Presses Universitaires de France
COMMENT FORMULER UNE PROBLÉMATIQUE DE LA SANTÉ EN ERGONOMIE ET EN MÉDECINE
DU TRAVAIL ?
Author(s): C. Dejours
Source: Le Travail Humain, Vol. 58, No. 1 (MARS 1995), pp. 1-16
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40659890
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THÉORIES ET MÉTHODOLOGIES
THEORIES AND METHODOLOGIES
COMMENT FORMULER
UNE PROBLÉMATIQUE DE LA SANTÉ
EN ERGONOMIE
ET EN MÉDECINE DU TRAVAIL?**
par C. Dejours*
SUMMARY
HOW TO DEFINE HEALTH QUESTIONS IN ERGONOMICS AND OCCUPATIONAL
MEDICINE.
This articledeals withtheoreticalquestionsraisedbytheconsiderationofhealthcriteriain
themethodology ofinvestigationand in thevalidationofresultsin ergonomics and occupational
medicine.
The concept of healthis redefined in thelightofrecentdevelopments in thephysiologyof
regulations,clinicalpsychologyand psychosomaticmedicine.In contrastto the conventional
definitionadopted by the WorldHealth Organization, « health » is hereconceivednot as a
state of being, but as an ideal. « Normality», unlike * health », is proposedas a state of
equilibriumbetween« suffering » and thedefensesagainstsuffering. The significance oftheidea
of * defense» can be analyzed via regulatory physiologyas well as throughpsychologyand
psychosomatic medicine.
The relations between health and work are most oftenenvisaged in referenceto
professionalsomaticpathologyand toprofessional stress.Here, therelationsbetweenhealthand
work have been reexamined,taking into account the last twentyyearsy researchon the
psychodynamicsand psychopathology of work. This approach yields a clinical description
explainingwhy workingconditionsare sometimes favourable and sometimesdetrimental to
health; theconceptuel frameworkis morepreciseand moreanalyticalthan thetheoryofstress.
Taking intoaccountthedynamicsbetweensuffering and defensesin thesearchfora better
relationbetweena man and his task leads to introducingcriteriaof validation specificto
psychicand somaticfunctionsin theevaluationoftheaction. Thesecriteriaare in contradiction
withthecriteriaoffiftness ofactionfor itsproductiveefficiency.
The contradiction betweenthecriteriaofhealthand thoseofproductivity can be analyzed
so thatrationalchoicesand decisionscan be made. This analysis is supportedby
scientifically
thetheoryof therationalityofactionformulatedbyj. Habermas.
If criteriaof health in ergonomicsand occupationalmedicineare taken into account,
researchproceduresare affected.These effects are examinedin termsof requirements for the
orientationsofresearchin thesetwodisciplines.
Key words : Health, Psychopathology,
Work,Occupationalmedicine,Ergonomics.
I. INTRODUCTION
Donner de la santéune définitiona toujoursété considérécomme une
rencontrées,l'idée commune
tâche impossible.A l'originedes difficultés
selon laquelle la compétencede la médecinedans le domaine de la patho-
*
CNAM,Chaire de psychologiedu travail,41, rue Gay-Lussac, 75005 Paris.
** Texte de
l'exposé présentéau Congrès de la Société d'ergonomiede langue française,Genève,
septembre1993.
Le Travail humain,tome58, n° 1/1995,1-16
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2 C. Dejours
logie lui donnerait,de jure, une compétenceincontestableen matièrede
santé. Or la médecinen'est pas trèsbien placée pour définirla santé,elle
Test beaucoup mieux en revanchepour définirle concept de maladie.
Assurémentnous ne pouvons nous satisfaired'une définitionnégativede
la santé, c'est-à-direde la santé par l'absence de maladie ou par l'apho-
rismede R. Leriche (1936) selon lequel : « La santé, c'est la vie dans le
silencedes organes.» La santé,c'est bien autrechose.
D'autre part,la santéne peutpas êtredéfiniepar une référence exclusive
à l'ordrebiologique. Il est évidentque la santé implique aussi, comme le
signale la définitionde l'Organisationmondiale de la santé, l'ordre psy-
chique et l'ordresocial. Mais juxtaposerainsi les domainesphysique,psy-
chique et social dans une définition,c'est céder à un syncrétisme bien peu
satisfaisant.Or il se trouveque précisémentla référenceau travailpermet
de saisircertainesarticulationsentreles différentesdimensionsde la santéet
de rapatrierainsi dans la définitiondu concept,la contributionspécifique
des sciences non médicales,en particulierdes sciences humaines et des
sciencessociales. Nous commenceronsdonc par considérerles principales
notionsdont nous disposonsactuellementpour sortirde la définition néga-
tiverappeléeprécédemmentet bâtirune problématiquepositivede la santé,
qui ne soit pas syncrétique.Nous envisageronsensuitecommentle travail
prendplace dans les processusimpliquéspar la construction et la défensede
la santé.Nous verronscombienles situationssontcontrastéeset comment
on peut analyseret rendrecomptede cettediversitédéconcertante.A cette
occasion,nous défendronsl'hypothèseselon laquelle la nature,la qualité et
la dynamiquedes relationsà l'intérieur des collectifsde travailont une res-
ponsabilitéconsidérable,sinondécisive,vis-à-visdes effetsdu travailsur la
santé.Dans la troisièmepartienous discuteronsles incidenceset les consi-
dérationsrelativesà la santésurla rationalitédesconduites humainesdans le
travail,d'une part,et sur la rationalité
de Vintervention en ergonomieet en
médecinedu travail,d'autrepart.Nous soumettrons alorsla problématique
de la santéau travailqui aura été dégagée,à l'épreuvede l'ergonomieet de
la médecinedu travail.C'est-à-direque nous envisageronsà quelles condi-
tions ces deux disciplinespeuventintégrerles dimensionsrelativesde la
santédans les critèresde validationde leuraction.Mais cetteépreuvenous
conduira aussi, en retour,à soumettrel'intervention en ergonomieet en
médecine du travailau tribunalde la rationalité,c'est-à-direque nous
esquisseronsles questionsde recherchescientifique qu'impliquela priseen
considérationdes critèresde santé dans l'intervention en ergonomieet en
médecinedu travail.
IL LA SANTÉ
II . 1. La santé n'est pas un don de la nature
Dans la perspectiveque nous allons développeren vue de proposerune
problématiquepositive de la santé, cette dernièren'est pas considérée
comme un don de la nature,que des événementsmalheureuxviendraient
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Comment uneproblématique
formuler de la santé 3
perturberou ruiner.Nous naissons tous avec des fragilités psychiqueset
somatiques inscrites dans notre génotype. Avec il est vrai des inégalités
déconcertantes.Cependant,entregénotypeet expressionphénotypiqueil y
a un écartconsidérable,qui précisémentconstituel'espace de conquête ou
de construction de la santé.
La santéparfaiten'existepas. Les études de morbiditémontrentque
nous sommes généralementatteintsde plusieursmaladies : dents cariées,
troublesde l'acuité visuelle,affections de la peau et des phanères,arthrose,
hypertension artérielle, dépression,angoisse,insomnies,etc. La santéestun
idéal jamais atteint.Beaucoup de ces maladieschez un même sujet,cepen-
dant,peuventêtreplus ou moinscomplètement stabiliséeset plus ou moins
bien compensées,soit par le truchementdes régulationsinterneset de la
vicariancedes fonctions,soit par des moyensartificiels: obturationdes
dentscariéesou prothèsesdentaires; verrescorrecteurs, baumes et onguents
variés administrésrégulièrementou à la demande; antalgiques et anti-
inflammatoires ; régimedésodé ou antihypertenseurs; anxiolytiquesou hyp-
notiques en cure continue ou discontinue, etc.
II . 2. Santé et normalité
L'équilibre ainsi obtenu est toujoursprécaire,mais enfinil peut être
satisfaisantou acceptable.Ce n'estpourtantpas la santé,ce n'estpas l'idéal.
D'où la nécessitéd'introduireici une autrenotion: celle de normalité, que
l'on définiraprovisoirement comme un état réel (et non un idéal) où les
maladies sontstabiliséeset les souffrances sontcompensées.A la différence
de la santé,la normalitén'estpas exemptede souffrance. La souffrancey est
seulementcompenséede façonacceptablepar de multiplesstratégies défen-
sives : hygiéniques,comportementales,médicales, psychiques, sociales,
individuelleset collectives,on y reviendra.
Dans cetteperspective, la santé,ne sontpas des
la normalité,et a fortiori
étatspassifs.La normalitéest une conquête difficile, jamais définitivement
acquise, toujours à reconstruire.Dans cette perspectivetoujours,la maladie
serait,par oppositionà la santé,plutôtdu côtéde la passivitéou au moinsde
la passion (au sens cartésiendu terme),du pathique,du subi. Les maladies
en effetne demanderaientqu'à s'exprimerdans le corps et le fonctionne-
ment psychique, dès lors que la lutte et les défenses s'affaiblissent ou
deviennentinefficaces faceà un changementde l'environnement.
II .3. Normalité et défense
De la questionde la santé à celle de la normalité,de la questionde la
de la questionde la souffrance
normalitéà celle de la souffrance, à celle des
défenses,on est conduitalorsà reformuler la question: ce n'estpas ergono-
mie, médecinedu travailet santé,mais ergonomie,médecinedu travailet
Car introduirele conceptde défensepermetd'ouvrirune problé-
défenses.
matiquepositivede la santé.
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4 C. Dejours
Que sont ces défenseset comments'organisent-elles ? Deux questions
doiventalors êtreenvisagées:
A /Les défensessont-ellesinconscientesou conscientes?
Β /Les défensessont-ellesnaturelleset automatiques,ou volontaires,et
apprises?
II .3. A. Les défensessont-ellesconscientes?
A cettequestionil estfacilede répondre: les défensessontpour l'essen-
tiel inconscientes,certainesd'entreelles seulementpouvantdevenircons-
cientesdans des conditionstrèsparticulières toutefois.Mais le problème,à
la véritén'est pas entreconscienceet inconsciencedes défenses,il est dans
leurcaractèreintentionnel ou inintentionnel,
ce qui est autrechose. Car si la
conscience est toujoursintentionnelle, en revanchel'intentionnalité n'im-
plique pas toujours la conscience.Les défenses sont-ellesintentionnelles?
La réponseici ne peut qu'êtrenuancée.Toute la problématiquede la santé
dépend de la formeque l'on donne à cetteréponse.
II. 3. B. Les défensessont-ellesnaturelles?
Pour répondreà la questionprécédente,il fautd'abord répondreà la
deuxièmequestion,à savoirles défensessont-ellesnaturelles,innées,auto-
matiques ou sont-ellesacquises, construites,apprises? En général, les
défensesne sont efficientes que si elles s'enracinentdans des ressources
naturelles.Mais la naturede l'organismehumainne suffit pas pour rendre
les défensesefficientes. Il leur fautencore un apprentissage. Prenons par
exemple les défensesimmunitairescontre les virus des maladies infec-
tieuses. Insuffisamment entraîné,l'organismedéploie face aux virus une
maladie qui peut lui êtrefatale,par exemplela variole.En revanche,une
foisentraîné,l'organismeen contactavec le virusvarioliquene contractepas
de maladie, il éliminerapidementl'intrus.La vaccinationn'est en somme
qu'un apprentissageréglé,proposé à l'organismepour le préparerà lutter
efficacement, pour « former» ses défensesimmunitaires.
On peut envisagerd'autresagressionscontrela santé,comme la pesan-
teur : pour ne pas casser son squelette,ni déchirerses organes,il faut
apprendreà ne pas tomber,à conserverson équilibre,ou à choiravec sou-
plesse. Cela aussi passe par un apprentissage.
Ceci est vraiaussi bien de l'animal que de l'homme.Le singe élevé en
milieuartificielne peut pas êtreremisen libertédans la junglecar il ne pos-
sède pas les défensesqu'il n'a pas apprises.Il fautlui apprendreet l'entraî-
nerà développerdes défenses,ce que fontles parentsdu singeou les zoolo-
gistesspécialisés.
Nous admettronsdonc que les conceptionsinnéistesdes défenseset de
la santéne sont acceptablesque si l'on prendpour naturelce qui relève,en
fait,d'un apprentissage. La questionse déplace alors: la santé,ou la norma-
lité,et les défensessur lesquelleselle repose,sontpour une part acquises;
mais de quoi relèvecet apprentissage? Se produit-ildirectement par les inte-
ractionsentrel'organismeet l'environnement ; ou suppose-t-illa médiation
d'un tiers,d'un congénère,voirela coopérationd'un groupesocial ?
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Comment de la santé
uneproblématique
formuler 5
II .4. Défense et médiation
La premièreréponseconsisteà admettredeux catégoriesde défenses:
celles qui peuventse passerde médiation,essentiellement les défensesbio-
logiques, et celles qui nécessitentune médiation, les défenses psychiqueset
comportementales.Mais cette dichotomieest simpliste.Lutter contrela
myopienécessiteune médiationsociale et technicienne. La vaccinationsup-
pose une médiationfortcomplexe.Mais les défensescontrel'hypoglycémie
par exempleont-ellesbesoind'une médiation?La régulationde la sécrétion
d'insulinene nécessitequ'un trèscourtapprentissage pendantles premières
heures de la vie et l'on seraittenté,au-delà de la période néo-natalede
considérerqu'elle estautomatique.Mais si l'on prenden comptel'ensemble
de la régulationglycémique,il faut envisageraussi l'apport du substrat
énergétique,c'est-à-direl'alimentation.Or cettedernièreest dès le départ
totalementmédiatiséepar autruidans le champ familialet social. Et sans
cettedernière,la régulationmétaboliqueest impuissanteà défendrel'orga-
nismecontrela mort.
Ainsise dégagepeu à peu la nécessitéthéoriqued'introduire la notionde
hiérarchie des défensescontrela souffrance, la maladieet la mort.Et rapide-
mentalors,on doit admettreque dans l'ordrede la vie et de la santé (ou de
la normalité)les défensesapprisespar médiationdyuntierssontsurdétermi-
nantespar rapportà cellesqui sontapprisessans médiation.
On objectera sans doute qu'en l'absence des défensesnaturelles,les
défensesmédiatiséesseraientinutiles.C'est exact mais... Par exemple,en
cas d'immuno-déficience congénitale,la vaccinationmédiatisée,est ineffi-
cace ou inutile,voiredangereuse.Pourtantla situationn'estpas absolument
désespérée.On peut,par médiation,donneraujourd'huià l'organismedes
défensesqu'il n'avait pas naturellement: greffede cellules-souchespar
exemple.En ce qui concernela déficiencede la glyco-régulation en cas de
destructiondu pancréaspar pancreatitepar exemple,on peut aujourd'hui
acquérirdes défensespar médiation,ce à quoi s'emploientles endocrinolo-
gues et les diabétologues.
Si donc nous admettonsque les défensessontessentiellement acquiseset
non innées,d'une part,et que les défensesacquisespar médiationsontsur-
déterminantes par rapportaux défensesacquises sans médiation,nous pou-
vons revenirà la question initialeque nous avions laissée de côté : les
défensessurlesquellesestfondéela normalitésont-ellesintentionnelles ?
Incontestablement la réponse est oui. Même lorsqu'ellesne sont pas
conscientes,les défensesqui doiventêtre acquises par médiation,impli-
quent que le sujets'engagedans la relation de médiation.Les cas de refusde
la médiationsontnombreux,par exempledans les troublesdu caractèrede
l'enfant,qui fontsurgirde nombreusesmaladiesplus ou moinsgraves,voire
létales. Le refus des apprentissageshygiénique et d'auto-protection,
conduisentà des infections et aussi à des accidentsà répétition.
Or Pintentionnalité renvoie inévitablementau fonctionnement psy-
chique et l'on est donc conduit à considérerqu'en dernièreinstance,la
normalitéet la luttepour la santé relèventessentiellement de détermina-
tions appartenantau domaine psychique.Ceci constitueà la vérité,une
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6 C. Dejours
car l'intentionnalité
simplification, n'est pas que de naturepsychique.Elle
est aussi corporelle.Cette objectioncependantpeut être levée (Dejours,
1986).
II . 5. Défenses -intentionnalité et psychosomatique
Nous voici donc propulséspar notreanalysedu conceptde santé,dans
le champ psychologique.Des travauximportantsont été faitsdepuis les
années 50 surce thèmeprécissous la rubriquede la psychosomatique.Pour
le dire brièvementla psychosomatiquen'est autrequ'une théorieélaborée
pour rendrecomptede ces accidentsaffectant l'intentionnalité
des défenses
médiatiséeset les incidencesde ces accidentssur la vulnérabilité du corps
aux agressionsde l'environnement.
Mais dès lors que l'on tentede tenirensembleces deux notions(d'ap-
prentissagemédiatisédes défenses et d'intentionnalité on se rend
des défenses),
compte que la santé ne peut plus se concevoircomme une construction
strictement individuelle.La construction de la normalitéreposesurune rela-
tionentrele sujet et un tiers,c'est-à-direqu'il n'y a pas de santéindividuelle.
La santés'apprendet estfondamentalement attachéeà la qualitéde l'enga-
gement du sujet dans la relationà l'autre qui médiatiseet apprend ou
accompagne. En d'autrestermes,la santé est tributaired'une dynamique
Et l'intentionnalité
intersubjective. des défensesest foncièrement portéepar
un mouvementadresséà autrui.
II . 6. Santé et amour
Or cet engagementdans la relationà l'autren'est pas réductibleà une
interactioncognitive.Il s'agit aussi et surtoutd'une interrelation affective.
Ainsila santé comme processusde construction des défensesa-t-ellepartie
liée avec l'amour. On apprendà se défendrepar amourou grâceà l'amour
qui nous lie à autrui.Voilà ce qu'impliquela notiond'apprentissagemédia-
tisédes défensesnécessairepour construire la normalité.
L'enfanceesten quelque sortel'histoirede ces apprentissages médiatisés
des défenseset de la dynamiqueintersubjective surlaquelle il repose.
Si nous continuonsà nous défendreet à apprendreà nous défendrec'est
fondamentalement parce que la vie a pour nous un enjeu : celui d'aimeret
d'être aimé. Dès que cettedynamiqueintersubjective entreen crise,nous
sommesmoinsenthousiastes à nousdéfendreetnouslaissonsla maladies'ins-
tallerou évoluer,que celle-ciaitune expressionessentiellement somatiqueou
essentiellement psychique,là n'est pas le problèmeimmédiat,car, de toute
façonle corpsetl'espritsonttoujoursaffectés de concert(Dejours, 1994) .
II .7. DE L'AMOUR A L'IDENTITÉ
Introduirel'amour dans la problématisation de la normalitéet de la
santén'estpas habituelpour le médecinorganicisteni pour l'ergonome.En
tantque telled'ailleurscettedimensionde l'amourrelèveplus du domaine
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Comment de la santé
uneproblématique
formuler 7
de compétencedu psychanalyste et du psychosomaticien que du médecin
du travailou de l'ergonome.Celui qui se préoccupeplus spécifiquement des
questionsde santé,doit-ilabandonnerici son cheminementconceptuelou
peut-il aller plus loin encore? Cela dépend, semble-t-il,de la possibilité
d'établirune transpositioncorrectede la dramatiqueamoureuse en une
sérieconceptuellecongruenteavec la problématiquede la santé.Moyennant
une argumentation que je ne restitueraipas ici, et qui se situedans la tradi-
tion hégélienne,on peut proposerde fairecette transpositionen termes
d'identité.L'amour, dans cetteperspective,estla formemajeurepar le tru-
chementde laquelle autruioffreau sujetune reconnaissanceque ce dernier
intègreà son identité.L'identitéon ne la tientjamais de soi-mêmeexclusi-
vement,elle passe par le regardd'autrui.Pour autantqu'avoir une identité
implique de s'aimer soi-même,cet amour narcissiquevital,je ne peux le
tenirque de l'amourqu' autruime porte.
Par ailleurson saitque l'identitéest le noyaucentralou l'armaturede la
santé. Cela nous le savonsaussi bien par la psychiatrie que par la médecine
psychosomatique. Mais la dynamique de l'amour pour asseoir
suffit-elle
l'identitéd'une façon stable? Rien n'est moins sûr. De nombreuxargu-
mentscliniques suggèrentque l'identitén'est pas assurée tant qu'elle ne
s'alimentequ'à l'amour.En effet,la vie amoureuseet erotiquen'épuisepas
le potentielpulsionnel,non seulementparce que les relationsamoureuses
connaissentsouvent des vicissitudes,mais aussi parce qu'une relation
amoureusepleinementréussiesuppose une maturitéaffective rarechez les
personnes ordinaires, qui souffrent toutes à des degrés divers d'une imma-
turitéhéritéede leurhistoireinfantileinaccomplie.
II .8. Construction de l'identité dans le champ social
un autre théâtre,un théâtrede substitution,
Aussi le sujet utilise-t-il à
celui de l'amourpour construire et conforter son identité.Ce théâtreestpar
différenceavec celui de l'amour un théâtredésérotisé,desexualisé,c'est
celui des activitéssocialisées.Ce théâtrec'est celui de la constructionde
l'identitéou de Yaccomplissement de soi dans le champsocial.
La santé,en finde compte,ou au moins la normalité,repose en règle
généralesurun processusdouble : celui de la conquêtede l'identitédans le
champ erotique d'une part,c'est-à-direl'amour, celui de la conquête de
l'identitédans le champsocial d'autrepart,c'est-à-direcelui du travail.
II. 9. Conclusion de cette partie
Pour récapitulerce que nous venonsici d'envisager,nous dironsque de
préférenceà la santéqui constitueplus un horizon,un idéal ou une fiction
qu'une réalité, nous préféreronsnous intéresserà la normalité,plus
modeste, plus accessible et moins brillante,mais mieux accordée aux
dimensionsde l'hommeet de la femmeordinaires.Cette normalitérepose
surle jeu des défensesentreles souffrances
qui déstabilisentcettenormalité
et tendentà fairebasculerle sujet dans la maladie. Ces défensesrelèvent
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8 C Dejours
pour l'essentielde processus inconscientsmais intentionnels.Toutes les
défensessupposentun apprentissageet les apprentissagesmédiatiséssont
surdéterminants pour la construction et la protectionde la normalité,par
rapportaux défensesnon médiatisées.Du faitde l'intervention de média-
tionsdans l'acquisitiondes défenses,la santéne peut pas êtrecomprisepar
une analysesolipsiste.La santé est intersubjective. Et l'intentionnalitéqui
mobiliseles défensesest fondamentalement portéepar la luttepour la cons-
tructionde l'identitéqui est le centrede gravitéet le pointorganisateur des
processusdéfensifs et de la santé.La conquêtede l'identitéet donc la cons-
tructionde la santé sont vectoriséespar l'accomplissementde soi dans le
champerotiqued'une part,dans le champ social d'autrepart.
III. SANTÉ ET TRAVAIL
III . 1. Le travail commecontrainte et comme malheur
Commentle travailintervient-il dans cettedynamiquedéjà complexede la
construction de l'identité,de la normalitéetde la santé? Le travailestd'abord
un ensemblede contraintes et de défisimposésaux hommeset aux femmes
dans des formeshistoriquement et socialementdéterminées.En d'autres
la
termes, logiquequi conduit à la genèsedes formesde travailetdes situations
de travail,esten premièreinstancetotalement étrangèreà la logiquequi orga-
nisela construction de la santé.Les situationsde travailrelèventde détermi-
nationsqui ignorenttoutdes processusmobiliséspourla conquêtede la santé.
Prendreen considérationcettehétéronomie nous conduiraà reconnaître
d'abord une contradiction originaireentresanté et travail,contradiction si
fondamentaleet si irréductible que nous devronsaussitôtrenoncerà Yutopie
d'un travailsans souffrance.
III .2. Le travail commeopérateur de santé
Si toutefoisle travailn'estpas toujoursun malheur,au pointmême que
dans certainessituations,le travailsoit profitableà la santé jusqu'à justifier
l'aphorismeselonlequel « le travailc'est la santé», si donc le travailn'estpas
toujoursun malheurpour la santé des personnes,ce n'est jamais en pre-
mièreinstance.Lorsque les contraintesde travailn'ont pas que des effets
délétères,c'est toujourssecondairement, de façon immanente,lorsque les
hommes et les femmesexercentsur ces contraintesune action spécifique
grâce à laquelle ils conjurentou subvertissent les effetsdélétèresde ces
contraintes.Cette action extraordinaire au regardde la santéportele nom
de processusde réappropnation. D s'agit d'un processusgrâce auquel les
contraintesdu travailne sontpas seulementsubies passivement,mais font
l'objet d'une stratégiepar laquelle le sujet réussità se servirdu travailpour
s'accomplir soi-même; c'est-à-direà utilisercette condition initiale de
contraintepour se transformer soi-mêmeet continuerainsià bâtirson iden-
tité.Examinonsles différentes dimensionsdu travailau regardde la santé.
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Comment de la santé
uneproblématique
formuler 9
Le travailest d'abord à la sourcede pollutionsde Γenvironnement, pol-
lutionsphysiques,chimiqueset biologiquesqui portentatteinteà la santé.
Ces atteintessont assez bien connues grâceà la toxicologieprofessionnelle,
la médecine du travailet l'ergonomie.Mais pas totalementparce que les
populationsexposéesaux risquesdu travailse transforment tantpar rapport
à la cultureque par rapportau statutsocial, au sexe ou à l'âge (voirLaville
& Volkoff,1993). Et parce que les risquesaussi se transforment et se renou-
vellentavec l'évolutiondes techniques.
Si nous en restonsà cetteperspectivetraditionnelle nous nous trouvons
à nouveau dans le domainede la pathologiedu travail,c'est-à-diredans le
domainede la maladie.Notreproblèmeest autre: c'est celui de la santéet
de la normalité.Traiterde ces questionsdans la perspectivede la santé,c'est
inverserla problématiqueet analysercommentfonctionnent les défenses
grâce auxquelles les hommeset les femmespeuventluttercontreles effets
pathogènesdes contraintes et des risquesdu travail.
Pour l'heure,nous n'avons envisagéle travailque comme ensemblede
contraintesimposées qui tendentà briserles processusimpliquésdans la
construction de la santé.De ce fait,nous en sommesdemeuréà la recension
des processusvectorisespar la résistance, et nous n'avonspas encoreappro-
ché le problèmele plus complexe,celui de la réappropriation, strictosensu,
c'est-à-direde ce processussurprenantgrâce auquel il est parfoispossible
de transformer les risquesdu travailen moyend'accomplissementde soi et
de passerdu registrede la résistance à la maladie,au registrede la construc-
tionde la santéau senspropre.
III .3. Subversion des risques du travail et collectif
Or dans ce processusde subversiondes risquesdu travail,la dynamique
collectivejoue un rôle décisif.Nous ne pouvons pas ici développerce que
nous avons apprisdes recherchesde ces dernièresannées. Nous rappelle-
rons seulementque les risquespsychiqueset somatiquesengendréspar les
contraintesde travailpeuventparfoisêtrel'occasion pour le sujetde mettre
en œuvresa sensibilité, son intelligenceet sa créativité,c'est-à-dired'appor-
terune contribution à la transformation du travaillui-mêmeet de son orga-
nisation.Cette dynamiquetoutefoisexigeun engagementpuissantdu sujet
dans les objectifsde l'organisationdu travail.Et cet engagementpour être
efficientet durableest suspenduà la transactionsymboliquequi confèreen
contrepartie de cettecontribution à l'organisation du travail,une rétribution.
La formefondamentalede cette rétribution est la reconnaissance.Recon-
naissancedans les deux dimensionsdu terme,à savoir:
- reconnaissanceau sens de constatpar autruide la réalitéde l'apportdu
sujetà l'organisationréelledu travail;
- reconnaissanceau sens de gratitude, cettedernièreétantsoumiseà des
formesexpressivesextrêmement rigoureuses.
portesurle travailaccompliet passe par des
La reconnaissanceen effet,
jugementssurson utilité(économique,socialeou technique)d'une part,sur
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10 C. Dejours
sa beauté (c'est-à-diresa conformité aux règlesde travailet au-delà éven-
tuellementsur l'originalité de son style)d'autrepart(Dejours, 1993).
Nous rappelleronsseulementque les conditionsde possibilitéde ces juge-
mentspassentparla qualitédes relationsintersubjectives des col-
à l'intérieur
lectifsde travail.Le jugement d'utilité
impliqueles relationsavec autruidansla
lignehiérarchique, cependantque lejugement de beautéimpliquedes relations
avec autruidans la ligne horizontale,celle des collègueset des pairs. Les
conditionsde possibilitéde la dynamiquede la reconnaissancesontélucida-
bles et analysables.Aucuneproblématisation du rapportentresantéet travail
ne peut en fairel'économie.En effet, aucune situationde travailn'est neutre
au regardde la santé: ou bienla dynamiquede la reconnaissancepeut fonc-
tionnerconvenablement etalorsle travailjoue en faveurde l'accomplissement
de soi,de la construction de l'identitéet de la conquêtede la santé; ou bienla
dynamique de la reconnaissance est entravée,et alors le travailne peut pas
acquérirde sens subjectif.D ne permetpas de subvenirla souffrance qu'il
occasionne,il joue alorscontrel'accomplissement de soi,contrel'identitéetil
devientessentiellement pathogène.Pas de neutralité, donc, du travailvis-à-
visde la santé.Ou bien il estopérateurde santé,ou bien il estpathogène.Ou
bienil peutêtreutiliséau profitde la réappropriation ou bienil génèreValiéna-
tion,c'est-à-direla ruinedu désirde vivre,avec à la clefl'effondrement des
défensescontrela maladie mentaleou somatique.C'est cetteréférenceà la
réappropriation parla travailqui confèreà ce derniersa centralité parrapport
à la santé.C'est à partirde cetteréférence qu'on peut comprendreles dégâts
occasionnésà la santéparle non-travail etle chômage.
Avec l'analysede la notionde défensemédiatisée,nous avionsvu que la
constructionde la santé est foncièrement suspendue à des relationsinter-
subjectivesdans le registre de l'amour.De l'analysede la psychodynamique
de la reconnaissancedans le travail,nous retiendronsmaintenantque la
construction de la santéest aussi suspendueà des relationsintersubjectives
dans le registredu fonctionnement des collectifsde travail.
III .4. Conclusion de cette partie
La santén'estdoncpas un étatnaturel,maisuneconstruction intentionnelle.
La construction de la santéet la protectionde la normalitérelèventde pro-
cessus relationnels.La santéappartientdonc conceptuellement à l'ordrede
l'intentionnalitéintersubjective et non à celui des lois de la nature.C'est
pourquoi nous refuseronsles théoriesnaturalistes de la santé et nous leur
préférerons les théories construenvistes.
IV. SANTÉ, TRAVAIL ET THÉORIE DE L'ACTION
IV. 1. Quelle définition du travail ?
Grâce à l'ergonomiede langue française,nous connaissonsle décalage
entretâcheet activité.
irréductible
Du pointde vue de la santéil est essentielde tenircettedistinction.Les
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uneproblématique
formuler 11
contraintesde la tâcherelèventd'une rationalitéspécifique: rationalitépar
rapportà une fin,celle de la production,ou rationalitétéléologique,validée
sur des critèresde productivité, de performance et d'efficacité(Habermas,
1989).
Or le travailréelimpliquela mobilisationd'hommeset de femmesdont
la fonctionessentielleest l'ajustement: avec Philippe Davezies (1994,
p. 37), nous définironsle travailcomme« l'activitécoordonnéedes hommes
et des femmespour fairefaceà ce qui, dans la production,ne peut pas être
obtenupar la stricteexécutionde l'organisationprescritedes tâches».
Le travailest donc toujourshumain par essence ou par définition: le
travailc'est ce que dans la production,les automatesne peuventpas faire.
IV. 2. Travail réel et critique de la rationalité
Mais aussitôtque dans le conceptde travailon faitfigurer l'humain,on
introduit une dimensionhétérogèneà cellede la production.Du mêmecoup
on faitsurgirune rationalité radicalement différente de la rationalité« téléolo-
gique » ou « cognitive-instrumentale ». Cette deuxième rationalité,nous la
désignerons par le termede « rationalité
pathique » ou « rationalité subjective».
Par ce terme,nousvisonsprécisément la rationalité qui organiseles conduites
(ou conduitesdéfensives)par rapportà l'accomplissement de soi ou encore
parrapport à la construction de la santé. Si à cetterationalité nous donnonsici
le nom de rationalitépathique,c'est pour faireressortirsa caractéristique
principaled'êtreorganiséeenvue de fairefaceà ce qui estsubi,ce qui relèvede
la passion,paroppositionà Yaction,ce qui relèvedu pathique.
Cette rationalitépathique distinctede la rationalitétéléologique ou
cognitive-instrumentale, est inscritedans le débat épistémologiqueet philo-
sophique connu actuellementsous le nom de critiquede la rationalité.
(Cette notionde rationalitépathique,a été défendueailleursdans le débat
avec les spécialistesde l'actionet de la sociologiethéorique(Dejours, 1995).
En prenanten considération la dimensionhumaineinhérenteaux activi-
tés de production,nous devronsadmettreque les conduiteshumainesdans
le travaildoiventsatisfaire simultanément à (au moins) deux rationalités dis-
tinctes: la rationalité par rapportà des objectifsmatérielsde production,et
la rationalitépar rapportà la santé ou à l'accomplissementde soi, c'est-à-
direpar rapportà des butssubjectifs.Or ces deux rationalitéssontoriginai-
rementet irréductiblement contradictoires. Soumettreson comportement
aux seuls critèresde l'efficacité risquede mettrela constructionde la santé
en péril,et soumettreson comportementau seul critèrede l'accomplisse-
mentde soi risquede mettreà mal les exigencesde productivité.
IV. 3. Le sujet divisé
La contradiction entreces deux rationalitésest d'abord dans le monde.
Elle se répercuteensuiteau niveau de chaque homme ou femmequi tra-
de trouverle meilleur,ou le moinsmauvais,des
vailleet qui doit s'efforcer
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compromisentreles exigencesvenantdes typesde rationalitésqu'impli-
quentrespectivement la productionet la santé (ou la normalité).
Or la qualité de ce compromisne peut pas êtredécidée individuelle-
ment.Elle est soumise à une séried'accords entredes personnes,notam-
mentà traversla dynamiquede la reconnaissanceque nous avonsvue plus
haut. C'est dire que la qualité du compromisentresanté et productivité
passe obligatoirement par la discussion et l'évaluation du collectif.Les
accords,les accords normatifs, les normeset les valeurspar référenceaux-
quels sontjugés les compromisindividuelsentrerationalitépar rapportà la
productionet rationalitépar rapportà la santé,sonteux aussi soumisà une
construction rationnelle, connue sous le nom de rationalité sociale ou ratio-
nalitédes actionspar rapportà des normeset des valeurs.De sorteque pour
pouvoirétablirun compromisstableet acceptableentresantéet production,
il fautnécessairement encoresoumettresa conduiteà une troisièmerationa-
lité,irréductible aux deux précédentes.Le compromispour cetteraison,est
toujoursimparfait,et la normalitén'est autre chose que le résultatd'un
arbitrageconsensuelentreles exigencesrelativesà ces troisrationalités,la
premièrevisantl'efficacité productive,la seconde,la construction et la pro-
tectionde la santé,la troisième,la vitalitéet la qualité du collectif,c'est-à-
diredu « vivreensembledans le travail».
D'avoir ainsi à satisfairesimultanémentles exigencesrelativesà trois
rationalités place chaque sujetqui travailledans une situationsubjectivepéril-
leuse, caractériséesubjectivement encorepar le faitd'êtredéchiréentredes
obligations souvent sinon toujours contradictoires,pour décider de la
conduiteà adopteren situationde travail.Tenircomptede la santédans le tra-
vail,c'est accepterun modèlede l'hommecaractérisépar sa divisioninterne,
son ambivalenceetses hésitations faceau travail,aux décisionsetà l'action.
Il s'agit d'une conceptionde l'homme fortéloignéede celle de Yhomo
economicus, c'est-à-dired'un homme organisantses conduitesà partirdu
calcul non ambivalentde l'efficacité.
IV . 4. Ergonomie et médecine du travail
La normalité,donc, apparaît essentiellementcomme un compromis
intentionnel, mais dont la constructiondemeurefondamentalement com-
plexe et fragile.Toute interventionpartantde l'ergonomieet de la médecine
du travail,même si elle est bien intentionnée et vise l'améliorationdu rap-
portentrele travailleur et sa tâche,risquede déstabiliserl'édificede la nor-
malitési difficilementacquis. Car touteactionde l'ergonomeet du médecin
du travaila des conséquencesà la foissur la santé,surle collectifde travail
et surl'activité.Qu'on le veuilleou non qu'on en ait connaissanceou non.
Trois remarques:
Premièreremarque: les médecinsdu travailsont actuellementles seuls
spécialistesqui portentles questionsde santédans le mondedu travail,etqui,
de ce fait,défendentau plan scientifique de la rationalité
la légitimité subjec-
tiveou pathique.L'ergonomieestpartagéeactuellement, maisc'estindiscuta-
blementune caractéristique de Yergonomie delanguefrançaiseque d'avoirsou-
tenuaussi,à côté des médecinsdu travail,les préoccupationsscientifiques et
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Comment de la santé
uneproblématique
formuler 13
pratiquesde la rationalité pathique,c'est-à-direde la place des questionsrela-
tivesà la santédans la problématiqueetla théorieergonomiques.La tradition
constituéepar l'ergonomiede languefrançaise, s'avèreaprèscoup, caractéri-
sée parrapportà l'ergonomieanglo-saxonne, non seulementpar la distinction
crucialeentretâcheetactivité, etparl'importance apportéeà la sémantiquedu
travail(c'est-à-direau sensdu travailpour ceux qui travaillent), mais encore
par l'articulation de cettequestion avec cellede la construction de la santé.
Médecins du travailet ergonomessontdonc aujourd'huien positionde
responsabilité et sontdramatiquement seulsdans un monde où la célébration
du conceptd'entreprise au détriment du conceptde travail,se traduitpar la
victoireincontestablede l'évaluationde toutesles actionsà l'aune exclusive
de la rationalitécognitive-instrumentale.
Deuxièmeremarque: si les médecinsdu travailet les ergonomessont
seuls à porterla critiquede la rationalitécognitive-instrumentale dans le
monde du travail,ils ne sontactuellementpas bien équipés pour pouvoirla
défendre,et ceci tantpour des raisonssocialesque pour des raisonsscienti-
fiques.En effetni la médecinedu travail,ni l'ergonomien'ont encoreété en
mesurede produireune théoriede leuraction,ni de l'articulercorrectement
avec un conceptde santé.La médecine du travailen effetest héritièrede la
traditionmédicale,c'est-à-dired'une disciplinequi est en mesurede pro-
duireune théoriede la maladiemaispas une théoriede la construction de la
santé. Pour y parvenir,la médecinedu travaildoit encoreinvestirmassive-
ment dans la rechercheinterdisciplinaire avec la psychosomatique, d'une
part,avec la théoriesociale,d'autre part,ce qui représenteun programme
scientifique énormeencorequ'il ne soitpas inconcevable.
En ce qui concerneYergonomie, la difficultéà construireune théoriede
son action qui tiennecomptede la rationalitésubjective-pathique, résulte
des liens privilégiésqu'elle a tisséspendantla dernièredécennie avec les
sciencescognitiveset avec les sciencesde l'ingénieur.Pour bâtirune théorie
de l'action ergonomiquequi assimilela critiquede la rationalité,il lui faut
aussi entreprendre une rechercheinterdisciplinaire avec la psychologiecli-
nique et avec la théoriesociale. Du faitde ces questionsscientifiquesnon
résolues,médecinedu travailet ergonomiene sontpas en mesureactuelle-
mentde mener,de façonrégléeméthodologiquement et épistémologique-
ment, des interventions qui assumentsimultanément leur évaluationpar
rapportaux troistypesde rationalité.
Troisièmeremarque: d'autres argumentsthéoriquesqui ne serontpas
développésici et qui sontrelatifs à la théoriemême de l'action,on peutinfé-
rerque, quels que soientles progrèsscientifiques obtenusdans l'avenir,on
ne parviendrajamais à élaborerdes protocolesroutiniers permettant d'assu-
mer rigoureusementle respect des trois rationalitéssimultanément.En
effet,toute démarchescientifique impliqueun réductionnisme légitime, sans
lequel il est impossiblede définirdes conditionsd'investigation, une métho-
dologieet un objetde recherche.Or toutchoixréductionniste conduità pri-
vilégierl'une des rationalités au détriment des deux autres.C'est inévitable.
Et pourtantle plaidoyerpourla santéestaussi un appel à la recherchescien-
tifiqueet à la contribution de la scienceà une plus granderationalitéde l'ac-
tion.Mais alors,est-ilpossiblede tenircomptede ces contraintes contradic-
toiresdans la pratiqueordinairesurle terrain?
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IV. 5. Plaidoyer pour la prudence
Cet itinéraireà traversle conceptde santé,le conceptde travail,la cri-
tique de la rationalitéet l'inachèvementde la recherchesur les fondements
théoriqueset épistémologiquesde l'intervention en ergonomieet en méde-
cine du travail,nous conduità un constatassez sombre.Nos actionsaussi
bien intentionnéessoient-ellesne sont pas en mesureaujourd'huide maî-
triserles risques qu'elles fontcouriraux hommes et aux femmesvis-à-vis
de la santé en même tempsque de respecterdes objectifséconomiqueset
techniques.
Doit-on conclurequ'il vaillemieux s'abstenirque d'agir tantque nous
ne maîtriserons pas convenablement les conséquencesde nos actions?
Non point!
La premièremaxime ici est celle bien connue du primumnon nocere.
C'est-à-dired'abord de ne pas nuirepar imprudenceet par ignoranceet de
s'abstenird'agiren l'absence de conditionsraisonnablesde succès.
Le deuxièmeadage est à refuser: c'est le fameuxnasamecudéfendupar
Groddeck(1913) : naturasanat, medicuscuraty c'est-à-direque ce seraitla
naturequi guérit,le médecin(ou l'ergonome)s'en tenantà soigner(ou pré-
venir).Cet adage estfaux.Nous pouvonsfacilement admettreque médecins
et ergonomes ne peuvent pas guérir,ils ne peuvent qu'apporter leur
concoursà la préventionet à l'améliorationdes conditionset de l'organisa-
tiondu travail.En revanche,ce n'est sûrementpas la naturequi guéritou
qui donne la santé. La santé est, rappelons-le,intersubjective et sociale.
C'est par la coopérationavec autruique l'on construitla santé.Ne faisons
donc pas tropconfianceà la naturepour apporterdes solutionsà nos diffi-
cultéspratiques.
La troisièmenotion qui peut ici nous êtreutile est celle de prudence.
Prudenceau double sens du terme: au sens triviald'abord de la pondéra-
tion,de la réflexionavanttouteaction.Au sens savantensuite,c'est-à-dire
dans le sens de la phronésisgrecqueque l'on traduitsoitpar prudence,soit
par sagessepratique(Ladrière,1990).
La référence à cettevertuintellectuelle analyséeparAristotepermetd'in-
troduiredeuxtermesqui luisontassociésdansl'action: d'une partla délibéra-
tion,d'autrepartla décision.L'intervention en médecinedu travailcommeen
ergonomiene relèvepas de l'applicationd'une théorieni du paradigmedes
sciences appliquées. L'interventionrelève en propre de l'action dans les
affaireshumaines.L'action estprudenteou sage si ellese donneles moyensde
la délibérationqui la précède.C'est ce que s'efforce de soutenirl'analysede la
demande, à conditiontoutefoisque l'on envisagela demande de tous les
acteursconcernésparl'action,aussibienlesdirigeants que les destinatairesde
l'interventionergonomiqueou médicale.En d'autrestermes,l'analysede la
demandetraitéecomme une délibérationcollectiveéquitableest en mesure
d'assurerle partagedes responsabilités de l'intervention et des conséquences
de cettedernièresurla santé.Les choixet les décisionssurles modalitésde
l'interventionpeuventêtrecorrectement éclairéspar la délibérationqui les
précède. En d'autres termes, introduirela prudencedans l'intervention ergo-
nomique et médicale,c'est introduire une dimensiondécisivedans l'action :
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Comment de la santé
uneproblématique
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cellede la paroleetcellede l'écoutesanslesquellesil n'ya pas de réelleanalyse
de la demandeni de réelledélibération.
On ne peut pas savoirà l'avance si une décisionserabonne au regardde
la santé des hommes et des femmesqui travaillent, sur la base des seules
connaissancesscientifiquesde l'ergonomieet de la médecine du travail,
parce que comme pour touteactionon ne peutfaireque des conjectures, on
ne peut pas fairede prédictions.
La fragilitédes conjecturespar rapportaux prédictionsn'interditpas
l'action,si la responsabilitéde cetteaction est partagéepar des personnes
donnantun consentement éclairé.
Dans la phase actuelle de développementdes sciences du travail,le
recoursà l'analysede la demande,à la délibérationcollective,à la paroleet
à l'écoute ne fontpas l'unanimitéparce que ce recoursn'est justifiéque par
des argumentsdéontologiques ou idéologiques,et non par des arguments
expérimentaux.
Est-ceune raisonsuffisante pour renoncerà la concertation dans l'action
ergonomique ou médicale? Non, bien sûr, c'est au contraire une justifica-
tionde grandeportée.Mais elle ne suffit pas pour convaincreles tenantsde
l'efficacitéstratégique.Nous ne seronsen positionde nous mesureravec ces
dernierssur la légitimitéde prendreen considérationles critèresde santé
dans l'intervention, que lorsquenous pourronsporteraussi le débat dans le
champde la rationalité de Γaction,c'est-à-dire surle terrainscientifique.
Force est de constaterque médecinsdu travailet ergonomesn'en sont
pas capables à l'heureactuelle,non pas parce que leursargumentsseraient
seulementéthiqueset non scientifiques, mais parce que l'ergonomieet la
médecinedu travailsouffrent encored'une immaturité théoriqueet épisté-
mologique.D y a toutefoisd'ores et déjà de nombreuxargumentspoursug-
gérerqu'une théorie de Vactionen ergonomie
scientifique eten médecine du tra-
vail soit possible.Plusieurs équipes de recherches'y emploient depuis
quelques années. Gageons sans prendrebeaucoup de risques que leur
démarchesera bientôtcouronnéede succès et que l'on pourraalorssacrifier
un peu de la sacro-sainteefficacitéau profitdes préoccupationspour la
santéde ceux qui travaillent, parce qu'on seraalorsen mesurede démontrer
qu'il est plus rationnelà termede tenircomptede la santéque de ne pas en
tenircompte.Ce qui soulageraceux qui, nombreuxaujourd'hui,en ontl'in-
tuition,mais souffrent de ne pas pouvoiren administrer la preuve.
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RÉSUMÉ
L'articleportesurles questionsthéoriques soulevéesen ergonomie et en médecinedu travail
par la prise en considérationdes critèresde santé dans la méthodologie d'investigationet la
validationdes résultats.Le conceptde santéestredéfini à la lumièredes développements récents
en physiobgiedes régulations, en psychologie cliniqueet en psychosomatique.
Les rapportsentresanté et travail classiquementanalyséspar référence à la * pathologie
professionnelle » et au * stressau travail » (occupational stress),sont confrontés à l'apport
conceptuelde la psychodynamiqueet de la psychopathologie du travail afin de dégagerles
conditionsen fonctiondesquellesle travailjoue plutôten faveur de la santé, tantôtcontrela
santé.
Tenircomptedes critèresde santé dans la recherche en ergonomie,en psychologiedu tra-
vail et en médecinedu travailfait apparaîtredes contradictions avec les critèresde validation
relatifsà l'efficacité
instrumentale des investigations,
des interventionset des actions(enfaveur
de l'améliorationdu rapporthomme/travail).Ces contradictions peuventfaire l'objet d'une
analysescientifique et de compromisrationneh.
La priseen considération de santé a des incidencessur la recherche
des critères en ergono-
mieeten médecinedu travail. Ces dernières sontexaminéesen termesde cahierdes chargespour
des orientations de la recherchedans ces deux disciplines.
Travail, Médecinedu travail,Ergonomie.
Mots clés : Santé, Psychopathologie,
Manuscritreçu : février1994
accepté après modification: juin 1994.
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