L’illusion souverainiste
Jean-Yves Pranchère
DANS Retrouver la souveraineté ? 2022/3, PAGES 59 À 71
ÉDITIONS Esprit
ISSN 0014-0759
ISBN 9782372342032
DOI 10.3917/espri.2203.0059
Article disponible en ligne à l’adresse
https://shs.cairn.info/revue-esprit-2022-3-page-59?lang=fr
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L’illusion
souverainiste
Jean-Yves Pranchère
À la veille de l’élection présidentielle, le débat politique français, tel
qu’il se déroule dans les grands médias, est si vide qu’on pourrait
croire que la France est un pays intellectuellement sinistré. C’est
dans ce vide et dans l’étroitesse nationale que prospère la rhétorique de
la souveraineté, tantôt sous la forme d’un appel qui reste incantatoire à la
« souveraineté européenne » (sans proposition de réforme), tantôt sous la
forme d’un souverainisme d’un nouveau genre, particulièrement stérile,
qui propose de rester dans l’Union européenne tout en y pratiquant une
politique de l’égoïsme national, de l’incivilité et de l’obstruction. Tous
les camps s’en trouvent frappés.
Alors même que les ressources du projet d’une démocratie sociale et
écologique se renouvellent dans des productions théoriques majeures,
et que l’audience rencontrée par les combats européens d’un Raphaël
Glucksmann atteste une attente politique en souffrance, la gauche poli‑
tique ne s’est pas seulement amenuisée à une portion congrue de l’élec‑
torat : elle semble n’avoir d’identité que fantomatique. Du côté socialiste,
elle s’est évaporée dans un vague libéralisme de centre‑droit sans idées ;
du côté écologiste, elle ne parvient pas à se définir politiquement ; du
côté de La France insoumise, elle s’est embrumée dans un confusion‑
nisme gazeux, mêlant le programme d’un keynésianisme national à une
rhétorique « antisystème » peu discernable des ressentiments de la droite
illibérale, dont elle partage la complaisance pour les dictatures de Poutine,
de Bachar el‑Assad et de Xi Jinping.
À droite, la prise de poids électorale s’alourdit d’une véritable chape
de plomb idéologique, qu’illustre la conversion de La République en
marche aux facilités du catéchisme pseudo‑républicain et de la chasse
aux universitaires « islamo‑gauchistes ». Dans un entretien de 2020,
Emmanuel Macron expliquait pourtant que le « capitalisme contemporain »
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Jean-Yves Pranchère
est à un « point de rupture », « parce que c’est un capitalisme qui s’est financiarisé,
qui s’est sur-concentré et qui ne permet plus de gérer les inégalités dans nos sociétés et
au niveau international ». Mais il ajoutait aussitôt : « On n’y répond pas dans
un seul pays, j’ai fait une politique d’ailleurs qui ne va pas du tout dans ce sens et
je l’assume parfaitement. Aussi vrai que le socialisme n’a pas marché dans un seul
pays, la lutte contre ce fonctionnement du capitalisme est inefficace dans un pays 1. »
On croyait comprendre que la discordance entre politique nationale et
intention européenne tenait à des contraintes stratégiques : le rapport
de force avec l’Allemagne imposait à la France de donner des gages
de rigueur budgétaire afin de peser par la suite dans un sens social-
démocrate. Mais aucun calcul stratégique ne justifie la verticalité d’un
pouvoir qui méprise les concertations pour mener des politiques hostiles
aux services publics2.
Cette dérive peut répondre à des calculs électoralistes ; elle n’en a pas
moins pour effet de pousser la droite traditionnelle à la surenchère et de
placer le centre de gravité du débat politique entre la droite et l’extrême
droite, qui dispose désormais d’un potentiel électoral considérable et du
soutien d’une vaste nébuleuse de magazines et d’émissions télévisées. Au
moment où toutes les énergies devraient être tournées vers les moyens
de faire face à l’enchevêtrement des crises sociale, démocratique et éco‑
logique, on assiste ainsi au spectacle consternant d’un espace public
colonisé par la nostalgie pétainiste d’un Zemmour, par des mythes
complotistes contre la vaccination, par des paniques morales autour d’un
« wokisme » fantasmatique ou par des indignations sans objet, telles que
celles qu’a suscitées la présence du drapeau européen, pendant vingt‑
quatre heures, sous l’Arc de triomphe.
Les causes d’une telle situation sont multiples. Les tendances à la décon‑
solidation de la démocratie sont mondiales : Trump, Orbán et Bolsonaro
sont les figures d’une menace présente dans la plupart des démocraties
libérales. Il n’est pas absurde de penser que cette menace a un lien
« réactif » avec la précarisation des individus induite par des politiques
qu’on peut dire « néolibérales » – au sens où elles réduisent la démocratie à
1 - Entretien avec Emmanuel Macron, « La doctrine Macron : une conversation avec le président
français » [en ligne], Le Grand Continent, 16 novembre 2020.
2 - Voir Alain Supiot, « Emmanuel Macron n’est que le dernier avatar de la politique de dépérissement
de l’État social », Le Monde, 28 janvier 2022.
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L’illusion souverainiste
la « souveraineté du consommateur 3 » et ne conçoivent les protections sociales
que comme des adjuvants de la construction d’une société de marché.
Mais il est impossible d’invoquer ici une causalité simple. Car les succès
mêmes de l’État social, offrant aux individus des ressources d’individuali‑
sation et d’ascension professionnelle, ont favorisé ce que Bernard Manin
a décrit comme le remplacement de la « démocratie des partis » (liée à la
fixité des appartenances collectives) par la « démocratie du public 4 ». Or, en
l’absence d’innovations institutionnelles ajustées à cette transformation,
la délibération collective risque d’être étouffée sous un simple marché
politique de type publicitaire. Les mutations technologiques y contri‑
buent, avec les effets de polarisation des réseaux sociaux. Les circons‑
tances constitutionnelles aussi : la France souffre du caractère monar‑
chique de son régime politique, aggravé par la réforme du quinquennat
qui a fait des législatives une annexe de l’élection présidentielle. Selon une
logique perverse, le défaut de représentation nourrit la méfiance envers
les médiations représentatives, contre lesquelles grandit la demande
confuse d’une incarnation directe du peuple et de l’unité nationale.
Mais cette demande ne surgit que sur l’arrière‑fond d’une frustration
démocratique dont l’expression initiale semble légitime, puisqu’elle se
présente comme une revendication de souveraineté populaire. En contexte
d’affaiblissement des médiations démocratiques, cette revendication
prend cependant une forme ambiguë, que nomme le mot de souverainisme.
Le surgissement et la diffusion de ce terme constituent un symptôme
remarquable : en lui se manifestent à la fois un désir démocratique et le
dévoiement de ce désir se trompant d’objet, fasciné qu’il est par un leurre
où il croit se reconnaître alors qu’il y devient étranger à lui‑même. La
puissance de ce leurre demande un examen : le prestige dont bénéficie
aujourd’hui l’idée de souveraineté tient aux équivoques de la notion en
même temps qu’à sa charge imaginaire ; il nous oblige à distinguer l’idée
démocratique du masque souverainiste qui menace de la recouvrir5.
3 - Niklas Olsen, The Sovereign Consumer: A New Intellectual History of Neoliberalim, Cham, Palgrave
Macmillan, 2019. Voir aussi Édouard Delruelle, Philosophie de l’État social. Civilité et dissensus au
XXIe siècle, Paris, Éditions Kimé, 2020.
4 - Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, 1995 (rééd. avec
une postface inédite, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2019). Voir aussi l’entretien avec
B. Manin, « Les habits neufs de la représentation », Esprit, septembre 2017.
5 - L’expression « masque souverainiste » détourne délibérément le titre d’un article de Catherine
Colliot-Thélène, « Les masques de la souveraineté », Tumultes, no 40, 2013, p. 27-47, qui complète
son livre indispensable, La Démocratie sans « demos » (Paris, Presses universitaires de France, 2011).
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Jean-Yves Pranchère
Un fétichisme de la souveraineté
Hors du contexte québécois où il est d’abord apparu, le mot « souverai‑
nisme » doit être pris dans le sens où l’ont revendiqué, en France, des
acteurs politiques qui voulaient former contre l’Union européenne un
courant transpartisan, mêlant droite et gauche. Son nom même pose en
principe que la souveraineté, nationale et populaire, « est un tout, ou elle
n’est rien 6 ». On ne peut donc qualifier de « souverainiste » toute oppo‑
sition à la construction européenne : ceux qui désespèrent de l’Union
européenne parce qu’ils la jugent irréformable, au motif que le « néo‑
libéralisme » serait incrusté trop profondément dans ses institutions,
ne sont pas ipso facto souverainistes. On doit leur objecter que le projet
d’une sortie de l’Union européenne est bien plus irréaliste que celui d’une
réforme sociale de celle-ci : les conditions d’un abandon coordonné de
la monnaie unique, ou d’un retour à un État‑nation de taille moyenne
qui ne soit ni vassalisé à une grande puissance ni livré à la puissance des
marchés financiers, ou de la constitution d’une nouvelle union entre
pays souhaitant échapper aux règles néolibérales sont mille fois plus
difficiles à réunir que celles d’une renégociation des traités européens
ou d’innovations compatibles avec les traités existants7. Pour autant,
l’euroscepticisme ne peut être qualifié de souverainiste lorsqu’il oppose
au « constitutionnalisme de marché » l’idéal d’une politique des « communs » qui
refuse de se formuler dans les concepts de la souveraineté8. En effet, le
soin collectif des biens communs exclut par définition leur appropriation
par des puissances nationales que leur souveraineté autorise logiquement
à exercer leur « droit » de polluer dans les limites de leur territoire.
6 - William Abitbol et Paul-Marie Coûteaux, « Souverainisme, j’écris ton nom », Le Monde, 30 sep-
tembre 1999.
7 - On peut renvoyer ici à la proposition faite par Gaël Giraud d’exclure les investissements verts
du calcul des déficits publics (voir G. Giraud, « Financer la décarbonation », Esprit, mars 2020), au
projet de traité de démocratisation de l’Europe porté par Thomas Piketty (voir Stéphanie Henette,
Thomas Piketty, Guillaume Sacriste et Antoine Vauchez, Pour un traité de démocratisation de l’Europe,
Paris, Seuil, 2017) ou aux analyses des possibles renversements de rapports de force intra-européens
développées par Édouard Gaudot et Shahin Vallée (« La double impasse européenne. Construire un
rapport de force transnational, entre désobéissance impuissante et diplomatie stérile » [en ligne], Le
Grand Continent, 14 mai 2019).
8 - C’est notamment le cas dans les travaux de Pierre Dardot et de Christian Laval. Pour une discussion,
voir Céline Spector, Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère, « L’Europe, terrain des luttes démocra-
tiques », Par ici la sortie, no 1, juin 2020, p. 162-173.
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L’illusion souverainiste
Le souverainisme proprement dit se définit par la thèse selon laquelle la
souveraineté, comprise comme la puissance de se donner à soi‑même sa
loi, est le bien politique premier, qui précède tous les autres – ce pourquoi le
souverainiste croit pouvoir prôner une sortie de l’Union européenne en
tenant pour secondaire la question de savoir où doit mener cette sortie.
C’est qu’il identifie la souveraineté à une sorte de libre arbitre politique,
en vertu duquel le peuple pourrait « vouloir ce qu’il veut » sans que sa
volonté ait d’autres limites que celles qu’elle se donne. La souveraineté,
pouvoir non subordonné et non lié par un autre pouvoir, l’emporterait
sur tous les buts du politique, puisqu’elle serait le pouvoir de se donner
un but ou un autre ; elle serait neutre quant aux différences entre droite
et gauche, puisqu’elle serait la liberté de choisir entre elles.
Cette définition volontariste de la politique – qui semble oublier qu’un
État n’est souverain que dans la mesure où il est reconnu comme tel par
d’autres États, ce qui inscrit toute souveraineté dans un système inter‑
national dont elle dépend – est en réalité si peu « neutre » qu’elle soumet
la liberté collective à une règle contraignante, qui est la préservation d’une
identité nationale seule capable de faire d’un peuple un sujet collectif
pourvu d’une unité de volonté. Cette exigence contredit la définition de
la démocratie par le pluralisme politique (supposant l’existence, dans
une même société, de volontés collectives en conflit) et par la garantie
des droits sociaux assurant aux individus la disposition de ce que Rawls
appelait les « bases sociales de l’estime de soi ».
L’affirmation souverainiste selon laquelle « la souveraineté n’est que l’autre
nom de la démocratie 9 » tient sa fausse vraisemblance du fantasme d’un
peuple choisissant à la manière d’un individu ayant une seule volonté10
– la « volonté générale ». Si une telle définition aurait pu être à la rigueur
validée par Lénine (à condition d’identifier la volonté générale à celle
9 - Comme l’écrit Natacha Polony dans sa préface au livre posthume de Coralie Delaume, Nécessaire
Souveraineté, Paris, Michalon, 2021, p. 9. Dans cette même préface, Natacha Polony n’hésite pas à
donner la pénurie de masques au début de l’épidémie de Covid en illustration de la perte par la France
de sa souveraineté, alors que cette pénurie n’avait aucun lien avec l’Union européenne et procédait de
politiques nationales. Faire de l’Union européenne un bouc émissaire permet d’éviter d’interroger les
déficiences démocratiques du régime présidentiel français.
10 - C’est ce fantasme unitariste qui explique qu’Aquilino Morelle, dans une émission de France
Culture (11 octobre 2021), ait pu d’un même mouvement dénoncer l’Union européenne au nom de
la démocratie et au nom du fait que le bouton nucléaire supposait un seul décideur – argument pro-
prement monarchiste (et conforme aux origines monarchiques du concept de souveraineté), comme
le lui fit justement remarquer Céline Spector.
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Jean-Yves Pranchère
du parti supposé être l’expression des masses), elle s’oppose en réalité
à la tradition socialiste (y compris marxienne) qui n’a jamais cru que les
conflits du travail et du capital pouvaient se résoudre dans l’unité simple
d’une volonté nationale. De Durkheim et Duguit (qui tenait la souve‑
raineté pour un mythe métaphysique et contradictoire) jusqu’à Gurvitch,
les théoriciens du droit social ont soigneusement évité d’assigner l’État
à la souveraineté d’un libre arbitre collectif ; ils ont préféré le définir
comme « l’organe de la pensée sociale » (Durkheim) ou une « coopérative de
services publics » (Duguit), autrement dit dans les termes d’une rationalité
partagée et du travail collectif d’une réflexion de la société sur elle-même,
déposée dans les institutions de l’État de droit. Gurvitch définissait en
conséquence la démocratie comme « la souveraineté du droit social 11 ».
En formulant le concept de la volonté générale, Rousseau avait sou‑
ligné qu’elle n’était ni la volonté de la majorité ni même la « volonté de tous » :
elle est la volonté qui vise l’intérêt général de la communauté politique,
telle qu’elle est voulue par tous ses membres. La volonté générale n’est
rien d’autre que la volonté de tout citoyen en tant qu’il veut son intérêt
général d’individu‑citoyen. C’est pourquoi chacun doit reconnaître en elle
sa propre volonté ou sa volonté véritable, dont il ne s’écarte que par erreur
(auquel cas la volonté majoritaire lui montre sa vraie volonté générale,
contre laquelle les individus minoritaires ne peuvent pas avoir raison)
ou par faute (parce qu’il préfère l’intérêt particulier de son groupe à son
intérêt général d’individu-citoyen). Or la volonté générale ainsi définie ne
peut exister que sous des conditions « drastiques 12 » : elle requiert qu’il n’y
ait ni partis politiques, ni divisions sociales ; et elle exige une homogénéité
populaire qui n’est possible que dans de petites cités faiblement différen‑
ciées. Dans les conditions contemporaines, cette « volonté générale » est
une fiction : que la décision majoritaire doive légitimement l’emporter
et que chacun doive s’y soumettre tant que ses droits sont respectés ne
signifie pas que chacun doit reconnaître en elle sa véritable volonté et
s’interdire de la juger erronée.
Ce caractère fictif de la « volonté générale » explique que le fétichisme
de la souveraineté qui définit le souverainisme prenne finalement,
11 - Georges Gurvitch, « Le principe démocratique et la démocratie future », Revue de métaphysique
et de morale, vol. 36, no 3, juillet-septembre 1929, p. 403-431.
12 - Selon l’expression de Céline Spector, No demos ? Souveraineté et démocratie à l’épreuve de l’Europe,
Paris, Seuil, 2021, p. 71.
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L’illusion souverainiste
dans le contexte français, la forme d’une simple humeur, qui ne cesse
de s’exprimer avec vivacité, mais qui est d’autant plus irréelle qu’aucun
des grands candidats qui la relaient ne propose dans son programme de
sortir de l’Union européenne13. Initialement motivée par le désir de se
soustraire à une orthodoxie économique à laquelle la crise du coronavirus
a mis fin, la rhétorique souverainiste, consciente que la population fran‑
çaise ne veut pas d’un repli national qui entraînerait un appauvrissement
et une perte de puissance, se rabat sur des enjeux symboliques dérisoires
(les querelles de préséance des drapeaux) ou sur des rodomontades auto‑
ritaires, proposant de remettre en cause l’État de droit lui‑même à travers
la Cour européenne des droits de l’homme14.
Les équivoques de la souveraineté
Le souverainisme tire sa force de persuasion de sa faiblesse même : c’est
qu’il joue des équivoques qui grèvent depuis toujours la notion de sou‑
veraineté et en font une idée chatoyante, susceptible de faire miroiter une
promesse qu’elle ne peut tenir. Comme l’a remarqué Carré de Malberg,
c’est dès sa formulation par Bodin que le concept de souveraineté
amalgame deux significations distinctes : la notion juridico-formelle
d’une dernière instance de décision, d’un pouvoir qui n’est pas soumis à
un pouvoir au‑dessus de lui, et la notion positive d’une puissance étatique
définie par ses « marques » ou son étendue15. Carré de Malberg notait à
juste titre que la puissance étatique n’impliquait nullement la qualité de
« souveraine » : une puissance publique n’a pas besoin d’être souveraine
pour être réelle.
Il conviendrait sans doute d’ajouter que la positivité de la puissance
étatique s’entend elle-même en deux sens différents : un sens constitu‑
tionnel (délimitant l’étendue d’un droit) et un sens matériel, défini par la
13 - Fabien Escalona, « La “souveraineté”, nouveau mot-valise du champ politique » [en ligne],
Mediapart, 4 mai 2020.
14 - Voir Fabien Escalona et Ilyes Ramdani, « Contre l’immigration, Les Républicains envisagent de
désobéir au droit européen » [en ligne], Mediapart, 18 septembre 2021.
15 - Raymond Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État [1920-1922], Paris,
Dalloz, 2003, t. I, p. 76 et suiv. Cette ambiguïté se répercute dans le désaccord des juristes (qui
considèrent que la souveraineté ne se partage pas) et des politistes (qui admettent la possibilité d’une
« co-souveraineté » et de « taux de souveraineté ») : voir Jean-Marc Ferry, La République crépusculaire.
Comprendre le projet européen in sensu cosmopolitico, Paris, Éditions du Cerf, 2010, p. 235.
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Jean-Yves Pranchère
disposition des moyens effectifs (techniques, économiques, militaires) de
la puissance. Certains souverainistes semblent oublier non seulement que
la puissance publique n’a pas besoin d’être souveraine pour être positive,
mais que la qualité de puissance souveraine (comme pouvoir de décision
en dernier ressort) ne donne par elle‑même aucun des moyens matériels
de la puissance. Dans les conditions contemporaines de la mondialisation
et de la puissance matérielle des marchés financiers, la souveraineté, au
sens formel, ne garantit pas l’autonomie stratégique : face à des puis‑
sances telles que les États‑Unis, la Chine ou même la Russie, une sortie de
l’Union européenne ne donnerait certainement pas aux pays européens
une plus grande autonomie stratégique.
Cette première équivoque se redouble d’une tension qui traverse toute
l’histoire du concept : le pouvoir souverain s’entend-il comme un pouvoir
constitué, réglé par des lois qui le limitent en le légitimant, ou comme un
pouvoir constituant, ne s’autorisant que de lui‑même et décidant de ses
propres limites ? Avant Rousseau et Sieyès, les théoriciens de la souve‑
raineté – qui considèrent que l’unité de la volonté sou‑
Quel pouvoir
veraine a pour forme politique normale la monarchie –
doit décider de la
ne cessent de souligner que le pouvoir du souverain
constitutionnalité
est absolu (non soumis à un pouvoir supérieur) mais
de la décision
non arbitraire, puisqu’il est réglé par les conditions
souveraine ?
constitutionnelles de sa légitimité et par la forme
contraignante des lois dans lesquelles il s’exerce. Mais cette thèse a tou‑
jours buté sur une difficulté insoluble : quel pouvoir doit décider de la
constitutionnalité de la décision souveraine ? Si le souverain est le seul
juge de sa propre légalité, la différence de l’absolu et de l’arbitraire
s’efface, puisque la puissance du souverain s’avère incompatible avec
l’existence de l’État de droit16 ; si la légalité est évaluée par une instance
indépendante (par exemple, une cour suprême), alors la souveraineté est
16 - C’est en ce sens que Gérard Mairet a pu écrire que « l’État de droit, stricto sensu, [est] une
communauté sans souveraineté » (Le Principe de souveraineté [1978], Paris, Gallimard, 1997, p. 256-
257). Tocqueville n’était parvenu à surmonter cette difficulté qu’en résorbant la souveraineté du
peuple dans la souveraineté du genre humain (De la démocratie en Amérique, livre I, chap. 15) : « Je
regarde comme impie et détestable cette maxime, qu’en matière de gouvernement la majorité d’un peuple
a le droit de tout faire, et pourtant je place dans les volontés de la majorité l’origine de tous les pouvoirs.
Suis-je en contradiction avec moi-même ? » Sa réponse était qu’« une nation est comme un jury chargé de
représenter la société universelle et d’appliquer la justice qui est sa loi » : « Quand donc je refuse d’obéir
à une loi injuste, je ne dénie point à la majorité le droit de commander ; j’en appelle seulement de la
souveraineté du peuple à la souveraineté du genre humain. »
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L’illusion souverainiste
partagée entre plusieurs instances et la notion de « pouvoir suprême »
vacille.
Loin de résoudre cette difficulté, l’attribution de la souveraineté au
peuple n’a fait que l’aiguiser et la multiplier, puisque le peuple n’exerce
pas lui‑même sa souveraineté mais la délègue à des représentants (notion
que Rousseau jugeait contradictoire). La souveraineté du peuple n’a pas
d’autre réalité que la Constitution qui s’autorise d’elle pour fixer les pro‑
cédures d’attribution de l’exercice des pouvoirs législatifs, exécutifs et
constituants. La question « qui est le peuple ? » s’avère insoluble dès lors
qu’elle est posée à la lumière de la fonction souveraine : le peuple est-il
l’ensemble des individus qui ont le titre de citoyens ? Mais il est impossible
de leur attribuer une même volonté dont la décision souveraine serait
l’expression, à moins de reconnaître un droit de sécession généralisé aux
groupes qui ne se reconnaissent pas dans la volonté majoritaire. Est‑il
l’ensemble de ceux qui ne gouvernent pas et n’occupent aucune fonction légis‑
lative, exécutive ou judiciaire dans l’État ? Mais en ce cas, sa souveraineté
n’est que nominative ou symbolique, puisqu’elle n’est exercée et détenue
que par l’État. Est‑il la nation, conçue comme une réalité permanente qui
dépasse les individus et que l’État aurait pour charge de maintenir dans
la durée ? Mais en ce cas, la nation est souveraine sur le peuple : la nation
n’est pas la somme des individus composant le peuple, mais la norme
formatrice du peuple et des individus.
Carré de Malberg a tiré la conséquence logique de ces difficultés :
selon lui, comme l’avaient compris les révolutionnaires de 1791, la sou‑
veraineté « réside indivisiblement dans la nation tout entière » et ne peut
jamais être une propriété ou un attribut des individus. La nation ne
tient pas sa souveraineté des individus qui la composent ; au contraire,
les individus n’ont part à la souveraineté et à son exercice qu’en vertu
d’une dévolution de la nation, qui est « souveraine en tant que collectivité
unifiée », « ayant une individualité et un pouvoir à la fois supérieurs aux nationaux
et indépendants d’eux 17 ». Ce qui revient à dire que la souveraineté est en
17 - R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, op. cit., t. II, p. 173 et suiv.
« La souveraineté n’a pas commencé par se former dans les nationaux, avant d’appartenir à la nation :
tout au contraire, elle naît en celle-ci, et de la nation elle se communique aux citoyens, en tant qu’ils se
trouvent confondus et réunis en elle » (ibid., p. 433).
· ESPRIT · Mars 2022 67/
Jean-Yves Pranchère
fait celle de l’État, puisque « l’État n’est pas autre chose que la nation, une fois
celle-ci organisée 18 ».
Pour surprenante qu’elle paraisse, cette position est la seule qui soit
capable d’éviter les confusions qui naissent d’une intenable identifi‑
cation entre « souveraineté de la nation » et « souveraineté des individus
composant le peuple ». Mais, comme on le voit, cette notion de sou‑
veraineté portée à la pleine cohérence signifie aussi bien la défaite du
souverainisme, puisque la souveraineté de la nation n’est pas celle des
électeurs. La conception de Carré de Malberg a le défaut (ou le mérite)
de rendre impossible toute identification d’un « peuple constituant », le
peuple n’étant lui‑même que l’effet d’un moment constituant sans auteur
assignable. Elle nous place ainsi devant un redoutable dilemme : ou bien
elle nous oblige à tenir la « nation » pour une réalité mystique, dont la
Constitution est une émanation et le peuple un simple représentant ; ou
bien elle nous conduit à tenir le « peuple » pour une abstraction dont
la souveraineté n’a pas d’autre réalité que l’ordre constitutionnel qui
détermine, au sein de la collectivité politique, à quelles conditions certains
sont habilités à exercer les pouvoirs souverains.
L’irréductible pluralité démocratique
En situant le corps de la souveraineté du peuple dans la Constitution
étatique, Carré de Malberg permet de franchir un pas qu’il aurait peut‑être
refusé, mais qui ne présente aucune difficulté de principe. Comme vient
de le montrer Céline Spector dans un livre décisif, dès lors que la souve‑
raineté du peuple se réalise dans la Constitution qui organise les pouvoirs,
rien n’interdit de penser que l’exercice de cette souveraineté se pluralise
dans un « faisceau » de compétences et de droits qui peuvent se distribuer
en plusieurs instances et sur plusieurs échelons, nationaux et fédéraux
(ou européens)19. Qu’une cour européenne contrôle le respect des droits
fondamentaux (sans lesquels la souveraineté du peuple n’est qu’un vain
mot), cela ne contredit ni la souveraineté des individus – au contraire ! –,
18 - Ibid., p. 187 (« L’État et la nation ne font qu’un »). Voir de même p. 429 : « L’État seul, c’est-à-dire
l’être collectif national, est souverain. Les hommes, quels qu’ils soient, qui concourent, dans l’État, à la
formation de la volonté souveraine, n’ont de la souveraineté que l’exercice et ne peuvent acquérir de droits
proprement dits à cet exercice qu’en vertu de l’ordre juridique consacré par la Constitution étatique. »
19 - C. Spector, No demos ?, op. cit., p. 195 et suiv.
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L’illusion souverainiste
ni celle du peuple en tant que nation, ni celle du peuple en tant que partie
du « peuple européen » que fait advenir l’unité politique européenne.
Aussi bien l’invocation souverainiste de la « souveraineté nationale »
n’apporte‑t‑elle par elle‑même aucune réponse aux problèmes qui la
suscitent : les conditions de l’autonomie stratégique des États européens,
de leur capacité à faire face à la crise écologique et aux impératifs de la
justice sociale, de l’indépendance de la puissance publique par rapport
aux marchés financiers. Une résistance cohérente aux tendances de
l’Union européenne à constitutionnaliser des politiques néolibérales
(qui devraient rester soumises à la délibération démocratique) devrait
plutôt faire fond sur la nécessité d’opposer à l’absolutisation des libertés
du marché un constitutionnalisme des droits sociaux impliqués dans
les droits humains fondamentaux. L’enjeu décisif n’est pas de « récu‑
pérer » formellement une souveraineté nationale qui se serait perdue dans
la construction européenne ; il est de conforter l’autonomie stratégique des
nations européennes par une puissance publique européenne digne de
ce nom ; il est de démocratiser aussi bien la souveraineté nationale que les
institutions européennes20.
À la définition souverainiste de la démocratie par la toute-puissance
d’une volonté ne s’autorisant que d’elle-même, il faut opposer une défi‑
nition solidariste de la démocratie, qui reconnaît la dépendance de la col‑
lectivité politique à l’égard d’une dette sociale et d’une dette environnementale
dont elle a la charge. La « volonté générale » ne peut pas être l’affirmation
absolue d’une subjectivité collective ;
À la définition souverainiste
l’autonomie démocratique n’est pas une
de la démocratie par la toute-
décision créatrice de ses propres normes,
puissance d’une volonté ne
mais la mise en œuvre d’une rationalité
s’autorisant que d’elle-même,
collective qui s’élabore dans le patient
il faut opposer une définition
travail de ce que Claude Lefort nommait
solidariste de la démocratie.
le « déchiffrement de la société par elle-même 21 ».
Ce travail de déchiffrement ne peut jamais se réduire à l’unité d’un
pouvoir ou d’une « souveraineté » sur soi qui annulerait la division sociale
et la pluralité des foyers de la loi, du savoir, de la production et du
20 - Voir les précieuses réflexions de Nicolas Leron, « Les faux-semblants de la souveraineté euro-
péenne », Esprit, mai 2019.
21 - Claude Lefort, L’Invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire [1981], Paris,
Fayard, 1994, p. 70.
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Jean-Yves Pranchère
gouvernement22. C’est pourquoi la démocratie doit d’abord être définie
comme une forme de société qui assure l’égalité des droits et des capa‑
bilités des acteurs sociaux, dans le cadre d’institutions politiques partici‑
patives qui réalisent la solidarité et qui promeuvent la qualité de l’édu‑
cation et de la délibération collectives.
Cela ne signifie pas qu’il faille abandonner l’idée de souveraineté.
Laissons ouverte la question de savoir s’il est pertinent, ou trop risqué,
de l’utiliser efficacement d’un point de vue rhétorique, mais conceptuel‑
lement abusif, pour désigner une autonomie stratégique ou une puissance
publique partagée. Le concept même de souveraineté reste en tout cas
irréductible à trois titres au moins. Tout d’abord, il désigne positivement
la qualité de certaines compétences de décision en dernière instance ; en
particulier, il nomme la capacité qu’ont les États de prendre des enga‑
gements envers d’autres, d’entrer dans des traités internationaux et,
dans certaines conditions, de s’en retirer. En ce sens juridique et formel,
l’Union européenne maintient la souveraineté des États membres qui
disposent d’un droit de retrait. Ensuite, l’idée de souveraineté garde une
indispensable signification négative (qui n’exclut nullement la possibilité
d’une « co-souveraineté ») : être souverain, c’est ne pas être soumis à la sou-
veraineté d’un tiers. Enfin, l’idée de « souveraineté du peuple » continue à
nommer un principe fondateur de la démocratie, selon lequel la délibé‑
ration collective ne reconnaît pas d’autorité transcendante, que ce soit
celle d’une cléricature religieuse ou celle d’un corps de technocrates
professant une orthodoxie. Elle n’est limitée, de manière « horizontale »
ou immanente, que par les droits imprescriptibles qui assurent la possi‑
bilité même d’une libre délibération en garantissant l’intégrité, la liberté
et l’égalité en droit de tous.
Mais, comme l’a montré Claude Lefort, l’idée de « souveraineté du
peuple » a précisément pour conséquence l’impossibilité que le peuple
s’incarne. Le peuple souverain n’est pas un Prince : il n’est que le nom
22 - À de telles définitions de l’autonomie, il sera toujours possible d’objecter la mise en garde de
Hannah Arendt : « La fameuse souveraineté des corps politique a toujours été une illusion qui, en outre,
ne peut être maintenue que par les instruments de la violence, c’est-à-dire par des moyens essentiellement
non politiques. […] Là où des hommes veulent être souverains, en tant qu’individus ou que groupes
organisés, ils doivent se plier à l’oppression de la volonté, que celle-ci soit la volonté individuelle par
laquelle je me contrains moi-même, ou la “volonté générale” d’un groupe organisé. Si les hommes veulent
être libres, c’est précisément à la souveraineté qu’ils doivent renoncer. » (H. Arendt, « Qu’est-ce que la
liberté ? » [1958], trad. par Agnès Faure et Patrick Lévy, dans La Crise de la culture, Paris, Gallimard,
coll. « Folio essais », 1989, p. 214).
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L’illusion souverainiste
commun d’une pluralité sociale dont l’image est toujours fictive. Selon un
paradoxe qui n’est qu’apparent, la seule traduction possible de la sou‑
veraineté du peuple est que, alors même que le pouvoir politique est
réellement exercé par des élus, le lieu de la souveraineté doit rester symboli-
quement un « lieu vide », personne ni aucun groupe ne pouvant prétendre
« être le peuple 23 ». Pour le dire dans un vocabulaire d’origine lacanienne que
Lefort n’hésitait pas à utiliser, il faut que le symbolique ne se laisse pas
absorber par la puissance de l’imaginaire : l’image du peuple, qui rayonne
de la plénitude d’une impossible unité imaginaire, risque d’être un miroir
trompeur où la démocratie s’aliène et perd le sens de son institution
symbolique – qui est celle d’un écart irréductible entre la pluralité sociale, les
droits de l’espace de la délibération et l’exercice du pouvoir par des repré‑
sentants qui ne peuvent pas prétendre être le peuple souverain. L’ordre
symbolique de la souveraineté du peuple, en ce sens, s’institue sur l’absence
du peuple souverain et de sa volonté générale, que suppléent les dispo‑
sitifs réglés de la représentation et les revendications « sauvages » de la
contestation sociale. C’est pourquoi cette souveraineté peut se distribuer
sur une pluralité d’instances : dans son principe, elle serait mieux réalisée
par les complications d’une « double démocratie », nationale et européenne,
que par l’imaginaire « unité républicaine » d’une souveraineté faiblement
démocratique24.
23 - C. Lefort, L’Invention démocratique, op. cit., p. 92 : « La démocratie allie ces deux principes
apparemment contradictoires : l’un, que le pouvoir émane du peuple ; l’autre, qu’il n’est le pouvoir de
personne. »
24 - Michel Aglietta et Nicolas Leron, La Double Démocratie. Une Europe politique pour la croissance,
Paris, Seuil, 2017.
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