’agit de désenchanter la pensée pour qu’elle
devienne scientifique, quitte à compenser ce processus par celui d’une habitation poétique du
monde que développera la poétique bachelardienne.

Quelle stratégie adopter pour lutter contre les séductions du schème du cercle ? Gaston
Bachelard en emploie trois : la rhétorique de la contre-suggestion, l’intégration rationnelle, les
inversions de l’ordre constructif.

 La rhétorique de la contre-suggestion

A la valorisation indue qui bloque l'accès au savoir, il convient d'opposer une relativisation des
images. Cette opération reste sur le terrain de l’imagination. Elle ne corrige pas l'image par le
concept, mais l'image par une contre-image. Elle tente des « conversions de valeurs ». Pour
Aristote, « l’ellipse est un cercle mal fait, un cercle aplati » alors que pour Newton, lisant Kepler,
« le cercle est une ellipse appauvrie, une ellipse dont les foyers se sont aplatis l’un sur l’autre ».
Gaston Bachelard se fait ainsi l’avocat de l’ellipse (Bachelard, 1970a, p.237). Il s’agit d’une
stratégie qui lui est familière. Pour une philosophie de la discursivité, qui fait de la vérité la fille de
la discussion rationnelle, toute évidence est suspecte. Toute intuition doit donc se confronter à
l’intuition contraire. Il en est en philosophie comme en science ou en poésie. Dans L’Intuition de
l’instant, Gaston Bachelard, alors bergsonien, confronte son intuition de la durée à celle de
l’instant scientifique (Einstein) ou poétique (Roupnel). Il nous livre un véritable processus de
conversion avec ses étapes, ses hésitations et ses tentations. De même, pour le familier d’Eluard
qu’est Bachelard, la lecture des Chants de Maldoror, de Lautréamont, constitue-t-elle un
dépaysement salutaire (Bachelard, 1939) ? Enfin, la lecture du traité scientifique déconcerte le
lecteur en rompant toute connivence avec lui. Bref, Gaston Bachelard recommande, en tout
domaine, une hygiène de l’intuition qui exige toujours la confrontation de l’image avec l’image
contraire. Seul ce procédé peut rendre à la pensée sa mobilité. On sait d’ailleurs que Gaston
Bachelard n’hésitait pas à payer de sa personne pour mettre en scène, dans son enseignement,
ces leçons d’indépendance intuitive, en mimant, au besoin, l’antithèse de l’ellipse et du cercle5.
Bref, cette rhétorique de l’imagination déstabilise l'image valorisée en dénonçant sa relativité :
pourquoi celle-ci et pas une autre ? Pourquoi pas l'image contraire ? On reste ici dans le
domaine du vraisemblable en opposant aux évidences des contre-exemples et à l'opinion, des
paradoxes. « Peu à peu – dit Gaston Bachelard – j’essayais de désancrer doucement l’esprit de
son attachement à des images privilégiées » (Bachelard, 1970a, p.237).

 L’intégration rationnelle

La rhétorique de la contre-suggestion lutte contre un ancrage en questionnant son bien-fondé et


en le relativisant. Mais elle ne peut le faire qu’en suggérant d’autres ancrages possibles. De ce
fait elle implique une stratégie du « pourquoi pas ? ». Pourquoi pas l’ellipse plutôt que le cercle ?
Psychanalyser la valorisation exige pourtant de passer à l’abstraction. C’est ce qu’on peut
appeler la stratégie de l’intégration rationnelle. Ce qui compte en effet, pour le mathématicien,
n’est pas de s’attacher à telle ou telle courbe particulière mais de penser familles. Le cercle,
comme l’ellipse, ne sont après tout que des cas particuliers des courbes de second degré. Déjà
les géométries projectives de Pascal ou de Desargues concevaient les figures (point, cercle,
ellipse, parabole ou hyperbole) comme autant de résultats d’évènements mathématiques : les
rencontres d’un cône et d’un plan séquent. Mais Gaston Bachelard préfère s’en remettre à
l’algèbre et aux courbes du second degré dont Descartes formule les équations. C’est que
l’abstraction algébrique désancre complètement l’intuition en déplaçant l’accent de l’élément au
système, de la figure aux règles de transformations qui permettent d’engendrer à volonté les
formes géométriques. En faisant des figures des résultats ou des cas particuliers, l’attention se
déplace de la forme à l’équation, l’intuition le cède à la discursivité et au calcul. Un esprit
mathématique « qui comprend que l’ellipse est un cas particulier des courbes du second degré,
5
« Chaque fois qu'il nous donnait un exemple concret, chaque fois qu'il jouait devant le tableau noir, chaque fois qu'il mimait (et
avec quel talent !) quelque thème de réflexion épistémologique ou autre, c'était pour rentrer dans le jeu de cette dialectique
psychologisme non psychologisme, pour essayer d'évacuer par le moyen d'un événement spectacle toute cette rouille que
l'événement peut attacher au savoir » - C. Gasperine, « Bachelard et l'enseignement », Actes du colloque de Cerisy, Paris UGE
1970.

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Recherches en Education - n°17 Octobre 2013 - Michel Fabre

est moins esclave de la réalisation d’une image particulière ». Et d’une manière générale, « la
généralisation objective est une évasion des images particulières » (Bachelard, 1970a, p.236).

 Les inversions de l’ordre constructif

La troisième stratégie, évoquée par Gaston Bachelard, concerne ce qu’il nomme « les inversions
de l’ordre constructif » (p.236). Nous voici à présent sur le terrain de la physique.
Chronologiquement, on va des observations de Tycho Brahé aux lois de Kepler et à la théorie de
l’attraction universelle de Newton. Ici on construit en partant des faits vers leurs raisons. Mais
comprendre l’astronomie exige également de parcourir l’ordre inverse, c'est-à-dire d’aller de la
raison aux faits : « on ne domine vraiment le problème de l’astronomie newtonienne – dit Gaston
Bachelard – que si l’on peut alternativement tirer la loi de la forme empirique et reconstruire la
forme pure en s’appuyant sur la loi » (p.236). Cette formule est à double détente. Elle peut jouer
d’abord entre les observations de Tycho Brahé et les lois de Kepler. Kepler tire effectivement ses
trois lois de la forme empirique c'est-à-dire des observations de son maître : a) loi des orbites :
les trajectoires des planètes autour du soleil sont elliptiques et non pas circulaires, le soleil
occupe un des foyers de l'ellipse, il exerce une force centripète sur les planètes ; b) loi des aires :
les rayons qui relient la planète au soleil balayent des aires égales en des temps égaux ; plus
une planète est éloignée du soleil, plus son orbite est longue et plus sa vitesse est faible ; c) loi
des périodes (ou loi harmonique) : les carrés des temps de révolution des planètes sont
proportionnels au cube de leur distance au soleil (plus exactement au cube du demi grand axe
de leur trajectoire elliptique). Autrement dit, plus une planète est éloignée du Soleil est plus la
durée de sa période est grande. Mercure, la plus proche, effectue sa révolution en 88, jours, la
Terre en 365,5 jours et Pluton, la plus éloignée, en 248 ans. Cette loi manifeste l’harmonie du
système solaire dans la mesure où les révolutions des planètes obéissent toutes à une
constante, c’est « la musique des sphères ». Il est alors possible de retrouver la forme pure en
partant de la loi, c'est-à-dire, par exemple, de retrouver les observations de Tycho Brahé à partir
des lois de Kepler. Evidemment, ces lois ne donneront que la forme pure des trajectoires et non
les trajectoires réelles. C’est pourquoi Gaston Bachelard peut dire que le phénomène des
perturbations prend alors un sens. On peut à présent formuler des hypothèses sur les écarts :
sont-ils dus à l’influence des autres planètes ou à des erreurs d’observations ? On sait combien
la prise en compte des perturbations peut être heuristique : ce sont celles de la trajectoire
d’Uranus qui permirent à Le Verrier de découvrir Neptune.

Gaston Bachelard suggère un autre cas d’inversion de l’ordre constructif quand il s’en prend au
père Castel (encore lui décidément) qui ne trouve pas « naturel » de déduire l’ellipticité des
trajectoires des planètes de la loi de la gravitation. Pour lui, ce qui est premier et fondamental,
c’est la forme géométrique des trajectoires, qui se donne à l’observation. Alors que pour Gaston
Bachelard, ce qui est fondamental, c’est le va-et-vient entre la théorie de l’attraction universelle
et l’ellipticité des trajectoires, entre la théorie de Newton et les lois de Kepler. On peut certes
passer de la troisième loi de Kepler à la loi de la gravitation universelle : si les planètes sont
elliptiques, alors cela implique que les corps célestes s’attirent en raison de leur masse et en
raison inverse de leur distance. Inversement, c’est la loi de la gravitation qui est la raison de
l’ellipticité des trajectoires des planètes

4. Discussion

Quel enseignement tirer de cet exemple concernant ce qu’il est désormais convenu d’appeler le
travail sur les représentations ?

 Les représentations et leurs enjeux didactiques

On retrouve, illustrées sur ce cas, les idées directrices de la pédagogie bachelardienne. L’élève
n’arrive pas l’esprit vide et la leçon ne consiste pas à lui fournir une culture dont il serait

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dépourvu mais à le faire changer de culture. Ce pourquoi enseigner la physique est difficile
(Bachelard, 1970a, p.18). La culture de l’élève est faite, tantôt de connaissances empiriques
constituées (les corps flottants nagent, les corps coulent parce qu’ils sont trop lourds…), tantôt
d’images à tout faire (l’éponge, les pores…), tantôt encore de schèmes ou d’habitudes de
pensée, comme ici « penser cercle ». Ces représentations, schèmes, habitudes, font obstacle à
la pensée scientifique qui se veut fonctionnelle, relationnelle, abstraite. Ils ancrent la pensée, la
réifient, l’immobilisent. Croire que les corps qui flottent nagent, bloque la compréhension du
principe d’Archimède. Penser que le cercle est la forme géométrique pure, empêche de saisir les
lois de la mécanique céleste, celles de Kepler et de Newton.

On ne peut ignorer cette culture première, faire comme si elle n’existait pas. Parler de « coupure
épistémologique » signifierait laisser les ombres dans la caverne et commencer la leçon par les
principes rationnels. Telle n’est pas la position de Bachelard qui revendique, en manière de
provocation, contre Husserl et les logiciens, un certain psychologisme. Pour une pensée attentive
à la formation de l’esprit scientifique, la raison n’est pas une donnée première, c’est une
conquête. Il faut donc – dit Gaston Bachelard – dans une formule paradoxale, « mettre de la
psychologie pour l’enlever » (Bachelard, 1970b, p.14). Entendez : le but de la psychanalyse de la
connaissance est de débarrasser l’esprit de ses pesanteurs, de ses résistances, pour qu’il puisse
fonctionner de manière purement logique. Le thème positif du robot intellectuel que Gaston
Bachelard promeut dans le Rationalisme appliqué, désigne l’horizon jamais atteint d’une pensée
pure, sans obstacle (Bachelard, 1970b, p.25). Le psychologisme de Gaston Bachelard ne réduit
donc pas la logique au psychologique mais a pour objet de délivrer au contraire le logique de ses
adhérences psychologiques. Et comme ces adhérences sont, en dernière instance,
inconscientes, la psychologie doit se faire psychanalyse de la connaissance. Il ne peut donc
s’agir de se couper de l’opinion ou des représentations. Quand on va chez le psychanalyste, on
ne laisse pas ses névroses dans la salle d’attente. La cure a précisément pour objet de dénouer
les complexes d’identifications ou de représentations qui bloquent le psychisme sur des états
infantiles. Libérer la pensée, la rendre mobile, tel est le but de la psychanalyse de la
connaissance. Ce qui distingue la pédagogie bachelardienne de celle de Karl Popper (voir ici
l’article d’Alain Firode), c’est que pour lui, présenter directement les objets de savoir, sans se
soucier des représentations, est un leurre. Sous les caractéristiques logiques ou épistémiques
des objets appris, subsistera une couche psychologique plus primitive, irrationnelle, que
l’enseignement n’atteindra pas et qui donc cheminera indépendamment d’elle ou alors interférera
avec elle, comme Sigmund Freud l’avait déjà remarqué pour les mythes de la naissance chez les
jeunes enfants. C’est pourquoi Gaston Bachelard insiste tant sur l’enseignement récurrent, celui
qui vient après la leçon et défait les rationalisations d’un jeune esprit qui veut comprendre. Il est
significatif que Gaston Bachelard ait toujours refusé d’adhérer à la philosophie du concept de son
ami Jean Cavaillès avec lequel pourtant il partage bien des thèses : rupture entre le monde de la
science et celui de la vie, sens de l’apodicticité, suprématie de la construction de l’intuition. Mais
curieusement, la philosophie du concept le ramène toujours au sujet en formation et à la
psychanalyse de la connaissance. Pour Gaston Bachelard, la lecture de Jean Cavaillès ne nous
conduit pas à une pédagogie du concept, elle constitue au contraire une véritable psychanalyse
de l’intuition (Fabre, 1995, p.120).

En quoi consiste ce travail sur les représentations que Gaston Bachelard assimile à une
catharsis ? Si l’idée de la psychanalyse de la connaissance a un sens, la catharsis se déploie sur
trois plans : énergétique, topique et dynamique.

 L’ énergétique

L’exemple de la leçon d’astronomie permet de mettre l’accent sur les déplacements


énergétiques. Si ce qui fait obstacle est bien le fait que tel ou tel schème est survalorisé, il
convient de provoquer un déplacement d’investissement : des termes aux relations, de l’intuition
aux équations, des images aux concepts. Dans sa formulation détournée de la loi des trois états
d’Auguste Comte, Gaston Bachelard montre le lien qui unit représentation et intérêt. L’état
concret « où l’esprit s’amuse des premières images du phénomène » participe d’une âme puérile
ou mondaine « animée par la curiosité naïve » (Bachelard, 1970a, p.9). L’état concret-abstrait est

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celui des schémas géométriques, appuyés sur la simplicité des intuitions sensibles. Bien que
Gaston Bachelard le lie à une âme professorale, toute fière de son dogmatisme, on peut penser
que ce dogmatisme est l’apanage de tout esprit qui vit les premières satisfactions de la pensée,
les trop faciles explications, ces réponses qui ferment le questionnement. La pédagogie
psychanalytique s’efforce donc de réguler l’intérêt qui constitue « la base affective de la culture
intellectuelle », d’en provoquer et déplacer les investissements, en direction d’un « intérêt
désintéressé » (voir ici même, l’article de Jean-François Goubet).

 La topique

La dimension topique désigne le devenir conscient des obstacles. L’esprit, par définition, n’est
jamais conscient des obstacles qui l’entravent. Il ressent l’échec lorsque l’obstacle l’empêche de
résoudre un problème, mais sans savoir à quoi attribuer cet échec. Il peut au contraire éprouver
une impression de facilité qui vient de la mobilisation d’une idée évidente, d’un schème habituel.
La prise de conscience suppose ainsi des conditions épistémologiques et pédagogiques
spécifiques. L’obstacle n’apparaît qu’à un tiers qui sait interpréter les facilités de l’élève ou ses
échecs selon une grille épistémologique spécifique. Pédagogiquement, la catharsis suppose de
délaisser un enseignement exclusivement magistral pour permettre « l’aveu des bêtises » dans
un climat marqué par une exigence bienveillante et où l’erreur n’est pas une faute. L’inconscient
de Sigmund Freud est sous le signe du tragique, celui de Gaston Bachelard est sous le signe du
comique. C’est pourquoi, la « correction fraternelle » (Bachelard, 1970a, p.242, 243) exige une
distanciation ironique, une moquerie dirigée d’abord vers soi-même. Cette prise de conscience
de l’obstacle n’est d’ailleurs que l’envers d’une rupture rationnelle. Il ne s’agit pas simplement de
changer une représentation pour une autre mais de troquer une opinion pour une idée raisonnée
(voir l’article de Christian Orange). Ce qui compte est moins de faire « bouger les
représentations » que de problématiser l’opinion première. Troquer le schème de la trajectoire
circulaire contre celui de la trajectoire elliptique n’a en lui-même aucune signification scientifique,
si on n’accède pas à la conscience des raisons de le faire. Un savoir problématisé est un savoir
qui incorpore ses raisons et qui est toujours prêt à se rendre à de meilleures raisons. Le
vocabulaire fluctuant de la Formation de l’Esprit Scientifique (détruire les représentations,
changer de culture), doit être interprété avec les ressources d’une pensée entièrement maîtrisée
comme l’est celle du Rationalisme appliqué. Dans certains cas, c’est le contenu
représentationnel lui-même qui doit être abandonné (les corps qui flottent nagent, les gaz ne sont
pas de la matière…). Mais dans d’autres cas, comme dans l’exemple astronomique développé
ci-dessus, ce n’est pas tant le contenu représentationnel qui compte que la manière dont l’esprit
s’y rapporte. Ainsi, l’image, la métaphore ne sont condamnées que si elles surviennent avant
toute conceptualisation. L’imagerie hydraulique, par exemple, peut certes bloquer la
conceptualisation des phénomènes électriques, mais elle peut être utile après, une fois les
équations bien maîtrisées. Dans tous les cas, changer de culture n’est pas seulement changer
de représentations mais changer son mode de rapport aux représentations, ce qui exige de les
problématiser (Fabre & Orange, 1997).

 La dynamique

La dernière dimension, dynamique, vise ici le rôle du surmoi intellectuel. L’obstacle, finalement,
n’est que rarement détruit. Le complexe des intuitions premières, s’il est désorganisé par la
catharsis, n’a de cesse de renaître. D’où l’appel à un refoulement actif, à un refoulement
conscient, concepts qui éloignent la pensée bachelardienne du freudisme orthodoxe. C’est tout
le thème de la surveillance intellectuelle de soi. Sigmund Freud perçoit bien le dédoublement du
moi quand il fait de la conscience morale l’intériorisation des interdits parentaux. Mais tout à
l’étude des phénomènes pathologiques où le dédoublement est synonyme de névroses, il ne
peut concevoir un état d’heureux dédoublement, celui de la vigilance intellectuelle. Gaston
Bachelard plaide pour un sur-moi intellectualisé, dépersonnalisé, qui n’est autre que
l’intériorisation de la méthode (Bachelard, 1970b, p.69). C’est cette vigilance que l’école instaure
et qui doit accompagner la vie intellectuelle. Quand Gaston Bachelard dessine son profil
épistémologique, il avoue la persistance en lui de schèmes de pensée pourtant dépassés
(Bachelard, 1983). Ainsi le schème de la balance vient-il lester le concept de masse d’un

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empirisme qui nuit à la clarté rationaliste de la mécanique rationnelle. Même le réalisme naïf
(celui qui nous fait confondre la masse et le volume), pourtant depuis longtemps condamné, peut
revenir sournoisement, dans les difficultés de conceptualisation ou de calcul (Bachelard, 1983).
On n’en finit peut-être jamais avec les névroses intellectuelles, les complexes pourtant dénoués
se reforment à nouveau. Tout ce que l’on peut espérer c’est gravir un étage de plus dans la
spirale de la distanciation rationnelle : les voir de plus haut et les voir venir ! Combatte les
mauvaises habitudes par la méthode (Peterfalvi, 1997).

Conclusion

La pédagogie psychanalytique de Gaston Bachelard est dirigée à la fois contre l’empirisme de la


leçon de chose et son culte de l’observation qui a régné longtemps dans l’école nouvelle et
même dans celle de la République et contre une pédagogie du concept, telle qu’on pourrait
l’induire de la lecture de Jean Cavaillès par exemple. Il s’agit donc d’une pédagogie qui intègre,
d’une manière bien spécifique, un certain psychologisme pour pouvoir précisément débarrasser
la raison de son poids d’inconscient qui l’immobilise. L’idée de psychanalyse de la connaissance,
si on la prend au sérieux, interdit de surestimer la discontinuité (il ne peut s’agir de se couper des
représentations premières), comme de la sous-estimer (la représentation première ne devient
pas rationnelle en se perfectionnant). Encore faut-il comprendre que ce qui compte n’est pas
d’abandonner une représentation fausse pour une représentation plus vraie, plus conforme au
savoir actuel, ce qui ne serait que changer d’opinion. L’important est de problématiser les
représentations ou les habitudes intellectuelles pour accéder à un savoir raisonné, un savoir qui
incorpore ses raisons et qui donc, par la même, peut critiquer les mauvaises raisons de sa
culture première.

La psychanalyse de la connaissance de Gaston Bachelard constitue donc une dimension du


paradigme de la problématisation (Fabre, 2009). Ce n’est qu’aux prises avec un problème précis
et pour le construire et le résoudre, que le travail sur les représentations peut s’exercer.

Bibliographie

ASTOLFI J.-P. (1997), L’erreur, un outil pour enseigner, Paris, ESF.

BACHELARD G. (1973), Etude sur l'évolution d'un problème de physique : la propagation thermique dans les
solides, Paris, Vrin, 1973 (1927).

BACHELARD G. (1970a), La Formation de l'esprit scientifique, Paris, Vrin, (1938).

BACHELARD G. (1939), Lautréamont, Paris, José Corti.

BACHELARD G. (1966), L'intuition de l'instant, Paris, Gonthier, (1932).

FABRE M. (1995), Bachelard éducateur, Paris, Presses Universitaires de France.

FABRE M. (2009), Philosophie et pédagogie du problème, Paris, Vrin.

FABRE M. (2003), « Bouvard et Pécuchet ou l’impuissance à problématiser », Le Télémaque, n°24.

FABRE M. & ORANGE C. (1997), « Construction des problèmes et franchissement d’obstacles », ASTER, n°24.

PETERFALVI B. (1997), « L’identification d’obstacles par els élèves », ASTER, n°24.

PIAGET J. & GARCIA R. (1983), Psychogenèse et histoire des sciences, Paris, Flammarion.

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SERRES M. (1972), « Déontologie, La réforme ou les sept péchés », Hermès II L'interférence, Paris, Minuit.

TATON R. (1961), Histoire générale des sciences, Volume II - La science moderne, Paris, Presses
Universitaires de France, 1961.

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