LA CHANSON FRANÇAISE, UN PRODUIT
CULTUREL EN MUTATION OU L’EXPRESSION
D’UNE SOCIÉTÉ EN ÉVOLUTION ?
Résumé : La chanson française contemporaine fait émerger des pratiques cul-
turelles et linguistiques innovantes et constitue un indicateur culturel pertinent :
de la « rupture » linguistique à la continuité thématique à travers l’étude de
textes nouveaux s’inscrivant dans la diversité culturelle, le malaise identitaire,
mais aussi la construction coculturelle, tel est le sujet de cet article.
Après avoir proposé 1 une exploitation didactique du produit culturel chan-
son française, fondée sur une triple approche – linguistique, paralinguistique
et extralinguistique – née de l’émergence du concept de langue-culture, nous
mettons en pratique, toujours à propos de la chanson, les nouvelles perspec-
tives ouvertes par Christian Puren, celles du transculturel, du métaculturel,
de l’interculturel, du multiculturel et, enfin du coculturel.
Dans une société française en pleine mutation, le produit culturel chanson
française peut-il éclairer un apprenant étranger sur les fondements culturels
de cette communauté ? Les récurrences thématiques (dégagées dans notre
étude de certains stéréotypes culturels français, image de l’Afrique véhiculée
par Jean Ferrat 2, Michel Sardou 3), perdurent-elles ?
Une constatation s’impose : la chanson est une prise de parole et pas seu-
lement un produit culturel. En témoigne le texte rédigé par Idir, en préambule
du CD publié en 1999, intitulé Identités :
J’ai toujours été confronté à un dilemme de taille : comment être algérien à part entière
et vivre mon identité berbère entièrement à part ?
Fier d’appartenir à un pays qui a retrouvé son indépendance au prix de sept années
de lutte, baignées de larmes et de sang, je me suis senti frustré de ne pas être reconnu
dans ma culture maternelle, les pouvoirs en place ayant installé une identité de substi-
tution de nature idéologique.
1. Le Français par la chanson, Paris, L’Harmattan, 1998.
2. À moi l’Afrique, 1972.
3. Afrique Adieu, 1982.
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Heureux de vivre dans mon pays d’accueil, la France, que j’aime et dont j’aime les
enfants, je me pose cependant des questions : Comment vivre en France et me sentir
pleinement algérien ?
Comment parler de mon pays, alors que je ne vis pas les mêmes réalités que mes com-
patriotes ?
Comment assurer mon identité, ma nationalité dans la région parisienne où je réside et
m’intégrer spontanément dans la vie française ? […]
Vivant pleinement en France, j’ai toujours la nationalité algérienne. Aurais-je donc
honte d’être français ? Si c’est oui, pourquoi et qu’est-ce que je fais là ? Si c’est non, ce
serait quoi alors ? […]
De toutes ces questions découle une conviction : celle d’être un minoritaire ; ici et là-
bas… Et, en tant que tel, je me sens appartenir à deux pays… L’un m’a enfanté et m’a
donné une origine, une histoire et une identité. L’autre m’a adopté et m’a offert un
parcours dans lequel je m’exprime totalement. 4
La question ici, entre déconstruction et reconstruction des stéréotypes cul-
turels français selon une réflexion de Pierre Bourdieu, consiste à savoir si ces
deux opérations successives ou simultanées, à la fois antinomiques et com-
plémentaires, supposent une rupture. La réponse serait-elle linguistique,
culturelle, idéologique, politique ? Si, comme l’écrit Chantal Forestal 5, ensei-
gner et apprendre une langue étrangère c’est « apprendre à construire et à
partager du sens » et, par conséquent, à aboutir à la phase du coculturel après
avoir vécu celles du transculturel, du métaculturel et du multicultuel, pour-
rait-on aujourd’hui encore « se servir » de la chanson dans notre « itinéraire
didactique obligé » 6 ?
Retenons tout d’abord les textes du groupe NTM, extraits de l’album paru
en 1994, intitulé Authentik.
On a dit que la mélodie était absente de la chanson rap, l’essentiel consis-
tant à marteler des paroles. C’est bien au niveau du texte que se situe l’apport
de cette nouvelle génération de chanteurs. Nous allons donc tenter de faire
une analyse linguistique de leur expression.
Face à ces textes on pense à la « Lettre ouverte sur la chanson » publiée
par Francis Debyser dans Le Français dans le Monde en 1969. Comment de
tels textes pourraient-ils faire l’objet d’un apprentissage quelconque en classe
de français langue étrangère ? Nous retrouvons là, concentrés, tous les incon-
vénients de ce que l’ancien directeur du B.E.L.C. classait sous la rubrique
« chanson argotique » : une langue souvent obscure, un vocabulaire très
branché et par conséquent éphémère, des phrases parfois grammaticalement
incorrectes, une orthographe oralisée, une ponctuation aléatoire, une inspira-
tion vulgaire, etc. Pourtant, il s’agit d’un mouvement qui se veut universel et
qui a la faveur d’une grande partie de la jeunesse mondiale actuelle. C’est cet
aspect social qui justifie notre choix. Nous ne perdons pas de vue l’idée que
la chanson est avant tout un document social et qu’à ce titre nous n’avons pas
4. Identités, Idir, 1999.
5. Voir article de Chantal Forestal ouvrant ce numéro.
6. Sous-titre de l’ouvrage de Renaud Dumont, De la langue à la culture, Paris, L’Harmattan,
2008.
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le droit d’éluder un genre qui peut ne pas correspondre à l’idée que nous nous
faisons de l’EA du français à des étrangers.
La chanson n’est pas pour nous un objet de savoir mais une médiatrice de
savoirs : méthodologiques, culturels, voire existentiels. Mais pour des locu-
teurs non natifs, la chanson, comme n’importe quel autre texte, doit être
également une invitation à explorer la langue qui sert de véhicule : la langue
française.
De ce point de vue, le groupe NTM se pose en héritier des poètes français
qui, régulièrement, ont tenu à définir et à justifier leur « art poétique ». C’est
bien dans la lignée des Du Bellay et des Hugo que se situe NTM lorsqu’il
affirme dans Danse :
[…] Ma langue, ma plume, rimes après rimes sonnent donnent tonnent
Laisse l’anglais aphone car je donne
Pour que tu bouges m’impose puis prouve
Que le rap en français fuse autant qu’en anglais
[…]
Acrobate linguistique d’une façon illogique
Je retourne la rythmique
Jusqu’au moment fatidique
Où pour toi elle devient rite.
Ce discours de rappeur vaut toutes les campagnes officielles pour la
défense de la francophonie, en utilisant par exemple le « freestyle », vérita-
ble profession de foi qui, sous l’apparence d’une brutale provocation cultu-
relle, pose les bases d’un nouvel art poétique qui se définit par :
• un rythme phrastique nouveau : le « swing du phrasé ».
• une énergie articulatoire nouvelle : le « verbe haut » qui « reprend l’as-
saut ».
• une diversité des apports à la langue : « Mon style est tentaculaire, mon
nom est Joey Starr ». On notera au passage que même les noms à colora-
tion anglo-saxonne – qui ont fait la gloire des chanteurs français yéyé des
années soixante au grand dépit des défenseurs de la langue française de
cette époque – sont « déformés » (ou re-formés) façon rap, façon NTM,
comme pour bien montrer, là encore, que la langue française doit s’affran-
chir des liens de servage entretenus depuis trop longtemps avec l’anglais.
Cette recherche de l’originalité, qui est déjà en soi une prise de conscience
identitaire, se traduit par une apparente complexité du langage, que le groupe
NTM ressent comme une faiblesse, mais dont il se défend :
Orale ma démonstration sera cruciale
En présence de mes mots, je soutiens, je maintiens
Que mon style est facile défile tranquille.
Jamais chanteurs n’auront montré tant d’intérêt pour la langue qu’ils utili-
sent, n’auront attaché tant d’importance aux questions linguistiques. Notre
démarche fondamentale – l’utilisation de la chanson en classe de français –
trouve donc ici son ultime justification.
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1. LA LANGUE DE LA RUPTURE
Les différents textes sélectionnés ici se caractérisent par la puissance des
contrastes. Il émane de la plupart des chansons une force antithétique particu-
lièrement violente, rehaussée par celle du verbe lui-même, dans sa vulgarité
parfois, dans sa nouveauté abrupte faite pour choquer le lecteur. Cette impres-
sion de violence est accrue par le contraste entre les différents moments de
chaque pièce. Ainsi, au cri de révolte contenu dans L’argent pourrit les gens,
succède l’expression personnelle – à la première personne – d’une inquiétude
vraie à l’égard du « frère » emporté dans sa course folle au « pognon ». Le
ressort principal du fonctionnement poétique – règle éternelle de la rhéto-
rique – est ici présent dans cette antithèse violence/douceur :
Quelle que soit l’heure, mes yeux ont peur
Car la monnaie a une clarté
Qui aveugle mes frères
Dealant la mort au coin des rues.
Même l’emploi des deux anglicismes (l’un caché, « monnaie » pour
« argent » calqué sur « money », l’autre fruit d’un emprunt, « deal », mor-
phologiquement bien intégré dans les formes suivantes : « dealeur », « dea-
ler ») ne dissipe l’impression de « tendresse poétique » que procurent ces
quatre vers.
Un professeur de FLE peut donc organiser une « battue rhétorique ». Un
travail utile sur l’antithèse pourrait être orienté sur les différents registres de
langue. Pourquoi, par exemple, ne pas suggérer un travail de recherche sur
les différentes façons de désigner l’argent (argent, fric, pognon, moyen, mon-
naie, fortune, répartition monétaire, etc.) et ses effets (pourriture, corruption,
mort, bagarre, arnaque, convoitise, etc.) ?
Un autre volet de la recherche rhétorique à laquelle se livrent les auteurs
du groupe NTM est la pratique courante de ce que nous pourrions désigner
sous le terme de « transgression », c’est-à-dire la réutilisation – en contexte –
d’un stéréotype, d’un proverbe, d’une expression toute faite, d’éléments
désarticulés avant d’être réinsérés dans un cadre qui n’est pas le leur mais
dont il faut pouvoir situer l’origine si l’on veut comprendre en profondeur le
texte objet d’étude. C’est ainsi que L’argent pourrit les gens offre de nom-
breux exemples de détournement à faire nécessairement découvrir et com-
menter par un public d’étudiants étrangers :
• « Tout s’achète et tout se vend », « Prendre le train en marche » : slogan
bien connu, expression toute faite : fonctionnement intertextuel à faire
(re)découvrir éventuellement.
• « Même les gouvernements
Prêts à baisser leur froc
pour une question d’argent
Avec une veste réversible. »
Le dernier syntagme, noté en gras par nos soins, ne peut s’expliquer qu’à
partir de l’expression populaire « retourner sa veste » ici réinvestie par
NTM.
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« Me faire croire que l’argent fait le bonheur » (en rapport avec la célèbre
formule : « L’argent ne fait pas le bonheur,… mais il y contribue ! »),
« L’union fait la force », « Remettre les pendules à l’heure » : autant de réfé-
rences implicites à des dictons connus de tous.
Mais l’investigation rhétorique des textes de NTM s’avère encore plus
riche au niveau de la métaphore et de la métonymie :
« Asphyxier des sentiments »
« L’argent pourrit les gens »
« Loin de tous ces requins. »
D’abord centrée sur les figures de rhétorique, notre approche doit ensuite
concerner le vocabulaire.
Le plus facile consistera, pour l’ensemble des textes de NTM ici sélection-
nés, à demeurer sur l’axe sémantique 7 déjà dégagé à propos de notre approche
rhétorique, à savoir confirmer que toute la construction poétique de NTM se
fonde sur un rapport antithétique très brutal entre violence et tendresse.
Comment se manifeste cette violence ?
1. 1. Par l’agression verbale
– L’emploi de termes argotiques (« pognon, saloperie », etc.)
– L’emploi de termes anglo-saxons (« funky sexy, freestyle, crew, beat,
toys »)
– L’emploi de constructions syntaxiques appartenant au français branché
(« Je suis biture » : fonction attributive remplie par un substantif).
– La confusion des registres de langue puisque les pratiques argotiques
(« bite ») voisinent, dans la même phrase, avec d’autres, appartenant, celles-
là, à la langue soutenue (« Si tu es en désaccord » employé où l’on attendrait
« si t’es pas d’accord »).
1. 2. Par la mise en relief d’articulateurs logiques habituellement non
accentués : pour, car, alors, etc.
1. 3. Par l’agression acoustique, celle de l’orchestration qu’il faudrait à
coup sûr commenter en classe celle de la rime. Un jeu antithétique très
contrasté marque la première des pièces sélectionnées ici. C’est, d’abord, le
poids très fort de la rime en -ique martelée à l’intérieur du vers comme à son
extrémité qui frappe l’auditeur. L’accumulation des termes en -ique très
pesants parce que n’appartenant généralement pas au vocabulaire poétique
(typique, loustics, idiopathiques, acoustique, fanatique, chaotique, journalis-
tique, véridique, authentique, etc.) produit presque une sensation de malaise,
due à une espèce d’agression phonétique. À cette attaque verbale succèdent
dans certaines pièces des jeux d’assonance (rappel de la poésie intimiste la
plus traditionnelle dans les fabliaux médiévaux), des allitérations présentes
7. Expression empruntée à la terminologie de Greimas.
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pour le seul plaisir de l’oreille. À la question : « Est-ce le bonheur ? » lancée
à la fin de L’argent pourrit les gens, succède la réponse directe, attirante par
sa rime intérieure :
Non, je ne crois pas que le pognon
Soit une rançon du bonheur.
Pognon-rançon, deux termes que tout séparerait – parce qu’ils appartien-
nent à des registres très éloignés – ici rapprochés par la magie de l’assonance
et aussi, quelque part, ce je-ne-sais-quoi que confère à cette expression la
surimpression de la fameuse « rançon de la gloire » présente dans la mémoire
culturelle de tout auditeur français. On joue sur tous les tableaux dans NTM
et il faut donner les moyens à l’auditeur étranger de s’y retrouver.
Brutalité/tendresse, agression/douceur se combattent et s’équilibrent dans
De personne je ne serai la cible où l’on joue avec une série pléthorique de
rimes en -ion externes et internes :
Et pourtant je sens lentement monter d’un cran la tension
La pression, l’impression d’oppression
La sensation de devoir accompli une mission d’éducation
Mais pour qui nous prend-on ?
1. 4. Par l’agression d’un vocabulaire technique appartenant à des lan-
gues de spécialités que nous ne sommes pas accoutumés à voir utilisées
dans des textes chantés.
Là encore, cet aspect nouveau, pour ne pas dire révolutionnaire, de la
chanson rap devrait nous conduire à une présentation renouvelée du lexique
à des étudiants étrangers. Il ne s’agit plus ici, comme on pourrait le croire a
priori, de confusion de registres, mais d’un mélange constant de « discours
de référence » qui nous semble très caractéristique de la production dans
NTM, sinon dans la production rap globalement. Le discours de référence,
au sens où nous l’entendons, se distingue du registre de langue par son carac-
tère obligé. C’est, en effet, une langue de spécialité. En ce sens, on pourra
dire qu’une recette de cuisine, un faire-part de décès, une petite annonce ou
même une dissertation de littérature française constituent des discours de
référence imposés au locuteur par la situation de communication à laquelle il
est confronté. C’est, à notre connaissance, la première fois que l’on « déna-
ture » de tels discours en les intégrant à un genre de texte et surtout à un type
de situation pour lesquels ils ne sont pas faits. C’est ce qu’on pourrait appeler
une désarticulation du langage ordinaire à mettre à l’actif du rap, de son ori-
ginalité non seulement linguistique mais aussi langagière. Rien, par exemple,
ne prédispose un texte comme celui qui constitue la dernière partie de
Authentik (une attaque en règle contre les journalistes) à faire l’objet d’un
texte chanté. On pourrait risquer une incursion du côté de l’intertextuel et
comparer ce texte de NTM à celui que créa Georges Brassens en 1966 pour
se venger des journalistes qui le voyaient déjà atteint « d’un mal qui ne par-
donne pas », texte lui-même en relation intertextuelle avec un autre, tout
aussi célèbre, celui de Mallarmé : « Je suis hanté, l’azur, l’azur, l’azur »,
pastiché ici par Brassens : « Je suis hanté, le rut, le rut, le rut. »
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2. LES THÈMES ABORDÉS : DE LA RÉVOLTE À LA TENDRESSE
La chanson rap présente donc un grand intérêt pour tout ce qui est lié au
travail sur la langue. Nous assistons là à un retour du texte. Celui-ci fonc-
tionne principalement autour de la reconnaissance puis de la ré-investigation
des clichés et des stéréotypes et, également, en relation avec une compétence
intertextuelle qui, à vrai dire, n’est peut-être pas très développée chez les
auteurs de NTM mais qui doit être activée (ou réactivée voire suscitée) par le
professeur de langue et de littérature françaises, au besoin en faisant appel
aux textes existants éventuellement dans la culture maternelle des appre-
nants. On serait bien là dans une démarche transculturelle où la musique
permettrait un questionnement culturel et mutuel sur la politique et des ques-
tions sociales.
Mentionnons aussi comment le groupe NTM nous propose une vision à
lui, sinon du monde, du moins des grandes questions qu’il semble vouloir
aborder : l’argent, la guerre, la paix, l’emprise des médias, le racisme. Il
s’agit d’un certain nombre de revendications à caractère humanitaire qui
nous intéressent plus d’un point de vue social (leur objectivation devrait per-
mettre au professeur de faire « humer » l’air du temps à ses élèves) que d’un
point de vue individuel (c’est-à-dire centré sur les auteurs-compositeurs qui
sont censés constituer le groupe NTM). Quelles sont ces revendications ?
1. L’affirmation de son authenticité, au besoin contre les médias et leur entre-
prise de récupération culturelle.
2. La suppression de la course aux armements encouragée par certains
États.
3. La nécessité de venir en aide à l’Afrique.
4. La fin des inégalités.
5. La dénonciation de la corruption, des dysfonctionnements de la justice, de
la convoitise à tous les niveaux.
6. La suppression des barrières imposées par la morale bourgeoise.
On se situe dans une vieille tradition sociale et humanitaire, voire liber-
taire, celle des Bruant et des Fréhel, des Ferré et des Brassens (et nous voici
de nouveau au cœur d’une démarche intertextuelle). Seule la forme change.
Ce qui nous semble plus intéressant et qui serait à faire saisir à un public
d’étrangers, c’est l’idéal, qui sous-tend tous ces textes, idéal d’égalité, de
fraternité – terme emblématique repris dans plusieurs titres de NTM, parfois
pour critiquer avec violence tout ce qui dans la société contemporaine va à
l’encontre de cet idéal républicain – et, pour finir, de paix. C’est le thème du
dernier poème que nous avons sélectionné et qui pourrait faire l’objet d’une
étude particulière.
PAIX
Et dans tes yeux je lis l’espoir
Mais cela te regarde si tu veux y croire
Paix
Oui les délires les plus courts
Sont toujours les meilleurs
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Regarde autour de toi, tu y crois
C’est que ton compte n’est même plus crédité
À la banque des réalités
Paix
Cette sélection fournit une autre image des productions du groupe NTM
conforme à ce qu’il représente réellement – lui et tous ceux qui lui ressem-
blent – au sein de la société française contemporaine. C’est à la fois une
prière et un chant de désespoir, uniques en leur genre, qui sont lancés ici de
façon totalement inattendue, ce qui fait dire aux auteurs eux-mêmes, parlant
de leur propre œuvre :
Paix
Celui-ci est hors sujet
Et pourtant on lui accorde
Plus d’importance qu’à mon premier. 8
Au plan de l’expression, nous avons affaire à une petite pièce bien tra-
vaillée, d’une technique intéressante, d’un art consommé, autant de caracté-
ristiques que l’on pourra faire découvrir au lecteur étranger sans lui cacher
les faiblesses du texte. Quelques exemples de procédés stylistiques et rhéto-
riques parfaitement maîtrisés :
1. La mise en valeur par l’accentuation et le rythme des mots clés du
poème : « Paix », chaque fois isolé, revenant à la manière d’une litanie, allure
que se donne résolument le texte ; mais aussi « Guerre » qui, une seule fois,
prend la place privilégiée de « Paix », conférant à l’antithèse une valeur
absolue.
2. Le renforcement de l’aspect « litanie » volontairement donné au texte
par le poids très lourd ici (les procédés ne sont jamais utilisés « en douceur »
par les rappeurs) de la répétition : le mot « paix » revient vingt fois dans le
poème, le mot « peace » deux fois, à chaque fois lancé comme un cri, une
adresse. nous sommes dans l’ordre du magique, de l’incantatoire.
3. Le jeu des assonances vient encore renforcer l’opposition paix/guerre
sur laquelle est construit le poème. Assonances à l’intérieur du vers comme
à la rime proprement dite :
À l’heure où les guerres
Prolifèrent sur la terre
Paix
Rien à faire, tout à refaire.
Ce qui donne ici le ton et qui mériterait d’être mis en relief, c’est l’emploi
du « je » qui vient renforcer la force de la prière pacifiste. Émanent de ce
texte un désenchantement, une détresse, un mal existentiel 9, un pessimisme
8. Il faut entendre ici la première pièce du recueil, à savoir Authentik, que nous avons com-
menté.
9. L’existentiel prend peut-être, dans l’ensemble de la production rap, le pas sur le culturel. Mais
il en fait partie. L’enseignant de FLE, si cette opinion personnelle se confirmait à l’avenir, aurait
alors tout intérêt à accorder une place de choix, dans la présentation des grands courants d’idées à
laquelle il doit nécessairement sacrifier à un moment ou à un autre de son enseignement, aux grands
courants philosophiques et à tous leurs moyens d’expression.
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qui nous semblent très caractéristiques d’une époque, d’un groupe social
– celui d’une jeunesse hantée par le chômage – sinon d’une société tout
entière :
À quand viendra la bombe
Qui m’enverra outre-tombe
Mais je crois que j’ai déjà les pieds dedans.
Il faudrait mentionner les textes de M.C. Solaar, véritable lieu géométri-
que de cette rencontre entre la compétence linguistique et la compétence
culturelle. Tout est dans son texte : la peinture sociale d’hier, à travers le
sandwich à l’omelette et l’évocation du bilboquet ; celle de son époque à
travers Alain Prost et le trou des Halles si mal comblé, présence d’un passé
omniprésent ; celle de toujours, Paris éternellement plus beau. Et si, décidé-
ment, rien ne changeait jamais ?
OBSOLÈTE 10
Naguère les concierges étaient en vogue
Désormais on les a remplacées par des digicodes
Dans ma ville il n’y avait pas de parcmètres
Je voyais des ouvriers manger des sandwiches à l’omelette
Le passé me revient comme un bilboquet
La présence d’un passé, omniprésent n’est pas passée
Les Halles supplantées par le Costes
L’allégorie des Madeleines file, à la vitesse de Prost
L’air y était pur, Paris plus beau
Désormais le ticket de métro augmente comme le nombre d’autos
Oh shit ! À la télé y a plus de speakerine
Y a des films de série B que j’estime à 15 centimes
Les States nous plaquent ces films de 3 piécettes
Que je mate mais mon intellect constate qu’ils sont OBSOLÈTES
OBSOLÈTE mais stylée la phrase qui suivra
« L’homme qui capte le mic et dont le nom possède le double A
La variet’ est sa cible SOLAAR l’arbalète
Qui pique cette zique solite et alite l’élite
Qui élabore depuis des décennies
Une main basse sur mon art pour qu’il avance au ralenti
Mais le grand Manitou, manie tout, t’inquiète !
Il démasque la musique à masque et la place en hypothèque
Puis, inscrit en italique sur son agenda
Le top des trucs qu’il n’aime pas
Bref pour être clair et net le ventricule s’accompagne de l’oreillette
Tout comme à mes oreilles la « variet » s’acoquine et rime avec
OBSOLÈTE […]. (M.C. Solaar, 1994)
Mais il y a encore plus chez M.C. Solaar. Il y a aussi, au détour de deux ou
trois images insolites, l’évocation brutale, fulgurante, acérée, de cette société
française en pleine mutation, déjà obsolète avant que d’être, entraînée à recu-
lons sur une pente savonneuse dont personne ne sait aujourd’hui où elle s’ar-
rêtera. C’est M.C. Solaar qui réalise à lui seul la synthèse de tout ce que peut
10. L’Obsolète, dictionnaire des mots perdus d’Alain Duchesne et Thierry Leguay. Les diction-
naires sont la lecture préférée de l’auteur. Paris, Larousse, 1988.
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apporter la chanson à la connaissance intime de la civilisation française, pour
finir par ce jeu vertigineux avec les mots (cf. seconde strophe ci-avant).
Tout est dit sur le texte par l’auteur lui-même qui pratique, mieux que tout
autre commentateur ne le pourrait faire, la fonction métalinguistique. Gloseur
de génie, ce « piqueur de zique qui alite l’élite » nous ramène au cœur de
notre sujet : la Langue. Il nous offre, en raccourci, « toutes les joies, tous les
soucis des amours qui durent toujours », celles des linguistes évidemment :
l’abrégement et la troncation (« mic » pour « microphone », lui-même emploi
métonymique puisque « microphone » = chanson !), le néologisme (à travers
des formes apocopées comme « solite » à partir de « insolite »), les change-
ments de rection verbale (« élaborer » employé absolument) et les calem-
bours phoniques (« Manitou » = « manie tout »).
Où retrouver pareil foisonnement ? Faudra-t-il remonter à Frère Jean des
Entommeures ? Pourquoi pas ? Mais c’est bien alors que nous serons tou-
jours au cœur de notre sujet : la France, telle qu’en elle-même, sa langue…
3. D’HIER À AUJOURD’HUI
Plus de dix années se sont écoulées depuis l’émergence de M.C. Solaar,
désormais intégré au sein de la langue-culture française contemporaine et,
aujourd’hui, le mal-être identitaire s’inscrit beaucoup plus violemment que
naguère dans l’évocation récurrente et symptomatique d’une société fran-
çaise qui a besoin, pour survivre, d’une énergie de type coculturel. Pour
répondre à Idir et conférer à son questionnement une perspective transcultu-
relle, c’est Hocine Merabet qui prend la parole en 2001 :
Je n’ai pas choisi d’être né là un jour
D’être muni d’une carte de séjour
J’ai pas choisi de vivre en haut d’une tour
Sans ascenseur ni sortie de secours […]
J’ai pas choisi de subir sans partager
Un passé con nous laisse en héritage
D’être le fruit de récolter davantage
Un vieux conflit qui nous cueille au passage.
Mentionnons que ce questionnement est repris en 2006 par la chanteuse
Diam’s. Croire que cette remise en cause de l’aptitude de la France et des
Français à pratiquer l’interculturel, via la transparence du transculturel nourri
de la connaissance et de la prise en compte de l’autre, se limite exclusive-
ment à des textes commis par des enfants de l’immigration serait une gros-
sière erreur dans l’utilisation du produit culturel chanson française
d’aujourd’hui. Il suffit, en effet, pour s’en convaincre, de relire le texte pro-
posé en 2008 par Fabien Mersaud, alias Grand Corps Malade, intitulé Le
blues de l’instituteur :
Comme aux pires heures de l’Histoire, des hommes se font la guerre
Des soldats s’entretuent sans même savoir pourquoi
S’ils s’étaient mieux connus ils pourraient être frères
Mais leurs présidents se sentaient les plus forts, c’est comme ça
Et puis il y a toutes les religions qui prônent chacune l’amour
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Et qui fabriquent de la haine, des assassins, des terroristes
Pour telle ou telle croyance, des innocents meurent chaque jour
Tout ça au nom de Dieu, on sait même pas s’il existe !
Le coculturel existe bien, c’est peut-être aujourd’hui Grand Corps Malade
qui nous l’a fait rencontrer. Mais il n’est pas le premier. Personne ne peut
oublier l’interprétation que nous a proposée, en 1998, Natacha Atlas, la
« Gedida », du beau texte de Françoise Hardy, Mon amie la rose, lui-même
nourri de l’éternelle référence à Ronsard… Dans le sens contraire, c’est peut-
être à Richard Gotainer que doit revenir, dès 1994, le mot de la fin à travers
cette version orientale de la maladie d’amour : Nadine à oilpé. D’un côté,
une Natacha Atlas, anglo-égyptienne issue d’une famille d’origine égyp-
tienne, palestinienne et marocaine, orientalise Françoise Hardy et Ronsard,
de l’autre, un Richard Gotainer, parisien né en 1948, se laisse prendre lui
aussi à ce nouveau charme en adoptant une langue et une musique qui lui
viennent d’ailleurs.
Le coculturel serait-il déjà en place ?
On peut se laisser aller à l’espérer.
Renaud DUMONT
ATER
Université des Antilles et de la Guyane
Institut Supérieur d’Études Francophones, (ISEF)
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